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Du morcellement à la totalité du corps-signe : lecture et interprétation des signes physiognomoniqu es chez le Pseudo-Aristote et chez les Stoïciens. Une anecdote célèbre circule chez les philosophes de l’antiquité à propos d’un certain Zopyre 1 , expert en physiognomonie : de Socrate, à partir de l’étude de son corps, son front, son visage et plus particulièrement de sa gorge, il disait qu’il était stupide et lourd, et adonné aux femmes – ce qui fit beaucoup rire Alcibiade, ajoute, taquin, Cicéron. Au rire d’Alcibiade s’oppose le sérieux enjoué de Socrate accueillant le diagnostique : tout cela serait très vrai s’il n’y avait eu la philosophie. L’histoire vaut aussi pour ses arrière-plans doctrinaux : l’individu est certes doté d’une nature qu’il ne choisit pas (elle est fonction du lieu et du climat de naissance, de sa  parenté,  etc.),  mais  toujours  la  philosophie  joue  comme  anti-desti n 2 :  la physiognomonie, cet art de lire les caractères à partir des traits du corps se trouve ainsi dan s une cer ta in e mes ure ju stifiée pa r la phi los oph ie (l’ âme tit des condi tio ns climatiques, parce que l’air qu’un individu respire est directement lié au souffle qu’est l’âme) et nettement falsifiée : il serait absurde de conclure quoi que ce soit des traits du visage, parce que l’âme peut toujours corriger ses penchants. Ce qui signifie deux choses : d’une part il y a bien une nature première de l’âme susceptible de transparaître sur le corps, d’autre part les signes du corps n’en sont pas moins éminemment suspects en ce qu’ils ne permettent pas toujours de conclure de manière pertinente. La première proposition a deux présupposés : d’une part il y a une nature de l’âme, c'est-à-dire un ensemble de penchants qu’on pourrait dire innés, ce qu’on trouve dès Héraclite lorsque celui-ci écrit Ãqoj ¢nqrèpJ da…mwn - « le caractère, pour l’homme, c’est son démon 3 » ; d’autre part ce caractère peut se lire sur le corps, parce que l’âme agit sur celui-ci de telle sorte qu’elle le marque de ses propres affects, l’intérieur se dévoilant pour ainsi dire sur l’extérieur. La seconde proposition vient alors mettre en doute moins le premier présupposé (après tout, que l’âme puisse réorienter ses premiers penchants ne signifie pas qu’elle n’en avait pas) que le second : les signes ne signifient finalement pas grand chose.  Tout  le  problème  tient  alors  dans  le  domaine  de  pertinence  de  physiognomonie : dans la lecture et l’interprétation de signes qui n’ont rien d’évident. 1 Voir Cicéron, De fato, 10 ; Alexandre d’Aphrodise, De fato, 6, 171, 9-19. 2 Le mot est d’Alexandre d’Aphrodise, De fato, 6, 170, 7.  : tÕ par¦ t¾n eƒmarmšnhn. 3 Héraclite, 119 DK, 18 M. Conche, Héraclite, Fragments, Paris, PUF « Épiméthée », 1991 3 .

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Du morcellement à la totalité du corps-signe :

lecture et interprétation des signes physiognomoniques

chez le Pseudo-Aristote et chez les Stoïciens.

Une anecdote célèbre circule chez les philosophes de l’antiquité à propos d’un

certain Zopyre 1, expert en physiognomonie : de Socrate, à partir de l’étude de son corps,

son front, son visage et plus particulièrement de sa gorge, il disait qu’il était stupide et

lourd, et adonné aux femmes – ce qui fit beaucoup rire Alcibiade, ajoute, taquin,

Cicéron. Au rire d’Alcibiade s’oppose le sérieux enjoué de Socrate accueillant le

diagnostique : tout cela serait très vrai s’il n’y avait eu la philosophie.

L’histoire vaut aussi pour ses arrière-plans doctrinaux : l’individu est certes doté

d’une nature qu’il ne choisit pas (elle est fonction du lieu et du climat de naissance, de

sa   parenté,   etc.),   mais   toujours   la   philosophie   joue   comme   anti-destin2 :   la

physiognomonie, cet art de lire les caractères à partir des traits du corps se trouve ainsi

dans une certaine mesure justifiée par la philosophie (l’âme pâtit des conditions

climatiques, parce que l’air qu’un individu respire est directement lié au souffle qu’est

l’âme) et nettement falsifiée : il serait absurde de conclure quoi que ce soit des traits du

visage, parce que l’âme peut toujours corriger ses penchants. Ce qui signifie deux

choses : d’une part il y a bien une nature première de l’âme susceptible de transparaîtresur le corps, d’autre part les signes du corps n’en sont pas moins éminemment suspects

en ce qu’ils ne permettent pas toujours de conclure de manière pertinente. La première

proposition a deux présupposés : d’une part il y a une nature de l’âme, c'est-à-dire un

ensemble de penchants qu’on pourrait dire innés, ce qu’on trouve dès Héraclite lorsque

celui-ci écrit Ãqoj ¢nqrèpJ da…mwn - « le caractère, pour l’homme, c’est son démon 3 » ;

d’autre part ce caractère peut se lire sur le corps, parce que l’âme agit sur celui-ci de

telle sorte qu’elle le marque de ses propres affects, l’intérieur se dévoilant pour ainsidire sur l’extérieur. La seconde proposition vient alors mettre en doute moins le premier 

présupposé (après tout, que l’âme puisse réorienter ses premiers penchants ne signifie

pas qu’elle n’en avait pas) que le second : les signes ne signifient finalement pas grand

chose.   Tout   le   problème   tient   alors   dans   le   domaine   de   pertinence  

physiognomonie : dans la lecture et l’interprétation de signes qui n’ont rien d’évident.

1 Voir Cicéron, De fato, 10 ; Alexandre d’Aphrodise, De fato, 6, 171, 9-19.2 Le mot est d’Alexandre d’Aphrodise, De fato, 6, 170, 7.  :tÕ par¦ t¾n eƒmarmšnhn.3 Héraclite, 119 DK, 18 M. Conche, Héraclite, Fragments, Paris, PUF « Épiméthée », 19913.

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Mon propos est précisément de me placer dans cet entre-deux ambigu, en tentant

d’en comprendre le sens. Pourquoi, en somme, la physiognomonie est-elle admise au

moins à titre indicatif, lorsque, dans le même temps ou presque, on lui ôte d’une main

ce qu’on lui a accordé de l’autre ? La question pourrait se résumer à cette autre : que

comprendre de l’ambiguïté des signes du corps, dont la signification est tour à tour 

admise et déniée ? Je vais tâcher, en prenant un exemple dans une école connue pour 

avoir admis la physiognomonie, de montrer cette ambiguïté pour ainsi dire à l’œuvre

dans quelques passages stoïciens. Pour les éclairer, il semble qu’il faille remonter au

traité du Pseudo-Aristote pour y découvrir le noyau constitutif de cette ambivalence.

Nous verrons qu’il faudra dissocier lecture des signes et leur interprétation, en jouant

pour ainsi dire le tout contre la partie : les signes renvoient à un corps morcelé dans la

multiplicité de ses parties (yeux, nez, bouche, bras, etc.), ce que l’on voit bien dans les

traités physiognomoniques, tandis que l’interprétation (c'est-à-dire, ici, juger d’un

caractère à partir d’un certain nombre de signes) accorde une place prépondérante à une

totalité  elle-même  problématique  qui  tente  de  drainer  les  significations,  pa

discordantes, des signes. Assez brutalement, nous pourrions dire que ce n’est pas à son

nez seulement que l’on juge Cléopâtre, mais à la totalité de son corps, totalité construite

à partir de la lecture des signes, et qui, dans le même temps, en disqualifie certains tout

en réorientant la signification des autres.

Le traité du Pseudo-Aristote 4, auteur dont par ailleurs on ne sait pas grand chose

sinon rien 5, appelle d’abord une remarque liminaire : sa structure en effet révèle une

composition en deux fois trois chapitres, avec, entre les chapitres 3 et 4 une rupture

marquée à tel point que beaucoup ont songé à deux traités distincts, hypothèse que je ne

discuterai pas ici 6. Les concepts engagés n’y sont pas tout à fait les mêmes, et, pour les

4 Aucune traduction du traité n’existe à ma connaissance en français. Je me suis référé pour cet article d’une partà l’édition de la collection « Loeb Classical Library » : Aristotle, Minor works, trad. H. S. Hett, Cambridge,Londres, Harvard University Press, 1955 ; d’autre part à la très précieuse anthologie de la physiognomonieantique éditée par R. Förster : Scriptores physiognomici graeci et latini, 2 vol., Lipsiae, Teubner, 1893. Il existed’autre part une fort intéressante traduction italienne du pseudo-Aristote et de l’Anonyme latin par G. Raina,Pseudo-Aristotele, Fisiognomica, Anonimo latino, Il trattato di fisiognomica, Milan,  BUR Classici Greci eLatini, 20013 (1993). D’une manière générale, je traduis tous les passages que je cite des Physiognômonika duPseudo-Aristote, désormais abrégé en P.A.5 On ne peut qu’oser une période, d’après un témoignage de Diogène Laërce qui semble fournir un terminus ad 

quem, sous la forme d’un catalogue d’œuvres attribuées au Stagirite par Ariston de Ceos en 225 av. J.-C. :comptent alors déjà en effet parmi elles ses Fusiognwmonik£, titre qui pourrait renvoyer à notre traité.6 J’ai proposé une piste dans une recherche plus précise sur les méthodes du Pseudo-Aristote et de l’Anonyme

latin, que le présent article voudrait prolonger et à laquelle je me permets de renvoyer : V. Laurand, « Leshésitations méthodologiques du Pseudo-Aristote et de l’Anonyme latin », dans C. Bouton, V. Laurand, L. Raïd(éd.), La physiognomonie, problèmes philosophiques d’une pseudo-science, Paris, Kimé, à paraître janvier 2005.

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passages méthodologiques, on peut penser que la seconde partie résout des problèmes

que la première a posés. D’une manière générale, les deux parties ont une structure

assez similaire qui peut être esquissée de la manière suivante (qu’on retrouve du reste,

mais de manière moins clairement identifiable, chez l’Anonyme latin). On y trouve trois

fils plus ou moins nettement distingués :

- Une réflexion méthodologique détermine les conditions de possibilité et la

validité des démarches de la physiognomonie, qui apparaît comme un art plutôt qu’une

science, dont les méthodes s’avèrent particulièrement problématiques.

- Un catalogue de types de caractères avec les signes correspondants. Ces types

sont très codifiés, cela du reste depuis Aristote lui-même 7, puisqu’ils dépendent de trois

méthodes par lesquelles on pratique la physiognomonie : 1. La méthode « zoologique »,

dans laquelle on rapporte les « types » (le « courageux », le « charitable », l’ « éhonté »,

etc.) à des morphologies animales (le lion, par exemple, est courageux et qui a quelque

chose du lion partagera quelque chose de son caractère), réputées plus lisibles, parce que

plus fixes. Est engagé ici le problème des signes propres, à la fois au lion et au courage,

cela pour respecter un impératif qui ne va jamais de soi, à savoir l’univocité des signes

(à tel signe correspond telle caractéristique et nulle autre), déjà exigée par Aristote 8.

Ainsi, pour reprendre du reste l’exemple qui n’a d’autre valeur qu’heuristique chez le

Stagirite, si l’on admet que le lion est courageux, qu’il a de grandes extrémités, et quecelles-ci sont le signe du courage, alors un individu doté de grandes extrémités sera

rapporté au type du lion et supposé courageux. 2. La méthode ethnologique, où l’on

rapporte à différents groupes humains une psychologie déterminée et les signes qui vont

avec – ainsi on trouve une distinction entre mâle et femelle 9 ; ou bien entre différentes

œqnh – Égyptiens, Thraces et Scythes, par exemple 10. Cette méthode trouverait quelques

uns de ses fondements dans une des théories plus ou moins élaborée des climats qu’on

trouve dans l’Antiquité, mais il n’en est guère question ici, et les types sont acceptéssans examen. 3. Une méthode à partir de traits superficiels supposés suivre de telle ou

telle disposition d’esprit. C’est là la méthode éthologique : le « courageux » aura un

certain nombre de caractéristiques qui, si elles sont retrouvées chez tel individu

permettraient de conclure à son courage.  On a ainsi : tel caractère est constitué de telles

7 Aristote jette les fondements d’une réflexion méthodologique sur la physiognomonie dans les PremiersAnalytiques, II, 27 ; réflexion dont hérite le Pseudo-Aristote.8 Aristote, ibid., 70b7-13.9 P.A. I,  806 b 33-35, par exemple.10 Ibid., I, 805 a 24-28.

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propriétés ; celles-ci deviennent autant de signes, chez un individu quelconque, de ce

caractère.

- À partir de ces trois méthodes peuvent être proposés des catalogues de signes,

qui seront fondés sur ces types déterminés 11, ou bien sur des explications probables – 

par exemple :

Tous ceux chez qui l’écart entre le nombril et la poitrine est plus grand

qu’entre la poitrine et le cou sont gloutons (boro… ) et insensibles (¢na… 

sqhtoi) ; gloutons parce qu’ils ont grand le récipient (teàcoj) dans lequel ils

reçoivent leur nourriture et insensibles parce que les sens tiennent dans un

espace plus étroit, <cela> tenant au fait de recevoir de la nourriture, de telle

sorte que les sens sont oppressés du fait du trop-plein d’aliments ou de leur 

manque12

.C’est là d’une manière générale une sorte de réciproque de la constitution de types : soit

individu qui a telle propriété, celle-ci constitue un signe et ce signe peut se rapporter à

tel type et dénote donc tel caractère.

Comme   il   ressort   de   citation   précédente,   la   précision   des   signes

remarquable, puisque d’un peu trop de poils, ou d’un sourcil incurvé d’une certaine

façon, on tire un caractère. Voici quelques autres exemples, glanés au hasard :

Ceux qui ont des lèvres minces et relâchées au bord de la commissure, de

telle sorte que la lèvre supérieure soit appliquée sur la lèvre inférieure à la

commissure, ils sont magnanimes (megalÒyucoi) 13.

Ceux qui ont des poches sous les yeux, ils sont adonnés au vin 14.

Ceux   qui   ont   les   épaules   velues   n’accomplissent   jamais   ce   qu

entreprennent : on se réfère aux oiseaux ; ceux qui ont le dos velu sont

absolument impudents (¢naide‹j), confère les bêtes sauvages 15.

Ceux qui ont les sourcils qui se rejoignent, ils sont moroses – confère la

ressemblance de l’affection 16.

Quant à ceux qui ont étiré leurs sourcils vers le nez, et les ont remontés vers

la tempe : ils sont simples d’esprit – on les rapporte aux porcs 17.

À cette précision remarquable doivent être cependant apportées quelques nuances.

D’une part, les justifications apportées, lorsqu’il y en a, ne dépassent pas le stade d’une11 Il faut noter que la première partie du P.A. ne donne que peu de signes isolés, mais construit beaucoup detypes, tandis que la seconde partie propose un véritable catalogue de signes, fondés sur les types déjà construits.12 P.A. VI, 810 b 16-22.13 Ibid, 811 a 18-21.14 Ibid., 811 b 14.15 Ibid., 812 b 20-23.16 Ibid., 812 b 25-26.17 P.A. 812 b 26-29.

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observation peu élaborée, et jamais ne sont référées explicitement à telle ou telle

doctrine médicale ou physiologique, même si un passage de la fin du traité tente

d’expliquer pourquoi les gens de très petite taille sont pénétrants (Ñxe‹j) : c’est que le

sang traversant une région plus petite, les affects (mouvements – kin»seij) arrivent plus

vite à l’intelligence (tÕ fronoàn). Réciproquement, évidemment, les gens trop grands

sont lents d’esprit. Mais les petits ne sont pas à l’abri de la précipitation  s’ils ont une

chair trop sèche à cause de la chaleur de leur corps : le sang traverse certes rapidement

un petit espace, mais tellement vite alors (à cause de la chaleur) que la pensée ne peut

être qu’inconsistante, et ainsi ne pas arriver au terme de ses projets. Mieux vaut alors

être petit avec une chair humide et un corps froid, ou, mieux encore, d’une taille

modérée 18. De fait, l’explication tente une approche physiologique mais dont ne sont

interrogés ni les présupposés ni les conclusions. C’est là d’autre part le seul exemple

d’une telle explication (qui pourrait passer pour probable) d’un signe. Ainsi, par 

exemple, du texte cité précédemment, on ne peut déduire que la chose suivante : les

gens dont le ventre est gros (en ce qu’il dépasse une certaine mesure) sont gloutons et

insensibles parce qu’ils sont gros… Le traité s’est prémuni dès le début, il faut le

souligner, contre une possible objection qui incriminerait pauvreté d’une explication

qui confond cause et effet (est-ce parce qu’ils sont gros qu’ils sont gloutons ou parce

qu’ils sont gloutons qu’ils sont gros ?), en montrant que corps et âme s’affectentmutuellement. Cette co-affection constitue du reste la justification fondamentale et

indiscutée de l’entreprise physiognomoniste 19. Demeure cependant ouverte, pour notre

exemple précédent, la question de savoir ce que le traité entend par tÒpoj lorsqu’il

parle des a„sq»seij . D’autre part, la plupart du temps, la seule justification donnée au

lien signe particulier / affect correspondant est le type précédemment construit. De fait,

on est devant une sorte de cercle logique, où le signe est finalement auto-référentiel,

puisqu’à un type donné (par exemple le porc) correspondent (sans justification) uncertain nombre de signes, ceux-là même qu’on justifie ensuite par le type. La

« précision » tient donc seule dans l’observation de traits que l’on affirme signes, sans

pour autant bien savoir pourquoi 20.

18 Ibid., 813 b 7 – 35.19 On en retrouve l’affirmation au début des deux parties du traité, cf.  805 a 1-8 et 808 b 12-17.20 La seule référence à des « spécialistes » se trouve dans le chapitre 5, et fait état des observations des nome‹j etdes qhreuta… , les bergers et les chasseurs, qui confirment tous (Ðmologoàsin) que le genre féminin est plus maldisposé, plus fougueux (propetšsteron) et moins courageux que le genre masculin (809 a 33 – b 4).

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Plus encore, la question de la norme à laquelle se rapportent les observations

du type « ceux qui ont un dos large », ou « de larges extrémités », etc., se pose, sachant

par ailleurs qu’il n’est donné nulle part très clairement le critère de la bonne mesure, si

ce n’est, et la chose est importante, une sorte de moyenne, dont la définition ne va

jamais de soi, ainsi par exemple pour la grandeur des yeux :

Ceux qui ont de petits yeux sont étroits d’esprits (mikrÒyucoi) : on se réfère

(¢nafšretai) à l’harmonie intrinsèque des traits (™pipršpeian) et au singe.

Ceux qui ont de grands yeux sont paresseux, voir les bœufs. Du coup (¥ra),

le meilleur naturel (eâ fÚnta) doit avoir les yeux ni petits ni grands. Ceux qui

ont les yeux caves (ko…louj) sont malfaisants (kakoàrgoi). Tous ceux qui ont

les yeux saillants sont stupides (¢bšlteroi), cela convient à l’harmonie

intrinsèque des traits mais aussi aux ânes. Mais puisqu’il ne doit y avoir niyeux saillants, ni caves, l’état moyen (¹ mšsh ›xij) devrait être le mieux 21.

Ce texte nous invite à distinguer entre deux sortes de moyennes : d’une part, une sorte

de référence par rapport à laquelle on justifiera la valeur du signe (c’est l’ ™pipršpeia),

d’autre part, l’ « état moyen », cette mšsh ›xij, qui est définie comme « ni, ni », et qui

apparaît comme la norme du meilleur. Le problème ne tient pas dans l’idéal affiché de la

bonne proportion, banal par ailleurs, mais dans la définition de celle-ci. On la retrouve

dans des passages qui rendent compte de ce qu’est un « bon » caractère. Ainsi le

courageux et le bon naturel :

Signes du courageux : cheveux raides, une corps qui se tient droit (tÕ scÁma

toà sèmatoj ÑrqÒn), des os, des côtes et des extrémités forts et larges, un

ventre large et saillant (plate‹a kaˆ prosestalmšnh) ; des omoplates larges et

nettement séparées (diesthku‹ai), ni tout à fait liées sans être complètement

disjointes ; un cou vigoureux sans être fortement charnu ; une poitrine

charnue ainsi que large ; une hanche saillante ; des mollets étirés de haut en

bas (gastroknhm…ai k£tw prosespasmšnai) ; un œil brillant, ni grand ouvert,

ni complètement fermé ; une peau assez sèche (aÙcmhrÒteron) sur le corps ;

un front en pointe, régulier, pas large, maigre, ni lisse, ni complètement

rugueux 22.

Signes d’un bon naturel (eÙfuoàj) : une chair assez humide et assez tendre

(Øgrotšra kaˆ ¡palwtšra), ni vigoureuse (eÙektik») ni tout à fait grasse ; ce

qui entoure les omoplates et le cou est assez sec („scnÒtera), ainsi que tout

ce qui est du visage, ce qui est autour des omoplates est lié et la partie

21 Ibid., 811 b 19-26.22 Ibid., 807 a 32-807 b 4.

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inférieure relâchée ; la région des côtes est souple, et le dos n’est pas très

charnu (¢sarkÒteroj) ; le corps blanc rosé et sans tâche (kaqarÒn) ; la peau

est fine, des cheveux ni tout à fait raides ni tout à fait noirs, des yeux

brillants, humides 23.

Il est frappant de constater que lorsqu’il s’agit de qualités morales, les signes se font

moins clairs, malgré l’impression d’ensemble qu’on pourrait tirer d’une lecture rapide

de ces deux derniers passages, et qui ne tient pas complètement à l’analyse. Certes, il

convient au courageux d’avoir les extrémités larges, le ventre plat et saillant (ce qui est à

mettre en relation avec le type du lion), au bon naturel un corps blanc rosé sans tâche et

une peau fine. Mais, par ailleurs, on note l’usage de la notion de moyenne par la double

exclusion (ni…, ni…), elle-même nuancée par des adverbes du type l…an ou pant£pasin

(« ni complètement…, ni totalement… ») ; qu’entendre d’autre part par l’usage quasi-systématique du comparatif à valeur intensive (aÙcmhrÒteron, assez sec ; Øgrotšra kaˆ

¡palwtšra, assez humides et assez tendres) ? Force est de constater que si la précision

est grande pour les défauts moraux (c'est-à-dire que le texte donne des signes clairs : de

grands yeux, un nez qui penche à droite ou à gauche, telle ou telle tache dans l’œil, etc.),

pour les qualités, le discours se fait plus flou, parce que précisément, la « moyenne »

exemplaire que l’on recherche, qui serait une sorte d’étalon, n’est elle-même jamais

clairement appréhendée, ou plus exactement n’est jamais l’objet d’une descriptionparfaitement éclaircie.   Tout se passe en somme comme si la totalité des signes

« positifs », qui devrait jouer le rôle de critère, de mesure des signes « négatifs » (le trop,

le déviant, etc.) était elle-même dépendante de la présence de ces mêmes signes

négatifs. La notion de norme est flottante, et celle-ci ne peut être dessinée que dans un

rapport aux signes « négatifs », lesquels sont de facto érigés en critères particulièrement

flous de la norme – le « assez charnu » ne se comprenant finalement que par rapport à

un « pas assez » ou à un « trop », sachant que le « pas assez » ou le « trop » n’ont eux-

mêmes pas de critère précis autre qu’un juste milieu qui n’est jamais défini. Le mšson est

en somme un concept non pas totalement vide, mais à contenu variable, qui dépend

étroitement d’un autre critère, celui d’™pipršpeia.

Celle-ci est très importante, parce qu’elle est l’aboutissement de la réflexion de

la seconde partie du Pseudo-Aristote, et c’est le critère essentiel que reprend ensuite

l’Anonyme latin. Le Pseudo-Aristote sur ce point amène une difficulté de lecture, qui

mine du reste les efforts de traductions, parce qu’on ne sait jamais véritablement quelle

23 Ibid., 807 b 13-19.

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définition précise lui donnent les usages qu’en fait l’auteur. Ainsi, dans les catalogues

de signes, l’™pipršpeia semble intervenir, comme nous l’avons observé précédemment,

comme une sorte de norme par rapport à laquelle le signe tire sa signification – du reste,

la référence à l’epiprepeia constitue la justification de la signification du signe  (voir 

précédemment le texte sur les yeux). G. Raina traduit alors par evidenza, tandis que W.

S. Hett, dans Loeb, traduit par la périphrase « this is appropriate » 24. Lorsqu’il s’agit

cependant des passages où la notion est étudiée pour elle-même, problématisée et

thématisée,  pour  ainsi  dire,  les  traductions  changent25.  Ainsi,  dans  un  propos

méthodologique du début de la seconde partie du traité, le Pseudo-Aristote fait appel

finalement à l’habitude, pour saisir précisément cette epiprepeia, que W. S. Hett

ignore 26, et que G. Raina traduit cette fois par la périphrase « le è più appropriato in

generale 27 » :

Il faut cependant une grande habitude [pollÁj sunhqe…aj] de toutes ces

choses si l’on veut devenir capable d’en parler en détail. Puisqu’en effet on

dit  que  les  traits  visibles  [Ðrèmena]  sur  le  corps  se  rapportent  aux

ressemblances qu’on observe chez les animaux et <qu’on tire> de leurs

actions, il y a aussi d’autres aspects extérieurs [ „dšai] qui viennent de la

chaleur ou de la froideur, et quelques-uns parmi ceux qui se manifestent sur 

les corps présentent de petites différences tout en étant appelées du même

nom. Par exemple, ceux de la pâleur à cause de la peur ou de la fatigue

(ceux-ci en effet ont le même nom et ont une petite différence entre eux). La

différence étant petite, il n’est pas facile de les reconnaître [ginèskein] à

moins d’avoir saisi, à force d’habitude de la forme, l’harmonie intrinsèque

des traits [t¾n ™pipršpeian] 28.

J’opte moi-même pour une périphrase peut-être un peu alambiquée, mais qui, je

l’espère, indique assez clairement l’objet de la notion. Par « harmonie intrinsèque des

traits », il faut entendre sans doute plus encore que la notion très aristotélicienne dumšson prÕj ¹m©j 29, « ce qui n’est ni trop ni trop peu, ni identique pour tout le monde »,

une sorte de convenance des traits les uns aux autres pour un individu donné, qui fait

24 Voir aussi les traductions dans le même sens : 813 a 18 : ceux qui penchent vers la droite dans leur mouvementsont débauchés, ¢nafšretai ™pˆ t¾n ™pipršpeian ; cf. également 810 a 33 ; 810 b 8 ; 811 b 13, 20, 25 ; 813 a 2, 27 ;813 b 1.25 Cf. M. M. Sassi, La scienza dell’uomo nella Grecia antica, Torino, Bollati Boringehieri, 1988, p. 61-62, etnotamment, pour la question de la traduction du terme ™pipršpeia, la note 58, p. 198.26 « But because there is a small difference it is not easy to distinguish them except by taking a great care fromfamiliarity whith the form… ».27

G. Raina, op. cit., p. 87, cf. la note 56, qui signale que la traduction du terme est une crux.28 Ibid., IV, 809a2-14.29 Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 5, 1106a31.

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dépendra des autres proportions, disharmonie qui pourra ensuite être rapportée au type

du singe. Notons alors cette remarque essentielle que l’epiprepeia en elle-même ne dit

rien, elle permet simplement de repérer un signe qui ne « colle pas » au reste des signes

et qui va permettre de conclure au moins partiellement (j’insiste sur ce dernier point,

parce qu’un seul signe, d’autre part, ne permet pas toujours de conclure, selon le traité

du P.A.). Ce n’est ainsi plus le signe en lui-même qui est signifiant, mais la valeur qu’il

prend par rapport aux autres signes, et aux harmonies intrinsèques au système.

Je passerai rapidement sur un problème presque anecdotique par rapport à ceux

que je viens de poser, mais qui permet de comprendre indirectement un autre point

fondamental : le thème de la brillance des yeux (ce qui est un des aspects du type du bon

naturel), par exemple, pourrait amener à des réflexions sans fin. Comment en effet

véritablement établir la différence entre l’ Ômma caropÒn, regard brillant du bon naturel et

les ofqalmoÝj stilpnoÚj, les yeux brillants du sensuel 32 ?   On pourrait penser que

caropÒn renvoie ici plutôt à la clarté des yeux, et non à leur brillance. Mais un passage

deviendrait alors incompréhensible :

Ceux dont les yeux sont pâles (glauko… ) ou clairs (leuko… ) sont lâches, parce

qu’on a montré qu’une couleur claire (leukÕn crîma) signifie la lâcheté.

Ceux qui n’ont pas des yeux pâles (glauko… ), mais des yeux brillants(karopo… ) sont courageux (eÜyucoi), voir le lion ou l’aigle 33.

La brillance est en effet très nettement ici distinguée de la clarté. Dès lors, je pense que

dans la confrontation des deux passages, ce n’est pas tant l’adjectif caropÒn ou stilpnÒn

qui compte, mais le substantif : le signe « négatif » demande des yeux (Ñftalmo… ), quand

le signe « positif » parle plus vaguement du « regard » (Ômma). Dès lors en effet que l’on

s’intéresse à l’epiprepeia et à la constitution d’un type, les yeux sont des signes, le

regard en est la traduction comme loi d’équilibre du système. Un regard brillant est alors

différent des yeux brillants (qui peuvent intervenir à titre de signes), il est, si l’on peut

dire, une sorte d’illumination générale de tous les traits.

Cela m’amène à souligner un point tout à fait important, en ce que dans la

hiérarchie des signes ceux des yeux sont les plus décisifs, ou plus exactement, car le

glissement est significatif, non pas la région des yeux, mais la région du regard :

D’autre part, dans toute la sélection des signes, certains montrent le sujet [tÕ

Øpoke…menon] avec plus d’évidence que les autres. Les plus évidents sont ceux

32 P.A. 812 b 13.33 Ibid., 812 b 4-7.

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physionomie de tel ou tel individu (puisque, de fait, cet art devient un art de l’individuel

et du détail). Reste alors la lecture, comme l’indique de manière tout à fait assumée

l’Anonyme latin :

En effet, de même que dans l’étude de l’alphabet, qui, selon les Grecs,comporte vingt-quatre éléments exprimant tous les sons et tous les mots,

dans la physiognomonie aussi la présentation des éléments fraye une très

large voie à cette étude. En effet, si nous avons aussi, dans notre enfance,

appris  toutes  les  syllabes,  une  fois  saisie  leur  valeur  [concepta  ui

sylllabarum], selon le mot qui se présente, nous voyons vite de quelle série

de lettres il se compose 37.

L’importance de ce passage quant à mon propos est évidente : les signes de la

physiognomonie sont comparables à des lettres, qui composent elles-mêmes dessyllabes, les types fabriqués, et ce sont les différentes combinaisons de ces syllabes qui

vont donner les mots. La physiognomonie a dégagé avec le pseudo-Aristote une syntaxe

de ces signes (avec l’idée d’une hiérarchie des signes) et une grammaire (avec

l’epiprepeia). Du point de vue de la lecture, on comprend bien qu’il y a un incessant

aller-retour entre la syllabe (l’élément) et le mot (la totalité dans laquelle le signe prend

sa valeur). L’epiprepeia est alors comparable à un mot, qui dépasse toujours la simple

suite des lettres. Autant ce sont bien les lettres qui donnent au mot leur sens, autant c’estbien le mot qui donne la règle de la position et de la valeur des lettres.  Si l’on se permet

une petite distance analogique, on peut alors dire que l’epiprepeia se donne comme un

texte à lire, système isolé qui a ses propres lois d’équilibre, qui confèrent pourtant aux

mots qui composent le texte leur valeur et leur sens. Le signe n’est signifiant que par 

rapport à un tout, alors même que ce signe compose le tout. C’est là une sorte de

sémiologie des signes.

Puisque nous avons donc à peu près exposé et énuméré les signes tirés desparties du corps et les significations même de ces signes, comme les

premiers éléments de l’alphabet (…) nous allons maintenant définir et

établir quelques types avec plusieurs signes, tout comme on forme des

syllabes avec des lettres. Ainsi, une fois instruits, nous serons capables,

d’après un petit nombre de modèles tant d’Aristote que de Polémon,

d’interpréter [interpretari] et d’associer nous aussi par nous mêmes les

signes, et nous pourrons être au fait des caractères humains 38.

37 AL, § 3.38 A.L., § 89. 

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Sémiologie qui est aussi une méthodologie du détail :

Ces détails sont en effet important et ont des effets considérables, bien que

la plupart en soient si peu clairs qu’ils échappent parfois à la vue, que

l’esprit a peine à les saisir et qu’on les comprend plus par accidents que par 

eux-mêmes. En effet les circonstances fortuites, les relations humaines et

l’exercice particulier de nos facultés obscurcissent et dissimulent beaucoup

des indications données par les signes 39.

Il faut alors s’adonner souvent à la lecture des signes, faire varier les circonstances, et

attendre un providentiel lapsus :

Aussi  l’homme  de  l’art  [artifex]  les  [i.e.  les  signes]  examinera-t-il

longuement, afin de distinguer les signes naturels [naturalia] des signes

occasionnels [temporalibus], et ne se fiera-t-il pas à un ou deux indices,mais en reconnaîtra plusieurs et de plus importants, à de nombreuses

reprises et à l’improviste, en évitant d’examiner une personne sur ses gardes

ou sur la défensive, bien qu’un praticien attentif puisse découvrir même une

personne sur ses gardes (…) Un cri inarticulé échappé au bain a révélé un

esclave de la sensualité ; un autre, éternuant soudain, a proclamé son

manque de virilité 40.

Des représentants de la physiognomonie « classique », je retiendrai ces trois

points essentiels : 1. la précision du signe « négatif » contre la relative imprécision de

celui d’une qualité morale, pour la raison que la disharmonie, dans une harmonie par 

ailleurs toujours complexe en ce qu’elle dépend de chaque individu, opère une rupture

visible, lisible, oserais-je dire, même si l’interprétation quant à elle pose un problème

(pourquoi des sourcils qui se rejoignent sont-ils signes de morosité ? Rien ne l’indique

réellement…). 2. Le fait que l’epiprepeia est cette totalité qui semble dessiner plus un

lot d’attitudes qu’une série de signes. . 3. Le fait que la lecture est toujours lecture d’un

ou plusieurs signe sous l’horizon d’une totalité autre que la simple conjonction des

signes

Mon propos est à présent de rechercher la trace de ces trois thématiques dans une

physiognomonie stoïcienne. Le stoïcisme est en effet dès Zénon connu pour son

attachement à la physiognomonie. Nous n’avons que peu de textes pour prouver que

Zénon et ses disciples Cléanthe et Chrysippe admettaient et faisaient un usage de la

39 Ibid., § 11.40 Ibid .

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physiognomonie : à ma connaissance, on n’en a que sept. Sur Zénon seul, un  texte de

Clément d’Alexandrie 41 sur le portrait d’une jeune fille (ou d’un jeune homme ?)

convenable, auquel il convient d’ajouter le célèbrissime texte de Diogène Laërce 42, sur 

lequel se termine notre dernière citation de l’Anonyme (sur l’éternuement), sur le fait

que Cléanthe tient de Zénon sa pratique physiognomonique (ce texte a plusieurs échos,

au moins deux, mais sans que Cléanthe ne soit nommé), et, toujours chez Diogène, le

témoignage que Zénon et Chrysippe admettent que les jeunes gens manifestent par leur 

apparence (di¦ toà e douj) une disposition naturelle pour la vertu (t¾n prÕj ¢ret¾n eÙfu… 

an 43) ; sur Cléanthe seul, à présent, on a un témoignage de Tertullien 44, sur les rapports

de l’âme et du corps, témoignage qu’on retrouve dans Némésius 45. Sur les Stoïciens en

général, les textes sont plus nombreux, citons en particulier : Plutarque, Notions

communes, XXVIII, 173b (le vice se manifeste dans toute l’apparence) et Strobée, flor.,

I, 50,34. On n’a en revanche aucun traité stoïcien de physiognomonie, même si les

textes ou les pages sur la physiognomonie deviennent considérablement plus nombreux

chez Posidonius, Sénèque, Épictète et même Marc-Aurèle. Je me pencherai par la suite

plus spécifiquement sur quelques textes de Sénèque. Mes questions directrices seront :

peut-on dire qu’il y a chez les Stoïciens une science physiognomonique, une et

constituée comme telle (il faudrait en trouver les théorèmes) ? Comment les Stoïciens

envisagent-ils alors la manière de faire de la physiognomonie (qu’en est-il des troislieux d’enquête que je viens de dégager) ? Quel usage les Stoïciens font-ils alors de la

physiognomonie ? J’en retiendrai un seul : un usage rhétorique, à des fins pédagogiques,

au sens très large de reconnaissance d’aptitudes à la vertu (qui pourrait être croisé du

reste avec un usage médical, dans le sens où la philosophie est thérapeutique pour les

Stoïciens, mais je ne m’intéresserai pas à ce thème ici).

On peut tenter d’évaluer le caractère démonstratif de la physiognomonie chez les

Stoïciens, à partir notamment de ce qu’en dit Stobée :Les stoïciens disent que le sage percevra une représentation pouvant

être saisie à partir de l’apparence, cela de manière convaincante

(tekmhriwdîj) 46.

41 Clément d’Alexandrie, Paed. III, 11, 74 (= SVF I, 246, p. 58, 22-33 = Foester, n°125, pp. 307, 308).42 Diogène Laërce VII, 173.43 Diogène Laërce VII, 129.44 Tertullien De anima, 5.45 De natura hominum, 246 Stobée, Flor. I, 50, 34.

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On peut penser que l’a‡sqhsij dont il s’agit ici est, comme le dit Porphyre47

« l’assentiment à une représentation sensorielle », représentation qui ici, une fois qu’elle

a reçu cet assentiment, devient cataleptique, et se trouve donc critère de la vérité. Ce qui

m’intéresse cependant pour l’instant, c’est l’adverbe tekmhriwdîj, le mot tekm»rion,

preuve,  signe,  ayant  une  histoire  un  peu  complexe  chez  Aristote,  qui  

précisément dans le chapitre où il montre que la physiognomonie est possible, shme‹on et

tekm»rion, le premier, très grossièrement, étant une proposition probable et réfutable, à

des fins rhétoriques, le second pouvant être défini comme une preuve, irréfutable (il

n’est cependant pas facteur de connaissance par les causes, il est en revanche moyen

terme d’un syllogisme dialectique dont la conclusion est nécessaire). Pour Aristote, et la

chose est importante, la physiognomonie ne travaille pas avec des tekm»ria, mais avec

des shme‹a : elle ne raisonne qu’avec des signes réfutables, et n’établit jamais de

preuves. Pour les Stoïciens, au contraire, la physiognomonie permet de trancher, et cela

du reste s’explique à partir de leur conception du signe, qui tient beaucoup de la

conception aristotélicienne du tekm»rion. Selon Sextus Empiricus en effet, les Stoïciens

définissent le signe comme « une proposition antécédente révélatrice du conséquent

dans une implication valide 48»: ainsi, pour reprendre un exemple aristotélicien, si cette

femme a du lait, elle a enfanté (« avoir enfanté » est révélateur du fait d’avoir enfanté).

Le signe est révélateur, parce que en éliminant le conséquent (cette femme n’a pasenfanté) on élimine aussi l’antécédent (cette femme n’a pas de lait). Ce qui n’est

évidemment pas vrai pour le signe de la pâleur, qui peut avoir de multiples causes. De

fait, il est possible de rapprocher le tekm»rion du signe stoïcien, au moins à partir de

Chrysippe, et pour tout dire, n’est un signe valide pour un Stoïcien qu’un tekm»rion et

seulement un tekm»rion.

À  vrai dire, je n’ai pas trouvé d’autres occurrences du terme à propos de la

physiognomonie, ni même à propos de la séméiologie stoïcienne : il se pourrait doncfort bien que le terme soit là par hasard. Cela dit, précisément dans le contexte de la

physiognomonie, c’est un hasard heureux. On peut en effet établir que les Stoïciens

limitent considérablement la portée de la physiognomonie, en montrant d’abord que ce

n’est pas vraiment sur un signe que les Stoïciens jugent, mais plutôt sur quelque chose

comme une incomplétude, puis en montrant qu’il limitent le champs des données

47 SVF, II, 74, p. 27, 5-6 : « a„sqhtikÍ g¦r fantas…v sugkat£qes…j ™stin ¹ a‡sqhsij ». Cf. J.B. Gourinat, Ladialectique des stoïciens, Vrin, 2000, p. 66.48 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 104.

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propres au physiognomoniste, pour n’assigner à la physiognomonie en général qu’un

caractère rhétorique, qui a pourtant un usage fort important.

Le passage de Diogène Laërce, VII, 173, qui rapporte l’histoire de Cléanthe à qui

des plaisantins (eÙtr£peloi) amènent un homme qui a manifestement tous les traits d’un

homme fréquentable, mais qui, précise le texte, est en fait un k…naidoj nous apprend trois

choses : 1. que Cléanthe, dans sa pratique physiognomonique, suit Zénon, 2. que cette

pratique peut (et doit) normalement amener à une connaissance (katalhptÕn) ; 3. que

cette pratique, enfin, devait avoir quelque chose comme une norme par rapport à

laquelle on pouvait juger.

On dit que, puisqu’il affirmait en accord avec Zénon que le caractère

pouvait être saisi (katalhptÕn) à partir de l’aspect extérieur, de jeunes

plaisantins lui amenèrent un débauché (k…naidon) traité à la dure dans leschamps et lui demandèrent de donner son avis sur son caractère. Lui, comme

il était dans l’incertitude, lui ordonne de repartir. Comme celui-ci repartait,

il éternua : « je le tiens, dit Cléanthe : c’est un mou (malakÒj) 49 ».

À quelle connaissance Cléanthe parvient-il ? À strictement parler, il ne fait que dire :

« cet homme n’est pas un sage, il est donc de la classe des insensés », et le texte, du

reste, prévient toute autre interprétation, en ayant soin de préciser avant que l’homme est

un k…naidoj, et non pas précisément un malakÒj. Dans l’intention des plaisantins, il s’agit

moins de connaître le caractère de l’homme en question que de tenter de piéger 

Cléanthe. L’homme qu’on lui amène a tout d’un karterÒj, et il lui  est amené

précisément parce qu’il est supposé en avoir tous les signes visibles. L’histoire, racontée

par Dion Chrysostome, cette fois, donne des détails de ces signes :

ils lui amenèrent un homme au corps rude (sklhrÒn) et dont les sourcils se

rejoignaient, couvert de poussière, à l’aspect humble, aux mains calleuses,

enveloppé misérablement dans un manteau sombre et usé, poilu jusqu’aux

chevilles, et les cheveux en bataille. Ils lui demandèrent alors de seprononcer sur lui 50.

À vrai dire, ce portrait est plutôt celui d’un bel homme, ou du moins d’un vertueux,

pour un Romain : il a tout en effet des signes qui pronostiquent de belles aptitudes à la

vertu. L’essentiel tient d’ailleurs dans l’accumulation des signes de cette aptitude à la

vertu : ne faut-il multiplier les signes d’un même caractère ? On trouve dès lors deux

types de signes, entre lesquels je distingue signe au sens large et la preuve, à savoir le

49 Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes illustres, VII, 173.50 Dion Chrysostome, Discours, XXXIII, 54 : « »

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signe qui va permettre de se prononcer, à partir de la conjonction des signes ordinaire.

Or, de manière tout à fait symptomatique, cette accumulation en elle-même n’est pas,

pour Cléanthe, suffisante pour se prononcer. En revanche, dans la conjonction des

signes, il suffit qu’il y en ait un seul qui ne « colle » pas pour que toute la conjonction

soit non signifiante. Cela rappelle évidemment, outre le premier point de notre recherche

précédente, « le modèle conjonctif » de la logique stoïcienne, et le très fameux article

que J. Brunschwig 51 lui a consacré. Un signe « négatif » (qu’on peut assimiler au faux,

en tous les cas au disharmonieux) dans une conjonction de signes vrais (ou du moins

dans la conjonction qui constitue l’epiprepeia chez le Pseudo-Aristote) invalide toute la

conjonction. Et, de fait, là où tous les signes convergeaient pour dire que l’homme est

un karterÒj, c’est précisément, dans Diogène Laërce, l’antonyme malakÒj qui est utilisé

par Cléanthe. De manière plus générale, dans le stoïcisme, il s’agit de découvrir si tel

individu est vertueux ou non (ou apte à la vertu ou non, c'est-à-dire qu’il présenterait

tous les signes de cette vertu) : pour déterminer qu’il ne l’est pas, il suffit d’un signe,

qu’on pourrait appeler preuve par défaut. C’est pourquoi les Stoïciens ont pu soutenir 

que le vice moral se manifeste dans toute l’apparence : un seul signe vicieux infecte

toute l’apparence. Et ce signe constitue une preuve, une katalêpsis : c’est ce signe qui

permet de conclure assurément. C’est là, à mon sens, une reprise de la relation tout /

partie, avec la précision du signe négatif, que l’on trouve chez le Pseudo-Aristote,reprise qui entre dans les cadres de la pensée stoïcienne.

On a une confirmation de mon hypothèse dans le seul passage explicitement

attribué à Zénon et à lui seul, celui de Clément d’Alexandrie, où Zénon propose la

constitution du type de « la jeune fille vertueuse » :

Il sembla bon à Zénon de Cittium d’esquisser l’image d’une jeune fille 52 et

fit sa statue ainsi : “Soit, dit-il, le visage pur, le sourcil qui ne tombe pas, le

regard (Ômma) ni impudent, ni détourné, le cou non renversé ni les membres

du corps relâchés, mais [les parties visibles] sont pareilles à des parties

tendues (™ntÒnoij Ómoia), l’esprit droit 53, propre au raisonnement ; une acuité

et une possession des choses qui ont été enseignées de manière droite (tîn

Ñrqîj e„rhmšnwn) , et puis l’allure et les gestes ne procurent aux licencieux

aucun espoir. Que sa pudeur s’épanouisse comme une fleur, ainsi que son

air viril, et, en revanche, que soient loin d’elle l’agitation que causent les

boutiques des parfumeurs, des bijoutiers, ou des vendeurs de laine, et celle

51

J. Brunschwig, « le modèle conjonctif », in Études sur les philosophies hellénistiques, PUF, 1995, pp. 161-187.52 Van Arnim, dans les SVF donne la leçon nean…ou, « d’un jeune homme ».53 Foester porte ÐrqÒnouj.

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qui vient des autres boutiques, où, arrangées comme des courtisanes, elles

passent leur journée comme assises dans des bordels 54.

Ce qui frappe, dans ce texte, c’est que les traits du visage, c'est-à-dire ce qui sert d’abord

au physiognomoniste, sont proposés par la négation : le sourcil qui ne tombe pas, le

regard ni impudent, ni détourné, le cou non renversé, etc… Ce qui est signe, à la limite,

c’est ici moins les signes que l’absence de signe : dans ce portrait du type de la jeune

fille sage ou apte à la sagesse, ce qu’il ne faut pas, c’est un seul signe qui viendrait

contredire la pureté du visage, et l’harmonie des attitudes.

Comment dès lors reconnaître le sage ? Sommes-nous condamnés à accumuler les

signes, sans pouvoir, tant que cette accumulation n’est pas close (mais quand l’est-

elle ?), nous prononcer ? On peut fort bien imaginer que, de même que le sage pourra

reconnaître deux jumeaux, ou deux œufs, par la saisie de la différence de leur qualité

individuelle, il pourra évaluer la qualité individuelle, et plus précisément ce qu’on

pourrait appeler la qualité harmonique de l’âme. En effet, ce n’est pas directement la

qualité individuelle que le sage doit se prononcer, mais sur son aptitude à la vertu. Il

s’agit alors moins de reconnaître des signes spécifiques que de reconnaître l’harmonie

de l’âme, en krasis avec le corps. Or, cette harmonie ne se manifeste pas dans des traits

du visage, mais dans les attitudes du corps. Je voudrais tenter de montrer que les

Stoïciens, depuis Zénon jusqu’à Marc-Aurèle ne partagent pas du tout la croyance enune physiognomonie tirée des traits. Seules les intéressent les attitudes – d’où une

limitation, évidemment, du champ d’investigation, mais aussi évidemment l’absence

de traité des signes : les attitudes réglées, maîtrisées, vont dépendre des circonstances,

des sociétés, etc… et on ne peut en proposer de signe univoque.

Le problème pour ce texte sur Zénon c’est qu’à première vue, il propose au

moins deux traits du visage : telle position des sourcils et du cou. Je serai tenté de

ramener la remarque sur le cou à une remarque sur l’attitude générale : le cou renversé,c’est une position de relâchement, et je crois aussi que c’est une attitude qui dénote en

plus d’une certaine mollesse, un certain abandon à de possibles jouissances (qu’on

imagine une jeune fille au cou renversé). Pour les sourcils, le problème est un peu plus

complexe. Le signe est en effet, on le sait, assez peu favorable : on le rapporte au type

du porc, et ceux qui ont de tels sourcils sont simples d’esprit, pour Aristote, dans

l’Histoire des Animaux 55, c’est un signe de jalousie. En fait, je me demande si ces

sourcils qu’on laisse tomber, plus qu’ils ne s’incurvent vers le bas, ne sont pas signe54 Clément d’Alexandrie, Paed. III, 11, 74 (= SVF I, 246, p. 58, 22-33 ; = Foester, n°125, pp. 307, 308).55 Aristote, Hist. Anima., I, 9, 491 b 15-18.

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d’un caractère qui lui-même est signe d’une passion : quelque chose comme la

négligence, ce qu’on pourrait retrouver, mutatis mutandis, chez Épictète, lorsque celui

exige que ses disciples tiennent leur corps dans un état de propreté qui signifie qu’ils ont

au moins une conscience de ce qui se fait et de la beauté 56 : les attitudes, dit-il, reflètent

la pureté de l’âme. C’était là le second point que nous avions à vérifier dans notre

parallèle entre le Pseudo-Aristote et les Stoïciens.

On trouve à présent dans l’œuvre de Sénèque un éventail assez large de remarques

physiognomoniques : ce qui est cependant remarquable, ce sont les différences d’usage

qu’en fait l’auteur, et, plus précisément, les Lettres à Lucilius offrent un lieu assez

privilégié pour une étude de ces différences.  Ainsi, on peut avoir l’impression que

Sénèque accorde aux observations physiognomoniques un crédit certain :

Toutes les choses, si on les observait, sont les indices (indicia) de toutes les

réalités, et il est également possible de tirer de petites choses (ex minimis)

une preuve des mœurs. L’impudique, son allure (incessus) le fait apparaître,

également un mouvement de la main (manus mota), parfois une seule de ses

réponses, son doigt ramené à la tête (relatus ad caput digitus), la courbe de

ses yeux (flexus oculorum) ; le mauvais, son rire le désigne ; le fou, ce sont

son visage et son aspect (vultus habitusque). Ces choses-là ressortent en

effet au grand jour à travers des marques (per notas) 57.

Indicia, notas : le propos est clair – l’état d’une âme se manifeste sur le corps, porteur 

de marques physiques auxquelles il s’agit d’être attentif. Il faut souligner le « ex

minimis », qui   montre,   semble-t-il,   que   de   petits   signes   peuvent   transform

radicalement l’appréhension de tel ou tel individu. Celui qui sait regarder peut replacer 

chaque chose dans le tout dans lequel elle prend sa place et duquel elle tient sa place.

Que les mœurs elle-mêmes soient en fait le résultat d’un état de l’âme, c’est ce que

montre très clairement un passage de la lettre 114, où une affection de l’âme a une

répercussion sur le corps :

 Ne vois-tu pas, si l’âme s’est affaiblie, que l’on traîne ses membres et

qu’on meut les pieds avec paresse ? si l’âme est efféminée, que la mollesse

apparaît dans la démarche elle-même ? si l’âme est vive et impétueuse, le

pas se hâte ? si elle est en proie au délire, ou, ce qui est pareil à l’égarement,

56 Épictète, Entretiens, IV, 11 – de la propreté. Voir aussi IV, 10.57 Sénèque, Ep. 52, 12. (= Foester vol II, 150).

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si elle est en colère, que le mouvement du corps est désordonné, et qu’il

n’avance pas, mais est emporté 58 ?

Il reste, et le passage que je viens de citer le souligne, qu’il y a une fois de plus une

grande différence entre tirer des conclusions à partir de tel ou tel trait du visage ou du

corps et tirer des conclusions à partir d’attitudes ou de mouvements du corps. Sur ce

point, le vocabulaire de Sénèque dans la lettre 52 n’est pas très clair (il l’est beaucoup

plus dans l’autre passage cité) : si en effet le geste de se gratter la tête, de rire ou de

bouger la main sont des actions, qu’on pourra juger indécentes, le reste est ambigu.

Doit-on comprendre en effet que ce sont certains traits du visage qui trahissent le fou, et

qu’entendre exactement par habitus, enfin doit-on lire dans flexus occulorum seulement

la courbure des yeux (donc un trait physique) ou bien une certaine manière de couler le

regard, comme la traduction en Budé le propose, la courbe du regard (un regard oblique,

etc…) ? Il y a là toute la différence entre un regard que l’asymétrie des yeux, par 

exemple, rendrait insaisissable, et un regard fuyant, qui n’a rien à voir avec la forme ou

la position des yeux.

De fait, dans un autre texte, Sénèque ne s’intéresse pas directement aux traits du

visage donnés par la nature, mais beaucoup plus à ce qu’on peut appeler de manière

assez générale, les attitudes et les manières d’être. Ainsi, lorsqu’il fait le portrait de son

vieil ami Claranus, insiste-t-il sur sa faiblesse physique (Claranus n’a pas un corps, maisun corpusculum, deforme, difforme, déformé, laid – humileque, chétif, rapetissé, est-il

même ajouté au § 3), pour tout de suite montrer que ces traits contrefaits ne contredisent

pas sa vertu. Bien au contraire, dans ces traits même, on perçoit sa beauté, non pas à

cause de l’harmonie des courbes du visage et du corps, mais parce que les gestes et

l’attitude de Claranus sont calmes et convenables, cela parce que Claranus supporte la

vieillesse avec courage et sérénité.  À la remarque de Sénèque : « la nature s’est

comportée de manière injuste : elle a mal logé une telle âme59

», répond en écho : « [lavertu] n’a besoin d’aucun ornement. Elle est elle-même sa propre parure  et consacre le

corps qui est le sien 60». D’où cette remarque dans laquelle on doit lire le très grand

soupçon porté sur toute démarche non critiquée de physiognomonie, sur tout réflexe

naturel qui fait que chacun d’entre nous, à un moment ou à un autre, s’institue

physiognomoniste :

58 Ep. 114, 3.59 Ep. 66, 1.60 Ibid., 2.

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Tu n’aimerais pas plus, je pense, un homme bon fortuné que le même,

pauvre, et robuste et musclé, que frêle et au corps affaibli ; de fait, tu ne

rechercheras ou n’aimeras pas plus une chose si elle est joyeuse et paisible

que si elle est  déliquescente et pénible. Ou bien alors, si tel est le cas, de

deux hommes également vertueux, tu chériras plus celui qui est élégant et

délicat que celui qui est plein de poussière et hérissé ; ensuite (deinde), tu en

viendras à ceci que tu préféreras celui qui, entier, a tous ses membres et n’a

subi aucune atteinte à celui qui est infirme ou bien borgne ; insensiblement

(paulatim), ta délicatesse progressera jusqu’au point où, de deux hommes

aussi justes et prudents, tu préféreras le chevelu, le frisotté. Où la vertu est

égale des deux côtés, il n’y a pas d’inégalité : toutes les autres choses en

effet n’en sont pas des parties, mais sont accessoires 61.

La logique de la progression du propos est claire : c’est le sorite. Il paraît normal de

préférer la joie à la déliquescence – mais jusqu’où ? Dès lors qu’on se laisse aller à ce

type de jugement, comment trouver une limite ? Deinde, paulatim : il en faut peu en

effet   pour   confondre   fallacieusement   la   conformation   physique,   en   elle-mêm

indifférente, et l’absolue vertu, au point que celle-ci ne vaut plus par elle-même. Or,

l’argument part, répétons-le, d’une prémisse presque anodine (présentée ici par sa

contradictoire, parce que c’est précisément ce qu’il ne faut pas penser) : une chose

joyeuse et paisible est plus digne d’être recherchée qu’une chose (possiblement lamême) déliquescente et pénible. Ce jugement faux est alors rapporté aux apparences :

s’il est vrai que la paix et la joie sont meilleures que leurs contraires, alors un corps

harmonieux et sain sera meilleur qu’un corps difforme. Ce qui n’est, à strictement

parler, pas faux, si l’on entend dans le meilleur le « préférable », moralement neutre,

mais cela le devient lorsque, précisément, on relie nécessairement vertu et apparence

physique. D’où, ailleurs, cette remarque de Sénèque : « Tu fais erreur si tu te fies aux

visages de ceux qui viennent à toi62

»Chacun certes peut contrefaire ses attitudes pour gagner la confiance par exemple,

mais le réflexe sur lequel joue cette hypocrisie constitue la pente naturelle et non

critiquée que nous avons à inférer un caractère à partir d’une apparence. Or, cette pente

naturelle (celle là comme bien d’autres), doit être débarrassée de sa gangue magique, ou,

pour le dire grossièrement, pré-jugée.

61 Ibid., 24-25.62 Ep. 103, 2

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La physiognomonie stoïcienne n’est plus la physiognomonie du Pseudo-Aristote,

et n’est pas celle de l’anonyme Latin : elle n’interdit pas l’interprétation (en ce que

certains signes sont décisifs), mais elle interdit la lecture, parce qu’il n’y a rien d’autre à

lire sur un visage que ce qu’on y projette, et la lecture Cela dit, les remarques

physiognomoniques sur les attitudes, les manières d’être, ont, je crois, un fondement

pour Sénèque 63. Mais il réserve l’usage de la physiognomonie à ceux qu’on pourrait

appeler les hommes de l’art : c’est dans le traitement des passions qu’elle trouvera une

place, traitement dans lequel le signe de l’imperfection devient symptôme d’une

passion, un signe négatif infecte toute l’apparence, comme le moindre débordement de

la passion infecte toute l’âme. C’est dans ce contexte  qu’on peut donner à la

physiognomonie un fondement rationnel et dogmatique. On peut distinguer alors deux

usages : un usage rhétorique, où il s’agit de construire des exemples, des types de héros

ou d’imposteurs qui puisse toucher le progressant, en partant de sa tendance naturelle à

la physiognomonie, pour ensuite redresser ses jugements. Point de lecture ici, mais de la

démonstration. Le passage du De Vita beata est un exemple assez clair de cette manière

de faire, mais on en trouverait aussi dans la lettre 94. Le second usage de la

physiognomonie, non plus rhétorique cette fois, est à rechercher dans une approche

« médicale » du traitement des passions, approche telle qu’on pourrait la trouver dans le

De Ira, où la notion de signe est profondément retravaillée : n’est plus signe àproprement parler une attitude, ou la pâleur, mais sa durée. Réflexion qui engage

évidemment une réflexion sur les propatheiai, les signes avant-coureurs de passion : le

sage peut devenir pâle ou sentir les larmes monter, mais il ne se laissera pas aller à cette

impulsion. C’est, d’autre part, une réflexion d’ordre beaucoup plus méthodologique :

pour savoir déterminer les signes pertinents, il faut aussi connaître les différents types de

morphologie : c’est là la fonction de réflexions sur les climats – mais si tel peuple a

telles caractéristiques, ces caractéristiques ne sont pas cependant nécessaires : toutindividu peut vaincre sa nature, c’est l’exemple de Socrate, dans l’anecdote que rapporte

Cicéron dans le De Fato.

63 Voir entre autres le beau passage du De vita beata, où Sénèque dresse le portrait de la Vertu : VII, 3 : « Lavertu, tu la rencontreras au temple, au forum, au sénat, debout devant les remparts, couverte de poussière, le teint

hâlé, les mains calleuses ; la volupté, cachée souvent, et qui recherche les ténèbres, autour des bains, des étuves,et des lieux qui craignent la police, molle, énervée, imprégnée de vin et de parfum, pâle ou bien fardée etembaumée de cosmétiques ».