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de l’IPC Faculté Libre de Philosophie Paris – janvier 2017 – N°84 Une publication de IPC - Facultés Libres de Philosophie et de Psychologie Établissement d’Enseignement Supérieur d’Intérêt Général 70 avenue Denfert-Rochereau 75014 Paris www.ipc-paris.fr ISSN 2267-0823 Résumé Un examen attentif de ses textes conduit à nuancer le portrait que l’on se fait souvent de Descartes. Le doute radical des Méditations métaphysiques ne peut être interprété comme un signe de scepticisme, ni le désir de maîtrise de la nature comme une affirmation de toute- puissance. En matière d’éducation, Descartes se révèle comme un fidèle des auteurs classiques et d’une formation académique qui sert de pont d’appui au développement d’une recherche de certitudes personnelles. Normalien, agrégé et docteur en philosophie, professeur des universités, Denis Kambouchner enseigne l’histoire de la philosophie moderne à l’université Panthéon- Sorbonne. Spécialiste de la pensée de Descartes, il a récemment publié Descartes n’a pas dit (Les Belles Lettres, 2015) et dirige la nouvelle édition des œuvres complètes de Descartes (Gallimard, collection « Tel »). Pour citer cet article : Denis Kambouchner, « Descartes, la modernité contre la culture ? », Cahiers de l’IPC 84, janvier 2017, p. 27-56. Descartes, la modernité contre la culture ? de Denis Kambouchner

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Paris – janvier 2017 – N°84

Une publication de

IPC - Facultés Libres de Philosophie et de Psychologie Établissement d’Enseignement Supérieur d’Intérêt Général 70 avenue Denfert-Rochereau 75014 Paris

www.ipc-paris.fr

ISSN 2267-0823

Résumé Un examen attentif de ses textes conduit à nuancer le portrait que l’on se fait souvent de Descartes. Le doute radical des Méditations métaphysiques ne peut être interprété comme un signe de scepticisme, ni le désir de maîtrise de la nature comme une affirmation de toute-puissance. En matière d’éducation, Descartes se révèle comme un fidèle des auteurs classiques et d’une formation académique qui sert de pont d’appui au développement d’une recherche de certitudes personnelles.

Normalien, agrégé et docteur en philosophie, professeur des universités, Denis Kambouchner enseigne l’histoire de la philosophie moderne à l’université Panthéon-Sorbonne. Spécialiste de la pensée de Descartes, il a récemment publié Descartes n’a pas dit (Les Belles Lettres, 2015) et dirige la nouvelle édition des œuvres complètes de Descartes (Gallimard, collection « Tel »).

Pour citer cet article : Denis Kambouchner, « Descartes, la modernité contre la culture ? », Cahiers de l’IPC 84, janvier 2017, p. 27-56.

Descartes, la modernité contre la culture ?

de Denis Kambouchner

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Descartes, la modernité contre la culture ?*

Une mauvaise réputation

Dans la culture qui nous environne, Descartes n’a pas très bonne réputation. Il est réputé avoir été un novateur des plus hardis, un esprit d’une très grande puissance, qui a accompli dans la première moitié du XVIIe siècle quelque chose comme une révolution philosophique. Cette notion de révolution philosophique est en fait très délicate à employer ; on peut se demander s’il a existé de vraies révolutions en philosophie. Même lorsqu’un auteur a proposé à un moment donné de l’histoire une problématique d’une nouveauté frappante, et qu’à l’œuvre de cet auteur s’attachent une quantité de discussions, d’entreprises continuatrices, et une célébrité considérable, donc même lorsqu’on peut avoir l’impression que cet auteur a d’une certaine manière modifié la façon commune de penser, ce dernier point n’est jamais aisément vérifiable. La philosophie a toujours été chose très divisée, avec de nombreux courants, et aucun penseur n’a jamais exercé une influence uniforme sur la totalité d’une génération. C’est donc un problème de savoir si l’on peut parler d’une révolution philosophique attachée à tel ou tel nom.

* Conférence donnée à l’IPC le 3 février 2017.

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Mais s’il y a un sens à évoquer une telle chose, seuls deux auteurs dans l’histoire de la culture européenne apparaissent comme des auteurs de révolutions philosophiques : ce sont Descartes et Kant. Il n’y a pas de révolution spinoziste, pas non plus en réalité de révolution hégélienne ou nietzschéenne. Ce qui est sûr pour Descartes et pour Kant, c’est que leurs œuvres ont fait une impression extrêmement profonde au moment même où elles ont été produites. Mais en même temps qu’on reconnaît à Descartes une très grande puissance d’esprit, l’image dominante à laquelle personne ne peut manquer d’être sensible est celle d’un rationaliste un peu trop rigoureux, un peu réducteur, et aisément donneur de leçons.

Toutes sortes d’épisodes assez romanesques s’attachent pourtant à la vie de Descartes, notamment dans sa jeunesse, et rehaussent un peu sa figure, comme les rêves qui l’ont visité une certaine nuit de novembre 1619, et qui sont réputés avoir décidé de sa vocation (ce n’est pas tout à fait vrai : ces rêves ont résulté d’une journée de méditation, et si ces rêves ont confirmé Descartes dans sa vocation, ils ne la lui ont pas révélée). Il y a aussi ses voyages à travers l’Europe, dont nous ne savons pas grand-chose, sa mauvaise rencontre avec des mariniers qui voulaient lui prendre sa bourse et sans doute l’assassiner, puis sa recherche des Rose-Croix, cette mystérieuse secte née en Allemagne, qui promettait une grande réforme des sciences, des esprits et de la société.

Tout ceci est séduisant, comme le sont beaucoup plus tard les relations du philosophe avec la princesse Élisabeth de Bohême, puis avec la reine Christine de Suède qui l’invita à lui donner des leçons de philosophie à Stockholm où il mourut – on parle d’un empoisonnement, mais il faut s’en tenir à la thèse moins romanesque de la pneumonie – le 11 février 1650. Mais

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quant à la norme de la raison cartésienne, dans l’image que l’on s’en fait, elle apparaît un peu impérieuse, et d’une certaine manière bornée. Et si l’on peut dire de Descartes qu’il a fondé la philosophie moderne, ce qui est une manière de penser assez simplificatrice, on est parfois conduit à se demander si cette fondation a été une si bonne chose : n’a-t-elle pas entraîné, au moins à terme, le malheur de l’Occident ? On se focalise sur le thème « que l’homme devienne comme maître et possesseur de la nature », d’où l’on ôte la précaution du « comme », et sur ce grand projet technique qui effectivement, s’il a été suivi, a donné lieu à des réalisations spectaculaires, à un grand gain de puissance, mais cela, pense-t-on, au prix d’un terrible dessèchement ou désenchantement du monde humain. Descartes passe, auprès d’un certain nombre d’esprits, pour être le grand promoteur d’une subjectivité plus arrogante qu’autre chose, l’instituteur donc de l’arrogance du sujet moderne, un sujet qui prétend tout juger par lui-même et se donner ses propres normes.

Cette forme que l’on retient de la raison cartésienne rendrait donc impossible, ou dénuerait de sa valeur, la forme d’enseignement dont Descartes a lui-même bénéficié au collège jésuite de La Flèche, qui avait été fondé peu d’années auparavant. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, la Compagnie de Jésus avait en effet bâti un système pédagogique admirablement conçu, aussi bien sur le plan du régime des études que pour l’organisation de la vie des collégiens. Descartes a bénéficié de cet enseignement remarquable, et en même temps, selon la vue commune, il aurait rejeté tout cela : la première partie du Discours de la méthode tout entière exprimerait ce rejet.

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De fait, c’est assez tôt que Descartes a acquis cette réputation. En 1642, au moment de la deuxième édition des Méditations métaphysiques, Descartes vivait en Hollande. Il s’était exilé volontairement de France pour travailler au calme, et voilà qu’à Utrecht commencent à s’élever quelques disputes à propos de la philosophie cartésienne, qu’on appelle déjà « la nouvelle philosophie » par opposition avec celle qu’on enseigne dans les écoles et dans les universités, c’est-à-dire une philosophie largement fondée sur les écrits d’Aristote, considéré encore à l’époque par beaucoup d’esprits comme le Philosophe avec un grand P. Descartes, résidant non loin de là, avait trouvé à Utrecht un premier disciple nommé Regius, professeur de médecine, un disciple qu’il faut bien dire un peu encombrant. Descartes était d’un naturel prudent ; Regius, pas du tout. Ainsi, Regius avait entrepris d’enseigner la nouvelle médecine, la physiologie cartésienne, et quelques éléments de métaphysique, dans des termes et avec des initiatives qui avaient heurté un certain nombre de professeurs plus traditionnels de l’université d’Utrecht. C’est là qu’intervint un certain Gisbertus Voetius (Gysbert Voet en néerlandais), recteur de l’université et professeur de théologie, calviniste intransigeant, qui prit ombrage, avec certains de ces collègues, de cet enseignement de la nouvelle philosophie, et commanda à l’un de ses disciples, Martin Schoock, un pamphlet publié en 1643, qui s’intitule ironiquement Admiranda methodus philosophiae cartesianae, L’admirable méthode de la philosophie cartésienne.

Ce pamphlet accuse Descartes de proposer une philosophie qui mène à travers son doute radical au scepticisme et donc à l’athéisme. Mais on y apprend également que Descartes veut se débarrasser de tous les livres, si ce n’est même les brûler. L’admirable méthode, au chapitre 1, dit : « Le disciple

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cartésien doit oublier tout ce qu’il a appris ». Les livres donc ne doivent plus lui servir de rien. Or il y a dans la réputation de Descartes ce côté rationaliste un peu impérieux, peu enclin à tenir compte d’autres modes de pensée, et qui veut tout réduire à ses propres normes. Et comme cet exercice de la raison est supposé avoir lieu dans le cadre d’une pleine autonomie de jugement, autonomie que s’attribue un esprit conscient de ses propres pouvoirs et qualités, la représentation qu’on se fait d’un tel rationalisme étroit s’accompagne de celle d’un rejet de toute la culture acquise auparavant.

Je ne suis pas sûr, en tant que praticien de Descartes, de partager cette façon de voir. Descartes est un auteur dont la très grande célébrité, peut-être incomparable, s’est accompagnée de tous temps de polémiques, controverses et simplifications en tout genre, et je pense qu’en cette matière il faut user de précautions, et que les choses sont un peu plus compliquées que je ne les ai présentées à l’instant.

Un penseur de son temps

Quand nous ouvrons les grands livres de Descartes, il est vrai que nous trouvons d’emblée un geste moderne. Je ne suis pas sûr que le mot « moderne » figure où que ce soit dans le corpus cartésien ; il faudrait vérifier. Mais il figure chez les auteurs de l’époque, non seulement parce que le monde littéraire français sera bientôt engagé dans une grande querelle des anciens et des modernes, mais parce qu’un auteur absolument remarquable, qui précède de peu Descartes, a ce mot admirable : « Il faut écrire à la moderne ». Il s’agit du poète libertin Théophile de Viau, emprisonné en raison d’accusations touchant à la fois ses pensées et ses mœurs, mort d’épuisement

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en 1623 peu après sa sortie de prison, et qui en 1622 commence son autobiographie et l’histoire de son procès par cette déclaration : « Il faut écrire à la moderne ». Autrement dit, il faut que cesse le faux culte des anciens qui prive de l’accès aux vraies beautés et à une véritable authenticité littéraire, etc. « Il faut écrire à la moderne » : le geste cartésien a donc des antécédents dans la culture du temps. Bien que Descartes ne parle pas des « modernes », car bien sûr la qualification est discutable, il s’agit de l’affirmation d’une liberté, et au début du Discours de la méthode comme au début des Méditations métaphysiques, on commence par l’affirmation d’une liberté. Dans les Méditations, vous le savez bien, « Il y a déjà longtemps que j’avais reconnu que les opinions que j’avais reçues pour véritables n’étaient pas aussi certaines que je pouvais le souhaiter et que je devais entreprendre une fois dans ma vie de réviser, renverser même toutes mes anciennes opinions si je voulais obtenir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences... » : c’est la justification de l’exercice d’un doute qui occupe toute cette Méditation et se prolonge dans les Méditations suivantes, un doute comme on n’en avait jamais effectué, parce qu’il porte sur la totalité des objets de croyance antérieurs.

Dans le Discours de la méthode, vers la fin de la Troisième partie, Descartes prenait bien soin de mettre de côté les objets de la foi : « Après avoir mises à part [...] les vérités de la foi, qui ont toujours été les premières en ma créance, je jugeai que pour tout le reste de mes opinions je pouvais librement entreprendre de m’en défaire ». La même précaution ne figure pas dans les Méditations, et le statut exact de la foi constitue l’un des grands problèmes de l’interprétation de Descartes. Quoi qu’il en soit, dans le Discours de la méthode, plus nettement que dans les

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Méditations, l’espèce de système des croyances et des opinions, acquises antérieurement à l’exercice du doute, est comparé à une maison rafistolée à mesure des années, ou à une ville bâtie un peu n’importe comment, dans des circonstances diverses, là où Descartes vante les grands plans concertés d’urbanisme. On peut penser par exemple, dans cet éloge des villes « bien compassées » (bien ordonnées), qu’un seul architecte a conçues et bâties, à celle de Richelieu en Indre-et-Loire, qui est l’exemple d’une ville au carré, avec de beaux bâtiments du XVIIe siècle. Indiscutablement, quelque chose de très global est rejeté et Descartes entreprend de repartir en pensée sur de nouvelles bases. Nous avons affaire à un geste radical, dont l’auteur indique toutefois qu’il a été longuement préparé.

Il y a d’ailleurs ici toute une dramaturgie. Si vous lisez le Discours de la méthode de près, l’opération décisive – la réinvention de la métaphysique, c’est-à-dire la recherche des vrais principes de la philosophie – est présentée comme une opération très difficile, qui nécessite toute une préparation. Cette préparation, dans l’exemple que Descartes donne de lui-même, s’acquiert à la fois au cours des années de voyages où l’on s’exerce à se détacher des opinions communes ou de ses propres opinions natives, par le contact avec d’autres hommes, mais aussi bien entendu par l’exercice de la méthode sur des questions plus faciles que celles de la métaphysique. Descartes le dit : il fallait que j’attende pour cela, pour refonder la philosophie, d’avoir « atteint un âge bien plus mûr que celui de vingt-trois ans que j’avais alors ». Il dit cela en évoquant le moment où il a eu ses premières pensées concernant la philosophie tout entière, c’est à peu près le moment où il fait ses rêves, mais la véracité narrative du Discours de la méthode sur ce

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point est un peu discutée. En tout cas, dix ans séparent la première conception d’une réforme de la philosophie en 1619 de la première mise en œuvre de cette réforme en 1629, quand Descartes se livre à ses premières méditations métaphysiques dont la quatrième partie du Discours de la méthode donne le résumé. Et il faudra encore dix ans pour qu’il reprenne la matière de ces premières méditations métaphysiques pour la réélaborer, la rendre plus complète, dans les Méditations métaphysiques, rédigées dans le courant de l’année 1639, et dont la rédaction prendra de nombreux mois, même s’il s’agit d’un écrit de dimensions très limitées et d’ailleurs provocant dans sa brièveté, par rapport aux vastes traités qu’on trouvait à l’époque dans la philosophie des Écoles. Ajoutons que quand Descartes se dit « le moment est venu, je dois entreprendre ces méditations de métaphysique », il a atteint l’âge de trente-trois ans, qui a une signification particulière puisque c’est un âge christique. Il y a donc une symbolique dans ce déroulement.

Mais même en comptant avec ce temps de préparation minutieuse, le geste de Descartes, celui de refonder les principes de la philosophie, est-il absolument original, inouï, prométhéen ? En un sens oui, parce qu’il est vrai que Descartes aura produit la première philosophie alternative, entièrement constituée, par rapport à celle qui s’enseignait dans les Écoles et dans les universités. La première, et c’est pour cela qu’on l’appelle « la nouvelle philosophie ». À peu près à la même époque, Thomas Hobbes, dont l’œuvre est beaucoup moins connue en France, sauf pour le volet politique, construit un système de philosophie qui à certains égards se compare à celui de Descartes, mais la mise en œuvre est toute différente, et de toute manière, avec en 1629 ses premières méditations de métaphysique, Descartes a chronologiquement une petite

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longueur d’avance sur Hobbes qui apparaîtra comme son rival. Si l’on recherche les pères fondateurs, et si l’on considère la diversification de la philosophie européenne, en particulier la lignée anglaise qui est très importante, on pourrait dire que la philosophie moderne sort de chez Hobbes aussi bien que de chez Descartes. Et en outre, si Descartes est en un sens le premier, il faut tenir compte du fait que les temps étaient mûrs, et qu’il y eut des entreprises annonciatrices.

Les temps étaient mûrs, parce que les éléments d’aristotélisme sur lesquels vivait encore le monde des écoles, des collèges et des universités, étaient quelque peu fatigués sur un certain nombre de plans. C’est là une histoire complexe : disons sommairement qu’au XIIIe siècle, à l’époque d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin, l’aristotélisme en Europe est pour ainsi dire tout neuf, bien qu’un certain nombre de textes d’Aristote se soient transmis sans discontinuité depuis l’Antiquité tardive. La synthèse thomiste donne à l’inspiration aristotélicienne, en même temps qu’elle modifie sur certains points les vues d’Aristote, une sorte de nouvelle jeunesse en contexte européen, après la fortune qu’Aristote avait connu au sein de l’Islam classique, et beaucoup de discussions passionnantes vont avoir lieu à la fin du XIIIe siècle et au cours du XIVe siècle autour des doctrines d’Aristote ; mais à l’époque de Descartes, trois siècles et demi plus tard, les thèmes sont usés. Je ne dis pas que rien ne se soit passé d’important. Nous avons évidemment le nouvel élan dû aux jésuites, qui est comme une seconde renaissance d’Aristote dans la deuxième moitié du XVIe siècle, avec notamment le monument que constituent dans les dernières années du XVIe siècle les Disputes métaphysiques (Disputationes metaphysicae) de Francisco Suarez, le grand

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jésuite espagnol. Les questions aristotéliciennes sont donc toujours des questions vives, et beaucoup de progrès dans le raffinement conceptuel ont été accomplis au cours des siècles où les textes d’Aristote ont été commentés ; mais en même temps il y a un problème sur le plan de la connaissance de la nature ! Sur des bases empruntées à la physique d’Aristote, un certain nombre de recherches s’étaient développées dès le XIIIe ou le XIVe siècle, par exemple sur le mouvement ; mais vous savez bien que l’œuvre de Copernic au milieu du XVIe siècle et celle de Galilée à l’entrée du XVIIe, avec des réceptions évidemment assez compliquées, ont beaucoup fait pour affaiblir l’image du monde sur laquelle les esprits avaient vécu jusqu’à présent. Le monde sphérique, la Terre au milieu, les sphères portant des astres en mouvement circulaire, la grande opposition entre le monde « supra-lunaire » et le monde « sublunaire », la conception du mouvement comme intervalle entre deux repos, tout cela s’est beaucoup affaibli, et il est parfaitement clair que dès le début du XVIIe siècle les esprits indépendants soucieux de connaissance de la nature, au sein de la Compagnie de Jésus elle-même, se placent intellectuellement en dehors des cadres aristotéliciens.

Le besoin d’une nouvelle science et d’une nouvelle philosophie est donc là, et avant Descartes nous avons Francis Bacon, un temps chancelier de la reine Élisabeth Ire, qui trace un programme de science expérimentale dont Descartes reprendra certains éléments. Les protocoles expérimentaux sont mis en avant davantage chez Bacon que chez Descartes, et autant le modèle mathématique structure la conception cartésienne de la science, autant il est peu présent dans la conception baconienne. Mais c’est Bacon qui, avant Descartes, articule l’idée d’une maîtrise technique de la nature entière et quand Descartes, dans la sixième et dernière partie du Discours

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de la méthode, écrit : « Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, il faudrait en trouver une pratique par laquelle, connaissant les différents effets des corps qui nous entourent, on puisse se rendre comme maître et possesseur de la nature, ce qui est extrêmement à désirer, autant pour l’acquisition de toutes sortes de commodités que pour la conservation de la santé qui est le premier bien de cette vie, etc. », il ne se présente pas comme l’inventeur de ce programme. Il faut plutôt comprendre que cette maîtrise de la nature dont tout le monde parle, c’est à partir des principes qu’il dégage qu’on peut l’obtenir, et non autrement.

D’une certaine manière, Descartes partage bien un projet prométhéen de maîtrise de la nature, encore que, si l’on y regarde de près, les perspectives de développement technique soient assez modestes. En réalité, l’essentiel sera de se rendre maître de sa propre nature, d’acquérir une certaine maîtrise à la fois de son esprit et de son corps. Mais ce faisant, il indique plutôt les vrais moyens, à son sens, de réaliser autant que possible un idéal qui a été proposé par d’autres auteurs avant lui. Sur ce plan déjà, il faut donc déjà apporter quelques nuances aux vues les plus courantes.

En outre, dans le « se rendre comme maître et possesseur de la nature », il y a le « comme » qui introduit une espèce de réserve. Il ne s’agit pas d’être maître et possesseur de la nature absolument, car pour Descartes il y a évidemment un seul maître et possesseur, c’est Dieu. Nous, créatures de Dieu, nous habitons ce monde, et nous devons conquérir une espèce de maîtrise de notre environnement, mais ce ne sera jamais une maîtrise et possession absolues. Ensuite, il y a la question de savoir jusqu’où va l’entreprise technique. Il est vrai que

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Descartes a réfléchi à certaines machines, parmi elles certaines sont plutôt d’agrément, comme les systèmes hydrauliques, les fontaines, etc., d’autres sont des objets de curiosité comme les automates, et d’autres sont des choses utiles, comme la machine à tailler les verres pour faire des lunettes astronomiques. Mais Descartes n’en est pas à concevoir de grandes entreprises, sauf dans la mesure où l’on pouvait en mener à l’époque, assèchement de marais ou choses du même ordre. On n’en est pas à de grandes entreprises de domination de la nature, telles que nous nous les représentons, avec les centrales hydrauliques, nucléaires, etc. Nous sommes même encore très loin de l’automobile ! Assez significativement, le point qui est mis en avant dans ce texte c’est la médecine, la conservation de la santé, le rêve ou l’idéal d’une médecine véritablement efficace. C’est une question compliquée parce que Descartes a nourri ce rêve pendant un moment, puis il semble être un peu revenu sur ses ambitions premières, puisque sa dernière leçon en matière médicale c’est plutôt le régime, un régime intuitif, c’est-à-dire qu’il faut écouter la nature en soi pour se conserver en santé. La nature qui, comme dit cette espèce d’interview qui s’appelle l’Entretien avec Burman qui date de 1648, « la nature qui travaille à sa propre guérison », qui travaille à se réparer elle-même. Donc je pense qu’on exagère un peu. Le thème est là, c’est un thème lié à l’œuvre de Bacon, qui d’une certaine façon est un peu emprunté. Le thème figure au début de la sixième partie du Discours de la méthode, mais il serait sûrement excessif d’y voir une espèce de proclamation cartésienne triomphante.

Le doute n’est pas l’oubli

Le second point concerne la question de savoir si, avec l’opération cartésienne en philosophie, toute la culture acquise

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dans les institutions d’enseignement, tout le savoir traditionnel, se trouve réellement invalidé, dévalué, remis en cause. Ce point est délicat, si l’on considère l’opération métaphysique qui se trouve engagée pour de bon dans les Méditations métaphysiques de 1641 à 1642. « Méditer avec » l’auteur, comme l’auteur lui-même le demande, c’est entrer dans tout un protocole au cours duquel on est censé perdre la certitude de l’ensemble des choses que l’on croyait auparavant les plus certaines de toutes (les points de foi étant mis à part). « Toutes les opinions, dit Descartes, que j’avais jusqu’alors reçues en ma créance » apparaissent tout d’un coup comme douteuses, au point qu’on ne soit même plus certain s’il y a des hommes, s’il y a un monde, si nous avons un corps, etc. L’opération est radicale. Implique-t-elle cependant, comme le prétendaient les ennemis de Descartes à Utrecht en 1642, un oubli de tout ce qui a été acquis auparavant ? S’agit-il ainsi de partir entièrement à l’aventure, en vue d’une reconstruction hypothétique d’une image de la réalité ?

Le fait est que la Première Méditation constitue l’organisation d’un vertige. Ce vertige, auquel il faut se rendre sensible, passe par des arguments de plus en plus forts : puisque les sens m’ont quelquefois trompé, ai-je donc jamais raison de me fier à eux ? Qu’est-ce qui m’assure que je ne dors pas, moi qui me représente toutes sortes de choses dans le sommeil, quelquefois très distinctement ? Et puis il y a l’argument terrible de ce que l’on appelle le « Dieu trompeur » ; « ce que l’on appelle » car l’expression comme telle n’est pas dans Descartes, pour qui accoler les deux mots impliquera une sorte de blasphème. Ce Dieu dont une vieille opinion me dit qu’il m’a créé, moi et toutes les autres choses, qu’est-ce qui m’assure qu’il

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n’a pas fait que je me trompe dans chaque chose que je crois percevoir, et dans la moindre de mes opérations, par exemple quand, additionnant 3 et 2, j’obtiens 5 ? Et d’ailleurs à l’argument du « Dieu trompeur » est associé une autre notion. Certains, dit Descartes, aimeront mieux nier l’existence d’un dieu si puissant ; mais alors ils rendent « l’auteur de mon origine », ou « l’origine de mon être », plus imparfait(e), et plus l’origine de mon être sera imparfaite, plus il sera, dit Descartes, « probable que je suis moi-même tellement imparfait que je me trompe toujours ». Si vous n’admettez pas ce dieu tout-puissant, c’est donc encore pire. Vous avez ainsi une admirable organisation des raisons de douter, dont Descartes ne dit pas qu’elles sont absolument solides, mais qui sont troublantes au dernier degré.

Cependant, si l’on s’en tient à ces raisons, est-ce que tout ce qui avait été tenu auparavant pour certain est véritablement anéanti ? Je crois que la réponse est non, et pas seulement parce que cet exercice du doute conduit à dégager le roc (c’est une comparaison cartésienne) du « je suis, j’existe, du moment que je pense », et « je suis une chose qui pense » – certitude que nul ne peut m’enlever. Outre cela, il faut se rendre sensible au côté limité et presque chirurgical de ce que Descartes effectue ici.

En réalité, il ne s’agit pas d’envoyer promener, comme dépourvues de toute valeur, toutes les choses que l’on avait auparavant crues, ni toutes les choses qui vous avaient auparavant été enseignées. Il s’agit de marquer des degrés, non pas exactement dans la certitude (on pourrait soutenir qu’il n’y a pas à proprement parler chez Descartes de degrés de certitude) mais dans la validité. Il s’agit bien de distinguer entre ce qui est absolument certain et évident, ce qui est certain sur la base de certaines évidences, et ce qu’on a de bonnes raisons d’admettre,

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ce qui est « moralement certain », selon l’expression cartésienne, sur la base de toutes ces choses que l’on aura auparavant admises. Il s’agit de savoir lesquelles des choses que nous pouvons penser sont absolument les plus certaines, et de faire de ces choses les plus certaines la base de toute une nouvelle image du monde en renonçant à certains préjugés, c’est-à-dire à certaines croyances qui ne bénéficient pas d’une certitude authentique.

Par exemple, que notre âme soit constitutivement liée à un corps, qu’elle soit même « quelque chose du corps », selon l’expression qu’on trouve dans le traité De l’âme d’Aristote, il n’y a pas de certitude authentique de cela. Qu’en Dieu la volonté se rapporte à une intellection qui précède, c’est-à-dire que Dieu doive voir ce qui est bon avant de le vouloir et de le faire, et en quelque sorte agisse comme un homme, c’est une fausse opinion, car en Dieu qui est infini et infiniment simple, la volonté, l’intellection et l’action sont strictement la même chose. Que les choses matérielles soient telles que nous les percevons, que les perceptions des sens correspondent à des propriétés réelles des objets, c’est aussi une notion à laquelle il faut renoncer, parce que les perceptions des sens ne sont pas faites pour nous renseigner sur la composition réelle des choses, elles sont seulement faites pour nous renseigner sur le rapport entre ces choses et nous, et sur les effets que ces choses peuvent faire sur nous. Vous avez donc un certain nombre de préjugés auxquels il s’agit de substituer des vérités solides. Mais une fois qu’on a révisé ces principes, et qu’on s’est habitué à penser d’une nouvelle façon, le monde sensible, le monde matériel, et le monde des hommes, ce qui est échangé entre les hommes, sont plutôt destinés à être retrouvés.

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C’est bien visible dans la Sixième Méditation, mais on a souvent le défaut de lire le début, la Première et la Deuxième Méditation, puis d’arriver avec peine au début de la Troisième Méditation, et de s’arrêter au milieu. On ne parvient donc pas jusqu’à la Sixième Méditation. Je suggère souvent qu’on devrait faire l’inverse, qu’on pourrait lire avec profit les Méditations en les lisant en sens inverse, puisque Descartes a supérieurement organisé son affaire et qu’il y a réfléchi à plusieurs reprises, puisqu’il a fait plusieurs exposés successifs de sa métaphysique avant d’aboutir à ce texte, et qu’ainsi, quand il rédige la première ligne de la Première Méditation, il a probablement en vue la dernière ligne de la dernière.

Pour revenir au problème des modalités du doute cartésien, on peut être très frappé qu’à la fin de l’Abrégé des Méditations il soit indiqué que dans la Sixième, on retrouve l’existence du monde, l’existence des corps, l’union de l’âme à un corps, vérités qui, dit Descartes, « n’ont jamais été sérieusement mises en doute par aucun homme de bon sens ». Si ces vérités qu’on retrouve dans la Sixième Méditation « n’ont jamais été mises en doute par aucun homme de bon sens », sana mente, « à l’esprit sain », alors qu’a-t-on fait ? Les a-t-on mises en doute pour de bon ? Il y a un vrai problème dans le « pour de bon » du doute cartésien. J’ai dit qu’on organisait un certain vertige et les interprétations, dès le départ, se partageaient en deux. Certains lecteurs prennent terriblement au sérieux le doute de la Première Méditation ; ils pensent qu’on part à la recherche d’une chose qu’on n’a jamais vue, et reprochent même à Descartes d’avoir retrouvé trop vite le sol du monde naturel. Dans la tradition phénoménologique moderne notamment, on estime que Descartes retrouve trop vite les choses, les rapports entre les choses, la causalité, etc. À l’inverse,

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dès l’époque de Descartes, d’autres lecteurs lui ont objecté : « Vous ne pouvez pas sérieusement douter de tout ce que vous dites qu’on doit mettre en doute. Vous ne pouvez pas douter que 3 + 2 = 5, que vous avez un corps, et choses semblables ». Et dans les textes où Descartes répond à ces lecteurs – je pense notamment à ses Réponses aux Cinquièmes Objections, dues à Pierre Gassendi, un personnage considérable dans la philosophie et dans les lettres de l’époque, et aussi aux Septièmes Réponses au Père Bourdin, jésuite – Descartes a vraiment du mal à expliquer comment ce doute est possible. Ce doit être une espèce de jeu d’esprit. On doit se proposer des raisons qui font perdre à des opinions très enracinées le degré de certitude dont elles bénéficiaient, et ensuite on décide qu’on fera comme si ces opinions étaient fausses, comme si le fait n’était pas que mon corps existe, etc. Mais dans cette décision, il y a un « comme si », une espèce de fiction dans la mise en doute elle-même, une fiction sérieuse, un « jeu sérieux » comme on dit aujourd’hui. Mais en réalité, est-ce que pour de bon le sujet des Méditations, l’homme qui commence à méditer, s’est trouvé perdu à un moment donné au milieu de nulle part, « plongé dans une eau très profonde » comme Descartes le dit au début de la Deuxième Méditation, sans aucune assurance de quoi que ce soit ? C’est une situation un peu fictive, un peu théâtrale, un peu romanesque, et même au-delà de la Première Méditation, on pourrait montrer que Descartes enchaîne des thèmes connus et les met en scène dans un espèce de théâtre philosophique qui a une grande efficacité intellectuelle, mais qui n’implique pas l’oubli ni la perte de ce qui avait été mis en doute. Il faut donc se garder des interprétations trop radicales à cet égard.

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L’utilité des études

Quant à la culture acquise, la culture comme telle, elle reste aussi tout à fait nécessaire à l’esprit qui entreprend de réformer ses propres pensées. Le fait est que le Discours de la méthode met bien en scène une espèce de déception générale par rapport à l’enseignement que Descartes a reçu dans un collège qui est, dit-il, « l’une des meilleures écoles de l’Europe ». Je n’avais rien appris de certain, dit-il, je n’ai pas appris à me conduire dans la vie comme je l’espérais, et je me trouve « comme un homme qui marche seul et dans les ténèbres », obligé de tracer son chemin par moi-même, avec les plus grandes précautions. Il y a une espèce de dramatisation de cette déception et de la situation de solitude mentale qui en résulte. Mais outre qu’il ne faut pas négliger ni taxer d’hypocrisie la forme d’hommage que le philosophe rend à ses maîtres, ce qui est ainsi dramatisé est en fait une espèce de lieu commun. Thème connu, qu’on trouve par exemple avant Descartes chez Montaigne : le résultat de toutes les études chez les meilleurs esprits est de leur faire sentir leur ignorance. C’est même une pensée qui remonte à Socrate. « J’ai cherché, dit Socrate (du moins dans sa légende), mais finalement la seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien », et il y a toute une tradition du thème socratique de l’« ignorance savante », c’est-à-dire de l’ignorance de celui qui a fait des études et qui s’aperçoit finalement combien peu il sait, ou qu’il ne sait rien à proprement parler.

Certains auteurs ont parlé d’une « crise sceptique » qui aurait saisi Descartes à la sortie de ses études ; mais nous n’avons pas un seul document qui atteste de la réalité historique de cette crise. Il est plus vraisemblable que Descartes, élève au

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collège de La Flèche, proche de la sortie du collège, a cultivé une espèce de distance à l’égard de l’enseignement qui lui était dispensé, au moment où il lui était dispensé. Et peut-être ses maîtres eux-mêmes – avec les dispositions variées qu’on peut repérer chez les jésuites – n’avaient-ils pas tous le même degré d’adhésion aux choses qu’ils étaient censés enseigner. S’il faut parler d’une espèce de scepticisme de Descartes à l’égard de la substance de l’enseignement qu’il recevait, et spécialement pour la philosophie plutôt que pour la rhétorique, ou pour ce que l’on appelait la grammaire, cela doit tenir au moins en partie à une sorte d’atmosphère dont il n’est pas l’auteur. Il faut donc reconsidérer quelque peu l’interprétation courante de ce début du Discours, et bien noter que Descartes ne dit jamais que ses études aient été inutiles. Il dit seulement qu’elles sont été « moins utiles que ce qu’on lui avait fait espérer », qu’elles ne lui ont pas livré les vrais principes à partir desquels il pourrait à la fois conduire ses idées, ses démarches intellectuelles, et sa vie elle-même. Mais si l’on va un peu plus loin, parce que là encore il ne faut pas seulement lire le début, on trouve quelque chose de très significatif. Descartes écrit : « Je me persuade que si l’on m’eût enseigné dès ma jeunesse toutes les vérités dont j’ai cherché depuis les démonstrations, et que je n’eusse eu aucune peine à les apprendre, je n’en aurais peut-être jamais su aucune autre, et du moins que je n’aurais jamais acquis l’habitude et la facilité que je pense avoir d’en trouver toujours de nouvelles à mesure que je m’applique à les chercher ». La vérité, c’est en fait essentiellement quelque chose que l’on recherche par soi-même. Si on vous la donne sans l’effort nécessaire de votre part, vous y perdez, parce que vous perdez l’exercice qui vous fera chercher encore d’autres vérités – or il y a toujours à exercer son esprit.

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Dans un autre texte beaucoup moins connu que le Discours de la méthode, un dialogue inachevé et dont nous ne connaissons pas la date, qui s’intitule La recherche de la vérité par la lumière naturelle, le porte-parole de Descartes nommé Eudoxe (étymologiquement : celui qui a de bonnes opinions, des opinions droites, celui qui pense droitement) dit ceci : « Jamais je ne me suis mis, ni ne me mettrai en tête, de blâmer la méthode d’enseignement qu’on emploie dans les écoles, car c’est à elle que je dois le peu que je sais, et c’est de son secours que je me suis servi pour reconnaître l’incertitude de tout ce que j’y ai appris. » Davantage même, Eudoxe dit en somme : « J’ai appris à l’école à remettre en doute ce que j’y ai appris » et donc, sous-entendu, à chercher quelque chose de plus certain. Ainsi, les armes dont on peut se servir dans cette grande quête que Descartes appelle « la recherche de la vérité » sont d’une certaine manière reçues pendant les études.

Il est vrai qu’il y a aussi chez Descartes un éloge de l’homme qui n’a pas fait d’études et qui peut, grâce à son simple bon sens, entrer dans la connaissance des plus grandes vérités ; mais cet homme devient rarement un créateur, un inventeur. Il est capable d’entendre ce qu’on lui dit et d’entrer dans un certain enseignement, certainement beaucoup mieux que ceux qui ont fait trop d’études, car si vous restez trop longtemps dans un certain appareil scolaire, vous prenez des espèces de plis qui vous ferment l’esprit plutôt qu’ils ne l’ouvrent, ou alors vous ne savez plus reconnaître les vraies questions des fausses ; aussi faut-il se garder de passer trop de temps dans les écoles. Mais si celui qui n’est jamais allé à aucune école est sans doute le mieux placé pour entendre, avec un esprit plus naïf, plus naturel, un certain nombre de raisonnements, évidemment proposés dans le langage qu’il faut, il y a peu de chances qu’il construise une

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philosophie ou fasse œuvre de science de lui-même. Pour cela, mieux vaut avoir fréquenté les écoles, puisque c’est là qu’on reçoit des armes intellectuelles, même pour remettre en doute ce que l’on y apprend.

Il existe un autre texte, une lettre dans laquelle Descartes répond à un de ses amis qui est en France et qui l’interroge sur les lieux où son fils pourrait faire de bonnes études. Et Descartes écrit : « Encore que mon opinion ne soit pas que les choses qu’on enseigne en philosophie soient aussi vraies que l’Évangile, toutefois à cause qu’elle [la philosophie] est la clé des autres sciences, je crois qu’il est très utile d’en avoir étudié le cours entier en la façon qu’il s’enseigne dans les écoles des jésuites, avant qu’on entreprenne d’élever son esprit au-dessus de la pédanterie, et de se faire savant de la bonne sorte. Et je dois rendre cet honneur à mes maîtres que de dire qu’il n’y a lieu au monde où je juge qu’elle s’enseigne mieux qu’à La Flèche. » C’est une lettre du 12 septembre 1638 à un correspondant inconnu, un texte très important qui nous montre que la culture scolaire a du bon et qu’elle est même, quand elle est bien conçue, absolument indispensable au développement d’une liberté ultérieure de l’esprit.

Descartes insiste là-dessus : pour de jeunes esprits, il faut des guides. Il faut donc un système relativement normé. Leur liberté, ce sera pour après, quand ils auront acquis de quoi en faire un bon usage. Mais en réalité, l’éducation philosophique à la Descartes, y compris celle qu’on entreprend avec les Méditations, avec le doute radical, ne peut être qu’une espèce d’auto-rééducation, l’auto-rééducation d’un esprit qui a déjà appris beaucoup de choses et qui ensuite entreprend de revenir librement sur les choses qu’il a apprises. Il faut donc d’abord

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apprendre les choses qu’on apprend traditionnellement, en évitant seulement de trop s’y attacher et d’en surestimer le prix.

Ceci vaut pour les matières d’enseignement, et également pour les livres. Revenons à Utrecht en 1642. Voetius le théologien calviniste en veut à Descartes et le fait accuser de répandre le scepticisme et l’athéisme. Descartes entreprend de lui répondre à travers une longue lettre publiée en 1643. C’est un grand texte cartésien encore assez peu étudié 1 . Et en répondant à ce qui lui est imputé au début de L’admirable méthode de la philosophie cartésienne, à savoir une espèce de guerre menée contre les livres, Descartes commence par renvoyer son adversaire au Discours de la méthode, et particulièrement au passage de la première partie où il compare la lecture de tous les bons livres à une « conversation avec les plus honnêtes hommes des siècles passés, et même une conversation étudiée, dans laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées ». La lecture des bons livres fait accéder aux meilleures pensées des meilleurs esprits des siècles passés ; il n’est donc pas question de renoncer à cela. Descartes se présente donc comme un homme qui a pratiqué les bons livres et qui sait ce que l’on peut en tirer, au contraire de Voetius qui, selon Descartes, n’a guère lu que de mauvais livres ou n’a lu que des abrégés, des livres de controverses pervers et futiles, ou des recueils de lieux communs avec des pensées détachées de différents auteurs dont Voetius parsème ses propres textes. Il aime bien citer tel ou tel mais selon Descartes cela ne renvoie à aucune connaissance approfondie. Il y a pour Descartes un mauvais usage des livres, qui consiste à aller

1 Un extrait de ce texte est disponible dans le dossier réalisé par Kim Sang ONG-VAN-CUNG pour accompagner les Règles pour la direction de l’esprit, Paris, Le Livre de poche, 2002.

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chercher çà et là des pensées, à les détacher et à s’en servir comme de choses qui font autorité, et il y a un usage des bons livres qui est une étude approfondie, d’où vient ce que Descartes appelle ici la vera eruditio – non pas simplement « l’érudition », mais « la vraie culture de l’esprit ». Voetius peut donc être appelé « docte », il est d’une certaine manière « savant » en raison du nombre de livres qu’il a lus, mais il n’est pas « cultivé » comme doit l’être celui qui a longuement médité les bons livres qui sont comme des sources (fontes) à distinguer des petits ruisseaux (rivuli) que sont les résumés, index, etc. Descartes insiste : « tout ce qu’il y a d’essentiel ou de remarquable dans les écrits des “meilleurs esprits” n’est pas contenu dans telle ou telle sentence, phrase, formule qu’on pourrait en extraire, cela surgit du corps entier du discours, et ce n’est pas immédiatement, en première lecture, mais peu à peu, par une lecture fréquente et souvent répétée, que nous l’assimilons sans nous en rendre compte et que nous le convertissons dans notre propre sève ». Nous devons assimiler, faire notre miel (il est déjà question de miel chez Montaigne, Essais I, 26, De l’institution des enfants), de ce qui se trouve dans les meilleurs livres, ce qui suppose une longue fréquentation, une lecture approfondie, et souvent réitérée.

Ceci ne veut pas dire que la lecture des grands livres, des livres classiques (libri primarii), constitue à elle seule la totalité de la culture selon Descartes. Il y a un autre aspect de la vraie culture qui consiste dans l’exercice de la raison sur des questions scientifiques et mathématiques. Précisément, cette réponse de Descartes à L’admirable méthode donne à percevoir que l’éducation intellectuelle suppose un équilibre entre la formation mathématique, scientifique et littéraire. Elle a aussi

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des aspects non littéraires, ceux de l’usage de la vie et de la conversation. En tout cas, Descartes a une grande culture littéraire et s’il cite très peu d’auteurs dans ses traités, il cite assez couramment les poètes latins dans ses lettres, montre qu’il est allé au théâtre, évoque des romans modernes célèbres comme le Quichotte ou l’Amadis de Gaule, un best-seller du début du XVIe siècle, etc. Il est en outre un excellent écrivain, auteur par ailleurs d’un essai de critique littéraire sur les œuvres épistolaires de son grand contemporain Jean-Louis Guez de Balzac, l’écrivain le plus célèbre sans doute du début du XVIIe siècle. Lorsqu’on prend cela en compte, l’image schématique de la raison cartésienne et de la notion cartésienne de la science se complexifie amplement.

Descartes n’est pas Rousseau

Descartes n’a pas livré à proprement parler une théorie de l’éducation, mais il est clair que selon lui, il faut bien commencer par concevoir certains préjugés, partagés par tout le monde, après quoi il sera temps de les remettre en question et d’arriver à une représentation plus exacte des choses. Chez Descartes il y a ces deux temps, moyennant quoi il faut bien distinguer sa conception de l’éducation d’une théorie telle que celle de Rousseau. L’éducation dont Rousseau tracera les plans dans l’Émile ou de l’éducation en 1762, donc 120 ans après les Méditations et la lettre à Voet, commence par être purement négative : surtout pas de livres, surtout pas de leçons, mais l’expérience physique des choses. Il faut qu’Émile enfant, sous la conduite de son gouverneur, se promène un peu partout dans son environnement, apprenne que le feu brûle et que la glace fond, qu’il expérimente les propriétés des corps, les rapports de son corps avec les autres corps, et ainsi acquière ce que Rousseau

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appelle une « raison sensitive », ou « puérile », c’est-à-dire propre à l’enfant. Plus tard, il faudra faire en sorte que se construise en Émile la « raison intellectuelle » qui est de second degré par rapport à cette raison sensitive, et là sans doute on admettra quelques livres, très peu au départ, parce que beaucoup de livres sont des écoles d’erreur. Rousseau consacre par exemple un morceau célèbre à la fable de La Fontaine Le corbeau et le renard, pour expliquer comment il est criminel de mettre cette fable à portée d’oreilles des enfants ou de la leur faire apprendre, parce qu’elle est pleine d’expressions totalement obscures, et de vues morales discutables, et que l’enfant confronté à cette fable fera semblant de comprendre ce qu’en réalité il ne comprend pas – et là est le mal s’il faut avant tout qu’il se forme des idées claires et nettes. Si la bonne marche de l’esprit consiste à aller d’idées nettes en idées nettes, on ne doit pas commencer par admettre toutes ces choses qu’on ne comprend pas. Le moment venu, c’est-à-dire seulement après douze ans, on pourra aborder des matières littéraires, et le premier livre qu’on mettra entre les mains d’Émile ce sera Robinson Crusoé de Daniel Defoe, un roman d’apprentissage, celui du naufragé sur son île qui s’arrange pour se construire un univers, et qui rencontre tardivement un autre homme, un roman expérimental qui convient en tant que tel à l’éducation expérimentale dont Émile est le sujet. Les livres sont contingentés, et c’est seulement quand il aura fait toute une seconde éducation qu’Émile pourra lire, sans excès, tout ce qui lui passera sous les yeux, c’est-à-dire en ayant acquis la bonne distance par rapport aux choses écrites. Cette époque était pleine de lecteurs passionnés, excessifs dans leur attachement aux textes, beaucoup plus que la nôtre. Le danger des livres est

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donc un thème répandu à l’époque, quoiqu’il nous étonne aujourd’hui.

Ce qui frappe évidemment chez Rousseau c’est le caractère radical de sa position, s’agissant au moins de la première éducation. L’enfant s’instruit au contact des choses, on n’a pas à lui donner de leçons. On peut le guider dans certaines expériences, faire en sorte qu’il expérimente ceci et cela, et il aura un esprit « bien fait » à partir duquel il pourra « bien juger » dans les diverses circonstances de la vie, parce que tel est le thème classique déjà chez Montaigne, et il sera à sa manière un « homme universel ». Mais chez Rousseau les choses sont naturellement plus compliquées qu’on ne le suggère d’ordinaire : on ne peut pas, malgré certaines déclarations fracassantes comme « les livres sont le fléau de l’enfance », faire comme si Rousseau était purement et simplement un ennemi de toute culture littéraire et de toute tradition. Il reste qu’un grand courant moderne s’est organisé à partir de là, et c’est sûrement au début du XXe siècle qu’on en trouve les expressions les plus radicales. Il y a un radicalisme propre au XXe siècle en la matière, notamment chez certains représentants de ce qu’on a appelé l’Éducation nouvelle, ce qui nous renvoie encore au problème de l’éducation aujourd’hui, un radicalisme qu’on ne trouve pas chez les auteurs classiques, même si certaines déclarations peuvent paraître déjà provocantes.

Chez Descartes, en tout cas, on n’en est pas là, et c’est plutôt l’inverse. Il faut commencer par du traditionnel – les langues, les livres qui représentent ces langues, et dans lesquels on trouve des œuvres de qualité – et ensuite, lorsqu’on a acquis un certain nombre de bases, on peut commencer à donner à son esprit toute sa liberté. Sous ce rapport-là, il y a un équilibre cartésien, qui est maintenu par les principaux auteurs qui se

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sont réclamés de la tradition cartésienne, y compris les auteurs jansénistes : ils condamnaient le théâtre et n’avaient pas beaucoup de sympathie pour la musique ; beaucoup de jouissances indues étaient liées selon eux aux œuvres de l’art humain, mais ils maintenaient les bons livres, et l’éducation par les bons livres, et c’est assez représentatif d’une lignée de l’éducation cartésienne.

L’enfant et la philosophie

Pour illustrer le rapport de Descartes aux livres, et aux livres de philosophie, je voudrais évoquer son projet de manuel. Quand il termine les Méditations métaphysiques, Descartes demande à son correspondant parisien, le Père Mersenne, de recueillir des objections auxquelles il donnera des réponses. Descartes ajoute : du reste, j’ai l’intention d’écrire « tout un cours de ma philosophie sous forme de thèses » et cela vaudra comme un anti-manuel, comme on dirait aujourd’hui, un manuel susceptible de se substituer aux manuels de philosophie des écoles. Il se procure donc un de ces manuels, la Somme de philosophie d’Eustache de Saint-Paul, de la congrégation des Feuillants, un ouvrage très pratiqué à l’époque, et commence à se demander comment il pourrait mettre en regard, organiser une sorte de face-à-face entre sa propre philosophie et ce qui s’enseigne dans les écoles. Puis il y renonce assez vite, parce qu’il ne parvient pas à écrire un manuel pour de bon, et surtout parce que la confrontation avec la philosophie des écoles ne peut pas se faire si aisément. Ainsi, Les Principes de philosophie sont le livre le plus scolaire que Descartes ait rédigé, avec leurs articles courts, centrés chacun sur un point donné. C’est d’ailleurs avec ces Principes, publiés d’abord en latin, que le cartésianisme s’est

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répandu en Europe, beaucoup plus qu’avec les Méditations et à plus forte raison beaucoup plus qu’avec le Discours de la méthode et les Essais dont il constituait la préface, ouvrage qui n’a eu que très peu de succès – rédigé du reste en français alors que l’Europe parlait latin. Les Principia philosophiae sont donc le texte de Descartes auquel se réfèrent tous les auteurs lecteurs de Descartes en Europe après 1645, mais ce n’est pas un manuel à proprement parler, et si c’était un manuel, il interviendrait seulement dans les dernières années de la scolarité, puisque dans les collèges on commence par la grammaire, c’est-à-dire le latin, le grec et l’étude des textes littéraires et poétiques ; on continue chez les jésuites par les humanités, l’histoire, on poursuit par la rhétorique, et puis l’on termine avec les trois années de philosophie : logique, philosophie naturelle et morale, et en dernier lieu métaphysique. Notez bien que la métaphysique était conçue comme la science qui couronnait les études de philosophie, celle qui s’occupe des principes, mais à laquelle on est confronté plutôt à la fin, alors que dans le programme cartésien cet ordre est renversé.

Ce projet à lui seul n’invalide pas l’idée que le Discours de la méthode exprime dans une formule célèbre : « nous avons tous été enfants avant que d’être hommes ». Rien n’est plus étranger à Descartes que l’idée qu’on puisse élever directement un enfant à la vraie philosophie, lui faire apprendre directement les vrais principes de la philosophie. Il y a un temps de la vie où l’esprit est trop mobilisé par les choses sensibles, et alors il trop difficile pour l’enfant, comme dit Descartes, d’« éloigner » ou d’« abstraire son esprit des sens » (abducere mentem a sensibus). Cela ne veut pas dire qu’on ne puisse avoir avec des enfants des entretiens de type philosophique. La fille de Descartes, Francine, n’a hélas pas vécu assez longtemps (elle est morte à cinq ans

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d’une scarlatine) pour que son père ait pu s’entretenir avec elle comme on le fait maintenant avec des enfants un peu plus âgés. Mais sans doute Descartes aurait-il pensé qu’une conversation intéressante peut être menée avec des enfants très jeunes. Il y a d’ailleurs une tradition pour cela, parce qu’Érasme par exemple, un bon siècle avant Descartes, insiste sur la nécessaire précocité d’une certaine éducation libérale. Mais le premier âge de la vie est forcément dédié aux sens plus qu’aux concepts, et l’esprit mettra nécessairement du temps à réaliser sa propre maîtrise de lui-même. Il y a donc une première éducation qui est incom-pressible.

Dans cette première éducation, il y a d’abord le côté tout à fait empirique, le côté physique qu’il ne faut pas négliger. Intellectuellement, quand il est temps, on peut occuper l’esprit à quantité d’objets et de données qu’il ne s’agira pas à proprement parler de remettre en cause ensuite, et qui pourront nourrir ensuite la réflexion du philosophe s’intéressant aux questions pratiques, morales et politiques. C’est un apprentissage des opinions probables, si le probable n’est pas ici simplement ce qui bénéficie d’une probabilité statistique, mais ce qu’on a de bonnes raisons d’admettre, et ce que de bons esprits ont admis. Il n’y a pas de risque de perdre son temps dans cette découverte, parce qu’en réalité le domaine de la philosophie chez Descartes est relativement limité : il y a la métaphysique, la physique, et la morale. Or la morale inclut beaucoup de considérations qui se rapportent aux circonstances de la vie, mais il n’est pas du tout question pour Descartes de produire le même genre de transformation dans le domaine moral que dans le domaine métaphysique. Il y a des systèmes extravagants, dans un sens ou dans un autre, mais tout le

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monde est à peu près d’accord sur les principales notions de la morale, et ce sont elles qu’on peut cultiver et affiner au contact de bons auteurs, parce que les bons livres dont parle Descartes sont ceux qui procurent un enseignement moral. Par exemple il y a un livre qui traverse la culture de l’âge classique : Les vies des hommes illustres de Plutarque. Montaigne en parle beaucoup, Rousseau également ; Descartes n’en parle pas, mais Plutarque, historien et moraliste, est l’exemple de l’auteur qu’on peut fréquenter longuement avec un très grand profit. Il est donc assez facile de donner une substance à cette première éducation pour autant qu’elle est organisée. Que l’on juge maintenant si, en matière d’éducation, l’auteur du Discours de la méthode a fait œuvre de destruction ! Résumé : Un examen attentif de ses textes conduit à nuancer le portrait que l’on se fait souvent de Descartes. Le doute radical des Méditations métaphysiques ne peut être interprété comme un signe de scepticisme, ni le désir de maîtrise de la nature comme une affirmation de toute-puissance. En matière d’éducation, Descartes se révèle comme un fidèle des auteurs classiques et d’une formation académique qui sert de pont d’appui au développement d’une recherche de certitudes personnelles.

Normalien, agrégé et docteur en philosophie, professeur des universités, Denis Kambouchner enseigne l’histoire de la philosophie moderne à l’université Panthéon-Sorbonne. Spécialiste de la pensée de Descartes, il a récemment publié Descartes n’a pas dit (Les Belles Lettres, 2015) et dirige la nouvelle édition des œuvres complètes de Descartes (Gallimard, collection « Tel »).