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de l’IPC Faculté Libre de Philosophie Paris – janvier 2012 – N°75 Une publication de IPC - Facultés Libres de Philosophie et de Psychologie Établissement d’Enseignement Supérieur d’Intérêt Général 70 avenue Denfert-Rochereau 75014 Paris www.ipc-paris.fr ISSN 1258-8628 Résumé La personne se caractérise comme un être ayant un « rapport à soi » qui lui donne de poser des actes spécifiques dont celui de l’engagement. Mais l’identité personnelle n’est pas pour autant subjective, elle se confond avec l’existence de l’être objectivement reconnaissable par les membres de la communauté à laquelle il appartient, indépendamment de toute qualité et de tout devenir. En effet, dissocier l’être-personne de l’être humain ne peut aboutir qu’à des décisions arbitraires, qui mettent en péril l’existence des personnes ne répondant pas aux critères qualitatifs retenus. C’est bien par naissance que l’homme appartient à la communauté des personnes, mais il ne s’agit pas d’un lien uniquement biologique. L’identité de la personne est profondément ancrée dans la relation interpersonnelle. En l’absence d’un critère permettant de déterminer à quel moment l’être humain devient personne, il convient d’identifier cet instant avec celui de la procréation. Robert Spaemann, professeur émérite à l’université de Munich, est une figure éminente de la philosophie morale en Allemagne. Il interroge de manière critique les grands courants de la modernité. Il a notamment publié Les personnes. Essai sur la différence entre « quelque chose » et « quelqu’un », Paris, Éd. du Cerf, 2009. Pour citer cet article : Robert Spaemann, « Qu’est-ce qui constitue les personnes comme personnes ? », Cahiers de l’IPC 75, janvier 2012, p. 103-127. Qu’est-ce qui constitue les personnes comme personnes ? de Robert Spaemann

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de l’IPC Faculté Libre de Philosophie

Paris – janvier 2012 – N°75

Une publication de

IPC - Facultés Libres de Philosophie et de Psychologie Établissement d’Enseignement Supérieur d’Intérêt Général 70 avenue Denfert-Rochereau 75014 Paris

www.ipc-paris.fr

ISSN 1258-8628

Résumé La personne se caractérise comme un être ayant un « rapport à soi » qui lui donne de poser des actes spécifiques dont celui de l’engagement. Mais l’identité personnelle n’est pas pour autant subjective, elle se confond avec l’existence de l’être objectivement reconnaissable par les membres de la communauté à laquelle il appartient, indépendamment de toute qualité et de tout devenir. En effet, dissocier l’être-personne de l’être humain ne peut aboutir qu’à des décisions arbitraires, qui mettent en péril l’existence des personnes ne répondant pas aux critères qualitatifs retenus. C’est bien par naissance que l’homme appartient à la communauté des personnes, mais il ne s’agit pas d’un lien uniquement biologique. L’identité de la personne est profondément ancrée dans la relation interpersonnelle. En l’absence d’un critère permettant de déterminer à quel moment l’être humain devient personne, il convient d’identifier cet instant avec celui de la procréation.

Robert Spaemann, professeur émérite à l’université de Munich, est une figure éminente de la philosophie morale en Allemagne. Il interroge de manière critique les grands courants de la modernité. Il a notamment publié Les personnes. Essai sur la différence entre « quelque chose » et « quelqu’un », Paris, Éd. du Cerf, 2009.

Pour citer cet article : Robert Spaemann, « Qu’est-ce qui constitue les personnes comme personnes ? », Cahiers de l’IPC 75, janvier 2012, p. 103-127.

Qu’est-ce qui constitue les personnes comme personnes ?

de Robert Spaemann

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Qu’est-ce qui constitue les personnes comme personnes ?

Personnalité et individualité

Mesdames et Messieurs, il y a quelques années je donnais des conférences sur des questions de philosophie de la culture et d’éthique à l’Académie Chinoise des Sciences Sociales de Pékin. Lors d’un débat, un collègue chinois prit ses distances à l’égard de l’individualisme européen. « L’homme est d’abord et avant tout membre de la société » disait-il. La société aurait par conséquent une priorité inconditionnée sur les intérêts et les droits des individus. Je répliquai à ce collègue que je partageais sa critique de l’individualisme de la société occidentale libérale. Lorsque J.F. Kennedy, en campagne électorale, lança à ses auditeurs : « Ne demandez pas ce que l’Amérique fait pour vous, mais ce que vous, vous pourriez faire pour l’Amérique », c’est surtout la jeunesse qui a entendu son appel, et qui l’élut. On peut se demander si encore aujourd’hui un politicien obtiendrait la majorité des voix des jeunes avec un pareil slogan. Mais ce qui est sûr, c’est qu’en cas de coup dur, une société ne tiendra guère le choc si elle n’est constituée que

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d’individualistes, pour qui le concept de sacrifice est devenu un mot étranger. En revanche, je ne pouvais pas rejoindre mon collègue dans ses conclusions. La devise : « tu n’es rien, ton peuple est tout », a hanté jusqu’à la nausée ma jeunesse sous l’Allemagne nazie, et je me demandais déjà à l’époque à quoi pouvait bien ressembler un peuple tout entier constitué de riens ? Zéro plus zéro est dans tous les cas égal à zéro, c’est ce que j’apprenais en cours d’arithmétique. Je demandai à ce collègue pourquoi j’avais pu voir à Pékin des monuments et des plaques commémoratives en l’honneur d’hommes ou de femmes qui avaient sacrifié leur vie pour la Chine ou pour le socialisme. Ne devrait-on pas dire : « ils ont fait leur devoir comme toute fourmi fait son devoir, et leur mort fait de la place pour d’autres ; ils n’entrent plus en ligne de compte. » ? Mais heureusement, ajoutai-je, vous ne pensez manifestement pas ainsi. Parce qu’ils se sont sacrifiés, ces hommes sont eux-mêmes grands. Et j’irais même plus loin : ils sont plus grands que la cause pour laquelle ils se sont sacrifiés. Cette idée est aussi vraie que difficile à penser. Et pour la penser effectivement on a besoin d’un concept que le marxisme ignore, autant que le collectivisme nationaliste : le concept de personne.

La personne ne désigne pas simplement l’individu. L’individu est une partie du corps social auquel il appartient et qui lui rend la vie possible. C’est pour ça qu’Aristote, par exemple, qui n’avait pas encore notre notion de la personne, dit ouvertement que la société a toujours la priorité sur l’individu. Mais en se subordonnant librement au tout en tant qu’une partie, l’individu est bien plus qu’une partie ; il est lui-même le tout ; il devient incommensurable.

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Deux individus sont plus qu’un individu. Ils ont plus de valeur. Si l’alternative se présente, il est plus important de sauver leur vie que celle d’un seul homme. Et lorsqu’il s’agit de répartir des organes peu nombreux en vue d’une greffe, il ne nous reste pas d’autre issue que d’évaluer la vie des receveurs potentiels. C’est ainsi que Maximilien Kolbe, le saint prêtre polonais, estima que la vie d’un père de famille, condamné à mourir de faim, était plus importante que la sienne propre et qu’il mourut en échange de la vie de cet homme. Mais par cet acte, Maximilien Kolbe se soustrait précisément à l’évaluation qui avait motivé son action. Celle-ci donne plutôt à voir le sens de cette affirmation : les personnes n’ont pas une valeur mais une dignité. Il me vient un exemple : le roi Frédéric II de Prusse, dans une guerre avec la Saxe, a commandé à un général, Von Amaritz, de dévaster le château du roi de Saxe. Et le général refusait. Le roi disait : « C’est un acte d’insubordination, je dois vous faire fusiller ». Et le général lui répondait : « Ma vie appartient au roi, mais pas mon honneur ». L’honneur, on n’a pas le droit de le mettre à disposition. Tandis que comme individu, il appartient au roi. Il a été fusillé.

À la différence de la valeur, la dignité est ce qui n’a pas de prix. C’est le titulaire d’une telle dignité que nous appelons « personne ». Nous lui attribuons un statut qui nous enjoint d’être disposés à justifier auprès de lui toutes les actions dont les conséquences le touchent. Même les actions qui touchent des animaux appellent une justification, mais auprès de nous-mêmes, et non pas auprès des animaux, car les animaux ne savent pas faire la différence lorsqu’on porte atteinte à leurs intérêts entre ce qui

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appelle à une justification et ce qui s’en passe. Nous ne pouvons pas nous attendre à ce qu’ils consentent, sur la base d’évaluation en vue d’une justice, à telle ou telle atteinte à leurs désirs et leurs besoins. Les hommes, eux, en sont capables. C’est ce qui en fait des personnes identifiables.

Éléments d’histoire du concept de personne

Qu’est-ce qui constitue une personne comme personne ? Qu’est-ce qui lui donne le statut de fin en soi, qui interdit de la subordonner purement et simplement à des fins qui par principe ne peuvent pas être les siennes ? Ma première réponse, que je justifierai seulement plus tard, est : l’appartenance à une espèce dont les individus adultes normaux disposent des facultés à cause desquelles nous parlons de personne.

Mais de quelles facultés s’agit-il ? Pour répondre à cette question, il est presque indispensable de consulter l’histoire du concept1. Le concept latin classique persona n’a en effet pas le même sens que ce que nous entendons aujourd’hui par personne. Il désigne le rôle de l’acteur, et par élargissement métaphorique du champ conceptuel, le rôle que quelqu’un joue dans la société humaine. On peut en voir une trace à travers le terme « personnage » sur nos programmes de théâtre, à la rubrique « les personnages et leurs acteurs ». De nos jours, ce sont plutôt les acteurs que nous nommerions des personnes. Et quand l’apôtre

1 Robert SPAEMANN, Les Personnes, Paris, Éd. du Cerf, 2009, p.29 sq.

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Paul écrit que Dieu ne considère pas la personne2, il s’agit à nouveau de l’usage antique et cela veut dire que Dieu ne considère pas le statut social d’un homme. Que considère-t-il alors ? Cela précisément que nous nommons aujourd’hui personne, « l’homme lui-même ».

Le concept post-antique et moderne de personne a ses racines dans la théologie chrétienne. Il y servit pour résoudre deux problèmes théologiques apparemment insolubles : le problème trinitaire et le problème christologique. Je dois ici m’en tenir au minimum sur ces points. Les Pères du Concile du premier christianisme rencontraient d’abord dans les énoncés du Nouveau Testament la nécessité, pour penser la divinité de Jésus, d’une part de ne pas l’identifier à Dieu qu’il appelle lui-même son Père, mais d’autre part de ne pas introduire trois divinités et de s’en tenir à un strict monothéisme. Le concept de personne convoqué à cette fin par l’Église d’Occident, suivant en cela Tertullien, n’est pas emprunté au théâtre mais à la grammaire. Les grammairiens latins parlaient en effet, comme nous le faisons encore, de première, deuxième et troisième personne. C’est ce que faisait aussi Tertullien en disant que Dieu possède une essence unique, une unique essentia et substantia. Et qu’il n’est pas cette essence, mais, justement, la possède. Il la possède triplement, mais non pas dans le sens où nous parlons d’une triple instantiation d’un concept, de trois exemplaires d’une espèce. C’est bien plutôt l’essence divine singulière que Dieu reconnaît comme la sienne, et qu’il reconnaît de manière tellement

2 Romains, 2, 11.

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adéquate que l’image du Père est en tout point semblable au Père, donc aussi dans le fait d’être vivant en soi-même. Il en va de même pour l’amour du Père pour le Fils, qui contient à son tour toute l’essence divine, mais à présent comme don. C’est aussi sous cette forme que l’essence divine subsiste une troisième fois, cette fois en tant que hagion pneuma, en tant que l’Esprit Saint. Ces trois modes de subsistance de l’entité divine une, qu’on a appelées hypostases en Orient, ont reçu en Occident le nom de personnes. Les trois personnes divines qui toutes trois ne sont pas leur essence de manière immédiate mais l’ont triplement.

Le même concept de personne servit ensuite dans les débats christologiques des premiers siècles du christianisme pour réussir à penser Jésus à la fois comme vrai Dieu et vrai homme, et non pas comme être mixte, comme demi-dieu. La formule sur laquelle la chrétienté orthodoxe s’est mise d’accord était la suivante : Jésus est une personne divine. La deuxième, qui à côté de sa nature divine a pris en plus la nature humaine et devient capable dans cette nature de ce dont justement il est incapable en tant que Dieu : souffrir. C’est la seule chose que Dieu ne peut pas, c’est pour ça qu’il est devenu homme. Une personne donc qui possède deux natures. Là encore, la pointe de l’argument est que la personne n’est pas simplement identique à sa nature mais a cette nature et donne subsistance à cette dernière en tant qu’elle est eue par elle.

Ce concept de personne développé dans un contexte théologique ne déploya son potentiel anthropologique qu’au Moyen-Âge et à l’époque moderne. Les personnes sont des êtres dont le mode d’être est un rapport à soi. Des êtres qui ne sont pas

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simplement ce qu’ils sont mais se rapportent à ce qu’ils sont. Leur être est l’avoir d’une nature3, l’avoir d’un corps et même l’avoir d’une intériorité. L’intériorité fait partie de cet être, de cette nature possédée par la personne. Dans les Psaumes, on lit fréquemment : « ô mon âme, il faut louer Dieu ». Donc mon âme n’est pas la personne. Après la mort d’ailleurs, saint Thomas dit que l’âme n’est plus une personne, mais seulement après la résurrection de la chair. Les hommes sont des ‘propriétaires’. Les animaux peuvent posséder quelque chose, mais dans le monde civil nous distinguons la possession de la propriété. La propriété, ce qui m’appartient même si je n’en ai aucune idée, procède uniquement d’une inscription au cadastre. La propriété se distingue également de la possession en ce que je peux l’aliéner, la vendre, ou bien l’offrir. Habeas corpus est une des premières formulations du respect dû à la personne. Dans l’Épître aux Philippiens, saint Paul dit que Jésus n’a pas considéré sa nature divine comme quelque chose de volé, car dans ce cas je la possède seulement autant que je l’ai dans la main, sinon si je la laisse, la propriété est perdue. Ce n’est pas seulement une propriété mais une possession. La propriété est une relation spirituelle. La propriété est un conseil juridique.

Identité de la personne

3 Cette formulation - et quelques précédentes - pourrait laisser penser à une théorie

‘désubstantialisante’ et non ontologique de la personne ; ce que R. Spaemann critique nettement plus loin. L’ambiguïté vient de l’usage du terme « être » qui pourrait ici être remplacé par « spécificité » ; celle-ci est « l’avoir d’une nature », au sens où, dans le rapport à soi qui nous est spécifique, il y a l’expérience d’une distance avec les données de notre nature. (Note de la Rédaction)

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Le rapport à soi constitutif de la personne apparaît distinctement dans ce que le philosophe américain Harry Frankfurt désigne comme des secondary volitions : des souhaits et volitions de second degré dans lesquels nous nous rapportons à nouveau à cela que nous voulons au premier degré4. Nous pouvons souhaiter ne pas avoir certains souhaits que nous avons. Le cas de l’addiction à la drogue en est seulement un exemple extrême. Et les secondary volitions ne se rapportent pas seulement à des souhaits et volitions primaires, mais à notre être-tel tout entier. Nous pouvons nous irriter de notre apparence extérieure ou de tel ou tel trait de caractère et si quelqu’un nous répondait en bon leibnizien : « si tu avais d’autres traits de caractères, tu ne serais plus toi », cela ne nous impressionnerait pas5. L’identité de la personne est une identité numérique, non pas qualitative. C’est pourquoi il y a des rêves et leur mise en forme littéraire dans lesquels quelqu’un se métamorphose et devient par exemple un animal, mais pas au sens où il y aurait désormais juste un animal là où il y avait un homme : l’animal c’est moi, dans le rêve. Ou alors il y a des rêves dans lesquels nous rencontrons quelqu’un que nous connaissons mais dont l’apparence s’est complètement transformée ; nous ne le voyons pas, mais nous savons qu’il s’agit d’untel ou untel.

L’identité personnelle disais-je, est une identité numérique. Elle est à la fois ce qu’il y a de plus profond et ce qu’il y a de plus banal. Nous parlons bien du nombre de « personnes » que nous 4 H. FRANKFURT, “Freedom of the Will and the Concept of a Person”, in The journal of Philosophy 68, 5-20. 1971. 5 LEIBNIZ, Nouveaux Essais, Paris, GF, 1990, livre II chapitre XXVII, §9, p.183 sq.

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attendons pour dîner ce soir, ou d’un ascenseur d’une « charge maximale de tant de personnes ». On ne parle pas d’êtres humains mais de personnes et nous aurions l’impression d’un ton bizarrement ampoulé et pompeux si nous utilisions l’expression « être humain » dans ce contexte. Les personnes sont consignées dans le registre d’état civil (Personenstand) et y restent indépendamment de toutes les mutations de ce que l’on nomme aujourd’hui l’identité personnelle, non pas certes toujours semblables, mais toujours les mêmes. L’identité personnelle n’est rien de psychologique, aujourd’hui les psychologues parlent beaucoup de la recherche de l’identité, mais au fond, c’est un abus de ce concept. L’identité de la personne reste toujours, elle n’est pas problématique. Ce sont des attributs de la personne que je cherche : que suis-je et non pas qui suis-je. Qui suis-je, c’est très clair, c’est toujours la même chose. Que suis-je : vaste pays ! Contrairement à ce que pensait John Locke, on ne doit pas se contenter de lui imputer le bien et le mal dont elle se souvient6. Ce dont d’autres se souviennent à son propos lui appartient tout aussi bien. La personnalité n’existe en général qu’au pluriel en tant que communauté des personnes dans laquelle les sujets deviennent objectifs les uns pour les autres. Un monothéisme non trinitaire ne peut véritablement penser Dieu en tant que personne, car il n’y a pas de personne sans une autre personne, de même qu’il n’y a pas de nombre sans d’autres nombres. C’est pourquoi le spinozisme est la conséquence logique d’un monothéisme non trinitaire.

6 LOCKE, Essai sur l’entendement humain, Paris, Vrin, 2001, II, 27, p. 511 sq.

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Après avoir évoqué les secondary volitions, je voudrais préciser mon propos en évoquant trois types d’actes spécifiquement personnels. Il s’agit de la promesse, du remords et du pardon.

La promesse est possible parce que nous ne sommes pas simplement notre nature, mais que nous avons cette nature et que nous pouvons en disposer dans une certaine mesure. Si j’annonce à quelqu’un que je viendrai chez lui après-demain soir pour l’aider à résoudre un problème technique, cela ne signifie pas seulement que j’ai actuellement l’intention d’aller chez lui après-demain car cela pourrait en effet signifier qu’après-demain je n’aurai plus du tout cette intention, parce que j’aurai autre chose en tête. Mais ce qu’il y a de spécial avec la personne, c’est qu’elle peut décider aujourd’hui déjà ce qu’elle voudrait après-demain. Cette décision, elle pourrait très bien la réviser demain ; mais en promettant à un autre de venir, elle lui ouvre le droit d’exiger (Anspruch) sa venue, et elle rend ainsi l’homme indépendant de ses humeurs momentanées. Elle transfère sa décision volontaire à la communauté des personnes et la soustrait ainsi aux contingences de la subjectivité. C’est la plus haute exigence de la liberté personnelle. Avoir le droit de promettre, c’est pour Nietzsche le privilège des hommes véritablement libres, pas de toutes les personnes7. Cela vaut bien sûr au plus haut niveau, au niveau d’une promesse qui lie pour toute la vie comme la promesse conjugale dans laquelle chaque partenaire lie son propre développement à celui de l’autre pour le meilleur et pour le pire ; à la manière de deux musiciens de jazz, chacun ne développant plus

7 NIETZSCHE, Généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1964, 2ème dissertation, p.75 sq.

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sa propre improvisation qu’en rapport fonctionnel avec celle de l’autre. Pouvoir décider aujourd’hui de ce que je voudrai demain et transcender cette décision elle-même en la transformant en une attente d’autrui, est une expression spécifique de ce qu’est la personnalité, de ce que veut dire avoir une nature, pas être sa nature.

Le remords se rapporte au passé. Cela me fait de la peine d’avoir fait ceci ou d’avoir négligé de faire cela. Il ne s’agit pas de gémir sur les suites non voulues et peut-être non prévues de l’action, ou sur la publication de ce que je voulais garder secret, etc. Ce qui me soucie c’est que j’aie pu être le genre d’homme à faire ceci ou à m’abstenir de faire cela. Autrement dit, le remords est à nouveau une forme de rapport à soi. Par lui je transforme mon être-tel. Nous n’accorderions aucune confiance pour l’avenir à un homme qui, ayant fait quelque chose de très condamnable, se contenterait d’affirmer de manière crédible qu’il ne recommencera pas à l’avenir, tout en refusant de se tourner à nouveau vers le passé et de souffrir d’avoir été homme à pouvoir faire une telle chose. Le célèbre ouvrage de Max Scheler, Remords et renaissance, est très éclairant sur ce point. Je vous le recommande vivement8.

Enfin, ce que nous voulons dire en parlant de personnes, s’éclaire dans l’acte du pardon. On ne pardonne pas aux animaux, et on n’a pas besoin de leur pardonner, parce qu’ils ne peuvent se rendre coupables par leur comportement. Ils sont ce qu’ils sont, et

8 Max SCHELER, “Reue und Wiedergeburt”, in: Vom Ewigen im Menschen (GesammelteWerke Bd. 4), Bonn, 27-29.

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ce qu’ils font découle par nécessité de ce qu’ils sont. En pardonnant, autrui me permet, au sens moral et matériel du terme, de ne pas avoir à me définir par la somme de mes actions. Celui qui pardonne ne dit pas à son débiteur : « Tu es comme ça, un point c’est tout. Tu es et resteras pour moi celui qui a fait une négligence et juste cela ». Il dit au contraire « tu n’es pas pour toujours celui qui a fait cela ; pour moi tu es un autre » et grâce au pardon il me devient effectivement possible de recommencer à neuf et d’enterrer le passé. Le pardon est un acte éminemment créateur, lorsqu’il est autre chose que de l’indifférence ou du confort. Ça existe aussi, quand on dit : « c’est trop désagréable d’y revenir, laissons les choses », ce n’est pas le pardon. À l’impitoyable : « C’est comme ça que tu es, », répond du reste sur l’autre versant, le défi sans vergogne : « C’est comme ça que je suis » lorsque quelqu’un a blessé un autre. « Que cela te convienne ou pas, tu dois me prendre comme je suis ». On appelle cela aussi « maintenir sa position », mais c’est un abus de langage ; le maintien de soi c’est d’abord assumer ce que l’on a fait et se le laisser imputer, mais cela ne devrait pas revenir à idéaliser cette insolence pour laquelle quelqu’un refuse de réviser son être-tel et de se laisser pardonner. Aujourd’hui, il est fréquent d’entendre dans des sermons à l’église : « Dieu nous accepte comme nous sommes. » Mais dans l’évangile je lis tout à fait autre chose, je lis que le Christ nous dit : « ne continuez pas à être comme vous êtes. » Il faut se convertir, changer de direction, pas rester comme vous êtes.

Nature de la personne

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Les personnes ne constituent pas une espèce indifférente au nombre des exemplaires qui la composent. Les personnes forment une communauté a priori de personnes. Les hommes sont une espèce, et comme tout être vivant, tout homme vit au centre de son monde, mais en tant que personne, il se décentre et se perçoit pour ainsi dire du dehors. Naviguant sur l’océan, nous nous trouverons toujours, et le navire avec nous, au centre de l’horizon panoramique. Mais en tant qu’être pensant, nous nous voyons avec une vue from nowhere. Le petit fanion sur la carte nautique nous montre chaque jour la position de notre navire. Et en tant que personnes, nous savons que les hommes à bord du navire, que nous apercevons comme des points minuscules à l’horizon, sont aussi au centre de leur monde et nous minuscules depuis leur perspective. Cela revient à dire que les personnes sont des êtres capables de vérité. Elles ont leur nature, elles ne la sont pas. Elles peuvent sortir du milieu depuis lequel elles rapportent tout à elles. Elles peuvent se saisir en tant que parties du monde d’autrui.

Il y a longtemps, j’ai vu sur une voiture un autocollant avec la devise : « pense à ta femme, conduis prudemment ». Voilà qui illustre ce que je voudrais dire. Le souci pour et à propos d’un être proche est commun à tous les êtres vivants supérieurs. Mais se prendre soi-même en considération parce que je suis une partie du monde d’autrui et que je voudrais lui épargner ma perte, voilà qui constitue l’homme en tant que personne. Cela caractérise notre « position excentrique » comme l’appelait Helmut Plessner9, grand

9 Helmut PLESSNER, Die Stufen des Organischen und der Mensch, Berlin-New York, 1975.

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anthropologue. C’est également le sens du terme d’œuvre de la vérité par lequel l’évangile de saint Jean désigne l’amour personnel.

Le rapport à soi qui caractérise les personnes est le fondement de leur faculté de vérité. Seul le fait qu’elles aient connaissance du caractère perspectif de leur perception de la réalité les élève au-dessus de ce perspectivisme, mais ne supprime pas la perspective. Les personnes finies ne sont pas Dieu : je reste dans ma perspective finie ; et lorsqu’elles croient l’être, c’est alors qu’elles le sont le moins. C’est le cas par exemple pour les utilitaristes comme Peter Singer pour lequel le devoir éthique fondamental consiste en l’optimisation du monde10. Si deux enfants tombent à l’eau, dit Singer, et que je ne peux en sauver qu’un, je n’ai pas le droit de sauver d’abord mon propre enfant. Celui que je dois sauver, c’est celui qui a le plus de valeur, le plus doué, celui qui a le plus de facultés à jouir de la vie. La proximité, l’éloignement, sont pour lui des concepts éthiquement inconsistants11. Il nie l’existence de ce que la tradition depuis saint Augustin nomme ordo amoris. Si l’être de la personne est un rapport à soi, donc l’avoir d’une nature, alors la personne ne se réalise pas en ignorant sa nature. Les tendances immanentes à la nature : la faim, la soif, le désir sexuel, le besoin de chaleur, et d’un toit au-dessus de la tête fondent des devoirs prima facie, tout comme notre perception primaire du monde fonde une présomption de vérité. Et la satisfaction des fameux besoins élémentaires n’est pas quelque chose d’animal, mais s’effectue dans

10 Peter SINGER, Question d’éthique pratique, Paris, Bayard, 1997, p. 23 sq. 11 Op. cit. p. 217

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des actions personnelles comme manger, boire, avoir des rapports sexuels, etc. Le concept de personne est justement ce qui interdit de diviser l’homme en deux parties : l’inférieure, animale, et par-dessus une raison pure. L’homme n’est ni un animal, ni un ange et il n’est pas non plus les deux en même temps. Sa nature biologique est déjà humaine et sa raison est une raison conditionnée biologiquement qui a connaissance de ce conditionnement et aspire à s’en libérer. Notre liberté est surtout l’aspiration d’êtres naturels à la liberté.

En repensant à ce qui vient d’être dit, on pourrait être tenté de conclure que la reconnaissance des hommes comme personnes pourrait dépendre de la présence effective de ces qualités par lesquelles la personnalité est définie. Il semble tentant de ne considérer comme des personnes que des êtres qui disposent effectivement de quelque chose comme la conscience de soi donc d’un rapport conscient à soi et à leur vie. Et dans les débats de ces dernières décennies, cette exigence a en effet été soulevée de manière répétée. Ce qui signifie qu’on a dénié le fait d’être des personnes aux embryons, petits enfants, handicapés mentaux profonds et déments séniles et on a réclamé le remplacement dans la Constitution des pays européens comme dans celle de l’ONU, du concept de dignité de l’homme par celui de dignité des personnes. Cette direction de pensée n’est pas totalement sans racine dans la tradition européenne. Elle trouve certes chez Emmanuel Kant, cet immense révolutionnaire, une claire opposition. Mais elle a un certain soutien chez saint Thomas d’Aquin qui croyait que tous les hommes à l’exception de Jésus Christ, avaient d’abord dans les premières semaines de leur vie

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embryonnaire, une âme animale que Dieu remplaçait ensuite, par un acte de création, par une âme humaine et donc personnelle. Cette conception n’a aujourd’hui, pour des raisons scientifiques, quasiment plus de partisans. En revanche la conception de la personne par John Locke n’a cessé d’accroître sa domination. Locke veut limiter strictement son ontological commitment aux contenus de perceptions empiriques internes ou externes et exclut par là tout résultat d’une transcendance ontologique ainsi que tout résultat d’une réflexion transcendantale. Pour lui la personnalité n’est pas une façon d’être que certains états de conscience permettent de reconnaître, mais la personnalité n’est rien d’autre qu’un tel état de conscience. C’est l’état d’une subjectivité qui se vit elle-même comme identique par-delà l’écoulement du temps12. Comme pour l’empirisme, il n’y a que des objets saisissables, par une expérience interne ou externe, mais non pas quelque chose comme des porteurs de tels objets. Il n’y a pas non plus de personne inconsciente ou endormie. David Hume a franchi un pas de plus en niant la personnalité en général13. Il pensait qu’il n’y a aucune expérience continue dans le temps. Il y a bien des souvenirs. Mais chaque souvenir a bien lieu comme vécu présent ici et maintenant. Le souvenir n’est pas le présent du passé, mais le présent d’une image actuelle de ce que nous tenons maintenant pour le passé. Nous pouvons nous tromper. Les souvenirs peuvent nous tromper. Il n’y a donc jamais que des vécus actuels instantanés mais pas une

12 LOCKE, Essai sur l’entendement humain, Paris, Vrin, 2001, II, 27, p. 523 sq. 13 David HUME, Traité de la nature humaine, Paris, GF, 1995, livre I, partie IV, section 6, p.342 sq.

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identité unifiant le temps, qui se rapporterait au pronom personnel « je ». Dans la ligne de Locke, on trouve par exemple aujourd’hui Derek Parfit avec son livre Reasons and persons14. Pour Parfit, il n’y a pas de continuité de la personne par-delà le sommeil. Ceux qui dorment ne sont pas des personnes. Et quand ils se réveillent, ils ne sont pas les mêmes personnes qui s’étaient auparavant endormies. Tout endormissement termine la vie d’une personne. Celle qui s’éveille hérite de celle qui s’était endormie des contenus mémoriels sur la base de l’identité physiologique de l’être vivant « homme » et de son cerveau15. Il est intéressant de voir que Parfit propose de cette façon une nouvelle fondation du devoir de l’homme envers soi-même, qui autrement ne peut être fondé que religieusement. Le devoir de prendre soin de ma santé est, dans sa compréhension, de me reconnaitre distinct de moi et donc d’une espèce de descendance parce que demain, moi ce n’est plus moi, c’est un autre. Donc c’est un acte de charité si je m’occupe de mon avenir parce que je m’occupe des autres personnes.

14 Derek PARFIT, Reasons and persons, Oxford, 1984. 15 PARFIT, 1984, p. 275: “The existence of a person, during any period, just consists in the existence of his brain and body, and the thinking of his thoughts, and the doing of his deeds, and the occurrence of many other physical and mental states » et p. 279: “Identity is not what matters; What matters is Relation R: psychological connectedness and/or psychological continuity, with the right kind of cause”. “L’existence d’une personne, durant une période quelconque, consiste simplement dans l’existence de son cerveau et de son corps, et la pensée de ses pensées, et l’agir de ses actes, et l’occurrence de nombreux autres états physiques et mentaux” et: “L’identité n’est pas ce qui importe. Ce qui importe c’est la relation R: connexion psychologique et/ou continuité psychologique, avec le type de cause correct.”

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Ici la personnalité et l’homme sont clairement séparés. Il y a les hommes en tant qu’êtres vivants, et il y a les états personnels de beaucoup, mais non pas de tous ces hommes. L’être de la personne ne commence donc pas avec son existence comme organisme vivant, mais d’abord avec l’éveil progressif d’états de conscience déterminés. Cette conception s’est diffusée imperceptiblement, mais suffisamment pour que le président de la Conférence des évêques d’Allemagne lui-même, déclare il y a quelques années, dans le cadre du débat sur la mort cérébrale, « qu’il se pourrait que la mort cérébrale ne soit pas la mort de l’homme, mais qu’en tout cas, elle est la mort de la personne ». C’est directement Parfit.

Je voudrais plaider contre cette conception et défendre la thèse selon laquelle l’être-personne n’est pas une qualité mais l’être de l’homme et par conséquent ne commence pas plus tard que l’existence d’une nouvelle vie humaine non-identique à l’organisme parental. Les personnes ne sont pas une espèce naturelle, que nous pouvons identifier par une description. Nul ne peut nous prescrire quand nous devons utiliser ou non le mot personne. Il ne s’agit pas ici d’une question théorique mais pratique, éthique. Appeler quelqu’un « quelqu’un » et non « quelque chose », relève d’un acte de reconnaissance, auquel nul ne peut être contraint et pourtant cette décision n’est pas arbitraire. L’acte de reconnaissance de quelqu’un en tant que « quelqu’un » et non « quelque chose » qui est lié à notre emploi du mot « personne », possède une logique immanente. Une restriction injustifiée du cercle des destinataires de cette reconnaissance transforme la nature de cet acte, même à l’égard de ceux qui sont reconnus en tant que personnes. Une

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datation injustifiée du commencement de cette reconnaissance au début de la vie entraine un acte injustifié pour mettre fin à la vie dans ses derniers stades.

Une personne est quelqu’un et non quelque chose. Il n’y a pas de passage continu de quelque chose à quelqu’un. Il ne serait pas correct de dire : « quelqu’un est quelque chose avec telle et telle qualité » ; quelqu’un n’est pas quelque chose. C’est pourquoi pour dire ce que nous voulons dire par « quelqu’un », devons-nous passer par cette tautologie : nous appelons « quelqu’un » quelqu’un qui a telle et telle qualité. Mais cette formule n’est pas correcte non plus. Nous considérons en effet comme quelqu’un bien des êtres et en particulier des hommes, même lorsqu’ils ne possèdent pas factuellement de telles qualités ; c’est la domination du nominalisme. C’est peut-être une phrase de David Wiggins16qui caractérise le mieux notre position :

Une personne est tout animal dont la constitution physique de son espèce fait des membres représentatifs de l’espèce des êtres pensants intelligents, doués de raison et de réflexion et les rend typiquement capables de se considérer eux-mêmes en tant qu’eux-mêmes, les mêmes choses pensantes, en différents temps et lieux.

Dans cette définition je ne conteste que le terme chose pensante. Aucun d’entre nous ne nommera « chose » un être pensant.

16 David WIGGINS, Sameness and Substance, Oxford, 1980, p.188.

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Personnalité et intersubjectivité

Que la présence effective des indicateurs typiques des personnes ne soit pas la condition de la personnalité, c’est ce que nous pouvons facilement éclairer par l’usage des pronoms personnels je et tu, Chacun d’entre nous dit : « je suis né tel ou tel jour », ou « j’ai été conçu en telle ou telle ville » alors que l’être engendré et enfanté à l’époque ne pouvait pas dire « je ». Le pronom personnel « je » ne se réfère pas à un « je », un « moi », qui est une invention des philosophes, mais à un être vivant qui plus tard, un jour ou l’autre, a commencé à dire « je ». Et l’identité de cet être vivant est indépendante de ce dont il se souvient effectivement. Quelqu’un peut être le destinataire de remerciements ou de reproches pour des actes qu’il a lui-même oubliés. Et bien entendu, une mère dit : « quand je t’ai attendu ou quand je t’ai donné naissance » et non : « quand je portais en moi un organisme qui par la suite est devenu toi ». Toutes les tentatives pour dissocier la personnalité de la vitalité, de l’existence d’un organisme humain, sont contre-intuitives et sont inconciliables avec l’usage linguistique de tout être humain normal.

Cette normalité est en outre la condition qui permet aux hommes de développer justement ces qualités qui caractérisent les personnes. Aucune mère n’a le sentiment de conditionner un « quelque chose » par ses discours jusqu’à ce qu’il commence à parler de lui–même. C’est pourquoi aussi ce n’est pas avec un ordinateur qu’un enfant apprend à parler. Au contraire, c’est la mère qui régresse en quelque sorte dans son interaction avec le bébé

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à un niveau infantile et interagit avec lui de personne à personne et elle dit « tu » à l’enfant et le traite comme une petite personne et c’est parce que l’enfant est traité d’emblée comme une personne qu’il devient ce qu’il était depuis le début et ce en tant que quoi il a été considéré depuis le début. Qui sépare l’être-personne de l’homme de son caractère d’être vivant coupe le lien de l’inter-personnalité qui seul permet aux personnes de devenir ce qu’elles sont. Car les personnes n’existent qu’au pluriel. L’emploi du terme de personne pour Dieu n’a de sens que dans un contexte trinitaire.

Voici un dernier argument contre le fait de lier l’être-personne à la présence effective de qualités déterminées : cette condition transforme l’acte de reconnaissance des personnes en un acte de cooptation. Elle livre le nouvel arrivant à l’arbitraire de ceux qui se reconnaissent déjà mutuellement. Car ce sont ces derniers qui définissent les qualités sur la base desquelles quelqu’un sera coopté dans la communauté des personnes. Et c’est bien d’arbitraire qu’il s’agit, comme le montre le fait que les opinions des scientifiques à propos du début des droits de l’homme, de la personne, divergent entre eux à l’extrême ; les uns veulent faire commencer la protection de la vie à partir du troisième mois de grossesse, d’autres à l’instant de la naissance, d’autres encore à la sixième semaine après la naissance. Peter Singer en toute cohérence, refuse au nouveau-né quelque chose comme un droit à la vie17. Si nous renonçons à faire de l’appartenance à l’espèce homo sapiens et du fait de descendre d’autres membres de cette espèce l’unique

17 SINGER, op. cit. p. 166.

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critère, on réduit à une pure question de pouvoir la question de savoir à quel homme on remet des droits personnels, et à quel autre, non. Il appartient à la dignité de la personne qu’elle prenne sa place dans la communauté universelle des personnes non pas en tant que membre coopté mais comme membre de naissance.

Tout homme appartient à cette communauté du fait de son appartenance à la famille des hommes, donc du fait qu’il est apparenté à des hommes. La biologie de l’évolution, représentée par exemple par Ernst Mayer a renoncé à définir l’espèce comme classe à laquelle les exemplaires appartiennent en raison d’une similitude, comme c’est le cas pour la classification des choses inertes. À la place du concept de classe, on trouve celui de population. Or un animal appartient à une population par une relation généalogique, donc par une ascendance commune et une interaction sexuelle. Mais les relations de parenté entre des êtres humains ne sont jamais seulement biologiques. Il s’agit toujours en même temps de relations personnelles : père-mère, frère-sœur, fils-fille, grand-père et grand-mère, petit-fils et petite-fille, cousin et cousine, oncle et tante, beau-frère et belle-sœur sont des places déterminées dans une structure interpersonnelle. Et qui prend une de ces places la possède depuis le commencement de son existence biologique et la conserve pour tout le temps de sa vie et même au-delà. À la différence nette de presque tous les animaux, un embryon est enfant de ses parents dès le premier instant de son existence. Mais en tant que membre d’une famille humaine, il est membre d’une communauté de personnes, et en tant que membre d’une communauté de personnes il est personne, indépendamment de quelque qualité que ce soit.

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On rapporte d’ailleurs à propos de Peter Singer qu’il est très attentionné pour sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Comme on lui demandait dans une interview comment il accordait son comportement avec ses convictions, il répliqua : « c’est quand même ma mère18 ». Oui, c’est tout. Il a donné la réponse. Nous y voilà. La mère reste la mère et le fils reste le fils. Mais cette relation est personnelle, qu’elle soit ou non subjectivement réalisée par les deux personnes, et c’est pourquoi la mère reste la mère tant qu’elle vit, tout comme le fils est le fils depuis qu’il vit. Si la parenté biologique n’était pas en même temps quelque chose de personnel, comment pourrait-on expliquer que des enfants naturels ou adoptés développent plus tard presque tous, au moment de la puberté le souhait de faire la connaissance de leur père ou de leurs parents biologiques ? Ils considèrent la relation à un parent qu’ils ne connaissent pas du tout comme une partie de leur identité personnelle. Il en va d’ailleurs de même pour la relation entre maris et femmes. Elle non plus n’est jamais purement biologique. Lorsqu’elle est réduite à cette dimension, il s’agit d’une dépravation.

18 « I think this has made me to see how the issues of someone with these kinds of problems are really very difficult. Perhaps it is more difficult than I thought before, because it is different when it’s your mother.” in SPECTER, M. 1999, “The Dangerous philosopher”, in The New Yorker, September 6, 46-55. « Je pense que cela m’a permis de mieux mesurer l’extrême difficulté des questions qui se posent au sujet de quelqu’un qui a ce genre de problèmes. Peut-être est-ce plus difficile que je ne le pensais auparavant, parce que c’est différent quand il s’agit de votre mère ».

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Origine de la personne

La question du commencement temporel de la personnalité humaine est en fait une question sans réponse. Car la personnalité est supra-temporelle. C’est par elle que l’homme participe au mundus intelligibilis. Elle signifie que l’homme est un être capable de vérité, or la vérité est supra temporelle. Le fait que nous soyons rassemblés aujourd’hui ici dans cet Institut est vrai depuis toujours et le restera pour l’éternité. Parce que la personnalité est participation au supra-temporel, toute tentative est vaine d’assigner l’instant temporel de son commencement. De même que nous ne constatons pas l’instant de la mort mais ne pouvons que dire rétrospectivement : « à présent cet homme n’est plus en vie », ainsi nous ne pouvons jamais que dire, dès que nous avons à faire à un être humain : « c’est une personne ». C’est exactement le point de vue de Kant, lorsqu’il écrit :

Comme le produit est une personne et qu’il est impossible de se faire une idée de la production par une opération physique d’un être doué de liberté, c’est au point de vue pratique une idée tout à fait juste et même nécessaire que de regarder l’acte de procréation comme celui par lequel nous avons mis une personne au monde19.

Poser l’identité du devenir-personne et de la conception est, pourrait-on dire, la conséquence de l’impossibilité de fixer un

19 Emmanuel KANT, Métaphysique des mœurs, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1986, AK VI, vol. 3, p. 280 sq.

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quelconque commencement de la personne dans le temps. Quiconque propose un point temporel ultérieur prétend au fond en savoir plus qu’il ne peut savoir.

Résumé : La personne se caractérise comme un être ayant un « rapport à soi » qui lui donne de poser des actes spécifiques dont celui de l’engagement. Mais l’identité personnelle n’est pas pour autant subjective, elle se confond avec l’existence de l’être objectivement reconnaissable par les membres de la communauté à laquelle il appartient, indépendamment de toute qualité et de tout devenir. En effet, dissocier l’être-personne de l’être humain ne peut aboutir qu’à des décisions arbitraires, qui mettent en péril l’existence des personnes ne répondant pas aux critères qualitatifs retenus. C’est bien par naissance que l’homme appartient à la communauté des personnes, mais il ne s’agit pas d’un lien uniquement biologique. L’identité de la personne est profondément ancrée dans la relation interpersonnelle. En l’absence d’un critère permettant de déterminer à quel moment l’être humain devient personne, il convient d’identifier cet instant avec celui de la procréation. Robert Spaemann, professeur émérite à l’université de Munich, est une figure éminente de la philosophie morale en Allemagne. Il interroge de manière critique les grands courants de la modernité. Il a notamment publié Les Personnes, Paris, Cerf, 2009 et Notions fondamentales de morale, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1999.