Dossier d’entraînement – seconde LYCEE 3

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1 CAPES EPREUVE ORALE N°2 – Option littérature et langue Dossier d’entraînement – seconde LYCEE 3 Denis Fabé

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CAPES EPREUVE ORALE N°2 – Option littérature et langue Dossier d’entraînement – seconde LYCEE 3

Denis Fabé

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classe de seconde la poésie du Moyen Âge au XVIIIe siècle l’absence Texte 1 Bernard de Ventadour, Traduction Léon Clédat — « Quand vois l’alouette mouvoir » XII eme siècle Quand vois l’alouette mouvoir De joie ses ailes face au soleil, Que s’oublie et se laisse choir Par la douceur qu’au cœur lui va, Las ! si grand envie me vient De tous ceux dont je vois la joie, Et c’est merveille qu’à l’instant Le cœur de désir ne me fonde. Hélas ! tant en croyais savoir En amour, et si peu en sais. Car j’aime sans y rien pouvoir Celle dont jamais rien n’aurai. Elle a tout mon cœur, et m’a tout, Et moi-même, et le monde entier, Et ces vols ne m’ont rien laissé Que désir et cœur assoiffé. Or ne sais plus me gouverner Et ne puis plus m’appartenir Car ne me laisse en ses yeux voir En ce miroir qui tant me plaît. Miroir, pour m’être miré en toi, Suis mort à force de soupirs, Et perdu comme perdu s’est Le beau Narcisse en la fontaine. Des dames, je me désespère ; Jamais plus ne m’y fierai, Autant d’elles j’avais d’estime

Autant je les mépriserai. Pas une ne vient me secourir Près de celle qui me détruit, Car bien sais que sont toutes ainsi. Avec moi elle agit en femme Ma dame, c’est ce que lui reproche, Ne veut ce que vouloir devrait Et ce qu’on lui défend, le fait. Tombé suis en male merci Car ai fait le fou sur le pont Et si celà m’est advenu C’est qu’ai voulu monter trop haut… Et puisqu’auprès d’elle ne valent Prière, merci ni droit que j’ai, Puisque ne lui vient à plaisir Que l’aime, plus ne lui dirai ; Aussi je pars d’elle et d’amour ; Ma mort elle veut, et je meurs, Et m’en vais car ne me retient, Dolent, en exil, ne sais où. Tristan, plus rien n’aurez de moi, Je m’en vais, dolent, ne sais où ; De chanter cesse et me retire, De joie et d’amour me dérobe

Texte 2 Rutebeuf, «La Complainte de Rutebeuf» (1260), traduit de l’ancien français par C.Dappoigny, Je suis bouleversé, je n’y peux rien, Aujourd’hui dans ma maison Ni gros fagot Ni tas de bûches pour la saison. Jamais personne ne fut aussi troublé que moi, En vérité, Car je n’ai jamais possédé si peu. Mon propriétaire réclame l’argent

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De son loyer, J’ai presque tout enlevé Et me voilà mis à nu, Face à l’hiver. Ces mots mauvais me sont cruels�: Ils ont tellement changé mes vers De l’an passé. […] Les malheurs n’arrivent jamais seuls, Tout ce qui devait m’arriver M’est arrivé. Que sont mes amis devenus Que j’avais de si près tenus Et tant aimés ? Je crois qu’ils sont trop clairsemés Ils n’ont pas été bien choyés Ils sont partis. De tels amis m’ont bien trahi, Jamais tant que Dieu m’a assailli De tous côtés, Je n’en vis un seul à mes côtés. Le vent je crois les a ôtés L’amour est morte�: Ce sont des amis que le vent emporte, Et il ventait devant ma porte, Les emporta, Car personne jamais ne me réconforta, Ni un peu de son bien ne me donna. Voici ce que j’apprends�: […] Maintenant je laisserai courir la Fortune Et j’essaierai de me sauver, Si je le peux. Texte 3 François VILLON ,Ballade des Dames du temps jadis 1460 Dites-moi où, n'en quel pays, Est Flora la belle Romaine, Archipiades, ne Thaïs, Qui fut sa cousine germaine, Echo, parlant quant bruit on mène Dessus rivière ou sur étang, Qui beauté eut trop plus qu'humaine ? Mais où sont les neiges d'antan ? Où est la très sage Héloïs, Pour qui fut châtré et puis moine Pierre Esbaillart à Saint-Denis ? Pour son amour eut cette essoine. Semblablement, où est la roine Qui commanda que Buridan

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Fût jeté en un sac en Seine ? Mais où sont les neiges d'antan ? La roine Blanche comme un lis Qui chantait à voix de sirène, Berthe au grand pied, Bietrix, Aliz, Haramburgis qui tint le Maine, Et Jeanne, la bonne Lorraine Qu'Anglais brûlèrent à Rouen ; Où sont-ils, où, Vierge souvraine ? Mais où sont les neiges d'antan ? Prince, n'enquerrez de semaine Où elles sont, ni de cet an, Que ce refrain ne vous remaine : Mais où sont les neiges d'antan ? Archipiades : Il s’agit d’Alcibiade.,compagnon de Socrate, que l’on pensait alors être une femme, Thaïs, célèbre prostituée d’Alexandrie devenue sainte. 3. Écho: nymphe amoureuse de Narcisse. 4. Pierre Esbaillart: le théologien Abélard (XIIesiècle), amant de son élève Héloïse. 5. essoine: épreuve. 6. Buridan philosophe du XIVe siècle. Les rumeurs disaient qu’il était l’amant de Jeanne de Bourgogne. 7. Berthe, Bietrix, Aliz, Haramburgis reines de France. 8. n’enquerrez: ne demandez. 9. remaine : ramène. Texte 4 Las, où est maintenant ce mépris de Fortune Joachim du Bellay Les Regrets (1558) Las, où est maintenant ce mépris de Fortune ? Où est ce cœur vainqueur de toute adversité, Cet honnête désir de l’immortalité, Et cette honnête flamme au peuple non commune ? Où sont ces doux plaisirs qu’au soir sous la nuit brune Les Muses me donnaient, alors qu’en liberté Dessus le vert tapis d’un rivage écarté Je les menais danser aux rayons de la Lune ? Maintenant la Fortune est maîtresse de moi, Et mon cœur, qui soulait être maître de soi, Est serf de mille maux et regrets qui m’ennuient. De la postérité je n’ai plus de souci, Cette divine ardeur, je ne l’ai plus aussi, Et les Muses de moi, comme étranges, s’enfuient.

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Texte 5 Comme on voit sur la branche Pierre de Ronsard Amours, 1560 Comme on voit sur la branche au mois de mai la rose, En sa belle jeunesse, en sa première fleur, Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur, Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose; La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose, Embaumant les jardins et les arbres d’odeur; Mais battue, ou de pluie, ou d’excessive ardeur, Languissante elle meurt, feuille à feuille déclose. Ainsi en ta première et jeune nouveauté, Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté, La Parque t’a tuée, et cendres tu reposes. Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs, Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs, Afin que vif et mort, ton corps ne soit que roses. Documents complémentaires Paul Eluard Le temps déborde" 1947 Notre vie tu l'as faite elle est ensevelie Aurore d'une ville un beau matin de mai Sur laquelle la terre a refermé son poing Aurore en moi dix-sept années toujours plus claires Et la mort entre en moi comme dans un moulin Notre vie disais-tu si contente de vivre Et de donner la vie à ce que nous aimions Mais la mort a rompu l'équilibre du temps La mort qui vient la mort qui va la mort vécue La mort visible boit et mange à mes dépens Morte visible Nusch invisible et plus dure Que la faim et la soif à mon corps épuisé Masque de neige sur la terre et sous la terre Source des larmes dans la nuit masque d'aveugle Mon passé se dissout je fais place au silence Bill Viola, v Fire woman. 2005 Vidéaste américain, né en 1951. Il a réalisé de nombreuses œuvres, traversées par des motifs récurrents�: le rêve, l’eau, le temps, le passage vers la mort ou vers un autre monde. En 2004-2005, il crée une vidéo de quatre heures pour l’opéra Tristan und Isolde. Même s’il utilise toutes les possibilités de la vidéo, il s’inspire beaucoup de l’art pictural, notamment des peintures de la Renaissance italienne.

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Classe de seconde le récit : la figure de la liseuse. Texte 1

Lors d’un voyage en Italie, le narrateur et son ami sont hébergés sur l’île d’Ischia par une famille de pêcheurs. Un soir, le narrateur entreprend de lire à haute voix Paul et Virginie. Cet épisode constitue le point de départ de l’amour, tragique, qui va l’unir à Graziella, la fille du pêcheur.

Quand je fus arrivé au moment où Virginie, rappelée en France par sa tante, sent, pour ainsi dire, le déchirement de son être en deux, et s’efforce de consoler Paul sous les bananiers, en lui parlant de retour et en lui montrant la mer qui va l’emporter, je fermai le volume et je remis la lecture au lendemain.

Ce fut un coup au cœur de ces pauvres gens. Graziella se mit à genoux devant moi, puis devant mon ami, pour nous supplier d’achever l’histoire. Mais ce fut en vain. Nous voulions prolonger l’intérêt pour elle, le charme de l’épreuve pour nous. Elle arracha alors le livre de mes mains. Elle l’ouvrit, comme si elle eût pu, à force de volonté, en comprendre les caractères. Elle lui parla, elle l’embrassa. Elle le remit respectueusement sur mes genoux, en joignant les mains et en me regardant en suppliante.

Sa physionomie si sereine et si souriante dans le calme, mais un peu austère, avait pris tout à coup dans la passion et dans l’attendrissement sympathique de ce récit quelque chose de l’animation, du désordre et du pathétique du drame. On eût dit qu’une révolution subite avait changé ce beau marbre en chair et en larmes. La jeune fille sentait son âme, jusque-là dormante, se révéler à elle dans l’âme de Virginie. Elle semblait avoir mûri de six ans dans cette demi-heure. Les teintes orageuses de la passion marbraient son front, le blanc azuré de ses yeux et de ses joues. C’était comme une eau calme et abritée où le soleil, le vent et l’ombre seraient venus à lutter tout à coup pour la première fois. Nous ne pouvions nous lasser de la regarder dans cette attitude. Elle, qui jusque-là, ne nous avait inspiré que de l’enjouement, nous inspira presque du respect. Mais ce fut en vain qu’elle nous conjura de continuer ; nous ne voulûmes pas user notre puissance en une seule fois, et ses belles larmes nous plaisaient trop à faire couler pour en tarir la source en un jour. Elle se retira en boudant et éteignit la lampe avec colère.

Lamartine, Graziella, 1852, chapitre 2

Texte 2

André, jeune aristocrate, est amoureux d’une jolie fleuriste, Geneviève, qui le fascine notamment par ses lectures savantes, celles de livres de botanique. Ne sachant comment la rencontrer sans la compromettre, il entreprend de devenir son professeur et de parfaire son éducation.

On pense bien qu’André, dans ses nouvelles leçons, ne s’en tint pas à la seule science. Ses regards, l’émotion de sa voix, sa main tremblante en effleurant celle de Geneviève, disaient plus que ses paroles. Peu à peu Geneviève comprit ce langage, et les battements de son coeur y répondirent en secret. Après lui avoir révélé les lois de l’univers et l’histoire des mondes, il voulut l’initier à la poésie, et par la lecture des plus belles pages sut la préparer à comprendre Goethe, son poète favori. Cette

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éducation fut encore plus rapide que la précédente. Geneviève saisissait à merveille tous les côtés poétiques de la vie. Elle dévorait avec ardeur les livres qu’André prenait pour elle dans la petite bibliothèque de M. Forez. Elle se relevait souvent la nuit pour y rêver en regardant le ciel. Elle appliquait à son amour et à celui d’André les plus belles pensées de ses poètes chéris ; et cette affection, d’abord paisible et douce, se revêtit bientôt d’un éclat inconnu. Geneviève s’éleva jusqu’à son amant ; mais cette égalité ne fut pas de longue durée. Plus neuve encore et plus forte d’esprit, elle le dépassa bientôt. Elle apprit moins de choses, mais elle lui prouva qu’elle sentait plus vivement que lui ce qu’elle savait, et André fut pénétré d’admiration et de gratitude ; il se sentit heureux bien au-delà de ses espérances. Il vit naître l’enthousiasme dans cette âme virginale, et reçut dans son sein les premiers épanchements de cet amour qu’il avait enseigné.

George Sand, André, 1835.

Texte 3

Julien Sorel, le héros du roman, est entré en qualité de secrétaire au service du duc de la Mole. Mathilde de la Mole, la fille du duc, comprend peu à peu son attirance pour Julien.

Voilà quelles étaient les pensées de l'héritière la plus enviée du faubourg Saint-Germain, quand elle commença à trouver du plaisir à se promener avec Julien. Elle fut étonnée de son orgueil; elle admira l'adresse de ce petit bourgeois.

– «Il saura se faire évêque comme l'abbé Maury», se dit-elle.

Bientôt cette résistance sincère et non jouée, avec laquelle notre héros accueillait plusieurs de ses idées l'occupa; elle y pensait; elle racontait à son amie les moindres details des conversations, et trouvait que jamais elle ne parvenait à en bien rendre toute la physionomie.

Une idée l'illumina tout à coup : – «J'ai le bonheur d'aimer, se dit-elle un jour, avec un transport de joie incroyable. J'aime, j'aime, c'est clair ! A mon âge, une fille jeune, belle, spirituelle, où peut-elle trouver des sensations, si ce n'est dans l'amour ? J'ai beau faire, je n'aurai jamais 'amour pour Croisenois, Caylus, et tutt, quanti. Ils sont parfaits, trop parfaits peut-être, enfin, ils m'ennuient.»

Elle repassa dans sa tête toutes les descriptions de passion qu'elle avait lues dans Manon Lescaut, La Nouvelle Héloïse, Les Lettres d'une Religieuse portugaise, etc., etc. Il n'était question, bien entendu, que de la grande passion; l'amour léger était indigne d'une fille de son âge et de sa naissance. Elle ne donnait le nom d'amour qu'à ce sentiment héroïque que l'on rencontrait en France du temps de Henri III et de Bassompierre. Cet amour-là ne cédait point bassement aux obstacles, mais, bien loin de là, faisait faire de grandes choses.

– «Quel malheur pour moi qu'il n'y ait pas une cour véritable, comme celle de Catherine de Médicis ou de Louis XIII ! Je me sens au niveau de tout ce qu'il y a de plus hardi et de plus grand. Que ne ferais-je pas d'un roi homme de coeur, comme Louis XIII, soupirant à mes pieds ! Je le mènerais en Vendee, comme dit si souvent le baron de Tolly, et de là il reconquerrait son royaume; alors plus de charte... et Julien me seconderait. Que lui manque-t-il ? un nom et de la fortune. Il se ferait un nom, il acquerrait de la fortune.

Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830

Texte 4

Figure centrale du roman, Véronique Graslin est née dans une famille modeste. Mais son père, ferrailleur, a fait fortune et la jeune fi lle reçoit une éducation empreinte de piété et de simplicité, à

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l’écart du monde, jusqu’à l’épisode fondateur que constitue la lecture du roman de Bernardin de Saint-Pierre. La toute fi n du récit révélera son terrible secret : son amant, un jeune ouvrier, a été conduit par les circonstances à tuer par amour pour elle, et a préféré l’échafaud à l’aveu d’une vérité qui aurait impliqué Véronique.

En 1820, il arriva, dans la vie simple et dénuée d’événements que menait Véronique, un accident qui n’eût pas eu d’importance chez toute autre jeune personne, mais qui peut être exerça sur son avenir une horrible influence. Un jour […], Véronique passa, pour aller dans la campagne, devant l’étalage d’un libraire où elle vit le livre de Paul et Virginie. Elle eut la fantaisie de l’acheter à cause de la gravure, son père paya cent sous le fatal volume, et le mit dans la vaste poche de sa redingote. « – Ne ferais-tu pas bien de le montrer à monsieur le vicaire ? lui dit sa mère pour qui tout livre imprimé sentait toujours un peu le grimoire. – J’y pensais ! » Répondit simplement Véronique.

L’enfant passa la nuit à lire ce roman, l’un des plus touchants livres de la langue française. La peinture de ce mutuel amour, à demi biblique et digne des premiers âges du monde, ravagea le coeur de Véronique. Une main, doit-on dire divine ou diabolique ?, enleva le voile qui jusqu’alors lui avait couvert la Nature. La petite vierge enfouie dans la belle fille trouva le lendemain ses fleurs plus belles qu’elles ne l’étaient la veille, elle entendit leur langage symbolique, elle examina l’azur du ciel avec une fixité pleine d’exaltation ; et des larmes roulèrent alors sans cause dans ses yeux. Dans la vie de toutes les femmes, il est un moment où elles comprennent leur destinée, où leur organisation jusque-là muette parle avec autorité ; ce n’est pas toujours un homme choisi par quelque regard involontaire et furtif qui réveille leur sixième sens endormi ; mais plus souvent peut-être un spectacle imprévu, l’aspect d’un site, une lecture, le coup d’œil d’une pompe religieuse, un concert de parfums naturels, une délicieuse matinée voilée de ses fi nes vapeurs, une divine musique aux notes caressantes, enfin quelque mouvement inattendu dans l’âme ou dans le corps. Chez cette fi lle solitaire, confinée dans cette noire maison, élevée par des parents simples, quasi rustiques, et qui n’avait jamais entendu de mot impropre, dont la candide intelligence n’avait jamais reçu la moindre idée mauvaise ; chez l’angélique élève de la sœur Marthe et du bon vicaire de Saint-Étienne, la révélation de l’amour, qui est la vie de la femme, lui fut faite par un livre suave, par la main du Génie. Pour toute autre, cette lecture eût été sans danger ; pour elle, ce livre fut pire qu’un livre obscène.

Honoré de Balzac, Le Curé du village, 1841. Texte 5 Hélène Mouret s’est mariée sans amour à Grandjean. Devenue veuve, elle semble vouée à la monotonie d’une vie solitaire lorsqu’elle entreprend un peu par hasard de lire Ivanhoé, le roman de Walter Scott, dont le volume lui servait jusque-là à occulter la lumière d’une lampe. Le livre glissa de ses mains. Elle rêvait, les yeux perdus. Quand elle le lâchait ainsi, c’était par un besoin de ne pas continuer, de comprendre et d’attendre. Elle prenait une jouissance à ne point satisfaire tout de suite sa curiosité. Le récit la gonflait d’une émotion qui l’étouffait. Paris, justement, ce matin-là, avait la joie et le trouble vague de son coeur. Il y avait là un grand charme : ignorer, deviner à demi, s’abandonner à une lente initiation, avec le sentiment obscur qu’elle recommençait sa jeunesse. Comme ces romans mentaient ! Elle avait bien raison de ne jamais en lire. C’étaient des fables bonnes pour les têtes vides, qui n’ont point le sentiment exact de la vie. Et elle restait séduite pourtant, elle songeait invinciblement au chevalier Ivanhoé, si passionnément aimé de deux femmes, Rébecca, la belle juive, et la noble lady Rowena. Il lui semblait qu’elle aurait aimé avec la fi erté et la sérénité patiente de cette dernière. Aimer, aimer ! et ce mot qu’elle ne prononçait pas, qui de lui-même vibrait en elle, l’étonnait et la faisait sourire. Au loin, des flocons pâles nageaient sur Paris, emportés par une brise, pareils à une bande de

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cygnes. De grandes nappes de brouillard se déplaçaient ; un instant, la rive gauche apparut, tremblante et voilée, comme une ville féerique aperçue en songe ; mais une masse de vapeur s’écroula, et cette ville fut engloutie sous le débordement d’une inondation. Maintenant, les vapeurs, également épandues sur tous les quartiers, arrondissaient un beau lac, aux eaux blanches et unies. Seul, un courant plus épais marquait d’une courbe grise le cours de la Seine. Lentement, sur ces eaux blanches, si calmes, des ombres semblaient faire voyager des vaisseaux aux voiles roses, que la jeune femme suivait d’un regard songeur. Aimer, aimer ! et elle souriait à son rêve qui flottait. […] Mon Dieu ! était-ce vrai, toutes ces choses ? Et, renversée dans sa chaise longue, engourdie par l’immobilité qu’il lui fallait garder, elle contemplait Paris noyé et mystérieux, sous le soleil blond. Alors, évoquée par les pages du roman, sa propre existence se dressa. Émile Zola, Une page d’amour, 1878. Document complémentaire n°1

Henri Fantin-Latour, laLiseuse La Liseuse (1861). Peinture à l'huile de Henri Fantin-Latour représentant Marie Fantin-Latour, sœur du peintre. (Musée d'Orsay, Paris.)

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Document complémentaire n°2 Julio Cortazar, Continuité des parcs

Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l’abandonna à cause d’affaires urgentes et l’ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l’intrigue et le caractère des personnages. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoir et discuté avec l’intendant une question de métayage, il reprit sa lecture dans la tranquillité du studio, d’où la vue s’étendait sur le parc planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne pas être gêné par une irritante possibilité de dérangements divers, il laissait sa main gauche caresser de temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l’apparence des héros. L’illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de s’éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l’entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main et qu’au -delà des grandes fenêtres le souffle du crépuscule semblait danser sous les chênes.

Phrase après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les protagonistes, il se

laissait prendre aux images qui s’organisaient et acquéraient progressivement couleur et vie. Il fut ainsi témoin de la dernière rencontre dans la cabane parmi la broussaille. La femme entra la première, méfiante. Puis vint l’homme le visage griffé par les épines d’une branche. Admirablement, elle étanchait de ses baisers le sang des égratignures. Lui, se dérobait aux caresses. Il n’était pas venu pour répéter le cérémonial d’une passion clandestine protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard devenait tiède au contact de sa poitrine. Dessous, au rythme du coeur, battait la liberté convoitée. Un dialogue haletant se déroulait au long des pages comme un fleuve de reptiles, et l’on sentait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu’à ces caresses qui enveloppaient le corps de l’amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement les contours de l’autre corps, qu’il était nécessaire d’abattre. Rien n’avait été oublié : alibis, hasards, erreurs possibles. À partir de cette heure, chaque instant avait son usage minutieusement calculé. La double et implacable répétition était à peine interrompue le temps qu’une main frôle une joue. Il commençait à faire nuit.

Sans se regarder, étroitement liés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la

cabane. Elle devait suivre le sentier qui allait vers le nord. Sur le sentier opposé, il se retourna un instant pour la voir courir, les cheveux dénoués. À son tour, il se mit à courir, se courbant sous les arbres et les haies. À la fin, il distingua dans la brume mauve du crépuscule l’allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer et ils n’aboyèrent pas. À cette heure, l’intendant ne devait pas être là et il n’était pas là. Il monta les trois marches du perron et entra. À travers le sang qui bourdonnait dans ses oreilles, lui parvenaient encore les paroles de la femme. D’abord une salle bleue, puis un corridor, puis un escalier avec un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors, le poignard en main, les lumières des grandes baies, le dossier élevé du fauteuil de velours vert et, dépassant le fauteuil, la tête de l’homme en train de lire un roman.

Julio Cortazar, « Continuidad de los Parques », Fin d’un jeu (1956), traduit de l’espagnol par C.

et R. Caillois, Gallimard, 1963.

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Classe de seconde Le récit du XVllème siècle à nos jours, scènes de repas

Groupement de textes:

Texte l: Gargantua, Rabelais Texte 2 : Madame Bovary Flaubert Texte 3L'Assommoir, Zola Texte 4 : Sodome et Gomorrhe, Proust Texte 5 : Moderato Cantabile, Duras De « Anne Desbaresdes boit de nouveau ( ... ) il n'y a pas d'autre explication. »

Texte 1:

Gargantua, Chapitre 4, Rabelais (1534)

Voici en quelle occasion et de quelle manière Gargamelle accoucha, et, si vous n'y croyez pas, que le fondement vous échappe! Le fondement lui échappait, par un après-midi, le troisième jour de février, parce qu'elle avait mangé trop de gaubedillaux. Les gaudebillaux sont de grasses tripes de coiraux. Les coiraux, des bœufs engraissés à la crèche et dans les prés guimaux. Les prés guimaux , ce sont ceux qui donnent de l'herbe deux fois par an. Ces bœufs gras, ils en avaient fait tuer trois cent soixante-sept mille quatorze pour qu'on les sale à Mardi gras, afin d'avoir au printemps du bœuf de saison en abondance, de façon à pouvoir faire au début des repas un bénédicité de salaisons et mieux se mettre à boire. Les tripes furent copieuses, comme vous vous en doutez, et si savoureuses que chacun s'en léchait les doigts. Mais le hic, c'est qu'il n'était pas possible de les mettre longtemps de côté car elles se seraient avariées, ce qui paraissait inadmissible. Il fut donc décidé qu'on les engloutirait sans rien en laisser perdre. C'est à cette fin que furent conviés tous les villageois de Cinais, de Seuilly, de la Roche-Clermault, de Vaugaudry, sans oublier ceux du CoudrayMontpensier, du Gué de Vède et les autres, tous bons buveurs, bons compagnons et fameux joueurs de quilles. Le bonhomme Grangousier y prenait un grand plaisir et commandait qu'on y aille à pleines écuelles. Toutefois, il disait à sa femme d'en manger moins, vu qu'elle approchait du terme et que cette tripaille n'était pas une nourriture très recommandable: « Il a, disait-il, une grande envie de manger de la merde, celui qui en mange le sac. » En dépit de ces remontrances, elle en mangea seize muids, deux baquets et six pots. Oh ! Quelle belle matière fécale devait fermenter en elle! Après le repas, tous allèrent pèle-mêle à la Saulaie, et là, sur l'herbe drue, ils dansèrent au son des joyeux flageolets et des douces cornemuses, de si bon cœur que c'était un passe-temps céleste que de les voir ainsi se divertir. Puis, il leur vint à l'idée de faire quatre heures en ce bon endroit, et flacons de circuler, jambons de trotter, gobelets de voler, brocs de tinter! « - Tire! Donne! Tourne! Baptise-le! Verse m'en sans eau! Comme ça, mon ami! Siffle-moi, ce verre proprement! Produis-moi du clairet, que le verre en pleure. Trêve de soif! Ah! mauvaise fièvre, ne passeras-tu pas? Ma foi, ma commère, je n'arrive pas à me mettre en train. Vous ne vous sentez pas bien, ma mie?

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Sûr! Par le ventre de saint Quenet, parlons boisson. Je ne bois qu'à mes heures, comme la mule du pape. Je ne bois qu'à mon livre d'heures, en bon père supérieur. »

Texte 2

Madame Bovary, Gustave Flaubert (1857)

A sept heures, on servit le dîner. Les hommes, plus nombreux, s'assirent à la première table, dans le vestibule, et les dames à la seconde, dans la salle à manger, avec le Marquis et la Marquise. Emma se sentit, en entrant, enveloppée par un air chaud, mélange du parfum des fleurs et du beau linge, du fumet des viandes et de l'odeur des truffes. Les bougies des candélabres allongeaient des flammes sur les cloches d'argent; les cristaux à facettes, couverts d'une buée mate, se renvoyaient des rayons pâles; des bouquets étaient en ligne sur toute la longueur de la table, et, dans les assiettes à large bordure, les serviettes, arrangées en manière de bonnet d'évêque, tenaient entre le bâillement de leurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale. Les pattes rouges des homards dépassaient les plats; de gros fruits dans des corbeilles à jour s'étageaient sur la mousse; les cailles avaient leurs plumes, des fumées montaient; et, en bas de soie, en culotte courte, en cravate blanche, en jabot, grave comme un juge, le maître d'hôtel, passant entre les épaules des convives les plats tout découpés, faisait d'un coup de sa cuiller sauter pour vous le morceau qu'on choisissait. Sur le grand poêle de porcelaine à baguette de cuivre, une statue de femme drapée jusqu'au menton regardait immobile la salle pleine de monde. Madame Bovary remarqua que plusieurs dames n'avaient pas mis leurs gants dans leur verre. Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbé sur son assiette remplie, et la serviette nouée dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux éraillés et portait une petite queue enroulée d'un ruban noir. C'était le beau-père du marquis, le vieux duc de Laverdière, l'ancien favori du comte d'Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait été, disait- on, l'amant de la reine Marie-Antoinette entre MM. De Coigny et de Lauzun. Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille. Un domestique, derrière sa chaise, lui nommait tout haut, dans l'oreille, les plats qu'il désignait du doigt et bégayant; et sans cesse les yeux d'Emma revenaient d'eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quelque choses d'extraordinaire et d'auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des reines! On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle n'avait jamais vu de grenades ni mangé d'ananas. Le sucre en poudre même lui parut plus blanc et plus fin qu'ailleurs. Les dames, ensuite, montèrent dans leurs chambres s'apprêter pour le bal.

Texte 3

L'Assommoir, Emile Zola (1877)

Par exemple, il y eut là un fameux coup de fourchette: c'est-à-dire que personne de la société ne se souvenait de s'être jamais collé une pareille indigestion sur la conscience. Gervaise, énorme, tassée sur les coudes, mangeait de gros morceaux de blanc, ne parlant pas, de peur de perdre une bouchée; et elle était seulement un peu honteuse devant Goujet, ennuyée de se montrer ainsi, gloutonne comme une chatte. Goujet, d'ailleurs, s'emplissait trop lui-même, à la voir toute rose de nourriture. Puis, dans sa gourmandise, elle restait si gentille et si bonne! Elle ne parlait pas, mais elle se dérangeait à chaque instant, pour soigner le père Bru et lui passer quelque chose de délicat sur son

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assiette. C'était même touchant de regarder cette gourmande s'enlever un bout d'aile de la bouche, pour le donner au vieux, qui ne semblait pas connaisseur et qui avalait tout, la tête basse, abêti de tant bâfrer, lui dont le gésier avait perdu le goût du pain. Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti; ils en prenaient pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la table et la boutique, afin de ruiner la Banban du coup. Toutes les dames avaient voulu de la carcasse; la carcasse, c'est le morceau des dames. Madame Lerat, madame Boche, madame Putois grattaient des os, tandis que maman Coupeau, qui adorait le cou, en arrachait la viande avec ses deux dernières dents. Virginie, elle, aimait la peau, quand elle était rissolée, et chaque convive lui passait sa peau, par galanterie; si bien que Poisson jetait à sa femme des regards sévères, en lui ordonnant de s'arrêter, parce qu'elle en avait assez comme ça : une fois déjà, pour avoir trop mangé d'oie rôtie, elle était restée quinze jours au lit, le ventre enflé. Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse à Virginie, criant que, tonnerre de Dieu! Si elle ne le décrottait pas, elle n'était pas une femme. Est-ce que l'oie avait jamais fait du mal à quelqu'un? Au contraire, l'oie guérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert. Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé; et, pour crâner, il s'enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant, Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences. Ah ! Nom de dieu! Oui, on s'en flanqua une bosse! Quand on y est, on y est, n'est-ce pas? et si l'on ne se paie qu'un gueuleton par-ci par-là, on serait joliment godiche de ne pas s'en fourrer jusqu'aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons se gonfler à mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans leur peau, les sacrés goinfres! La bouche ouverte, le menton barbouillé de graisse, ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu'on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité. Et le vin donc, mes enfants, ça coulait autour de la table comme l'eau coule à la Seine. Un vrai ruisseau, lorsqu'il a plu et que la terre a soif.

Texte 4

Sodome et Gomorrhe, Marcel Proust (1922)

En voilà un dont on peut dire que ça ne lui a pas réussi de quitter notre petit noyau. Je vous montrerai tout à l'heure des fleurs qu'il a peintes pour moi; vous verrez quelle différence avec ce qu'il fait aujourd'hui et que je n'aime pas du tout, mais pas du tout! Mais comment! je lui avais fait faire un portrait de Cottard, sans compter tout ce qu'il a fait d'après moi. - Et il avait fait au professeur des cheveux mauves, dit Mme Cottard, oubliant qu'alors son mari n'était pas agrégé. Je ne sais, Monsieur, si vous trouvez que mon mari a des cheveux mauves. - Ça ne fait rien, dit Mme Verdurin en levant le menton d'un air de dédain pour Mme Cottard et d'admiration pour celui dont elle parlait, c'était d'un fier coloriste, d'un beau peintre. Tandis que, ajouta-t-elle en s'adressant de nouveau à moi, je ne sais pas si vous appelez cela de la peinture, toutes ces grandes diablesses de compositions, ces grandes machines qu'il expose depuis qu'il ne vient plus chez moi. Moi, j'appelle cela du barbouillé, c'est d'un poncif, et puis ça manque de relief, de personnalité. Il ya de tout le monde là dedans. - Il restitue la grâce du XVIIIe, mais moderne, dit précipitamment Saniette, tonifié et remis en selle par mon amabilité. Mais j'aime mieux Helleu. - Il n'y a aucun rapport avec Helleu, dit Mme Verdurin. - Si, c'est du XVIIIe siècle fébrile. C'est un Watteau à vapeur, et il se mit à rire. - Oh! connu, archiconnu, il y a des années qu'on me le ressert», dit M. Verdurin à qui, en effet, Ski l'avait raconté autrefois, mais comme fait par lui-même. «Ce n'est pas de chance que, pour une fois que vous prononcez intelligiblement quelque chose d'assez drôle, ce ne soit pas de vous. - Ça me fait de la peine, reprit Mme Verdurin, parce que c'était quelqu'un de doué, il a gâché un joli tempérament de peintre. Ah! s'il était resté ici! Mais il serait devenu le premier paysagiste de notre temps. Et c'est une femme qui l'a conduit si bas! Ça ne m'étonne pas d'ailleurs, car l'homme était agréable, mais vulgaire. Au fond c'était un médiocre. Je vous dirai que je l'ai senti tout de suite. Dans

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le fond, il ne m'a jamais intéressée. Je l'aimais bien, c'était tout. D'abord, il était d'un sale. Vous aimez beaucoup ça, vous, les gens qui ne se lavent jamais? - Qu'est-ce que c'est que cette chose si jolie de ton que nous mangeons? demanda Ski. - Cela s'appelle de la mousse à la fraise, dit Mme Verdurin. - Mais c'est ra-vis-sant. Il faudrait faire déboucher des bouteilles de Château-Margaux, de Château-Lafite, de Porto. - Je ne peux pas vous dire comme il m'amuse, il ne boit que de l'eau, dit Mme Verdurin pour dissimuler sous l'agrément qu'elle trouvait à cette fantaisie l'effroi que lui causait cette prodigalité. - Mais ce n'est pas pour boire, reprit Ski, vous en remplirez tous nos verres, on apportera de merveilleuses pêches, d'énormes brugnons, là, en face du soleil couché; ça sera luxuriant comme un beau Véronèse. - Ça coûtera presque aussi cher, murmura M. Verdurin. - Mais enlevez ces fromages si vilains de ton, dit-il en essayant de retirer l'assiette du Patron, qui défendit son gruyère de toutes ses forces. - Vous comprenez que je ne regrette pas Elstir, me dit Mme Verdurin, celui-ci est autrement doué. Elstir, c'est le travail, l'homme qui ne sait pas lâcher sa peinture quand il en a envie. C'est le bon élève, la bête à concours. Ski, lui, ne connaît que sa fantaisie. Vous le verrez allumer sa cigarette au milieu du dîner.

Texte 5

Moderato Cantabile, Marguerite Duras (1958)

Anne Desbaresdes boit de nouveau un verre de vin tout entier les yeux mi-clos. Elle en est déjà à ne plus pouvoir faire autrement. Elle découvre, à boire, une confirmation de ce qui fut jusque-là son désir obscur et une indigne consolation à cette découverte. D'autres femmes boivent à leur tour, elles lèvent de même leurs bras nus, délectables, irréprochables, mais d'épouses. Sur la grève, l'homme siffle une chanson entendue dans l'après-midi dans un café du port. La lune est levée et avec elle voici le commencement de la nuit tardive et froide. Il n'est pas impossible que cet homme ait froid. Le service du canard à l'orange commence. Les femmes se servent. On les choisit belles et fortes, elles feront front à tant de chère. De doux murmures montent de leurs gorges à la vue du canard d'or. L'une d'elles défaille à sa vue. Sa bouche est desséchée par d'autre faim que rien non plus ne peut apaiser qu'à peine, le vin. Une chanson lui revient, entendue dans l'après-midi dans un café du port, qu'elle ne peut pas chanter. Le corps de l'homme sur la plage est toujours solitaire. Sa bouche est restée entrouverte sur le nom prononcé. - Non merci. Sur les paupières fermées de l'homme, rien ne se pose que le vent et, par vagues impalpables et puissantes, l'odeur du magnolia, suivant les fluctuations de ce vent. Anne Desbaresdes vient de refuser de se servir. Le plat reste cependant encore devant elle, un temps très court, mais celui du scandale. Elle lève la main, comme il lui fut appris, pour réitérer son refus. On n'insiste plus. Autour d'elle, à table, le silence s'est fait. - Voyez, je ne pourrais pas, je m'en excuse Elle soulève une nouvelle fois sa main à hauteur de la fleur qui se fane entre ses seins et dont l'odeur franchit le parc et va jusqu'à la mer. - C'est peut-être cette fleur, ose-t-on avancer, dont l'odeur est si forte? - J'ai l'habitude de ces fleurs, non, ce n'est rien. Le canard suit son cours. Quelqu'un en face d'elle regarde encore impassiblement. Et elle s'essaye

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encore à sourire, mais ne réussit encore que la grimace désespérée et licencieuse de l'aveu. Anne Desbaresdes est ivre. On redemande si elle n'est pas malade. Elle n'est pas malade. - C'est peut-être cette fleur, insiste-t-on, qui écoeure subrepticement? - Non. J'ai l'habitude de ces fleurs. C'est qu'il m'arrive de ne pas avoir faim. On la laisse en paix, la dévoration du canard commence. Sa graisse va se fonder dans d'autres corps. Les paupières fermées d'un homme de la rue tremblent de tant de patience consentie. Son corps éreinté a froid, que rien ne réchauffe. Sa bouche a encore prononcé un nom. A la cuisine, on annonce qu'elle a refusé le canard à l'orange, qu'elle est malade, qu'il n'y a pas d'autre explication.

Document complementaire Le Repas de noce, Pieter Brueghel l'Ancien, 1567 ou 1568. Huile sur toile, 114 x 164 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne

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Classe de seconde : le récit Flaubert Madame Bovary 1857 .

1 Après le bal au château de Vaubyssard, Emma retombe dans l’ennui de la vie provinciale. Elle rêve des plaisir parisiens qu’elle ne peut imaginer qu’à travers ses lectures. Paris, plus vague que l’Océan, miroitait donc aux yeux d’Emma dans une atmosphère vermeille. La vie nombreuse qui s’agitait en ce tumulte y était cependant divisée par parties, classée en tableaux distincts. Emma n’en apercevait que deux ou trois qui lui cachaient tous les autres, et représentaient à eux seuls l’humanité complète. Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons lambrissés de miroirs, autour de tables ovales couvertes d’un tapis de velours à crépines d’or. Il y avait là des robes à queue, de grands mystères, des angoisses dissimulées sous des sourires. Venait ensuite la société des duchesses ; on y était pâle ; on se levait à quatre heures ; les femmes, pauvres anges ! portaient du point d’Angleterre au bas de leur jupon, et les hommes, capacités méconnues sous des dehors futiles, crevaient leurs chevaux par partie de plaisir, allaient passer à Bade la saison d’été, et, vers la quarantaine enfin, épousaient des héritières. Dans les cabinets de restaurant où l’on soupe après minuit riait, à la clarté des bougies, la foule bigarrée des gens de lettres et des actrices. Ils étaient, ceux-là, prodigues comme des rois, pleins d’ambitions idéales et de délires fantastiques. C’était une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était perdu, sans place précise, et comme n’existant pas. Plus les choses, d’ailleurs, étaient voisines, plus sa pensée s’en détournait. Tout ce qui l’entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu’au delà s’étendait à perte de vue l’immense pays des félicités et des passions. Elle confondait, dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies du cœur, l’élégance des habitudes et les délicatesses du sentiment. Ne fallait-il pas à l’amour, comme aux plantes indiennes, des terrains préparés, une température particulière ? Les soupirs au clair de lune, les longues étreintes, les larmes qui coulent sur les mains qu’on abandonne, toutes les fièvres de la chair et les langueurs de la tendresse ne se séparaient donc pas du balcon des grands châteaux qui sont pleins de loisirs, d’un boudoir à stores de soie avec un tapis bien épais, des jardinières remplies, un lit monté sur une estrade, ni du scintillement des pierres précieuses et des aiguillettes de la livrée.

Première partie chapitre 9

2 Le couple Bovary s’est installé dans le bourg de Yonville l’Abbaye. Emma y rencontre un châtelain nommé Rodolphe Boulanger, un coureur de jupons qui entreprend de la séduire. Elle devient sa maîtresse. Rentrée chez elle, elle s’enferme dans sa chambre. D'abord, ce fut comme un étourdissement ; elle voyait les arbres, les chemins, les fossés, Rodolphe, et elle sentait encore l'étreinte de ses bras, tandis que le feuillage frémissait et que les joncs sifflaient. Mais, en s'apercevant dans la glace, elle s'étonna de son visage. Jamais elle n'avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d'une telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait. Elle se répétait : " J'ai un amant ! un amant ! " se délectant à cette idée comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc posséder enfin ces joies de l'amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire ; une immensité bleuâtre l'entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l'existence ordinaire n'apparaissait qu'au loin, tout en bas, dans l'ombre, entre les intervalles de ces hauteurs.

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Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu'elle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de soeurs qui la charmaient. Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant dans ce type d'amoureuse qu'elle avait tant envié. D'ailleurs, Emma éprouvait une satisfaction de vengeance. N'avait-elle pas assez souffert ! Mais elle triomphait maintenant, et l'amour, si longtemps contenu, jaillissait tout entier avec des bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans remords, sans inquiétude, sans trouble.

Deuxième partie chapitre 9

3 Emma, insatisfaite dans sa vie conjugale, rêve de se faire enlever par son amant Rodolphe. Allongée près de son mari, elle laisse libre cours à son imagination romanesque. Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d'où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d'une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigognes. On marchait au pas à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir des mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s'envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramides au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d'eau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C'est là qu'ils s'arrêteraient pour vivre : ils habiteraient une maison basse à toit plat, ombragée d'un palmier, au fond d'un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu'ils contempleraient. Cependant, sur l'immensité de cet avenir qu'elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait : les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l'horizon infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l'enfant se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne s'endormait que le matin, quand l'aube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin sur la place, ouvrait les auvents de la pharmacie. Deuxième partie Chapitre 12 4 Le rêve d’Emma se brise. Rodolphe se dérobe au dernier moment et lui adresse une lettre de rupture Elle se précipite dans le grenier de la maison. Emma poussa la porte et entra. Les ardoises laissaient tomber d'aplomb une chaleur lourde, qui lui serrait les tempes et l'étouffait ; elle se traîna jusqu'à la mansarde close dont elle tira le verrou ; et la lumière éblouissante jaillit d'un bond. En face, par-dessus les toits, la pleine campagne s'étalait à perte de vue. En bas, sous elle, la Place du village était vide ; les cailloux du trottoir scintillaient ; les girouettes des maisons se tenaient immobiles ; au coin de la rue, il partit d'un étage inférieur une sorte de ronflement à modulations stridentes. C'était Binet qui tournait. Elle s'était appuyée contre l'embrasure de la mansarde, et elle relisait la lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle y fixait d'attention, plus ses idées se confondaient. Elle le revoyait, elle l'entendait, il l'entourait de ses deux bras… et les battements de son cœur, qui la frappaient sous la poitrine comme à grands coups de bélier, s'accéléraient l'un après l'autre, à intermittences inégales.

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Elle jetait les yeux tout autour d'elle avec l'envie que la terre croulât. Pourquoi n'en pas finir ? Qui la retenait donc ? Elle était libre. Et elle s'avança ; elle regarda les pavés, en se disant : Allons ! allons ! Le rayon lumineux qui montait d'en bas directement tirait vers l'abîme le poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la Place oscillant s'élevait le long des murs, et que le plancher s'inclinait par le bout, à la manière d'un vaisseau qui tangue. Elle se tenait tout au bord, presque suspendue, entourée d'un grand espace. Le bleu du ciel l'envahissait, l'air circulait dans sa tête creuse, elle n'avait qu'à céder, qu'à se laisser prendre, et le ronflement du tour ne discontinuait pas, comme une voix furieuse qui l'appelait. — Ma femme ! ma femme ! cria Charles. Elle s'arrêta. — Où es-tu donc ? Arrive. L'idée qu'elle venait d'échapper à la mort faillit la faire s'évanouir de terreur ; elle ferma les yeux. Puis elle tressaillit au contact d'une main sur sa manche ; c'était Félicité Deuxième partie chapitre 13 5 Emma prend prétexte de cours de musique pour se rendre en diligence à Rouen pour retrouver son nouvel amant Raoul Dupuis. Puis, d'un seul coup d'œil, la ville apparaissait. Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s'élargissait au-delà des ponts, confusément. La pleine campagne remontait ensuite d'un mouvement monotone, jusqu'à toucher au loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu d'en haut, le paysage tout entier avait l'air immobile comme une peinture ; les navires à l'ancre se tassaient dans un coin ; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles, de forme oblongue, semblaient sur l'eau de grands poissons noirs arrêtés. Les cheminées des usines poussaient d'immenses panaches bruns qui s'envolaient par le bout. On entendait le ronflement des fonderies avec le carillon clair des églises qui se dressaient dans la brume. Les arbres des boulevards, sans feuilles, faisaient des broussailles violettes au milieu des maisons, et les toits, tout reluisants de pluie, miroitaient inégalement, selon la hauteur des quartiers. Parfois un coup de vent emportait les nuages vers la côte Sainte-Catherine, comme des flots aériens qui se brisaient en silence contre une falaise. Quelque chose de vertigineux se dégageait pour elle de ces existences amassées, et son cœur s'en gonflait abondamment, comme si les cent vingt mille âmes qui palpitaient là lui eussent envoyé toutes à la fois la vapeur des passions qu'elle leur supposait. Son amour s'agrandissait devant l'espace, et s'emplissait de tumulte aux bourdonnements vagues qui montaient. Elle le reversait au dehors, sur les places, sur les promenades, sur les rues, et la vieille cité normande s'étalait à ses yeux comme une capitale démesurée, comme une Babylone où elle entrait. Elle se penchait des deux mains par le vasistas, en humant la brise ; les trois chevaux galopaient, les pierres grinçaient dans la boue, la diligence se balançait, et Hivert, de loin, hélait les carrioles sur la route, tandis que les bourgeois qui avaient passé la nuit au bois Guillaume descendaient la côte tranquillement, dans leur petite voiture de famille. On s'arrêtait à la barrière ; Emma débouclait ses socques , mettait d'autres gants, rajustait son châle, et, vingt pas plus loin, elle sortait de l'Hirondelle. Troisième partie Chapitre 5. Documents complémentaires 1 Fiche Bovarysme Wikipédia Définitions

Flaubert présente dans son roman une jeune femme qui a beaucoup lu durant sa jeunesse, en particulier des ouvrages romantiques. Or, sa vie conjugale, loin de se conformer à ses rêves, ne lui apporte que frustrations et désillusions, son mari Charles Bovary étant un homme médiocre. De plus,

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ses rencontres avec Rodolphe Boulanger, gentilhomme de campagne, et Léon Dupuis, stéréotype du jeune homme romantique, avec lesquels elle aura une aventure, se terminent aussi par des échecs. Ils ne sont en effet qu'une pâle copie des personnages de roman qu'elle aimerait rencontrer. Rodolphe est le substitut pédant et lâche d'un aristocrate ; quant à Léon, s'il a aimé Emma Bovary au début à la façon craintive et respectueuse des romantiques, la fin révèle que leur liaison n'est pas fondée sur la passion. Léon ne peut en plus pas être l'homme parfait des romans d'Emma car il est trop jeune pour être un homme. Finalement, la déception d'Emma par rapport à sa vie se solde par son suicide. Le bovarysme est « un état d’insatisfaction, sur les plans affectifs et sociaux, qui se rencontre en particulier chez certaines jeunes personnes névrosées, et qui se traduit par des ambitions vaines et démesurées, une fuite dans l’imaginaire et le romanesque3. »

« Affection dont est atteinte l'héroïne du roman de Flaubert, Emma Bovary, et qui consiste à construire sa vision du monde à partir de la lecture de romans. L'invalidité des univers romanesques à servir de modèles au monde réel entraîne une série de désillusions. Par extension, le terme désigne une pathologie de la lecture4. » Selon Flaubert, le bovarysme est « la rencontre des idéaux romantiques face à la petitesse des choses de la réalité » qualifié par le même auteur du terme de « mélancolie »5. De façon plus générale, le bovarysme peut être vu comme « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est ». Il est aussi employé pour désigner « l'utilisation dans la littérature de l’erreur du soi sur le soi avant et après Flaubert ». En ce sens, l'héroïne de Flaubert est proche du héros de Cervantès, Don Quichotte. Dans les deux cas, le roman traduit la « désillusion, le désabusement du lecteur dans son rapport à la fiction 6. » Antécédents littéraires Honoré de Balzac avait déjà décrit cet état dans La Femme de trente ans, dont Flaubert s'est inspiré7. Selon Pierre Barbéris, c'est Balzac qui a inventé le bovarysme8. Flaubert est aussi influencé par le Don Quichotte de Cervantès, qu'il avait beaucoup lu et dont il reprend le thème d'un lecteur qui consume ses nuits à lire des livres extravagants6. Dans Madame Bovary, Madame Bovary mère s'écrie contre sa bru, dans un moment de colère : « Ah ! Elle s'occupe ! À quoi donc ? À lire des romans, de mauvais livres »9. Dès lors, l'acte d'accusation est lancé. Le bovarysme, déjà apparu dans La Femme de trente ans de Balzac8, apparaît alors ici clairement comme né du romantisme et de son écrasement face à une réalité très éloignée de fantasmes et d'idéaux féminins. Flaubert fait ainsi de Madame Bovary un regard sur la littérature romantique, qui s'est développée au XIXe siècle.

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Les Amants dans la campagne de Gustave Courbet 1844

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Classe de seconde Le récit la ville dans le roman Texte A : Emile Zola, La Curée, 1871

[Aristide Rougon, dit Saccard, est un homme sans scrupules qui évolue dans un Paris en pleine transformation. Il a l’intention de profiter des grands travaux initiés par le baron Haussmann, préfet de la Seine, pour faire fortune.]

Leur table était placée devant une des fenêtres. Ce spectacle des toits de Paris égaya Saccard. Au dessert, il fit apporter une bouteille de bourgogne. Il souriait à l'espace, il était d'une galanterie inusitée. Et ses regards, amoureusement, redescendaient toujours sur cette mer vivante et pullulante, d'où sortait la voix profonde des foules. On était à l'automne ; la ville, sous le grand ciel pâle, s'alanguissait, d'un gris doux et tendre, piqué çà et là de verdures sombres, qui ressemblaient à de larges feuilles de nénuphars nageant sur un lac ; le soleil se couchait dans un nuage rouge, et tandis que les fonds s'emplissaient d'une brume légère, une poussière d'or, une rosée d'or tombait sur la rive droite de la ville, du côté de la Madeleine et des Tuileries. C'était comme le coin enchanté d'une cité des Mille et une Nuits, aux arbres d'émeraude, aux toits de saphir, aux girouettes de rubis. Il vint un moment où le rayon qui glissait entre deux nuages, fut si resplendissant, que les maisons semblèrent flamber et se fondre comme un lingot d'or dans un creuset. « Oh ! vois, dit Saccard, avec un rire d'enfant, il pleut des pièces de vingt francs dans Paris ! » Angèle se mit à rire à son tour, en accusant ces pièces-là de n'être pas faciles à ramasser. Mais son mari s'était levé, et s'accoudant sur la rampe de la fenêtre : « C'est la colonne Vendôme, n'est- ce pas, qui brille là-bas ?... Ici, plus à droite, voilà la Madeleine... Un beau quartier, où il y a beaucoup à faire... Ah ! cette fois, tout va brûler ! Vois-tu ? ... On dirait que le quartier bout dans l'alambic de quelque chimiste.» Sa voix devenait grave et émue. La comparaison qu'il avait trouvée parut le frapper beaucoup. Il avait bu du bourgogne, il s'oublia, il continua, étendant le bras pour montrer Paris à Angèle qui s'était également accoudée, à son côté : « Oui, oui, j'ai bien dit, plus d'un quartier va fondre, et il restera de l'or aux doigts des gens qui chaufferont et remueront la cuve. Ce grand innocent de Paris ! vois donc comme il est immense et comme il s'endort doucement ! C'est bête, ces grandes villes ! Il ne se doute guère de l'armée de pioches qui l'attaquera un de ces beaux matins, et certains hôtels de la rue d'Anjou ne reluiraient pas si fort sous le soleil couchant, s'ils savaient qu'ils n'ont plus que trois ou quatre ans à vivre. » Angèle croyait que son mari plaisantait. Il avait parfois le goût de la plaisanterie colossale et inquiétante. Elle riait, mais avec un vague effroi, de voir ce petit homme se dresser au-dessus du géant couché à ses pieds, et lui montrer le poing, en pinçant ironiquement les lèvres. « On a déjà commencé, continua-t-il. Mais ce n'est qu'une misère. Regarde là- bas, du côté des Halles, on a coupé Paris en quatre... » Et de sa main étendue, ouverte et tranchante comme un coutelas, il fit signe de séparer la ville en quatre parts. « Tu veux parler de la rue de Rivoli et du nouveau boulevard que l'on perce ? demanda sa femme. - Oui, la grande croisée de Paris, comme ils disent. Ils dégagent le Louvre et l'Hôtel de Ville. »

Texte B : Georges Simenon, Le Chien jaune, 1931

[Un meurtre est commis dans le port breton de Concarneau. Sur la scène du crime rôde un mystérieux chien aux poils jaunes. Le commissaire Maigret est appelé sur les lieux pour mener l’enquête.]

Maigret traversa le pont-levis, franchit la ligne des remparts, s’engagea dans une rue irrégulière et mal éclairée. Ce que les Concarnois appellent la ville close, c’est-à-dire le vieux quartier encore entouré de ses murailles, est une des parties les plus populeuses de la cité.

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Et pourtant, alors que le commissaire avançait, il pénétrait dans une zone de silence de plus en plus équivoque. Le silence d’une foule qu’hypnotise un spectacle et qui frémit, qui a peur ou qui s’impatiente. Quelques voix isolées d’adolescents décidés à crâner. Un tournant encore et le commissaire découvrit la scène : la ruelle étroite, avec des gens à toutes les fenêtres ; des chambres éclairées au pétrole ; des lits entrevus ; un groupe barrant le passage, et, au-delà de ce groupe, un grand vide d’où montait un râle. Maigret écarta les spectateurs, des jeunes gens pour la plupart, surpris de son arrivée. Deux d’entre eux étaient encore occupés à jeter des pierres dans la direction du chien. Leurs compagnons voulurent arrêter leur geste. On entendit, ou plutôt on devina : – Attention !... Et un des lanceurs de pierres rougit jusqu’aux oreilles tandis que Maigret le poussait vers la gauche, s’avançait vers l’animal blessé. Le silence, déjà, était d’une autre qualité. Il était évident que quelques instants plus tôt une ivresse malsaine animait les spectateurs, hormis une vieille qui criait de sa fenêtre : – C’est honteux !... Vous devriez leur dresser procès-verbal, commissaire !... Ils sont tous à s’acharner sur cette pauvre bête... Et je sais bien pourquoi, moi !... Parce qu’ils en ont peur. Le cordonnier qui avait tiré rentra, gêné, dans sa boutique. Maigret se baissa pour caresser la tête du chien qui lui lança un regard étonné, pas encore reconnaissant. L’inspecteur Leroy sortait du café d’où il avait téléphoné. Des gens s’éloignaient à regret. – Qu’on amène une charrette à bras... Les fenêtres se fermaient les unes après les autres, mais on devinait des ombres curieuses derrière les rideaux.

Texte C : Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951

[Dans les Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar donne la parole au personnage historique

d’Hadrien, empereur de Rome au IIe siècle, en rédigeant les mémoires fictifs qu’il aurait pu écrire. Sous le règne d’Hadrien, l’Empire romain était à son apogée, grâce aux nombreuses conquêtes qui avaient étendu son territoire.]

Rome n’est plus dans Rome : elle doit périr, ou s ‘égaler désormais à la moitié du monde. Ces toits, ces terrasses, ces îlots de maisons que le soleil couchant dore d’un si beau rose ne sont plus, comme au temps de nos rois, craintivement entourés de remparts ; j’ai reconstruit moi-même une bonne partie de ceux-ci le long des forêts germaniques ou sur les landes bretonnes. Chaque fois que j’ai regardé de loin, au détour de quelque route ensoleillée, une acropole grecque, et sa ville parfaite comme une fleur, reliée à sa colline comme le calice à sa tige, je sentais que cette plante incomparable était limitée par sa perfection même, accomplie sur un point de l’espace et dans un segment du temps. Sa seule chance d’expansion, comme celle des plantes, était sa graine : la semence d’idées dont la Grèce a fécondé le monde. Mais Rome, plus lourde, plus informe, plus vaguement étalée dans sa plaine au bord de son fleuve, s’organisait vers des développements plus vastes : la cité est devenue l’État. J’aurais voulu que l’État s’élargît encore, devînt ordre du monde, ordre des choses. Des vertus qui suffisaient pour la petite ville des sept collines auraient à s’assouplir, à se diversifier, pour convenir à toute la terre. Rome, que j’osai le premier qualifier d’éternelle, s’assimilerait de plus en plus aux déesses mères des cultes d’Asie, progénitrice des jeunes hommes et des moissons, serrant contre son sein des lions et des ruches d’abeilles. Mais toute création humaine qui prétend à l’éternité doit s’adapter au rythme changeant des grands objets naturels, s’accorder au temps des astres. Notre Rome n’est plus la bourgade pastorale du vieil Évandre, grosse d’un avenir que est déjà en partie passé ; la Rome de proie de la République a rempli son rôle ; la folle capitale des premiers Césars tend d’elle même à s’assagir ; d’autres Romes viendront, dont j’imagine mal le visage, mais que j’aurai contribuer à former. Quand je visitais les villes antiques, saintes mais

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révolues, sans valeur présente pour la race humaine, je me promettais d’éviter à ma Rome ce destin pétrifié d’une Thèbes ou d’une Babylone ou d’une Tyr. Elle échapperait à son corps de pierre ; elle se composerait du mot d’État, du mot de citoyenneté, du mot de République, une plus sûre immortalité. Dans les pays encore incultes sur les bords du Rhin, du Danube ou de la mer des Bataves, chaque village défendu par une palissade de pieux me rappelait la hutte des roseaux, le tas de fumier où nos jumeaux en endormaient gorgés de lait de la louve. Ces métropoles futures reproduiraient Rome. Aux corps physiques des nations et des races, aux accidents de la géographie et de l’histoire, aux exigences disparates des dieux ou des ancêtres, nous aurions à jamais superposé, mais sans rien détruire, l’unité d’une conduite humaine, l’empirisme d’une expérience sage. Rome se perpétuerait dans la moindre petite ville où les magistrats s’efforcent de vérifier les poids des marchands, de nettoyer et d’éclairer leurs rues, de s’opposer au désordre, à l’incurie, à la peur, à l’injustice ; de réinterpréter raisonnablement les lois. Elle ne périrait qu’avec la dernière cité des hommes. Texte D Rachid Boudjedra : Topographie idéale pour une agression caractérisée, Paris, Denoël, 1975 A vivre dans des bidonvilles avec leur tôle ondulée fissurée et dégoulinante de pluie ininterrompue comme si elle faisait exprès de tomber beaucoup plus abondamment et beaucoup plus fort qu'ailleurs, que sur les quartiers chics, par exemple, ou la banlieue résidentielle coincée entre bois et étang, mirage affleurant, flou et tremblé, sur les affiches de publicité VOTRE MAISON DE CAMPAGNE VOUS ATTEND, ALLEZ LA VISITER DÈS CE WEEK-END !); avec leurs bicoques recouvertes de papier goudronné tramé en papier à cigarette au bout de quelques heures de pluie diluvienne ou de quelques jours de crachin interminable; avec leurs toits toujours en train de se décoller et qu'il faut amarrer à l'aide de grosses pierres afin qu'ils tiennent une nuit, le temps d'épuiser les cauchemars et de se remettre au travail; avec leurs portes et leurs fenêtres attachées avec des bouts de ficelles, des fils de fer, des épingles à linge, du papier collant, etc.; avec leurs maisons toutes de guingois comme récalcitrantes, faisant la guerre à tout le monde mais ouvertes au vent, aux tempêtes et aux cyclones; avec leurs cordes à linge usé jusqu'à la trame et séchant pour la frime alors qu'il pleut des hallebardes grosses comme des pièces détachées d'une usine quelconque où le rêve se coince irrémédiablement pour treize heures de temps; avec leurs enfants atteints de rachitisme et se traînant dans la gadoue noire; avec leurs égouts verdâtres à ciel ouvert zigzaguant à travers les bicoques rouillées, humides et gluantes et où les petits pêchent à l'aide de boites de sardines quelque gourmandise arrivée des quartiers des autres; avec leurs encombrements, leur surnombre et leur surcharge où les mansardes exiguës abritent dans une ou deux pièces des dizaines de personnes percluses de rhumatisme l'hiver, brûlant – l'été – au feu des radiations solaires qui arrivent par ondes vrillantes non pas du ciel, mais des autres toits recouverts de papiers bitumeux, de lattes caoutchoutées et de morceaux de mica, etc., qui attisent l'incendie, dés qu'il y a un rayon de soleil en plus, aveuglant les yeux, disposant des papules en travers des paupières corrodées par l'infrarouge alors qu'à l'extérieur, les rues tortueuses se soumettent à l'électrochoc des ondulations grises, des vibrations métalliques et des harcèlements cuivrés desséchant les narines des invalides béatement cloués à leurs bancs faisant prendre le soleil à leurs plantes cultivées subrepticement dans des bidons en zinc (menthe, basilic, coriandre, etc.); avec leurs cohortes de fantômes calamiteux, grincheux et mal réveillés de 4 heures du matin, marchant à la queue leu leu avec des précautions de sioux allant pointer à l'usine située à l'autre bout du monde; avec leur toux explosant dans les bouches écarlates rouge-garance-clinquant à cause des zébrures faisant des cratères dans les poumons rafistolés tous les ans par des infirmières inattentives à la détresse fulgurante des galetas catapultés par la mémoire brisée et rêche à l'heure qu'il est; avec leurs odeurs de thé frelaté, de houblon acide et entrecuisse nauséabond, se mêlant au milieu des carrefours en plaques solides et douloureuses; avec leurs gosses scrofuleux fourvoyant leur malice dans les dédales de la mythologie assimilationniste; avec leurs charlatans aux testicules moites dés que le temps est plus tiède que d'habitude; avec les tireurs de cartes et de tarots taraudant de leurs insanités les masses nostalgiques d'un retour hypothétique; avec leurs ventriloques embusqués à l'affût de quelques

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proies crédules pour les délester de leurs fantasmes et de leurs sous amassés patiemment dans la fumée pestilentielle des aubes blafardes; (…) avec leurs muezzins à l'abri derrière leurs bouteilles de rouge, en rupture de Dieu et en rupture des hommes, engoncés dans des soliloques pacifiques cuisant leurs viscères au feu du remords; avec leurs prophètes annonçant d'ultimes apocalypses, de fausses couches et de mauvais présages; avec leurs écrivains publics en profitant pour écrire des romans-fleuves puisqu'ils sont payés à la ligne; avec... Et eux, continuant à améliorer leurs tours de passe-passe, répétant dans leur langue forgée de toutes pièces, à la lueur des quinquets crachotant une fumée épaisse : il ne pourra jamais rien comprendre de sa vie mais il n'entreprendra jamais ce voyage, ah! l'idiot, s'il pense qu'il va pouvoir y aller comme ça impunément, sans dégâts, sans mutilation, sans trépanation, sans amnésie, il se trompe lourdement.

Texte E : Aurélien Bellanger, Le Grand Paris, 2017

[Alexandre Belgrand, le narrateur du roman, est conseiller en urbanisme auprès du Président de la République. Originaire de banlieue parisienne, il garde un attachement particulier à cet espace.]

Les gens ont peur de quitter les autoroutes en banlieue parisienne. J’avais rendez-vous à Rueil, invité par le groupe Taulpin à l’inauguration de la trémie nord du tunnel de l’A86, le second périphérique de Paris, dont cet ouvrage d’art, qui relierait Vélizy et Versailles à ma boucle natale, marquerait la clôture définitive après quarante ans de travaux. Le tunnel de la Défense était exceptionnellement fermé, j’avais dû contourner l’archipel moderniste, et je m’étais perdu dans ce paysage que je croyais familier. La chose avait pourtant bien commencé, l’itinéraire fléché préconisant de prendre la voie circulaire qui permettait de contourner la dalle et qui passait au pied des tours en verre. Le paysage avait la fluidité surréelle du décor d’un vieux jeu vidéo où les seules saccades auraient été provoquées par le remplacement continuel des tours par d’autres tours dans un monde au rendu parfait et à la cinématique impeccable. Mais il m’avait fallu très vite quitter cet état proche de l’hypnose et m’éloigner de la cité de cristal pour m’engager dans Nanterre. Le trajet m’avait alors paru devoir durer une éternité, une éternité de motifs chaotiques, d’immeubles trop petits, de rues étroites et de sens uniquement arbitraires. L’urbanisme parisien s’était brisé ici, sans autre raison apparente que l’éloignement des quartiers centraux, la ville s’était ensablée, sans idéal ni vision, ne laissant émerger d’elle-même que des formes disparates, asymétriques ou inachevées. Les rares bâtiments qui respectaient encore les gabarits haussmanniens, de plus en plus isolés, acquéraient là des propriétés spectrales– la ville, malgré leurs débords encourageants et crénelés, n’avait pas pris ici. Tout était resté étalé, cassé et approximatif, aux alentours immédiats de l’exacte Défense. Le paysage évoquait une sorte d’apocalypse accidentelle et prolongée, quelque chose d’inexplicablement malsain, moins un cauchemar, en réalité, qu’un rêve répétitif dont l’horreur tiendrait à son absence de fin identifiable – la ville était dorénavant perdue et le monde moderne commençait à basculer dans un néant aléatoire. Je suivais sans réfléchir les panneaux jaunes de la déviation, abandonnant toute tentative de compréhension plus globale.

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Antonio Seguí : La ville des mauvais garçons -1992.

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Classe de seconde, le récit. Surmonter les epreuves Texte 1Céline, voyage au bout de la nuit 1932. En Afrique, le narrateur rencontre un petit trafiquant. « C'est rien ! l'entendis-je enfin. C'est la fille de mon frère... Ils sont morts tous les deux... - Ses parents ? - Oui, ses parents... - Qui l'élève alors maintenant ? Ta mère ? que je demandai moi, comme ça, pour manifester de l'intérêt. - Ma mère, je ne l'ai plus non plus... - Qui alors ? - Eh bien moi ! » Il ricanait, cramoisi Alcide, comme s'il venait de faire quelque chose de pas convenable du tout. Il se reprit hâtif : « C'est-à-dire je vais t'expliquer... Je la fais élever à Bordeaux chez les Sœurs... Mais pas des Sœurs pour les pauvres, tu me comprends hein ! ... Chez des Sœurs "bien"... Puisque c'est moi qui m'en occupe alors tu peux être tranquille. Je veux que rien lui manque ! Ginette qu'elle s'appelle... C'est une gentille petite fille... Comme sa mère d'ailleurs... Elle m'écrit, elle fait des progrès, seulement, tu sais, les pensions comme ça, c'est cher... Surtout que maintenant elle a dix ans... Je voudrais qu'elle apprenne le piano en même temps... Qu'est-ce que t'en dis toi du piano ? ... C'est bien le piano, hein, pour les filles ? ... Tu crois pas ? ... Et l'anglais ? C'est utile l'anglais aussi ? ... Tu sais l'anglais toi ? ... » Je me mis à le regarder de plus près l'Alcide, à mesure qu'il s'avouait la faute de ne pas être plus généreux, avec sa petite moustache cosmétique, ses sourcils d'excentrique, sa peau calcinée. Pudique Alcide ! Comme il avait dû en faire des économies sur sa solde étriquée... sur ses primes faméliques et sur son minuscule commerce clandestin... pendant des mois, des années, dans cet infernal Topo ! ... Je ne savais pas quoi lui répondre moi, je n'étais pas très compétent, mais il me dépassait tellement par le cœur que j'en devins tout rouge... A côté d'Alcide, rien qu'un mufle impuissant moi, épais et vain j'étais... Y avait pas à chiquer. C'était net. Je n'osais plus lui parler, je m'en sentais soudain énormément indigne de lui parler. Moi qui hier encore le négligeais et même le méprisais un peu, Alcide. « Je n'ai pas eu de veine, poursuivait-il, sans se rendre compte qu'il m'embarrassait avec ses confidences. Imagine-toi qu'il y a deux ans, elle a eu la paralysie infantile... Figure-toi... Tu sais ce que c'est toi, la paralysie infantile ? » Il m'expliqua alors que la jambe gauche de l'enfant demeurait atrophiée et qu'elle suivait un traitement d'électricité à Bordeaux, chez un spécialiste. « Est-ce que ça revient, tu crois ? ... » qu'il s'inquiétait. Je l'assurai que ça se rétablissait très bien, très complètement avec le temps et l'électricité. Il parlait de sa mère qui était morte et de son infirmité à la petite avec beaucoup de précautions. Il avait peur, même de loin, de lui faire du mal. « As-tu été la voir depuis sa maladie ? - Non... j'étais ici. - Iras-tu bientôt ? - Je crois que je ne pourrai pas avant trois ans... Tu comprends ici, je fais un peu de commerce... Alors ça lui aide bien... Si je partais en congé à présent, au retour la place serait prise... surtout avec l'autre vache... » Ainsi Alcide demandait-il à redoubler son séjour, à faire six ans de suite à Topo, au lieu de trois, pour la petite nièce dont il ne possédait que quelques lettres et ce petit portrait. « Ce qui m'ennuie, reprit-il, quand nous nous couchâmes, c'est qu'elle n'a là-bas personne pour les vacances... C'est dur pour une petite enfant... » Évidemment Alcide évoluait dans le sublime à son aise et pour ainsi dire familièrement, il tutoyait les anges, ce garçon; et il n'avait l'air de rien. Il avait offert sans presque s'en douter à une petite fille vaguement parente des années de torture, l'annihilement de sa pauvre vie dans cette monotonie torride, sans conditions, sans marchandage, sans intérêt que celui de son bon cœur. Il offrait à cette petite fille assez de tendresse pour refaire un monde entier et cela ne se voyait pas.

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Il s'endormit d'un coup, à la lueur de la bougie. Je finis par me relever pour bien regarder ses traits à la lumière. Il dormait comme tout le monde. Il avait l'air bien ordinaire. Ça serait pourtant pas si bête s'il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants." texte 2 Robert Antelme, LʼEspèce humaine,1947 Robert Antelme est philosophe. Entré en résistance, il est arrêté et déporté à Buchenwald puis transféré au Kommando de Gandersheim, constitué dʼenviron 500 détenus. En 1947, il rédige un témoignage sous la forme dʼune réflexion sur la condition du déporté dans lʼunivers concentrationnaire. Gaston est monté sur le tréteau. La petite lueur de la lampe à huile éclairait à peine sa figure. Il avait enlevé son calot et son crâne apparaissait carré, osseux, écrasant son visage sans joues. Son rayé était sale, ses souliers boueux. Gaston paraissait encore plus pesant, debout sur la planche. Il ne savait trop quoi faire de ses mains qu'il laissait pendre le long de son corps ou qu'il frottait de temps en temps l'une contre l'autre. Les conversations des copains se poursuivaient à voix plus basse, mais maintenant, ils regardaient vers Gaston. Gaston dit à peu près ceci : « Camarades, on a pensé qu'il était nécessaire de profiter d'un après-midi comme celui-ci pour se retrouver un peu ensemble. On se connaît mal, on s'engueule, on a faim. Il faut sortir de là. Ils ont voulu faire de nous des bêtes en nous faisant vivre dans des conditions que personne, je dis personne, ne pourra jamais imaginer. Mais ils ne réussiront pas. Parce que nous savons d'où nous venons, nous savons pourquoi nous sommes ici. La France est libre mais la guerre continue, elle continue ici aussi. Si parfois il nous arrive de ne pas nous reconnaître nous-mêmes, c'est cela que coûte cette guerre et il faut tenir. Mais pour tenir, il faut que chacun de nous sorte de lui-même, il faut qu'il se sente responsable de tous. Ils ont pu nous déposséder de tout mais pas de ce que nous sommes. Nous existons encore. Et maintenant, ça vient, la fin arrive, mais pour tenir jusqu'au bout, pour leur résister et résister à ce relâchement qui nous menace, je vous le redis, il faut que nous nous tenions et que nous soyons tous ensemble. » Gaston avait crié cela d'un trait, d'une voix qui était devenue progressivement aiguë. Il était rouge et ses yeux étaient tendus. Les copains aussi étaient tendus et ils avaient applaudi. Les droit commun avaient l'air stupéfait et ne disaient rien. Ces phrases étaient lourdes dans le Block. Elles semblaient venir de très loin. On oubliait la soupe, on n'y pensait plus. Et ce que l'on avait pu se dire seul à soi-même, venait d'acquérir une force considérable pour avoir été crié à haute voix, pour tous. Gaston qui était descendu du tréteau y remonta pour annoncer que des copains allaient chanter et dire des poésies. Il annonça d'abord Francis. Francis monta sur la planche. Il était petit, beaucoup moins massif que Gaston. Il avait, lui aussi, enlevé son calot. Son crâne était plus blanc que celui de Gaston, et sa figure plus maigre encore. Il tenait son calot dans sa main et paraissait intimidé. Il resta un instant ainsi, attendant que le silence se fasse, mais dans le fond du Block les conversations continuaient. Alors il s'est tout de même décidé à commencer. Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage... Il disait très lentement, d'une voix monocorde et faible. — Plus fort ! criaient des types au fond de la chambre. ...Et puis est retourné plein d'usage et raison...

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Francis essayait de dire plus fort, mais il n'y parvenait pas. Sa figure était immobile, triste, ses yeux étaient fixes. L'hiver du Zaun-Kommando était imprégné dessus ; sur sa voix aussi qui était épuisée. Il mettait toute son application à bien détacher les mots et à garder le même rythme dans sa diction. Jusqu'au bout il se tint raide, angoissé comme s'il avait eu à dire l'une des choses les plus rares, les plus secrètes qu'il lui fût jamais arrivé d'exprimer ; comme s'il avait eu peur que, brutalement, le poème ne se brise dans sa bouche. Quand il eut fini, il fut applaudi lui aussi par ceux qui n'étaient pas trop loin de lui. Après Francis, Jo chanta une chanson. « Sur les fortifs, Là-bas, Là-bas... » Jo, lui, chantait d'une voix forte, un peu nasillarde et grasseyante en même temps. Jo eut beaucoup de succès et cela incita les autres à venir chanter à leur tour. Pelava qui était bien plus vieux que nous tous et qui avait de l'œdème aux jambes descendit péniblement de sa paillasse et vint chanter la « Toulousaine ». Bonnet, qui lui aussi était plus vieux, vint chanter « Le temps des cerises ». On se succédait sur le panneau. La lumière était venue dans le Block. Le poêle avait été pour un moment abandonné. Il n'y avait pas d'épluchures dessus. Les copains s'étaient groupés autour du tréteau. Ceux qui d'abord étaient restés allongés sur leur paillasse s'étaient décidés à descendre. Si quelqu'un à ce moment-là était entré dans le Block, il en aurait eu une vision étrange. Tous souriaient. Texte 3 , Vendredi ou les limbes du pacifique 1969 « Un visage éteint. Un degré d'extinction sans doute jamais atteint encore dans l'espèce humaine. » Robinson avait prononcé ces mots à haute voix. Or sa face en proférant ces paroles lourdes comme des pierres n'avait pas davantage bougé qu'une corne de brume ou un cor de chasse. Il s'efforça à quelque pensée gaie et tâcha de sourire. Impossible. En vérité il y avait quelque chose de gelé dans son visage er il aurait fallu de longues et joyeuses retrouvailles avec les siens pour provoquer un dégel. Seul le sourire d'un ami aurait pu lui rendre le sourire.. Il s'arracha à l'horrible fascination du miroir et regarda autour de lui. N'avait-il pas tout ce qu'il lui fallait sur cette île? Il pouvait étancher sa soif et apaiser sa faim, pourvoir il sa sécurité et mème à son confort, et la Bible était là pour satisfaire ses exigences spirituelles. Mais qui donc, par la simple vertu d'un sourire, ferait jamais fondre cette glace qui paralysait son visage? Ses yeux s'abaissèrent alors vers Tenn, assis par terre il sa droite qui levait son museau vers lui. Robinson avait-il une hallucination? Tenn souriait à son maitre. D'un seul côté de sa gueule, sa lèvre noire, finement dentelée se soulevait et découvrait une double rangée de crocs. En même temps il inclinait drôlement la tête sur le côté, et on aurait dit que ses yeux noisette se plissaient ironiquement. Robinson saisit des deux mains la grossc tète velue, et son regard se voila d'émotion. Une chaleur oubliée colora ses joues et un frémissement imperceptible faisait trembler les commissures de ses lèvres. C'était comme sur les bords de l'Ouse, quand le premier souffle de mars faisait pressentir les prochains tressaillements du printemps. Tenn faisait toujours sn grimace et Robinson le regardait passionnément afin de recouvrer la plus douce des facultés humaines. Désormais ce fut comme un jeu entre eux. Tout ià coup Robinson interrompait son travail, sa chasse, son cheminement sur la grève ou dans les bois - ou bien il allumait une torche résineuse au milieu de la nuit – et son visage qui n'était plus qu'à demi mort fixait Tenn d'une certaine

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façon. Et le chien lui souriait, la tête inclinée, et son sourire de chien sc reflétait de jour en jour plus distinctement sur le visage humain de son maître . texte 4 Sébastien Japrisot Un long dimanche de fiançailles 1991 Mathilde retrouve Manech, l’homme qu’elle a aimé et qui est devenu amnésique pendant la première guerre mondiale. C’est la fin du roman. La maison de Juliette Desrochelles est sous les arbres, sur une colline, tout près de là, de pierres grises, au toit de tuiles plates, avec un petit jardin devant, un plus grand derrière. Il y a beaucoup de fleurs. Quand Mathilde est dans la maison, assisse dans sa trottinette, qu'on en a fini des supplications, des larmes et des bêtises, elle demande à Juliette Desrochelles, sa future belle-mère, de la pousser jusqu'au jardin de derrière, où Manech est en train de peindre, et de la laisser seule avec lui un moment. Il est prévenu de sa visite. On lui a dit qu'une jeune fille qu'il a beaucoup aimée vient le voir. Il a demandé son nom, qu'il a trouvé beau. Quand Juliette Desrochelles et Sylvain se retirent, Mathilde est à vingt pas de lui. Il a les cheveux noirs, tout bouclés. Il lui paraît plus grand qu'elle ne s'en souvenait. Il est devant une toile, sous un appentis. Elle a bien fait de ne pas se mettre du noir sur les cils. Elle essaye de s'approcher de lui, mais le chemin est de gravier, c'est difficile. Alors, il tourne la tête vers elle et la voit. Il pose son pinceau et s'approche, et plus il s'approche, plus il s'approche, plus elle se félicite de n'avoir pas mis de noir à ses yeux, elle ne veut pas pleurer mais c'est plus fort qu'elle, un moment elle ne le voit plus venir qu'à travers des larmes. Elle s'essuie vite. Elle le regarde. Il est arrêté à deux pas. Elle pourrait tendre la main, il s'approcherait encore, elle le toucherait. Il est le même, amaigri, plus beau que personne, avec des yeux comme Germain Pire l'a écrit, d'un bleu très pâle, presque gris, tranquilles et doux, avec quelque chose au fond qui se débat, un enfant, une âme massacrée. Il a la même voix qu'avant. La première phrase qu'elle entend de lui, c'est terrible, il lui demande: "Tu peux pas marcher?" Elle bouge la tête pour dire non. Il soupire, il s'en retourne à sa peinture. Elle pousse sur ses roues, elle se rapproche de l'appentis. Il tourne à nouveau les yeux vers elle, il sourit. Il dit: "Tu veux voir ce que je fais?" Elle bouge la tête pour dire oui. Il dit: "Je te montrerai tout à l'heure. Mais pas tout de suite, c'est pas fini." Alors, en attendant, elle s'adosse bien droite dans sa trottinette, elle croise les mains sur ses genoux, elle le regarde. Oui, elle le regarde, elle le regarde, la vie est longue et peut porter encore beaucoup plus sur son dos. Elle le regarde. texte 5 Texte 4 Hervé Guibert A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. 1990 J'ai eu le sida pendant trois mois. Plus exactement, j'ai cru pendant trois mois que j'étais condamné par cette maladie mortelle qu'on appelle le sida. Or je ne me faisais pas d'idées, j'étais réellement atteint, le test qui s'était avéré positif en témoignait, ainsi que des analyses qui avaient démontré que mon sang amorçait un processus de faillite. Mais au bout de trois mois, un hasard extraordinaire me fit croire, et me donna quasiment l'assurance que

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je pourrais échapper à cette maladie que tout le monde donnait encore pour incurable. De même que je n'avais avoué à personne, sauf aux amis qui se comptent sur les doigts d'une main, que j'étais condamné, et n'avouai à personne, sauf à ces quelques amis, que j'allais m'en tirer, que je serais, par ce hasard extraordinaire, un des premiers survivants au monde de cette maladie inexorable. Ce jour où j’entreprends ce livre le 26 décembre 1988, à Rome où je suis venu seul, .envers et contre tous, fuyant cette poignée d’ amis qui ont tenté de me retenir, s’inquiétant de ma santé morale en ce jour férié oùtout est ferme et où chaque passant est un étranger, à Rome ou je m’aperçois définitivement que je n'aime pas les hommes, ou, prêt à tout pour les fuir comme la peste, je ne sais donc, pas avec qui ni où aller manger, plusieurs mois après ces trois mois au cours desquels en toute conscience j'ai été assuré de ma condamnation, puis de ces autres mois qui ont suivi où j'ai pu, par ce hasard extraordinaire, m'en croire délivré, entre le doute et la lucidité, au bout du découragement tout autant que de l'espoir, je ne sais pas non plus à quoi m'en tenir sur rien de ces questions cruciales, sur cette alternative de la condamnation et de sa rémission, je ne sais si ce salut est un leurre qu'on a tendu devant moi comme une embuscade pour m'apaiser, ou s'il est pour de bon une science-fiction dont je serais un des héros, je ne sais s'il est ridiculement humain de croire à cette grâce et à ce miracle. J'entrevois l'architecture de ce nouveau livre que j'ai retenu en moi toutes ces dernières semaines mais j'en ignore le déroulement de bout en bout, je peux en imaginer plusieurs fins qui sont toutes pour l’instant du ressort de la prémonition mais l’ensemble de sa vérité m’est encore caché ; je me dis que ce livre n’a sa raison d’être que dans cette frange d’incertitude qui est commune à tous les malades du monde. Texte complémentaire Maus , Art Spiegelman publiée de 1980 à 1991

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Classe de seconde. Le récit :Nicolas Bouvier, le poisson scorpion 1982 lecture intégrale L’arrivé à Ceylan, chapitre 1 NB quitte L’Inde, il doit se faire vacciner «Pas de piqûre, pas de visa. Je n’en avais pas besoin sans doute, mais qu’est-ce qu’un vaccin de trop en regard d’une controverse avec un fonctionnaire de l’Inde du Sud. À cause de la couleur de mes yeux et pour que je n’aille pas me plaindre ensuite, l’infirmier m’a servi largement : trois fois la dose de mes voisins. Pour le sérum comme pour l’argent on prête aux riches. Dix ans d’immunité au moins. Contre quoi ? je ne m’en souciais pas. J’avais deux ans de route dans les veines et le bonheur rend faraud. Il me restait à l’apprendre. Tout doucement. Les prospectus assurent que l’île est une émeraude au cou du subcontinent. L’Arcadie de voyages de noces victoriens qui ont fait date. Un paradis pour les entomologues. Une occasion de voir le « Rayon vert » à des prix intéressants. Moi je veux bien. Mais trois mille ans avant Baedeker les premiers rituels aryens sont un peu plus circonspects. L’île est ie séjour des mages, des enchanteurs, des démons. C’est une gemme fuligineuse montée du fond de l’Océan sous le règne de mauvaises planètes. Et plusieurs passages qui la citent sont prudemment introduits et conclus par cette formule : venins de l’ichneumon de la murène et du scorpion tourné vers le Sud trois fois je vous réduis en eau. On verra bien. » Texte 2 arrivé à Galle NB suit les indications envoyées par son ami et sa nouvelle épouse qui ont quitté l’ïle. Je peux compléter ce matin le plan qui m’avait conduit jusqu’à cette auberge voici quelques semaines. Vous traversez la véranda que le vent du large saupoudre de sable fin. Vous montez à droite l’escalier de bois en colimaçon. Il a cinq marches ; la dernière craque et je sais que vivant ici je ne l’entendrai pas souvent craquer. C’est là, c’est désormais là. Avez-vous une chambre bon marché ma belle ? Elle vous coûtera moins que le soleil mon ami ! Des punaises ? Quantité de punaises, Dieu soit loué ! Dylan Thomas La chambre coûte une roupie par jour. Le soleil ne coûte rien : il l’allume, il s’y promène, il y fait naufrage dans des murs crépis d’un outre-mer indicible que l’humidité festonne de taches plus sombres. Quant à notre médiocre punaise-des-lits (Cimex lectularius), la nature ne l’a pas suffisamment armée pour affronter ce qui l’attend ici. « Dieu soit loué !»

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Huit pas de long, quatre de large. Un plancher patiné jusqu’au noir. Les poutres enfumées qui disparaissent dans l’obscurité du toit font penser à une carène renversée ou aux cintres d’un modeste théâtre incendié. Un balcon sous un auvent de tuiles vernies d’où l’on voit la cour intérieure avec son puits, l’échiné d’un toit, la bascule lente et si préoccupante de l’horizon marin. Le lit est un cadre de bois tendu de cordes. Une table à tiroir, une chaise, une étagère surmontée d’un Bouddha haut comme la main dont le visage attentif est à moitié rongé. C’est tout. C’est propre, solennel, énigmatique et me paraît parfaitement convenir au peu dont ma vie sera faite ici. » Chapitre IV Texte 3 « Voyager : cent fois remettre sa tête sur le billot, cent fois aller la reprendre dans le panier à son pour la retrouver presque pareille. On espérait tout de même un miracle alors qu’il n’en faut pas attendre d’autre que cette usure et cette érosion de la vie avec laquelle nous avons rendez-vous, devant laquelle nous nous cabrons bien à tort. J’ai rasé ce matin la barbe que je portais depuis l’Iran : le visage qui se cachait dessous a pratiquement disparu. Il est vide, poncé comme un galet, un peu écorné sur les bords. Je n’y perçois justement que cette usure, une pointe d’étonnement, une question qu’il me pose avec une politesse hallucinée et dont je ne suis pas certain de saisir le sens. Un pas vers le moins est un pas vers le mieux. Combien d’années encore pour avoir tout à fait raison de ce moi qui fait obstacle à tout ? Ulysse ne croyait pas si bien dire quand il mettait les mains en cornet pour hurler au Cyclope qu’il s’appelait « Personne ». On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. On s’en va loin des alibis ou des malédictions natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d’attente archibondées, sur de petits quais de gare atterrants de chaleur et de misère, ce qu’on voit passer c’est son propre cercueil. Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? Devenir reflet, écho, courant d’air, invité muet au petit bout de la table avant de piper mot. J’ai nettoyé soigneusement mon rasoir comme si je le voyais pour la première fois et j’ai repris la route de Galle. » Chapitre 5 Texte 4 . « Ma mère : l’aveuglement est souvent fils de l’affection ; elle ne comprend rien à mes lettres. À l’en croire, les choses ici ne sont pas du tout telles que je les décris. Elle le sait de science innée, et aussi par des amis qu’une furtive croisière de luxe a amenés pour quelques jours dans le seul palace de la capitale. Je suis tout de même dans l’île-du-sourire-et-de-la-pierre-de-lune mais je pousse tout au noir pour la chagriner. « Toutes ces mauvaises personnes » n’existent que dans mon imagination. Quand elle pense à l’enfant que j’étais, la barrette dans les cheveux (que j’enfonçais furieusement dans ma poche sitôt franchi le seuil), Czerny et le piano droit, les mots d’esprit – stupides et souvent concertés – qui faisaient pâmer ses visites. Bref, un sucre. Tel que je me vois d’ici : un coitron (Helvétisme : petite limace.) sucré et pédant, menteur adroit, toujours fagoté à faire pouffer les camarades. Pour qui sait lire entre les lignes, l’éloignement et le voyage ne me valent rien de

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bon. Suit la liste de mes contemporains si heureux dans des situations d’avenir. Mariés qui plus est L’Université, semble-t-il, n’attend que mon retour. Et Et la flèche du Parthe, mon « ton » (subversif ?) préoccupe mon père au point qu’il est trop peiné pour m’en parler. Mon père ? avec ses bons yeux de cocker intelligent et son prénom clownesque, je crois plutôt qu’il s’amuse secrètement et parierait volontiers sur le cheval couronné que je serais devenu. ... Toutes ces mauvaises personnes » ( !? !?). Hier, le plus grand quotidien de la capitale titrait joyeusement « No Murder Today !». Caïn a son jour de congé ; on pavoise. À marquer d’une pierre blanche. On s’égorge énormément dans l’île du Sourire. On se jette des sorts et on en meurt. Et les jours d’éclipsé, ma mère, c’est le Démon Rahu qui dévore la lune errante. » Chapitre X Texte 5 Devenez dès aujourd’hui des ombres. Maurice Chappaz Retour au petit trot, le cœur entre les dents. Des bouffées de citronnelle et de jasmin me parvenaient déjà du Fort. Ces odeurs véhémentes, cette île ! depuis quand étais-je venu vivre ici ? L’effritement continuait, avant d’atteindre ma chambre j’aurais oublié jusqu’à mon nom. Les nuages venaient de dégager la lune. En passant au pied d’une église baroque que j’avais toujours trouvée fermée, j’aperçus une forme noire, en chapeau rond à larges bords assise sur la dernière marche, qui lâchait des ronds de fumée et semblait regarder dans ma direction. Minuit était bien passé. « Je me pinçai pour m’assurer que je ne rêvais pas, mis mes mains en porte-voix et criai d’une voix qui masquait mal ma déconfiture : « Mon Père, priez pour moi ; je ne peux plus me souvenir, il fait trop chaud. » « Mon fils, répondit aussitôt l’apparition, voilà bien longtemps que j’ai trop chaud pour prier. » C’était une voix d’opéra bouffe, sonore et creuse comme celle d’une cigale, avec un fort accent italien. D’un index noirci de tabac, le petit être me fit signe de le rejoindre. Je montai l’escalier zébré de crabes gris dont les marches inégales étaient soulevées par les racines d’un banian et m’assis à côté de lui. Il portait des bottines à boutons de la pointure d’un enfant de dix ans, une barbe de deux jours et sa soutane crasseuse largement étalée autour de lui donnait à penser que le corps n’existait pas, ou qu’il avait été brisé en plusieurs morceaux depuis longtemps. Il tira un cigare des profondeurs de son vêtement, le fit craquer contre son oreille, frotta une allumette soufrée sur sa semelle et me le tendit tout allumé. « Je suis le Père Alvaro, reprit la voix chitineuse, passé quatre-vingts ans, dont cinquante à « ervir la Compagnie. Personne ne prie ici. Je suis bien placé pour vous le dire. On ne peut pas, le ciel est trop chargé, l’air trop lourd, cela ne passe pas. Même nos jeunes avec leur bel entrain... ils ont beau s’appliquer mais quand je vois leurs airs faussement repus, je sais bien qu’ils simulent Nous les envoyons chaque année à Àmpitya dans notre séminaire des collines à deux mille pieds, pour qu’ils retrouvent un peu à Qui parler. Sans cette coupure ils ne tiendraient pas. Ce climat, vous l’avez constaté, ne favorise pas les convictions bien ancrées. Moi, cela fait des années que je n’y suis plus monté, mais à mon âge on supporte mieux cette solitude. J’ai cru si longtemps en Dieu, c’est bien son tour de croire en moi... »

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Le ricanement qui ébranla sa légère carcasse s’acheva en toux de fumeur. « Notez, poursuivit-il, que j’ai eu d’excellentes années : douze à Srinagar, huit à Darjeeling, un air comme du Champagne. Je n’ai jamais mieux prié, légèrement, des heures durant, à ne plus s’arrêter au point que nos aînés devaient nous rappeler à nos besognes. (…) « Enfin, j’ai eu ma part. Chacun son tour d’aller au bal. J’espère que ceux qui sont au frais ne m’oublient pas dans leurs requêtes. » De sa petite main sèche et tavelée, il fit le geste de congédier quelque chose d’importun et se mit à se balancer d’avant en arrière sans plus s’occuper de moi. Au terme de cette journée abominable c’était tout de même une aubaine de tomber sur quelqu’un qui parlait de Dieu comme un aérostier et d’effusions mystiques comme un télégraphiste. Moi qui avais toujours aimé les trucs de métier, les tours de main, les spécialistes qui soignent le travail, je venais d’en trouver un, un fameux même ! et dans un domaine où on les compte sur les doigts d’une main. Je n’allais pas le laisser s’en tirer à si bon compte. « À vous entendre, mon Père, on dirait que vous avez perdu la foi ici » dis-je pour le relancer. « Dieu seul le sait ! répliqua-t-il d’un ton piqué, c’est désormais son affaire et non la mienne. » Réponse dont l’ambiguïté était bien digne de la Compagnie qu’il servait depuis si longtemps. « D’ailleurs, reprit-il en m’envoyant un léger coup de coude et comme s’il me filait un tuyau pour les courses, moins on en amène dans l’île, moins elle vous prend. » J’entendis encore ce grincement qui lui tenait lieu de rire, puis la toux ; il n’avait pas fini de s’expliquer avec ses bronches que je m’étais assoupi, perché tout droit sur ma marche, avant d’avoir pu mesurer la pertinence de cette affirmation. Je rêvais. » Chapitre 16 Texte 6 . « Quand je l’ai vu traverser la rue j’ai cru que c’était une souris. C’était un escarbot, mais façon tropiques, cornu, cinq fois plus gros que ceux que La Fontaine pouvait voir à Versailles. La taille d’une tabatière de poche. Il poussait devant lui une boule de crottin, poussait tout en retenant de peur que le vent de mer ne la lui emporte. J’étais sur le fauteuil du barbier, la gueule pleine de savon. J’ai éloigné le rasoir de ma gorge et j’ai bondi dans la rue pour le capturer. Il ne l’entendait pas du tout de cette oreille et m’a fendu l’extrémité du pouce en guise de bonjour. La douleur et la surprise m’ont fait serrer le poing : il s’est aussitôt tétanisé, faisant le mort sans lâcher sa boule comme ces gisants impériaux qui tiennent la Sphère du Monde contre leur cœur sans vie. J’ai ramené chez moi ce citoyen de marcassite – on s’offre les compagnies qu’on peut –, l’ai installé avec son colis et une feuille de salade dans une boîte de cigarettes « Four Roses » dont j’ai percé le couvercle, et me suis remis au travail. Au bout d’une demi-heure, il a jugé que ses pâmoisons simulées avaient assez duré et s’est mis à faire dans son logis un tintamarre qui couvrait le bruit de ma vieille Remington. Il est même parvenu à soulever le couvercle et j’ai vu apparaître entre deux pattes qui agrippaient les bords sa grosse tête obtuse et courroucée coiffée de tôle comme ces personnages-marmites qui hantaient Jérôme Bosch. J’ai cru entendre dans son langage de chitine la bordée qu’il me passait exigeant entre mille autres choses le cahier des réclamations. Je n’ai pas pu garder mon sérieux – il n’y a plus que les insectes pour me faire rire ici – et cet éclat, qu’il a pris bien à tort pour de la dérision, l’a mis absolument hors des gonds. Il a produit en frottant l’une contre l’autre les deux parties de sa cuirasse un

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grincement intolérable sans cesser de me fixer d’un œil furibond. Je l’ai posé avec son déjeuner et son bagage dans un coin tranquille et sombre à côté de la guitare. Où il ne risque rien : aucun de mes pensionnaires ne peut inquiéter ce colosse, ni l’égaler dans un comique où il nous rejoint presque. » Chapitre 17 Texte 7 J’aurais bien voulu pleurer. Passé la poterne j’étais si égaré que j’allais donner du front contre l’écriteau rouillé et tordu qui annonce l’hôpital – « Silence Zone » – et m’ouvris l’arcade sourcilière. Les larmes sont lentes à venir, le sang, lui, fait moins de manières. Je passai les mains sur mon visage ruisselant, m’arrêtai pour lécher mes paumes – c’était délicieux et salé – et poursuivis mon chemin en laissant derrière moi une trace gluante comme les insectes moribonds que j’avais si souvent vus sur mon mur. Moi je commençais à revivre : j’avais touché le fond, je remontais comme une bulle. Cette tête enfin ouverte se vidait comme en songe de tout le noir mirage qui y pourrissait depuis trop longtemps. Je ne veux plus nommer aujourd’hui tout ce qui s’en est, en un éclair, échappé pour s’abolir en silence. Devant l’auberge, la mer lourde et troublée battait exactement au rythme de mon cœur. Suis resté un moment assis sur la digue pour ne pas perdre une goutte de cet épanchement miraculeux. De retour dans ma chambre j’ai commencé à faire mon bagage en répandant du sang partout. Cette plaie n’avait pas d’importance en regard du grondement d’allégresse qui montait autour de moi. À présent je pleurais pour de bon et jamais larmes ne m’ont paru meilleures. Dans les fissures et lézardes de mon logis je voyais pointer pinces, dards et élytres. Toute ma ménagerie me disait anxieusement adieu. Sur la crédence hollandaise, le poisson-scorpion (elle me l’avait donné) étendait son parasol venimeux dans les quatre directions de l’espace. À côté du bocal, un petit crabe rose comme une joue se serrait les pinces en signe de deuil. J’ai laissé sur la table l’argent que je devais à l’aubergiste et j’ai regardé une dernière fois cette soupente bleue où j’avais été si longtemps prisonnier. Elle vibrait d’une musique indicible. Chapitre 20 excipit .

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Classe de seconde , le récit. Eldorado de Laurent Gaudé Texte 1 : Incipit Catane, en ce jour, le pavé des ruelles du quartier du Duomo sentait la poiscaille. Sur les étals serrés du marché, des centaines de poissons morts faisaient briller le soleil de midi. Des seaux, à terre, recueillaient les entrailles la mer que les hommes vidaient d'un geste sec. Les thons et les espadons étaient exposés comme des trophées précieux. Les pêcheurs restaient 5 derrière leurs tréteaux avec l'œil plissé du commerçant aux aguets. La foule se pressait, lentement, comme si elle avait décidé de passer en revue tous les poissons, regardant ce que chacun proposait, jugeant en silence du poids, du prix et de la fraîcheur de la marchandise. Les femmes du quartier remplissaient leur panier d'osier, les jeunes gens, eux, venaient trouver de 10 quoi distraire leur ennui. On s'observait d'un trottoir à l'autre. On se saluait parfois. L'air du matin enveloppait les hommes d'un parfum de mer. C'était comme si les eaux avaient glissé de nuit dans les ruelles, laissant au petit matin les poissons en offrande. Qu'avaient fait les habitants de Catane pour mériter pareille récompense Nul ne le savait. Mais il ne fallait pas risquer de 15 mécontenter la mer en méprisant ses cadeaux. Les hommes et les femmes passaient devant les étals avec le respect de celui qui reçoit. En ce jour, encore, la mer avait donné. Il serait peut-être un temps où elle refuserait ouvrir son ventre aux pêcheurs. Où les poissons seraient retrouvés morts ans les filets, ou maigres, ou avariés. Le cataclysme n'est jamais loin. Tomme a tant 20 fauté qu'aucune punition n'est à exclure. La mer, un jour, les affamerait peut-être. Tant qu'elle offrait, il fallait honorer ses présents. Le commandant Salvatore Piracci déambulait dans ces ruelles, lentement, en se laissant porter par le mouvement de la foule. Il observait les rangées de poissons disposés sur la glace, yeux morts et ventre ouvert. Son esprit était comme happé par 25 ce spectacle. Il ne pouvait plus les quitter des yeux et ce qui, pour toute autre personne, était une profusion joyeuse de nourriture lui semblait, à lui, une macabre exposition. texte 2 Cruelles errances Salvatore Piracci, commandant d’une frégate chargée d’intercepter les bateaux de migrants au large de la Sicile, est abordé par une jeune femme qu’il avait sauvée deux ans plus tôt. Elle raconte sa traversée. La vie allait enfin commencer. On rigolait à bord. Certains chantèrent les chants de leur pays. Elle ne se souvenait plus avec précision de cette première nuit sur le navire – ni de la journée qui suivit. Il faisait chaud. Ils étaient trop serrés. Elle avait faim. Son bébé pleurait. Mais ce n’était pas ce qui comptait. Elle se serait sentie capable de tenir des jours entiers ainsi. Le nouveau continent était au bout. Et la promesse qu’elle avait faite à son enfant de l’élever là-bas était à portée de main. Elle aurait tenu, vaille que vaille, pourvu qu’elle ait pu se raccrocher à l’idée qu’ils se rapprochaient, qu’ils ne cessaient, minute après minute, de se rapprocher. Mais il y eut ces cris poussés à l’aube du deuxième jour, ces cris qui renversèrent tout et marquèrent le début du second voyage. De celui-là, elle se rappelait chaque instant. Depuis deux ans, elle le revivait sans cesse à chacune de ses nuits. De celui-là, elle n’était jamais revenue. Les cris avaient été poussés par deux jeunes Somalis. Ils s’étaient réveillés avant les autres et donnèrent l’alarme. L’équipage avait disparu. Ils avaient profité de la nuit pour abandonner le navire à l’aide de l’unique canot de sauvetage. La panique s’empara très vite du bateau. Personne ne savait piloter pareil navire. Personne ne savait, non plus, où l’on se trouvait. À quelle distance de quelle côte ? Ils se rendirent compte avec désespoir qu’il n’y avait pas de réserve d’eau ni de nourriture. Que la radio ne marchait pas. Ils étaient pris au piège. Encerclés par l’immensité de la mer. Dérivant avec la lenteur de l’agonie.

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Un temps infini pouvait passer avant qu’un autre bateau ne les croise. Les visages, d’un coup, se fermèrent. On savait que si l’errance se prolongeait, la mort serait monstrueuse. Elle les assoi�erait. Elle les éteindrait. Elle les rendrait fous à se ruer les uns contre les autres. Tout était devenu lent et cruel. Certains se lamentaient. D’autres suppliaient leur Dieu. Des bébés ne cessaient de pleurer. Les mères n’avaient plus d’eau. Plus de force. Plus les heures passaient et plus les cris d’enfants faiblissaient d’intensité – par épuisement – jusqu’à cesser tout à fait. Les esprits sombrèrent dans une épaisse léthargie. Quelques bagarres éclatèrent, mais les corps étaient trop faibles pour s’affonter. Bientôt, ce ne fut plus que silence. texte 2 Les adieux au pays À la recherche eux aussi d’un eldorado, Soleiman et Jamal, deux frères,ont décidé de quitter le Soudan pour gagner l’Europe. Soleiman raconte leur histoire. Ce soir, les hirondelles volent haut dans le ciel. Les boulevards grondent du vacarme des klaxons. La poussière soulevée par les embouteillages est encore chaude du soleil de la journée. Mon frère Jamal ne dit pas un mot. Nous roulons. Je sais que nous partirons cette nuit. Je l’ai compris à son regard. S’il m’a demandé de venir avec lui, c’est qu’il veut que nous soyons ensemble pour dire adieu à notre ville. Je ne dis rien. La tristesse et la joie se partagent en mon âme. Les rues défilent sous mes yeux. J’ai doucement mal de ce pays que je vais quitter. Jamal gare sa voiture sur la place de l’Indépendance. Nous entrons dans notre café, celui où l’on vient tous les jours. Fayçal nous fait signe de la tête. Il joue aux dés avec son oncle. Nous saluons les visages que nous connaissons […]. Immobile, je laisse les bruits et les odeurs m’envahir. Nous ne reviendrons plus jamais. Nous allons quitter les rues de notre vie. Nous n’achèterons plus rien, jamais, aux marchands de cette rue. Nous ne boirons plus de thé, ici. Ces visages, bientôt, se brouilleront et deviendront incertains dans notre mémoire. Je contemple mon frère qui regarde la place. Le soleil se couche doucement. J’ai vingt-cinq ans. Le reste de ma vie va se dérouler dans un lieu dont je ne sais rien, que je ne connais pas et que je ne choisirai peut-être même pas. Nous allons laisser derrière nous la tombe de nos ancêtres. Nous allons laisser notre nom, ce beau nom qui fait que nous sommes ici des gens que l’on respecte. Parce que le quartier connaît l’histoire de notre famille. Il est encore, dans les rues d’ici, des vieillards qui connurent nos grands-parents. Nous laisserons ce nom ici, accroché aux branches des arbres comme un vêtement d’enfant abandonné que personne ne vient réclamer. Là où nous irons, nous ne serons rien. Des pauvres. Sans histoire. Sans argent Texte 3 : L’assaut. Soleiman est en compagnie de Boubakar. Ils se trouvent au Maroc, près de la barrière qui les sépare de Ceuta. Quelques pages plus tôt, Boubakar a fait promettre à Soleiman de ne pas l’attendre lorsqu’ils se lanceront à l’assaut de cette barrière. L'assaut a commencé. Je monte à toute vitesse. Les barreaux ne cèdent pas mais l'échelle est trop courte. Il reste presque un mètre à franchir. Je m'agrippe au fil qui me fait saigner les mains. Cela n'a pas d'importance. Je veux passer. J'ai le souffle court. Les bras me tirent. Je dois tenir. La barrière est secouée de mouvements incessants. Elle se tord et grince de tous ces doigts qui l'agrippent. Je suis en haut. Il ne me reste plus qu'à passer la jambe pour descendre de l'autre côté. C'est alors qu'ils ont commencé à tirer des grenades lacrymogènes dans le tas indistinct des assaillants. J'entends les cris de ceux qui se cachent les yeux et suffoquent. Mais il y a pire. Les véhicules de la police marocaine arrivent en trombe et nous prennent à revers. Nous sommes maintenant coincés entre les Marocains et la grille. Il faut monter. Il n'y a plus d'autre solution. J'entends des coups de feu. Des corps tombent. C'est alors que je vois Boubakar, sur une échelle, à quelques mètres de moi. À mi-chemin entre la terre et le sommet. Il ne bouge plus. Il est accroché aux barbelés et ne parvient pas à s'en défaire. Des assaillants, sous lui, commencent à hurler. Ils veulent l'agripper pour le faire tomber

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et qu'il cède sa place. Je ne réfléchis pas. Je descends dans sa direction. En quelques secondes, je suis sur' lui et arrache la manche de son pull. Il me regarde avec étonnement. Comme un chien regarde la lune. Je lui hurle de se dépêcher. Il reprend son ascension. Nous sommes tous les deux au sommet, maintenant. Il faut faire vite. La panique s'est emparée de ceux qui sont encore à terre. Pour échapper aux coups des Marocains, ils montent en maltraitant ceux qu'ils dépassent. Chacun tente de sauver sa vie. Je fais passer la jambe morte de Boubakar au-dessus du grillage et nous descendons de l'autre côté. Les bras me tirent, je n'ai plus de force et me laisse tomber. Je chute. Je sens l'impact dur du sol. Les genoux qui me rentrent dans le ventre. Je suis fatigué mais je sens sous moi cette terre nouvelle et cela me donne une force de conquérant. Nous y sommes presque. Il ne reste plus qu'une grille à monter. Boubakar est à mes côtés. Je le sens respirer comme un gibier après la course. Nous sommes tous les deux là. Je voudrais sourire car je me sens une force de titan. J'ai sauté sur l'Europe. J'ai enjambé des mers et sauté par-dessus des montagnes. Je voudrais embrasser Boubakar mais nous n'avons pas le temps. Il reste une grille à franchir. Il se relève en même temps que moi. À cet instant, le but nous semble proche. Nous ne nous doutons pas que le pire est à venir. Texte 4 Un dernier salut La frégate que commande Piracci sort en mer pour tenter de sauver les passagers de cinq embarcations qui ont été repérées au cœur de la tempête. La frégate fendait les vagues. Des paquets d’écume venaient balayer le pont. La nuit était à nouveau complète et le ciel aboli. Il ne restait plus que ces grands mouvements d’oscillation qui faisaient danser les hommes sur une jambe puis sur l’autre, et la pluie qui martelait le monde avec fracas. De temps à autre, une longue sonnerie résonnait et à chaque fois, Salvatore Piracci espérait que quelque chose y réponde. Mais le vent emportait la note longue et l’étouffait dans les vagues. Le commandant était maintenant trempé. Cela faisait plus d’une heure qu’ils avançaient dans la nuit. Cela ne servait plus à rien. Il le savait. Ils ne trouveraient plus personne. Salvatore Piracci pensa aux hommes qui étaient sur ces trois barques manquantes. Au désespoir des derniers instants, lorsque l’embarcation chavire et qu’il n’y a personne pour voir la vie se débattre une dernière fois. II pensa aux corps plongés dans l’eau, gesticulant un temps jusqu’à être gagnés par le froid et s’abandonner à l’immensité. Il les voyait disparaître de la surface puis continuer à flotter dans les courants sous-marins, comme de grands oiseaux, bras écartés et bouche ouverte, loin du tumulte de la surface. Combien d’hommes étaient en train de mourir ainsi cette nuit, sans cri, sans témoin, avec leur seule peur pour escorte ? Il contemplait la mer tout autour de lui et il aurait aimé hurler. De toute sa force. Hurler pour que les mourants l’entendent au loin. Simplement cela. Qu’ils sachent que des hommes étaient là qui ne les trouveraient jamais ou qui arriveraient trop tard mais qui étaient partis à leur recherche. Qu’ils sachent qu’ils n’avaient pas été oubliés. Alors il demanda à Matteo de faire retentir la sirène en continu. Pour que les flots soient remplis de ce bruit. Les barques étaient peut-être là, à quelques centaines de mètres, et ils ne le sauraient jamais. Les corps noyés passaient peut-être à l’instant même sous la coque de la frégate. Le son long et continu de la sirène était comme un dernier salut. Pour dire qu’ils avaient tout fait pour les trouver et pour s’excuser de n’y être pas parvenus. Textes complémentaires Marie NDiaye, Trois femmes puissantes (2009) Les gens devant elle entraient dans l’eau, soulevant leurs bagages au-dessus de leur tête, puis se hissaient dans la barque, tirés par ceux qui y étaient déjà et dont Khady put entrevoir dans la clarté jaunâtre, fragile, mobile, les visages calmes, soucieux, avant de se retrouver elle-même avançant gauchement dans l’eau froide, jetant son paquet dans la barque, laissant des bras la haler jusqu’à l’intérieur. Le fond de la barque était rempli d’eau. Elle agrippa son paquet, s’accroupit contre l’un des côtés du bateau. Une odeur incertaine, putride montait du bois.

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Elle resta ainsi hébétée, stupéfaite tandis que grimpait encore dans la barque un tel nombre de personnes qu’elle craignit d’être étouffée, écrasée. Elle se mit debout, titubante. Prise de terreur, elle haletait. Elle tira sur son pagne mouillé, passa une jambe par-dessus le bord du bateau, attrapa son ballot, souleva l’autre jambe. Une douleur effroyable lui déchira le mollet droit. Elle sauta dans l’eau. Elle regagna la grève en pataugeant, se mit à courir dans le sable, dans l’obscurité qui s’épaississait à mesure qu’elle s’éloignait du bateau, et bien que son mollet la fît considérablement souffrir et que son cœur cognât si fort qu’elle en avait la nausée, la conscience claire, indubitable, qu’elle venait d’accomplir un geste qui n’avait procédé que de sa résolution, que de l’idée qu’elle s’était formée à toute vitesse de l’intérêt vital qu’il y avait pour elle à fuir l’embarcation, la comblait d’une joie ardente, féroce, éperdue, lui révélant dans le même temps qu’il ne lui était encore jamais arrivé de décider aussi pleinement, de quoi que ce fût d’important pour elle [...]. Épuisée, elle se laissa tomber dans le sable. Alberto Rojas, El Mundo, « Immigration le triple saut de Georges », paru dans Courrier international, 27 mars 2014. Trois barrières métalliques de 6 mètres de haut se dressent entre son enfer tchadien, les limbes marocains et le paradis espagnol qu'il convoite. Un lundi de la mi-février, à 6 heures et quart du matin, nu et mouillé pour être glissant quand les agents essaieraient de le tirer vers le bas, l'homme a escaladé cette frontière pour la quatrième fois. Contrairement aux fois précédentes, où il avait aussitôt été ramené de l'autre côté, cette fois-ci, il n'a pas été arrêté par la Garde civile. Aujourd'hui, une partie de son voyage s'achève et une autre commence. George, immigré de fait, mais ingénieur de formation, est désormais un homme heureux, même si son 10 bonheur n'est pas complet : «J'ai besoin de mon fils ici. Dès que je le pourrai, je le ferai venir près de moi. » Il a une photo de lui dans sa poche. « Sans lui, je ne serais pas arrivé à Melilla, ajoute-t-il. Pouvoir l'aider, c'est ce qui me donne du courage. » Il a les yeux qui brillent, mais assure qu'il est fatigué. Il a passé les derniers jours sans manger, adossé à un arbre pour se protéger de la pluie [...]. Nous sommes dans le périmètre du Centre de séjour temporaire d'immigrés (Ceti). George bavarde avec un groupe de Gabonais qui ont sauté avec lui dans la matinée. « Ça été un saut difficile, raconte George. D'abord, une barrière, puis une autre... Quand on arrive à la dernière, on est déjà épuisé. Au loin, on a vu une voiture de la Garde civile et on a couru comme des fous jusqu'ici. » Les 150 hommes qui ont sauté avaient si peur qu'on les renvoie de l'autre côté qu'en se pressant contre la porte du garage du Ceti ils l'ont enfoncée.

Aylan Kurdi, enfant syrien mort lors de la crise des migrants.

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Classe de seconde le théatre: Horace Corneille Texte 1 La tirade initiale de Sabine (I, 25- 60) Texte 2 II, 3 : v 423-513 (dialogue entre Horace et Curiace : le cœur ou le devoir) Texte 3 III, 6 v 1021-1034 (le Vieil Horace en colère contre son fils qu’il préfère mort plutôt que vaincu) texte 4 IV, 2 : v 1101–1148 (le récit de Valère : Horace victorieux, le fiancé de Camille mort, le vieil Horace dans l’allégresse) Texte 5 IV, 5 : v 1277-1322 (la douleur de Camille, la rage d’Horace, Horace tue Camille) texte 1 La tirade initiale de Sabine (I, 25- 60)

SABINE.

Je suis romaine, hélas ! Puisque mon epoux l’est ; L’Hymen me fait de Rome embrasser l’intérêt ;

Mais ce nœud me tiendrait en esclave enchaînée, S’il m’empêchait de voir en quels lieux je suis née. Albe, où j’ai commencé de respirer le jour, Albe, mon cher pays, et mon premier amour ; Lorsqu’entre nous et toi je vois la guerre ouverte, Je crains notre victoire autant que notre perte. Rome, si tu te plains que c’est là te trahir, Fais-toi des ennemis que je puisse haïr. Quand je vois de tes murs leur armée et la nôtre, Mes trois frères dans l’une, et mon mari dans l’autre, Puis-je former des vœux, et sans impiété Importuner le ciel pour ta félicité ? Je sais que ton état, encore en sa naissance, Ne saurait, sans la guerre, affermir sa puissance ; Je sais qu’il doit s’accroître, et que tes grands destins Ne le borneront pas chez les peuples latins ; Que les dieux t’ont promis l’empire de la terre, Et que tu n’en peux voir l’effet que par la guerre : Bien loin de m’opposer à cette noble ardeur Qui suit l’arrêt des dieux et court à ta grandeur, Je voudrais déjà voir tes troupes couronnées, D’un pas victorieux franchir les Pyrénées. Va jusqu’en l’orient pousser tes bataillons ; Va sur les bords du Rhin planter tes pavillons ; Fais trembler sous tes pas les colonnes d’Hercule ; Mais respecte une ville à qui tu dois Romule.

Ingrate, souviens-toi que du sang de ses rois Tu tiens ton nom, tes murs, et tes premières lois. Albe est ton origine : arrête, et considère Que tu portes le fer dans le sein de ta mère. Tourne ailleurs les efforts de tes bras triomphants ; Sa joie éclatera dans l’heur de ses enfants ;

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Et se laissant ravir à l’amour maternelle, Ses vœux seront pour toi, si tu n’es plus contre elle

Texte 2 SCÈNE III. Horace, Curiace.

CURIACE.

Que désormais le ciel, les enfers et la terre Unissent leurs fureurs à nous faire la guerre ; Que les hommes, les dieux, les démons et le sort Préparent contre nous un général effort ! Je mets à faire pis, en l’état où nous sommes, Le sort, et les démons, et les dieux, et les hommes. Ce qu’ils ont de cruel, et d’horrible et d’affreux, L’est bien moins que l’honneur qu’on nous fait à tous deux.

HORACE.

Le sort qui de l’honneur nous ouvre la barrière Offre à notre constance une illustre matière ; Il épuise sa force à former un malheur Pour mieux se mesurer avec notre valeur ; Et comme il voit en nous des âmes peu communes, Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes. Combattre un ennemi pour le salut de tous, Et contre un inconnu s’exposer seul aux coups, D’une simple vertu c’est l’effet ordinaire : Mille déjà l’ont fait, mille pourraient le faire ; Mourir pour le pays est un si digne sort, Qu’on briguerait en foule une si belle mort ; Mais vouloir au public immoler ce qu’on aime, S’attacher au combat contre un autre soi-même, Attaquer un parti qui prend pour défenseur Le frère d’une femme et l’amant d’une sœur, Et rompant tous ces nœuds, s’armer pour la patrie Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie, Une telle vertu n’appartenait qu’à nous ; L’éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux, Et peu d’hommes au cœur l’ont assez imprimée Pour oser aspirer à tant de renommée.

CURIACE.

Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr. L’occasion est belle, il nous la faut chérir. Nous serons les miroirs d’une vertu bien rare ; Mais votre fermeté tient un peu du barbare : Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité

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D’aller par ce chemin à l’immortalité. À quelque prix qu’on mette une telle fumée, L’obscurité vaut mieux que tant de renommée. Pour moi, je l’ose dire, et vous l’avez pu voir, Je n’ai point consulté pour suivre mon devoir ; Notre longue amitié, l’amour, ni l’alliance, N’ont pu mettre un moment mon esprit en balance ; Et puisque par ce choix Albe montre en effet Qu’elle m’estime autant que Rome vous a fait, Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome ; J’ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme : Je vois que votre honneur demande tout mon sang, Que tout le mien consiste à vous percer le flanc, Près d’épouser la sœur, qu’il faut tuer le frère, Et que pour mon pays j’ai le sort si contraire. Encor qu’à mon devoir je coure sans terreur, Mon cœur s’en effarouche, et j’en frémis d’horreur ; J’ai pitié de moi-même, et jette un œil d’envie Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie, Sans souhait toutefois de pouvoir reculer. Ce triste et fier honneur m’émeut sans m’ébranler : J’aime ce qu’il me donne, et je plains ce qu’il m’ôte ; Et si Rome demande une vertu plus haute, Je rends grâces aux dieux de n’être pas romain, Pour conserver encor quelque chose d’humain.

HORACE.

Si vous n’êtes romain, soyez digne de l’être ; Et si vous m’égalez, faites-le mieux paraître. La solide vertu dont je fais vanité N’admet point de faiblesse avec sa fermeté ; Et c’est mal de l’honneur entrer dans la carrière Que dès le premier pas regarder en arrière. Notre malheur est grand ; il est au plus haut point ; Je l’envisage entier, mais je n’en frémis point : Contre qui que ce soit que mon pays m’emploie, J’accepte aveuglément cette gloire avec joie ; Celle de recevoir de tels commandements Doit étouffer en nous tous autres sentiments. Qui, près de le servir, considère autre chose, À faire ce qu’il doit lâchement se dispose ; Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien. Rome a choisi mon bras, je n’examine rien : Avec une allégresse aussi pleine et sincère Que j’épousai la sœur, je combattrai le frère ; Et pour trancher enfin ces discours superflus, Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.

CURIACE.

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Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue ; Mais cette âpre vertu ne m’était pas connue ; Comme notre malheur elle est au plus haut point : Souffrez que je l’admire et ne l’imite point.

HORACE.

Non, non, n’embrassez pas de vertu par contrainte ; Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte, En toute liberté goûtez un bien si doux ; Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous. Je vais revoir la vôtre, et résoudre son âme À se bien souvenir qu’elle est toujours ma femme, À vous aimer encor, si je meurs par vos mains, Et prendre en son malheur des sentiments romains

Texte 3 Acte III scène 6 Le vieil HORACE, SABINE, CAMILLE, JULIE.

Le vieil HORACE.

ous venez-vous, Julie, apprendre la victoire ?

JULIE.

Mais plutôt du combat les funestes effets : Rome est sujette d’Albe, et vos fils sont défaits ; Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste.

Le vieil HORACE.

Ô d’un triste combat effet vraiment funeste ! Rome est sujette d’Albe, et pour l’en garantir Il n’a pas employé jusqu’au dernier soupir ! Non, non, cela n’est point, on vous trompe, Julie ; Rome n’est point sujette, ou mon fils est sans vie : Je connais mieux mon sang, il sait mieux son devoir.

JULIE.

Mille, de nos remparts, comme moi l’ont pu voir. Il s’est fait admirer tant qu’ont duré ses frères ; Mais comme il s’est vu seul contre trois adversaires, Près d’être enfermé d’eux, sa fuite l’a sauvé.

Le vieil HORACE.

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Et nos soldats trahis ne l’ont point achevé ? Dans leurs rangs à ce lâche ils ont donné retraite ?

JULIE.

Je n’ai rien voulu voir après cette défaite

CAMILLE.

Ô mes frères !

Le vieil HORACE.

Tout beau, ne les pleurez pas tous ; Deux jouissent d’un sort dont leur père est jaloux. Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte ; La gloire de leur mort m’a payé de leur perte : Ce bonheur a suivi leur courage invaincu, Qu’ils ont vu Rome libre autant qu’ils ont vécu, Et ne l’auront point vue obéir qu’à son prince, Ni d’un état voisin devenir la province. Pleurez l’autre, pleurez l’irréparable affront Que sa fuite honteuse imprime à notre front ; Pleurez le déshonneur de toute notre race, Et l’opprobre éternel qu’il laisse au nom d’Horace.

JULIE.

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?

Le vieil HORACE.

Qu’il mourût, Ou qu’un beau désespoir alors le secourût. N’eût-il que d’un moment reculé sa défaite, Rome eût été du moins un peu plus tard sujette ; Il eût avec honneur laissé mes cheveux gris, Et c’était de sa vie un assez digne prix. Il est de tout son sang comptable à sa patrie ; Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie ; Chaque instant de sa vie, après ce lâche tour, Met d’autant plus ma honte avec la sienne au jour. J’en romprai bien le cours, et ma juste colère, Contre un indigne fils usant des droits d’un père, Saura bien faire voir dans sa punition L’éclatant désaveu d’une telle action.

SABINE.

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Écoutez un peu moins ces ardeurs généreuses, Et ne nous rendez point tout à fait malheureuses.

Texte 4 IV, 2 : v 1101–1148

VALÈRE.

Apprenez, apprenez La valeur de ce fils qu’à tort vous condamnez. Resté seul contre trois, mais en cette aventure Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure, Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d’eux, Il sait bien se tirer d’un pas si dangereux ; Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse Divise adroitement trois frères qu’elle abuse. Chacun le suit d’un pas ou plus ou moins pressé, Selon qu’il se rencontre ou plus ou moins blessé ; Leur ardeur est égale à poursuivre sa fuite ; Mais leurs coups inégaux séparent leur poursuite. Horace, les voyant l’un de l’autre écartés, Se retourne, et déjà les croit demi-domptés : Il attend le premier, et c’était votre gendre. L’autre, tout indigné qu’il ait osé l’attendre, En vain en l’attaquant fait paraître un grand cœur ; Le sang qu’il a perdu ralentit sa vigueur. Albe à son tour commence à craindre un sort contraire ; Elle crie au second qu’il secoure son frère : Il se hâte et s’épuise en efforts superflus ; Il trouve en les joignant que son frère n’est plus.

CAMILLE.

Hélas !

VALÈRE.

Tout hors d’haleine il prend pourtant sa place, Et redouble bientôt la victoire d’Horace : Son courage sans force est un débile appui ; Voulant venger son frère, il tombe auprès de lui. L’air résonne des cris qu’au ciel chacun envoie ; Albe en jette d’angoisse, et les Romains de joie. Comme notre héros se voit près d’achever, C’est peu pour lui de vaincre, il veut encor braver : " j’en viens d’immoler deux aux mânes de mes frères ; Rome aura le dernier de mes trois adversaires, C’est à ses intérêts que je vais l’immoler, " Dit-il ; et tout d’un temps on le voit y voler. La victoire entre eux deux n’était pas incertaine ;

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L’Albain percé de coups ne se traînait qu’à peine, Et comme une victime aux marches de l’autel, Il semblait présenter sa gorge au coup mortel : Aussi le reçoit-il, peu s’en faut, sans défense, Et son trépas de Rome établit la puissance.

Le vieil HORACE.

Ô mon fils ! Ô ma joie ! Ô l’honneur de nos jours ! Ô d’un état penchant l’inespéré secours ! Vertu digne de Rome, et sang digne d’Horace ! Appui de ton pays, et gloire de ta race ! Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements L’erreur dont j’ai formé de si faux sentiments ? Quand pourra mon amour baigner avec tendresse Ton front victorieux de larmes d’allégresse

VALÈRE.

Vos caresses bientôt pourront se déployer : Le roi dans un moment vous le va renvoyer, Et remet à demain la pompe qu’il prépare D’un sacrifice aux dieux pour un bonheur si rare ; Aujourd’hui seulement on s’acquitte vers eux Par des chants de victoire et par de simples vœux. C’est où le roi le mène, et tandis il m’envoie Faire office vers vous de douleur et de joie ; Mais cet office encor n’est pas assez pour lui ; Il y viendra lui-même, et peut-être aujourd’hui : Il croit mal reconnaître une vertu si pure, Si de sa propre bouche il ne vous en assure, S’il ne vous dit chez vous combien vous doit l’état.

Le vieil HORACE.

De tels remercîments ont pour moi trop d’éclat, Et je me tiens déjà trop payé par les vôtres Du service d’un fils, et du sang des deux autres.

Texte 5 IV, 5 : v 1277-1322

CAMILLE.

Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu, Je cesserai pour eux de paraître affligée, Et j’oublierai leur mort que vous avez vengée ;

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Mais qui me vengera de celle d’un amant, Pour me faire oublier sa perte en un moment

HORACE.

Que dis-tu, malheureuse ?

CAMILLE.

Ô mon cher Curiace !

HORACE.

Ô d’une indigne sœur insupportable audace ! D’un ennemi public dont je reviens vainqueur Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur ! Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire ! Ta bouche la demande, et ton cœur la respire ! Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs, Ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs ; Tes flammes désormais doivent être étouffées ; Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées : Qu’ils soient dorénavant ton unique entretien.

CAMILLE.

Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ; Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme, Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme : Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ; Je l’adorais vivant, et je le pleure mort. Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée ; Tu ne revois en moi qu’une amante offensée, Qui comme une furie attachée à tes pas, Te veut incessamment reprocher son trépas. Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes, Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes, Et que jusques au ciel élevant tes exploits, Moi-même je le tue une seconde fois ! Puissent tant de malheurs accompagner ta vie, Que tu tombes au point de me porter envie ; Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté Cette gloire si chère à ta brutalité !

HORACE.

Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage ! Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage,

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Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ? Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur, Et préfère du moins au souvenir d’un homme Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.

CAMILLE.

Rome, l’unique objet de mon ressentiment ! Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant ! Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore ! Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore ! Puissent tous ses voisins ensemble conjurés Saper ses fondements encor mal assurés ! Et si ce n’est assez de toute l’Italie, Que l’orient contre elle à l’occident s’allie ; Que cent peuples unis des bouts de l’univers Passent pour la détruire et les monts et les mers ! Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles, Et de ses propres mains déchire ses entrailles ! Que le courroux du ciel allumé par mes vœux Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux ! Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre, Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre, Voir le dernier Romain à son dernier soupir, Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !

HORACE mettant la main à l’épée, poursuivant sa sœur qui s’enfuit.

C’est trop, ma patience à la raison fait place ; Va dedans les enfers plaindre ton Curiace.

CAMILLE blessée derrière le théâtre.

Ah ! Traître !

HORACE.

Ainsi reçoive un châtiment soudain Quiconque ose pleurer un ennemi romain !

Documents complémenatires résumé de la pièce. Acte 1 : Sabine a peur de la bataille qui s’annonce. Elle ne peut pas trancher pour Albe ou Rome. Peu importe qui vaincra, elle sera malheureuse. Elle demande à Julie de savoir pourquoi Camille semble joyeuse de cet affrontement. Camille est en fait aussi triste que Sabine, elle ne veut pas trahir Curiace avec Valère ce que lui conseille pourtant Julie afin qu’elle soit tranquille. Camille a eu une bonne nouvelle de l’oracle mais elle commence à en douter. Arrivée de Curiace. Curiace annonce à

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Camille la paix. Il n’y aura que trois guerriers de chaque camp qui s’affronteront. Le père de famille à accepter le mariage avec Curiace.

Acte 2 : Les frères Horace ont été choisis pour défendre Rome. Curiace est triste pour Albe mais fier pour son futur beau-frère. Il craint la mort d’Horace dont la victoire de Rome. Flavian annonce à Curiace que lui et ses frères sont les représentants d’Albe. Il accepte la mission mais n’en est pas heureux. Horace est fier de combattre pour Rome peu importe qui est en face. Curiace va aussi combattre mais il maudit le sort. Horace se fiche de devoir tuer Curiace et veut rappeler à Sabine qu’elle est romaine. Horace dit à Camille de pleurer le mort peu importe qui il est et de profiter du vivant. Si c’est lui, il faudra le pardonner, si c’est Curiace, il faudra l’épouser. Camille tente de dissuader Curiace sans succès. Il combattra pour Albe, il en va de son honneur. Camille espère que Sabine a pu convaincre Horace de ne pas se battre pour Rome. Sabine leur demande la mort, elle refuse de devoir se partager et de voir mourir un « sang aimé ». Horace la congédie, il doute mais va tout de même combattre. Le vieil Horace dit aux hommes de ne pas se laisser attendrir. Sabine le rassure : ils n’ont pas cédé à leurs plaintes. Horace demande à son père d’empêcher Sabine et Camille de faire un scandale pour ne pas entacher le combat. Curiace ne sait que dire au vieil Horace qui lui souhaite plus ou moins bonne chance.

Acte 3 : Sabine aimerait choisir un camp pour moins souffrir mais c’est impossible, elle s’en rend compte. Julie vient d’apprendre à Sabine que le combat est repoussé car les armées ont désapprouvée ce carnage. Ils vont faire appel aux dieux, il y a encore de l’espoir ? Camille est moins optimiste que Sabine : elle pense que les pleurs ne sont que retardés. Sabine lui demande de croire aux dieux et lui dit d’espérer. Camille et Sabine se « disputent » pour savoir laquelle à le plus à perdre. Elles ne sont pas d’accord. Le vieil Horace vient annoncer à Sabine et Camille que les combattants ne changent pas. Sabine lui dit d’excuser les pleurs. Celui-ci avoue qu’il a les mêmes peurs même si son choix est plus simple : il est du côté de ses fils. Julie vient annoncer la victoire d’Albe car Horace a fui. Sabine est joyeuse mais cela ne va pas durer. Le vieil Horace a honte de la fuite de son fils et veut laver lui-même cet affront.

Acte 4 : Le vieil Horace est très en colère, il ne veut plus voir son fils ! Camille n’arrive pas le raisonner. Valère arrive et raconte comment Horace s’est servi de sa fuite pour tuer les Curiace et faire triompher Rome. Le vieil Horace est empli de fierté et espère pouvoir très vite féliciter son fils. Le vieil Horace dit à Camille d’arrêter de pleurer : elle n’a perdu qu’un amant. Il espère réussir à consoler Sabine qui a perdu bien plus. Il demande à Camille de se comporter en sœur. Camille refuse le rôle que lui impose son père. Elle récapitule tous ses malheurs et ses espoirs déçus et se prépare à offenser la victoire de son frère. Camille ne fait pas honneur à Horace comme il l’attend. Elle le maudit, il la punit en la tuant en prenant pour excuse que Curiace était un ennemi de l’Etat. Procule demande à Horace pourquoi il a fait ça. Horace répond qu’en aimant un ennemi, elle n’était plus sa sœur ni sa famille mais une traitresse. Sabine vient demander à son époux le même sort que celui-ci a réservé à sa sœur : Camille pleurait un amant, elle pleure trois frères : sa faute est plus grande. Horace fuit les pleurs de sa femme pour ne pas la tuer.

Acte 5 : Le vieil Horace est triste et son fils lui demande la mort s’il l’a déçu ce que son père refuse de faire. Arrivée du roi. Tulle réconforte le vieil Horace. Il est là pour rendre la justice. Valère demande la mort d’Horace pour venger Camille. Horace demande la mort pour sauver sa gloire. Sabine demande à mourir à la place d’Horace pour oublier sa vie. Le vieil Horace tente de dissuader le roi de tuer Horace ou Sabine. Le roi décide de ne plus tuer personne mais d’enterrer Camille avec Curiace.

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Le Serment des Horaces Jacques-Louis David, achevé en 1785

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Classe de seconde , la folie au théâtre Texte 1 corneille Médee 1635 acte V scène 6 Médée, Jason Médée, ’’en haut sur un balcon.’’ Lâche, ton désespoir encore en délibère ? Lève les yeux, perfide, et reconnais ce bras Qui t’a déjà vengé de ces petits ingrats ; Ce poignard que tu vois vient de chasser leurs âmes, Et noyer dans leur sang les restes de nos flammes. Heureux père et mari, ma fuite et leur tombeau Laissent la place vide à ton hymen nouveau. Rejouis-t’en, Jason, va posséder Créuse : Tu n’auras plus ici personne qui t’accuse ; Ces gages de nos feux ne feront plus pour moi De reproches secrets à ton manque de foi. Jason Horreur de la nature, exécrable tigresse ! Médée Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse : À cet objet si cher tu dois tous tes discours ; Parler encore à moi, c’est trahir tes amours. Va lui, va lui conter tes rares aventures, Et contre mes effets ne combats point d’injures. Jason Quoi ! tu m’oses braver, et ta brutalité Pense encore échapper à mon bras irrité ? Tu redoubles ta peine avec cette insolence. Médée Et que peut contre moi ta débile vaillance ? Mon art faisait ta force, et tes exploits guerriers Tiennent de mon secours ce qu’ils ont de lauriers. Jason Ah ! c’est trop en souffrir ; il faut qu’un prompt supplice De tant de cruautés à la fin te punisse. Sus, sus, brisons la porte, enfonçons la maison ; Que des bourreaux soudain m’en fassent la raison. Ta tête répondra de tant de barbaries. Médée, en l’air dans un char tiré par deux dragons Que sert de t’emporter à ces vaines furies ? Epargne, cher époux, des efforts que tu perds ; Vois les chemins de l’air qui me sont tous ouverts ; C’est par là que je fuis, et que je t’abandonne Pour courir à l’exil que ton change m’ordonne. Suis-moi, Jason, et trouve en ces lieux désolés Des postillons pareils à mes dragons ailés. Enfin je n’ai pas mal employé la journée Que la bonté du roi, de grâce, m’a donnée ; Mes désirs sont contents. Mon père et mon pays, Je ne me repens plus de vous avoir trahis ;

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Avec cette douceur j’en accepte le blâme. Adieu, parjure : apprends à connaître ta femme, Souviens-toi de sa fuite, et songe, une autre fois, Lequel est plus à craindre ou d’elle ou de deux rois. Texte 2 Molière, L' Avare, acte IV, scène 7, 1668. Harpagon, il crie au voleur dès le jardin, et vient sans chapeau Au voleur! au voleur! à l'assassin! au meurtrier! Justice, juste Ciel! Je suis perdu, je suis assassiné, on m'a coupé la gorge, on m'a dérobé mon argent. Qui peut-ce être? Qu'est-il devenu? Où est-il? Où se cache-t-il? Que ferai-je pour le trouver? Où courir? Où ne pas courir? N'est il point là? N'est-il point ici? Qui est-ce? Arrête. Rends-moi mon argent, coquin... (il se prend lui-même le bras.) Ah! c'est moi. Mon esprit est troublé , et j'ignore où je suis, et ce que je fais. Hélas! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami! on m'a privé de toi; et puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon support, ma consolation, ma joie; tout est fini pour moi, et je n'ai plus que faire au monde ! Sans toi, il m'est impossible de vivre. C'en est fait, je n'en puis plus; je me meurs, je suis mort, je suis enterré. N'y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui l'a pris? Euh? que dites-vous? Ce n'est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup , qu'avec beaucoup de soin on ait épié l'heure; l'on a choisi justement le temps que je parlais à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir (4) la justice et faire donner la question à toute ma maison: à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés (5) ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Eh! de quoi est-ce qu'on parle là? De celui qui m'a dérobé? Quel bruit fait-on là-haut? Est-ce mon voleur qui y est? De grâce, si l'on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l'on m'en dise. N'est-il point caché là parmi vous? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu'ils ont part, sans doute, au vol que l'on m'a fait. Allons vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes , des potences et. des bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après. Texte 3 A de Musset Lorenzaccio acte IV scene 9 1834 Lorenzo a organisé un rendez-vous entre le duc et Catherine dans sa chambre afin de tuer son cousin. Dans cette scène, Lorenzo se retrouve seul et se livre à une répétition du meurtre. Il est très impatient de tuer son cousin, mais l’heure n’a pas encore sonné… Une place ; il est nuit. Entre LORENZO – (…) Te voilà, toi, face livide ? (La lune paraît.) Si les républicains étaient des hommes, quelle révolution demain dans la ville ! Mais Pierre est un ambitieux ; les Ruccellaï seuls valent quelque chose. – Ah ! les mots, les mots, les éternelles paroles ! s’il y a quelqu’un là-haut, il doit bien rire de nous tous ; cela est très comique, très comique, vraiment. – Ô bavardage humain ! ô grand tueur de corps morts ! grand défonceur de portes ouvertes ! ô hommes sans bras ! Non ! non ! je n’emporterai pas la lumière. – J’irai droit au cœur ; il se verra tuer… sang du Christ ! on se mettra demain aux fenêtres. Pourvu qu’il n’ait pas imaginé quelque cuirasse nouvelle, quelque cotte de mailles ! Maudite invention ! Lutter avec Dieu et le diable, ce n’est rien ; mais lutter avec des bouts de ferraille croisés les uns sur les autres par la main sale d’un armurier ! Je passerai le second pour entrer ; il posera son épée là – ou là – oui, sur le canapé. – Quant à l’affaire du baudrier à rouler autour de la garde, cela est aisé ; s’il pouvait lui prendre fantaisie de se coucher, voilà où serait le vrai moyen ; couché, assis, ou debout ? assis plutôt. Je commencerai par sortir ; Scoronconcolo est enfermé dans le cabinet. Alors nous venons, nous venons ; je ne voudrais pourtant pas qu’il tournât le dos. J’irai à lui tout droit. – Allons, la paix, la paix ! l’heure va venir. – Il faut que j’aille dans quelque cabaret ; je ne m’aperçois pas que je prends du froid, et je boirai une bouteille ; – non, je ne veux pas

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boire. Où diable vais-je donc ? les cabarets sont fermés. Est-elle bonne fille ? – Oui, vraiment. – En chemise ? Oh ! non, non, je ne le pense pas. – Pauvre Catherine ! que ma mère mourût de tout cela, ce serait triste. Et quand je lui aurais dit mon projet, qu’aurais-je pu y faire ? au lieu de la consoler, cela lui aurait fait dire : crime ! crime ! jusqu’à son dernier soupir ! Je ne sais pourquoi je marche, je tombe de lassitude. (Il s’assoit sur un banc.) Pauvre Philippe ! une fille belle comme le jour. Une seule fois, je me suis assis près d’elle sous le marronnier ; ces petites mains blanches, comme cela travaillait ! Que de journées j’ai passées, toi, assis sous les arbres ! Ah ! quelle tranquillité ! quel horizon à Cafaggiuolo ! Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisant sécher sa lessive. Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu sur le gazon ! la chèvre blanche revenait toujours avec ses grandes pattes menues. (Une horloge sonne.) Ah ! ah ! il faut que j’aille là-bas. – Bonsoir, mignon ; eh ! trinque donc avec Giomo. – Bon vin ! cela serait plaisant qu’il lui vînt à l’idée de me dire : Ta chambre est-elle retirée ? entendra-t-on quelque chose du voisinage ? Cela serait plaisant ; ah ! on y a pourvu. Oui, cela serait drôle qu’il lui vînt cette idée. Je me trompe d’heure ; ce n’est que la demie. Quelle est donc cette lumière sous le portique de l’église ? on taille, on remue des pierres. Il paraît que ces hommes sont courageux avec les pierres. Comme ils coupent ! comme ils enfoncent ! Ils font un crucifix ; avec quel courage ils le clouent ! je voudrais voir que leur cadavre de marbre les prît tout d’un coup à la gorge. Eh bien ? eh bien ? quoi donc ? j’ai des envies de danser qui sont incroyables. Je crois, si je m’y laissais aller, que je sauterais comme un moineau sur tous ces gros plâtras et sur toutes ces poutres. Eh, mignon ! eh, mignon ! mettez vos gants neufs, un plus bel habit que cela, tra la la ! faites-vous beau, la mariée est belle. Mais, je vous le dis à l’oreille, prenez garde à son petit couteau. (Il sort en courant.) Texte 4 Beckett En attendant Godot 1948 LUCKY (débit monotone) : Étant donné l’existence telle qu’elle jaillit des récents travaux publics de Poinçon et Wattmann d’un Dieu personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua hors du temps de l’étendue qui du haut de sa divine apathie sa divine athambie sa divine aphasie nous aime bien à quelques exceptions près on ne sait pourquoi mais ça viendra et souffre à l’instar de la divine Miranda avec ceux qui sont on ne sait pourquoi mais on a le temps dans le tourment dans les feux dont les feux les flammes pour peu que ça dure encore un peu et qui peut en douter mettront à la fin le feu aux poutres assavoir porteront l’enfer aux nues si bleues par moments encore aujourd’hui et calmes si calmes d’un calme qui pour être intermittent n’en est pas moins le bienvenu mais n’anticipons pas et attendu d’autre part qu’à la suite des recherches inachevées n’anticipons pas des recherches inachevées mais néanmoins couronnées par l’Acacacacadémie d’Anthropopopométrie de Berne-en-Bresse de Testu et Conard il est établi sans autre possibilité d’erreur que celle afférente aux calculs humains qu’à la suite des recherches inachevées inachevées de Testu et Conard il est établi tabli tabli ce qui suit qui suit qui suit assavoir mais n’anticipons pas on ne sait pourquoi à la suite des travaux de Poinçon et Wattmann il apparaît aussi clairement si clairement qu’en vue des labeurs de Fartov et Belcher inachevés inachevés on ne sait pourquoi de Testu et Conard inachevés inachevés il apparaît que l’homme contrairement à l’opinion contraire que l’homme en Bresse de Testu et Conard que l’homme enfin bref que l’homme en bref enfin malgré les progrès de l’alimentation et de l’élimination des déchets est en train de maigrir et en même temps parallèlement on ne sait pourquoi malgré l’essor de la culture physique de la pratique des sports tels tels tels le tennis le football la course et à pied et à bicyclette la natation l’équitation l’aviation la conation le tennis le camogie le patinage et sur glace et sur asphalte le tennis l’aviation les sports les sports d’hiver d’été d’automne d’automne le tennis sur gazon sur sapin et sur terre battue l’aviation le tennis le hockey sur terre sur mer et dans les airs la pénicilline et succédanés bref je reprends en même temps parallèlement de rapetisser on ne sait pourquoi malgré le tennis je reprends l’aviation le golf tant à neuf qu’à dix-huit trous le tennis sur glace bref on ne sait pourquoi en Seine Seine-et-Oise Seine-et-Marne Marne-et-Oise (…)

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Texte 5 Ionesco , La cantatrice chauve. SCÈNE XI 1954 Mme MARTIN : Je peux acheter un couteau de poche pour mon frère, vous ne pouvez pas acheter l’Irlande pour votre grand-père. M. SMITH : On marche avec les pieds, mais on se réchauffe à l’électricité ou au charbon. M. MARTIN : Celui qui vend aujourd’hui un bœuf, demain aura un veuf. Mme SMITH : Dans la vie, il faut regarder par la fenêtre. Mme MARTIN : On peut s’asseoir sur la chaise, lorsque la chaise n’en a pas. M. SMITH : Il faut toujours penser à tout. M. MARTIN : Le plafond est en haut, le plancher est en bas. Mme SMITH Quand je dis oui, c’est une façon de parler. Mme MARTIN : À chacun son destin. M. SMiTH : Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux ! Mme SMITH : Le maître d’école apprend à lire aux enfants, la chatte allaite ses petits quand ils sont petits. Mme MARTIN : Cependant que la vache nous donne ses queues. M. SMITH : Quand je suis à la campagne, j’aime la solitude et le calme. M. MARTIN : Vous n’êtes pas encore assez vieux pour cela. Mme SMITh : Benjamin Franklin avait raison : vous êtes moins tranquille que lui. Mme MARTIN : Quels sont les sept jours de la semaine ? M. SMITH : Monday, Tuesday, Wednesday, Thursday, Friday, Saturday, Sunday. M. MARTIN : Edward is a clerck; his sister Nancy is a typist, and his brother William a shop-assistant. Mme SMITH : Drôle de famille ! Mme MARTIN : J’aime mieux un oiseau dans un champ qu’une chaussette dans une brouette. M. SMITH : Plutôt un filet dans un chalet, que du lait dans un palais. M. MARTIN : La maison d’un Anglais est son vrai palais. Mme SMITH : Je ne sais pas assez d’espagnol pour me faire comprendre. Mme MARTIN : Je te donnerai les pantoufles de ma belle-mère si tu me donnes le cercueil de ton mari. M. SMITH : Je cherche un prêtre monophysite pour le marier avec notre bonne. M. MARTIN : Le pain est un arbre tandis que le pain est aussi un arbre, et du chêne naît un chêne, tous les matins à l’aube. Mme SMITH : Mon oncle vit à la campagne mais ça ne regarde pas la sage-femme. M. MARTIN : Le papier c’est pour écrire, le chat c’est pour le rat. Le fromage c’est pour griffer. Mme SMITH : L’automobile va très vite, mais la cuisinière prépare mieux les plats. M. SMITH : Ne soyez pas dindons, embrassez plutôt le conspirateur. M. MARTIN : Charity begins at home. Mme SMITH : J’attends que l’aqueduc vienne me voir à mon moulin. M. MARTIN : On peut prouver que le progrès social est bien meilleur avec du sucre. M. SMITH : À bas le cirage ! À la suite de cette dernière réplique de M. Smith, les autres se taisent un instant, stupéfaits. On sent qu’il y a un certain énervement. Les coups que frappe la pendule sont plus nerveux aussi. Les répliques qui suivent doivent être dites, d’abord, sur un ton glacial, hostile. L’hostilité et l’énervement iront en grandissant. À la fin de cette scène, les quatre personnages devront se trouver debout, tout près les uns des autres, criant leurs répliques, levant les poings, prêts à se jeter les uns sur les autres. M. MARTIN : On ne fait pas briller ses lunettes avec du cirage noir. Mme SMITH : Oui, mais avec l’argent on peut acheter tout ce qu’on veut. M. MARTIN : J’aime mieux tuer un lapin que de chanter dans le jardin. M. SMITH : Kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes.

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Mme SMITH : Quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade. M. MARTIN : Quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades. […] (…) MADAME SMITH : Les souris ont des sourcils, les sourcils n'ont pas de souris. 70 MADAME MARTIN : Touche pas ma babouche ! MONSIEUR MARTIN : Bouge pas la babouche ! MONSIEUR SMITH : Touche la mouche, mouche pas la touche. MADAME MARTIN : La mouche bouge. MADAME SMITH : Mouche ta bouche. MONSIEUR MARTIN : Mouche le chasse-mouche, mouche le chasse-mouche. MONSIEUR SMITH : Escarmoucheur escarmouché ! MADAME MARTIN : Scaramouche ! MADAME SMITH : Sainte-Nitouche ! MONSIEUR MARTIN : T'en as une couche ! MONSIEUR SMITH : Tu m'embouches. MADAME MARTIN : Sainte Nitouche touche ma cartouche. MADAME SMITH : N'y touchez pas, elle est brisée. MONSIEUR MARTIN : Sully ! MONSIEUR SMITH : Prudhomme ! 85 MONSIEUR MARTIN, MONSIEUR SMITH : François. MADAME SMITH, MONSIEUR MARTIN : Coppée. MADAME MARTIN, MONSIEUR SMITH : Coppée Sully ! MADAME SMITH, MONSIEUR MARTIN : Prudhomme François. MADAME MARTIN : Espèces de glouglouteurs, espèces de glouglouteuses. MONSIEUR MARTIN : Mariette, cul de marmite ! MADAME SMITH : Khrishnamourti, Khrishnamourti, Khrishnamourti. MONSIEUR SMITH : Le pape dérape ! Le pape n'a pas de soupape. La soupape a un pape. MADAME MARTIN : Bazar, Balzac, Bazaine ! MONSIEUR MARTIN : Bizarre, beaux-arts, baisers ! MONSIEUR SMITH : A, e, i, o, u, a, e, i, o, u, a, e, i, o, u, i ! MADAME MARTIN : B, c, d, f, g, l, m, n, p, r, s, t, v, w, x, z ! MONSIEUR MARTIN : De l'ail à l'eau, du lait à l'ail ! MADAME SMITH, imitant le train : Teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuf ! MONSIEUR SMITH : C'est ! MADAME MARTIN : Pas ! MONSIEUR MARTIN : Par ! MADAME SMITH : Là ! MONSIEUR SMITH : C'est ! MADAME MARTIN : Par ! MONSIEUR MARTIN : I ! MADAME SMITH : Ci ! Tous ensemble, au comble de la fureur, hurlent les uns aux oreilles des autres. La lumière s'est éteinte. Dans l'obscurité on entend sur un rythme de plus en plus rapide : TOUS ENSEMBLE : C'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici ! Les paroles cessent brusquement. De nouveau, lumière. M. et Mme Martin sont assis comme les Smith au début de la pièce. La pièce recommence avec les Martin, qui disent exactement les répliques des Smith dans la première scène, tandis que le rideau se ferme doucement. Document complementaire

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Le songe de Médee, ballet, Prejlocaj, paris, 2007

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Classe de seconde , le theâtre. KOLTES, Combat de nègre et de chiens (1983), Ed. Minuit. Dans un pays d’Afrique de l’ouest, un chantier de travaux publics d’une entreprise étrangère. Alboury, un « Noir mystérieusement introduit dans la cité » où vivent les Blancs, est venu réclamer le corps de son « frère », prétendument mort dans un accident de travail, en fait tué d’un coup de revolver par l’ingénieur Cal. Son intrusion coïncide avec l’arrivée de Léone, tout juste débarquée de l’hôtel de Pigalle où elle travaillait pour épouser Horn, le chef de chantier. Cal, intrigué qu’elle ait accepté de suivre un homme « à qui il manque l’essentiel », tourne autour de Léone tandis que Horn tente de négocier avec Alboury : il veut à tout prix éviter que la vérité soit connue. Mais celui-ci refuse de quitter les lieux avant d’avoir obtenu ce qu’il demande, ce qui l’amène à rencontrer Léone à plusieurs reprises. La jeune femme lui déclare son amour devant Horn, et lui conseille d’accepter la contrepartie financière qu’on lui offre. Alboury crache au visage de Léone et s’obstine. C’est l’impasse : Horn et Cal tentent alors d’organiser le meurtre d’Alboury, mais c’est finalement Cal qui sera exécuté par les sentinelles noires qui montent la garde autour de la cité. Léone rentre à Paris après s’être scarifié le visage avec un tesson de bouteille, à l’image du visage d’Alboury.

TEXTE 1. (Début)

Dans un pays d’Afrique de l’ouest, du Sénégal au Nigeria, un chantier de travaux publics d’une entreprise étrangère. Personnages : Horn, soixante ans, chef de chantier. Alboury, un Noir mystérieusement introduit dans la cité. Léone, une femme amenée par Horn. Cal, la trentaine, ingénieur.

Lieux : La cité, entourée de palissades et de miradors, où vivent les cadres et où est entreposé le matériel :

• - un massif de bougainvillées ; une camionnette rangée sous un arbre ; • - - une véranda, table et rocking-chair, whisky ; • - la porte entrouverte de l’un des bungalows.

Le chantier : une rivière le traverse, un pont inachevé ; au loin, un lac.

Les appels de la garde : bruits de langue, de gorge, choc de fer sur du fer, de fer sur du bois, petit cri, hoquets, chants brefs, sifflets, qui courent sur les barbelés comme une rigolade ou un message codé, barrière aux bruits de la brousse, autour de la cité. Le pont : deux ouvrages symétriques, blancs et gigantesques, de béton et de câbles, venus de chaque côté du sable rouge et qui ne se joignent pas, dans un grand vide de ciel, au- dessus d’une rivière de boue.

- "Il avait appelé l'enfant qui lui était né dans l'exil Nouofia, ce qui signifie "conçu dans le désert". - Alboury : roi de Douiloff (Ouolof) au XIXe siècle, qui s'opposa à la pénétration blanche. - Toubab : appellation commune du Blanc dans certaines régions d'Afrique.

Traductions en langue ouolof par Alioune Badara Fall.

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Le chacal fonce sur une carcasse mal nettoyée, arrache précipitamment quelques bouchées, mange au galop, imprenable et impénitent détrousseur, assassin d’occasion.

Des deux côtés du Cap, c’était la perte certaine, et, au milieu, la montagne de glace, sur laquelle l’aveugle qui s’y heurterait serait condamné.

Pendant un long étouffement de sa victime, dans une jouissance méditative et rituelle, obscurément, la lionne se souvient des possessions de l’amour ».

TEXTE 2. Scene 1 (La rencontre)

Derrière les bougainvillées, au crépuscule.

HORN. – J’avais bien vu, de loin, quelqu’un derrière l’arbre.

ALBOURY. – Je suis Alboury, monsieur ; je viens chercher le corps ; sa mère était partie sur le chantier poser les branches sur le corps, monsieur, et rien, elle n’a rien trouvé ; et sa mère tournera toute la nuit dans le village, à pousser des cris, si on ne lui donne pas le corps. Une terrible nuit, monsieur, personne ne pourra dormir à cause des cris de la vieille ; c’est pour cela que je suis là.

HORN. - C’est la police, monsieur, ou le village qui vous envoie ?

ALBOURY. - Je suis Alboury, venu chercher le corps de mon frère, monsieur.

HORN. - Une terrible affaire, oui : une malheureuse chute, un malheureux camion qui roulait à toute allure ; le conducteur sera puni. Les ouvriers sont imprudents, malgré les consignes strictes qui leur sont données. Demain, vous aurez le corps ; on a dû l’emmener à l’infirmerie, l’arranger un peu, pour une présentation plus correcte à la famille. Faites part de mon regret à la famille. Quelle malheureuse histoire !

ALBOURY. - Malheureuse, oui, malheureuse non. S’il n’avait pas été ouvrier, monsieur, la famille aurait enterré la calebasse dans la terre et dit : une bouche de moins à nourrir. C’est quand même une bouche de moins à nourrir, puisque le chantier va fermer et que, dans peu de temps, il n’aurait plus été ouvrier, monsieur ; donc ç’aurait été bientôt une bouche de plus à nourrir, donc c’est un malheur pour peu de temps, monsieur.

HORN. Vous, je ne vous avais jamais vu par ici. Venez boire un verre de whisky ; ne restez pas derrière cet arbre, je vous vois à peine. Venez vous asseoir à la table, monsieur. Ici, au chantier, nous entretenons d’excellents rapports avec la police et les autorités locales ; je m’en félicite.

ALBOURY. – Depuis que le chantier a commencé, le village parle beaucoup de vous. Alors j’ai dit : voilà l’occasion de voir le Blanc de près. J’ai encore, monsieur, beaucoup de choses à apprendre et j’ai dit à mon âme : cours jusqu’à mes oreilles et écoute, cours jusqu’à mes yeux et ne perds rien de ce que tu verras.

Horn .- En tout cas, vous vous exprimez admirablement en français ; en plus de l’anglais et d’autres langues sans doute : vous avez tous un don admirable pour les langues ; ici. Êtes-vous fonctionnaire ? Vous avez la classe d’un fonctionnaire. Et puis vous savez plus de choses que vous en le dites. Alboury.- C’est une chose utile au début. Horn.- C’est etrange. D’habitude , le village nous envoie une délégation et les choses s’arrangent vite. D habitude, les choses se passent plus pompeusement mais rapidement : huit ou dix personnes ,

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huit ou dix frères du mort ; j’ai l’habitude des tractations rapides . triste histoire pour votre frère ; un dédommagement ; nous le donnerons, bien sûr, à qui de droit, s’ils n’exagèrent pas. Mais vous , pourtant , je suis sûr de ne vous avoir encore jamais vu. Alboury.- Moi, je suis seulement venu pour le corps, monsieur, et je repartirai dès que je l’aurai.

TEXTE 3. (Tirade de Cal)

III.

CAL. – Quand je l’ai vu, je me suis dit : celui-là, je ne pourrai pas lui foutre la paix. L’instinct, Horn, les nerfs. Je ne le connaissais pas, moi ; il avait seulement craché à deux centimètres de mes chaussures ; mais l’instinct, c’est comme cela que ça marche : toi, ce n’est pas maintenant que je te foutrai la paix, voilà ce que je disais en le regardant. Alors je l’ai mis dans le camion, j’ai été jusqu’à la décharge et je l’ai jeté tout en haut : c’est tout ce que tu mérites et voilà ; et puis je suis rentré. Mais j’y suis retourné, Horn ; je ne pouvais pas tenir en place, les nerfs me travaillaient. Je l’ai repris sur la décharge, tout en haut, et remis dans le camion ; je l’amène jusqu’au lac et je le jette dans l’eau. Mais voilà que ça me travaillait, Horn, de le laisser en paix dans l’eau du lac. Alors j’y suis retourné, je me suis mis dans l’eau jusqu’à la taille et je l’ai repêché. Il était dans le camion et je ne savais plus quoi faire, Horn : toi, je ne pourrai pas te foutre la paix, jamais, c’est bien plus fort que moi. Je le regarde, je me dis : il va démolir les nerfs, ce boubou. C’est alors que je trouve. Je me suis dit : les égouts, voilà la solution ; jamais tu n’iras plonger là-dedans pour le repêcher. Et c’est comme ça, Horn : pour lui foutre la paix, malgré moi, une bonne fois, Horn ; enfin je pourrai me calmer. (Ils regardent les dés.) Si j’avais dû l’enterrer, Horn, alors j’aurais dû le déterrer, je me connais bien ; et s’ils l’avaient emmené au village, je serais allé le chercher. L’égout, c’était le plus simple, Horn, c’était le mieux ; D’ailleurs, ça m’a calmé un peu. (Horn se lève, Cal ramasse.) Et sur les nègres, vieux, que les microbes des nègres sont les pires de tous, dis- lui cela aussi. Les femmes ne sont jamais assez prévenues contre le danger. (Horn sort.)

TEXTE 4. (La confrontation)

IV

ALBOURY.- : Moi, j’attends qu’on me rende mon frère ; c’est pour cela que je suis là.

HORN.- : Enfin, expliquez-moi. Pourquoi tenez-vous tant à le récupérer ? Rappelez-moi le nom de cet homme ?

ALBOURY.- : On l’appelait Nouofia; et il avait un nom secret.

HORN.- : Mais que vous importe son corps ? C’est la première fois que je vois cela ; pourtant, je croyais bien connaître les Africains. La vie ne vaut pas grand-chose chez vous, et la mort non plus. Je veux bien croire que vous soyiez particulièrement sensible; mais ce n’est pas l’amour, hein, qui rend si têtu ? C’est une affaire d’Européen, l’amour ?

ALBOURY.-: Non, ce n’est pas l’amour.

HORN.- : Je le savais ! Cela fait longtemps que j’ai remarqué ce manque de sensibilité qui choque beaucoup d’Européens. Moi, je m’en fiche; d’ailleurs les Asiatiques sont pires encore. Mais bon, pourquoi devriez-vous vous fâcher pour une si petite chose ? Je vous ai dit que je dédommagerai la famille aussitôt que je le pourrai. Vous feriez mieux d’oublier toute cette affaire.

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ALBOURY.- : Souvent, les petites gens veulent une petite chose, très simple ; mais cette petite chose, ils la veulent ; rien ne les détournera de leur idée ; et ils se feraient tuer pour elle ; et même quand on les aura tués, même morts, ils la voudraient encore.

HORN.-: Qui était-il Alboury, et vous, qui êtes-vous ?

ALBOURY.- : Il y a très longtemps, je dis à mon frère : je sens que j’ai froid ; il me dit : c’est qu’il y a un petit nuage entre le soleil et toi ; je lui dis : est-ce possible que ce petit nuage me fasse geler alors que tout autour de moi, les gens transpirent et le soleil les brûle ? Mon frère me dit : moi aussi je gèle ; nous nous sommes donc réchauffés ensemble. Je dis ensuite à mon frère : quand donc disparaîtra ce nuage, que le soleil puisse nous chauffer nous aussi ? Il m’a dit : il ne disparaîtra pas, c’est un petit nuage qui nous suivra partout, toujours entre le soleil et nous. Et je sentais qu’il nous suivait partout, et qu’au milieu des gens riant tout nus dans la chaleur, mon frère et moi nous gelions et nous nous réchauffions ensemble. Alors mon frère et moi, sous ce petit nuage qui nous privait de chaleur, nous nous sommes habitués l’un à l’autre, à force de nous réchauffer. Si le dos me démangeait, j’avais mon frère pour le gratter ; et je grattais le sien lorsqu’il le démangeait ; l’inquiétude me faisait ronger les ongles de ses mains et, dans son sommeil, il suçait le pouce de ma main. Les femmes que l’on eut s’accrochèrent à nous et se mirent à geler à leur tour ; mais on se réchauffait tant on était serrés sous le petit nuage, on s’habituait les uns aux autres et le frisson qui saisissait un homme se répercutait d’un bord à l’autre du groupe. Les mères vinrent nous rejoindre, et les mères des mères et leurs enfants et nos enfants, une innombrable famille dont même les morts n’étaient jamais arrachés, mais gardés serrés au milieu de nous, à cause du froid sous le nuage. Le petit nuage avait monté, monté vers le soleil, privant de chaleur une famille de plus en plus grande, de plus en plus habituée chacun à chacun, une famille innombrable faite de corps morts, vivants et à venir, indispensables chacun à chacun à mesure que nous voyions reculer les limites des terres encore chaudes sous le soleil. C’est pourquoi je viens réclamer le corps de mon frère que l’on nous a arraché, parce que son absence a brisé cette proximité qui nous permet de nous tenir chaud, parce que, même mort, nous avons besoin de sa chaleur pour nous réchauffer, et il a besoin de la nôtre pour lui garder la sienne.

HORN.- : Il est difficile de se comprendre, monsieur. Je crois que, quelque effort que l’on fasse, il sera toujours difficile de cohabiter.

Texte 5 VI Le vent soulève une poussière rouge ; Léone voit quelqu’un sous le bougainvillée. Dans des chuchotements et des souffles, dans des claquements d’ailes qui la contournent, elle reconnaît son nom, puis elle sent la douleur d’une marque tribale gravée dans ses joues. L’harmattan, vent de sable, la porte au pied de l’arbre.

LEONE (s’approchant d’Alboury). — Je cherche de l’eau. Wasser, bitte. (Elle rit) Vous comprenez l’allemand ? Moi, c’est la seule langue étrangère que je connaisse un peu. Vous savez, ma mère était allemande, véritablement allemande, de pure origine ; et mon père alsacien ; alors moi, avec tout cela… (Elle s’approche de l’arbre.) Ils doivent me chercher. (Elle regarde Alboury.) Il m’avait pourtant dit que… (Doucement :) Dich erkenne ich, sicher. (Elle regarde autour d’elle.) C’est quand j’ai vu les fleurs que j'ai tout reconnu ; j’ai reconnu ces fleurs dont je ne sais pas le nom ; mais elles pendaient comme cela aux branches dans ma tête, et toutes les couleurs, je les avais déjà dans ma tête. Vous croyez aux vies antérieures, vous ? (Elle le regarde.) Pourquoi m’a-t-il dit qu’il n’y avait personne sauf eux ? (Agitée :) J’y crois moi, j’y crois. Des moments si heureux, très heureux, qui me reviennent de si loin ; très doux. Tout cela doit être très vieux. Moi, j’y crois. Je connais un lac au bord duquel j’ai passé une vie, déjà, et cela me revient souvent, dans la tête.

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(Lui montrant une fleur de bougainvillée :) Cela, on ne le trouve pas ailleurs que dans les pays chauds, n’est-ce pas ? Or je les ai reconnues, venant de très loin, et je cherche le reste, l’eau tiède du lac, les moments heureux. (Très agitée :) J’ai déjà été enterrée sous une petite pierre jaune, quelque part, sous des fleurs semblables. (Elle se penche vers lui.) Il m’avait dit qu’il n‘y avait personne (Elle rit.) Je suis tellement contente que vous ne soyez pas français ni rien comme cela ; ça évitera que vous me preniez pour une conne. D’ailleurs, moi non plus je ne suis pas vraiment française. A moitié allemande, à moitié alsacienne. Tiens, on est fait pour… J’apprendrai votre langue africaine, oui, et quand je la parlerai bien, en réfléchissant bien pour chaque mot que je dirai, je vous dirai… les choses… importantes… qui… je ne sais pas. Je n’ose plus vous regarder ; vous êtes si grave, et moi, la gravité ! (Elle s’agite.) Vous sentez le vent ? Quand le vent tourne comme cela c’est le diable qui tourne. Verschwinde, Teufel ; pschttt, va-t’en. Alors, on faisait sonner les cloches de la cathédrale, pour que le diable s’en aille, quand j’étais petite. Il n’y a pas de cathédrale, ici ? C’est drôle, un pays sans cathédrale ; j’aime les cathédrales. Il y a vous, si grave ; j’aime bien la gravité. (Elle rit.) Je suis une chipie, pardon. (Elle cesse de bouger.) Je préférerais rester ici ; il fait si doux. (Elle le touche sans le regarder.) Komm mit mir, Wasser holen. Quelle idiote. Je suis sûre qu’ils sont en train de me chercher ; je n’ai rien à faire là, c’est sûr. (Elle le lâche.) Il y a quelqu’un. J’ai entendu…(Bas :) Teufel ! Verschwinde, pschttt ! (A son oreille :) Je reviendrai. Attendez- moi. (Alboury disparaît sous les arbres.) Oder Sie, kommen Sie zurück !

TEXTE 6. (Didascalie pénultième)

XX

DERNIERES VISIONS D’UN LOINTAIN ENCLOS

Une première gerbe lumineuse explose silencieusement et brièvement sur le ciel au-dessus des bougainvillées. Eclat bleu d’un canon de fusil. Bruit mat d’une course, pieds-nus, sur la pierre. Râle de chien. Lueurs de lampe-torche. Petit air sifflé. Bruit d’un fusil qu’on arme. Souffle frais du vent. L’horizon se couvre d’un immense soleil de couleurs qui retombe avec un bruit doux, étouffé, en flammèches sur la cité.

Soudain, la voix d’Alboury : du noir jaillit un appel, guerrier et secret, qui tourne, porté par le vent, et s’élève du massif d’arbres jusqu’aux barbelés et des barbelés aux miradors. Eclairée aux lueurs intermittentes du feu d’artifice, accompagnée de détonations sourdes, l’approche de Cal vers la silhouette immobile d’Alboury. Cal pointe son fusil haut, vers la tête ; la sueur coule sur son front et sur ses joues ; ses yeux sont injectés de sang.

Alors s’établit, au cœur des périodes noires entre les explosions, un dialogue inintelligible entre Alboury et les hauteurs de tous côtés. Conversation tranquille, indifférente ; questions et réponses brèves ; rires ; langage indéchiffrable qui résonne et s’amplifie, tourbillonne le long des barbelés et de haut en bas emplit l’espace tout entier, règne sur l’obscurité et résonne encore, sur toute la cité pétrifiée, dans une ultime série d’étincelles et de soleils qui explosent.

Cal est d’abord touché au bras ; il lâche son fusil. En haut d’un mirador, un garde abaisse son arme ; d’un autre côté, un autre garde lève la sienne. Cal est touché au ventre, puis à la tête ; il tombe. Alboury a disparu. Noir.

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Le jour se lève, doucement. Cris d’éperviers dans le ciel. A la surface d’égouts à ciel ouvert, des bouteilles de whisky se heurtent. Klaxon d’une camionnette. Les fleurs de bougainvillées balancent ; toutes reflètent l’aube.

TEXTE COMPLEMENTAIRE. 4e de couverture, par BM Koltès. Ed. Minuit.

Combat de nègre et de chiens ne parle pas, en tous les cas, de l’Afrique et des Noirs - je ne suis pas un auteur africain -, elle ne raconte ni le néocolonialisme ni la question raciale. Elle n’émet certainement aucun avis.

Elle parle simplement d’un lieu du monde. On rencontre parfois des lieux qui sont, je ne dis pas des reproductions du monde entier, mais des sortes de métaphores de la vie ou d’un aspect de la vie, ou de quelque chose qui me paraît grave et évident, comme chez Conrad par exemple, les rivières qui remontent dans la jungle... J’avais été pendant un mois en Afrique sur un chantier de travaux publics, voir des amis. Imaginez, en pleine brousse, une petite cité de cinq, six maisons, entourée de barbelés, avec des miradors ; et, à l’extérieur, avec des gardiens noirs, armés, tout autour. C’était peu de temps après la guerre du Biafra, et des bandes de pillards sillonnaient la région. Les gardes, la nuit, pour ne pas s’endormir, s’appelaient avec des bruits très bizarres qu’ils faisaient avec la gorge... et ça tournait tout le temps. C’est ça qui m’avait décidé à écrire cette pièce, le cri des gardes. Et à l’intérieur de ce cercle se déroulaient des drames petits-bourgeois comme il pourrait s’en dérouler dans le seizième arrondissement : le chef de chantier qui couchait avec la femme du contremaître, des choses comme ça...

Ma pièce parle peut-être, un peu, de la France et des Blancs – une chose vue de loin, déplacée, devient parfois plus symbolique, parfois plus déchiffrable. Elle parle surtout de trois êtres humains, isolés dans un certain lieu du monde qui leur est étranger, entourés de gardiens énigmatiques ; j’ai cru – et je crois encore – que raconter le cri de ces gardes entendu au fond de l’Afrique, le territoire d’inquiétude et de solitude qu’il délimite, c’était un sujet qui avait son importance.

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Classe de seconde la littérature d’idees , la question de la beauté. Texte 1 Jean François Dortier La tyrannie de la beauté 2008 revue des sciences humaines Au-delà des variations historiques et sociales, n’existerait-il pas tout de même des critères de beauté universels ? C’est ce que pensent beaucoup de psychologues adeptes de l’approche évolutionniste. Leurs arguments ? Depuis une vingtaine d’années, de très nombreuses expériences ont été menées sur les critères de physical attractiveness . La méthode la plus courante consiste à proposer à des personnes de comparer deux portraits pour choisir le plus attirant. Il est même possible de modifier les paramètres d’un visage par ordinateur pour voir comment telle ou telle modification opère. Plus ou moins rond, plus ou moins jeune…, à ce jeu, des constantes se dégagent nettement. Tout d’abord, il apparaît que les traits « néoténiques » d’un visage (petit nez et grand yeux) sont plus attractifs que d’autres, ce qui disqualifie les visages âgés aux traits complexes. On préférera les traits « enfantins ». Les traits de la vieillesse : rides, teint de la peau, tâches sont discrédités. Inversement, la maturité de certains traits peut s’avérer plus attrayante. On préfère en général les visages sans bajoues et aux pommettes saillantes. Une autre caractéristique est la symétrie. Un visage globalement symétrique est jugé plus beau. Enfin, la forme moyenne de l’ovale fait référence en matière de beauté. Un visage « normal » n’est ni rond ni carré. Tout bien considéré, l’opposition entre universalité et relativité de la beauté n’a rien d’irréductible. Regardons les nus féminins que nous offrent la peinture, la photographie, la mode . Ils peuvent présenter des femmes plus ou moins rondes, celles-ci sont jeunes. De même les hommes, de l’éphèbe grec à l’homme mûr de la Renaissance. Leurs proportions harmonieuses affichent bonne santé et vigueur. Ni les freluquets, ni les obèses ne sont jamais pris comme étalons de beauté. Voilà pourquoi les garçons savent d’instinct qu’en rentrant le ventre et gonflant les pectoraux, ils auront plus de chance de plaire. L’appréciation de la beauté varie bien selon les époques et les cultures. Mais cette variation se fait autour de quelques attracteurs esthétiques. Jamais l’on ne verra des dents mal plantées, des boutons sur le visage, une grimace, des rides, des tâches comme canons de beauté. Il y a peu de chance pour que quelque part dans le monde les gens préfèrent le portrait de l’auteur de ces lignes à celui de George Clooney (si c’est le cas, merci de me communiquer les coordonnées de ce peuple étrange). La beauté est injuste car très inégalitaire. Mais ce n’est pas tout. S’y ajoute un constat plus cruel encore : le beau possède le privilège supplémentaire d’être associé à ce qui est bon et bien. Le lien entre « beau » et « bien » s’ancre dans le langage, même là où les deux mots sont parfois synonymes. On dit une « belle personne » en parlant de ses qualités morales et « vilain » est synonyme de « méchant », comme s’il suffisait d’être beau pour être paré de toutes les autres qualités. Les enquêtes de psychologie sociale le confirment : la beauté est spontanément liée à l’intelligence, la gentillesse, la santé, la sympathie, etc. En somme, « ce qui est beau est bien » comme le résument Jean-Yves Baudouin et Guy Tiberghien, auteurs d’une étude sur les représentations sociales de la beauté et de ses stéréotypes associés. L’histoire des représentations de la beauté et de la laideur confirme le fait. De tout temps, l’imaginaire de la laideur fut associé au mal , en correspondance avec les monstres, le diable, le pervers, le malade ; elle est maléfique et entraîne répulsion et crainte.

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Texte 2 Charles Baudelaire Le peintre de la vie moderne. La femme 1863 C’est plutôt une divinité, un astre, qui préside à toutes les conceptions du cerveau mâle ; c’est un miroitement de toutes les grâces de la nature condensées dans un seul être ; c’est l’objet de l’admiration et de la curiosité la plus vive que le tableau de la vie puisse offrir au contemplateur. C’est une espèce d’idole, stupide peut-être, mais éblouissante, enchanteresse, qui tient les destinées et les volontés suspendues à ses regards. Ce n’est pas, dis-je, un animal dont les membres, correctement assemblés, fournissent un parfait exemple d’harmonie ; ce n’est même pas le type de beauté pure, tel que peut le rêver le sculpteur dans ses plus sévères méditations (….) Tout ce qui orne la femme, tout ce qui sert à illustrer sa beauté, fait partie d’elle-même ; et les artistes qui se sont particulièrement appliqués à l’étude de cet être énigmatique raffolent autant de tout le mundus muliebris que de la femme elle-même. La femme est sans doute une lumière, un regard, une invitation au bonheur, une parole quelquefois ; mais elle est surtout une harmonie générale, non-seulement dans son allure et le mouvement des ses membres, mais aussi dans les mousselines, les gazes, les vastes et chatoyantes nuées d’étoffes dont elle s’enveloppe, et qui sont comme les attributs et le piédestal de sa divinité ; dans le métal et le mineral qui serpentent autour de ses bras et de son cou, qui ajoutent leurs étincelles au feu de ses regards, ou qui jasent doucement à ses oreilles. Quel poëte oserait, dans la peinture du plaisir causé par l’apparition d’une beauté, séparer la femme de son costume ? Quel est l’homme qui, dans la rue, au théâtre, au bois, n’a pas joui, de la manière la plus désintéressée, d’une toilette savamment composée, et n’en a pas emporté une image inséparable de la beauté de celle à qui elle appartenait, faisant ainsi des deux, de la femme et de la robe, une totalité indivisible ? C’est ici le lieu, ce me semble, de revenir sur certaines questions relatives à la mode et à la parure, que je n’ai fait qu’effleurer au commencement de cette étude, et de venger l’art de la toilette des ineptes calomnies dont l’accablent certains amants très-équivoques de la nature. Texte 3 Emile Zola, le ventre de Paris 1873 Florent ne songeait guère à ces belles filles. Il traitait d’ordinaire les femmes en homme qui n’a point de succès auprès d’elles. Puis, il dépensait en rêve trop de sa virilité. Il en vint à éprouver une véritable amitié pour la Normande ; elle avait un bon cœur, quand elle ne se montait pas la tête. Mais jamais il n’alla plus loin. Le soir, sous la lampe, tandis qu’elle approchait sa chaise, comme pour se pencher sur la page d’écriture de Muche, il sentait même son corps puissant et tiède à côté de lui avec un certain malaise. Elle lui semblait colossale, très lourde, presque inquiétante, avec sa gorge de géante ; il reculait ses coudes aigus, ses épaules sèches, pris de la peur vague d’enfoncer dans cette chair. Ses os de maigre avaient une angoisse au contact des poitrines grasses. Il baissait la tête, s’amincissait encore, incommodé par le souffle fort qui montait d’elle. Quand sa camisole s’entrebâillait, il croyait voir sortir, entre deux blancheurs, une fumée de vie, une haleine de santé qui lui passait sur la face, chaude encore, comme relevée d’une pointe de la puanteur des Halles, par les ardentes soirées de juillet. C’était un parfum persistant, attaché à la peau d’une finesse de soie, un suint de marée coulant des seins superbes, des bras royaux, de la taille souple, mettant un arôme rude dans son odeur de femme. Elle avait tenté toutes les huiles aromatiques ; elle se lavait à grande eau ; mais dès que la fraîcheur du bain s’en allait, le

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sang ramenait jusqu’au bout des membres la fadeur des saumons, la violette musquée des éperlans, les âcretés des harengs et des raies. Alors, le balancement de ses jupes dégageait une buée ; elle marchait au milieu d’une évaporation d’algues vaseuses ; elle était, avec son grand corps de déesse, sa pureté et sa pâleur admirables, comme un beau marbre ancien roulé par la mer et ramené à la côte dans le coup de filet d’un pêcheur de sardines. Florent souffrait ; il ne la désirait point, les sens révoltés par les après-midi de la poissonnerie ; il la trouvait irritante, trop salée, trop amère, d’une beauté trop large et d’un relent trop fort. Texte 4 Mona Chollet Beauté fatale 2012 La valorisation du teint clair est très ancienne dans les pays asiatiques. On la trouve souvent dans la mythologie, qui, chez les hindous, par exemple..« met aux prises des dieux à la peau claire et des démons à la peau sombre», indique Geoffrey Jones. Elle s'explique, dit-on, par le fait qu'un teint pâle révélait le rang social d'une femme n'ayant pas besoin de travailler aux champs. En Inde comme en Asie du Sud-Est, l'histoire a également vu le triomphe de peuples à la peau claire sur d'autres à la peau plus foncée. La colonisalion a renforcé cette signification d'appartenance à la classe dominante; non seulement le colon blanc trônait au sommet de la hiérarchie, mais il jouait les individus ou les groupes sociaux les uns contre les autres en fonction des nuances de leur complexion. Cet héritage, mélange inextricable de dynamiques internes et d'influences extérieures, empêche toute mise en circulation de modèles esthétiques qui diffèrent vraiment des canons occidentaux: le cinéma indien a beau être le plus dynamique de la planète, ses plus grandes stars sont au contraire celles qui s'en rapprochent le plus. Le poids de l'histoire aboutit même à ce que des normes qui nuisent objectivement à la majeure partie de la population - parce qu'elles la disqualifient, parce qu'elles la mènent à des pratiques autodestructrices - puissent être présentées comme des trans culturels el identitaires typiques . La mondialisation apparaît d'autant moins comme une mutualisation des pratiques et des valeurs que ses acteurs occidentaux, en dépit de leurs proclamations vertueuses, tendent à appliquer aux populations des pays où ils s'implantent le traitement qu'ils ont longtemps réservé, ou qu'ils réservent encore, à leurs minorités. Ainsi, la présence, en septembre 2011, de six mannequins asiatiques à la une du Vogue chinois constituait un petit événement : au cours de l'année précédente, les blondes aux yeux clairs, mannequins ou stars hollywoodiennes, avaient raflé huit couvertures sur douze. Et quand des vedettes moins conformes passent la rampe, Photoshop se démène pour les ramener autant que possible à la civilisation. À l'été 2008, L'Oréal avait fait scandale aux États-Unis avec une publicité où la chanteuse Beyoncé apparaissait blanchie, les cheveux raidis et blondis. Un an plus tard, la marque dotait une autre de ses représentantes, l'actrice indienne Freida Pinto (Slumdog Millionaire), d'un teint beigeasse. Et Elle lndia il fait quelques vagues pour avoir donné à Atshwarya Rai un spectaculaire teint de porcelaine en couverture de son édition de décembre 2010. L'actrice avait été d'abord « incrédule» en la découvrant; elle envisageait de porter plainte!!! Texte 5 Chirurgie esthétique et beauté : le corps à l'état naturel est un fantasme Yannick le Henaff 2013

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En établissant la quasi inefficacité d’un lifting auprès d’un panel d’une cinquantaine d’individus, une récente étude met en doute les capacités de la chirurgie esthétique à nous rendre plus beaux. L’amélioration de l’attractivité y est jugée minimale (0.8 sur une échelle de 10) et surtout sans aucune corrélation avec la satisfaction des opérés, qui lui est bien supérieure. Des résultats en trompe l’œil Certes, il existe dans le monde de la cosmétique des procédés discutables, inutiles et parfois même dangereux ; mais qu’il en soit ainsi pour le lifting, une opération qui fête son centenaire, rien n’est moins sûr. Sans écarter la possibilité que cette intervention ne puisse faire valoir que des résultats médiocres, focalisons-nous sur un détail d’importance : le panel censément représentatif d’observateurs jugeait des bienfaits d’une opération esthétique. Ce n’est donc pas seulement une apparence, mais également une technique, avec toutes les implications morales que celle-ci peut véhiculer, qui était jaugée. Observez bien autour de vous les réactions lorsqu’une discussion s’anime à ce sujet. Il n’y est pas question que d’esthétique (est-ce beau ?) mais également de morale (est-ce bien ?), certains d’entre nous prenant position contre son existence même. Ceci est particulièrement sensible dans le cas du lifting où le rajeunissement ambitionné tend la main à la caricature présentant de vieilles femmes futiles censément trop "tirées" pour manifester la moindre expression. En outre, il arrive que cette opération soit "visible", comprenez que l’on puisse lire – plus ou moins distinctement – le travail du praticien. Chassez le naturel… La chirurgie esthétique se voit en effet régulièrement reprochée sa propension à créer de l’artificiel et même de l’inauthentique. Pour ces opposants, le corps ne doit pas tricher pour révéler la vraie "nature" de l’homme. Deux exemples suffiront à montrer la prégnance de cette tendance. Pour le premier, puisons dans les magazines, en particulier ceux que l’on nomme "people", qui font régulièrement leur choux gras en épinglant les changements physiques trop visibles des personnalités les plus en vues, à grand renfort de photos avant-après. Ce procédé sacrifie à l’autel du naturel ceux qui combattent trop ostensiblement les signes du temps ou les supposées imperfections. Une autre illustration nous est fournie par le règlement du concours Miss France qui fait explicitement mention aux prétendantes de l’interdiction d’un recours à la chirurgie esthétique. Il se trouve que l’élue est justement présentée comme un symbole de pureté physique… et morale. L’injonction est contradictoire : nous devons à la fois être beaux – et plus encore belles – c'est-à-dire répondre à des critères esthétiques normatifs, tout en étant davantage nous-mêmes. Créer le naturel par l’artificiel Le petit monde de la chirurgie esthétique a une conscience aigüe de cette contradiction, ses acteurs revendiquant eux-mêmes le naturel (comprenez le beau). Prêtez l’oreille aux discours des chirurgiens et de leurs patients : tous ou presque dénoncent les méfaits des opérations "trop" : "trop" visibles, "trop" gros, "trop" souvent, etc. Et pourtant me direz-vous, ces résultats "trop" existent. En fait, si notre sensibilité au beau diffère d’un individu à l’autre – assez peu à vrai dire – nous partageons globalement le rejet de l’artificiel. La contradiction est plus saillante encore du côté des industriels dans le choix de leurs slogans : "la beauté naturelle fabriquée en Suède" (Groupe Restylane) ou bien encore "la beauté est naturelle, la perfection chirurgicale" (Eurosilicone). Il en est ainsi du paradoxe de la chirurgie esthétique : pour être naturel, il faut travailler la nature même !

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Le naturel n’existe pas ! Ce paradoxe n’est pas nouveau. Au cours de l’Histoire, les modifications à visée esthétique ont régulièrement été stigmatisées. Le maquillage a ainsi longtemps été soupçonné de falsification comme la polysémie du mot le rappelle ; on parle ainsi d’une voiture ou d’un passeport "maquillé" ou a contrario d’un individu qui "parle sans fard", et donc qui ne triche pas. Un acte parlementaire promulgué au XVIIe siècle en Angleterre dénonçait déjà l’usage des cosmétiques, lui appliquant dans certains cas la loi édictée contre la sorcellerie. Pourtant, ce corps à l’état naturel est un fantasme. Il est en grande partie le produit de notre culture. Toutes les sociétés se sont en effet attachées à le transformer par le biais de tatouage, piercing, scarification, musculation, coiffe, habillement, alimentation, etc. La chirurgie esthétique n’est qu’un avatar supplémentaire. Pour une chirurgie esthétique imparfaite La technique est-elle donc à notre bénéfice ? Dans le cadre de la chirurgie esthétique, elle dissipe des souffrances (certains d’entre nous éprouvant d’importants complexes), en même temps qu’elle participe (énième paradoxe) à les construire. Nous devons en ce sens nous réjouir des résultats encore imparfaits de ses procédés. Dans le cas contraire, la tentation pourrait être grande de passer sous le fer du bistouri. Et d’autant plus que cette industrie de la chirurgie esthétique est porteuse de rêves auxquels croient fermement ceux qui s’y adonnent, et qui expliquent en partie leur satisfaction à la suite de l’opération. Ses promesses laissent entrevoir l’espoir d’une vie meilleure au-delà d’une apparence retouchée.

Ingres, la grande Odalisque 1814

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Classe de seconde la littératured’idee et la presse Le défi écologique Texte 1 F R de Chateaubriand Atala 1801 Atala se passe en Amérique du Nord, au début du xixe siècle. Le narrateur est Chactas, un vieil Indien qui évoque pour René – un jeune Français – un épisode douloureux de sa jeunesse. Capturé par une tribu ennemie, il a été sauvé du bûcher par Atala, la fille du chef, qui s'est éprise de lui. Les jeunes gens s'enfuient et vivent une idylle chaste dans une nature accueillante. Atala me fit un manteau avec la seconde écorce du frêne, car j'étais presque nu. Elle me broda des mocassines de peau de rat musqué avec du poil de porc-épic. Je prenais soin à mon tour de sa parure. Tantôt je lui mettais sur la tête une couronne de ces mauves bleues que nous trouvions sur notre route, dans des cimetières indiens abandonnés ; tantôt je lui faisais des colliers avec des graines rouges d'azalea, et puis je me prenais à sourire en contemplant sa merveilleuse beauté. Quand nous rencontrions un fleuve, nous le passions sur un radeau ou à la nage. Atala appuyait une de ses mains sur mon épaule, et, comme deux cygnes voyageurs, nous traversions ces ondes solitaires. Souvent, dans les grandes chaleurs du jour, nous cherchions un abri sous les mousses des cèdres. Presque tous les arbres de la Floride, en particulier le cèdre et le chêne vert, sont couverts d'une mousse blanche qui descend de leurs rameaux jusqu'à terre. Quand la nuit, au clair de la lune, vous apercevez sur la nudité d'une savane une yeuse isolée revêtue de cette draperie, vous croiriez voir un fantôme traînant après lui ses longs voiles. La scène n'est pas moins pittoresque au grand jour, car une foule de papillons, de mouches brillantes, de colibris, de perruches vertes, de geais d'azur, vient s'accrocher à ces mousses, qui produisent alors l'effet d'une tapisserie en laine blanche où l'ouvrier européen aurait brodé des insectes et des oiseaux éclatants. C'était dans ces riantes hôtelleries, préparées par le grand Esprit, que nous nous reposions à l'ombre. Lorsque les vents descendaient du ciel pour balancer ce grand cèdre, que le château aérien bâti sur ses branches allait flottant avec les oiseaux et les voyageurs endormis sous ses abris, que mille soupirs sortaient des corridors et des voûtes du mobile édifice, jamais les merveilles de l'ancien Monde n'ont approché de ce monument du désert. Chaque soir nous allumions un grand feu et nous bâtissions la hutte du voyage avec une écorce élevée sur quatre piquets. Si j'avais tué une dinde sauvage, un ramier, un faisan des bois, nous le suspendions devant le chêne embrasé, au bout d'une gaule plantée en terre, et nous abandonnions au vent le soin de tourner la proie du chasseur. Nous mangions des mousses appelées tripes de roche, des écorces sucrées de bouleau, et des pommes de mai, qui ont le goût de la pêche et de la framboise. Le noyer noir, l'érable, le sumac, fournissaient le vin à notre table. Texte 2 Victor HUGO (1802-1885) Ce que vous appelez dans votre obscur jargon: toute la Lyre 1893 (posthume)

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Ce que vous appelez dans votre obscur jargon: -Civilisation -du Gange à l'Orégon, Des Andes au Thibet, du Nil aux Cordillères, Comment l'entendez-vous, ô noires fourmilières? De toute votre terre interrogez l'écho. Voyez Lima, Cuba, Sydney, San-Francisco, Melbourne. Vous croyez civiliser un monde, Lorsque vous l'enfiévrez de quelque fièvre immonde, Quand vous troublez ses lacs,-miroirs d'un dieu secret, Lorsque vous violez sa vierge, la forêt; Quand vous chassez du bois, de l'antre, du rivage, Votre frère. aux yeux pleins de lueurs,. le sauvage, Cet enfant du soleil peint de mille couleurs, Espèce d'insensé des branches et des fleurs, Et quand, jetant dehors cet Adam inutile, Vous peuplez le désert d'unhomme"plus reptile, Vautré dans la matière et la cupidité, Dur, cynique, étalant une autre nudité, Idolâtre du dieu dollar, fou qui palpite, Non plus pour un soleil, mais pour une pépite, ' Qui se dit libre, et montre au mondé épouvanté L'esclavage étonné servant' la liberté! Oui, vous dites: -Voyez, nous remplaçons ces brutes; Nos monceaux de palais chassent leurs tas de huttes; Dans la pleine lumière humaine nous voguons; Voyez nos docks, nos ports, nos steamers, nos wagons, Nos théâtres, nos parcs, nos hôtels, nos carrosses! - Et vous vous' contentez d'être autrement féroces! Vous criez: Contemplez le progrès! admirez! - Lorsque vous remplissez ces champs, ces monts sacrés, Cette vieille nature âpre, hautaine, intègre, D'âmes cherchant de l'or, de chiens chassant au nègre, Quand à l'homme lion succède l'homme ver, Et quand le tomahawk fait place au revolver ! Texte 3 Marguerite Yourcenar, souvenirs peix 1974 D’origine noble Yourcenar profite d’un séjour en Belgique pour aller voir un de ses châteaux possédés par sa famille autrefois. Lors de mon séjour en Belgique eu 1956, le souvenir de la gravure restée en ma possession me ftt désirer voir Flémalle. Un taxi m’y mena de Liège par une interminable rue de faubourg ouvrier, grise et noire, sans une herbe , sans un arbre, une de ces rues que seules l'habitude el l'indifférence nous fout croire habitables (par d'autres que nous) et dont j'avais bien entendu, connu l'équivalent dans deux douzaines de pays, décor accepté du travail au XXe siècle. La belle vue sur la Meuse était bouchée : l'industrie lourde mettait entre le fleuve et

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l’agglomération ouvrière sa topographie d'enfer. Le ciel de novembre était un couvercle encrassé. La plupart des domaines meurent mal. Privé de ses parterres et de son parc, il en était de celui-ci comme de ces pur-sang qu'on réduit à l'état de haridelle avant de les envoyer à l'équarrisseur. Le jardin, disait-on, serait transformé en square, mais tout square dont l'établissement a été voté par des municipalités de notre époque a une façon à lui de se changer en parking. Je regrettais, non pas la fin d'une maison et des quinconces d'un jardin, mais celle de la terre, tuée par l'industrie comme par les effets d'une guerre d'attrition, la mort de l'eau et de l'air aussi pollués à Flémalle qu'à Pittsburgh, Sydney ou Tokyo. Je pensais aux habitants de l'ancien village, exposés aux crues subites du fleuve qui n'avait pas encore été régularisé dans ses berges. Eux aussi avaient par ignorance souillé la terre et abusé d'elle, mais l'absence d'une technique perfectionnée les avait empêchés d'aller très loin dans cette voie. Ils avaient jeté à la rivière le contenu de leurs pots de chambre, les carcasses du bétail qu'ils assommaient eux-mêmes et les saletés du corroyeur; ils n'y déversaient pas des tonnes de sous- produits nocifs ou même mortels ; ils avaient à l'excès tué des bêtes sauvages et abattu des arbres : ces déprédations n'étaient rien auprès des nôtres, qui avons créé un monde ou les animaux et les arbres ne pourront plus vivre. Texte 4 Jean Giono L’homme qui plantait des arbres 1973 le narrateur , après la guerre de 14, retourne en haute provence pour y retrouver un berger qui a reboisé sa région Sorti de la guerre, je me trouvais à la tête d’une prime de démobilisation minuscule mais avec le grand désir de respirer un peu d’air pur. C’est sans idée préconçue - sauf celle-là - que je repris le chemin de ces contrées désertes. Le pays n’avait pas changé. Toutefois, au-delà du village mort, j’aperçus dans le lointain une sorte de brouillard gris qui recouvrait les hauteurs comme un tapis. Depuis la veille, je m’étais remis à penser à ce berger planteur d’arbres. « Dix mille chênes, me disais-je, occupent vraiment un très large espace ». J’avais vu mourir trop de monde pendant cinq ans pour ne pas imaginer facilement la mort d’Elzéard Bouffier, d’autant que, lorsqu’on en a vingt, on considère les hommes de cinquante comme des vieillards à qui il ne reste plus qu’à mourir. Il n’était pas mort. Il était même fort vert. Il avait changé de métier. Il ne possédait plus que quatre brebis mais, par contre, une centaine de ruches. Il s’était débarrassé des moutons qui mettaient en péril ses plantations d’arbres. Car, me dit-il (et je le constatais), il ne s’était pas du tout soucié de la guerre. Il avait imperturbablement continué à planter. Les chênes de 1910 avaient alors dix ans et étaient plus hauts que moi et que lui. Le spectacle était impressionnant. J’étais littéralement privé de parole et, comme lui ne parlait pas, nous passâmes tout le jour en silence à nous promener dans sa forêt. Elle avait, en trois tronçons, onze kilomètres de long et trois kilomètres dans sa plus grande largeur. Quand on se souvenait que tout était sorti des mains et de l’âme de cet homme - sans moyens techniques - on comprenait que les hommes pourraient être aussi efficaces que Dieu dans d’autres domaines que la destruction. Il avait suivi son idée, et les hêtres qui m’arrivaient aux épaules, répandus à perte de vue, en témoignaient. Les chênes étaient drus et avaient dépassé l’âge où ils étaient à la merci des rongeurs ; quant aux desseins de la Providence elle-même, pour détruire l’œuvre créée, il lui faudrait avoir désormais recours aux cyclones. Il me montra d’admirables bosquets de

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bouleaux qui dataient de cinq ans, c’est-à-dire de 1915, de l’époque où je combattais à Verdun. Il leur avait fait occuper tous les fonds où il soupçonnait, avec juste raison, qu’il y avait de l’humidité presque à fleur de terre. Ils étaient tendres comme des adolescents et très décidés. La création avait l’air, d’ailleurs, de s’opérer en chaînes. Il ne s’en souciait pas ; il poursuivait obstinément sa tâche, très simple. Mais en redescendant par le village, je vis couler de l’eau dans des ruisseaux qui, de mémoire d’homme, avaient toujours été à sec. C’était la plus formidable opération de réaction qu’il m’ait été donné de voir. Texte 5 Sylvain Tesson Dans les forêts de Sibérie 2011 Ma cabane abrite les noces du progrès et de l'antique. Avant de partir, j'ai ponctionné dans le grand magasin de la civilisation quelques produits indispensables au bonheur, livres, cigares, vodka: j'en jouirai dans la rudesse des bois. J'ai tellement adhéré à l'intuition de Reclus que j'ai équipé ma cabane de panneaux solaires. Ils alimentent un petit ordinateur. Le silicium de mes puces électroniques se nourrit de photons. J’écoute Schubert en regardant h neige, je lis Marc Aurèle après la corvée de bois, je fume un havane pour fêter la pêche du soir. Élisée serait content La vie dans les bois permet de régler sa dette. Nous respirons, mangeons des fruits, cueillons des fleurs, nous baignons dans l'eau de la rivière et puis un jour, nous mourons sans payer l'addition à la planète. L'existence est une grivèlerie. L'idéal serait de traverser la vie tel le troll scandinave qui court la lande sans laisser de traces sur les bruyères. Il faudrait ériger le conseil de Baden-Powell en principe : " Lorsqu'on quitte un lieu de bivouac, prendre soin de laisser deux choses. Premièrement : rien. Deuxièmement : ses remerciements. " L’essentiel ? Ne pas peser trop à la surface du globe. Enfermé dans son cube de rondins, l'ermite ne souille pas la Terre. Au seuil de son isba, il regarde les saisons danser la gigue de l'éternel retour. Privé de machine, il entretient son corps. Coupé de toute communication, il déchiffre la langue des arbres. Libéré de la télévision, il découvre qu'une fenêtre est plus transparente qu'un écran. Sa cabane égaie la rive et pourvoit au confort. Un jour, on est las de parler de «décroissance » et d'amour de la nature. L'envie nous prend d'aligner nos actes et nos idées. Il est temps de quitter la ville et de tirer sur les discours le rideau des forêts. La cabane, royaume de simplification. Sous le couvert des pins, la vie se réduit il des gestes vitaux. Le temps arraché aux corvées quotidiennes est occupé au repos, à la contemplation et aux menues jouissances. L'éventail de choses à accomplir est réduit. Lire, tirer de l'eau, couper le bois, écrire ct verser le thé deviennent des liturgies. En ville, chaque acte se déroule au détriment de mille autres. La forêt resserre cc que la ville disperse. litt Textes complémentaires. Texte 1 Xavier Jouvelet lettre à ma Zonie, l’indigéne 1992 Si tu entends le vent docile Qui me pousse vers toi

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N’oublie pas la mélodie du feuillage Oh Amazonie Ferme les yeux Pense tous bas La nuit tout est facile La forêt chante les nouvelles du monde Oh Amazonie Animal ou humain On est tous menacé Pas moyen d’échapper Nulle part où aller Plonger d’un coup dans la peur Par la folie des hommes Sans forêt il n’y a plus d’air pour personne Amazonie Ozone mise à mort Amazonie Ozone mise à mort Amazonie Ozone mise à mort Texte 2 Raoni Metuktire : «Il faut que les Européens mangent ce qu'ils produisent sur leur propre sol»Par Laurence Defranoux — 12 décembre 2015 , libération « Je suis venu à la COP21 pour demander enfin aux gouvernements de prendre les mesures qui s’imposent contre la dégradation du milieu ambiant, et pour lancer l’alliance des Gardiens de la Mère Nature, avec d’autres chefs indigènes. Il est indispensable qu’on s’unisse car nous subissons tous les mêmes menaces face à un ennemi identique, et c’était l’occasion de nous rencontrer. Notre texte avec des propositions pour défendre la nature et les générations futures a été signé par 8 chefs, venus d’Amérique du Nord, du Pérou, de Bolivie, d’Afrique, de Papouasie, de Thaïlande [en plus de 5 chefs amazoniens, ndt]. «Les jeunes sont obligés par la loi brésilienne d’apprendre le portugais, et avec la langue ils apprennent la manière d’être des Brésiliens. Ils sont très attirés par la technologie, ce qui a deux effets opposés. Ce qui est positif, c’est qu’ils nous ramènent des informations sur le monde, et que nous sommes au courant des choses qui nous concernent. Le mauvais côté, c’est que cela les éloigne de la culture traditionnelle, ils s’habituent à des divertissements qui ne sont pas typiques. Dès que l’on apprend que l’un d’eux a des problèmes d’alcool, on le rapatrie immédiatement au village.(…) «Personnellement, je ne ressens aucun problème à naviguer entre les deux cultures depuis trente ans. Je m’adapte, je regarde, j’aime découvrir le monde, les différences de climat m’amusent. J’aime beaucoup la France, et les Français m’aiment beaucoup. Au Brésil, les industries minières, agricoles et de l’énergie menacent notre forêt. Les grands propriétaires fonciers déboisent pour faire des cultures, y déversent des pesticides, qui se retrouvent dans les rivières dont nous buvons l’eau. Il faudrait boycotter les produits issus de cette dévastation, et que les Européens mangent ce qu’ils produisent sur leur propre sol. J’espère que vous allez m’aider dans ce combat, et le nerf de la guerre, c’est l’argent.»

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Table des matières

classe de seconde la poésie du Moyen Âge au XVIIIe siècle l’absence ..................................2

Classe de seconde le récit : la figure de la liseuse. ................................................................7

Classe de seconde Le récit du XVllème siècle à nos jours, scènes de repas ..........................12

Classe de seconde : le récit Flaubert Madame Bovary 1857 ................................................17

Classe de seconde Le récit la ville dans le roman .................................................................22

Classe de seconde, le récit. Surmonter les epreuves ............................................................27

Classe de seconde. Le récit :Nicolas Bouvier, le poisson scorpion 1982 lecture intégrale ...33

Classe de seconde , le récit. Eldorado de Laurent Gaudé .....................................................38

Classe de seconde le théatre: Horace Corneille ...................................................................42

Classe de seconde , la folie au théâtre .................................................................................53

Classe de seconde , le theâtre. KOLTES, Combat de nègre et de chiens (1983), Ed. Minuit. .59

Classe de seconde la littérature d’idees , la question de la beauté. .....................................65

Classe de seconde la littératured’idee et la presse Le défi écologique ................................70