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Universit de Paris II Panthon-AssasDEA de droit public interne

Jacques Maritain, Michel Villey Le thomisme face aux droits de lhomme

Mmoire prsent et soutenu publiquement par LOUIS-DAMIEN FRUCHAUD pour lobtention du DEA de droit public interne

Sous la direction de Monsieur le Professeur JEAN MORANGE

Le 9 septembre 2005 1

Section 2. La gense des droits de lhommeLide selon laquelle il faut retracer lhistoire du concept de droit de lhomme afin den comprendre la porte, notamment les erreurs quil porte, est au cur de la rflexion villeyienne : en historien et en philosophe, il cherche montrer comment et pourquoi lapparition du langage des droits de lhomme reflte la dcomposition progressive de la notion de droit. Ses ouvrages comprennent donc la plupart du temps, explicitement, un plan o, aprs ltude du concept de droit, vient ltude de lmergence du concept de droit de lhomme 1 . En un sens, les deux questions qui forment lessentiel de la philosophie du droit, celle de lessence du droit (donc de sa dfinition) et celle de ses sources 2 , sont comme deux critres pour apprcier lvolution des doctrines juridiques. Cette volution, Villey la retrace de manire trs complte et prcise. Ce nest pourtant pas le sujet de prsenter lintgralit de la doctrine villeyienne mais seulement cela qui pourra clairer notre recherche : comment et pourquoi en est-on arriver parler de droits de lhomme ? La rponse cette question est la clef de comprhension des dficiences de ce langage. Or, selon Villey, le problme se noue entirement au Moyen-Age et, plus particulirement, aux XIIIme et XIVme sicles. Cest cette poque que prend racine lopposition des Anciens et des Modernes, qui est la base de conceptions diffrentes et mme antagonistes du droit. Villey remarque que les historiens se trompent, qui font natre la Modernit au XVIme sicle, avec la Renaissance et lHumanisme. Cest, selon lui, un simplisme car si les grands penseurs de cette poque ont des doctrines qui contrastent en effet nettement avec celles des classiques, elles plongent leurs racines des sources plus anciennes 3 . La thse principale de Villey est que la modernit, surtout dans sa forme juridique, nat au XIVme sicle, avec le nominalisme, qui serait la cause

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cf. par exemple Le droit et les droits de lhomme, p. 105, note 1 ; RIALS, Introduction in La formation de la pense juridique moderne, p. 12 2 Villey insiste sur la crise que traverse la thorie des sources du droit : Questions de saint Thomas, p. 133 et 174 ; Les doctrines sociales chrtiennes, p. 58 ; CAMPAGNA, Michel Villey, le droit ou les droits, p. 16 3 La formation de la pense juridique moderne, pp. 185-187

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de la rupture davec lEcole du droit naturel classique et de la formation de lEcole du droit naturel moderne 4 . Nous allons donc centrer notre tude sur cette priode charnire qui permet de rendre compte des logiques profondes luvre dans la philosophie et dans la science juridique. Les conclusions pratiques nen sont que des consquences. En mettant en lumire les points de conflits et les retournements effectus cette poque, nous serons mieux mme de comprendre comment les droits de lhomme peuvent apparatre de manire rellement systmatique au XVIIme sicle. Ce choix nous conduit prsenter successivement les deux coles en prsence, la via antiqua (1) et la via moderna (2), dans leurs reprsentants les plus illustres : Thomas dAquin et Guillaume dOccam.

1. Thomas dAquin : la synthtisation du droit objectifIl semble premire vue tonnant de commencer lhistoire des droits de lhomme par Thomas dAquin puisque, nous lavons dit, Villey y voit lapoge de la doctrine classique du droit et la rcapitulation dAristote et du droit romain, pour lesquels il ne peut y avoir de droits de lhomme. Dune certaine manire, cest cette prsentation assez simple qui prvaut dans les derniers ouvrages de Villey, o il passe sous silence les nuances quil avait apportes dans ses cours des annes 1960. En effet, il y prsente cette thse paradoxale : quoique indubitablement classique, saint Thomas serait par dautres aspects pr-moderne, non pas au sens quil viendrait avant les modernes, mais parce quil contiendrait en germe ce qui deviendra explicite chez eux. Villey nhsite pas dire que Thomas est le prcurseur des systmes de droit modernes 5 . Cette affirmation sexplique quand on sait les deux caractristiques principales sur lesquelles aime revenir Villey : saint Thomas est tout dabord celui qui offre la philosophie la plus dveloppe sur le concept de nature, grce sa mtaphysique ; il est ensuite celui qui ralise la synthse de lhritage classique grco-latin et de lhritage chrtien 6 . Or, dun ct, la philosophie moderne vit, selon Villey les dpouilles 7 de

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La formation de la pense juridique moderne, p. 179 La formation de la pense juridique moderne, p. 188 6 cf. La formation de la pense juridique moderne, p. 154, 166, 175, 176 7 La formation de la pense juridique moderne, p. 195

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la philosophie thomiste et il est impratif de comprendre la notion thomiste de nature pour comprendre celle moderne 8 ; dun autre ct, ce qui tait chez lui quilibre et synthse, devient dsquilibre par la suite et les divers ordres sont confondus 9 . Le droit moderne nest pas tant construit contre saint Thomas que partir 10 de lui et cest l une des affirmations les plus typiques et les plus rcurrentes de Michel Villey : la philosophie du droit est, dun certain point de vue, lie la thologie 11 . Lhistoire de la pense juridique moderne est donc synonyme pour Villey dune progressive dconstruction de la philosophie de saint Thomas, malgr la persistance dlments fondamentaux, gnralement prsents un tat latent et dstructur. Voil pourquoi nous allons, pour comprendre lapparition des droits de lhomme, partir de saint Thomas en montrant la faon dont il reprend, en les dveloppant, les lments que nous avons trouvs chez Aristote et le droit romain. Mais nous ferons ainsi au travers de linterprtation quen donne Villey, qui centre sa rflexion autour de deux points 12 : les relations du droit et de la loi (1), la notion de droit naturel (2).

1. Les rapports du droit et de la loi chez saint ThomasSur les sens du terme justice, saint Thomas peut reprendre son compte les Ethiques Nicomaque, commentes devant ses tudiants. 13

Or, Aristote distinguant la justice particulire de la justice gnrale, saint Thomas fait de mme, ce qui produit deux consquences : la distinction trs nette du droit et de la morale et, corrlativement, la relativisation de la place du droit. Villey nest pas trs disert sur ltude thomiste de la justice : saint Thomas reprenant Aristote, et ayant amplement dvelopp celui-ci, il se borne gnralement montrer comment seffectue cette reprise et quels ajouts Thomas dAquin effectue. Ainsi, Villey remarque que Thomas, sil rutilise cette distinction et parle expressment dune justice gnrale, se spare des philosophes grecs en ce quil refuse de lidentifier au Tout de la moralit :8 9

La formation de la pense juridique moderne, p. 190 cf. La formation de la pense juridique moderne, p. 154 et 176 10 La formation de la pense juridique moderne, p. 201 11 cf. La formation de la pense juridique moderne, p. 55 ; Le droit et les droits de lhomme, p. 105 ; Note critique sur les droits de lhomme, p. 695 et 697 ; Travaux rcents sur les droits de lhomme, pp. 412-414 12 cf. Questions de saint Thomas, p. 133 13 Questions de saint Thomas, p. 121

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La justice vise une relation. Il ne peut tre de relation sans pluralit et altrit. La justice est ad alterum. On se mfiera donc de Platon lorsquil va chercher une justice lintrieur dun terme unique, lhomme. 14

Villey montre de la mme manire comment saint Thomas reprend la thorie de la justice particulire dAristote et des jurisconsultes romains mais il ne note pas de modifications importantes 15 . En fait, ce que Villey ne cesse dobserver quand il expose la doctrine de saint Thomas, cest, selon lui, le souci de ce dernier de ne pas confondre droit et loi. Ces deux choses sont trs diffrentes et relvent de deux sphres particulires : le droit et la morale.

a) Le droit, la loi et la morale

Lorsquil tudie le droit naturel chez Thomas dAquin, Michel Villey en donne une interprtation trs claire et personnelle :Laissons aux thologiens les analyses de la conscience, de la syndrse, et mme de la loi naturelle tous sujets de premire importance, mais dont ces auteurs devraient comprendre quils ne concernent gure les juristes : la loi morale nest pas le droit. 16

Tout est dit, en fait, dans cette simple phrase et Villey ne fera, par la suite, que se rpter : il pense rejoindre lintention profonde de Thomas dAquin en identifiant la loi et la morale et en les distinguant radicalement du droit. Le droit nest pas la morale, ce qui nest pas original et nest pas non plus la loi, ce qui est moins banal ; dautant plus quil y a une telle insistance sur ce point quon pourrait croire que ces sphres nont mme aucun rapport, Le point de dpart de cette sparation nous semble tre dun ct une considration philosophique : le droit relve dune tude de la justice alors que la morale sattache lanthropologie 17 , dun autre ct le souci de restaurer simultanment le droit et la morale 18 . Nous aurions cependant bien de la peine dvelopper un expos rationnel complet sur cette question car il nous parat que Villey na tout simplement

Questions de saint Thomas, p. 123 Questions de saint Thomas, pp. 124-127 16 La formation de la pense juridique moderne, p. 159 17 cf. Le droit et les droits de lhomme, pp. 82-83 18 Correspondance, p. 39 : Au systme des droits de lhomme, javais oppos une morale Si seulement la clricature avait daign le parcourir, le P. Y et aperu que la moiti de notre livre avait apport la dfense et illustration dune morale universaliste. 15

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jamais pris le temps de fonder, de dmontrer son affirmation. Maintes fois rpte 19 elle nest jamais prouve. Les seuls lments intressants semblent donc de noter les caractres principaux de ces deux relations. En ce qui concerne le droit et la loi, il doit tre soulign que Villey est parfois embarrass : bien quil cherche, la plupart du temps, sparer nettement les choses, il est bien oblig, de temps en temps, de reconnatre les ponts existants entre elles. Voil pourquoi le droit peut avoir sa source dans la loi 20 , ou encore :Lois, instruments de la morale : ensembles de rgles de conduite. Sans doute tiennent-elles judiciaire.21

dautres

offices :

dterminer

les

magistratures,

lordre

Faudrait-il en conclure qu Rome le droit ait pris la forme de lois ?... Je ne voudrais pas sous-estimer le rle des lois Rome En effet, la loi dtermine lorganisation judiciaire et la procdure ; si bien que sans elle, indpendant delle, ne pourrait pas exister de jus civile. Par contre, on ne saurait soutenir que les sentences soient dduites des lois Les lois et le droit constituent des sphres distinctes (encore quelles puissent interfrer). 22

Le plus intressant, sans doute, cest quand Villey concde que le juste gnral, lgal, puisse tre dit, en un sens, du droit, mais cela est trop vague pour que cela serve aux juristes 23 . Dun autre ct, Villey dveloppe dans tout un chapitre qui vise dmontrer quil est impossible quexistt des droits de lhomme dans lAntiquit 24 , une dfense dune morale universaliste fonde sur une anthropologie raliste qui donne toute sa place la loi morale 25 . Il veut rpondre ceux qui lui objecte que la morale est vague alors que les droits de lhomme sont garantis plus efficacement. Villey renvoi ses opposants leurs propres arguments : le droit, dans sa comprhension authentique, est garantie par son objectivit, et la morale, si on veut bien prter raison la vrit de ses

cf. par exemple : La formation de la pense juridique moderne, p. 84, 159 ; Le positivisme juridique moderne et le christianisme, pp. 200-201, 208 ; Note critique sur les droits de lhomme, p. 701 ; Questions de saint Thomas, p. 124 ; Lhumanisme et le droit in Seize essais de philosophie du droit, p. 71 ; Les doctrines sociales chrtiennes, pp. 60-61 ; RIALS, Villey et les idoles, pp. 33-34 ; FREUND, Michel Villey et le renouveau de la philosophie du droit, APD, 37 (1992), p. 8 20 Questions de saint Thomas, p. 118 21 Le droit et les droits de lhomme, p. 88 22 Le droit et les droits de lhomme, pp. 64-65 23 Le droit et les droits de lhomme, pp. 44-45 24 cf. Le droit et les droits de lhomme, p. 92, 93, 95 25 Le droit et les droits de lhomme, pp. 81-92

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conclusions, est beaucoup plus efficace que les droits de lhomme qui ne le sont pas du tout. Villey dnonce ce fait quest le retournement complet de ce qui lui parat tre les positions thomistes : les droits de lhomme se sont substitus la morale quand, concrtement, on a cess de respecter celle-ci mais cela a eu pour fruit, rellement : la confusion du langage juridique par la conscration de faux droits et lillusion car le respect de la dignit humaine nest pas plus garanti par le droit que par la morale 26 . La morale, au moins, avait de vrais fondements universalistes.

b) La sphre modeste du droit

Aprs avoir distingu soigneusement le droit de la loi, Villey aborde, la suite de ses matres, les divers analogus de ces deux concepts, cest--dire les diffrentes espces de lois et de droit 27 . En ce qui concerne la Loi, le premier analogu est la Loi ternelle, qui correspond lidal grec dun cosmos hirarchis: tout lui est subordonn. A son propos, Villey cite la trs fameuse phrase de Cicron dans son De Republica (III, 22) : Est quidem vera lex 28 et il retrace les rappropriations successives, notamment celle de saint Augustin. Aprs, la loi ternelle, gouvernement de la Raison divine par sa providence, Villey passe la loi naturelle, participation de la loi ternelle dans la raison humaine et pour laquelle il fait rfrence aux clbres mots de saint Paul parlant de loi crite dans les curs (Rm 2, 14). Villey note bien que la participation se fait au niveau de lintelligence qui a reu le principe premier de la morale, de la raison pratique, et qui est capable de lire dans la nature, la fois animale et raisonnable, de lhomme, sa tendance au bien 29 . Ce qui est intressant, cest qu loccasion de ltude de la loi naturelle, Villey cite cette mme phrase de Cicron. Cela ne nous semble pas anecdotique : rejetant la loi naturelle dans le domaine de la pure moralit et la sparant du droit, elle tend immanquablement, comme par un mouvement de balancier, se confondre avec la loi26 27

Le droit et les droits de lhomme, pp. 102-103, 92 Le droit et les droits de lhomme, p. 73 ; cf. Le positivisme juridique moderne et le christianisme, p. 208 28 Questions de saint Thomas, p. 97 29 Questions de saint Thomas, pp. 98-99

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ternelle 30 , sauf respecter le seul critre de diffrenciation qui demeure, la transcendance de celle-ci et limmanence de celle-l. De toute manire, Villey ne stend pas sur la loi naturelle qui devient un synonyme de la justice gnrale 31 . Dans lun et lautre cas, il sagit dun accord avec lordre cosmique immuable et du fait de commander lexercice de toutes les vertus 32 . La loi humaine, quant elle, est une dtermination ou drivation de la loi naturelle : son principal caractre est dtre crite 33 et nous avons vu par quel processus dialectique et donc dcisionnaire elle stablissait 34 . Ainsi, ltude des analogus de la loi est trs limite chez Villey qui sy intresse peu, beaucoup moins qu ceux du droit. Ceux-ci, dailleurs, ne lintressent que sous laspect des relations du droit naturel et du droit positif 35 . Son analyse est une reprise de celle de saint Thomas avec une interprtation personnelle. Il fallait relever ce fait car cest une marque supplmentaire du dsintressement de Villey pour tout ce qui relve de la loi. Cest aussi et surtout important pour les droits de lhomme car ils apparaissent comme le fruit dun retournement intellectuel dune survalorisation de lide de loi et dun manque dattention lide de droit. En tout cas, jamais les droits de lhomme ne sont, de quelque manire que ce soit, relis la loi naturelle, du moins dans le cadre dune comprhension classique de celle-ci. Par contre, ses analyses de lanalogie du concept de loi lamnent toujours rappeler quil relve dune manire habituelle de la justice lgale, donc totale, gnrale, contrairement au droit. Tout ce que nous avons dit propos des rapports du droit et de la loi, et ceux du droit et de la morale, conduisent donc devoir souligner, selon Villey, le caractre restreint du droit tel que saint Thomas, la suite dAristote et du droit romain, nous le livre. En effet, les remarques prcdentes clairent ce qui a t dit propos des deux types de justice que saint Thomas distingue, avec Aristote. Quand il aborde la justice particulire, Villey note : Cette justice-l est une partie (meros) de la justice totale 36 . Tout sexplique alors des relations entre droit, morale et loi :Platon confondait sous les termes de nomos et de dikaion le droit et touta la morale. Leffort dAristote pour sortir de cette confusion culmine dans les30 31

Comparer Le droit et les droits de lhomme, p. 88 et Questions de saint Thomas, p. 97 cf. Le droit et les droits de lhomme, p. 42 32 Comparer Le droit et les droits de lhomme, p. 42 et Questions de saint Thomas, p. 99 33 Questions de saint Thomas, p. 99 34 cf. La formation de la pense juridique moderne, pp. 162-164 35 Ainsi, quand il les aborde en tant que tel chez les romains, il est peu disert : Le droit et les droits de lhomme, p. 73 36 Le droit et les droits de lhomme, p. 42

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chapitres VIII et IX du livre V de lEthique Nicomaque o nous le voyons parvenir jusqu une distinction du droit et de la justice ; la science du droit est une partie de la science de la justice, mais une partie bien distincte Ainsi le droit se spcialise-t-il lintrieur de la morale. Et les lois seulement morales se distinguent-elles des lois juridiques ; toute loi nest plus, comme ctait le cas chez Platon, loi juridique. La science du droit a conquis son autonomie. 37

Lobjet de la morale et du droit est le mme, cest la notion dordre, dun ordre finalis et antrieur lhomme mais qui se rvle lui 38 . Cest dailleurs cette antriorit (autre forme de lobjectivit du droit) qui sera remise en cause par la philosophie moderne, qui reconstruira le rel partir de lindividu, do leffacement de la notion vraie de droit au profit de celle, fausse, de droit de lhomme 39 . Mais, alors que la morale, comme la loi, soccupe des intentions 40 et relve donc avant tout dun acte de connaissance 41 , le droit se proccupe des fins, de lobjet qui est vis par la morale 42 , et cet objet, si sa dcouverte passe ncessairement et dabord par un acte de connaissance, demande aussi et surtout un acte de volont 43 . Cest ainsi que Villey ne cesse daffirmer que chez saint Thomas, dans la conception classique du droit, le droit est quelque chose de bien prcis, dtermin, fini, restreint, modeste 44 . Les qualificatifs veulent rendre cette ide que le droit a certes sa propre sphre autonome dexistence mais quil ne la conquiert quau prix dune dlimitation stricte 45 . Toute atteinte celle-ci et, notamment, toute volont, en redfinissant le concept de droit, de le charger de plus quil ne peut porter, mne invitablement des confusions trs dangereuses entre des ordres diffrentes de la ralit. Lmergence des droits de lhomme se situe prcisment l. Nous avions remarqu, dans la critique villeyienne du langage des droits de lhomme, comment il dplorait leur idalit. Nous pouvons maintenant comprendre ce quil signifiait par l, en passant par cet outil philosophique quest la distinction entre puissance et acte et la critique aristotlicienne de la thorie platonicienne des Ides.37 38

La formation de la pense juridique moderne, p. 84 cf. Questions de saint Thomas, p. 97, 116 et 122 39 Questions de saint Thomas, p. 109 40 La formation de la pense juridique moderne, p. 84 41 Questions de saint Thomas, p. 106 ; cf. p. 118 : La loi nest pas une chose. Elle a son sige dans la raison. Elle est une pense sur la chose. 42 La formation de la pense juridique moderne, p. 84 43 Questions de saint Thomas, pp. 103-104 44 Sur cette question, cf. Questions de saint Thomas, p. 139, 129 ; La formation de la pense juridique moderne, p. 84, 161 ; Note critique sur les droits de lhomme, p. 698 et 701 ; Critica de los derechos del hombre, p. 247 ; RIALS, Villey et les idoles, p. 35 45 RIALS, Villey et les idoles, pp. 29-30

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En confondant loi et droit, donc morale et droit, on charge le droit dune densit trop lourde, en lattirant sur un terrain qui nest pas le sien. En un certain sens, pour Villey lisant saint Thomas, le droit est plus objectif que la morale, qui vise au bien des personnes, contrairement au droit qui ne soccupe que de rtablir une galit. En introduisant, comme le fait la notion de droit de lhomme, de lidal dans le droit qui est, au contraire, dans le rel, on vacue la vrit de sa signification 46 . Le droit naturel est le lieu privilgi de cette possible modification de contenu qui bouleverse tout 47 .

2. Le droit naturel et les droits de lhommeAussi bizarre que cela paraisse, le droit naturel est trs peu prsent, premire vue, dans la rflexion villeyienne sur les droits de lhomme. Lexpression elle-mme napparat, semble-t-il, quune seule fois dans Le droit et les droits de lhomme 48 . Il est dailleurs intressant de noter qu cette occasion, Villey se trouve en porte--faux avec sa doctrine gnrale sur le sujet, telle que nous allons le voir : il dfinit le droit naturel comme le juste en soi, qui peut tre reconnu comme tel universellement, parce quil ne doit rien nos conventions . Cette signification sapproche en fait beaucoup plus de celle quil donne habituellement de la loi naturelle. Mais nous allons cependant tudier brivement la prsentation que fait Villey de la thorie aristotlicienne puis de celle thomiste du droit naturel, avant de voir quelle thorie propre il adopte, sur ces fondements. En effet, cette analyse du droit naturel permet de resituer les conclusions si tranchantes de Villey sur lincohrence de la notion de droit de lhomme.

a) Le droit naturel chez Aristote et saint Thomas

Dans son expos du droit naturel dAristote, Villey a cette particularit de souligner trs fortement que, selon lui, le Stagirite ne construit pas vraiment unecf. La formation de la pense juridique moderne, p. 99 Lire les pages trs clairantes de BASTIT, Un vivant aristotlicien : Michel Villey, Droits, 29 (1999), pp. 61-62 et 65 48 P. 64. En ne tenant compte que des occurrences rellement signifiantes du mot, cest--dire celles o Villey cherche vraiment parler du concept en cause.47 46

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doctrine dualiste des sources du droit mais bien une doctrine moniste. Les deux sortes de justes quil est possible de distinguer en thorie nexistent pratiquement, la plupart du temps, jamais de manire spare : ils ne subsistent que lun et lautre ensemble. Un tel dualisme nous apparat assez loign dAristote. Sans doute distingue-t-il deux espces de juste et de droit le juste naturel et le juste positif et prvoit-il quen certains cas on soit rduit se contenter de ce droit informe, embryonnaire quest le dikaion phusikon. Le droit naturel acquiert alors une sorte dexistence autonome mais, on le verra, trs imparfaite. Normalement, la solution de droit doit tre atteinte conjointement par ces deux sources qui ne sont point opposes mais complmentaires : dune part ltude de la nature et ensuite, dans un second stade, la dtermination prcise du lgislateur ou du juge. 49 Nous voyons encore une fois ressortir le dcisionisme de Villey qui se comprend mieux : toute rgle de droit est le produit dun acte simultanment de connaissance et de volont, car le droit lui-mme (quil faut bien distinguer de la rgle) est essentiellement la fois naturel et positif ; la distinction est donc purement thorique : Analysons tout dabord le premier moment de llaboration du droit : cest un moment intellectuel, thorique, spculatif. Pour une partie, le droit procde de ltude de la nature. 50 Bien sr, parler de droit naturel ncessite de prciser ce quon entend par nature et Villey semploie exposer lontologie aristotlicienne classique en la matire, en relevant les diverses acceptations de mots dont la polysmie est redoutable 51 . Mais le plus intressant, cest que Villey, quand il aborde les applications concrtes de la thorie aristotlicienne du droit naturel, veut illustrer la mthode par laquelle le droit naturel est connu et revient sans cesse sur lobservation de la nature , observation toujours susceptible dtre complte et modifie 52 , do laffirmation : Le droit naturel est une mthode exprimentale . Parmi les exemples quil prend, il faut remarquer que la nature est autant le cosmos que lordre social, puisque Villey revient plusieurs reprises sur les conclusions constitutionnelles dAristote ; or, nous savons que la constitution signifie cette poque quelque chose de trs ample, lordre mme et le rgime profond dune cit. Ainsi, dune notion ontologique de la nature au sens de cosmos ou dessence, Villey glisse vers une notion sociologique de nature au sens dun ordre social donn :49 50

La formation de la pense juridique moderne, p. 85 La formation de la pense juridique moderne, p. 85 51 La formation de la pense juridique moderne, p. 87 52 cf. La formation de la pense juridique moderne, p. 87 et 90

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A la manire dun botaniste, il [Aristote] collecte les expriences des empires et cits de son temps. Il annonce le droit compar et la sociologie du droit. 53 Si nous abordons maintenant le droit naturel chez Thomas dAquin, Villey note comme caractres primordiaux quil est raliste 54 et quil va plus loin encore quAristote 55 . Son point de dpart en est mtaphysique : cest aussi lordre naturel que lhomme a la capacit de matriser par sa raison libre56 . Il faut ensuite aborder les rivages de la morale o seffectue le passage de la connaissance la volont et o est surmonte la sparation du sein et du sollen, la connaissance de la nature indiquant le chemin de laccomplissement du bien. Cela est aussi rendu possible par lpistmologie:Notre intellect, subdivis en spculatif et pratique, ne constitue dans ces deux fonctions quune seule et unique puissance et savoir lessence dune chose serait dj connatre sa fin. Ltre dune chose, que poursuit lintelligence spculative, est son devoir-tre, son bien. 57

Enfin, Villey revient une fois de plus sur ce qui lintresse avant tout : la mthode, lobservation des murs et des inclinations spontanes de la nature. Celleci se rapproche donc une nouvelle fois dune sorte dtude sociologique, ethnologique, fonde sur une anthropologie 58 . Le plus caractristique, sans doute de la rflexion villeyienne, est laffirmation maintes fois renouvele de la mutabilit du droit naturel. En rponse tous ceux qui critiquent le droit naturel pour son manque de certitudes et contre ceux qui confondent droit naturel et loi naturelle (qui, elle, est immuable), Villey expose longuement la ncessit de la mutabilit du droit naturel. La cause de celle-ci est simple : le droit naturel est connu par le moyen dune mthode, la dialectique, qui nest pas une science exacte et natteint donc pas des rsultats absolus ; de plus, son objet, lordre social naturel, nest pas statique mais dynamique, volutif. Ces deux lments font que le juste est changeant par nature 59 . Lincertitude relative de la connaissance du droit naturel nest pourtant pas inefficace car elle donne des directives qui simposent pourLa formation de la pense juridique moderne, p. 90 ; cf. Questions de saint Thomas, p. 161 : Laffaire du Philosophe tait de spculer sur lexistence du droit naturel ; il notait que spontanment se constituent dans les groupes sociaux des rapports de droit. 54 La formation de la pense juridique moderne, p. 155 : Ses seuls matres taient les choses. 55 La formation de la pense juridique moderne, p. 156 56 cf. La formation de la pense juridique moderne, pp. 156-157 ; Questions de saint Thomas, pp. 8-10 57 La formation de la pense juridique moderne, p. 158 58 La formation de la pense juridique moderne, pp. 159-160 59 La formation de la pense juridique moderne, pp. 91-96, 161-162 ; cf. Questions de saint Thomas, p. 140 (pour Aristote) et p. 143 (pour Thomas dAquin) ; Critica de los derechos del hombre, pp. 246-247; Les doctrines sociales chrtiennes, p. 60 ; cf. encore RIALS, Villey et les idoles, p. 48; FREUND, Michel Villey et le renouveau de la philosophie du droit, APD, 37 (1992), p. 1053

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linterprtation par le juge du droit. Cest cette mme incertitude des conclusions provisoires du droit naturel, qui se fonde donc sur une thorie de la connaissance juridique 60 , qui rend compte de la ncessit de penser le droit positif avec le droit naturel et conjointement lui. En effet, le droit positif apporte, mais provisoirement, une certitude et une prcision que ne peut donner le droit naturel 61 . Voil pourquoi Villey peut crire :Bien que cela soit trs mconnu, je dirais que la loi positive occupe une place prpondrante dans la doctrine du droit naturel de saint Thomas. 62

b) La conception villeyienne du droit naturel

La thorie villeyienne du droit naturel, dont il faut bien voir quelle se veut la rcapitulation de ce que nous venons dexposer concernant saint Thomas, est en fait assez complexe 63 . Elle procde en deux temps car il faut distinguer, notre avis, deux tapes, deux moments intellectuels, qui rejoignent les deux questions de lessence du droit et de ses sources. Villey, en fidle aristotlicien, dfinit le droit comme le juste issu de la nature des choses : cest lattribut objectif que nous avons plusieurs reprises soulign. Ailleurs, comme dans le passage prcit de Le droit et les droits de lhomme il distingue le juste naturel du juste positif ou conventionnel . Il ne faudrait pas en conclure trop rapidement que les notions de droit naturel, de nature des choses et de juste naturel recouvrent la mme ralit et sont identiques. Lexpression droit naturel se ddouble en fait en deux concepts qui renvoient tous les deux une mme ide de droit qui se donne voir et non pas de droit qui se construit . En effet, il y a dabord le droit qui est toujours tir de la nature des choses : cest un lment consubstantiel la dfinition quen donne Villey et, en ce sens, tout droit est naturel. Mais les choses dont on parle dans cette dfinition peuvent tre la nature stricto sensu ou la volont humaine et se pose alors la question de lorigine, de la source du droit proprement dit.

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cf. Questions de saint Thomas, p. 153, 157, 161, 163, 166 (mme si, le plus souvent, cela est mis en relation avec le jus gentium) 61 cf. La formation de la pense juridique moderne, p. 91 (pour Aristote) et p. 163 (pour saint Thomas) 62 La formation de la pense juridique moderne, p. 162 ; cf. pour une vision diffrente et que Villey aurait sans doute critiqu, CATTIN, Lanthropologie politique de Thomas dAquin, pp. 137-143 63 cf. RIALS, Villey et les idoles, pp. 15-16

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Il nous semble quil vaut mieux parler, propos de la doctrine villeyienne, de droit objectif 64 . Lobjectivit du droit : voil la caractristique principale du droit, objectivit qui nest pas prendre, comme nous lavons dj dit, selon la dfinition actuelle de droit dict, mais au sens classique de droit raliste, existant dans le monde de ltre, des objets, extrieur au sujet humain. Le droit objectif a alors deux sources : la nature et la volont, car les produits de ces deux sources sont des objets pour le sujet humain qui est confront eux. Il faut faire attention aussi ce que Villey entend par volont et par nature . Dans le premier cas, volont renvoie en fait convention, cest--dire aux actes extrieurs de la volont humaine, aux pactes et aux actes par lesquels elle soblige. Il nest pas question chez Villey de la pure volont dans un sens de libert ou de revendication individuelle. Le droit objectif concerne toujours une pluralit de personnes : la source du partage antcdent des biens que le droit corrige peut seulement, dans certains cas, tre la volont des hommes. Le mot de nature, quant lui, est prendre, notre avis, comme synonyme de celui dordre social. Cest un donn de fait, un ordre humain objectif, volutif et complexe 65 , dans lequel se forme un partage des biens extrieurs sur lequel lhomme, en tant que personne singulire, na sinon aucune du moins trs peu dinfluence. Afin de soutenir cette thse, nous aimerions revenir quelques textes de Michel Villey qui montrent que le droit, de quelque source quil provienne, est toujours intrinsquement, du fait de son essence mme, de sa dfinition, naturel au sens dobjectif. Il dit ainsi : Le droit, au contraire, appartient au monde des objets. Et le milieu quil constitue (cette proportion adquate dont on vient de parler) a son sige in re, dans les choses, dit le Commentaire de saint Thomas. On le cherchera par lobservation du monde extrieur. 66 Il dit encore : Selon le texte dAristote, loffice du juge est de vrifier la justice de rpartitions pralablement opres nous ne savons pas trop par qui mais point par le juge luimme. 67

64 65

cf CAMPAGNA, Michel Villey, le droit ou les droits, pp. 75-76 Cf. Critica de los derechos del hombre, p. 246 66 Le droit et les droits de lhomme, p. 52 67 Le droit et les droits de lhomme, p. 50

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Les rgles juridiques ne sont pas le droit ; elles dcrivent le droit. Le droit est chose qui prexiste (jus quod est), objet de recherche permanente et de discussion dialectique, laquelle ne concideront jamais nos formules. 68 On peroit, au dtour des affirmations de Villey, que dans tous les cas cits, il parle du droit en gnral. Or ce droit est dans tous les cas de la sphre de la nature extrieure lhomme, du monde des choses. Cest seulement dans un second temps que, parfois, Villey aborde de front le problme des sources stricto sensu : Si je lai relate [la thse du pape Jean XXII], cest quelle offre encore un exemple, la veille de luvre dOccam, demploi correct du terme jus dans son sens romain : id quod justum est, la part juste, le bien dont on jouit au total conformment la justice, que cette justice procde, au reste de lordre naturel ou de cette source complmentaire quest la lgislation positive. 69 Il nous semble que la premire tape, celle de la dfinition du droit comme objectif, relve du langage du droit, tandis que la seconde tape, celle des sources du droit, relve dune thorie du droit, qui intervient en aval. Un argument nous est fourni a fortiori par le grand ennemi de la pense villeyienne, le nominalisme, dont il faut rappeler quil est la fois une philosophie de la connaissance qui, en dtruisant le ralisme pistmologique, abme le langage lui-mme et sa capacit dobjectivit, et une ontologie qui, en rduisant le rel lindividuel, interdit dy reconnatre un ordre et des relations et ne laisse subsister que la volont humaine 70 . Un autre exemple nous semble fourni par la prsentation, par Villey, de larticle de la Somme sur le droit naturel 71 . Il y dit que saint Thomas, aprs avoir dfini ce quest le droit, parle des moyens par lequel il est trouv. Il y en a alors deux : le droit qui se dcouvre dans la chose mme (et on peut noter que, dans ce passage, la chose correspond plus un ordre socio-conomique qu un ordre naturel au sens ontologique du terme) et celui se rfre une convention. Il y a bien deux temps et on aboutit bien un double rsultat : lexistence conjointe du droit naturel et du droit positif, qui est affirme aprs la dfinition objective du droit. Villey tend donc confondre deux sens pourtant bien diffrents de lexpression ordre naturel :Le propre de la doctrine dAristote et de saint Thomas cest de construire la science juridique sur la nature cosmique : le juriste dcouvre le droit par68 69

Le droit et les droits de lhomme, p. 67 La formation de la pense juridique moderne, p. 256 70 cf. Questions de saint Thomas, p. 116 71 Sum. Theol., IIa-IIae, q. 57, a. 2, cf. Questions de saint Thomas, pp. 141-143

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lobservation de lordre inclus dans le corps social naturel, do ne se peuvent tirer que des rapports, que des proportions, que des conclusions objectives. 72

Il faudrait enfin tudier en profondeur la rfutation villeyienne des thses de Kelsen niant lexistence du droit naturel 73 : cette rfutation synthtise, sur fond de thomisme avou, son enseignement en la matire, qui surmonte la coupure du sein et du sollen et le relativisme du droit naturel, en avanant justement comme argument une dfinition de la nature, une dfinition du droit exclusive de la morale et, en consquence de cela, la mutabilit du droit. En conclusion, Villey peut se permettre dironiser et de dire que le droit naturel, ce cadavre dont on annonce toujours la mort, ressuscite priodiquement 74 . Tous les lments que nous venons de voir sont donc fortement lis les uns aux autres et constituent un corps de doctrine qui est linterprtation personnelle de Thomas par Villey. Cest cela quil dfinit comme la doctrine classique classique et quil oppose celle moderne. En effet, dans la premire, tous ces lments sont autant de raisons qui rendent impossible la prsence, ses yeux, des droits de lhomme 75 et ce sont ces mmes lments, dfigurs et dsordonns, qui expliquent leur apparition.

Thomas dAquin reprsente pour Michel Villey un sommet, mais il a t trahi par ses propres disciples. La cathdrale intellectuelle quest son uvre et qui rconciliait harmonieusement diffrentes traditions a t bouleverse. En effet, si chez lui la morale est chrtienne, le juridique est dorigine profane. Or les penseurs qui le suivront, rompront cet quilibre en mlangeant ces deux choses et en privilgiant une approche moralisante du droit 76 . Voil pourquoi Villey rpte que les droits de lhomme naissent avec une perte dautonomie du droit et une valorisation excessive du christianisme 77 . Nous allons donc tudier la manire dont ils mergent dans le mouvement de remise en cause du thomisme.

La formation de la pense juridique moderne, p. 243 Sur ce point, cf. Questions de saint Thomas, pp. 137-139 et 145-153 ; RIALS, Villey et les idoles, p. 59 74 Questions de saint Thomas, p 136 et 156 ; Lhumanisme et le droit in Seize essais de philosophie du droit, p. 64 75 Note critique sur les droits de lhomme, p. 698 76 cf. Le droit et les droits de lhomme, p. 109, 111-112, 116 77 cf. Le positivisme juridique moderne et le christianisme, p. 214 ; Note critique sur les droits de lhomme, p. 696 ; Droit subjectif I in Seize essais de philosophie du droit, p. 14173

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2. Le droit subjectif, fruit du nominalismeMichel Villey nest pas ignorant des nuances quil faut apporter tout travail de mise en perspective dun ensemble de doctrines trs diffrentes bien que relies. En historien et philosophe, il sait que les systmes de philosophie du droit venant aprs saint Thomas ne peuvent tre rduits un modle unique. Il note quil y a au moins deux branches, deux courants distincts 78 : le rationalisme et lempirisme, qui correspondent aux deux puissances de lme, la raison et la volont, et qui trouveront comme une synthse chez Kant puis chez Sartre. Mais derrire les multiples formes que prennent les ides, il cherche celles fondamentales, qui orientent tout : il ne sarrte pas la matire mais tente de restituer la forme de la philosophie moderne. Pour lui, celle-ci se trouve entirement rsume par le qualificatif dindividualisme. Lhumanisme qui met au centre lhomme, le sujet, en accentuant soit sa raison, soit sa volont, a pour consquence de ne voir que lhomme comme auteur et fin du droit, do le positivisme juridique et le subjectivisme du droit 79 . Or, la source de ces signes distinctifs, il y a le nominalisme 80 :Quelle que soit la dette du droit moderne envers saint Thomas, il reste que les caractres les plus spcifiques de la pense juridique moderne sont drivs dune autre Ecole : mdivale encore, mais contraire la doctrine de saint Thomas A la doctrine thomiste du droit, nous choisirons cependant dopposer celle de Guillaume dOccam. 81 Affranchissement de la personne, dcouverte de la personne, tandis que sestompent ces crans les genres, les espces, les natures qui dans lancienne philosophie empchaient de lapercevoir nue, exaltation de la libert : les sources de cette vision du monde sont chrtiennes, vangliques et typiquement franciscaines. Mais quelles que soient ces origines, toute la philosophie moderne, fonde sur lindividualisme, est en germe dans cette doctrine. 82

Nous tudierons donc successivement la priode de la naissance de la philosophie moderne : les thses nominalistes, dans ce quelles ont de porte pour laLhumanisme et le droit in Seize essais de philosophie du droit, pp. 62-63 ; La formation de la pense juridique moderne, pp. 182-183 79 Lhumanisme et le droit in Seize essais de philosophie du droit, p. 61, 62, 66 80 Sur le nominalisme lire les articles absolument essentiels suivant : BASTIT, Michel, Michel Villey et les ambiguts dOccam in Droit, Nature, Histoire. Michel Villey, philosophe du droit, pp. 65-72 et GUTMANN, Daniel, Michel Villey, le nominalisme et le volontarisme, Droits, 29 (1999), Michel Villey , pp. 89-104 81 La formation de la pense juridique moderne, p. 202 82 La formation de la pense juridique moderne, p. 20978

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philosophie du droit en gnral et la thorie des droits de lhomme en particulier ; puis nous tudierons comment, sur ces bases, le concept de droit de lhomme devient un objet de thorisation en soi.

1. La rvolution nominalisteVilley considre que lvnement le plus capital de lhistoire de la philosophie du droit, celui ayant le plus de consquence, est un dbat thologico-politique : la Querelle de la pauvret 83 , au sein des franciscains et entre eux et la Papaut. Cet vnement cache en fait en arrire fond un autre dbat, philosophique celui-l, la Querelle des Universaux. La conclusion de cette querelle est dcisive pour la pense et, en consquence, pour le droit. Ces Querelles valorisent les thories issues de lEcole franciscaine et, parmi elles, en priorit celles de Jean Duns Scot et de Guillaume dOccam. Pour chacun dentre eux, Villey prsentera globalement les thses principales de leur philosophie gnrale puis il dveloppera les rpercussions quelles eurent sur leur philosophie du droit.

a) La naissance dune pense individualiste et volontariste

Le choix de Duns Scot, avant celui dOccam, nest pas anodin : il en est le prdcesseur immdiat Oxford et bien que la philosophie occamienne se veuille une raction contre celle scotiste, elle en reprendra bien des lments. Villey caractrise la philosophie de Scot comme un essai de retour laugustinisme et, consquemment, une moins grande considration des auteurs profanes et de la raison naturelle, au bnfice des auteurs bibliques et de la thologie 84 . Cest dj une premire rupture davec saint Thomas. La grande rvolution scotiste est ensuite, en ce qui concerne la vision du monde, le primat absolu accorde la volont divine : il est celui qui, le premier, durcit largument scolastique classique de la puissance de Dieu. En effet, sa conception de la potestas absoluta est intimement lie laffirmation thologique dun Dieu parfaitement83

La formation de la pense juridique moderne, pp. 212-219, 215-260 ; Le droit et les droits de lhomme, p. 124 84 La formation de la pense juridique moderne, p. 205

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libre lgard de lordre naturel qui, sil existe de potentia ordinata, ne lie en rien son Crateur 85 . La rpercussion sur la volont humaine est importante car, lintellectualisme thomiste, Scot substitue un volontarisme dans lequel la libert nest plus finalise. Le second bouleversement quil introduit est dordre pistmologique : alors que le ralisme de Thomas dAquin le conduit affirmer que les substances secondes, les fameux universaux, existent in re, Scot nie ce caractre et ne leur attribue quune existence conceptuelle. Le fondement de cette thorie rside dans la thse, qui heurte totalement lpistmologie thomiste, selon laquelle le singulier est cognoscible car la forme elle-mme est principe dindividuation. La relativisation des substances secondes et la survalorisation des substances premires font que Scot remplace le monde de gnralits de saint Thomas par un monde dindividus 86 . Les consquences en philosophie du droit de ces conclusions sont immdiates : ce nest plus la raison mais la volont qui importe ; ce nest plus le monde objectif mais la libert humaine qui est la source ; ce nest plus la cause finale mais la cause efficiente qui prime ; ce nest plus le droit naturel mais le droit positif qui vient en premier. Villey voit donc en Scot le prcurseur du positivisme juridique, mme sil ne veut pas trop forcer sa pense 87 . Il est beaucoup moins nuanc avec Occam en qui il voit, non plus un prcurseur, mais un fondateur 88 . Dautant plus que, contrairement Scot, Occam, du fait des circonstances, fut dans lobligation de dvelopper une vritable philosophie du droit. Son tude remplie de nombreuses pages mais Villey souligne fortement la trs grande importance de ce moment intellectuel :Je suis persuad que peu dtudes sont plus ncessaires pour lhistoire de la philosophie du droit que celle du nominalisme confront son oppos, le ralisme de saint Thomas. La querelle des universaux peut apparatre aujourdhui archaque, peut-tre dpasse, nous dirions plutt dmode Mais on perdra moins de temps sur elle que sur de vieilles chartes ou de vieux coutumiers, si on a pour propos de saisir le contraste et la transition du droit antique au droit

85 86

La formation de la pense juridique moderne, pp. 205-207 La formation de la pense juridique moderne, pp. 207-209. Pour Scot, lhomme est une monade, une ultima solitudo , ce qui est radicalement incompatible avec lanthropologie thomiste, cf. CATTIN, Lanthropologie politique de Thomas dAquin, p. 100 87 La formation de la pense juridique moderne, pp. 209-212 88 La formation de la pense juridique moderne, p. 221 : Peut-tre est-ce cause de son got exacerb de la dialectique que Guillaume dOccam fut le fondateur (linceptor, dans un nouveau sens cet fois) dune philosophie nouvelle, dune voie nouvelle (via moderna) cest--dire dune manire nouvelle de philosopher promise une grande fortune dans toute la fin du Moyen Age et encore au-del : le nominalisme moderne et le nominalisme, lui seul, signifie en philosophie du droit une rvolution radicale.

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moderne. Car l est la ligne de partage entre le droit naturel classique, insparable du ralisme dAristote et de saint Thomas, et le positivisme juridique. L se trouve la cl du problme fondamental de la philosophie du droit. 89

Sil est dune telle importance dtudier Occam et le nominalisme, cest cause de lextraordinaire influence et de la diffusion considrable de ses ides dans tout le monde, de manire durable puisque cette influence dure encore de nos jours 90 . Villey, pour mettre en relief la nouveaut du mouvement, prsente brivement les lignes de fond des deux thses opposes. Tout se joue autour du statut des universaux. Aristote, en effet, distinguait les substances premires, tres individuels, qui sont premiers dans lordre de ltre, et les substances secondes, les termes gnraux, les ides de Platon, quil rinscrit dans le monde sublunaire. Pour les tenants du ralisme, les universaux sont rels, mme si ce nest pas dans le mme sens que les individus. Le monde nest pas atomistique mais ordonn et les relations et concepts qui rendent compte de cet ordre appartiennent au monde des choses objectives. Ainsi, la mtaphysique est condition du droit naturel. Le nominalisme critique radicalement ce fait91 . En se fondant sur la logique aristotlicienne dont il est imprgn, Occam distingue les choses des signes, cest--dire les ordres ontologique et logique (ou conceptuel), ce que faisaient aussi les ralistes mais sans introduire de sparation entre les ordres. Au contraire, Occam fait passer une coupure nette et renvoient les universaux dans le monde des signes, des nomen. Il nexiste donc plus que les substances premires qui sont relles et la vraie connaissance devient celle des tre individuels 92 :La mtaphysique dOccam transporte dans le monde du langage et de la pense, dans lunivers conceptuel, ce qui appartenait, pour les thomistes, au monde de ltre : les genres, les formes communes et les relations Universels et relations ne sont plus que des instruments de pense. 93

Paralllement cette individualisation de la pense, il faut encore noter chez Occam, qui use des mmes arguments que Scot, son volontarisme : labandon du ralisme et la reconnaissance de lexistence exclusive des substances premires implique labandon dune accession de la pense un ordre naturel objectif et donc le

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La formation de la pense juridique moderne, p. 223 ; cf. Le droit et les droits de lhomme, p. 121 : Nous venons datteindre la crte, la ligne de partage des eaux : en arrire, vous avez le droit, audevant les droits de lhomme. 90 La formation de la pense juridique moderne, p. 223 91 La formation de la pense juridique moderne, p. 224 92 La formation de la pense juridique moderne, pp. 225-226 ; cf. p. 261 93 La formation de la pense juridique moderne, p. 226

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renoncement une conception finalise de la libert. Celle-ci est alors dtache du monde de ltre, limage de celle divine.

b) Les consquences juridiques du nominalisme

A propos de la doctrine du droit prsente chez Occam, Villey fait cette remarque qui est importante car elle rvle sa mthodologie : Occam juriste suit la voie dOccam philosophe 94 . Derrire ces mots se cache en effet une des propositions les plus caractristiques de Villey : la comprhension du droit par un penseur dpend de sa philosophie gnrale. Il souligne plusieurs reprises ce fait propos des fondateurs de la via moderna, pour donner plus de poids ses longs exposs de leurs opinions et en justifier la ncessit :Dj nous pressentons les suites dune telle philosophie sur la philosophie du droit. Toute vision globale du monde, ft-elle construite dans lignorance des phnomnes juridiques, lorsquelle triomphe, se rpercute sur la pense et la mthode des juristes. 95 Lorsquelle nest pas que scolaire toute philosophie rayonne dans les secteurs les plus divers de lactivit intellectuelle Or, de mme quil suscite une crise au sein de la thologie, et qu long terme il renouvelle les mthodes des sciences, le nominalisme devait encore envahir le droit. 96 On sest parfois montr sceptique sur les relations existant entre la philosophie dOccam et ses positions juridiques Il mapparat au contraire que les intellectuels, fussent-ils juristes, ont le grave dfaut de tenir la cohrence de leurs opinions, dans quelque domaine quelles sexercent. Jestime ainsi que la manire dOccam, oblig dcrire sur le droit, doprer le choix de ses sources, de prendre pour base de ses raisonnements juridiques seulement des sources positives, est parfaitement solidaire de sa philosophie. 97

Or la toute premire consquence du nominalisme sur le droit, est, selon Villey labandon du droit naturel, de ce droit objectif que nous avons trouv chez les Anciens, et linstauration dune science du droit fonde sur lindividu et leur volont, do ces

94 95

La formation de la pense juridique moderne, p. 240 La formation de la pense juridique moderne, p. 209 (pour Duns Scot) 96 La formation de la pense juridique moderne, pp. 227-228 97 La formation de la pense juridique moderne, p. 229 ; cf. encore p. 240

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deux fruits nfastes que furent la naissance des droits subjectifs et celle du positivisme juridique 98 . Le positivisme est, pour Michel Villey, la doctrine juridique (quil faut prendre soin de dissocier de celle philosophique, gnralement associe Auguste Comte) selon laquelle le droit est tout entier fond sur la loi. Il provient de ce que le nominalisme est volontariste 99 . Largument de potentia absoluta Dei pouss son apoge, qui devient lhypothse de la haine de Dieu mritoire du salut, montre que lordre moral dpend entirement et immdiatement de la volont divine. Ainsi le juste ne se trouve plus dans un ordre naturel mais dans la pure libert divine : il est ncessairement leffet dun acte positif de la volont. Le droit naturel nest plus rellement issu du cosmos, de lordre objectif qui se dcouvre la raison humaine : il devient le rsultat de laction divine ou la consquence rationnelle des rgles positives. Villey en analyse longuement les manifestations chez Occam 100 . Mais il est une autre consquence du nominalisme en droit qui est encore plus grave et qui nous intresse dencore plus prs :Il existe un autre thme fondamental des systmes juridiques modernes, plus fondamental encore que le positivisme juridique : cest celui du droit subjectif. Lide du droit subjectif procde, mon sens, elle aussi nu nominalisme, et sexplicite avec Occam. 101

Sur ce point encore, Villey est trs nette : la notion de droit subjectif est incompatible avec celle du droit naturel classique et il est, pour lui, impossible den discerner la trace dans le droit romain. Voil pourquoi, une nouvelle fois, il expose les principes de lEcole classique, en sattardant plus particulirement sur le droit romain. En effet, il veut montrer quil ny a pas de droit subjectif, proprement parler, avant Occam, sinon en germe 102 . Ces germes cependant doivent leur dveloppement la thorie occamienne :Il est revenu Occam, contre les doctes, dapporter ces tendance mal dfinies, autant quon en puisse juger, leur achvement thorique et, sans doute pour la

La formation de la pense juridique moderne, p. 228 La formation de la pense juridique moderne, pp. 229-230 100 La formation de la pense juridique moderne, pp. 231-240 101 La formation de la pense juridique moderne, p. 240 102 La formation de la pense juridique moderne, pp. 241-251 ; Travaux rcents sur les droits de lhomme, p. 416 (pour labsence de droit subjectif dans le droit romain)99

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premire fois, de concevoir le droit subjectif, de consacrer la jonction des ides de droit et de pouvoir. 103

Toute la question ici, est celle de la date dapparition de la notion de droit subjectif et la rponse dpend en grande partie de la dfinition quon en donne. A ce sujet, il donne souvent celle de Savigny : pouvoir de la volont . Mais il se rfre aussi aux dfinitions de Hobbes qui voit le droit, le right , comme une liberty , ou Ihering pour qui le droit est un intrt juridiquement protg ; de toute manire, il note que les modernes voient tous le droit comme un attribut du sujet 104 . Certes, le droit romain connat la notion classique de dominium, mais elle nest pas, alors, subjectiviste. Cest sa rinterprtation par le nominalisme qui lui donne (en philosophie, car le rel est autrement plus compliqu) cette coloration, de la manire la plus complte qui soit. Il est donc juste de dire quil invente le droit subjectif, puisquil est le premier en donner une thorie complte et cohrente 105 . La dmonstration quen donne Villey est elle aussi trs complte et longue 106 : quil nous suffise de dire quOccam vacue le droit naturel et le remplace par un ordre juridique qui est une somme de pouvoirs, de liberts individuelles, avec un ensemble de lois, qui proviennent delles, pour rguler le tout. Ce fait sexplique notamment par la tendance franciscaine majorer la valeur de la personne et de la libert, chrtiennement comprises, et introduire ces lments au sein de la rflexion juridique. Cest donc bien une rvolution laquelle on assiste avec le nominalisme, que Villey rsume en quelques mots :De mme que le droit naturel est, selon moi, le matre-mot de la science juridique romaine, de mme le droit subjectif est le matre-mot du droit moderne. 107

Or ce constat est fondamental pour notre sujet, car il ny a aucun doute pour Villey que les droits de lhomme sont une simple figure, une expression, la plus typique, du droit subjectif 108 . Celui-ci tant le trait caractristique de la philosophie moderne du

La formation de la pense juridique moderne, p. 260 cf. Le droit et les droits de lhomme, p. 69 ( Toujours subjectif, attach ou bnficiant quelque sujet, quelque personne individuelle ) ; Questions de saint Thomas, pp. 112-113 ( Produits dune manire de penser subjectiviste, substantialiste ) ; Travaux rcents sur les droits de lhomme, pp. 411412, 415-416 105 La formation de la pense juridique moderne, p. 251 106 La formation de la pense juridique moderne, pp. 251-267 107 La formation de la pense juridique moderne, p. 268 108 Le droit et les droits de lhomme, p. 69 ; Lhumanisme et le droit in Seize essais de philosophie du droit, p. 71 ; Les doctrines sociales chrtiennes, p. 37 ; Note critique sur les droits de lhomme, p. 695104

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droit, il est juste de dire alors que les droits de lhomme sont le produit de celle-ci 109 . Les divers philosophes qui succderont Occam ne feront, aux yeux de Villey, que dvelopper ses prsupposs et les amener leur terme logique 110 .

2. Les thories des droits de lhomme, hritires du nominalismeIl est ais de saisir, en lisant Villey, que le second de ses adversaires, sur la pense duquel il revient frquemment, est Hobbes : avec Occam, ce sont les deux auteurs clefs de lhistoire des droits de lhomme 111 . Il note que cest lui qui est vritablement le pre des droits de lhomme, cause de son argument de ltat de nature 112 . Mais il est lui-mme dpendant de ces penseurs qui, entre lui et Occam, forment larbre gnalogique du droit moderne subjectiviste.

a) La Seconde Scolastique

Villey ne manque pas de noter que la Rforme luthrienne est un prolongement de luvre occamienne 113 . Luther, form son cole, accentue encore ses thses : voulant tout prix prserver la libert divine, il nie toute ide de nature, ce que facilite son anti-intellectualisme viscral, et rejette donc tout droit naturel, au profit dun strict positivisme. Chez lui, le droit est de plus en plus identifi la loi et devient synonyme de contrainte, caractristique essentielle du droit moderne selon Villey 114 . Ce qui est plus intressant, cest quil remarque combien ceux qui voulurent combattre le protestantisme en restaurant la doctrine thomiste, les thoriciens de la Contre-Rforme, subirent les mmes influences. Ici apparat ce grand mouvement intellectuel appel Seconde Scolastique, ou scolastique espagnole, car elle senracine surtout dans luniversit de Salamanque, foyer

109

Le droit et les droits de lhomme, p. 105, 131 ; Lhumanisme et le droit in Seize essais de philosophie du droit, p. 41 ; Correspondance, p. 40. Pour une synthse de la rflexion villeyienne sur Occam : Le droit et les droits de lhomme, pp. 118-125 110 Le droit et les droits de lhomme, p. 125 : Luther, Hobbes, seront occamiens. 111 RIALS, Stphane, Gnalogie des droits de lhomme, Droits, 2 (1985), p. 4 et 5 112 Questions de saint Thomas, p. 109 113 La formation de la pense juridique moderne, p. 325 114 La formation de la pense juridique moderne, p. 290

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de renouveau de saint Thomas et du droit naturel 115 . Les plus clbres religieux de lpoque participent ce mouvement, qui produisit de nombreuses rflexions politiques et juridiques, tant donns les vnements (dcouverte du Nouveau Monde, querelle sur le droits des indiens, lutte des premiers Etats) et qui influena durablement les gnrations postrieures, grce leurs uvre ducatives. Du ct des dominicains, il faut citer Vitoria, de Soto, de Castro, Medina, Baez ; parmi les jsuites, on compte Vazquez, Molina, de Mariana, Suarez. Ces auteurs, malgr leurs essais de revenir saint Thomas, le dnaturrent en le mlant des thses nominalistes. Villey juge infidle leur matre tous ses commentateurs et sen mfie beaucoup 116 . Parmi ces philosophes, il en est un que Villey juge caractristique : Suarez. Ce dernier est trs connu pour son uvre monumentale, le De legibus. Or, ds lintroduction de son livre, quand il cherche dfinir le terme jus , Suarez indique quil le comprend comme synonyme de lex . Cest le point daboutissement des thses scotistes et occamistes, le point dorgue du droit moderne, lhrsie majeure pour Villey : lidentification du droit et de la loi, donc du droit et de la morale, est opre. Cette confusion entrane une modification fondamentale du sens du droit naturel qui nest plus tir du trait de la Justice de la Somme mais du trait des Lois ; il est donc confondu avec la loi naturelle, loi morale, reposant sur une base anthropologique. Do la possibilit dinfrer de la nature humaine les droits de lhomme 117 . De la mme manire, le droit est rattach la notion de dominium, ancienne mais rinterprte, et donc ces ides de pouvoir, de libert et dindividu 118 . Villey nhsite dailleurs pas une nouvelle fois dmontrer comment les conclusions de Suarez sont lies sa mtaphysique, son ontologie qui, mconnaissant la richesse de celle thomiste, uniformise ltre et introduit une coupure entre ltre et la valeur, le sein et le sollen 119 . Do le positivisme et limpossibilit de penser le droit naturel. Ce quil relve demeure cependant principalement la relation du droit et de la loi chez Suarez 120 : le droit est soit subjectif, au sens de facult morale, soit objectif, au sens de pos par la loi ; mais le sens premier, cest le second. Les facults morales desLa formation de la pense juridique moderne, pp. 326-335 ; cf. Le droit et les droits de lhomme, pp. 125-127 ; Questions de saint Thomas, pp. 170-173 116 cf. La formation de la pense juridique moderne, pp. 336-338 ; Questions de saint Thomas, pp. 176177, surtout p. 170 117 Questions de saint Thomas, pp. 170-173 118 Le droit et les droits de lhomme, pp. 128-130 ; cf. Note critique sur les droits de lhomme, p. 695 ; La formation de la pense juridique moderne, p. 355368 119 La formation de la pense juridique moderne, pp. 350, 353-355 120 cf. La formation de la pense juridique moderne, pp. 355115

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sujets sont soumises la loi, qui nest pas une uvre de raison mais de volont, qui commande de manire inflexible et qui est constitu en un systme hirarchis. Il faudrait encore montrer comment les thses nominalistes se dveloppent dans lhumanisme de la Renaissance et lEcole du droit naturel moderne (Grotius, Pufendorf, Wolff), quannonce et prpare la seconde scolastique. Chez Grotius notamment, disciple de Suarez, on verrait la morale prendre de plus en plus de place dans le droit et le droit subjectif sinstaller dune manire prludant au libralisme moderne. Toutefois, on peut directement passer la dernire grande priode qui prcde immdiatement les grands conscrations juridiques des droits de lhomme que sont les premires Dclarations.

b) Les penseurs anglais du XVIIme sicle

Les droits de lhomme ont t le produit de la philosophie moderne, close au XVIIme sicle. 121

Dans cette seule affirmation Villey nous donne trois informations : la date de naissance des droits de lhomme, leur origine (la philosophie moderne) et le fait quils constituent le fruit typique de cette dernire. Un peu plus loin, il nous donne en plus le lieu de naissance :Ils surgissent, notre connaissance, au XVIIme sicle, sous la plume dcrivains anglais, dans une doctrine philosophique scularise. 122

Afin dtre le plus prcis possible, Villey cite mme le texte du Lviathan de Hobbes o il voit la premire affirmation claire des droits de lhomme tels que nous les connaissons. Hobbes est donc une figure incontournable pour comprendre les droits de lhomme, car il permet de comprendre Locke, qui permet dexpliquer les dclarations des droits 123 . Largumentation de Hobbes repose sur lhypothse de ltat de nature. Dans cet tat, lhomme dispose dune libert indfinie 124 , pure capacit daction sans finalit. Voil le droit naturel, entirement li la libert et au pouvoir de lindividu. Villey peut justement noter :

121 122

Le droit et les droits de lhomme, p. 131, cf. p. 22 Le droit et les droits de lhomme, p. 135 123 cf. CAMPAGNA, Michel Villey, le droit ou les droits, pp. 55-60 ; Le positivisme juridique moderne et le christianisme, pp. 201-206, 209-215 124 Le droit et les droits de lhomme, p. 140 ; cf. Note critique sur les droits de lhomme, p. 696

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Le jus naturale de Hobbes est dploiement de laction libre de lindividu quaucune loi ne vient entraver : manation du sujet mme, authentique droit subjectif. Tout homme le possde de soi-mme. 125

Le droit prsente donc ces deux caractristiques : il est purement individuel et il est absolu. Cest lexact inverse des positions thomistes. Ce qui est paradoxal, ce sont les consquences de cette hypothse chez Hobbes, que Villey appelle les deux fruits du droit de lhomme. Le premier est le conflit des droits individuels, qui impose lexistence dun systme lgislatif contraignant (positivisme) et donc la cration dinstitutions (le contrat social), qui viennent rguler les droits subjectifs mais rendent possible aussi, second fruit, le totalitarisme. La porte du systme de Hobbes est telle que Locke ragira en produisant une uvre politique avec une nouvelle synthtisation oppose 126 . Avec lui, on est entr totalement dans le mouvement doctrinal qui fonde actuellement la thorie des droits de lhomme, le libralisme philosophique. La thorie lockienne 127 part du principe bien connu que, dans ltat de nature, lhomme ne jouit pas seulement de sa seule libert. Le droit de proprit est tout aussi fondamental, ainsi que dautres droits qui confortent la dignit de la personne. Lors du passage ltat social, le contrat et les institutions politiques doivent reconnatre cela et donc protger lindividu et sa proprit. Se constitue donc une sphre prive o lautonomie personnelle est jalousement prserve des empitements du pouvoir, charge, au moyen des lois, de rgler lagencement de ces liberts individuelles. Locke prfigure ici Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville et John Stuart Mill, penseurs de la situation actuelle. Villey a donc retrac les origines des droits de lhomme mais ne peut sempcher de clore sa recherche sur une dernire ironie : la notion est tellement ambigu, oscillant entre respect intgral du droit subjectif et poids du positivisme juridique, quelle permet lun, Hobbes, de justifier le pouvoir absolu et lautre, Locke, de dfendre lindividu contre lui 128 . Aprs ces deux penseurs, on retrouve le point de dpart de la thorie des droits de lhomme contemporaine, positiviste : les grandes dclarations des droits.

125 126

Le droit et les droits de lhomme, p. 139 Le droit et les droits de lhomme, p. 145 127 cf. Le droit et les droits de lhomme, pp. 145-153 128 Le droit et les droits de lhomme, p. 153

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Nous avons tudi comment et surtout pourquoi Michel Villey avait critiqu radicalement la notion de droits de lhomme. Ce quil lui reproche, au fond, cest dtre une uvre de non-juristes 129 et donc de mconnatre gravement les exigences dune conception authentique du droit et de son langage. Sa plus grande contribution demeure sans doute sa prcieuse histoire de la pense juridique : cest elle qui explique la critique car si les droits de lhomme ont pour fondement le droit subjectif, ce concept est contradictoire avec la conception classique du droit que Villey choisit comme rfrence. En fait, Villey accepte une ultime concession : lexpression droits de lhomme peut la limite tre valable dans le cadre de la justice gnrale130 .

129

Le droit et les droits de lhomme, p. 137 ; Note critique sur les droits de lhomme, p. 695 ; Lhumanisme et le droit in Seize essais de philosophie du droit, p. 71 130 Les carnets, XXIII-134

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Dans un article paru aux Archives de Philosophie du Droit en 1974 131 , Michel Villey fit la recension dun livre de Gregorio PECES BARBA intitul Persona, sociedad, estado, pensamiento social y politico de Maritain. Le titre de larticle est : Sur la politique de Jacques Maritain ; il est le seul texte de Villey, notre connaissance, dans lequel il analyse et juge la philosophie de Maritain132 . Il est donc essentiel notre sujet, car bien plus quune simple recension, Villey y effectue un examen critique prcis de la pense politique et juridique de Maritain. Il commence par rappeler quelques lments de biographie propos de Maritain, mais des lments choisis : bien quil concde de Maritain quil fut titre principal le restaurateur de la philosophie de saint Thomas, indirectement dAristote et quil eut une vie exemplaire , son ouverture desprit qui la conduit sinvestir thoriquement et pratiquement dans le domaine politique laurait amen, selon lui, une trop grande familiarit avec la philosophie moderne. Villey note en premier lieu les origines lointaines de lengagement politique de Maritain, non sans dj une certaine ironie : Il y a le fait quil est issu dune famille trs rpublicaine, quenfant il vcut laffaire Dreyfus et quil fut dabord socialiste. Peut-tre Maritain reviendra-t-il plus tard ses premires amours. Aprs la parenthse de lAction Franaise, Villey observe : Rayonnant Meudon comme chef dcole, entour damis, il est le grand inspirateur de la Dmocratie chrtienne ; il expose en plusieurs ouvrages (surtout Humanisme intgral) une politique

dmocratique ; et ne se contente pas dtre doctrinaire ; il aide la constitution dune nouvelle presse catholique (Sept Esprit, dont plus tard il scartera), adopte en plusieurs circonstances de fermes positions pratiques (ainsi, dans la guerre civile espagnole). Cette observation relative laction pratique est importante car elle

N 19, pp. 439-445 Villey ne cite que deux fois Maritain dans ses Carnets (VIII-73 et XIX-16), deux rfrences sans utilit pour notre sujet car ayant un tout autre objet.132

131

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reviendra dans lapprciation de Villey sur le contenu thorique de la philosophie de Maritain. En second lieu, Villey note que : Maritain eut enseigner Paris, non la Somme Thologique, mais la philosophie moderne et contemporaine ; quensuite, vivant en Amrique, il nchappe pas lemprise dun systme social constitu sur la philosophie moderne Ces faits ne sont pas anecdotiques pour Villey, mais pertinents , car ils indiquent combien, thomiste, Maritain refusa dtre ractionnaire. La consquence en est que, malgr la rpugnance de Maritain pour la philosophie de lhistoire, celui-ci en a bien une, que Villey considre comme rsolument fonde sur la notion de progrs. Il ne passe pas sous silence les dnonciations par Maritain des erreurs et dviations de la philosophie moderne, mais selon Villey : Maritain, proche cet gard de Teilhard de Chardin, croit au progrs historique providentiel. Alors Maritain va btir sa politique sur ce fondement : do, pour Villey, des concessions (des adoptions ou des acceptations ) la culture politique moderne , au monde moderne comme la lacit, lhumanisme, le personnalisme, le pluralisme, la dmocratie, mme si, encore une fois, Villey fait la part des dplacements oprs par Maritain. Cette philosophie politique, Villey va donc en montrer les graves dficiences en deux temps. Tout dabord, Villey la resitue au sein de la totalit de luvre de Maritain : Lapport majeur de Maritain demeure nos yeux la redcouverte de la philosophie de saint Thomas, leffort entrepris contre vents et mares pour la restituer notre temps On risque de mal interprter la doctrine de Maritain, de trahir son intention profonde en isolant ses crits politiques de lensemble de son uvre Ce critre hermneutique pos, Villey peut ensuite relativiser la fidlit revendique par Maritain saint Thomas : Maritain ne se veut point esclave de la lettre de la Somme Thologique Entre la doctrine politique qui est attribue dans ce livre Jacques Maritain et celle que, suivant Aristote, enseignait saint Thomas dAquin, il y a certainement dsaccord. Villey expose ici un certain nombre daffirmations de Maritain quil compare sa propre interprtation du Docteur Anglique. La conclusion est alors claire : Oui, nous devons sans doute reconnatre une divergence substantielle entre lenseignement de la Somme et les positions politiques de Jacques Maritain. On peut noter quon est pass du constat dun simple dsaccord une vritable divergence substantielle, ce qui est beaucoup plus fort. Or, et cest l que 30

ce texte nous intresse le plus, Villey souligne par deux fois un des points o sobserve le plus, selon lui, cette divergence : les droits de lhomme. Il remarque en passant : Et Jacques Maritain denfourcher avec enthousiasme le vocabulaire des "droits de lhomme" , puis il affirme nettement : Il en rsulte que saint Thomas ne sest pas embarqu dans le langage confus, illusoire, (seulement moderne) des "droits de lhomme". Pour tre complet, il nous faut ajouter deux opinions plus gnrales de Villey propos de Maritain, qui nous aide pntrer plus compltement l'apprciation de celuil sur celui-ci. La premire lui est plus favorable : Villey ne peut que constater l'influence de Maritain. Il crit : Je crois que notre auteur a raison de juger importante linfluence exerce en fait par cette uvre de Maritain. Modeste, demeur toute sa vie loin des honneurs officiels, largement mconnu en France, sa doctrine a pourtant gagn de larges secteurs de la socit politique contemporaine La Dclaration de lO.N.U. sur les droits de lhomme procde sans doute en partie de son enseignement Surtout on retrouve la plupart des thmes lancs dabord dans les crits politiques de Maritain, dans les encycliques de Pie XII, de Jean XXIII et de Paul VI, au concile de Vatican II, dans toute la doctrine sociale politique de lEglise catholique. Sur ce dernier point, sans doute va-t-il un peu loin, mais cette interprtation suivante est sans doute assez juste, dans une certaine mesure : Peut-tre alors sa politique devrait-elle tre analyse moins comme un effort pour ouvrir lEglise au monde de la pense moderne que pour dcouvrir, dans la ligne de la doctrine de saint Thomas, une voie originale, moyenne entre les excs contradictoires o lidalisme constructeur de systmes unilatraux a conduit lEurope moderne. Cependant, ces mots ne doivent pas faire oublier que l'valuation finale par Villey de la philosophie politique de Maritain est extrmement critique, au sens ngatif du terme. Villey ne sarrte pas relever ce quil appelle les divergences entre Maritain et saint Thomas ; il juge luvre dans son ensemble : Je nestime pas pour ma part que la Politique soit le meilleur dans la doctrine de Maritain, du moins le plus clairement pens Son uvre politique me parat la moins russie. Elle demeure confuse, ambigu, oscillant entre linspiration naturaliste et raliste, prise saint Thomas et Aristote, et "lhumanisme" des modernes Peut-tre Maritain aura-t-il en cet endroit dvi de son programme, cd une soif daction temporelle, lie aux contingences du moment Il ne lui reste dautre secours que de se jeter dans les bras

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de la philosophie moderne ; aux applaudissements du public mais en trahissant sa vocation propre. Le jugement est svre. Villey ne peut, in fine, que relever le modernisme de Maritain , alors mme que, selon lui, saint Thomas se suffit lui seul. En dviant de la pure ligne thomiste, Maritain aurait faut en ce domaine quest la philosophie politique, prcisment celui, nous lavons vu, dans lequel il intgre sa philosophie du droit et sur lequel il fonde sa pense des droits de lhomme. Dviant dans la politique, Maritain ne pouvait que dchoir, selon Villey, et au nom du Docteur commun, sur le point des droits de lhomme : Il nous semble que saint Thomas pouvait apporter lui seul le remde ces dviations. Il ntait donc point ncessaire de quitter sa ligne ni indispensable de cder une part de terrain aux idologies modernes : lhistoricisme, le dmocratisme, le verbiage des "droits de lhomme". Cet article de Michel Villey met en pleine lumire lantagonisme de sa pense avec celle de Jacques Maritain. Plus encore, il montre la critique queffectue Villey de ce quil considre la thse classique du thomisme dnaturant la pense relle de saint Thomas. Mais la doctrine de Michel Villey nest pas elle-mme, exempte de critique. Nous pourrions ici citer par exemple les remarques critiques du professeur Schouppe : il montre quune autre dfinition du droit, compatible avec saint Thomas mais diffrente de celle de Villey, permet de fonder en raison les droits de lhomme. Reprenant la critique de Hervada, pour qui le droit nest pas un rapport mais une chose, le professeur Schouppe dfinit le droit comme une chose due dans le cadre dune relation de justice , le critre de la juridicit tant la dette. Or il y a des biens qui sont requis par la nature humaine pour exister, qui constituent des droits naturels. On peut alors dire que le fondement des droits de lhomme est la dignit de la personne et que le titre en vertu de quoi le bien est attribu est la nature133 . On doit encore nommer Brian Tiernay, le grand critique de Villey au Etats-Unis, qui souligne comment la notion de droit subjectif tait dj prsente chez les canonistes du XIIme sicle, ceux-l mme chez qui saint Thomas puisera pour crire la Somme 134 . A notre avis, le problme central de la justification de Maritain rside dans le passage de la morale au droit, dans la jonction des sphres anthropologiques et juridiques : comment passer de la loi naturelle et de la dignit de la personne humaine 133

Cf. SCHOUPPE, Jean-Pierre, Rflexions sur la conception du droit de M. Villey : une alternative son rejet des droits de lhomme, Persona y derecho, 25 (1990), pp. 159-166 134 cf. les pages essentielles de NIORT et VANNIER (dir.), Michel Villey et le droit naturel en question, pp. 113-130

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de vrais droits de lhomme, voil ce quil ne dmontre pas de faon convaincante. Maritain est sans doute trop philosophe pour tre un authentique juriste et il na pas vu les questions que soulve le droit. A linverse, Villey ne nous semble pas assez philosophe 135 et trop juriste : le problme central de sa pense est la vision trop stricte du droit quil adopte, sans relle dmonstration qui induit une coupure entre la morale et le droit. Nous rejoignons ici compltement la critique relative du professeur Kalinowski qui a trs bien expliqu ses propres divergences davec Villey 136 : il lui reproche sa concentration sur le juridique et, corrlativement, la sparation quil introduit entre le moral et le juridique ; il note aussi que le droit, chez Villey, cest en fait et surtout le droit civil. On a vu que la distinction loi droit tait beaucoup moins forte ds quon aborde le droit procdural ou institutionnel. Mais surtout, il semble rejoindre Maritain quand il sinterroge :Ici un doute sveille dans mon esprit et une question nat. Et si le droit subjectif ntait point une fiction construite par une ontologie dvie, mais tout simplement la permission permission quaucune mtaphysique na dforme laquelle correspond les devoirs incombant autrui, devoir dont le titulaire de la permission exige le cas chant laccomplissement. 137

En effet, on doit rappeler que pour Maritain, le droit ne cesse pas dtre objectif : les choses dues lhomme senracinent peut tre dans la nature humaine 138 , mais celle-ci est bien objectivement conue et Maritain prend bien soin de dissocier sa philosophie de celle qui fait du sujet, de sa volont et de sa libert un absolu :Elle a compromis et dissip ces droits, parce quelle a amen les hommes a les concevoir comme des droits proprement divins, donc infinis, chappant toute mesure objective et exprimant en dfinitive lindpendance absolue du sujet humain et un soi-disant droit absolu, attach tout ce qui est en lui. 139

Certes, la formulation de Maritain prte confusion car son vocabulaire parat nettement subjectif et rejoint la ligne du droit comme facult morale 140 . Mais il ne

135

Ainsi lindique une remarque comme celle relative au manque de comprhension des fondements ncessaires du ralisme des substances secondes, La formation de la pense juridique moderne, p. 227 136 KALINOWSKI, Georges, Aristote et Thomas dAquin vus par Michel Villey in Droit, Nature, Histoire. Michel Villey, philosophe du droit, pp. 57-64 137 KALINOWSKI, Georges, Aristote et Thomas dAquin vus par Michel Villey in Droit, Nature, Histoire. Michel Villey, philosophe du droit, p. 62 138 Les droits de lhomme, p. 69 139 Les droits de lhomme, p. 71 140 cf. Les notions premires de la philosophie morale, OC IX, p. 909

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faudrait pas oublier que derrire ce langage apparemment moderne, cest une doctrine du droit naturel classique qui se fait jour 141 . Si on veut tablir un bilan en comparant le fond de la pense des deux auteurs, on doit dabord reconnatre des points doppositions insurpassables, quil nous faut lister : - pour Maritain, les droits de lhomme sont une question de philosophie politique et le but de leur tude est de dfendre la personne humaine contre le totalitarisme et lEtat ; pour Villey, les droits de lhomme sont une question de philosophie du droit et son analyse vie dfendre le concept de droit ; - Maritain est un philosophe personnaliste : il veut trouver des justifications rationnelles et procde gnralement par dductions ; Villey est un juriste historien : sa mthode est toute inductive car cest dans lexprience et lobservation que se trouve le droit ; - Maritain cherche une synthse entre la philosophie classique moderne, ainsi quavec le christianisme, alors que Villey demeure camp rsolument dans le camp des Anciens ; - la connaissance du droit se fait, selon Maritain, par une connaturalit avec les inclinations essentielles de ltre humain ; pour Villey, par la dialectique et lchange des opinions ; - le droit se dit au singulier et doit tre tir de la nature humaine pour Maritain alors quil est essentiellement pluraliste pour Villey, qui le tire de la nature des choses ; - la source de la doctrine maritanienne rside habituellement dans le Trait des Lois de la Somme de saint Thomas, reu avec les interprtations des commentateurs postrieurs Thomas ; Villey trouve sa thorie dans le Trait de la Justice et, se dfiant radicalement des commentateurs thomistes, fait beaucoup plus rfrence Aristote 142 ; - tandis que Villey sattarde sur loffice du juge, Maritain parle principalement de luvre du gouvernement. Quelques points mritent dtre souligns plus prcisment. Si lon reprend la distinction aristotlicienne du juste gnral et du juste particulier si chre Michel Villey, on peut se demander pourquoi il vacue immdiatement le juste gnrale (et donc la loi) du domaine du droit, tout de suite aprs avoir dfini celui-ci comme tant ceSCHALL, Jacques Maritain, the philosopher in society, p. 86 : What Maritain proposes to do in his discussions of natural law and natural or human rights is to suggest a way to corrdinate modern rights talk, seen to be in fact the most popular and well-known way of describing what a human being is, with natural law principles... Very few people, however, understand that natural right means and must mean the objective duty that we have to, what is right (jus), to what is due to another. 142 Questions de saint Thomas, pp. 95-96, 113-114, 124 ; La formation de la pense juridique moderne, pp. 152-153 ; RIALS, Villey et les idoles, p. 30 ; il note expressment que Maritain a trop compt sur les commentateurs de saint Thomas : Le droit et les droits de lhomme, p. 126141

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qui est juste, lobjet de la justice. Il ne fait aucun doute que pour Aristote comme pour saint Thomas, le juste lgal est bien authentiquement du juste 143 et, partant du droit. Les deux types de juste sont du droit puisque celui-ci est prcisment le juste. En refusant le statut de droit (de juste) la loi (cest--dire au juste gnral), Villey adopte en fait une attitude individualiste et nominaliste : le juste est toujours un acte moral rfrenc autrui mais celui-ci peut tre autant individuel que collectif, puisque les tres gnraux sont rels. Si lhomme est naturellement social, il y a des relations entre les individus mais aussi des relations entre les individus et la totalit du corps social. Ces relations extriorisent un certain nombre de biens, de valeurs et les rendent membre dun partage. On doit donc noter que Maritain ne parle pas des droits de lindividu, mais des droits de la personne humaine : il y a toujours intrinsquement une altrit, car la personne est toujours situe. Voil pourquoi on peut parler de droit en terme de d rclam par une chose, que ce soit la nature humaine, la nature des choses ou des situations particulires. Dans tous les cas, si on est raliste, il y a une altrit et le d est toujours objectif car il nest pas impos mais dcouvert. Pour Villey, il nest pas possible dinfrer du droit dun seul terme, car le droit requiert une pluralit de personne. Voil pourquoi les notions de droit et dhomme, au singulier, sont opposes 144 . Cela condamne radicalement ses yeux la tentative de fonder les droits de lhomme sur un droit de nature, reposant sur lessence gnrique de lhomme 145 . Cependant on doit avoir prsent lesprit quil y a deux aspects dans la nature humaine : la morale proprement dite, intrieure au sujet, et celle au sens large, la justice, qui vise lhomme dans son existence naturellement communautaire. Aprs le nominalisme, ltude de la nature humaine a t de plus en plus dtache de sa source ontologique raliste. On a donc abandonn la nature sociale de lhomme pour le rduire un individu. Ainsi, il nous semble que le problme nest pas tant celui soulev par Villey, dun droit individuel au sens de droit tir de la nature humaine, mais celui de la dfinition de la nature quon emploie. Cela change tout. La rvolution nominaliste fut dabord mtaphysique avant dtre juridique : la modification du concept de nature

143 144

DARBELLAY, La rflexion des philosophes et des juristes sur le droit et la politique, pp. 9-11 Le droit et les droits de lhomme, pp. 21-22 ; Note critique sur les droits de lhomme, p. 698 145 Critica de los derechos del hombre, pp. 245-246 ; Note critique sur les droits de lhomme, p. 697 ; Le droit et les droits de lhomme, p. 134 et 154

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bouleversa dans un second temps le droit en empchant daccder une comprhension intgrale de la nature humaine. Les rapports du droit et de la loi posent donc un vrai problme mais, si Maritain ne semble pas en avoir pris conscience, Villey a voulu ragir trop fortement. Tout le droit nest pas la loi mais la loi est, au moins pour une part, du droit. Les deux notions sont distinctes mais non spares et la distinction droit / morale repose sur dautres critres. Villey, trop vouloir distinguer, spare et rduit le droit quelque chose de strict sans dmonstration. Un autre point rside dans la dfinition mme du droit. Pour Maritain, lordre juridique est lordre moral (le debitum) auquel sajoute la contrainte sociale. Il y a donc un lment gnrique (la morale) et un lment spcificateur (le commandement), mais il ny a pas dobjet vraiment nouveau quand on passe de la morale au droit. Villey a sans doute une vision plus proche de saint Thomas mais surtout il permet de comprendre que la modernit a spar ces deux lments pour ne conserver que la contrainte, comme elle a spar les deux sources de lordre juridique pour ne conserver que le droit positif. Les deux auteurs se compltent car on peut tomber daccord sur le fait que les droits de lhomme naissent quand disparat toute rfrence normative objective, morale ou juridique. Cependant, malgr toutes ces oppositions, qui expliquent chacune pour une part le grand contraste de leur conclusion respective concernant lexistence des droits de lhomme, on peut aussi reprer un ensemble de points de convergence non ngligeable : - on trouve la racine de leur uvre intellectuelle le mme dsir de rechercher la vrit, de rtablir les vrits et conclusions perdues et de restaurer les conditions de possibilit dune authentique vie de lesprit, de lintellect ; il y a chez eux deux un combat incessant contre toutes les fausses philosophies et contre les erreurs de la philosophie moderne ; - les deux hommes sont donc, pour cela, des philosophes, qui veulent lun et lautre restituer la mtaphysique, lontologie et au ralisme leur place lgitime ; - les deux philosophes sont donc tout les deux daccord pour rappeler lobjectivit du droit et pour lutter contre le subjectivisme, mme sil linterprte diffremment ; - les deux auteurs tombent aussi daccord pour affirmer que le droit est dire et non pas faire. Son temps grammatical est lindicatif, non limpratif ;

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- Villey, comme Maritain, use de la distinction individualit personnalit et va jusqu affirmer que saint Thomas a dj peru ce que nous appelons les droits de lindividu 146 ; - les deux ont t largement dus dans leur esprance, bien quils ne se faisaient pas dillusions et que Maritain connut sans doute une postrit officielle au travers du Magistre contemporain. On doit sarrter sur leur conception de lhistoire de la pense. Les deux philosophes sont persuads de la fcondit dune mthode mettant en parallle philosophie gnrale et pense juridique. La synthse apporte par Villey est sur ce point prcieuse et durable. De nos jours, luvre trs complte et prcise de Andr de Muralt reprend ses conclusions et dmontrent la porte des thses scotistes dans toute la philosophie moderne 147 . Or, malgr ce quil parat au premier abord, Maritain est loin davoir nglig cet aspect et on trouve chez lui de nombreux lments proches de la pense de Villey. Sil en reste le plus souvent une rupture date de Descartes 148 , il nignore pas le nominalisme 149 . On peut toutefois se demander si, en gnral, il est remont suffisamment loin dans le pass 150 . Il nous semble possible de dcrire ainsi lantagonisme radical de leurs penses, si lon tente de dgager leur mouvement le plus profond : tandis que Jacques Maritain critique les fausses philosophies des droits de lho