Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes...

224
transform ! revue européenne pour une pensée alternative et un dialogue politique Hors série/mai 2011 Crise de civilisation ? En partenariat avec : et la Fondation Gabriel Péri

Transcript of Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes...

Page 1: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

transform !revue européenne pour une pensée alternative et un dialogue politique

Hors série/mai 2011

Crisede civilisation ?

En partenariat avec :

et la Fondation Gabriel Péri

Page 2: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé
Page 3: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

Le colloque « Une crise de civilisation ? » organisé par Espaces Marx, en collaboration avec la Fondation Gabriel Péri et Transform !

en janvier 2011, a été d’une grande richesse.Vous trouverez dans ce supplément de la revue

Transform ! – autour de cinq problématiques majeures – les contributions des nombreux intervenant-e-s que nous avons souhaité réunir et éditer afin de favoriser l’approfondissement du débat et son prolongement. Chaque partie est précédée de la courte présentation que nous avions rédigée à cette occasion.

Vous pouvez également retrouver les différentes interventions, en fichier audio, sur le site d’Espaces Marx, http://www.espaces-marx.net

Nous remercions tous ceux et toutes celles grâce à qui cette publication voit le jour, notamment les différents intervenant-e-s qui nous ont transmis leur contribution, ceux et celles qui n’ont pas ménagé leur peine pour obtenir ou transcrire les textes des diverses interventions, ceux et celles qui se sont chargés de la réalisation matérielle de cet ouvrage, de la relecture et de la mise en page.

Version audio disponible sur le site www.espaces-marx.net

Page 4: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé
Page 5: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

5

Présentation 9

Crise planétaireIntroduction 12

Au cœur de la « crise de civilisation » : la question du « bien vivre » 13Patrice Cohen-Séat

Les mondes que nous voulons sont déjà là. à nous de les faire grandir 20Geneviève Azam

Nous ne nous faisons pas confiance, nous ne nous aimons plus 27Ariane Mnouchkine

Crises structurelles 29Immanuel Wallerstein

Crise planétaire et crise alimentaire 41Jean Ziegler

Crise du capitalismeIntroduction 50

Remettre en cause la domination de l’argent prédateur 51Alain Obadia

Développement humain durable et politique globale du travail 56Jean-Christophe Le Duigou

Prendre en compte tous les aspects de la répartition du revenu 62Michel Husson

Comment concrétiser, cristalliser les rêves, les utopies, le « buen vivir » ? 67Pedro Paez

L’enjeu : intervenir sur le partage de plus en plus inégalitaire de la richesse produite 75Stéphanie TreilletPenser inséparablement développement soutenable et égalité d’accès aux biens indispensables au « bon vivre » 82Martine Billard

Sommaire

Page 6: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

6

La gauche est timide face au pouvoir monétaire ! 86Denis Durand

Quelle crise ? Quelle alternative ? 89Véronique Sandoval

Crise de civilisation ? Quelques observations 92Jacques Cossart

La crise systémique : une crise de civilisationSes perspectives et des propositions pour avancer vers une nouvelle civilisation 98Paul Boccara

Nouvelle conception du développement humain

Introduction 108

Une nouvelle civilisation pour un développement humain durable 109Nasser Mansouri-Guilani

Quelle nouvelle conception du développement humain ? 117Frédéric Lebaron

Des alternatives concrètes face à l’absorption de l’agriculture par le capitalisme 121Aurélie Trouvé

Inventer un autre mode de production et d’existence 126Guy Carassus

Le développement, la culture et la politique 129Alain Hayot

Pour une société éco-socialiste 131Michael Löwy

Cachez ce travail que je ne saurais voir... 136Gérard Mordillat

D’une société de la croissance matérielle à une société de l’émancipation humaine 139Yveline Nicolas

Une nouvelle démocratie du local au mondialIntroduction 144

Sciences et démocratie 145Michèle Descolonges

Page 7: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

7

Donner aux plus discriminés l’envie de s’investir 150Maryse Dumas

La gauche n’a pas de pensée du politique 156Marcel Gauchet

Une crise de la participation électorale 161Céline Braconnier

Libérer le système des relations internationalesdes politiques des puissances 165Nils Andersson

Une nouvelle démocratie du local au mondial : vers une démocratie des droits de l’Homme 169Marie-Christine Vergiat

Une sortie du système démocratique théorisée 174Patrick Coulon

Les nouvelles conditions de la lutte des classesIntroduction 178

Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé 179André Tosel

Lutte de classes et luttes d’idées 189Isabelle Garo

Resituer l’expérience de chacun par rapport à une dynamique collective 195François Miquet-Marty

La fin de l’histoire et des luttes sociales ? Pas si simple ! 200Louis Weber

Innover pour construire un nouveau bloc social 203Elisabeth Gauthier

Qu’est-ce qui fait ou peut produire l’unification des dominés ? 208Roger Martelli

Crise économique, action collective et projet politique 212Michel Vakaloulis

Page 8: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé
Page 9: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

Les crises actuelles – économique, so-ciale, écologique, démocratique, idéo-logique – sont enchevêtrées. Elles mar-

quent les impasses dans lesquelles conduisent non seulement un système capitaliste qui at-teint des limites, mais aussi une conception des rapports des hommes à la nature et entre eux. Jamais la conscience de l’unicité du monde n’a été aussi forte. Peut-on vivre ensemble dans ce monde sans remettre en question les valeurs, les principes et les conceptions que, sous le nom de « mondialisation », le capita-lisme occidental cherche à étendre au monde entier ? Ne faut-il pas penser au contraire une « mondialité » qui organise la vie en commun dans le respect du dialogue et le mélange des cultures ? Ne vit-on pas, au total, une crise de civilisation qui en appelle une conception ra-dicalement nouvelle ?

Présentation

Page 10: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé
Page 11: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

Crise planétaire

Page 12: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

La question de la crise – « crise financiè-re » pour certains, « crise systémique du capitalisme » pour d’autres – s’est

imposée dans le débat publique et dans les consciences. Tout le monde admet que « ça ne peut pas continuer comme ça ». Mais il y a aussi, accumulant ses effets sur longue pé-riode, une énorme « crise sociale » qui se dé-cline sur tous les terrains : crise de la cohésion sociale, crise urbaine, crise des systèmes de protection sociale et de solidarité, crise dé-mocratique… Et il y a la crise climatique, les crises alimentaires, la montée des tensions dans le monde, les problèmes posés par les migrations, et la multiplication de « guerres de basse intensité », le terrorisme, etc. Au fond, y a-t-il des crises, ou vivons-nous une grande « crise planétaire » aux mul-tiples dimensions ? Et si c’est le cas, de quoi est-ce la crise, et où en sommes-nous ?

Page 13: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

13

Le colloque organisé par Espaces Marx en janvier dernier sur le thème « Une crise de civilisation ? » (cf. problématique en fin d’article) a per-

mis de constater un accord assez général sur l’idée que c’est à ce niveau de globalité qu’il  faut envisager d’analyser  la crise à  laquelle sont aujourd’hui confrontées les sociétés et l’humanité dans leur ensemble. Bien que la discus-sion n’ait pas abordé précisément la question du contenu de cette notion (crise de civilisation), les interventions ont montré que son emploi suggère surtout qu’il ne s’agit pas seulement d’une crise économique ou financière, ni même d’une crise de système, mais que se trouvent imbriquées des contradictions et des  impasses  touchant à  la fois aux sphères économique, sociale, politique, culturelle, idéologique, etc. La formule a ainsi le mérite d’exprimer l’idée que les profondes transformations de ces dernières décennies, en tous domaines des activités humaines, obligent à repenser les rapports des hommes entre eux et avec la nature, et que le système capitaliste, aujourd’hui étendu au monde entier, fait obstacle à la recherche d’issues progressistes.Une profonde crise interne du système capitalisteCrise de civilisation et crise du capitalisme sont donc étroitement liées.

D’une part parce que le capitalisme est un produit de la civilisation occiden-tale, et même de sa conception du progrès inséparable des « Lumières » et de la « Raison » (ce qui a fait dire à Geneviève Azam qu’il ne fallait pas confondre « rationnel » et « raisonnable »), et qu’il est tout autant inséparable de représen-tations de l’être humain et de la façon de « faire société », d’une conception 

Au cœur de la « crise de civilisation » :la question du « bien vivre » *

Patrice Cohen-Séat

Page 14: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

14P

atr

ice C

oh

en

-Séat

du travail et de ses finalités, et plus généralement d’une idée du bien-être et de modes de vie qui sont aujourd’hui sur  la sellette. Et d’autre part, parce que la « crise » vient essentiellement des contradictions insurmontables (sans dépasser le système lui-même) qui existent entre le capitalisme et les trans-formations indispensables de l’ordre existant. Peut-être pourrait-on dire alors que la crise est celle de la civilisation capitaliste occidentale, progressivement imposée au reste du monde – de la colonisation à la globalisation financière.Inséparablement, la crise est celle de l’Occident lui-même, et au moins de sa 

domination séculaire sur le reste du monde. Par exemple, là où les contradic-tions d’intérêts entre les diverses parties du monde se réglaient dans le passé à coups de canonnière, les négociations sur le climat, le commerce ou la so-lution des crises  internationales butent  aujourd’hui  sur  l’impossibilité pour l’Occident d’imposer ses vues par la force. La Chine, l’Inde, et d’autres peut-être demain sont en passe de supplanter les grandes puissances occidentales. Impossible en tout cas, dès aujourd’hui, de leur imposer quoi que ce soit. Mais cette crise de l’Occident n’est que l’un des aspects de la « crise de civilisation » dès lors que le reste du monde, à qui fut imposé le système capitaliste, ne sau-rait donc pas être spontanément porteur d’alternatives de civilisation. C’est un aspect de la solidarité qui lie aujourd’hui les peuples du monde entier : au-delà des spécificités de chaque situation nationale, tout le monde est confronté aux mêmes défis de changements, et aux mêmes obstacles.L’un des moteurs essentiels de la crise réside dans une impasse du système 

capitaliste lui-même qui a été décrite de différentes manières par les interve-nants. Celles-ci convergent, autour du constat d’une contradiction centrale : les efforts permanents du capital pour maintenir et même maximiser en perma-nence ses taux de profits l’entraînent dans une spirale sans fin qui lie la com-pression des « coûts sociaux » à une faiblesse structurelle de la demande, donc des débouchés ; à quoi s’ajoute de façon décisive le fait que le capital à rému-nérer devient d’autant plus exorbitant qu’un capital financier « virtuel » colos-sal (Jean-Christophe Le Duigou parle de capital « fictif ») surplombe et écrase l’économie  « réelle »,  obligeant  à  rançonner  la  société  de  façon  croissante. Dans ce cadre est ouverte la question de savoir si le capital dispose encore de marges de manœuvre, c’est-à-dire de possibilités de résoudre certaines contra-dictions, notamment par l’extension de l’exploitation à de nouveaux champs : ce sont les hypothèses sur le « capitalisme vert » ou sur les possibilités offertes par les nouvelles technologies, l’exploration des océans ou de l’univers, etc. Certains, comme Immanuel Wallerstein, concluent que le système capitaliste est entré depuis la fin des années 1960 dans une phase (terminale ?) de désé-quilibre structurel, période de plus en plus chaotique au sens que la physique donne à ce terme, dans laquelle, à l’opposé des phases durant lesquelles même de grandes mises en cause du système sont suivies d’un retour à l’équilibre, de petites quantités d’énergie peuvent provoquer de considérables effets : période 

Page 15: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

15A

u cœ

ur d

e la

« crise

de civ

ilisatio

n »

: la q

uestio

n d

u «

bie

n v

ivre

»

de « bifurcation » incertaine, voire dangereuse, où cependant le « libre arbitre » des peuples peut s’exercer et influer sur l’issue.À côté des impasses liées à l’accumulation d’une masse phénoménale de 

capital « réel » et « virtuel » dont la rémunération conduit à l’asphyxie écono-mique et sociale, l’autre grand ressort de la crise touche à l’impossibilité de maintenir, a fortiori en l’étendant au monde entier, une conception capitaliste occidentale du développement qui se heurte aux réalités naturelles et socia-les. C’est d’une part la question des limites de la biosphère – épuisement des ressources notamment énergétiques, réchauffement climatique, menaces sur la biodiversité… – qui pose celle de la pérennité de l’écosystème dans lequel s’est développée la vie humaine. C’est d’autre part l’explosion des phénomè-nes de souffrance sociale, y compris et singulièrement au travail, qui contredit frontalement  la promesse de bien-être supposée aller de pair avec celle du « progrès » et de la « croissance ». Frédéric Lebaron a montré combien le lien entre croissance et bien-être social se trouve aujourd’hui mis en cause, susci-tant de très divers et importants efforts de recherche pour objectiver et mesurer par des « indicateurs » nouveaux la réalité complexe de ce divorce historique entre capitalisme et progrès humain. Il souligne que ce débat sur les « indica-teurs du développement humain » conduit nécessairement à s’interroger sur les « finalités du travail », donc une nouvelle conception du développement. Plutôt que de s’enferrer dans le débat de « tabous » entre croissance et décrois-sance, il propose, se référant à Edgar Morin, de s’interroger concrètement sur ce que nous voulons voir croître ou décroître : durée de vie humaine, inégali-tés, etc.

Crise de sens

Comme le suggérait la problématique du colloque, l’ensemble de ces phé-nomènes critiques s’accompagne d’une profonde crise de sens qui est en el-le-même une dimension cardinale de ce qui apparaît alors tout à fait comme une « crise de civilisation ». Où va l’humanité ? Quelle humanité voulons-nous être, ou dans quelle humanité voulons-nous vivre, selon les différentes formu-les utilisées ? On rejoint là les analyses d’Immanuel Wallerstein pour qui les quelques décennies à venir déboucheront sur un autre état du monde, la ques-tion cruciale étant de savoir s’il sera plus dur et autoritaire, ou plus égalitaire et démocratique, bien pire qu’aujourd’hui ou meilleur. C’est, au fond, la ques-tion qui taraude toutes les sociétés et s’exprime par l’idée, déclinée de mille façons, que « cela ne peut pas durer comme ça ». Mais pour aller où ? Jamais peut-être cette interrogation fondamentale n’a été posée si directement dans l’histoire de l’humanité. C’est que, pour la première fois, le progrès semble aller durablement à reculons, et les générations à venir paraissent condamnées à vivre moins bien que les précédentes. Et cela alors que les avancées des 

Page 16: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

16P

atr

ice C

oh

en

-Séat

connaissances, qui avaient rythmé le « progrès » au point d’être identifiées à sa cause, deviennent de plus en plus fulgurantes. Paradoxe incompréhensible qui conduit à s’interroger sur le devenir même de l’humanité. Dans sa profondeur radicale, cette interrogation désigne ainsi un véritable enjeu de civilisation qui impose sous peine d’impuissance, comme le suggérait Alain Hayot, de savoir « nommer ce que l’on désire ». « Ce qui manque », disait dans le même sens François Miquet-Marty, « c’est une idéologie, une vision de l’Histoire don-nant sens à ce que les gens vivent » – ce qui, ajoutait-il, « appelle un immense effort intellectuel et politique ».

Crise de la politique

Mais précisément, la politique est sinistrée. Arc-boutée sur une vision étroite des enjeux de pouvoir, elle s’intéresse moins que jamais à la connaissance, en-core moins à la théorie. Et pourtant, celle-ci amorce un (encore timide) retour sur la scène publique. Les symptômes du mal dont elle souffre sont particu-lièrement spectaculaires dans les pays ayant une ancienne et importante tra-dition démocratique. La gauche, toutes tendances confondues, y est en recul et le plus souvent battue cependant que la politique dans son ensemble est décriée. La souffrance sociale ne trouve pour l’essentiel à s’exprimer que par l’abstention et des votes en faveur d’extrêmes droites fascisantes et racistes. Les institutions démocratiques sont dévalorisées : un sondage réalisé voici peu d’années  indiquait par exemple qu’une majorité de Français considérait en substance que la suppression du Parlement ne serait pas catastrophique.Maryse Dumas et Marcel Gauchet, d’horizons idéologiques pourtant très 

différents, se rejoignaient  lors du colloque pour dénoncer une scène politi-que devenue un théâtre d’ombres. Au cœur de ce constat, l’incapacité de la politique à penser l’État à l’heure de la mondialisation, et la mondialisation elle-même. « À quoi sert la politique ? », s’interroge Maryse Dumas qui se de-mande « où sont les lieux réels de décision ». Cependant que Marcel Gauchet affirme que « la gauche européenne ne dit  rien de pertinent sur  la mondia-lisation » et se trouve « prise au piège de l’un de ses plus profonds idéaux : l’internationalisme ». « Les gauches, dit-il, sont prises à revers et désarmées. » « Les élites se sont détachées des espaces nationaux. » « Le point aveugle est l’absence de pensée du politique. » Et il conclut à la nécessité de « repenser le cadre structurant qui permet la vie démocratique, notamment la maîtrise des processus économiques ».

Sévère réquisitoire contre des gauches apparemment aveugles et sourdes aux signaux d’alertes qui se multiplient. Face à un aussi vaste chantier, d’im-portance aussi cruciale, on n’entend pas de réponses. À titre d’exemple, il suf-fit de lire le dérisoire programme de changement institutionnel proposé par le Parti socialiste français à la veille des échéances politiques majeures de 2012 : 

Page 17: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

17A

u cœ

ur d

e la

« crise

de civ

ilisatio

n »

: la q

uestio

n d

u «

bie

n v

ivre

»

plus question de remettre en cause un régime de « coup d’État permanent » dénoncé par lui depuis… 1958, ni de proposer une vie République ; mais quel-ques réformettes sans conséquences réelles. Et pourtant, nous sommes sans doute là au cœur du problème ! Comme le signifiaient les propos de Maryse Dumas et Marcel Gauchet, la réalité est que « l’ordre démocratique » n’a plus aujourd’hui quasiment aucune prise sur « les processus économiques ». La fi-nanciarisation et la globalisation capitalistes ont rompu les liens territoriaux qui conduisaient les grandes entreprises à devoir tenir compte, dans une certaine mesure, des besoins des populations. Les multinationales font de nouveau, quel-ques mois à peine après « la crise », des profits record dont 50 % vont être redis-tribués en dividendes aux actionnaires. Leurs pouvoirs sur la vie et le devenir des peuples du monde entier sont devenus faramineux. Mais… « l’État ne peut pas tout », comme le disait il y a moins de dix ans un Premier ministre français de gauche, signifiant clairement qu’il n’y pouvait rien.On comprend dans ces conditions que « les gauches » paraissent sans projet 

et laissent le champ à peu près libre aux droites y compris extrêmes. Immanuel Wallerstein analyse le problème à partir de l’exemple de l’Amérique latine où un débat de fond – de civilisation ? – oppose ce qu’il appelle « les mouve-ments de « gauche indigène » » aux « mouvements de « gauche politique » ». Ces derniers lui semblent proposer de transformer les pays et les tourner vers la croissance, d’augmenter le revenu national, accusant la « gauche indigène » de freiner ce mouvement et de se comporter en alliés objectifs des États-Unis ; cependant que la « gauche indigène » oppose à l’idée de croissance celle de « bien vivre » et accuse la « gauche politique » de faire les mêmes choix que la droite en détruisant l’autonomie des pays. Cette tension latente entre ces deux pôles de la gauche lui paraît être générale, et dépasser le cadre de l’Amérique latine. Considérant qu’il faut « réconcilier » ces deux mouvements de gauche sous peine de voir le capitalisme remplacé par un système pire encore, il juge nécessaire un débat interne à la gauche sur la civilisation à construire : basée sur une croissance infinie ou sur une autre manière de voir la vie. Là résiderait selon lui l’enjeu de la « bifurcation » devant laquelle le monde se trouve placé. De cet effort découlerait la possibilité, enfin, de « nommer ce que l’on désire », là où les mots de « socialisme » et de « communisme » ont cessé en l’état de décrire un avenir désirable sans avoir été remplacé par d’autres.On pourrait considérer, trop rapidement, que le débat à gauche en Europe, 

entre gauche « sociale-libérale » et gauche « radicale » ou « de transformation », rejoint ce débat de civilisation. Ce serait une vision bien optimiste tant cette confrontation est encore  très  largement dominée par  l’opposition  tradition-nelle entre deux visions – sommairement : libérale et étatiste – de la société. Et de fait, faute d’un véritable renouvellement de la pensée politique susceptible de poser les termes d’un tel débat, la société ne voit pas de différence entre la gauche sociale-libérale et la droite, et ignore quasiment la « gauche de trans-

Page 18: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

18P

atr

ice C

oh

en

-Séat

formation » qui demeure cantonnée en moyenne à 5 % d’influence électorale dans les pays de l’Union européenne. Et encore l’électorat en question est-il souvent âgé et se réfère-t-il principalement à des conceptions anciennes. Peut-être est-ce fondamentalement la raison pour laquelle, malgré tous leurs efforts, les gauches sont  taxées de n’avoir pas de projet : cette critique recouvrirait alors le fait que ces forces politiques sont encore dans l’incapacité de poser la question de l’alternative politique en lien avec les « choix de civilisation » qu’implique une issue progressiste à la crise. N’est-ce pas typiquement ce qui s’est passé lors des débats sur les retraites qui ont agité la plupart des pays européens : débats de techniciens principalement centrés sur les questions du financement mais laissant de côté l’essentiel faute de les lier, par exemple, à une conception du travail, de sa place dans la société et dans la vie, de ses finalités, de l’entreprise et du salariat, des besoins humains, etc., et finalement, en effet, du « bien vivre » ?

Les nouvelles conditions de la lutte de classes

Reste que la question de la « bifurcation » ne saurait utilement demeurer dans le ciel des idées : aussi le colloque se conclut-il par une tentative de ré-flexion sur les « nouvelles conditions de la lutte de classes ». Et d’abord par le constat désormais classique d’une dissymétrie entre d’un côté une classe (caste ?) financière de plus en plus réduite, mais plus que jamais consciente de ses intérêts et organisée pour les défendre, et de l’autre un prolétariat (ceux qui subissent des conditions de travail et de vie décidées par d’autres) ultra-majo-ritaire, mais très divers, traversé par de nombreuses contradictions d’intérêts, peu « conscient » et peu organisé.Mais  que  signifie  « conscient » ?  La  réponse  semble  évidente :  c’est  être 

conscient de partager avec certains des intérêts qui s’opposent à ceux d’une autre classe sociale, de sorte que la défense de ces intérêts communs puisse conduire à énoncer un projet politique pour lequel se mobiliser. Probablement est-ce là que le bât blesse. Comme le dit Roger Martelli, « il faut une polarité de classe et non une juxtaposition d’acteurs », polarité qui survient « quand un groupe est capable d’agréger à partir d’une espérance, d’un projet qui annonce la fin de la domination dont une classe est victime ». En d’autres termes, le défaut de conscience ne proviendrait pas d’une déficience des intéressés mais d’une incapacité politique collective à élaborer et porter un tel projet. Ce qui nous ramène une fois de plus à la question du débat de civilisation qui doit absolument être mené à gauche pour conduire à une nouvelle espérance.

Quel enseignement tirer des révolutions arabes ?

Curieusement, ces débats ont eu lieu fin janvier, en plein développement des révolutions arabes, sans que personne ne se sente réellement en mesure, si  tôt, de  relier  ces événements considérables à  la  réflexion engagée.  Il  en 

Page 19: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

19A

u cœ

ur d

e la

« crise

de civ

ilisatio

n »

: la q

uestio

n d

u «

bie

n v

ivre

»

fut d’ailleurs de même quelques jours plus tard, au forum social mondial de Dakar, où certains  se  sont cependant  interrogés  sur  les  liens  (ou  l’absence de  liens) entre ces  révolutions et  le mouvement altermondialiste. Peut-être peut-on, avec un peu de recul, dégager une première leçon fondamentale qui touche au rapport entre transformation sociale et démocratie. Il paraît évident que l’un des ressorts les plus puissants de ces révolutions a été la souffrance sociale causée et par le pillage en règle des ressources de ces pays, et par la confiscation des droits et libertés civils et politiques. Mais l’une (la confisca-tion des libertés) est la condition de l’autre. C’est cette conscience-là qui a conduit les révolutionnaires à se situer d’abord sur le terrain des libertés et de la démocratie. Et c’est en se donnant un tel objectif politique précis immédia-tement réalisable que ces mouvements ont créé une espérance mobilisatrice qui leur a donné leur force.Plutôt que de penser que ces mouvements s’attaquent à des problèmes que 

nos sociétés auraient déjà résolus durant les deux derniers siècles, ne faut-il pas considérer que la question des droits, des libertés et des pouvoirs – c’est-à-dire au sens large celle de la démocratie – est toujours, face à la nécessité de profondes  transformations sociales, un enjeu clef autour duquel peut se construire une mobilisation politique « réaliste » ? Ce qui revient à dire qu’un projet politique, a fortiori lorsqu’il doit s’adosser à un projet de civilisation, ne peut prospérer ni même sans doute s’élaborer sans que les conditions po-litiques (au sens des rapports de pouvoirs) soient créées pour qu’il puisse être mis en œuvre. Cette piste de réflexion que nous offrent les révolutions arabes peut s’avérer décisive. Car en politique, il y a un lien direct entre le sentiment d’impuissance et l’impuissance elle-même, comme entre la conscience de sa puissance – corollaire ou consubstantiel de la conscience de classe – et la capa-cité réelle de transformer l’ordre des choses.Le « théâtre d’ombres » dont parlait Marcel Gauchet à propos de la scène 

politique prend alors un autre sens : il n’est plus seulement le produit d’une déliquescence des pouvoirs d’États, mais aussi  la condition organisée pour créer le sentiment d’impuissance, et donc l’impuissance réelle des peuples. La priorité est bien alors comme le proposait Maryse Dumas d’identifier les lieux réels de pouvoirs, du local au mondial, dans la sphère politique autant qu’économique, médiatique, culturelle, etc., afin de proposer en tous domai-nes des transformations concrètes donnant des pouvoirs nouveaux aux sala-riés, aux citoyens, aux peuples, et partant de faire naître en eux un sentiment de puissance qui deviendra ainsi une puissance réelle. Ainsi apparaît-il que la question de la démocratie, donc des institutions, est centrale : c’est la condi-tion pour que le débat sur un projet de civilisation puisse dépasser les cercles intellectuels ou politiques et se poser au sein de la société elle-même.

Page 20: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

20

Parler de « crise de civilisation » c’est parler d’une civilisation particu-lière, la civilisation occidentale. Elle est une crise de sa base matérielle 

et de ses représentations, de ses idéaux et de ses valeurs. J’entends par « cri-se » un double mouvement : à la fois l’intrication serrée de tous les craque-ments économiques, sociaux, écologiques et géopolitiques – je parle plutôt à ce propos d’un « effondrement » – et, en même temps, une contestation, des résistances, au Nord et au Sud, pour lesquelles nous avons – comme nous y invite Ariane Mnouchkine – à changer nos regards, pour les accueillir de ma-nière plus bienveillante et y voir des moments, des pousses, à partir desquels d’autres voies s’ébauchent, dès aujourd’hui et dans ce monde-ci. Les mondes que nous voulons en effet sont déjà là. À nous de les faire grandir, de leur donner intelligibilité et visibilité, au lieu de les sous-estimer dans l’attente de la grande rupture.

Pourquoi « crise de civilisation » ?

Les secousses qui se font sentir à l’échelle du monde ne peuvent être com-prises seulement à partir d’un dérèglement de l’économie. Le collapsus éco-nomique, avec ses variantes, est un symptôme – grave, bien sûr – d’une crise beaucoup plus globale, celle d’une domination économique qui se voudrait sans partage. C’est le triomphe – et non la crise – d’une vision économique du monde qui a prétendu soumettre l’ensemble des activités humaines, l’ensem-ble des activités sociales, la Terre que nous habitons, la planète, aux règles de 

Les mondes que nous voulonssont déjà là.À nous de les faire grandir

Geneviève AzamUniversitaire, économiste

Page 21: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

21Les m

on

des q

ue n

ou

s vou

lon

s son

t déjà

là. à

nou

s de le

s faire

gra

ndir

l’efficacité économique, aux critères de la rentabilité et de la productivité, à la rationalité économique, qui, en son apothéose, a dégradé la raison en un calcul utilitaire des pertes et profits.

Une émission récente sur France Inter concernant la réforme des rythmes scolaires illustre cette dégradation de la raison : l’argument majeur et sérieux de la discussion concernait les effets d’une éventuelle réforme sur l’industrie du tourisme et la nécessité de calculer ces rythmes en fonction des besoins de cette activité économique. Ceci illustre parfaitement comment les activi-tés humaines, les rythmes humains et sociaux, ceux de l’apprentissage, des savoirs, sont soumis au rythme économique, au temps court de la rentabilité économique.

La confusion répétée entre le rationnel économique et le raisonnable a sou-mis l’éthique, la politique et la nature à la raison économique. Il en résulte une confusion des fins et des moyens, une transmutation des moyens en finalités indiscutables, car efficientes. L’accumulation des richesses et la croissance, qui relèvent du champ économique (de l’intendance), se sont imposées com-me idéologie et objectif politique. L’instrumentalisation des hommes et de la nature qui en découle fait que jamais depuis le xixe siècle, depuis que Marx l’avait pensée, nous n’avons vécu une  telle réification du monde, une  telle chosification, qui réduit les sociétés, les humains et la Terre, à des « ressour-ces », des objets, privés de toute subjectivité. C’est l’avènement d’un monde qui prétend à l’unidimensionnalité, un monde réduit à sa dimension économi-que. Le temps est dévoré : le temps des sociétés, le temps humain, le temps de  la nature sont absorbés par  le  temps économique. La vitesse,  le  juste à temps, la rentabilité immédiate, dessinent un monde où, comme le disait Aimé Césaire, « le temps n’est plus le temps, mais une manière d’espace, rempli de choses quantitativement mesurables ».

Le deuxième point allant dans le sens d’une crise de civilisation est que le capitalisme, qui  incarne aujourd’hui  cette  civilisation occidentale, qui  l’in-carne seul, est un processus évident de « dé-civilisation ». S’il a pu en d’autres temps trouver une légitimité et promettre le bien-être, l’accélération vertigi-neuse et sans bornes du processus depuis une  trentaine d’années a dénudé le roi. Et là, les mouvements « progressistes », qui participent aussi de cette civilisation, sont véritablement interrogés. Pendant longtemps en effet, ils ont considéré les forces productives comme productrices de progrès en elles-mê-mes. La croissance des bases matérielles de la société, la croissance écono-mique étaient conçues comme un passage obligé, une étape nécessaire pour aller vers le socialisme, ou bien, dans une tradition plus sociale-démocrate, comme une condition sine qua non de la justice sociale. Agrandir le gâteau pour mieux le partager et pour préparer  le socialisme,  tels étaient  les mots d’ordre dominants. Or il est désormais évident que ce développement des for-

Page 22: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

22G

en

eviè

ve A

zam

ces productives est plutôt un développement de forces destructives qui vide les sociétés de leur substance humaine et naturelle. Partout sur la planète, dans les pays du Nord comme dans ceux du Sud, le travail est considéré comme une simple ressource, comme un objet, un input qui entre dans le processus de production,  tout comme les biens  issus de  la nature. Ces « ressources », broyées dans la machinerie productive, finissent, pour une part grandissante d’entre elles, en déchets. Aucun retraitement ne peut les faire disparaître to-talement ; ils sont le symptôme d’une décomposition de notre civilisation car ils sont tissés du travail humain et de prélèvements sur la nature, eux-mêmes soumis au rythme du raccourcissement des cycles de vie des produits et de l’allongement des circuits de production et de consommation. Comment ne pas voir que cette dégradation atteint le travail et les travailleurs, réduits à des produits jetables au même titre que les biens naturels ?Le processus de dé-civilisation est également lisible dans l’accélération de 

l’expropriation des biens communs. Si la propriété privée des moyens de pro-duction est caractéristique du capitalisme libéral, la multiplication des droits de propriété sur  l’ensemble des domaines de la vie sociale et sur  la nature désagrège  les  sociétés ;  elle  signifie  la  captation  et  le  dépouillement  d’une autre forme de propriété, la propriété « usage », celle qui permet l’accès aux ressources communes et le souci de leur renouvellement, celle qui donne une place et une reconnaissance individuelle et sociale, qui cultive la conscience de l’appartenance à un monde commun et la capacité d’agir. Nous avons tous en mémoire la célèbre phrase de Proudhon : « La propriété c’est le vol. ». Mais Proudhon a écrit aussi : « La propriété, c’est la liberté ». Pourquoi ? Il ne se réfère pas en écrivant cela à la propriété du capital ; il veut signifier que des personnes privées de toute propriété – au sens de la propriété-usage, usage du monde, de la société, de la terre et non appropriation pour soi – sont privées de l’attachement qui permet de dire : je suis quelqu’un, je suis d’ici, j’appartiens à cette terre, j’appartiens à cette société, à cette communauté. Le dépouille-ment fabrique des masses déracinées dont les figures majeures sont les vagues croissantes de migrants privés de terre, de société et d’un sentiment d’appar-tenance à une communauté humaine.

À tout cela s’ajoute la crise de l’idée de progrès. Quand je parle ici de pro-grès, ce n’est pas dans le sens commun d’une recherche d’amélioration, mais au sens de la norme historique qu’il est devenu. Cette norme conduit, comme l’avait écrit Walter Benjamin, à voir dans l’histoire des lois qui, par-delà les vicissitudes du présent, promettent un avenir meilleur qui doit  absolument advenir, qui ne peut qu’advenir. Au nom du progrès, des maux supposés né-cessaires ont trouvé leur légitimité car ils permettaient in fine d’accomplir le sens prédéterminé de l’histoire. Les régressions ont été pensées par rapport à ce qui devrait être et elles ont été souvent analysées comme défauts de mo-

Page 23: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

23Les m

on

des q

ue n

ou

s vou

lon

s son

t déjà

là. à

nou

s de le

s faire

gra

ndir

dernisation, accidents, poids des coutumes et de la tradition. La crise actuelle de l’idée de progrès n’est pas simplement une crise idéologique ; elle est due à la multiplication des situations d’irréversibilité. Des générations et des peu-ples sont sacrifiés, des écosystèmes détruits de manière irréversible, au moins à l’échelle humaine. Si bien que les « maux nécessaires », notamment ceux découlant du développement infini des forces productives, menacent explici-tement l’avenir des sociétés humaines, ruinant ainsi toute idée de « progrès ». Le progrès comme norme historique et politique dévalorise le passé et nie le présent au nom de la promesse répétée de l’amélioration : tout ce qui relève du passé est considéré comme archaïque. La modernisation, autre version du progrès, se retourne contre ceux qui avaient cru en ses vertus émancipatrices : au nom de la modernisation, les services publics, les systèmes de protection sociale sont démantelés. Nous avons à reconstruire un rapport au temps qui assume et visite à nouveau le passé comme nous y invite René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » [Feuillets d’Hypnos (1946)]. C’est à nous de l’écrire.

Une crise de la civilisation occidentale

La modernité occidentale, dont nous sommes les héritiers, s’est fondée sur la quête de l’autonomie des sujets, des individus et sur la conquête de l’auto-nomie des sociétés par rapport à des puissances transcendantes qui dicteraient le destin des sociétés humaines. Cet héritage est menacé. La modernité occi-dentale en effet s’est traduite aussi par un autre projet, celui d’une maîtrise ra-tionnelle du monde dans laquelle le capitalisme a puisé toute sa dynamique et qu’il est censé incarner. C’est pourquoi les individus et groupes sont sommés de se mobiliser, de s’adapter à un ordre économique, d’autant plus indiscuta-ble que les modèles qui se voulaient alternatifs se sont écroulés. Ainsi, les for-ces néolibérales ont pu organiser la destruction systématique des institutions qui pouvaient être un frein à cet ajustement.Cette croyance quasi religieuse en la puissance de la maîtrise rationnelle 

s’est appliquée à la nature. Le projet d’autonomie attaché à la modernité occi-dentale a séparé ce qui est de l’ordre de la société, des lois sociales et ce qui est de l’ordre de la nature et des lois naturelles. Les mouvements progressistes, à juste titre, se sont battus depuis le xixe siècle – et aujourd’hui encore – contre toute  tentative  de  naturaliser  les  œuvres  sociales.  Le  projet  d’autonomie consiste à dire en effet que les lois sociales sont pensées, construites et choi-sies par les humains, et toute référence à des lois naturelles pour justifier les inégalités et les relégations est inadmissible.Mais cette volonté de maîtrise rationnelle du monde et de la Terre a trans-

formé cette frontière fondatrice en mur opaque interdisant de penser les liens entre les sociétés, les humains et la nature. Poser une frontière ne supprime pas 

Page 24: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

24G

en

eviè

ve A

zam

le fait qu’il y a une nature, une Terre dont nous sommes aussi pétris et qui est la seule planète à pouvoir nous accueillir. Cela ne supprime pas la part terres-tre de la condition humaine. Or les sociétés, les activités économiques et plus généralement la « civilisation » se sont construites en opposition à la nature. L’agriculture productiviste en est un exemple éclatant, tant elle a été conçue comme une guerre contre la nature ; et face aux limites de cette première na-ture, face à son épuisement, la bio-industrie nous promet la fabrication d’une seconde nature, enfin épurée des défauts de la première. Une bonne part de la crise écologique que nous vivons vient de l’oubli et du déni de ces liens, qui nous laissent souvent désemparés pour penser ce qui advient. Nous avons à reconnaître que la remise en cause du système dans lequel nous sommes vient certes de nos résistances, vient de nos mouvements sociaux, de tous ces questionnements, mais elle vient aussi et peut-être surtout d’un dérèglement écologique que nous ne maîtrisons pas ou que nous ne maîtrisons qu’en par-tie. L’humanité est devenue une force géologique qui transforme l’histoire de la Terre sans en maîtriser les conséquences, sans même être capable de les imaginer. Nos activités économiques et les modes de vie, par le rejet des gaz à effet de serre, modifient le climat de la Terre. Paul Crutzen1 montre com-ment l’histoire courte des sociétés croise désormais l’histoire au long cours de la planète, alors que jusqu’ici elles semblaient parallèles. Depuis la révo-lution industrielle nous sommes sortis selon lui de l’holocène, longue période tempérée de plus de dix mille ans, pour entrer dans l’anthropocène. Ainsi se trouvent  récusées  l’indépendance et  l’indifférence de  l’histoire humaine eu égard à l’histoire de la Terre. Les scientifiques établissent qu’en l’absence de changements radicaux de nos manières de produire et consommer, de nos fa-çons de vivre, nous devrons faire face à des bouleversements écosystémiques non maîtrisables.

Nous devons donc prendre acte de notre défaite et, au lieu de poursuivre des utopies mortifères, nous avons à lâcher prise et accepter notre vulnérabilité et la fragilité de la puissance concentrée entre nos mains. Les outils forgés pour dominer et vaincre la nature se retournent contre les sociétés et menacent leur pérennité.C’est pourquoi le détour vers d’autres pensées, d’autres manières d’être au 

monde, peut nous permettre de penser ce que nous vivons. Le Manifeste des produits de haute nécessité, écrit pendant le mouvement social en Guadeloupe2 en est un exemple. Édouard Glissant insiste dans son œuvre sur la « philoso-phie de la relation » qu’il applique aux liens nécessaires entre la nature et les sociétés, au lieu de la domination et de l’appropriation.Nous avons un chemin théorique important à faire pour imaginer et penser de 

nouveaux paradigmes. Je suis économiste. La pensée économique dominante, orthodoxe – et hétérodoxe pour l’essentiel – a conçu les modèles économiques, 

Page 25: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

25Les m

on

des q

ue n

ou

s vou

lon

s son

t déjà

là. à

nou

s de le

s faire

gra

ndir

la réflexion économique, comme si les activités économiques pouvaient être pensées  en  dehors  des  écosystèmes.  Quelques  économistes  ont  emprunté d’autres chemins, je pense en particulier, en France, à René Passet qui vient d’écrire une somme importante3. Il invite à penser les systèmes économiques comme des sous-systèmes d’un système qui les englobe, la biosphère. Il y a donc des champs énormes à réinvestir dans les sciences humaines et dans les sciences sociales pour nous réapproprier une compréhension du monde.

Nous y sommes aidés – et ce sera ma conclusion – par les mouvements so-ciaux qui s’affrontent concrètement à ces questions. Il existe beaucoup plus de luttes socio-environnementales que nous ne le croyons, en particulier dans les pays du Sud. Bien souvent l’écologie a été réduite à un problème de riches, voire un problème de riches parmi les riches ; les problèmes écologiques ne pouvaient concerner qu’une frange extrêmement privilégiée de la population, soucieuse de beaux paysages et d’un environnement sain. Nous découvrons que les dérèglements écologiques menacent, de manière directe et prioritaire-ment, tous ceux qui ont les vies les plus précaires. Et notamment les peuples du Sud et tous ceux dont la vie et la survie dépendent plus directement des écosystèmes. Il y a dans tous les continents, des luttes socio-environnementa-les, ce qu’un économiste écologiste Juan Martinez Alier appelle « l’environ-nementalisme du pauvre », l’écologie du pauvre. Ce sont les luttes des pay-sans pour le droit à la terre et contre la privatisation des semences, celle des habitants pour récupérer l’accès à l’eau accaparé par quelques firmes, celles également contre les traités de libre-échange qui ruinent les sociétés pauvres du Sud, les luttes contre l’extractivisme et l’accaparement des matières pre-mières, celle des peuples indigènes pour la reconnaissance de leurs droits.Et dans nos sociétés industrielles, de plus en plus de résistances, de pro-

jets, relient l’écologique et le social. Pour les générations issues des Trente Glorieuses, l’accélération du temps économique et social a donné à voir l’apo-gée d’une civilisation industrielle et maintenant son déclin. Aux États-Unis d’Amérique, la ville de Détroit, qui a connu l’apogée du capitalisme occiden-tal avec l’industrie de la voiture, est une ville sinistrée. Et sous les décombres, dans les friches, des mouvements sociaux, des habitants dépouillés mettent en commun des ressources, inventent une agriculture urbaine et des activités qui donnent un autre visage à cette ville, dans laquelle 30 % de la population n’a pas accès à l’eau potable. Regardons ce qui pousse sous les décombres d’un monde qui s’effondre et donnons-nous collectivement les chances d’agrandir ces voies nouvelles face à un capitalisme qui peut encore se nourrir de ses destructions et conduire à une guerre généralisée pour les ressources.

Page 26: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

26G

en

eviè

ve A

zam

Notes

(1) Paul Joseph Crutzen (Pays-Bas), prix Nobel de chimie en 1995, avec Mario J. Molina et Frank Sherwood Rowland (États-Unis), pour leurs travaux sur la chimie de l’atmosphère, particulièrement en ce qui concerne la formation et la décomposition de l’ozone.

(2) Manifeste pour les « produits » de haute nécessité, 17 février 2009, rédigé et signé par neuf intellectuels antillais : Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Édouard Glissant, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean-Claude William.

(3) Les grandes représentations du monde de l’économie à travers l’histoire, De l’univers magique au tourbillon créateur, Éditions Les liens qui libèrent, 958 p., 38 €.

Page 27: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

27

Sur la crise financière, j’ai des questions concrètes. Qui fait quoi ? Qui a fait quoi ? Qui fait encore quoi ? Qui vraiment a été ruiné ? Qui, au fond, 

a fait semblant d’être ruiné pour être enrichi ? Je veux le comprendre, j’ai be-soin de le comprendre. L’économie se sert d’une langue qui est non seulement complexe mais incompréhensible. Nous avons besoin de traducteurs honnê-tes. C’est ce que devraient être les politiques. Or, ils ajoutent à la confusion. Ils ne nous expliquent pas, ils prétendent nous dire quoi penser. Ce n’est pas ce que nous voulons. On dit qu’ils parlent la langue de bois. Cela pourrait ne pas être vrai pour certains si,  tout simplement,  le  journaliste en face d’eux ne les interrompait pas avant même qu’ils aient fini leurs phrases. C’est une technique. Les journalistes français – je ne veux pas les accuser tous –, certains journalistes, confondent arrogance du ton avec pertinence de la question. Ils posent des questions stupides sur un ton impoli et ils croient qu’ils sont coura-geux. Je préférerais qu’ils posent des questions très dérangeantes et incisives sur un ton courtois. Il y a des personnes qui nous rendent intelligents quand nous parlons avec elles. Les politiques devraient nous rendre intelligents. Or ils nous rendent furieux et bêtes.Je vois le public arriver au théâtre. Je vois à quel point les gens sont tendus 

et combien l’heure que nous leur demandons de passer avec nous, avant le spectacle, est indispensable pour qu’ils arrivent à se calmer, à faire un tout petit peu d’espace en eux pour accueillir ce qui arrive, ne serait-ce que la nour-riture. Pour oser manifester  leur  intelligence. Quand  ils voient qu’on court 

Nous ne nous faisons pas confiance,nous ne nous aimons plus *

Ariane MnouchkineFondatrice et animatrice du théâtre du Soleil

Page 28: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

28A

rian

e M

no

uch

kin

e

partout pour essayer de  leur  faire plaisir,  ils s’en étonnent : « C’est bizarre, comment cela  se  fait-il ? » Et à un moment donné,  ils  se disent : « Eh bien oui, c’est normal, je suis respecté. » Ils prennent confiance, se mettent à parler avec leurs voisins, la table se partage. Nous sommes dans un moment, dans notre société, en France, où nous ne nous faisons pas confiance, nous ne nous aimons plus. Nous sommes en guerre civile. C’est qu’on a déclenché en nous une telle culpabilité, une telle incompréhension que, dans un pays comme le nôtre, il y ait des gens à ce point mal lotis et d’autres si captieux, si accumula-teurs ! Cela nourrit des colères qui, du coup, confondent tout.Prenons les impôts. Les gens ont l’impression que l’État nous prend, mais 

l’État, c’est nous ! Justement, c’est bien le problème : dans l’inconscient, l’État, ce n’est pas nous. Pour l’instant, je n’ai aucune prise sur l’État, donc l’État, ce n’est pas moi. Au fond,  les hommes et  les  femmes politiques devraient non seulement promettre, mais faire tout pour que l’État, ça redevienne nous. Quand j’entends Stauss-Khan parler de « gouvernance mondiale », je me dis : mais la gouvernance mondiale, dans l’état actuel des choses, cela va être une dépossession encore plus grande ! C’est la phrase de Paul Valéry : « La politi-que, c’est l’art d’empêcher les gens de s’occuper de ce qui les regarde. » On nous empêche de vraiment bien comprendre certaines choses par le jargon, par des diversions. Marine Le Pen est la chef du parti fasciste. Arrêtons de répéter que ce qu’elle dit est scandaleux et de lui faire de la publicité. Pendant ce temps, le Front national, après avoir pris le drapeau national, après avoir pris Jeanne d’Arc, est en train de prendre la laïcité. Parce que la gauche ne défend pas la laïcité. Nous sommes d’une hypocrisie, d’une lâcheté sans me-sure. Nous ne disons pas que les prières dans la rue sont un scandale dans un pays laïc. La droite a pris la sécurité, le Front national est en train de prendre la laïcité, et ce qui se trame, c’est une alliance objective, c’est-à-dire un retour du Front national dans la droite dite « normale ».J’attends des leaders de la gauche qu’ils aient un peu de courage politique 

et qu’ils me donnent les moyens de comprendre la situation afin qu’en mon âme et conscience, je choisisse quelle route je veux prendre. Et je veux qu’on redonne de l’espoir à la jeunesse. Ils ont dix-sept ans et on leur raconte que c’est la fin de l’histoire… Se rend-on compte de ce que cela veut dire ? Mais ils sont au début de l’histoire, il faut leur donner du cœur, du lien, comme on dit maintenant, de la confiance.

* L’Humanité des débats, 05 février 2011, page 7. Propos recueillis par Jacqueline Sellem.

Page 29: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

29

Immanuel Wallerstein s’est appuyé pour sa conférence sur le texte paru dans l’édition française du numéro 6 de Transform !, en juin 2010. Pour des raisons de temps, des passages ont été omis ou traités brièvement par le confé-rencier. En revanche, ce dernier a ajouté au texte écrit certains commentaires. Nous publions, avec son accord, l’ensemble de son apport lors du colloque.

Le terme « crise » a joué un rôle central dans de nombreux débats politi-ques nationaux au cours des années 1970, même si ses définitions va-

riaient considérablement. Vers la fin du siècle, il avait été largement remplacé par un autre terme, plus optimiste, celui de « mondialisation ». Depuis 2008, cependant, le ton est redevenu grave, et la notion de « crise » a brusquement refait surface, mais son utilisation est plus floue que jamais. Les questions de savoir comment définir une crise et comment expliquer son origine sont une fois de plus mises en avant.À la fin des années 1960 et au début des années 1970, le cycle hégémonique 

et le cycle économique global du système-monde moderne sont tous les deux entrés dans une phase de déclin. La période de 1945 à 1970 environ, appelée en français les Trente Glorieuses, avait marqué l’apogée de l’hégémonie des États-Unis et avait également coïncidé avec la plus importante phase A d’ex-pansion du cycle de Kondratieff que l’économie-monde capitaliste ait jamais connue. Les phases de récession tout à fait normales, non seulement dans le sens où tous les systèmes ont des rythmes cycliques, c’est leur mode d’exis-

Crises structurelles

Immanuel WallersteinSociologue au centre Fernand Braudel à l’université de Birmington

Page 30: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

30Im

man

uel W

all

ers

tein

tence, leur façon de traiter les fluctuations inévitables de leurs activités, mais aussi parce que c’est la façon dont fonctionne le capitalisme en tant que sys-tème-monde. Ici, se posent deux questions importantes : comment les produc-teurs font du profit, et comment les États garantissent l’ordre mondial au sein duquel les producteurs peuvent faire des profits. Examinons successivement les deux questions.Le capitalisme est un système dans lequel l’accumulation sans fin du capital 

est la raison d’être. Pour accumuler des capitaux, les producteurs doivent tirer des bénéfices de leurs activités, ce qui n’est possible à une grande échelle que si le produit peut être vendu pour beaucoup plus que son coût de production. Dans une situation de concurrence parfaite, il est impossible de faire des béné-fices à cette échelle : un monopole, ou du moins un quasi-monopole, régnant sur l’économie mondiale est nécessaire. Le vendeur peut alors exiger n’im-porte quel prix, tant qu’il ne va pas au-delà de ce que l’élasticité de la demande permet. Chaque fois que l’économie-monde est en pleine expansion, plusieurs produits « phares » sont relativement monopolisés ; et c’est à partir des bénéfi-ces sur ces produits que de grandes quantités de capital peuvent être accumu-lées. Les effets d’entraînement en aval et en amont de ces produits constituent la base d’une expansion globale de l’économie-monde. Nous appelons cela la phase A d’un cycle de Kondratieff. Le problème pour les capitalistes, c’est que tous les monopoles se détruisent d’eux-mêmes, en raison du fait que de nouveaux producteurs peuvent entrer sur le marché mondial, même quand un monopole donné est politiquement bien défendu. Bien entendu, l’entrée prend du temps, mais, tôt ou tard, le degré de concurrence augmente, les prix baissent, et donc les profits baissent eux aussi. Lorsque les bénéfices pour les produits phares diminuent suffisamment, l’économie-monde cesse de se développer et entre dans une période de stagnation : c’est la phase B d’un cycle de Kondratieff.La deuxième condition pour  le profit capitaliste est qu’il doit y voir une 

sorte d’ordre mondial relatif. Les guerres mondiales offrent de grandes op-portunités à certains entrepreneurs, mais elles génèrent également d’énormes destructions de capital fixe et interfèrent considérablement sur le commerce mondial. Le bilan global des guerres mondiales n’est pas positif, c’est un point que Schumpeter a souligné à plusieurs reprises. Assurer la situation relative-ment stable indispensable à la réalisation du profit est la tâche d’un pouvoir hégémonique, assez fort pour l’imposer sur le système-monde dans son en-semble. Les cycles hégémoniques ont été beaucoup plus longs que les cycles de Kondratieff : dans un monde composé de nombreux États dits souverains, il n’est pas facile pour l’un d’entre eux de s’imposer comme puissance hégé-monique. Cela a été réalisé par les Provinces-Unies au milieu du xviie siècle, puis par le Royaume-Uni au milieu du xixe siècle, et enfin par les États-Unis au milieu du xxe siècle. La montée d’une puissance hégémonique est le résul-tat d’une longue lutte contre d’autres puissances hégémoniques potentielles. 

Page 31: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

31C

rises stru

cture

lles

Cette lutte a été remportée jusqu’à présent par l’État qui a été capable de com-poser le système de production le plus efficace, puis de gagner une « guerre de trente ans » contre son principal rival.L’hégémonie est alors en mesure de fixer les règles selon lesquelles le sys-

tème interétatique opère, d’assurer son bon fonctionnement et de maximiser les flux de capitaux accumulés vers ses citoyens et ses entreprises producti-ves. On pourrait  appeler  cela un quasi-monopole du pouvoir géopolitique. Le problème de la puissance hégémonique est le même que celui auquel doit faire  face  une  industrie majeure :  le monopole  s’autodétruit. Tout  d’abord, la  puissance  hégémonique  doit  à  l’occasion  exercer  sa  puissance militaire pour maintenir l’ordre. Mais les guerres coûtent de l’argent et des vies ; elles ont un impact négatif sur les citoyens de la puissance hégémonique, dont la fierté initiale tirée de la victoire risque de s’évaporer lorsqu’il faut payer les coûts croissants des opérations militaires. Les opérations militaires à grande échelle sont souvent moins efficaces que prévu, et cela renforce ceux qui s’y opposeront à  l’avenir. Deuxièmement, même si  l’efficacité économique de la puissance hégémonique ne faiblit pas immédiatement, celle d’autres pays commence à augmenter, ce qui rend ces pays moins prêts à accepter les dik-tats de la puissance hégémonique. La puissance hégémonique entre dans un processus de déclin relatif face à ces puissances montantes. Le déclin peut être lent, mais il n’en est pas moins essentiellement irréversible. Ce qui a rendu la période 1965-1970 si remarquable, c’est la conjonction de ces deux types de déclin : la fin de la phase A de Kondratieff historiquement la plus expansive, et le début du déclin du pouvoir hégémonique historiquement et puissant. Ce n’est pas un hasard si la révolution mondiale de 1968 (en réalité 1966-1970) a eu lieu à ce moment-là, en tant qu’expression de ce tournant historique.

Mise au rancart de la vieille gauche

La révolution mondiale de 1968 a entraîné un troisième déclin, qui n’a eu lieu qu’une seule fois, cependant, dans l’histoire du système-monde moder-ne : le déclin des mouvements antisystémiques traditionnels qu’on a coutume d’appeler  la « vieille gauche ». Composée essentiellement de communistes, de sociaux-démocrates et des mouvements de libération nationale, la vieille gauche s’est développée  lentement et  laborieusement à  travers  le  système-monde, surtout dans le dernier  tiers du xixe siècle et la première moitié du xxe siècle, partant d’une position de marginalité et de faiblesse politique qui était la sienne aux environs de 1870, pour atteindre une position de centralité politique et de force considérable dans les années 1950. Ces mouvements ont atteint le sommet de leur pouvoir de mobilisation au cours de la période de 1945 à 1968 − exactement au moment de l’extraordinaire phase d’expansion A de Kondratieff et du sommet de l’hégémonie des États-Unis. Je ne pense pas 

Page 32: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

32Im

man

uel W

all

ers

tein

que cela ait été fortuit, bien que cela puisse sembler contre-intuitif. Le boom économique mondial a conduit les entrepreneurs à croire que des concessions aux exigences économiques de leurs travailleurs coûtaient moins que des in-terruptions dans le processus de production. Au fil du temps, cela signifiait la hausse des coûts de production, l’un des facteurs à l’origine de la fin des quasi-monopoles dans les industries phares. Mais la plupart des entrepreneurs prennent des décisions qui maximisent  les profits à court  terme, disons au cours des trois prochaines années, sans trop se préoccuper de l’avenir. Des considérations similaires ont marqué les politiques de la puissance hégémoni-que. Le maintien d’une stabilité relative dans le système-monde était un ob-jectif essentiel, mais les États-Unis ont dû peser le coût de l’activité répressive comparé à celui de concessions aux demandes des mouvements de libération nationale. À contrecœur au début, mais plus tard, délibérément, Washington a commencé à favoriser une « décolonisation » contrôlée qui a eu pour effet d’amener ces mouvements au pouvoir. Ainsi, vers le milieu des années 1960, on pourrait dire que les mouvements de la « vieille gauche » avaient atteint leur objectif historique d’un pouvoir d’État presque partout, du moins sur pa-pier. Les partis communistes dirigeaient un tiers du monde ; les partis sociaux-démocrates étaient au pouvoir, ou en alternance au pouvoir, dans la majeure partie d’un autre tiers du monde, le monde paneuropéen ; en outre, la politique prioritaire des partis de la social-démocratie, celle de l’État-providence, était acceptée et pratiquée par leurs adversaires conservateurs. Les mouvements de libération nationale étaient arrivés au pouvoir dans la majeure partie de l’ancien monde colonial, comme l’avaient fait les mouvements populistes en Amérique latine. De nombreux analystes et militants d’aujourd’hui critiquent la performance de ces mouvements, mais c’est oublier la peur qui régnait par-mi les couches les plus riches et les plus conservatrices du monde face à ce qui leur apparaissait comme une force implacable d’égalitarisme destructeur d’un pouvoir étatique.La révolution mondiale de 1968 a changé tout cela. Trois thèmes ont dominé 

les multiples révoltes de 1968 : le premier était que la puissance hégémonique des États-Unis était débordée et vulnérable. L’offensive du Têt au Vietnam a été considérée comme le glas des opérations militaires des États-Unis. Les soixante-huitards attaquaient également le rôle de l’Union soviétique qu’ils considéraient comme complice de l’hégémonie des États-Unis, sentiment qui se répandait de plus en plus un peu partout depuis au moins 1956. Le deuxiè-me thème était que les mouvements de la vieille gauche n’avaient pas réussi à tenir leurs promesses historiques. Les trois groupes – communistes, sociaux-démocrates et mouvements de libération nationale – se fondaient sur une stra-tégie en deux étapes : premièrement prendre le pouvoir d’État et deuxième-ment changer  le monde. En réalité,  les militants disaient : « Vous avez pris le pouvoir d’État, mais vous n’avez pas changé le monde. Si nous voulons 

Page 33: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

33C

rises stru

cture

lles

changer le monde, nous avons besoin de nouveaux mouvements et de nou-velles stratégies. » La révolution culturelle chinoise a été prise par beaucoup comme le modèle de cette possibilité. Le troisième thème était que la vieille gauche avait ignoré les peuples oubliés, ceux qui étaient opprimés en raison de leur race, genre, origine ethnique ou sexualité. Les militants insistaient sur le fait que, pour eux, les demandes d’égalité de traitement ne pouvaient plus être différées ; elles faisaient partie d’un présent urgent. À bien des égards, le mouvement Black Power aux États-Unis a été l’exemple paradigmatique. La révolution mondiale de 1968 a été à la fois un énorme succès politique et un énorme échec politique. Elle s’est levée comme un phénix, a brûlé avec éclat dans le monde entier, et, vers le milieu des années 1970, elle semble s’être éteinte presque partout. Qu’est-ce qui a été accompli par ce feu de brousse sauvage ? Le libéralisme centriste a été détrôné en tant qu’idéologie dirigeante du système-monde et a été réduit à une simple possibilité parmi d’autres. Les mouvements de la « vieille gauche » ont été détruits dans leur rôle de mobi-lisateur de tout type de changement fondamental. Mais le triomphalisme de 1968 s’est révélé peu profond et peu durable. La droite dans le monde a été également libérée de tout attachement au libéralisme centriste. Elle a profité de la stagnation dans le monde économique et de l’effondrement de la vieille gauche pour lancer une contre-offensive, celle de la mondialisation néolibé-rale. Les principaux objectifs étaient de renverser tous les acquis obtenus par les couches inférieures au cours de la phase A de Kondratieff. Le but était de réduire les coûts de production, de détruire l’État-providence et de ralentir le déclin du pouvoir des États-Unis. Ce processus a semblé culminer en 1989, quand  la fin du contrôle de  l’Union soviétique sur ses satellites en Europe centrale et en Europe de l’Est ainsi que le démantèlement de l’URSS elle-mê-me ont conduit à un nouveau triomphalisme pour la droite. L’offensive de la droite mondiale était à la fois un grand succès et un échec retentissant. Ce qui a soutenu l’accumulation du capital depuis les années 1970 a été l’abandon de la recherche de profits par une plus grande efficacité productive en faveur de la recherche de profits par des manipulations financières, ce qu’on appelle la spéculation. Le mécanisme clé a été la promotion de la consommation par l’endettement. Cela s’est produit dans chaque phase B de Kondratieff, la diffé-rence cette fois a été l’ampleur du phénomène. La plus importante expansion de phase A dans l’histoire a été suivie par la plus grande folie spéculative. Des bulles spéculatives se sont déplacées à travers l’ensemble du système-monde − depuis les dettes nationales du Tiers Monde et du bloc socialiste dans les an-nées 1970 aux produits financiers pourris de grandes entreprises dans les an-nées 1980, à l’endettement des consommateurs des années 1990 et à l’endette-ment du gouvernement des États-Unis de l’ère Bush. Le système est passé de bulle en bulle, et il tente d’en gonfler encore une autre, avec le renflouement des banques et l’impression de dollars. La récession dans laquelle le monde 

Page 34: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

34Im

man

uel W

all

ers

tein

est tombé continuera pendant un certain temps et sera assez profonde. Elle va détruire le dernier pilier de la stabilité économique relative, le rôle du dol-lar US comme monnaie de réserve pour la sauvegarde de la richesse. Dans ce processus, la principale préoccupation de tous les gouvernements dans le monde sera d’éviter les soulèvements des chômeurs et des couches moyennes, dont les économies et les retraites s’évanouissent. Les gouvernements se tour-nent actuellement vers le protectionnisme et l’impression de monnaie comme première ligne de défense. Ces mesures peuvent soulager momentanément la douleur des gens ordinaires, mais il est probable qu’elles vont encore aggraver la situation. Nous entrons dans une  impasse systémique dont  la sortie sera extrêmement difficile. Cela s’exprime dans des fluctuations de plus en plus sauvages, qui transforment pratiquement en devinettes les prévisions écono-miques et politiques à court terme. Cela aggravera les craintes populaires et le sentiment d’aliénation.Certains  prétendent  que  l’importante  amélioration de  la  position  relative 

économique  de  l’Asie  (Japon,  Corée  du  Sud,  Taiwan,  Chine  et  dans  une moindre mesure l’Inde) permettra une résurgence de l’entreprise capitaliste, grâce à un  simple déplacement géographique. Encore une  illusion ! La  re-montée relative de l’Asie est une réalité, mais qui affaiblit davantage le sys-tème capitaliste, en surchargeant le nombre de personnes à qui la plus-value est distribuée – l’accumulation globale du capital s’en trouve réduite et non pas augmentée. L’expansion de la Chine accélère la contraction des bénéfices structurels de l’économie-monde capitaliste.

Les coûts systémiques

Nous devons maintenant examiner les tendances à long terme du système-monde, par opposition à ses rythmes cycliques. Ces rythmes sont communs à de nombreux types de systèmes et font partie de la façon dont ils fonction-nent, dont ils respirent. Mais les phases B ne prennent jamais fin au point de départ de la phase A précédente. On peut considérer chaque reprise comme une contribution à la lente courbe vers le haut, chacune se dirigeant vers son asymptote propre. Dans l’économie-monde capitaliste, il n’est pas difficile de discerner quelles sont les courbes les plus importantes. Comme le capitalisme est un système dans lequel l’accumulation sans fin est primordiale, et que l’on accumule du capital en faisant des profits sur le marché, la question clé est de savoir comment fabriquer des produits à un coût moindre que le prix pour lequel ils peuvent être vendus. Nous devons donc déterminer à la fois ce qui entre dans les coûts de production et ce qui détermine les prix. Logiquement, les coûts de production sont le personnel, les intrants et la fiscalité. Tous trois ont vu croître leur part dans les prix réels des produits qui sont vendus. Il en est ainsi, malgré les efforts répétés des capitalistes pour les tirer vers le bas, et 

Page 35: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

35C

rises stru

cture

lles

malgré les vagues d’innovations technologiques et organisationnelles qui ont accru ce qu’on appelle l’efficience de la production.Les frais de personnel peuvent à leur tour être divisés en trois catégories : 

la main-d’œuvre relativement peu qualifiée, les cadres intermédiaires et les cadres supérieurs. Les salaires des travailleurs non qualifiés ont tendance à augmenter dans les phases A à la suite d’actions syndicales. Lorsque ces sa-laires montent trop haut pour des entrepreneurs donnés, en particulier pour les industries de pointe, la délocalisation dans des zones historiquement à bas salaires dans la phase B est la principale voie de recours ; si un fait similaire se produit dans le nouveau lieu d’implantation, un deuxième mouvement se produit. Ces changements sont coûteux, mais efficaces. Cependant, à travers le monde, il y a un effet cliquet et les réductions n’éliminent jamais totalement les augmentations. En 500 ans, ce processus répété a épuisé les lieux où les capitaux peuvent se déplacer. Ceci peut être mesuré par la déruralisation du système-monde.L’augmentation du coût de la force de travail que constituent les emplois de 

cadres est le résultat, d’une part, de l’accroissement de la taille des unités de production, qui nécessitent plus de personnels intermédiaires. Deuxièmement, les dangers politiques d’une organisation syndicale du personnel relativement peu qualifié sont contrés par la création d’une plus grande couche intermé-diaire qui est une alliée politique de la couche dirigeante et qui constitue un modèle de mobilité ascendante pour la majorité non qualifiée. La hausse des coûts des cadres dirigeants, quant à elle, est le résultat direct de la complexité accrue des structures d’entreprise, à savoir  la séparation bien connue de  la propriété et du contrôle. Cela permet à ces dirigeants de s’approprier une part toujours plus grande des bénéfices de l’entreprise à titre de rente, ce qui réduit la part qui revient aux propriétaires comme profit ou pour le réinvestissement. Cette dernière augmentation a été spectaculaire au cours des quelques derniè-res décennies.Les coûts des intrants sont à la hausse pour des raisons analogues. Les ca-

pitalistes visent à externaliser les coûts, c’est-à-dire à ne pas payer la facture complète du traitement des déchets toxiques, du renouvellement des matières premières et de la construction d’infrastructures. Depuis le xvie siècle jusqu’aux années 1960, l’externalisation de ce type de coûts a été la pratique habituelle, plus ou moins jamais remise en question par les autorités politiques.

Les déchets toxiques ont été simplement déposés dans le domaine public. Mais le monde est à court d’espace public vacant – correspondant à la dérurali-sation de la force de travail dans le monde. Les conséquences sur la santé ainsi que les coûts induits sont devenus si élevés et si évidents qu’ils ont généré des exigences de dépollution et de contrôle. Les ressources naturelles sont égale-ment devenues une préoccupation majeure, conséquence de la forte augmen-tation de la population mondiale. Un large débat se développe actuellement

Page 36: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

36Im

man

uel W

all

ers

tein

sur la pénurie de sources d’énergie, l’eau, les forêts, le poisson et la viande. Les coûts de transport et de communication ont également augmenté, car ils sont devenus plus  rapides et plus efficaces. Les entrepreneurs ont  toujours payé une petite partie seulement des coûts d’infrastructure. La conséquence de tout cela a été une pression politique sur les gouvernements pour qu’ils assument davantage les coûts de la détoxication, du renouvellement des res-sources et de l’expansion des infrastructures. Pour ce faire, les gouvernements doivent augmenter  les  impôts et  insister davantage sur  l’internalisation des coûts par  les entrepreneurs – ce qui, bien sûr, génère des coupes dans  leurs marges de profit. Finalement, la fiscalité s’est accrue. Il y a plusieurs niveaux politiques de taxation, y compris la taxation privée sous la forme de corrup-tion et de mafias organisées. La fiscalité a augmenté au fur et à mesure que la portée de l’activité dans le monde économique s’est étendue et que la bu-reaucratie au niveau de l’État a augmenté. L’impulsion majeure est venue des mouvements altermondialistes qui ont poussé pour obtenir des garanties de l’État en matière d’éducation, de santé et d’un revenu minimum garanti tout au long de la vie. Ces demandes ont augmenté, à la fois géographiquement et en termes de niveaux de services exigés. Aucun gouvernement aujourd’hui n’est exonéré de la pression pour maintenir un État-providence, même si les niveaux de prestation varient.Chacun des  trois  types de coûts de production n’a cessé d’augmenter en 

pourcentage du prix de vente réel des produits, mais sous la forme d’un effet cliquet A-B, pendant plus de 500 années. Les hausses les plus spectaculaires se sont produites dans la période post-1945. Les prix pour les produits qui sont vendus ne peuvent-ils pas être simplement augmentés à fin de mainte-nir les marges de profit réel ? C’est précisément ce qui a été essayé dans la période post-1970, sous la forme de hausses de prix renforcées par un élar-gissement de la consommation, elle-même soutenue à son tour par l’endette-ment. L’effondrement économique au sein duquel nous nous trouvons n’est que l’expression des limites de l’élasticité de la demande. Quand chacun dépense bien au-delà de ses revenus réels, il arrive un moment où quelqu’un est obligé de s’arrêter et, assez rapidement, tout le monde sent qu’il faut faire la même chose.

Les luttes pour la succession

La conjonction de trois éléments – l’ampleur du crash « normal », la hausse des coûts de production et la pression supplémentaire exercée sur le système par la croissance chinoise (et asiatique en général) – signifie que nous sommes entrés dans une crise structurelle. Le système est très loin de l’équilibre, et les fluctuations sont énormes. À partir de maintenant, nous allons vivre au milieu d’une bifurcation du processus systémique. La question n’est plus « comment le système capitaliste va-t-il lui-même se ressouder et renouveler son mode 

Page 37: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

37C

rises stru

cture

lles

de développement ? », mais plutôt « qu’est-ce qui va remplacer ce système ? Quel ordre va sortir de ce chaos ? » On peut considérer cette période de crise systémique comme une arène de lutte pour le système qui succédera. L’issue est peut-être imprévisible par nature, mais la nature de la lutte est très claire. Nous sommes confrontés à divers choix qu’on ne peut pas décliner en détails institutionnels, mais dont on peut proposer les grandes lignes. Nous pouvons choisir collectivement un nouveau système qui ressemble essentiellement au système actuel : hiérarchie, exploitation, polarisation. Cela pourrait prendre de nombreuses formes, et certaines pourraient être plus dures que le système-monde capitaliste dans lequel nous vivons. Nous pouvons, à l’inverse, choisir un système radicalement différent, qui n’a jamais existé, un système qui est relativement démocratique et relativement égalitaire. J’ai appelé les deux ter-mes de l’alternative « l’esprit de Davos » et « l’esprit de Porto Alegre », mais les dénominations ne sont pas importantes.Ce qui est important c’est de voir l’organisation des stratégies possibles de 

chaque côté, dans une lutte qui dure sous une certaine forme depuis 1968 et qui ne sera peut-être résolue que vers 2050. Il  faut d’abord noter deux ca-ractéristiques essentielles d’une crise structurelle. Parce que les fluctuations sont particulièrement brusques et imprévisibles, il y a peu de pression pour un retour à l’équilibre. Pendant la longue durée « normale » de vie du système, ces pressions ont été la raison pour laquelle les vastes mobilisations sociales, les soi-disant « révolutions » ont toujours été limitées dans leurs effets. Voyons quelles furent les débauches d’énergies portées par la Révolution française ou la Révolution russe ! Et pourtant après des efforts colossaux, on est revenu à des situations d’équilibre. En disant cela je fais un peu du Tocqueville. Mais avec la Révolution française, on a en fin de compte un renforcement de l’État, des politiques colbertistes. On sait tous ce qu’il est advenu de la Révolution soviétique. En fin de compte tout cela est normal, car la pression pour revenir aux équilibres est considérable. Mais lorsque le système est loin de l’équilibre, l’inverse peut  se produire. De petites mobilisations  sociales ont des  réper-cussions très grandes, ce que la science de la complexité nomme l’effet « pa-pillon ». On pourrait aussi l’appeler le moment où l’action politique l’emporte sur le déterminisme structurel. La seconde caractéristique essentielle est que dans aucun des deux camps n’existe un petit groupe dirigeant au sommet : un « comité exécutif de la classe dirigeante » en fonctionnement ou un politburo des masses opprimées. Même parmi ceux qui sont engagés dans la lutte pour un nouveau système, il y a de multiples joueurs préconisant des mesures diffé-rentes. Les deux groupes de militants conscients des deux côtés ont également de la difficulté à convaincre les plus grands groupes, qui constituent leur base potentielle, de l’utilité et de la possibilité d’organiser la transition. En bref, le chaos de la crise structurelle se reflète dans la configuration relativement désordonnée des deux camps.

Page 38: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

38Im

man

uel W

all

ers

tein

Le camp de « Davos » est profondément divisé. Il y a ceux qui souhaitent instaurer un système hautement répressif qui glorifie le rôle de dirigeants pri-vilégiés sur des sujets soumis. Il y a un deuxième groupe qui croit que la route vers le contrôle et le privilège réside dans un système méritocratique qui pourrait coopter le grand nombre de cadres nécessaires pour le maintenir avec un mini-mum de force et un maximum de persuasion. Ce groupe parle une langue de changement fondamental, en utilisant des slogans qui ont émergé des mouve-ments antisystémiques – un univers vert, une utopie multiculturelle, des possibili-tés méritocratiques pour tous – tout en préservant un système inégal et polarisé.Dans  le camp de « Porto Alegre »  la fracture est comparable.  Il y a ceux 

qui envisagent un monde hautement décentralisé privilégiant des allocations rationnelles à long terme plutôt que la croissance économique et permettant l’innovation sans créer de cocons d’expertise sans responsabilité envers la so-ciété dans son ensemble. Il y a un deuxième groupe qui est plus orienté vers la transformation venant d’en haut, menée par des cadres et des spécialistes ; ils envisagent un système de plus en plus coordonné et intégré, un égalitarisme formel sans réelle innovation. J’ai évoqué, parmi les conséquences de la ré-volution mondiale de 1968, le déclin des mouvements antisystémiques tradi-tionnels qu’on a coutume d’appeler la « vieille gauche », et indiqué que si nous voulions changer le monde, nous avions besoin de nouveaux mouvements et de nouvelles stratégies. Cette difficulté majeure est toujours présente à gau-che. On ne peut pas avoir une croissance infinie. Il y a des gens qui parlent de la crise en Europe ou en Amérique du Nord de manière inconséquente. Il est intéressant de voir ce qui se passe en Amérique latine où on entend beaucoup qu’il faut substituer à l’idée de croissance économique, l’idée de vivre bien. Voyons bien ce qui se passe dans cette partie du continent. La gauche a rem-porté dans plusieurs pays des succès électoraux. Des gouvernements plus ou moins de gauche se sont installés dans ces pays et en même temps des mou-vements indigènes continuent d’exister et de s’exprimer. Presque partout il y a un conflit entre les deux entités. C’est vrai même en Bolivie. Il existe une tension bien réelle entre les deux gauches. Pour les mouvements politiques de la gauche traditionnelle, il faut transformer le pays, impulser la croissance, développer le produit national, et les mouvements indigènes sont considérés comme un frein à ces objectifs et accusés de faire le jeu des réactionnaires de chaque pays ainsi que des États-Unis. À l’inverse, les groupes indigènes accusent la gauche au pouvoir de se comporter comme la droite et de nier leur autonomie. C’est là une crise grave de la gauche et il faut trouver un moyen pour réconcilier ces deux gauches. Vous direz peut-être que ces « mouvements indigènes » n’existent pas en Occident et que ce n’est pas votre affaire mais regardez dans chaque pays et constatez que sous des formes apparemment dif-férentes, des tensions analogues existent. Pour la gauche mondiale, il est im-pératif de résoudre les contradictions au sein de ses propres forces. Autrement 

Page 39: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

39C

rises stru

cture

lles

il serait illusoire d’espérer vaincre ceux qui dans le système sont prêts à le remplacer par un système encore pire. Il est nécessaire de parler à toute la gauche de la civilisation que nous voulons construire, sur les façons de bâtir nos vies, qui ne passeront pas par une croissance éternelle.

Ainsi, plutôt qu’une simple bataille à deux pour le système à venir, j’envi-sage une lutte à quatre : une lutte entre les deux grands camps, et une seconde lutte au sein de chaque camp. Il s’agit d’une situation confuse, moralement et politiquement, dont l’issue est fondamentalement incertaine.

Quelles mesures concrètes chacun de nous peut-il prendre pour faire avan-cer ce processus ? Il faut parler du court terme. J’entends par court terme trois à cinq ans au maximum. Le chaos – et nous y sommes – est imprévisible, et le résultat en est que tout le monde est face à l’incertitude la plus totale. Des pays comme la Tunisie, l’Égypte connaissent dans le même temps une croissance forte et une pauvreté criante ; cela conduit fatalement à une instabilité énorme. Aujourd’hui tous les gouvernements sont instables, y compris celui des États-Unis ; ne croyez pas en des situations calmes dans les prochaines années. Face à cela il n’y a pas de programme convenu, il n’y a que des orientations. Je voudrais mettre en tête de la liste des actions que nous pouvons prendre, à court terme, pour amoindrir la douleur qui provient de la décomposition du système existant et de la confusion de la transition. Il peut s’agir de gagner une élection afin d’obtenir plus d’avantages matériels pour ceux qui ont le moins ; d’une plus grande protection des droits politiques et judiciaires ; de mesures pour lutter contre l’érosion de notre richesse planétaire et des conditions de survie collective.Néanmoins, ce ne sont pas des mesures susceptibles en elles-mêmes d’ins-

taurer le nouveau système à venir dont nous avons besoin. Un intense débat in-tellectuel est nécessaire portant sur les paramètres du type de système-monde que nous voulons, et sur la stratégie à adopter pour la transition. Cela nécessite une volonté d’entendre ceux que nous estimons de bonne volonté, même s’ils ne partagent pas nos vues. Un débat ouvert pourra sans doute construire une plus grande camaraderie et nous empêcher, peut-être, de tomber dans le sec-tarisme qui a toujours vaincu les mouvements antisystémiques. Enfin, dans la mesure du possible, nous devrions construire d’autres modes de production démarchandisée. En faisant cela, nous pouvons découvrir les limites de plu-sieurs méthodes et démontrer qu’il existe d’autres modes pour assurer une pro-duction durable qu’un système de rétribution basé sur la recherche du profit. En outre, la lutte contre les inégalités fondamentales du monde − genre, classe et race/origine ethnique/religion − doit être au premier plan de nos pensées et de nos actes. Je ne pense pas que les religions vont disparaître mais toutes sont confrontées au fait qu’en leur sein les femmes exigent une remise en cause des 

Page 40: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

40Im

man

uel W

all

ers

tein

dominations machistes. C’est considérable en termes de conséquences. Cette lutte contre les inégalités fondamentales est la tâche la plus ardue de toutes, car aucun de nous n’est  innocent, et  la culture du monde dont nous avons hérité milite contre nous. Est-il besoin de dire que nous devons éviter tout sentiment que l’histoire est de notre côté ? On peut aller dans une direction ou dans une autre. Il y a des choix à faire, choix moraux, et nous n’aboutirons qu’en articulant des stratégies différenciées, à court terme sur trois à cinq ans, et à long terme sur quarante ans. Nous avons, au mieux, une probabilité de 50-50 de créer un meilleur système-monde que celui dans lequel nous vivons aujourd’hui. Mais 50-50, c’est beaucoup. Nous devons essayer de saisir  le Destin, même s’il nous échappe. Quoi de plus utile !

[Première parution dans la revue New Left Review, mars/avril 2010]

Page 41: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

41

La crise alimentaire, c’est le massacre quotidien par la faim de dizaines et de dizaines de milliers de personnes. Elle est paradigmatique de l’ordre 

cannibale du monde que nous vivons. Dans l’article 8 de la convention des Nations unies sur les droits économiques, sociaux et culturels, le droit humain à l’alimentation se définit normativement ainsi : « Le droit à l’alimentation est le droit d’avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d’achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitative-ment adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie physique et psychique, in-dividuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne. » C’est, parmi tous les droits humains, certainement celui qui est le plus brutalement, le plus cyniquement, et, de façon la plus permanente, violé aujourd’hui sur cette pla-nète. Je donne des chiffres que tout le monde connaît : toutes les cinq secon-des, un enfant au-dessous de dix ans meurt de faim ; 37 000 personnes meurent de faim tous les jours ; et près d’un milliard de personnes (826 millions) sont en permanence gravement sous-alimentées, invalides, n’ont pas de travail fa-milial, sont mutilées par la faim. Toutes les quatre minutes, quelqu’un perd la vue par manque de vitamine A. Et ainsi de suite. Le World Food Report de la FAO – l’organisation pour  l’agriculture et  l’alimentation, des Nations unies, qui donne année après année, au mois d’avril, les chiffres des martyrs, des 

Crise planétaire et crise alimentaire

Jean ZieglerAuteur de La haine de l’Occident (Le Livre de poche, 2010)

Jean Ziegler n’a pas pu, faute de temps, relire et valider cette retranscription de son intervention mais nous a autorisés à la publier.

Page 42: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

42Je

an

Zie

gle

r

victimes en nombre rapidement croissant – affirme que l’agriculture mondiale, dans l’étape actuelle du développement de ses forces de production, pourrait nourrir sans problème 12 milliards d’individus. Nous sommes 6,7 milliards sur la planète, il n’y a donc aucune fatalité. Marx a eu souvent raison mais, sur un point, il s’est trompé. Il est mort en 1883 et jusqu’à la fin il a pensé que, pendant des siècles encore, le manque objectif allait accompagner l’humanité (comme il disait : le couple abominable de l’esclave et du maître lutte pour les biens insuffisants pour tous les besoins universels). Toute sa théorie de la divi-sion internationale du travail, comme sa théorie de la lutte des classes et de la ca-ractéristique agonale de l’État, est basée sur cette hypothèse du manque objectif. Or, il n’y a plus aujourd’hui de manque objectif sur cette planète. L’agriculture mondiale (je prends cet exemple, vous pouvez en prendre beaucoup d’autres), les forces de production de l’humanité se sont extraordinairement potentialisées et, aujourd’hui, 12 milliards d’êtres humains – le double pratiquement de l’hu-manité – pourraient être nourris normalement. Conclusion : un enfant qui meurt de faim au moment où nous parlons est assassiné. Et si nous restons une heure ensemble, ce seront 1 200 enfants, et ainsi de suite.

Quelles sont les causes de ce massacre ?

Il n’y a donc plus de fatalité. Mais le problème du massacre quotidien de la faim va croissant. Si vous prenez la courbe démographique et celle des victi-mes de la faim, cette dernière dépasse la courbe de la croissance démographi-que. L’ordre cannibale du monde est donc caractérisé par une monopolisation tout à fait extraordinaire des richesses de la planète. 50,8 % du produit mondial brut en 2009, des richesses produites sur la planète, des services, des capitaux, des marchandises, des brevets, etc., ont été contrôlés par les 500 plus grandes sociétés transcontinentales privées du monde ! Celles-ci fonctionnent – ce qui est tout à fait normal – selon le principe de la maximalisation du profit et elles échappent évidemment à tout contrôle social quelconque. Ces oligarchies du capital financier globalisé sont très peu nombreuses mais elles ont un pouvoir comme jamais un pape, un empereur ou un roi n’en a eu dans l’histoire de l’humanité.Quelles sont les causes de ce massacre quotidien par la faim qui s’exerce 

dans une normalité glacée, jour et nuit, sur notre planète ?Pour  simplifier,  je  sépare  l’humanité en population  rurale  (celle qui pro-

duit sa nourriture) et population urbaine (celle qui doit acheter sa nourriture). Sartre disait : « La réalité est toujours impure ». Et ce type de séparation n’est pas pur et n’est pas scientifiquement inattaquable, puisque 43 % des paysans du monde doivent, à certains moments, avoir recours à l’achat, au marché. Par exemple, au Sahel, une récolte dure huit mois, dix mois maximum, et pour la jointure des deux mois restants, le paysan doit acheter ce qui manque. Donc 

Page 43: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

43La crise

pla

néta

ire e

st faite

de p

lusie

urs crise

s qu

i se cro

isen

t et se

surd

éte

rmin

en

t ; parm

i elle

s, la crise

alim

en

taire

on peut contester cette distinction sur le plan scientifique, mais je la maintiens pour identifier les comptabilités.Pour la population rurale (3,2 milliards, un peu plus de la moitié de la po-

pulation du monde… ce sont les métayers, les cueilleurs, les chasseurs, les pêcheurs,  les  travailleurs agricoles,  les propriétaires qui vivent de  la  terre), quelques  raisons  structurelles  sont  immédiatement  identifiables  ? D’abord le dumping  agricole  provoqué  par  les  pays  industrialisés…  Les  pays  de l’OCDE, l’année dernière, ont payé 345 milliards de dollars de subventions à leurs producteurs agricoles pour la production et l’exportation ; ce qui fait que, sur n’importe quel marché africain, Sandakan ou Dakar, par exemple, vous pouvez  acheter – cela  varie  selon  la  saison – les  fruits,  légumes,  etc.,  grecs, français, portugais, allemands, pour le tiers ou la moitié du prix du produit africain correspondant ! Quelques kilomètres plus  loin,  le paysan wolof ou bambara ou tukulëër, s’épuise au travail avec sa femme et ses enfants, pen-dant dix heures par jour sous un soleil brûlant, et n’a pas la moindre chance d’arriver à un minimum vital convenable. Si les survivants – ceux qu’on ap-pelle  les  réfugiés de  la  faim – essaient d’atteindre, à 2 000 km,  la partie du sud des Canaries, frontière sud de l’Europe, ou marchent à travers le Sahara, longent une partie de la côte tunisienne ou libyenne pour tenter de rejoindre Lampedusa, l’Europe, par ses organisations militaires, avec des hélicoptères, des bateaux rapides, les rejette dans la mer ou les intercepte et puis les ren-voie à l’eau… L’hypocrisie des commissaires de Bruxelles, notamment, est abyssale : ils organisent la faim sur le continent africain et rejettent les survi-vants à la mer. Physiquement, pour prendre un exemple, le tiers à peu près des 32 000 personnes arrivées aux Canaries ont été refoulées par le gouvernement espagnol en 2009, et le même rapport dit qu’il faut y ajouter environ un tiers disparu dans les flots.Le deuxième problème est le manque de terre. L’année dernière, 41 mil-

lions d’hectares de terre arable africaine ont été achetés ou loués pour 99 ans, le plus souvent dans des conditions tout à fait scandaleuses, par des hedge funds, capitaux de  la banque de New York, etc., ou par  les Sud-Coréens à Madagascar ou par des fonds d’État. Ce sont des terres arables qui ont as-suré la subsistance – mauvaise souvent – mais la subsistance d’une population paysanne ancestrale. La Banque mondiale, la Banque européenne des inves-tissements, et d’autres banques, de grosses banques privées – c’est la logique capitaliste dans toute sa dimension meurtrière – financent ce vol de terre avec un argument qui, apparemment, n’est pas contestable : celui de la productivité. Il est vrai qu’au Sahel, au Burkina Faso, au Niger…, la productivité est faible. Une année normale (quand il n’y a ni les crickets, ni la sécheresse, ni la guerre civile, etc.) elle est de 600 à 700 kg de céréales par hectare. Mais une « année normale » est  rare dans ces  régions du monde. En Bretagne, en Suisse, au Bade-Wurtemberg en Allemagne, ce sont 10 tonnes par hectare. La Banque 

Page 44: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

44Je

an

Zie

gle

r

mondiale pense donc que puisque les paysans africains ont une productivité très faible, mieux vaut remettre les terres arables déjà rares sur la planète entre les mains des groupes financiers qui sont capables de les rendre réellement productives. Pour prendre un exemple des conséquences immédiates, l’Agen-ce de l’énergie de Lausanne a acheté 28 000 hectares en Sierra Leone et 9 000 familles de riziculteurs vivant sur ces 28 000 hectares se retrouvent dans des bidonvilles. C’est free town, l’expulsion, la prostitution enfantine, les rafles, et la sous-alimentation. C’est ainsi que la Banque mondiale justifie le finan-cement croissant du rapt des terres en Afrique mais aussi en Asie du Sud. On détruit des hommes, des femmes, des enfants, par dizaines et probablement par centaines de milliers.La croissance de la faim, la destruction par la faim et la sous-alimentation 

d’une partie de la population rurale s’expliquent par une troisième raison : la dette extérieure. La dette extérieure des 122 pays dits du « tiers monde » était, au 31 décembre 2009, de 2 100 milliards de dollars. Pour les cinquante-deux pays les plus pauvres – c’est une catégorie des Nations unies : Least Developed Countries –, cela signifie que toutes les exportations sont absorbées par la dette pour le paiement des intérêts, le refinancement ; en effet, la dette extérieure doit être financée en devises et non en monnaie nationale. La conséquence est que l’investissement des États des 53 pays du continent africain et de ses îles dans l’agriculture  de  subsistance  est  extrêmement  faible :  3,2 %  l’année  dernière. 3,8 % des terres sont irriguées en Afrique noire (plus de 18 % en Asie) ; le reste de l’agriculture dépend de la pluie comme il y a 3 000 ans, avec tous les aléas et les risques qui se concrétisent très souvent et qui produisent des catastrophes.

Explosion des prix alimentaires

Dans les populations urbaines, 2,2 milliards de personnes sont en deçà du seuil de l’extrême pauvreté, soit 1,25 dollar par jour, selon les critères de la Banque mondiale. Mais très, très souvent, dans les bidonvilles de Lima ou à Karachi, on a beaucoup moins de 1,25 dollar par personne. Les prix alimen-taires ont terriblement augmenté. On l’a vu récemment dans la magnifique révolution tunisienne qui est évidemment animée par le besoin de liberté, par l’insupportable situation d’humiliation et de pillage d’abord provoquée par les truands Ben Ali/Travelsi. Mais la baguette de pain, qui est un produit de base en Tunisie, ou la galette en Égypte, joue un rôle important. Or,  la tonne de blé-meunier a doublé en une année ! Elle est actuellement à 270 euros la tonne. En Tunisie, la baguette a triplé, en un an ! Cette révolution, qui a des multiples racines, est due, entre autres, à l’explosion des prix du blé. On n’osait même pas en rêver et elle se produira peut-être demain au Maroc, en Égypte, etc. Mystère de l’histoire dont parle Immanuel Wallerstein et qui échappe totale-ment au prédéterminisme.

Page 45: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

45La crise

pla

néta

ire e

st faite

de p

lusie

urs crise

s qu

i se cro

isen

t et se

surd

éte

rmin

en

t ; parm

i elle

s, la crise

alim

en

taire

Les prix alimentaires ont explosé pour le riz, le maïs et le blé, les trois aliments de base, les staple food, qui couvrent 75 % de la consommation mondiale.Deux raisons expliquent cette explosion. Nous pouvons reprendre Sartre : 

« La  réalité  est  toujours  impure ». Une multitude  de  causalités  s’entrecroi-sent… Deux sont déterminantes. Certes,  il y a eu  les  incendies en Russie, l’arrêt des exportations russes et ukrainiennes ; il y a eu les catastrophes clima-tiques chez un troisième producteur important de céréales, l’Australie.La première raison de cette explosion de prix des aliments de base (63 % 

sur deux ans pour le maïs, 82 % pour le riz et le blé) est la spéculation bour-sière, qui est un mécanisme capitaliste paradigmatique. La crise financière 2008-2009 a fait que les grands spéculateurs des grandes banques, des hedge funds, etc., ont déserté les bourses financières (les Oxford Exchange, etc.) et migré sur les bourses des matières premières agricoles. La financiarisation des marchés alimentaires a donc produit la titularisation des comptes à terme qui font exploser les prix. Les hedge funds font des profits astronomiques. Le rap-port Flassbeck (ancien secrétaire d’État de Lafontaine, à Berlin, et économiste en chef de la CNUCED – la conférence des Nations unies pour le commerce et le développement –) dit, qu’en 2009, 37 % de l’augmentation des prix des trois aliments de base étaient dus uniquement à la spéculation. En Suisse, l’UBS ou le Crédit suisse, font de la publicité aux guichets pour un « exchange cer-tificate on rice », c’est-à-dire des certificats concernant le riz ; n’importe qui, des fonds de pension, un individu, peut acheter des parts spéculatives bour-sières… « exchange certificate on rice » – c’est le titre officiel – avec 30 à 40 % de plus-value assurés.C’est donc la première raison de l’explosion des prix qui fait que, selon la Banque 

mondiale qui reste très prudente, « plusieurs centaines de millions de personnes de plus sont poussées vers l’abîme de la faim ». Ce n’est pas encore vraiment quanti-fié ! Et cela s’ajoute au massacre quotidien que j’ai indiqué initialement.La  deuxième  raison,  c’est  qu’« il  manque  des  agrocarburants ».  Les 

Américains des États-Unis ont brûlé l’année dernière 144 millions de tonnes de maïs et des centaines de millions de tonnes de blé pour en faire des agrocar-burants (biodiesel ou bioéthanol). Bush a initié ce choix avec des milliards de subvention de Washington… et Obama l’a reconfirmé et s’est expliqué devant le Congrès, dans le premier State of the Union Adress, l’année dernière : si on veut respirer, lutter contre l’énorme pollution aux États-Unis, notamment le long de la côte orientale, il faut substituer à l’énergie fossile l’énergie végé-tale, et se libérer de la dépendance du pétrole étranger. Les États-Unis brûlent 20 millions de barils de pétrole par jour ; 8 millions sont produits par l’Alaska et le Texas, 60 % sont importés de régions à risques particulièrement élevés, ce qui oblige les États-Unis à maintenir un appareil militaire extraordinairement coûteux. Réduire la dépendance du pétrole étranger, lutter contre l’air irrespi-rable, ce sont des objectifs compréhensibles. Mais, sur une planète où toutes 

Page 46: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

46Je

an

Zie

gle

r

les cinq secondes un enfant de moins de dix ans meurt de faim, brûler de la nourriture pour en faire de l’agrocarburant est un crime contre l’humanité.L’urgence de l’aide humanitaire est un autre drame qui reflète le capitalisme 

dans son cynisme le plus total. Le 22 octobre 2008, à l’Élysée, les seize chefs d’État et de gouvernement de la zone euro se sont réunis. Le soir du 22 octo-bre, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, sur le perron de l’Élysée, ont déclaré : nous avons libéré 1 700 milliards d’euros pour remobiliser le crédit bancaire et pour augmenter de 3 à 5 % le plafond d’autofinancement des banques. Et avant la fin de l’année 2008, le budget du programme alimentaire mondial (organi-sation des Nations unies qui doit nourrir de façon urgente ceux qui se trouvent dans les camps de réfugiés, là où il y a une guerre civile, où aucune production n’est possible… 71 millions de personnes sont concernées par le programme alimentaire mondial aujourd’hui), ce budget s’est effondré de moitié et est passé de 6 milliards, en temps normal, à 3,2 milliards. Les pays industrialisés ne pouvaient plus financer et ne payaient plus leurs cotisations. Ce qui fait que, dans les camps de réfugiés (il y en a 17) au Darfour (Nyala, etc.), par exemple, ou dans  les camps somaliens à  la  frontière kényane, aujourd’hui les Nations unies distribuent des rations journalières de 1 500 calories alors que l’Organisation mondiale de la santé dit que le minimum vital est de 2 200 calories par individu adulte par jour. Alors que les Nations unies, là où flotte le drapeau bleu horizon, normativement selon le droit international, ont l’obliga-tion de maintenir en vie des personnes déplacées, des réfugiés, etc., elles dis-tribuent des rations qui conduisent à la sous-alimentation, à la destruction, à la mort assez rapide des plus vulnérables, des enfants. Partout dans le monde, des repas scolaires ont été supprimés. Au Bangladesh, par exemple, un million d’enfants bénéficiaient du repas scolaire. C’était le seul repas convenable de la journée. La fermeture de l’école pendant les vacances était la terreur des familles et signifiait la faim. Aujourd’hui, il n’y a plus de repas scolaires au Bangladesh !

Où est l’espoir ?

La France est une démocratie. La plupart des pays européens le sont ; les droits  fondamentaux  existent.  Il  n’y  a  pas  d’impuissance  en  démocratie. Toutes les causes que j’ai données, les mécanismes meurtriers qui détruisent des millions et des millions de gens, 13,5 millions par an sur cette planète par manque de nourriture, sont en fait de même ordre. Ils ne viennent d’aucune raison objective, au sens de Marx, « objectivement »… de « manque objectif ». Ils sont donc réversibles. Demain matin, si nous nous organisons, si nous nous mobilisons, nous pouvons imposer aux commissaires de Bruxelles de mettre fin immédiatement au dumping agricole. Toutes les bourses, Paris, Francfort, Londres, etc., fonctionnent sous la loi nationale : il y a une normativité na-

Page 47: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

47La crise

pla

néta

ire e

st faite

de p

lusie

urs crise

s qu

i se cro

isen

t et se

surd

éte

rmin

en

t ; parm

i elle

s, la crise

alim

en

taire

tionale qui dit ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire… On peut changer cette  loi et exclure  les comptes à  terme,  la spéculation sur  les ali-ments de base ; nous pouvons interdire la fabrication d’agrocarburants source de destruction de nourriture. D’autres méthodes existent mais elles sont plus coûteuses et donc, du point de vue capitaliste, beaucoup moins intéressantes. On peut utiliser les déchets agricoles, les déchets de bois, etc., des techniques différentes… mais elles n’ont pas la même rentabilité. Nous pouvons réduire, radicalement, la dette extérieure des 52 pays les plus pauvres pour permettre un investissement national agricole, etc. Certes, la monopolisation, la cartel-lisation dans le commerce agricole est pire que dans le commerce pétrolier. Cargill, par exemple, l’année dernière, a contrôlé 25,9 % de tout le commerce de blé du monde !Où  est  l’espoir ?  Il  est  dans  l’évolution  progressive  des  consciences. 

Emmanuel Kant a dit – et Mahatma Gandhi l’a repris : « L’inhumanité qu’on inflige à autrui détruit l’humanité en moi. ». Il naît un nouveau sujet historique qui est  la société civile,  la  fraternité de  la  rue. Lors du  forum social mon-dial à Dakar, on note la participation de 8 000 organisations, Via campesina, Greenpeace, Movimiento de los sin tierra. Pour Karl Marx : « le révolutionnai-re doit être capable d’entendre pousser l’herbe ». Malgré toutes les stratégies d’appareil, il y a cette herbe qui pousse.Je citerai pour finir le Canto general de Pablo Neruda qui s’achève par cet 

ultime vers : « Podrán cortar todas las flores pero jamas no detendrán la pri-mavera ». Eux, nos ennemis, peuvent couper toutes les fleurs mais jamais ils ne seront maîtres du printemps.

Page 48: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé
Page 49: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

Crise du capitalisme

Page 50: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

I l y a eu l’affaire des « subprimes » et la révélation du cancer métastasé par la titrisation des créances douteuses, sui-

vi de l’ahurissante mobilisation en quelques semaines de milliers de milliards de dollars pour « sauver » le système financier. Et il y a aujourd’hui cette tout autre réalité, aussi stu-péfiante, de pays développés attaqués – par ceux qu’ils ont sauvés – et menacés de faillite, avec une zone euro et une Union Européenne qui vacillent, se lézardent, et dont l’avenir est plus qu’incertain. Crise financière, crise de l’économie réelle et du travail, crise de la det-te, crise sociale… à quel stade nous en trou-vons-nous, et comment s’articulent ces cri-ses ? Peut-on parler de « sortie de crise » ? Ces crises ne sont-elles pas des dimensions, et des conséquences, d’une crise de l’ensemble du mode d’accumulation et de régulation du capitalisme financiarisé, à l’échelle du mon-de ? Sur quels terrains chercher les répon-ses à cette crise ? Ces crises, cette crise, produisent-elles des contradictions, des conditions, des potentialités nouvelles pouvant constituer des points d’appui pour la transformation émancipatrice ?

Page 51: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

51

Vivons-nous une crise de civilisation ?Pour répondre à cette question, il me semble utile de rappeler que 

le terme « civilisation » désigne usuellement l’ensemble des caractéristiques spécifiques à une société et cela dans les différents domaines qui la consti-tuent : économiques, sociaux, moraux, politiques, intellectuels, scientifiques et techniques, etc.La nature globale, mondiale et systémique de la crise que nous vivons incite 

à répondre par l’affirmative à la question posée.Comme  jamais auparavant,  le  système capitaliste est contesté. Les voies 

pour le dépasser ne sont pas encore claires, ce qui conduit à des doutes sur la possibilité d’y parvenir. Mais les rangs de ceux qui considèrent que la logique de ce système est la meilleure pour assurer la prospérité du monde se sont singulièrement éclaircis.Les méfaits de la logique du profit roi touchent tous les domaines de la vie 

sociale. Ils corrompent jusqu’aux activités les plus altruistes : celles dont la fonction est de rapprocher les hommes ou de rendre leur vie meilleure : l’art, le sport, la culture, la médecine, la science, etc.Jamais le sentiment que le monde marche sur la tête n’a été aussi répandu.Cela  ne  conduit  nullement  et  de  manière  automatique  à  une  prise  de 

conscience généralisée de la nécessité et de la possibilité d’une transformation sociale et démocratique tournée vers le progrès humain durable.Le poison du chacun pour soi consubstantiel à la logique du capital est très 

présent dans la société occidentale et se diffuse très rapidement sur toute la

de l’argent prédateurRemettre en cause la domination

Alain ObadiaVice-Président de la Fondation Gabriel Péri

Page 52: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

52A

lain

Ob

ad

ia

planète. Par ses effets directs ou parce qu’il écrase la dignité des peuples, il peut déboucher sur des aventures rétrogrades et autoritaires.En même temps, comme nous le voyons en ce moment dans le monde ara-

be, l’aspiration au progrès social et démocratique s’exprime avec force.L’avenir n’est pas écrit d’avance et les forces du progrès humain doivent 

faire face aujourd’hui à de rudes batailles et à de lourdes responsabilités.Revenons de manière un peu plus développée sur ces différents aspects.En premier  lieu,  la crise que nous vivons n’est pas une calamité  tombée 

du ciel dont personne ne serait responsable et que les décideurs politiques et économiques subiraient comme les autres.Cette crise est celle du capitalisme libéral, de ses mécanismes et de ses lo-

giques. Rappelons que le capitalisme libéral n’est pas le résultat de la géné-ration spontanée. Il est la conséquence de décisions politiques prises à la fin des années 1970 par les États capitalistes les plus puissants : alignement sur les thèses monétaristes, libre circulation des capitaux, création de l’OMC en dehors des institutions de l’ONU, « Consensus de Washington » qui codifie les mesures structurelles à imposer aux pays ayant recours au FMI, privatisation des services publics, dérégulation des économies et des échanges internatio-naux au profit des multinationales et des groupes financiers, réduction des po-litiques publiques à l’impuissance. En France c’est une loi de 1993 qui – pour se conformer aux règles du jeu libéral – impose au gouvernement d’avoir re-cours à des emprunts privés à des taux plus élevés que ceux de la Banque de France. C’est ainsi que la gestion de la dette publique est passée sous la coupe des marchés financiers.Les peuples paient aujourd’hui chèrement le prix de ces politiques.La crise ne trouve pas ses racines dans la seule sphère financière. C’est une 

crise systémique.La recherche du taux de profit maximum représente l’alpha et l’oméga des 

décisions essentielles. C’est la caractéristique même du capitalisme.C’est vrai, bien sûr, dans la finance.La logique spéculative des marchés fait chaque jour la preuve de sa malfai-

sance. Les bonus des traders, les stock options qui défrayent la chronique ne sont que la petite partie émergée d’un iceberg de bien plus vaste dimension. C’est tout le système financier qui fonctionne comme une génératrice à pro-duire de la crise. Dernier exemple en date : après la crise des subprimes, les budgets publics ont augmenté de 5 000 milliards de $ pour sauver les banques. Un an et demi après, la démonstration est faite que ces sommes ont été utili-sées pour une part importante dans la spéculation sur les matières premières… ou contre les « dettes souveraines » des États engendrées justement par cette opération de sauvetage.Mais la sphère financière n’est pas seule en cause. La crise trouve aussi ses 

racines dans le quotidien de la gestion des entreprises avec les conséquen-

Page 53: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

53R

em

ettre

en

cau

se la

do

min

atio

n d

e l’a

rgen

t pré

date

ur

ces que l’on connaît sur l’exploitation des salariés de tous les secteurs et sur l’étranglement des PME par les donneurs d’ordre et/ou par les banques. Les taux de rentabilité à deux chiffres exigés par les actionnaires – le plus souvent des grands fonds d’investissement – essorent les entreprises, poussent aux lo-giques de low cost, de dumping social fiscal et environnemental et de déloca-lisation.Mais la crise dépasse de loin l’économie. Elle concerne tous les domaines 

de la vie en société.C’est une crise de la gouvernance mondiale, les mécanismes de coopéra-

tion  entre  les  peuples  ayant  été  systématiquement  affaiblis  ou démantelés. Les institutions de l’ONU sont décriées. Non parce qu’elles devraient faire l’objet d’une réactualisation nécessaire après plus de 60 ans d’existence mais parce qu’elles entravent les ambitions de domination des États occidentaux. L’OTAN – qui ne devrait pourtant plus avoir aucune raison d’être depuis la fin de  la guerre  froide – est devenue au fil du  temps  le bras  armé des plus puissants. Les agences et programmes spécialisés de l’ONU tels le PNUD, la FAO, l’OIT, etc. sont invariablement relégués au second plan derrière la toute-puissance de l’OMC et du FMI. Les règles de fonctionnement de ce dernier en font d’ailleurs une institution au service de son principal « actionnaire », les États-Unis. Alors que le déficit budgétaire américain annihilé par le rôle de monnaie de réserve du dollar est l’une des causes principales du désordre monétaire international, le FMI est totalement muet sur le sujet. Dans le même temps, il est impitoyable avec la Grèce…Quant  à  l’OMC,  ses  règles  s’imposent de facto dans tous les domaines.

Concernant par exemple le travail et les droits sociaux, logiquement ce de-vrait être l’OIT qui impose le respect de normes sociales correctes à l’échelle internationale. En effet l’OIT est une organisation universelle, où les repré-sentants des États, des employeurs et des travailleurs sont représentés sur un pied d’égalité. Or de fait, les normes et décisions de l’OIT n’ont aucun poids, aucune valeur, par rapport à celles de l’Organisation mondiale du commerce : les États et les multinationales qui ne respectent pas les principes fixés par l’OIT ne sont l’objet d’aucune sanction. Quant à l’OMC elle-même, elle n’est pas tenue de prendre en compte, ni a fortiori de respecter, les principes de base de l’OIT car elle n’est pas soumise au système onusien.Dans les faits, c’est le triomphe de la mise en concurrence généralisée des 

travailleurs à l’échelle de la planète, de la course au moins disant social. C’est la lutte à couteaux tirés pour s’assurer, parfois par la guerre, la maîtrise des matières premières et des sources d’énergie. C’est  la  logique prédatrice du capital qui ravage l’écosystème.En France comme dans de nombreux pays, alors que les prix des produits de 

base, alimentation, loyers, chauffage, essence, connaissent des hausses verti-gineuses, les salaires restent bloqués, le chômage massif et la précarité galo-

Page 54: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

54A

lain

Ob

ad

ia

pante font des ravages, l’avenir apparaît bouché pour la majorité du peuple et notamment pour la jeunesse.

Cela engendre une crise profonde de la politique et de la démocratie repré-sentative. Taux d’abstention massifs dans les élections, notamment dans les couches populaires ; montée du Front national et de ses idées de xénophobie et d’exclusion.C’est également une crise des valeurs dans une époque où tout est subor-

donné à l’argent prédateur :  le travail,  l’éducation, la santé,  la recherche, la culture, les services publics. L’idéologie dominante tente d’imposer une vi-sion du chacun pour soi selon laquelle les solidarités, les approches collectives n’ont plus lieu d’être. Sous divers angles, on nous répète que le progrès n’est plus de saison, on veut en finir avec la notion même de progrès humain.Dans ce contexte, la construction européenne, pourtant si nécessaire, vit une 

crise existentielle tant les institutions et les politiques de l’Union sont incapa-bles de répondre aux défis de l’époque, tant elles sont façonnées pour tenir les peuples à l’écart et tant elles sont orientées vers les desiderata du capital.Ainsi, le capitalisme confirme son incapacité à répondre aux grands défis 

posés à l’humanité dans une logique favorable aux peuples.Même son aptitude à développer des forces productives est distordue par la 

dictature du profit. On le voit par exemple dans le domaine de la recherche scientifique et de ses avancées.Édifier un nouvel âge du développement humain sur toute la planète, telle 

est la responsabilité historique que doit assumer l’humanité. Dans cette pers-pective, il est indispensable de s’appuyer sur la nouvelle donne que consti-tuent l’essor et le dynamisme des pays émergents tout en initiant un nouveau mode de gestion des ressources sur une base durable, solidaire, fondée sur la coopération.

Ce nouveau mode de développement implique de prendre la mesure des révolutions qui sont à l’œuvre et de déterminer les politiques aptes à y répon-dre :–  révolution  démographique  avec  les  avancées  rapides  de  la médecine,  et l’exigence  d’une  véritable  égalité  homme/femme dans  le  travail  comme dans la famille ;

– révolution informationnelle qui transforme fondamentalement l’acquisition des savoirs, bouleverse le travail et les modes de vie, tout en étant porteuse d’une logique de partage ouvrant des horizons fondamentalement neufs ;

– révolution écologique car il faut assurer une gestion rationnelle des matières premières, de l’énergie, prendre les mesures nécessaires face au réchauffe-ment climatique, sauvegarder la biodiversité ;

– révolution citoyenne car les décisions à prendre face à ces défis sont trop importantes pour être confisquées par une oligarchie. C’est vrai dans la cité comme à l’entreprise : les salariés doivent avoir prise sur l’organisation du 

Page 55: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

55R

em

ettre

en

cau

se la

do

min

atio

n d

e l’a

rgen

t pré

date

ur

travail, sur ses finalités comme sur les gestions. Plus généralement, l’utilisa-tion de l’argent et des ressources doit être partie intégrante du débat démo-cratique et ne plus être confisquée par la loi des marchés.Et cette liste n’est pas exhaustive.Mais comme on le voit, sur tous ces sujets il faut faire reculer jusqu’à la 

démanteler la domination de l’argent capital au service du profit.Établir ces constats ne signifie en rien que le capitalisme s’effondrerait de 

lui-même  et  qu’il  connaîtrait  aujourd’hui  sa  crise  finale.  Du  « capitalisme vert » sauce libérale à la recherche d’un nouveau compromis mondial sur le dos des peuples, en passant par le recours à l’autoritarisme ou aux escalades militaristes et bellicistes, les pistes de survie ne manquent pas pour les tenants du système. Mais pour des millions de gens cela risque de se traduire par une régression massive et, pour tous, par un monde de plus en plus dangereux et inhumain.Ainsi la question est posée : que faire et comment, avec quelles forces, pour 

ouvrir un autre avenir ?L’une des données fondamentales de la situation depuis 2008 est que le re-

gard porté sur le capitalisme a changé. Des millions de gens dans le monde du travail, dans les milieux intellectuels posent le même diagnostic accusateur. Les mouvements sociaux intègrent, de fait, l’idée selon laquelle un change-ment de logique est indispensable dans les domaines qui les concernent. Cela se vérifie également dans de nombreux pays d’Europe. Plus globalement, le monde bouge ; l’exemple de la Tunisie et peut-être demain de l’Égypte en sont une illustration éloquente.Cela ne signifie évidemment pas que les voies de l’alternative apparaissent 

clairement. Les défis à relever sont massifs, le sentiment qu’il faut déplacer des montagnes pour y parvenir est fortement ancré et les débats au sein des forces progressistes sont ardus.Mais ce changement de climat constitue un point d’appui essentiel. C’est 

bien en se fondant sur les exigences populaires et sur les luttes qui les ex-priment que nous pourrons  avancer. C’est  bien  en  travaillant  à  rassembler autour d’elles que se constitueront les fronts de résistances, de proposition et de transformation indispensables.

Page 56: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

56

J’adhère  à  l’idée que nous  sommes confrontés  à une crise  systémique. Mais nous sommes devant une contradiction. Plus on dit que la crise est 

globale, moins on voit les moyens d’intervenir pour en sortir. Pourtant il faut bien tenir les deux bouts. Et il existe bien un jeu dialectique entre les interpré-tations de la crise et les moyens de s’en sortir.La crise est présentée comme une crise financière et elle s’est bien impo-

sée comme telle au G 20 avec la recherche de solutions contre la spéculation financière. Mais cette crise s’est révélée aussi une crise écologique, une crise sociale, économique, démographique, culturelle… donc une crise systémique. Par quel bout un syndicaliste peut-il tirer la chaîne ? Je partirai de l’hypothèse que ce qui peut faire le lien entre ces différentes dimensions, c’est la question du travail qui a une dimension culturelle et une dimension économique.Le travail produit de la richesse. Mais il est aussi pour le salarié un moyen 

de s’accomplir, même si c’est un moyen contradictoire et contrarié. Pour sortir de la crise, une nouvelle stratégie de développement est donc nécessaire qui suppose évidemment une relance des salaires, plus de justice sociale, le déve-loppement des services publics, mais aussi une nouvelle approche du travail qui ne se réduit pas à l’abaissement du temps de travail.Je voudrais aborder trois points :

1. L’état du travail aujourd’hui

C’est une réalité qui échappe à l’analyse et même à l’analyse statistique. Il faut qu’éclate le scandale des suicides à France Télécom, à la Poste, chez 

et politique globale du travailDéveloppement humain durable

Jean-Christophe Le DuigouSyndicaliste

Page 57: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

57D

évelo

pp

em

en

t hu

main

du

rab

le e

t po

litiqu

e g

lob

ale

du

travail

PSA… pour que le débat sur le travail, son mode d’exercice, émerge enfin. Mais il faut aller voir plus loin. Les suicides ne sont qu’un épiphénomène. Le travail, il faut le soigner mais, au-delà, le transformer, le dégager de la pres-sion de la finance et aussi avoir de nouveaux objectifs de développement. Il faut lutter contre la suppression des emplois, le blocage des salaires, la déva-lorisation de la qualification (comme le montre le doublement du pourcentage de salariés qui sont employés en deçà de  leurs compétences).  Il  faut  lutter contre la précarité et le sous-emploi (en France, un salarié sur deux est concer-né), mais aussi contre  l’accroissement des  inégalités de salaires en France, en Europe et à l’échelle du monde – où seuls 20 % des emplois sont des vrais emplois et où se multiplient les emplois informels.

2. Travail et financiarisation

Que s’est-il passé ? On ne peut en rester à la vision keynésienne de la crise des années 1930. L’économie Casino cela existe. Mais la finance ne s’est pas développée sur un corps économique sain : il y avait des contradictions dans le processus de production et d’accumulation, à savoir l’immense accumula-tion de dettes et les exigences de rentabilité énormes portées par la montagne de capitaux fictifs accumulés. À  la CGT, nous avons  regardé  la  rentabilité moyenne des 120 plus grandes entreprises : elle atteint jusqu’à 23 % pour cer-taines banques, de 17 à 19 % en moyenne pour les constructeurs automobi-les… Pour obtenir de tels taux de rentabilité il faut détruire du capital matériel et du capital humain. La financiarisation de l’économie a produit une déva-lorisation de la situation du travail et des salaires. Ce n’est pas seulement une question de débouchés pour  la production, mais une question de mode de consommation et, surtout, de mode de production, des années de dépression salariale, de récession sociale et de pressions sans précédent sur les conditions de travail.

3. Il ne s’agit pas seulement de redistribuer le travail

Derrière la question de la déformation du partage de la valeur ajoutée et la bataille pour faire reconnaître le salaire, il y a une bataille sur les normes, les valeurs engagées dans le travail. Il s’agit d’aller au-delà des règles de distri-bution des richesses, du travail et de la redistribution, et de réfléchir au sens du travail qui est, pour moi, une dimension essentielle de la vie humaine. Il ne s’agit pas seulement de baisser le temps de travail mais de transformer le travail pour transformer la vie, pour qu’il se mette au service de la satisfaction des besoins fondamentaux. Il faut donc revoir la place du travail, son rôle, son contenu et les capacités créatrices de l’homme qui s’y expriment. Un progrès inédit de la démocratie est indispensable ; pas seulement introduire la démo-cratie dans l’entreprise, mais doter les salariés de droits d’intervention dans la 

Page 58: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

58Je

an

-Ch

rist

op

he L

e D

uig

ou

gestion des entreprises et faire du travail un facteur de convergence des luttes entre salariés de statut différent, vivant dans des pays différents… en Europe et dans le monde. Car partout les questions de sens du travail et de contenu du travail se posent.Il ne s’agit pas, tout en continuant à ignorer la question du travail, de créer 

quelques centaines de milliers « d’emplois verts » et autant « d’emplois blancs » de services aux personnes pour s’orienter vers un nouveau type de croissance. Il y a bien une nouvelle politique, un nouveau système à construire qui intègre d’emblée la question du travail et du travailleur.L’objectif  de  « décroissance »  est  un  leurre,  sans  doute  dangereux. 

Promouvoir un « développement humain durable » implique de nouvelles lo-giques de solidarité qui ne se réduisent ni à une simple « redistribution sala-riale », ni aux problématiques bien étroites de la « frugalité sociale » et de la « cohésion sociale ».

Il est indispensable de prendre le problème du travail dans toute son am-pleur. Le travail ne se réduit pas au processus de production de biens matériels et de services. Il implique aussi le besoin pour le travailleur de se reproduire et de se transformer lui-même et collectivement. C’est pourquoi nous avons besoin d’inscrire notre réflexion dans une perspective de « développement hu-main durable ».Il ne suffit pas de déterminer les nouveaux biens et services que l’on veut 

produire pour respecter des normes environnementales indispensables. Il faut s’attaquer à  la manière dont  se crée  la  richesse, donc à  la place du  travail dans ce processus. Il ne s’agit pas de trouver un hypothétique équilibre entre l’économique, le social et l’environnement, mais de créer les conditions d’une dynamique de l’activité humaine, des innovations et de la sécurité collective nécessaire pour accompagner une nouvelle projection collective et individuel-le des travailleurs sur l’avenir. Un « développement durable » suppose de faire de nouveaux paris, de former une volonté collective en lutte avec la domina-tion qui s’exerce via le travail. Cela ne justifie pas les solutions libérales mais appelle au contraire des initiatives pour reconstruire de nouveaux cadres de sécurité pour l’action humaine individuelle et collective.Il faut être beaucoup plus imaginatif et réfléchir à un droit d’intégration dans 

un travail de qualité. C’est-à-dire à un système cohérent de pouvoirs et garan-ties permettant au salarié d’acquérir une qualification professionnelle, de faire valoir ses compétences dans l’entreprise, d’exercer une activité compatible avec son projet de vie personnel, de retrouver un travail s’il perd son emploi.Cela suppose d’assurer une vraie  rupture avec  la domination du « travail 

mort », du capital accumulé, qui s’est renforcée ces dernières décennies. Ce qui justifie de s’attaquer à la croissance financière et de créer les conditions d’un nouveau type de productivité et de partage des coûts. La question des débouchés est elle-même incontournable. Il est impossible d’y répondre par 

Page 59: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

59D

évelo

pp

em

en

t hu

main

du

rab

le e

t po

litiqu

e g

lob

ale

du

travail

le seul mot d’ordre « abaissement du temps de travail sans diminution de sa-laire » en ignorant l’enjeu d’une nouvelle conception du travail, de la vie hors travail et de son articulation avec la subjectivité de chaque travailleur.Plus globalement, ne devient-il pas nécessaire d’identifier  le  travail à un 

« bien collectif » ? L’enjeu est bien de conforter des normes collectives, d’em-pêcher qu’elles ne soient absorbées par celles du privé et de la rentabilité, et de leur donner une portée nouvelle. La gestion du travail et de l’emploi ne peut être conservée sous la tutelle des entreprises et de leurs besoins immédiats. N’est-on pas aujourd’hui  en capacité d’apporter des  innovations du même type que celles qui ont conduit à la mise en place des conventions collectives par le passé ? La responsabilité des pouvoirs publics est alors engagée.Nous avons la possibilité de développer un nouveau champ de droits et pou-

voirs afin de faire barrage à la précarité du travail, aux risques de licenciement et à l’exigence de flexibilité de la part des employeurs. Développer les capacités des travailleurs de toutes les catégories devrait être le thème central d’une véritable réforme du contrat de travail débouchant sur un « nouveau statut du travail ».De la dévalorisation actuelle du travail et des travailleurs, certains experts 

tirent la conclusion que la relation salariale qui marque nos sociétés depuis un siècle et demi ne pourrait avoir été qu’une courte transition essentiellement liée à la révolution industrielle. Le degré de développement acquis ne nécessi-terait plus le travail de tous et il faudrait privilégier les formes d’activités non salariales avec pour corollaire la mise sur pied d’un revenu social qui serait garanti à chaque citoyen, qu’il travaille ou non.Nous estimons que cette perspective d’un revenu d’activité relève de l’illu-

sion et peut vite déboucher sur une dérive dangereuse. Elle entérinerait l’im-possibilité de l’accès au travail de millions d’hommes et de femmes. Nous ne sommes pas dans des sociétés d’abondance où l’on pourrait concevoir que seule une minorité travaille et cotise pour alimenter le salaire socialisé alors qu’une majorité en serait dispensée. Plus grave est  la vision du travail que véhicule cette approche. Individuellement, le travail a une signification ambi-valente. Il obéit à une nécessité – satisfaire les besoins de la société – mais il est aussi une source de création, d’épanouissement et de solidarités.

La mission du  syndicalisme est de défendre  les droits des  salariés.  Il ne s’agit pas pour nous de défendre des systèmes de protection à dominante cor-poratiste couvrant prioritairement telle ou telle profession et laissant les autres catégories de salariés dans le besoin. Mais on ne peut pas non plus accepter aujourd’hui  de monnayer  l’apport  des  travailleurs  les  plus  qualifiés  contre quelques compensations vers la masse des moins protégés, entérinant ainsi l’éclatement du salariat. Ce qui est également lourd de conséquences en terme de citoyenneté. Le danger, une fois de plus, est de jeter le bébé avec l’eau sale du bain. Non. Les défis sont tout autres.

Page 60: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

60Je

an

-Ch

rist

op

he L

e D

uig

ou

L’intégration dans un véritable travail devient un objectif central et non plus second et subordonné. Le développement de nouvelles activités doit permet-tre un accomplissement individuel et de solidariser hommes et femmes, géné-rations, groupes sociaux, professions… La rupture culturelle oblige à repenser les rapports entre le social et l’économique au travers d’une nouvelle appro-che de l’organisation du travail et des gestions. Le salarié veut accomplir sa tâche correctement, « bien travailler ». Il veut être responsable, il veut voir « le bout de ses actes », en saisir la finalité aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, à travers des relations sociales assumées. Il cherche de nouvelles motivations.L’objectif  collectif  d’une pleine utilisation des  capacités humaines  est  la 

condition  d’une  avancée  vers  le  plein-emploi.  Transformation  du  travail, création d’emplois et nouvelle efficacité des emplois existants devraient dé-boucher sur un élargissement équilibré de la demande et un « nouveau type de productivité ».Il faut donc inscrire le droit à l’emploi dans une vision nouvelle du travail 

impliquant la reconnaissance d’un droit à la mobilité professionnelle, à l’organi-sation d’une carrière diversifiée, à la définition de formes de travail complémen-taires et articulées. On dépasse ainsi la seule relation classique du travail recon-nue dans le contrat salarié/employeur, comme l’approche, à dominante libérale, du « contrat d’activité » qu’a voulu introduire Jean Boissonnat en 1995.Soyons clairs. Il ne s’agit pas « d’encourager une économie de loisirs » avec 

un  travail plus  faiblement  rémunéré comme  le préconise  l’économiste bri-tannique James E. Meade. La question du temps de travail se pose toujours mais de manière nouvelle. Réduire le temps de travail est encore indispensa-ble pour toutes les professions pénibles. Mais l’objectif général n’est-il pas désormais de faire la chasse à la pénibilité et à différentes formes de stress ? Au-delà, il s’agit de permettre pour les salariés le développement de nouvelles activités, une maîtrise nouvelle de leur cycle de vie, l’accroissement de leur responsabilité, de leur autonomie et de leurs capacités d’intervention dans le travail et la gestion.Il faudrait pour gérer ces formes d’activités, de rémunération et de carrière 

développer de nouvelles constructions institutionnelles exprimant cette socia-lisation plus large des droits et des responsabilités. C’est le sens de la propo-sition CGT d’une « sécurité sociale professionnelle » qui vise à articuler de manière nouvelle marché du travail et protection sociale et, par là, à en faire évoluer le contenu.Mais cette « sécurité sociale professionnelle », dans les réflexions actuelles, 

se concentre presque exclusivement sur les problèmes de l’emploi et délaisse la question du travail. N’y a-t-il pas lieu de l’intégrer dans une politique plus générale du travail de qualité dont elle serait une composante ?La clef est bien sûr la mise en cause du droit unilatéral pour l’employeur de 

mettre un terme immédiat au contrat de travail. « Face à l’arme souveraine de 

Page 61: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

61D

évelo

pp

em

en

t hu

main

du

rab

le e

t po

litiqu

e g

lob

ale

du

travail

la dissolution du contrat de travail et la mise au chômage dont disposent les entrepreneurs », il ne s’agit pas seulement de revendiquer de bonnes indem-nités pour les chômeurs, soulignait il y a plusieurs années le leader syndical italien Bruno Trentin. Des luttes récentes pour gagner des « primes de départ » plus conséquentes sont certes compréhensibles mais elles ne créent pas un cadre offensif de luttes tournées vers l’avenir. Il faut reconnaître un véritable droit à l’intégration dans un travail de qualité.Les formes juridiques actuelles (conventions collectives, droit du travail…) 

comme  les politiques publiques, a fortiori  lorsqu’elles  sont détournées, ne garantissent ni l’accès au travail, ni l’égalité entre les genres et les différen-tes catégories de travailleurs, ni les solidarités entre générations et territoires. L’enjeu d’une participation de tous à un travail de qualité est désormais cru-cial.Organisation de nouveaux droits (mobilité, permanence de la rémunération, 

accès à la formation, couverture sociale…, mais aussi droits d’intervention dans la gestion et l’organisation du travail) et partage des coûts correspondants entre les employeurs, sous forme d’une transformation du mode de contribu-tion des entreprises au financement de la protection sociale et de la formation, pourraient constituer les bases d’un nouvel ordre public social.La politique de l’emploi a été à la fois un outil de sortie de la précédente 

grande crise du capitalisme et une conquête pour les salariés ; l’enjeu n’est-il pas aujourd’hui de définir et de mettre en œuvre une « politique globale du travail » ?

Page 62: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

62

On peut  parler  de  crise financière, mais  on  ne  comprendrait  rien  des ressorts de la crise actuelle sans prendre un peu de recul. Ce qui est

en crise, en réalité, ce sont les solutions apportées à une autre crise, celle du système précédent, celle du fordisme, celle du milieu des années 1970 qui marque la fin des « trente glorieuses ». Les politiques habituelles ne réussis-sant plus à relancer la machine, ce fut le grand tournant libéral du début des années 1980. Nous vivons donc depuis 30 ans (les « trente piteuses » ?) sous un régime de capitalisme néolibéral que l’on peut caractériser par la baisse de la part des salaires et la montée du taux de profit, un effet de « ciseau » entre profit et investissement, et la montée des dividendes. La répartition des reve-nus se caractérise donc par un transfert des richesses vers les actionnaires, qui pose dès lors une question : à qui va-t-on vendre la production ?La finance a été la solution trouvée. L’image de l’économie capitaliste avant 

la crise est celle d’une masse énorme de « capitaux libres » alimentée par la compression salariale et par les déséquilibres internationaux. Grâce à la déré-gulation financière, ces capitaux circulent librement à la recherche d’une hy-per-rentabilité que les conditions concrètes de production de surplus ne peu-vent garantir que virtuellement. Il est donc logique que cette fuite en avant se dénoue dans la sphère financière, mais cela n’implique en rien qu’il s’agisse d’une crise strictement financière.La crise d’aujourd’hui est la crise du schéma néolibéral, qui lui-même ap-

portait des solutions à la précédente crise. Ce modèle est cohérent en ce sens que ses éléments font système, mais il est en même temps inégalitaire, fragile, 

Prendre en compte tous les aspects

Michel Husson

économiste, chercheur à l’IRES

de la répartition du revenu

Page 63: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

63P

ren

dre

en

com

pte

tou

s les a

spects d

e la

rép

artitio

n d

u re

ven

u

déséquilibré. Les inégalités de revenus s’accroissent avec la croissance des reve-nus financiers qui sont l’apanage des riches. On assiste à un surendettement des ménages et à un endettement des États-Unis financé par le reste du monde.Ce modèle a toujours l’avantage, aux yeux des dominants, de leur permettre de 

capter une part croissante des richesses produites et, grâce à lui, le capitalisme avait bien rétabli ses taux de profit, quelles que soient les controverses entre marxistes sur ce sujet. Mais il se caractérise par une fuite en avant qui a explosé en vol. Le profit n’était plus investi, symptôme important d’une crise plus profonde, celle du mode de satisfaction des besoins sociaux qui n’étaient pas rentables comme l’édu-cation, la santé, etc. Dans le cadre du schéma néolibéral, mieux vaut ne pas les satisfaire que le faire avec un taux de profit réduit. Et on peut dire la même chose des réponses marchandes aux problèmes écologiques : le problème n’est pas de faire baisser le taux de CO2, il est de savoir si le capitalisme vert est rentable.

Mais le point important est surtout que ce modèle ne peut plus fonctionner mais que les capitalistes n’en ont pas de rechange. Le retour au keynésianisme est impossible, comme l’a montré Pedro Paez. Ils n’en veulent pas, gèlent les salaires et procèdent à des coupes budgétaires. Et le capitalisme néolibéral, avec ses règles du jeu, ne peut plus fonctionner. On assiste à une guerre des monnaies, les rapports Chine/États-Unis sont dans l’impasse et tout est fait pour que les régulations soient les plus faibles possible.

La période dans laquelle nous entrons est tout entière dominée par cette contradiction : tout va être fait pour revenir au business as usual, alors que c’est  impossible. D’où  la  recherche de solutions brinquebalantes autour de quatre « dilemmes » qui dessinent une « régulation chaotique », une navigation à vue du capitalisme entre deux impossibilités : l’impossibilité (et le refus) de revenir au capitalisme relativement régulé des « trente glorieuses » ; et l’im-possibilité de rétablir les conditions de fonctionnement du modèle néolibéral, parce que celui-ci reposait sur une fuite en avant aujourd’hui achevée.

Premier dilemme, celui de l’arbitrage entre emploi et profits. La crise a brutalement interrompu la tendance du profit à la hausse. Cette dégradation s’explique en grande partie par l’évolution de la productivité du travail qui a fortement baissé, dans la mesure où les effectifs ne se sont que partiellement ajustés au recul de la production. Mais, sous le feu de la concurrence, les en-treprises vont chercher à rétablir leurs profits, soit en ajustant les effectifs, soit en gelant, voire en baissant les salaires.Dans le même temps, les dispositifs tels que le chômage partiel atteindront 

peu à peu leur limite de validité, de même que les primes à la casse. L’une des préoccupations des organismes internationaux est d’ailleurs de remettre en cause les mesures prises dans l’urgence de la crise. Cet ajustement de l’emploi et des salaires va alors enclencher une nouvelle boucle récessive par compression du revenu des ménages.

Deuxième dilemme, celui de la mondialisation : résorption des déséquili-bres ou croissance mondiale ? L’un des principaux moteurs de  l’économie 

Page 64: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

64M

ich

el

Hu

sso

n

mondiale a été, avant la crise, la surconsommation des ménages aux États-Unis. Elle peut difficilement être reconduite. La « définanciarisation » amor-cée avec la hausse récente du taux d’épargne conduit à une nouvelle contra-diction  puisqu’une moindre  consommation  pour  un  revenu  donné  signifie aussi une croissance moins dynamique pour  l’ensemble de  l’économie. La solution choisie est de réorienter  l’économie américaine vers  l’exportation, mais cette option suppose l’amélioration de la compétitivité des exportations américaines, qui ne peut être obtenue que grâce à une dévaluation accrue du dollar. Plus récemment, une autre mesure a été prise, consistant en une injec-tion massive de monnaie (Quantitative easing). Mais cette orientation ne peut que creuser les déséquilibres de l’économie mondiale. Si la baisse du dollar réussit à s’imposer, elle va en effet peser sur une croissance déjà défaillante en Europe. Combinée avec la création monétaire, elle va ensuite imposer aux pays émergents une réévaluation de leurs monnaies et aura pour effet de frac-tionner encore plus l’économie mondiale.

Troisième dilemme, le dilemme budgétaire : qui va payer le déficit ? La crise et les plans de relance ont conduit à un gonflement considérable des déficits que les gouvernements – notamment européens – ont décidé de résorber, d’autant plus qu’ils n’ont pris aucune mesure pour se préserver des assauts des marchés financiers. C’est ce qu’annonçait Trichet dès 2009 : « Le processus d’ajustement structurel devrait commencer, en tout cas, au plus tard lors de la reprise de l’acti-vité économique. En 2011, il faudra intensifier les efforts. » Mais c’est condam-ner l’Europe à une faible croissance et à la régression sociale.

Enfin dernier dilemme, le dilemme européen : le chacun pour soi ou la coor-dination ? L’Europe est en train d’imploser en tant qu’entité économique. Le processus de fractionnement avait commencé bien avant  la crise, mais  il a franchi un seuil dans la mesure où les différents pays de l’Union sont  iné-galement frappés par la crise, en fonction du poids relatif de la finance, de l’immobilier et de l’automobile, et de leur mode d’insertion dans le marché mondial. Une véritable politique économique coordonnée est donc hors d’at-teinte, d’autant plus que l’Union européenne s’est volontairement privée des institutions qui permettraient de la mener : pas de budget, pas de politique de change, pas de coordination fiscale. L’Europe de la concurrence « libre et non faussée » est logiquement condamnée au chacun pour soi et l’on assiste à une véritable débâcle du mode de construction choisi.L’élément clé est donc la question de la répartition des richesses entre salai-

res et profits. Il n’y aura pas d’alternative sans toucher à la redistribution des revenus, même si cela sera difficile politiquement. C’est en effet la compres-sion salariale, autrement dit la captation d’une partie croissante de la plus-value par la finance, qui a conduit à l’énorme accumulation de dettes qui a conduit à la crise. Mais je suis d’accord avec Martine Billard ; quand on parle de modi-fier la répartition du revenu ce sont tous les aspects de la répartition du revenu 

Page 65: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

65P

ren

dre

en

com

pte

tou

s les a

spects d

e la

rép

artitio

n d

u re

ven

u

qu’il faut prendre en compte : la réduction du temps de travail, les salaires, et la protection sociale. La répartition du revenu qui garantit à tous les gens dans un pays un mode de vie décent, une « common decency » comme le disait Orwell, c’est aussi un véritable droit au logement, un revenu de remplacement en cas de maladie, une vraie santé gratuite, une vraie éducation gratuite ; bref, un mode de satisfaction des besoins sociaux et le droit à l’emploi. Il faut dénoncer les discours à la Malthus pour qui les riches seraient utiles parce qu’ils créent des emplois pour les pauvres en consommant, et se battre pour un revenu maximal. Ford disait : je ne trouve pas normal qu’un PDG gagne 30 fois plus que l’ouvrier le mieux payé de sa boîte. L’écart est beaucoup plus grand aujourd’hui !

Il faut aussi réduire la durée du travail, le chômage étant la face cachée de la non réduction du temps de travail. Jean-Christophe Le Duigou oppose la ré-duction du temps de travail et la mise en cause du contenu du travail. Je trouve que cette position est caractéristique du retard qu’il y a dans le mouvement syndical  français sur  la question de  la durée du  travail. Prenons  l’exemple de ce qu’avaient  fait  les camarades de  la CGT à Sochaux au moment des 35 heures. Ils avaient fait un plan. Ils partaient du principe : on baisse le temps de travail de 10 % et on embauche 10 % de personnes. Et ils avaient organisé des réunions pour savoir où les embaucher, quels étaient les travaux les plus pénibles, ceux qui justifiaient qu’on réduise le plus le temps de travail et qu’on augmente les effectifs. Bien sûr il faut discuter de l’organisation du travail, mais pourquoi mettre une condition à la réduction de la durée du travail ?Ce qui pèse sur l’histoire des 35 heures, c’est qu’il n’y a pas eu d’obligation 

du patronat à embaucher. Pour Pierre Larrouturou notamment, la loi Robien était meilleure que la loi Aubry parce que les aides de l’État étaient condition-nées au fait d’embaucher 10 % d’emplois contre 10 % de baisse de temps de travail. Mais cette loi était facultative ; c’était une possibilité qui était offerte et qui a été très peu utilisée. Avec les lois Aubry, I puis II, l’obligation de créer des emplois a été réduite ! Et si le Medef ne se bat pas pour l’abrogation de la loi sur les 35 heures, c’est parce qu’il a peur qu’on lui enlève les aides qui lui ont été octroyées au moment des 35 heures. On peut se raconter des histoires sur le pouvoir des travailleurs, dire qu’il faudrait qu’ils aient plus de pouvoir, qu’il y ait la démocratie économique ; qui est contre ? Mais si on avait fait un système disant, par exemple, « vous aurez des aides à condition que vous créiez 10 % d’embauches, et ces embauches seront contrôlées par les travailleurs », alors effectivement on aurait un pouvoir économique des travailleurs. Dire que la nature du travail c’est une chose, et que le contenu du travail c’en est une autre, c’est ne pas voir la portée de transformation sociale de la réduction du temps de travail. Parce qu’un système moins productiviste, moins consumériste, passe par la réduction du temps de travail ! On peut faire des colloques sur le contenu du travail. Mais réduire le temps de travail et donner, à cette occasion, les moyens aux 

Page 66: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

66M

ich

el

Hu

sso

n

travailleurs de contrôler comment va être répartie et gérée cette baisse du temps de travail, donner la priorité aux besoins sociaux, c’est inverser les priorités : au lieu de devoir prouver que vous êtes rentables, employables, pour qu’on daigne vous créer un emploi, la logique d’une démocratie sociale c’est de dire quels sont les besoins en emplois que l’on a, et comment on les finance.Les réformes fiscales indispensables à la redistribution des richesses et au 

financement de la réduction du temps de travail doivent annuler les cadeaux faits depuis des années aux entreprises et aux riches. Elles doivent être envisa-gées au niveau européen, car beaucoup des contraintes ne pourront être levées qu’à ce niveau. La question des dettes souveraines, celle des paradis fiscaux, celle de la spéculation et des mouvements de capitaux ne se règleront qu’au niveau de l’Europe ; et cette dimension européenne doit être intégrée dans tout projet de transformation et de sortie de crise.De ce point de vue, la sortie de l’euro est une fausse solution, une illusion. Il 

suffit de voir comment le Royaume-Uni, qui n’appartient pas à la zone euro, pratique la même politique d’austérité (réduction des dépenses socialement utiles et augmentation des impôts les plus injustes) après avoir fait passer la dette du privé au public. Si un gouvernement libéral était amené à sortir de l’euro sous la pression des événements, il est clair que ce serait le prétexte pour une austérité encore plus dure que celle que nous connaissons aujourd’hui et que cela ne permettrait en rien d’établir un rapport de force plus favorable aux travailleurs. C’est la leçon que l’on peut tirer de toutes les expériences passées. Pour un gouvernement de gauche, sortir de l’euro serait en outre une véritable  erreur  stratégique.  La  nouvelle monnaie  serait  dévaluée,  puisque c’est l’objectif recherché. Mais cela ouvrirait immédiatement une brèche dont profiteraient instantanément les marchés financiers pour engager une offen-sive spéculative. Celle-ci enclencherait un cycle dévaluation-inflation-austé-rité. De plus, la dette, jusque-là libellée en euros ou en dollars, augmenterait brusquement du montant de cette dévaluation.L’alternative implique aussi, d’une manière ou d’une autre, l’annulation de 

la dette. L’incompatibilité est totale entre la dette et les intérêts sociaux majo-ritaires. Il ne peut y avoir d’issue progressiste à la crise sans remettre en cause cette dette, que ce soit sous forme de défaut ou de restructuration. D’ailleurs, un certain nombre de pays vont probablement faire défaut et il est d’autant plus important d’anticiper cette situation et de dire comment elle devrait être gérée.

Construire un point de vue internationaliste sur la crise en Europe est le seul moyen de s’opposer vraiment à la montée de l’extrême droite et d’affirmer une véritable solidarité internationale avec les peuples les plus fragilisés par la crise en demandant que soient mutualisées les dettes au niveau européen. Il faut donc opposer un projet alternatif au projet européen bourgeois qui conduit, dans tous les pays, à la régression sociale ; réfléchir à l’articulation entre rupture avec l’Europe néolibérale et projet de refondation européenne.

Page 67: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

67

Je vous remercie beaucoup pour votre invitation. Je crois que la question que vous avez soulevée dans ce colloque est très importante pour l’action 

politique. Au cœur de cette conjoncture longue que nous vivons maintenant, il y a un problème historique crucial : c’est celui du sujet historique, celui du pouvoir de l’individu et des collectifs, et donc de la lecture appropriée des processus que nous sommes en train de vivre, pour que l’action de chacun soit efficace.Il ne s’agit, bien sûr, pas que d’une crise financière, mais d’une crise structu-

relle. Mais qu’entend-on par crise structurelle ? La définition qu’on en donne a beaucoup de conséquences théoriques, mais aussi beaucoup de conséquen-ces pragmatiques, pour l’action politique. Or, si on analyse pas à pas le mou-vement des idées, des analyses ontologiques de la situation que l’on vit, on voit les limites des types de solutions proposées pour en sortir.Pour moi, il est impossible de sortir de cette crise du capitalisme sans sortir 

du capitalisme en crise. Cela signifie qu’il n’y a pas beaucoup de possibilités pour ce système, pour ce mode de production, pour la structure du pouvoir en place, d’ouvrir la perspective d’un horizon de vie différent de cette dynamique de polarisation sociale, de conflits et de recul de civilisation. C’est un point crucial pour les forces démocratiques et pour la sauvegarde de l’humanité.On peut se livrer à toutes sortes d’analyses et de débats sur la crise, et no-

tamment adopter la position la plus simpliste qui ne voit dans cette crise qu’un problème de corruption et d’incompétence. Certes, il y a beaucoup d’incom-

Comment concrétiser, cristalliser

Pedro PaezAncien ministre de l’économie de l’équateur et coordinateur de la « Banque du Sud »

les rêves, les utopies, le « buen vivir » ?

Page 68: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

68P

ed

ro P

aez

pétence et de corruption, mais cela n’est pas à l’origine des réactions en chaîne dues à la concentration du pouvoir politique et médiatique et à la concentra-tion du capital, qui ont toutes deux donné lieu à une hypertrophie parasitaire du système financier.D’ailleurs, rien n’est entrepris en ce sens. Il y aurait seulement deux boucs 

émissaires : monsieur Madoff et monsieur Stanford, tandis qu’au cours de la crise des années 1980 aux États-Unis, qui était beaucoup moins grave que cel-le-ci, il y a eu 5 000 procédures pénales engagées, avec 1 200 convictions de tromperies avérées. Aujourd’hui, par exemple, seule la chaîne Bloomberg a publié une analyse très documentée des relations entre la Bank of America, la banque Wachovia et les réseaux de blanchiment d’argent. Et il n’y a eu qu’une simple sanction administrative pour les décisions prises par ces institutions, alors que, pour beaucoup de pays de la périphérie, ce serait un casus belli, la justification d’une intervention militaire, avec sanction morale et déploie-ment des forces militaires des États-Unis et de l’OTAN contre ces pays. C’est d’ailleurs un danger auquel le Tiers monde est confronté maintenant.Et si on pouvait résoudre cette situation par des procédures pénales, on met-

trait beaucoup de personnes en prison, mais cela ne mettrait pas fin à la situa-tion de crise structurelle.On peut donc approfondir l’analyse de la situation actuelle et y voir le résul-

tat du fonctionnement d’une politique néolibérale et des processus de dérégu-lation financière. On peut dire que ce mode de régulation a échoué, que tout le discours néolibéral, toutes les institutions et combinaisons de politiques éco-nomiques relevant de ce mode de régulation, comme les doctrines théoriques et les recettes opérationnelles du néolibéralisme, sont en faillite.

Crise liée au régime d’accumulation

Mais si on peut changer de politique économique, réguler à nouveau et re-tourner au keynésianisme, cela ne changera pas le caractère structurel de la crise. On peut, bien sûr, injecter un peu d’oxygène dans l’économie, mais le surendettement et les déséquilibres macro-économiques vont s’approfondir. D’autant que rien n’est fait pour changer le néolibéralisme. Ainsi, nous som-mes ici en Europe, une Europe cultivée, préparée aux compromis sociaux par sa trajectoire historique si douloureuse, des institutions démocratiques et des élections régulières, mais qui est sur le point de se trouver dans la même situa-tion que l’Amérique latine au cours des trente dernières années, avec des pays coupés en deux par la polarisation sociale. Les politiques d’austérité qui ont été adoptées vont provoquer des crises budgétaires régulières qui appelleront des ajustements ultérieurs et un processus de latino-américanisation dans toute l’Europe. Et l’offensive s’étend à tous les pays. Ainsi le traité de libre-échange que l’Europe est en train de passer avec l’Amérique latine va déclencher un processus de radicalisation des conflits sociaux, comme en Afrique ! Tandis 

Page 69: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

69C

om

men

t con

crétise

r, cristallise

r les rê

ves, le

s uto

pie

s, le «

bu

en

viv

ir » ?

que l’Organisation mondiale du commerce insiste pour conclure le Round de Doha avec toutes les mesures qu’il contient pour déréguler les marchés mais aussi pour empêcher tout retour à la régulation.Quel type de politique keynésienne est dès lors possible ? La mutation de la 

consommation, que Stéphanie Treillet a repérée ? On peut reconnaître, bien sûr, quelques initiatives politiques prises en ce sens par le Centre, et plus spé-cialement dans les pays émergents, mais aussi dans les pays de la périphérie, avec, cependant, une efficacité différenciée qui reflète la situation d’asymétrie macro-économique et productive dans les pouvoirs de réaction de chacun. Mais cette mutation de la consommation n’est pas soutenable à long terme parce qu’il y aura des restrictions encore plus grandes dans la redistribution du revenu, au niveau national et au niveau international, et que l’organisation actuelle du crédit pose de gros problèmes d’insolvabilité. Il s’agit en fait d’un problème plus crucial, lié à la notion même de régime d’accumulation.Les États-Unis  peuvent  réagir  avec  l’émission de  trillions  de  dollars,  de 

billions de dollars latins et mettre en œuvre un programme dont on peut discu-ter les objectifs et l’efficacité. Mais ce n’est pas le cas du reste du monde. Et cela ne signifie pas seulement un « bail out », se mettre hors-jeu au niveau fi-nancier, mais un changement complet des règles de libre-échange préconisées par l’Organisation mondiale du commerce, dans les traités de libre-échange, dans les traités bilatéraux d’investissement… partout. Il s’agit d’une nouvelle étape dans le fonctionnement des marchés et de la formation des prix au ni-veau planétaire.Pour le reste du monde, la seule solution réside dans le changement de l’en-

semble des structures productives de chaque pays ; mais ce changement est lui-même fonction de processus d’industrialisation qui se déplacent géogra-phiquement et séquentiellement en formant des semi-périphéries et qui aggra-vent les problèmes de surproduction.Quelle est alors  la possibilité, dans ce contexte, d’une  intervention étati-

que vraiment keynésienne ? Qu’est-ce qui est keynésien ? Il y a beaucoup de confusion dans ce regard. Dans l’absorption néoclassique du keynésianisme, on retrouve le piège de la liquidité qui est présent dans la théorie de Keynes. La majeure partie des interventions ont eu lieu dans le Centre pour injecter des liquidités dans les banques, accompagnées d’actifs toxiques. Mais il s’agit seulement d’une recette monétariste pour déplacer le moment et la définition finale de l’insolvabilité structurelle du système ; rien de keynésien là-dedans ! Et le résultat est nul car ce n’est pas un problème conjoncturel, ce n’est pas un problème de liquidités, c’est un problème de solvabilité structurelle.

Crise du mode de production dominant

Et on retrouve donc la question structurelle du régime d’accumulation. Le point nodal de la crise est dans le processus de travail, dominé par le proces-

Page 70: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

70P

ed

ro P

aez

sus d’accumulation du capital, par le processus de formation de profit au sein du mode de production dominant. Il s’agit de l’exigence, existentielle pour le capital financier international, d’un taux de rendement du capital – le ROE [Return on Equity] – dont le niveau est insoutenable et bloque la majorité des projets productifs partout dans le monde, même ceux des entreprises moyen-nes. Les capitaux monopolistiques ont bloqué la possibilité de créer non seu-lement des emplois mais des unités de production capitalistes. Le capital fi-nancier a exproprié les capitalistes. Et une concentration et une centralisation du capital, du pouvoir économique, mais aussi du pouvoir politique au niveau mondial s’en sont suivies.Comme Stéphanie [Treillet] l’a dit, la survie du capitalisme repose sur la 

monopolisation (et non sur la concurrence) et sur la hiérarchisation des taux de profits partout. Ce système a cessé d’être le système de l’initiative privée. C’est le système qui nous a privés de l’initiative ! Il y a des milliards de pro-jets productifs portés par des personnes, des entreprises, des communautés, et qui ne peuvent pas être déployés parce qu’il n’y a aucune possibilité de passer les filtres des critères du capital financier international avec les délais de  réalisation et  les  taux de profits demandés au niveau  international. Et c’est  cela,  à  savoir  l’universalité de  la hiérarchisation des  taux de profit, qui a changé complètement les mécanismes essentiels de fonctionnement du système, reposant sur  la cohérence dynamique entre  la production et  la consommation.Ce n’est pas seulement un problème de distribution des revenus. Bien sûr, il 

faut réclamer une autre distribution des revenus au niveau politique et par la mobilisation populaire. Mais il y a aussi un problème de réduction structurelle de la part des profits dans la valeur ajoutée, pour contrecarrer des processus plus exacerbés de concentration et de centralisation du capital privé internatio-nal. Il faudrait donc ouvrir des espaces pour des logiques économiques diffé-rentes du capital, qui entrent en concurrence avec les logiques existantes.

Crise du mode de vie

Et ce n’est pas suffisant ! Même si on peut dépasser le mode de production actuel – par exemple, par une intervention de l’État ou en faisant appel à un autre type de logique articulé sur l’économie solidaire, les coopératives, etc. –, la situation de la crise environnementale est là. Nous ne vivons pas seulement une crise du mode de production mais une crise du mode de vie, une crise de la relation entre la biosphère et la noosphère.C’est une crise aussi de la possibilité pour la société de résoudre les conflits, 

et donc un problème lié au saut qualitatif de la démocratie, que nous affron-tons maintenant. En effet, l’unique possibilité de définir une projection d’une humanité vers les premiers éléments de progrès que Wallerstein a mentionnés, 

Page 71: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

71C

om

men

t con

crétise

r, cristallise

r les rê

ves, le

s uto

pie

s, le «

bu

en

viv

ir » ?

en lieu et place de l’autoritarisme et du recul de civilisation que nous connais-sons aujourd’hui, réside dans l’accroissement des possibilités de réaction des personnes,  des  individus,  des  nations,  des  collectivités. Mais  l’épuisement historique de la vigueur productive du capitalisme peut aussi être contrecar-ré – comme peut-être même le problème de la baisse tendancielle des taux de profits – par la guerre et/ou par la famine, qui constituent une arme de domes-tication politique des peuples. La présence britannique en Inde, comme en Irlande, en a été un exemple frappant.

Inventer de nouveaux outils économiques

Il faut donc donner plus de pouvoirs aux parlements, étendre la citoyenneté à tout le monde et prendre beaucoup d’autres initiatives démocratiques. Mais l’asymétrie macro-économique actuelle est un des instruments fondamentaux du renouvellement de l’hégémonie internationale. Il ne faudrait pas l’oublier. C’est  pourquoi,  en Amérique  latine,  nous  sommes  en  train  d’élaborer  une nouvelle  architecture  financière,  un  instrument  indispensable  à  destination de ceux qui veulent des changements de pouvoir, acquérir  la possibilité de contrecarrer le pouvoir du capital financier. Pour cela il faut briser le mono-pole international de la liquidité qui est détenu par le dollar, par l’émission de droits de tirage spéciaux au niveau international sans aucune conditionnalité, et par la création d’une monnaie commune régionale complémentaire – et non exclusive – comme le Sucre. C’est une alternative à la restriction néolibérale imposée à  toute  l’Europe. Cela peut changer complètement la nature de la monnaie, en faire un véhicule de la reconnaissance du travail dans la création de la richesse et de la réhabilitation de la valeur d’usage, en lieu et place de son utilisation comme mécanisme de concentration des pouvoirs et des richesses, de spoliation, d’exploitation, d’aliénation de la société.C’est aussi la possibilité d’ouvrir un autre type de crédit – des crédits sou-

verains – pour servir les besoins massifs de la population, avec la création du Fonds de solidarité de développement social que Francis Wurtz a proposée pour l’Europe, et ce que nous avons proposé à l’Amérique latine, à savoir la Banque du Sud – el Banco del Sur. Avec d’autres priorités, à savoir : la souve-raineté alimentaire, la souveraineté en matière de politique de santé publique, la souveraineté énergétique, la souveraineté dans la production des connais-sances. C’est la possibilité de financer une économie solidaire, avec une ra-tionalité différente de celle du capitalisme, la possibilité de déployer un autre type d’infrastructures physiques comme, par exemple, un réseau de trains par tout le continent, une organisation sociale de l’espace différente de celle que le capital a imposée à notre géographie… Tout cela va changer les conditions d’un retour à une cohérence dynamique au niveau régional entre production et consommation et, ce qui est fondamental, permettre l’implication des tra-

Page 72: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

72P

ed

ro P

aez

vailleurs au niveau régional dans la construction d’une alternative au système monétaire international.L’alternative régionale au Fonds monétaire international constitue le troi-

sième pilier. Les attaques spéculatives sont en effet un des principaux instru-ments pour contrecarrer l’action des forces politiques progressistes. Vous avez vécu cela l’année dernière ! Ce sont les marchés financiers et non les facteurs « techniques », qui ont provoqué les attaques spéculatives. Vous avez partout des attaques spéculatives des hedge funds… des spéculateurs. Pourtant, tech-niquement,  il est possible de défendre  les différentes régions du monde et, dans le même temps, de changer le mode de production, le processus du tra-vail… en s’opposant à la logique spoliatrice du capital spéculatif mondial. Les options sont multiples. Nous pourrions en débattre. Mais les outils sont là. Or, pour que les forces démocratiques prennent l’initiative, changent le mode de production actuel, il est fondamental d’avoir un programme d’actions concrè-tes, dès maintenant !Le recul de civilisation actuel est dû à ce que le type bourgeois de conquêtes 

de civilisation, que Marx et Engels ont loué dans le Manifeste communiste, n’est pas utile aujourd’hui au capital, au pouvoir. Les valeurs républicaines telles que la liberté, l’initiative individuelle, la démocratie, ne sont défendues réellement que par la gauche. Seule la gauche peut objectivement provoquer un changement de société progressiste, dans ce moment de bifurcation his-torique que nous connaissons actuellement. Les aspirations à l’émancipation du travail et à un nouveau type de rapport entre l’homme et la nature, c’est beaucoup d’utopie, mais cela correspond à  la vision andine, bolivienne du changement de mode de vie, du « vivre bien », comme à la conception équa-torienne d’un mode de vie en « plénitude ». Toutes deux dépassent la vision économiciste et consumériste du développement. Le problème c’est comment concrétiser, cristalliser ces rêves, ces utopies ? Wallerstein l’a dit : lorsqu’on n’affronte pas une crise structurelle du système, d’énormes investissements en énergie politique et sociale vont produire peu de résultats… mais dans les temps de crise structurelle, une action sur les points névralgiques du système peut provoquer un changement fondamental.

Affronter idéologiquement la « rationalité » des paradigmes dominants

Quels sont ces points névralgiques aujourd’hui ? Où est la baguette magi-que, détenue par l’oligarchie financière internationale et qu’il faut saisir ? Là est la question. Parce que les déséquilibres macro-économiques ne sont que des diversions des économistes ; ce sont des problèmes pour les peuples natu-rellement, mais des structures de pouvoir profitent de ces situations, comme du déficit commercial des États-Unis qui finance l’extension de conflits armés par la première puissance mondiale. De même les crises financières jouent 

Page 73: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

73C

om

men

t con

crétise

r, cristallise

r les rê

ves, le

s uto

pie

s, le «

bu

en

viv

ir » ?

un rôle déterminant comme éléments structurants du rapport de force dans le cadre du néolibéralisme. Le Fonds monétaire international a constitué un répertoire des 267 crises financières intervenues de par le monde. À chaque fois, elles ont été l’instrument du pouvoir financier international pour changer le rapport de force entre pays et entre différentes régions du monde.On doit donc aussi affronter idéologiquement la rationalité et la « raison-

nabilité » des paradigmes dominants, et notamment des données macro-éco-nomiques. La crise, ce n’est pas seulement en effet une impasse dans la pro-duction de biens et des services. C’est aussi une impasse dans la production de sens ! C’est aussi une crise de légitimité ! Or tout le monde a intériorisé la rationalité du pouvoir, les impératifs de la hiérarchie financière internationale. Aujourd’hui, par exemple, il serait possible, en prenant des mesures de po-litique monétaire adéquates, de faire une politique de plein-emploi, en s’ap-puyant sur les réformes structurelles adoptées dans chaque région du monde. Ainsi une accréditation de droits de tirage spéciaux, dans chaque banque cen-trale, y compris au niveau européen, permet d’emprunter à un coût financier de 0,25 % ou moins, alors que les taux d’intérêt sur les marchés financiers at-teignent 8 à 10 % et que les emprunts sont soumis à la tyrannie des institutions financières. De même, beaucoup de réformes de la fiscalité sont possibles pour revenir à l’équilibre budgétaire par des impôts sur les transactions financières, des taux d’imposition supérieurs pour les plus riches, et des instruments plus sophistiqués peuvent être mis en place pour éviter en parallèle des bulles spé-culatives dans l’immobilier.Toutefois il semble aller de soi qu’on ne peut pas le faire, parce que si on 

changeait la progressivité de l’impôt sur la rente et les revenus, cela provoque-rait une fuite de capitaux vers les paradis fiscaux qui, comme Jean Ziegler l’a dit, gèrent 30 % de PIB mondial. De même on ne saurait évoquer un contrôle du capital parce que c’est tabou : on risquerait une fuite des capitaux au niveau national. Il faudrait des mesures planétaires !Il est donc urgent de lancer un débat académique, professionnel, théorique, 

très sérieux, très rigoureux sur les solutions, et de démontrer l’efficacité de l’initiative des forces progressistes. La rébellion et la frustration que la crise et le chômage ont produites ne touchent pas nécessairement que les progressis-tes. On devrait profiter de cette possibilité de large rassemblement et prendre la responsabilité de construire l’alternative.

Au cours de la discussion, Pedro Paez a insisté à propos de l’équateur :

Je peux vous assurer que, malheureusement, la question pétrolière n’était pas à l’origine du conflit entre les organisations indigènes et le gouvernement de l’Équateur. Je le regrette parce que l’objet de la discussion de cet après-midi, c’est précisément l’écart entre les conflits de classe et les autres types 

Page 74: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

74P

ed

ro P

aez

de  luttes,  de  gestion  symbolique  identitaire, menés  respectivement  par  les marxistes et les organisations indigènes en Équateur.Il y a un péril, plus grave en Équateur que dans le reste de l’Amérique latine, 

c’est la manipulation de quelques revendications très justes. Parce que, si la population ici en Europe est tout à coup plongée dans une crise pérenne, que dire de la population indigène en Amérique latine ? Ce sont cinq siècles de co-lère, cinq siècles de frustration, cinq siècles d’exclusion et de discrimination. C’est là qu’est le problème et cela détermine les limites de la démocratie nor-male et de l’égalité normale quand on a une matrice historique, pas seulement de  dépendance mais  d’exclusion,  d’exploitation militaire,  de  colonialisme militaire, et de racisme. Et le problème est très complexe. Il ne recouvre pas seulement  les problèmes économiques, politiques,  sociologiques et histori-ques mais engage aussi des problèmes psychologiques, de psychologie des masses. Je crois qu’il faudrait travailler sur ce type de ligne épistémologique, mais aussi d’action politique.Il faudrait aussi être très mature politiquement, en Amérique latine, et avoir 

le soutien solidaire du reste du monde, pour garder les proportions. Un coup d’État en Équateur, ou dans n’importe quel pays démocratique en Amérique latine, ne s’apparenterait pas à une avancée vers la démocratie, le socialisme, l’égalité, l’opportunité, le pouvoir pour le peuple, la liberté individuelle, mais à un retour des forces militaires et impérialistes. Et le problème ne s’arrête pas là. Il faut prendre en compte tout le temps les conditions et les limites histori-ques du processus en cours en Amérique latine. Nous sommes issus de trente années de démantèlement, un démantèlement non seulement de l’appareil pro-ductif, de l’industrialisation de l’Amérique latine, mais aussi de trente années de démantèlement des institutions. Pas seulement des institutions « démocra-tiques », avec toute l’illusion que l’adjectif démocratique comporte, mais aussi des institutions permettant l’exercice réel de la souveraineté nationale. Et ça, c’est précisément une des priorités des gouvernements progressistes, en de-hors des objectifs  sociaux que de  récupérer quelques mécanismes d’action réels qui ont été complètement détruits en Amérique latine. La dollarisation de l’Équateur en est un des exemples les plus extrêmes.

Page 75: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

75

Nous sommes interrogés sur la nature de la crise que nous rencontrons depuis 2007-2008 et dans  laquelle évidemment – ça ne  fait de doute 

pour personne  ici – nous sommes  toujours. Cette crise, qui est évidemment une crise financière, une crise économique, et qui, en même temps, est multi-dimensionnelle (politique, écologique… on a parlé tout à l’heure de crise de civilisation), présente-t-elle les caractéristiques d’une crise du régime d’accu-mulation du capitalisme financiarisé ? Quelles sont les voies de sortie de crise que se proposent les dirigeants de ce capitalisme – que ce soient les dirigeants économiques ou  les dirigeants politiques – ? Et quelles  sont, de notre  côté, du côté des mouvements  sociaux, du côté des peuples,  les voies possibles d’une émancipation rompant avec ce qu’on nous propose et ce qu’on nous impose ?C’est un programme évidemment assez vaste ! Et je vais essayer de le res-

treindre un petit peu en essayant d’ouvrir des pistes de réflexion sur ce qui, dans cette crise, marque des éléments de continuité évidents avec la période que nous venons de traverser – que j’appellerai « la phase néolibérale du ca-pitalisme contemporain » –, celle qui a commencé au début des années 1980 avec toutes les caractéristiques que l’on connaît (déréglementation, privati-sation, remise en cause d’un certain nombre d’acquis sociaux). En quoi cette crise marque-t-elle l’aboutissement, la cristallisation de tendances qui se sont affirmées au cours de ces précédentes décennies ? Et, en même temps, en quoi est-ce qu’elle ouvre peut-être – même si nous ne sommes pas forcément en 

de la richesse produitede plus en plus inégalitaireL’enjeu : intervenir sur le partage

Stéphanie Treilletéconomiste, Fondation Copernic

Page 76: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

76S

tép

han

ie T

reil

let

mesure  d’apporter  pour  l’instant  des  réponses  catégoriques – de  nouvelles contradictions du capitalisme et de nouvelles voies pour en sortir ? En quoi est-ce  qu’elle  marque  un  tournant  dans  le  fonctionnement  de  l’économie mondiale ?

On pourrait dire en premier lieu qu’il s’agit de la première grande crise du capitalisme mondialisé.En effet, si on regarde les grandes crises qui ont jalonné les deux siècles de 

l’histoire du capitalisme – je ne parle pas des crises sectorielles, plus limitées géographiquement, même si elles étaient très graves également – on s’aperçoit qu’au sens strict, c’est la première crise véritablement mondiale. La grande crise de la fin du xixe siècle, comme la crise des années 1930, sont interve-nues dans un monde où une partie de la planète était encore sous domination coloniale. Il n’était donc pas possible de parler véritablement de crise pour des économies qui n’avaient pas d’évolution indépendante des puissances im-périalistes dominantes. Et, en ce qui concerne la crise des années 1930, on sait que pour les grands pays d’Amérique latine, l’effondrement des relations économiques internationales a ouvert des opportunités de stratégies d’indus-trialisation autocentrée avec, bien sûr, toute une série de contradictions. On peut se demander aujourd’hui s’il est possible de faire le parallèle et si la crise actuelle ouvrirait des voies analogues – avec évidemment plusieurs voies pos-sibles, plus ou moins progressistes.Lors de cette crise des années 1930, évidemment, l’URSS n’est pas concer-

née de la même façon par la crise des économies capitalistes.La grande crise des années 1970, qui a marqué la fin de ce qu’on appelle en 

France « les trente glorieuses », a, elle, eu un impact plus grand puisqu’il y a eu notamment la crise de la dette des pays du Sud, qui s’est ouverte en 1980 ; mais là encore, il y avait les pays du bloc soviétique dont la crise avait une dynamique propre, endogène, et qui n’était donc pas concernée de la même façon par cette crise du capitalisme.Aujourd’hui, en revanche, les rapports de production capitalistes concernent 

presque toute la planète. Et on a donc bien la première crise de ce capitalisme mondialisé dont les modes de déclenchement, les caractéristiques, marquent l’aboutissement de ce qu’ont été ses mécanismes de fonctionnement au cours des trois décennies écoulées.Quels sont ces mécanismes de fonctionnement ? Nous les connaissons !C’est évidemment une mise en concurrence généralisée, sur la planète en-

tière, de  l’ensemble des peuples, de  l’ensemble des salariés, de  l’ensemble des systèmes sociaux. Il ne s’agit pas d’un rouleau compresseur ou d’une ten-dance qui est achevée. Je parle ici de tendances qui sont à l’œuvre et qui, fort heureusement, rencontrent des obstacles et des résistances. Néanmoins, il y a bien une tendance affirmée à cette mise en concurrence généralisée de la force 

Page 77: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

77L’e

nje

u : in

terv

en

ir sur le

parta

ge d

e p

lus e

n p

lus in

ég

alita

ire d

e la

richesse

pro

du

ite

de travail de tous les peuples, à l’échelle de la planète, qui aboutit à l’évolution du partage des richesses que nous connaissons : une formidable captation de la richesse produite par une minorité toujours plus étroite. Et ceci, à la fois au plan international et à l’intérieur de chaque société.Peut-on dire que les inégalités internationales augmentent, si on considère 

le revenu par tête de chacune des économies nationales – ce qui est tout à fait abusif bien sûr, car ce n’est qu’une moyenne qui a très peu de signification pour la plupart des pays ? Il est difficile de répondre à cette question. En effet on peut être sûr d’une chose : l’écart, ou plutôt le fossé, entre le revenu par tête des sociétés des pays les plus pauvres et des sociétés des pays les plus riches ne fait que se creuser. En revanche le groupe de ce qui constitue les pays les plus riches, lui, se modifie, et on le voit bien avec la constitution du G 20 qui s’est ajouté au G 8. En outre, la croissance du revenu moyen d’un certain nombre de pays qu’on a pris l’habitude d’appeler « émergents » – même si ce terme est tout à fait insatisfaisant – va constituer un bouleversement considérable.

Pour autant, ces potentialités n’infirment en rien le jugement qu’on peut être amené à porter sur cette formidable croissance des inégalités mondiales.Et, bien évidemment, à l’intérieur de chacune des sociétés, qu’il s’agisse 

du Nord ou qu’il s’agisse du Sud, ce qu’on observe, c’est une considérable aggravation du taux d’exploitation des travailleurs ; c’est un formidable dé-placement de la richesse produite, de plus en plus concentrée entre les mains du capital.C’est une idée sur  laquelle  je voudrais  insister – et c’est d’ailleurs ce que 

nous avons fait, collectivement, quand nous avons lutté contre cette contre-réforme des retraites pendant plusieurs mois en France : s’il est fondamental d’envisager une refonte radicale des mécanismes de redistribution des reve-nus, et notamment une fiscalité plus progressive – cela vient fort heureusement dans le débat public, aujourd’hui –, cela ne doit pas occulter la nécessité d’in-tervenir, d’abord et avant tout, à la racine de ce partage de plus en plus inégali-taire de la richesse produite : c’est-à-dire au niveau du partage entre salaires et profits, avant même toute redistribution. Cela touche au problème du salaire, du temps de travail ; cela touche au problème de la protection sociale, du sa-laire socialisé : ce qui a fait l’objet, en tout cas dans les pays industrialisés, de l’essentiel des résistances sociales de ces dernières années.Deuxième caractéristique ayant abouti à la crise : une contradiction intrinsè-

que, et à ce jour non résolue, de ce capitalisme mondialisé : cette perpétuelle guerre  commerciale,  cette  perpétuelle  recherche  d’une  demande  suffisante pour toutes ces marchandises produites de façon effrénée. C’est une contra-diction qui n’a aucune chance d’être résolue dans le cadre du système actuel, puisque la formidable croissance des profits des entreprises qu’on a pu obser-ver au cours de ces dernières années n’a pu avoir lieu qu’en faisant sans cesse 

Page 78: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

78S

tép

han

ie T

reil

let

pression sur les revenus et le pouvoir d’achat de la majorité de la population. En disant cela, je ne nie pas que la richesse elle-même besoin d’être redéfinie, repensée fondamentalement.Sur ce point il faut prendre garde à éviter les faux débats : il ne s’agit pas 

d’opposer ceux qui mettraient en avant des revendications, des objectifs de lutte  quantitatifs,  du  type  augmentation  des  salaires,  emploi,  réduction  du temps de travail, et d’autres qui, ayant pris la mesure d’une refondation né-cessaire à l’œuvre, mettraient en avant les aspects du sens, du contenu, les aspects civilisationnels, la transformation qualitative de la société : les deux sont étroitement liés, dans la mesure où la question fondamentale qui nous est posée, c’est « comment arriver à ces transformations ? », et donc « comment se construit le rapport de force pour faire la jonction entre les deux ? ».

On observe donc sur le plan de la répartition des revenus une contradiction insoluble qui a abouti à la crise que l’on connaît. Car les fameuses subprimes à l’origine du déclenchement de la crise, ces créances douteuses qui ont été consenties à la fraction de la population américaine la plus pauvre, ne sont que la partie émergée d’un gigantesque phénomène d’endettement de tous les sa-lariés, de tous les ménages aux États-Unis, endettement qui était la condition pour qu’ils puissent continuer à consommer en l’absence d’une progression du revenu de leur travail.Cette recherche de débouchés pour les marchandises produites a abouti à 

cet endettement généralisé. Quand on y réfléchit, on peut donc se dire que, pendant plus de vingt ans, la croissance mondiale, qui était tirée par la loco-motive de la croissance des États-Unis, a reposé sur des bases sacrément fragi-les ! Car cette croissance mondiale était elle-même tirée par la poursuite de la consommation malgré tout : malgré le chômage, malgré l’augmentation de la pauvreté, malgré l’absence de sécurité sociale de la population américaine. Et cette consommation américaine reposait sur cet endettement massif qui, lui-même, reposait sur les fameuses subprimes, l’endettement des plus pauvres.Ce problème structurel de débouchés suscite donc, outre l’endettement, tou-

te une série de solutions sous forme de fuite en avant : la guerre commerciale, la libéralisation des échanges et, bien entendu, la marchandisation généralisée de toutes les activités humaines, des services publics, de la protection socia-le, etc., ce qui, là encore, a fait l’objet de luttes massives et multiformes.L’Organisation mondiale du commerce est une pièce centrale de ce disposi-

tif, puisqu’il s’agit de libéraliser, de supprimer toutes les entraves aux échan-ges commerciaux sur toute la planète. Aujourd’hui, la paralysie dans laquelle elle se trouve constitue, elle aussi, une fuite en avant. On voit se multiplier un petit peu partout des accords bilatéraux de libre-échange qui soumettent encore bien davantage les pays du Sud aux diktats de leurs partenaires com-merciaux du Nord.

Page 79: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

79L’e

nje

u : in

terv

en

ir sur le

parta

ge d

e p

lus e

n p

lus in

ég

alita

ire d

e la

richesse

pro

du

ite

Dans ce contexte, la financiarisation que nous avons observée depuis une vingtaine ou une trentaine d’années et qui a abouti à la titrisation des fameux crédits subprimes, leur transformation en actifs que les banques se sont échan-gés avant tout pour s’en débarrasser, le développement des marchés de pro-duits dérivés,  la multiplication des  innovations financières, de plus en plus opaques…, constitue l’aboutissement de ces tendances combinées et n’est en aucun cas une espèce d’épiphénomène ou la manifestation d’un dysfonction-nement du capitalisme contemporain.Une question centrale est donc : est-ce que la sortie de crise qui est envi-

sagée par les classes dominantes va essayer de résoudre tous ces problèmes d’une façon qu’on pourrait estimer rationnelle, y compris du point de vue des intérêts capitalistes, en essayant de venir à bout de toutes ces contradictions qui ont abouti à la crise, à savoir : relancer la demande par la consommation et la hausse du pouvoir d’achat, maîtriser la finance ? Il est très peu probable que ce sera le cas, on le voit d’ores et déjà.Avant de se pencher sur cette question, je voudrais insister sur le fait qu’on 

ne peut pas examiner les tentatives de sortie de crise sans prendre en compte le fait qu’on assiste à un basculement des rapports de force mondiaux et à un déplacement de ce qui a été, depuis plus d’un siècle, le centre de l’accumu-lation capitaliste mondiale. Je veux parler du fait que l’ensemble des pays en développement, au-delà de leurs différences, ont été moins touchés par la crise que  les pays du Centre,  les États-Unis,  l’Union européenne, et ont  semblé récupérer plus vite (même si les populations de ces pays ont subi durement la crise). Je fais surtout allusion à la croissance des pays émergents (au premier rang desquels la Chine), qui, même si elle a connu une inflexion dans sa crois-sance, n’a pas connu de ralentissement durable.Est-ce que cela marque un basculement ? Il est difficile de se prononcer sur 

ce point, pour deux raisons.

D’une part, parce dans les conditions économiques qui marquent les coor-données de la sortie de crise perdure un équilibre contradictoire, à savoir cette interdépendance fondamentalement instable entre l’économie des États-Unis et celle de la Chine : la croissance de l’économie chinoise a besoin du débou-ché du marché des États-Unis pour maintenir l’exportation de ses entreprises ; dans le même temps, pour que l’économie des États-Unis ne s’effondre pas, elle a besoin que se maintienne le financement par les excédents financiers chinois notamment avec des fonds souverains, qui achètent des bons du Trésor en dollars. Cet équilibre instable entre ces deux capitalismes interdépendants, qui maintient de fait l’hégémonie des États-Unis, cette domination par un dol-lar faible, et qui conduit à la crise, semble pour l’instant reconduit, mais en étant porteur de la même instabilité.Si  un  déplacement  du  lieu  d’accumulation  dans  les  pays  émergents  se 

confirmait, ce ne serait pas seulement un déplacement qui maintiendrait in-

Page 80: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

80S

tép

han

ie T

reil

let

changé le régime d’accumulation du capitalisme dans les mêmes modalités. On aurait véritablement un changement du paradigme de fonctionnement du capitalisme à peu près comparable à celui qu’on a eu après la crise des années 1930 ou à partir des années 1980. Ceci dit, nous sommes dans un entre-deux, une situation où les choses sont encore difficiles à caractériser. Plusieurs éco-nomistes ont pu évoquer un « découplage » à propos de la possibilité que la croissance mondiale soit désormais tirée par une croissance de la Chine et des pays émergents, qui ne dépendrait plus elle-même de celle des pays industria-lisés, et notamment des États-Unis pour ses débouchés. On n’en est pas là. Ce découplage supposerait un recentrage assez considérable de la croissance de ces pays vers leur marché intérieur, donc une modification de la situation des salariés qui, pour l’instant, n’a pas eu lieu parce que, bien évidemment, l’obstacle est politique.Ce qui signifie qu’une grande partie de ce qui va se jouer dans l’avenir dé-

pend de la capacité des salariés, aussi bien ici dans les pays du Nord que dans le reste du monde et dans les pays émergents, à résister ensemble à l’entreprise du capitalisme néolibéral pour organiser la mise en concurrence. Des grèves, il y en a en Chine. Il y en a partout, dans toutes les zones où les délocalisations ont été organisées. Le retard est grand au niveau des mouvements sociaux, du mouvement syndical pour rattraper la longueur d’avance que le capital a prise dans cette organisation internationale des conditions d’exploitation. Mais une partie des enjeux se joue là. De ce point de vue, ce qui se passe en Amérique latine, le début de mise en place des bases d’une coopération, une organisation alternative à l’OMC, au FMI, est fondamental.

D’autre part parce le refus de maîtriser les marchés financiers est confir-mé au sens où il constitue un des piliers du fonctionnement du capitalisme néolibéral, avec son corollaire,  la  répartition des revenus entre  le  travail et le capital, dont j’ai parlé précédemment. L’absolue liberté de circulation des mouvements de capitaux demeure intangible.Par  rapport à  tout ce qui s’est passé dans  les entreprises et qui a permis 

cette reprise de pouvoir par le capital depuis trente ans, les politiques macro-économiques, les politiques publiques, dans tous les pays concernés, ont joué un grand rôle pour en créer les conditions. Qu’il s’agisse des politiques déré-glementant la finance, des politiques détricotant le droit du travail, des politi-ques monétaires, à aucun moment les États n’ont été pieds et poings liés par rapport au pouvoir de la finance, mais les gouvernements ont fait des choix politiques.On assiste donc à une fuite en avant qui ne peut que creuser les contradic-

tions antérieures et donner lieu à l’apparition de nouvelles contradictions, au premier rang desquelles, évidemment, la crise de l’endettement public et la crise de la zone euro dans les pays de l’Union européenne. Sur ce terrain, nous 

Page 81: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

81L’e

nje

u : in

terv

en

ir sur le

parta

ge d

e p

lus e

n p

lus in

ég

alita

ire d

e la

richesse

pro

du

ite

avons également devant nous un défi majeur : une refondation de l’Europe à l’opposé de l’Europe néolibérale, et non pas une sortie de l’euro qui n’a rien d’une solution progressiste.L’affrontement sur le partage des richesses n’est pas un affrontement tech-

nique, un affrontement économique ; c’est un affrontement politique. À partir de là, la question des conditions de vie, de la conquête d’espaces de gratuité, d’un accès à des biens et services qui ne passe pas forcément uniquement par des augmentations monétaires de salaire, toutes ces questions sont contenues dans la question centrale de la répartition du revenu, de la captation par une minorité des richesses produites. Une répartition différente des revenus peut se traduire en augmentation du salaire monétaire, du salaire direct, mais peut aussi se traduire en réduction du temps de travail, en amélioration de la protec-tion sociale, en extension des services publics. Toutes les luttes qui ont eu lieu en France ces dernières années ne s’y sont pas trompées. Elles ont toujours porté sur la protection sociale, sur les services publics, avec la conscience que c’était  là que se  jouait  l’affrontement. Et c’est aussi sur cette question que peut se jouer la redéfinition de « quoi produire ?, comment produire ?, et dans quelles conditions ? »

Page 82: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

82

Le 14 septembre 2008 plusieurs établissements financiers américains an-noncent se trouver en situation de cessation de paiement. Il s’agit de 

l’un des événements marquant le début d’une des plus grandes crises que le système capitaliste ait connue.Cette crise financière issue de l’éclatement de la bulle spéculative des sub-

primes (ces crédits pourris fortement présents dans l’économie américaine) s’est rapidement répandue à l’ensemble de la planète. Crise financière au dé-but, elle est vite devenue crise économique avec des conséquences directes sur l’emploi, les salaires, les conditions de vie, notamment pour ceux qui étaient déjà les plus en difficulté.Très rapidement, les gouvernements de nombreux pays, craignant une ca-

tastrophe encore pire, ont fait le choix de sauver les établissements bancaires et financiers ainsi que les grandes entreprises en difficulté et ce, sans aucune contrepartie. Les modalités d’intervention retenues ont fragilisé les États face aux marchés financiers, permettant à ces derniers de prétendre imposer leurs diktats sans considération pour la souveraineté populaire.Nombreux sont ceux qui cherchent à nous faire croire qu’il s’agirait d’une 

crise  conjoncturelle  et  qu’une meilleure  régulation  du  système  permettrait à  l’avenir  d’éviter  les  dérives  et  les  conséquences  dramatiques  que  l’on  a connues. La politique du gouvernement français et celle du FMI entrent dans ce cadre de pensée.Or, la crise que nous connaissons est bel et bien une crise structurelle du 

capitalisme. La fuite en avant dans la financiarisation au détriment de la pro-

développement soutenable et égalitéPenser inséparablement

d’accès aux biens indispensablesau « bon vivre »

Martine BillardDéputée PG

Page 83: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

83P

en

ser in

sép

ara

ble

men

t dévelo

pp

em

en

t sou

ten

ab

le e

t ég

alité

d’a

ccès a

ux b

ien

s ind

ispen

sab

les a

u «

bo

n v

ivre

»

duction fait écho au fait que la course aux profits se heurte à la finitude des ressources énergétiques et des matières premières. Nous ne pouvons penser l’avenir de l’économie sans intégrer les grandes crises écologiques en cours (climat, biodiversité, diffusion des polluants…). Aucune solution interne à un système en crise  systémique n’est  crédible, pas plus  le « capitalisme vert » qu’une autre.De même, nous devons intégrer à notre réflexion les évolutions des rapports 

de force entre grandes puissances économiques.Enfin une réflexion sur le projet de société que nous portons, sur les finalités 

de la production, sur le sens du travail dans ce cadre doit nous permettre de construire  les  réponses  alternatives,  radicales  et  concrètes, nécessaires  à  la sortie du système capitaliste.

De nouveaux rapports de force

Aujourd’hui, de nouveaux rapports de force se mettent en place et, sur le plan économique, il convient de s’interroger sur la nouvelle répartition des puissances. Ainsi, le rôle de la Chine doit nous interpeller. Car son poids gran-dissant ne sera pas sans conséquences sur l’évolution du système.En 2010, la contribution de la Chine à la croissance mondiale a été de 27 %. 

La Chine  posséderait  aujourd’hui  plus  de  30 millions  d’hectares  de  terres arables  au-delà  de  ses  frontières – en Afrique  essentiellement. Elle  possède également 7 % de la dette publique européenne. Enfin, plus de la moitié des exportations chinoises sont en fait réalisées par des entreprises étrangères ins-tallées en Chine.Il semble donc que l’on soit entré dans une nouvelle période qui, à terme, 

peut modifier profondément les rapports de force. Les États-Unis pourraient alors  perdre  leur  place  de  première  puissance  économique  au  profit  de  la Chine.On observe actuellement une véritable course à  l’accession aux matières 

premières,  qu’il  s’agisse  des matières  premières  alimentaires – et  donc  des terres cultivables – ou des matières premières énergétiques ou encore des mi-néraux. Face à la puissance financière de la Chine par rapport aux États-Unis ou à l’Europe en crise, de nombreux pays d’Afrique et d’Amérique du Sud se tournent vers la Chine comme puissance mondiale capable de relever le défi de la première place mondiale.

Le capitalisme vert

Certains cherchent à nous faire croire qu’une respiration momentanée du système capitaliste est possible. Ce sont les mêmes qui voient dans le « capi-talisme vert » une porte de sortie au système en crise. Comme ironisait Hugo Chávez, lors du sommet de Copenhague : « Si le climat était une banque on 

Page 84: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

84M

art

ine B

illa

rd l’aurait sauvé depuis longtemps. » Mais même repeint en vert, le système ca-pitaliste reste insupportable. Le capitalisme vert ne cherche qu’à rebondir en offrant un nouveau souffle à un système en difficulté. Des éoliennes ou des panneaux solaires produits à bas coûts en délocalisant  les productions vers des pays où il sera possible d’exploiter à outrance les salariés, c’est peut-être bon pour la planète (encore que le transport sur longue distance du produit fini soit inutilement producteur de gaz à effet de serre) mais cela ne change rien aux conditions d’exploitation des travailleurs et à l’extraction de la plus value à leurs dépens et au profit des patrons ou des actionnaires des entreprises productrices. Cela aboutit aussi à des entreprises qui vivent sur la marchan-disation de  la pollution : ainsi, pourquoi  réduire  les emballages à  la source lorsqu’on peut faire des profits sur leur recyclage et leur retraitement en jouant sur  la mauvaise conscience écologiste des citoyens ? C’est  justement parce que l’écologie n’est pas soluble dans un tel système que le « capitalisme vert » n’est qu’une mascarade.

La question du travail

Il est nécessaire de s’interroger sur le sens et sur la finalité du travail. Mais il faut aller plus loin. La question à se poser doit être la suivante : faut-il tra-vailler plus et pour quoi faire ? Travailler c’est produire. Mais est-il nécessaire de produire toujours plus à l’échelle de la planète ? Nous ne pouvons produire toujours plus sans tenir compte des limites physiques de la planète. Mais c’est aussi en termes de besoins que nous devons penser.Dès lors que l’on considère qu’il n’y a pas d’issue à l’intérieur du système 

capitaliste, il faut changer nos modes de production et arrêter la fabrication de tous ces produits à durée de vie très limitée, ces produits non réparables et de mauvaise qualité. Si l’idée d’une production de meilleure qualité, de produits de longue vie et réparables progresse, alors nous n’avons plus besoin de pro-duire toujours plus.

La seconde question est celle des salaires. Faut-il se battre pour une augmen-tation continue des salaires ? Les Boliviens nous montrent qu’il est possible de penser différemment grâce au concept du « Buen Vivir » – c’est-à-dire le « bon vivre ». Les revenus doivent être pensés à partir de cette notion. Dès lors, ils passent bien évidemment par le salaire mais aussi par l’accès à tous les biens dont on prend en compte la valeur d’usage. Ces biens sont donc gratuits pour tout ce qui est le « bon usage » tandis que dans le même temps le « mésusage » est surtaxé. Ce raisonnement peut s’appliquer pour l’eau, l’énergie mais aussi pour tout un ensemble de biens.Plutôt que de toujours chercher à marchandiser l’ensemble des biens et à 

vouloir augmenter les salaires en conséquence, il faut faire reculer le marché pour garantir un niveau de vie non soumis aux aléas des prix pour des biens

Page 85: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

85P

en

ser in

sép

ara

ble

men

t dévelo

pp

em

en

t sou

ten

ab

le e

t ég

alité

d’a

ccès a

ux b

ien

s ind

ispen

sab

les a

u «

bo

n v

ivre

»

indispensables à la vie, et donc réfléchir à un certain nombre de biens néces-saires au « bon vivre ». Ces biens doivent être accessibles à tous et gratuite-ment.Aujourd’hui nous devons proposer des solutions qui soient des solutions 

durables à l’échelle de la planète, des solutions qui considèrent la planète dans sa globalité. Ces solutions doivent être pensées en terme de développement soutenable ainsi qu’en  terme d’égalité d’accès aux biens  indispensables au « bon vivre ». Et ceci pour tous les habitants de la planète et pas seulement pour les habitants des pays les plus riches.La tentation existe en effet d’oublier que nous ne sommes pas les seuls sur 

la planète. Et, de ce point de vue, il y a eu un recul en Europe quant à la prise en compte de la globalité des luttes par rapport aux années 1970. L’existence de l’Union européenne a eu tendance à créer une forteresse qui fait oublier la réalité plus lointaine de nombreux peuples des pays du Sud. Mais que ce soit les révolutions citoyennes de plusieurs pays d’Amérique latine ou le magni-fique soulèvement des pays du Maghreb et du Machrek contre la tyrannie, la corruption et la pauvreté, ou les mobilisations qui prennent de l’ampleur dans différents pays d’Europe, le temps où il était possible de faire payer la crise du système aux peuples sans que ceux-ci se rebellent semble bien terminé et ce, même aux États-Unis où la mobilisation syndicale est en train de s’étendre à l’Illinois après le Wisconsin.

Page 86: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

86

Michel Husson a insisté sur le besoin de changer la répartition des ri-chesses. Stéphanie Treillet est allée un peu plus loin en montrant que 

la question doit être posée dès le stade de la répartition de la valeur ajoutée dans les entreprises. Je propose de franchir un pas supplémentaire et de nous demander comment les dirigeants du monde occidental s’y sont pris pour mo-difier au détriment des travailleurs la répartition de la valeur ajoutée. Ils ne l’ont pas fait par décret. C’est une multitude de choix de gestion, de choix d’investissements,  de  choix  de  gestion  de  « ressources  humaines »  qui  ont favorisé des investissements ayant pour effet de substituer des équipements matériels aux emplois, de précariser les emplois, de sacrifier la formation et la recherche. On rejoint là la description qu’a faite Jean-Christophe Le Duigou.En France, ce tournant a été particulièrement brutal. C’est en sept ou huit 

ans – entre 1983 et 1990, voir graphique – que la part des profits dans la valeur ajoutée a gagné 7 points. Depuis, elle est restée relativement stable. Pour im-poser un tel changement en si peu de temps, il a donc fallu que les dirigeants de l’économie capitaliste disposent de leviers de pouvoir extraordinaires.Un levier sur lequel ils se sont beaucoup appuyés a été la finance. Il est frap-

pant d’observer que l’évolution que je viens d’évoquer est strictement conco-mitante avec la libéralisation financière et la prise de pouvoir par les marchés financiers. Cela s’explique : dans la finance libéralisée, les actionnaires peu-vent dire à l’entreprise : si tu n’appliques pas la gestion qui répond exactement à mes exigences de rentabilité, d’un clic de souris, je retire mes capitaux… et

La gauche est timideface au pouvoir monétaire !

Denis Durandéconomiste, commission économique du PCF

Page 87: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

87La g

au

che e

st timid

e fa

ce a

u p

ou

vo

ir mo

néta

ire !

Allons encore un peu plus loin dans un sens qui a été également signalé dans les interventions : ce pouvoir a une dimension non seulement financière mais monétaire. On peut dater avec précision le début de la prise de pouvoir par les marchés financiers : le jour où la Réserve fédérale américaine, alors dirigée par Paul Volcker, a changé son régime de politique monétaire. Jusque-là, c’était la tradition « keynésienne » des politiques de taux d’intérêt bas pour soutenir la croissance. À partir d’octobre 1979, la FED passe à un régime où elle contrôle  la quantité de monnaie qu’elle émet et  laisse monter  les  taux d’intérêt. De ce moment,  les taux d’intérêt « réels » (corrigés de l’inflation) sont devenus supérieurs au taux de croissance de l’économie, et l’avantage a été donné aux apporteurs de capitaux au détriment du secteur productif. Tout ce qui s’en est suivi en a découlé.Il est  intéressant d’observer que ces mécanismes sont peut-être  liés à un 

phénomène politique qui a été évoqué dans les précédentes interventions. Il y a aujourd’hui une conscience que le capitalisme est en crise ; mais en même temps, il y a un sentiment d’impuissance : comment faire pour s’attaquer à ce pouvoir monstrueux de la finance qui a des effets si catastrophiques dans la vie des gens, et aussi sur l’environnement ? Peut-être ce sentiment d’impuis-sance est-il lié à cette sorte de tabou qui plane encore sur la finance ?Par exemple, Francis Wurtz a convaincu le congrès du Parti de la gauche 

européenne de  lancer une campagne pour  la création d’un Fonds de déve-loppement social européen ; mais il existe des forces au sein du PGE qui ne veulent pas que ce fonds soit financé par la création monétaire de la BCE. La gauche est timide face au pouvoir monétaire !

France : par des profits dans la valeur ajoutée des sociétés

Page 88: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

88D

en

is D

ura

nd

De ce point de vue,  il y aurait beaucoup à apprendre de ce que nous dit Pedro Paez. Lui n’a pas ces complexes. Il nous dit : la clé, c’est l’empower-ment – traduisons : la conquête de pouvoirs par les travailleurs et les citoyens. Il n’a pas peur de nous dire que cette conquête de pouvoirs doit aller jusqu’au FMI,  jusqu’à  l’organisation du système monétaire  international. Alors, que faisons-nous, en France, au moment de  l’élaboration des programmes par-tagés pour aller à l’élection présidentielle en 2012 ? Que faisons-nous pour faire prévaloir des propositions qui nous permettent d’aller dans ce sens, sans attendre des échéances mythiques, électorales ou autres ?Par exemple, tout le monde ici est plus ou moins pour un pôle financier pu-

blic. Mais qu’entend-on par-là ? Une super-administration ? L’illusion qu’on résout tous les problèmes par la seule vertu de l’étatisation des banques ? Ou bien un instrument pour que les citoyens aient des pouvoirs sur la façon dont l’argent est utilisé ? Pour qu’ils puissent interpeller les banques en leur disant : nous luttons pour que vous remplissiez votre tâche, pour que vous financiez les investissements dans l’emploi, la formation, la recherche au lieu d’alimen-ter les placements financiers. Par exemple, les régions ont des moyens d’inter-vention économiques. Au lieu de les gaspiller dans des aides aux entreprises dont l’effet sur l’emploi et  la cohérence des territoires est contre-productif, elles devraient dès aujourd’hui les concentrer et les mobiliser dans des fonds régionaux pour  l’emploi et  la  formation qui  interviendraient, au moyen de bonifications d’intérêts ou de garanties d’emprunts, en faveur du financement bancaire des projets porteurs de sécurisation de l’emploi et de renforcement du potentiel de création de valeur ajoutée dans les territoires.

Des sujets comme celui-là mériteraient d’avoir des développements sup-plémentaires dans une enceinte comme celle-ci et dans bien d’autres. Qu’en pensent nos intervenants ?

Page 89: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

89

La question de la nature de la crise que nous traversons est déterminante, comme l’a montré Pedro Paez. S’agit-il d’une simple crise financière, 

comme le capitalisme en connaît régulièrement tous les dix ans, dont la ré-solution passerait par une régulation du fonctionnement des banques et des marchés financiers ? S’agit-il  d’une crise  structurelle, de  celles  relevant du cycle long d’accumulation analysé par Kondratieff et dont le capitalisme ne peut sortir qu’en se transformant profondément, comme il a dû le faire à partir des années 1970, avec la crise du mode d’accumulation fordiste, en faisant le choix de la financiarisation ? S’agit-il de la phase terminale du capitalisme, comme l’affirme Immanuel Wallerstein ; d’une crise à  laquelle  le capitalis-me ne peut faire face que dans la fuite en avant, comme le démontre Michel Husson dans son intervention ?La gravité de la crise économique, sa mondialisation, comme ses liens avec 

la  crise  écologique,  la  crise  sociale,  la  crise politique et  comme  les politi-ques adoptées par les gouvernements européens au niveau national et au ni-veau européen avec le pacte de l’euro, nous conduisent plutôt à faire nôtre cette dernière hypothèse. Encore faut-il pouvoir expliquer pourquoi, comme l’a souligné Stéphanie Treillet avec juste raison, la crise semble épargner les pays émergents et certains pays développés comme l’Australie dont le taux de croissance n’est pas si mauvais. Doit-on en déduire, comme le fait David Harvey, que seul le centre d’accumulation du capital international s’est dépla-cé de l’Ouest vers l’Est, de l’Europe et des États-Unis vers l’Asie et l’Austra-

Quelle crise ? Quelle alternative ?

Véronique Sandovaléconomiste, Espaces Marx

Page 90: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

90V

éro

niq

ue S

an

do

val

lie, mais que le capitalisme a encore tout l’avenir devant lui ? Ne doit-on pas prendre en compte, au contraire, le fait que le cycle d’accumulation du capital ne se faisant pas au niveau national mais dans le cadre d’une globalisation, la mondialisation financière a conduit à une concentration des capitaux sans précédent ? Or ces quelques grands groupes financiers internationaux, qui ont assuré en grande partie le développement des pays émergents dans le cadre d’une stratégie d’extension de la sphère d’accumulation des capitaux, se heur-tent aujourd’hui aux coûts élevés de la révolution informationnelle, à la crise écologique et à la finitude des sources d’énergie et des matières premières. Ils ne sauraient voir comme une porte de sortie le développement de concurrents dans l’appropriation de la plus-value au niveau mondial. En outre, ces grands groupes financiers internationaux maîtres des marchés financiers, constituant ce que François Morin appelle un véritable « mur de l’argent », quelles mar-ges de manœuvre reste-t-il aux États pour contrer les mécanismes pervers de l’accumulation par des politiques d’emploi, par le développement des servi-ces publics, par la régulation de la monnaie et du crédit… et donc pour lutter contre la propagation à tous les pays, de cette crise systémique ?Face à la fuite en avant qui caractérise la réponse du capital à la crise, face 

au renforcement de l’exploitation par des plans d’austérité imposés aux peu-ples par les marchés financiers, au mépris de la souveraineté nationale, quelle alternative ?Certaines sont de fausses alternatives. Il en est ainsi de la sortie de l’euro et 

du repli nationaliste, comme le montre Michel Husson. Ce dernier insiste sur la nécessité de s’attaquer au partage de la valeur ajoutée, à la captation de la plus grande partie de la plus-value par la finance, captation qui a été à l’origine de l’accumulation de dettes qui a conduit à la crise. Il propose donc de modi-fier la répartition des revenus par la hausse des salaires, la réduction du temps de travail et le développement de la protection sociale et des biens communs (hors marché) par une réforme de la fiscalité – réforme de la fiscalité visant également à taxer les mouvements de capitaux et les transactions financières.Stéphanie Treillet partage ce point de vue et défend une relative indépen-

dance des États nationaux par  rapport  au pouvoir de  la finance et donc  la possibilité de s’appuyer sur des politiques macro-économiques. Elle insiste cependant sur la nécessité de construire un rapport de force international fa-vorable aux salariés par la mise en place de coopérations, pour contrer la mise en concurrence des salariés organisée par le capital, comme cela commence à se faire en Amérique latine.Pour Pedro Paez, en revanche, ce n’est pas seulement un problème de dis-

tribution des revenus. Le point nodal de la crise est dans le processus de tra-vail dominé par  le processus d’accumulation du capital, et dans  le  taux de rendement exigé par le capital financier, qui bloque la majorité des processus productifs. En outre, même si on peut dépasser le mode de production actuel 

Page 91: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

91Q

uelle

crise ?

Qu

elle

alte

rnativ

e ?

par une intervention étatique et en faisant appel à une autre logique articulée sur l’économie solidaire, les coopératives…, la crise écologique est là. Nous ne vivons pas seulement une crise du mode de production mais une crise du mode de développement, une crise du mode de vie. Comme Robert Boyer, pour qui se libérer des contraintes de la finance suppose une mutation en pro-fondeur des esprits, Pedro Paez nous appelle à affronter idéologiquement la rationalité des paradigmes dominants et les concepts macro-économiques.Face  au  caractère  systémique  de  la  crise,  en  effet,  et  si  on  admet,  avec 

Immanuel Wallerstein, que cette crise correspond à la phase terminale du ca-pitalisme, pouvons-nous, en tant qu’économistes, nous limiter à l’examen des politiques à court et moyen terme susceptibles de permettre le redémarrage d’un cycle d’accumulation vertueux ? N’avons-nous pas la responsabilité de réexaminer les concepts de richesse, de productivité, de compétitivité ? Faut-il encore défendre la concurrence au nom du consommateur ? Quelle alternative proposons-nous à la rentabilité comme moteur du développement économi-que ? Comment commencer à aborder ce qu’Immanuel Wallerstein appelle le moyen terme, c’est-à-dire la sortie du capitalisme ?De ce point de vue, j’ai beaucoup apprécié l’approche de la crise par le tra-

vail de Jean-Christophe Le Duigou. Il est en effet urgent de se pencher sur la question de la finalité du travail et sur celle de son contenu. La crise du travail, dont la montée des suicides au travail est une des manifestations, est révéla-trice de la crise de civilisation. Elle naît de la confrontation entre les valeurs que l’entreprise néolibérale essaie d’imposer, à savoir la compétitivité, la per-formance, l’adaptabilité du travailleur, et les valeurs portées depuis longtemps par le mouvement ouvrier : celles de solidarité, de qualité du travail, de dignité et d’émancipation de l’être humain. Je partage son avis sur la nécessité d’une intervention des salariés dans la gestion des entreprises si l’on veut sortir de la crise, lutter contre la primauté des objectifs de rentabilité sur la qualité du produit et du service rendu – intervention longtemps refusée par le mouve-ment ouvrier français au nom du refus de la cogestion. Mais ne faut-il pas aller plus loin et remettre en question le statut même du salariat, en intervenant sur l’organisation du travail ? En effet, les rapports sociaux qui se nouent entre salariés à l’occasion du processus de production, du fait de l’organisation du travail ; ces rapports recherchés par les politiques de management, de mise en concurrence, de mise en compétition des salariés, au sein même de l’entre-prise ; ces rapports sociaux impactent toute la société et ses valeurs et sont un obstacle au rassemblement des « dominés » pour se libérer de la finance.

Page 92: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

92

De l’avis unanime des intervenants à ce colloque, cette crise de civilisa-tion est bien la conséquence d’une crise du système capitaliste, particu-

lièrement de sa phase néolibérale financiarisée. Cependant, comme l’indique Michel Husson, ce n’est pas la dérégulation financière qui a provoqué la crise mais bien le système qu’il décrit comme organisé autour de la baisse de la part des salaires et la montée des taux de profits ; pour autant, l’accroissement des revenus du capital n’alimente pas l’investissement en proportion, contraire-ment à ce qui était observé au cours des Trente Glorieuses ; ce désamour de l’investissement étant motivé par… le moindre rendement de celui-ci ! Il va de soi, cependant, qu’il faut mettre en place au plus vite une rigoureuse régu-lation financière – en particulier en instaurant une taxe efficace sur les transac-tions financières – ne serait-ce qu’en raison des maux que la finance impose sur l’ensemble de la planète.Si les politiques keynésiennes ont été jetées par les « responsables » poli-

tiques et économiques au tournant des années 1970-1980 c’est parce qu’el-les avaient été jugées comme insuffisamment efficaces pour l’accumulation des profits. C’est alors que, dans les fourgons de Thatcher et Reagan, ont été imposées partout dans le monde la privatisation et la libéralisation tous azi-muts. Pour bien montrer qu’avaient alors été trouvées la pierre philosophale de la vie économique, et ses propriétés universelles, un nom lui a été trouvé, le « Consensus de Washington » et un acronyme, TINA, chargé de persuader chacun qu’il n’y avait pas d’autre alternative. Les vénérables anciens comme Adam Smith ont été convoqués, souvent à tort au demeurant, pour attester le 

Quelques observations

Crise de civilisation ?

Jacques Cossart

Conseil scientifique d’Attac

Page 93: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

93C

rise d

e civ

ilisatio

n ?

Qu

elq

ues o

bse

rvatio

ns

fondement scientifique de la démonstration. Des théoriciens aux ardeurs évan-gélistes, alors en exercice, Friedrich Hayeck et son cadet Milton Friedman, ont été cités partout.Les résultats étaient prévisibles et se sont matérialisés par les crises à répé-

tition – plus d’une vingtaine recensée – jusqu’à l’apothéose de 2007 qui a failli emporter le système. On entend parfois avancer que, après tout, s’il faut une crise pour détruire ce système lourdement prédateur, qu’elle survienne ! Ce fut notamment le cas lors du récent sauvetage du système bancaire à grand renfort de fonds publics. C’est oublier que les crises sont d’abord, malheureusement, supportées par les plus vulnérables. On voit trop combien la dernière, déclen-chée par les fameux subprimes étasuniens, a dramatiquement augmenté, par-tout dans le monde, les inégalités et leur cortège de désastres dont le milliard d’êtres humains souffrant de faim est le symbole emblématique.Comment alors les États, les gouvernements et les institutions, tout acquis 

aux préceptes de l’économie de marchés financiarisés, ont-ils résolu la qua-drature du cercle consistant à distribuer prébendes répétées aux propriétaires du capital  sans  toucher à  leur fiscalité ? Simple : d’une part en augmentant la pression fiscale sur les autres catégories sociales, d’autre part en gonflant considérablement la dette publique (fin 2010 elle représente près de 100 % du PIB étasunien et plus de 200 % du PIB japonais). La fiscalité sur les riches n’ayant cessé de diminuer et, en tout premier lieu, le taux d’imposition des profits (au sein de l’Union européenne à 27, le taux moyen de l’impôt sur les sociétés – qui ne représente pas pour autant le taux réel – est passé de 39 % en 1993 à 23 % en 2010) alors que la crise conduisait à de massives interventions publiques, les États ont emprunté sur les marchés financiers. Tour de passe-passe magnifique puisqu’ainsi les riches voyaient en même temps leur contri-bution collective diminuer et leur rémunération augmenter sur les marchés financiers hautement sécurisés par les emprunts d’État.Tel est le paysage dévasté que ces apprentis sorciers laissent aux peuples 

médusés. Encore n’est pas abordée ici la dégradation environnementale, pour-tant considérable et parfaitement documentée et qui, une  fois encore, pèse d’abord sur les plus fragiles, en particulier au Sud. Là aussi, c’est bien le ca-pitalisme qui est en cause et non une quelconque fatalité. Dans la très rapide description du sous-investissement qui vient d’être rappelée, on conçoit par-faitement que les investisseurs capitalistes, de leur point de vue, ne vont pas investir dans des secteurs où il leur est si facile de laisser aller leur pratique usuelle, celle de l’usage des externalités négatives ; pourquoi donc diminuer les consommations énergétiques, améliorer les rendements alors qu’il est si aisé – et gratuit – de rejeter les gaz à effets de serre ?

Que faire ?

Mais alors, que faire ? Il va de soi que seuls les peuples seront en mesure d’imposer le « détricotage » de la pensée et de la pratique qu’exige la situation 

Page 94: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

94Ja

cqu

es

Co

ssart

dans laquelle se trouvent notre planète et sa population. Rien, en effet, n’a jamais été acquis, où que ce soit dans le monde, qui n’ait été arraché. Pour autant, il faut des outils pour atteindre le but. L’un de ceux-ci est vraisembla-blement le bien public mondial (BPM). En tant que bien public, il s’agit d’un bien ou d’un service auquel les marchés sont interdits d’accès. Mondial, parce que ce n’est qu’à ce niveau que la justice et l’efficacité peuvent être atteintes. Ce n’est pas la place, ici, d’étudier en détail comment doivent fonctionner les BPM ; abordons-en, cependant, quelques-uns.Il convient en premier lieu d’affirmer que ce sont les peuples qui doivent en 

arrêter la liste et qu’ils ne peuvent être gérés que par l’instance, aujourd’hui, la plus fondée pour ce faire, l’Organisation des Nations unies. Néanmoins, cette affirmation ne vaut pas quitus à l’ONU qui nécessite de profondes réformes. Dans  la  liste qui doit être arrêtée, on peut préjuger que  les quelques BPM évoqués ici en feront partie1.

La paix : s’il est un bien mondial, c’est bien celui-ci. On voit trop, particu-lièrement avec les forts mouvements qui se sont développés au Maghreb et dans plusieurs pays du Moyen-Orient depuis le début de l’année 2011, qu’elle est essentielle à la démocratie et à une vie acceptable pour les peuples. Elle ne saurait être laissée à l’initiative de quelques pays ou d’une quelconque OTAN. Seule l’ONU doit être celle qui peut dire l’intérêt mondial et adopter les dis-positions en conséquence.

La sécurité alimentaire : la production et la distribution des denrées ne peu-vent être laissées à la seule initiative privée et son cortège spéculatif qui parti-cipe, voire provoque, les crises que l’on sait et qui favorise grandement la faim dans le monde. La vague dévastatrice du Consensus de Washington a balayé tous les dispositifs de stabilisation à travers le monde. Pour n’être pas révolu-tionnaires, de telles « caisses de stabilisation » permettaient au paysannat des prévisions et, dès lors, participaient grandement à une production stabilisée. Les dérives qui ont pu être observées ne tiennent pas au principe de stabilisa-tion mais à l’absence de contrôle adéquat qui, pour assurer sa mission, ne peut être assuré que par l’Organisation internationale.

La sécurité énergétique : elle est de même nature que la précédente, mais s’y ajoute la dimension des besoins et de l’efficacité énergétiques. Comment concevoir que  le pétrole et  le gaz  jouissant d’une  telle  importance dans  le monde et du « privilège » d’être le principal agent de production de gaz à effet de serre, lesquels concernent toute la planète, puissent être laissés au hasard de l’histoire géologique et de puissances financières, privées et publiques ? Au regard de l’intérêt et de la protection des 6,5 milliards d’êtres humains, quelle pourrait être  la  justification véritable que  l’Arabie Saoudite, au pré-texte qu’elle recèlerait 20 % des réserves mondiales – avec, encore une fois, le soutien de quelques puissances financières privées ou des États-Unis – puisse dire l’alpha et l’oméga en matière énergétique mondiale ? Comment admettre 

Page 95: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

95C

rise d

e civ

ilisatio

n ?

Qu

elq

ues o

bse

rvatio

ns

que les États-Unis soient à la fois le premier émetteur au monde de CO2 et celui qui peut dicter la politique énergétique ? C’est ce l’on appelle un conflit d’intérêt, majeur de surcroît !

La santé : elle dépend, évidemment, de facteurs multiples ; de ce point de vue, l’indicateur d’espérance de vie à la naissance est totalement insuffisant pour en rendre parfaitement compte. Néanmoins il est capable de montrer les inégalités globales considérables qui existent, par exemple entre le milliard d’habitants des pays de l’OCDE disposant d’une espérance de vie à la nais-sance de plus de 80 ans tandis que celle du 1,1 milliard des pays dits à faible développement humain n’est que tout juste de 60 ans. De très nombreux fac-teurs entrent en ligne de compte. Mais quand on remarque que les premiers vi-vent sur un territoire qui consacre plus de 4 000 dollars par habitant à la santé alors que celui des seconds ne peut y accorder que 66 dollars, on comprend aisément que, sans intervention extérieure, la seconde catégorie n’a pratique-ment aucune chance de voir sa situation de santé s’améliorer. Il y va, certes, d’une exigence de justice sans laquelle tous les dangers s’accumulent mais, plus directement encore, si on remarque que la prévalence du VIH est 16 fois plus élevée en Afrique subsaharienne que dans les pays à revenus élevés, on comprend aisément que la lutte contre le sida dans les pays du Nord passe aussi par celle qui sera menée dans les pays du Sud.

L’éducation : la problématique se pose en termes comparables à ceux de la santé. Il est évident que les pays à faible développement humain dont 60 % de la population adulte est illettrée ne pourront pas conduire leur développement comme peuvent le faire les pays du Nord.

Le climat :  il n’est guère besoin de démontrer que  la protection de notre environnement climatique est à la fois urgent et ne peut s’entreprendre qu’au niveau mondial. Quand on nous dit, par exemple, que  la Chine a émis en 2010 plus de CO2 que les États-Unis, il y a deux types de réactions. L’une consistant à demander à la Chine – en même temps qu’aux États-Unis, peut-on espérer – de baisser leurs émissions, l’autre, d’inscrire cette demande dans une démarche de BPM. On connaît la lenteur et la fragilité de la première. En revanche si, remarquant que la Chine est un très gros consommateur de char-bon, pourvoyeur de gaz carbonique, en raison de son importante production de ciment et d’énergie électrique à partir de cette énergie primaire, il pourrait être  tout à fait envisageable d’exiger de la Chine l’installation de centrales moins polluantes, le surcoût étant alors financé par la communauté mondiale puisque c’est elle qui en bénéficie autant que la Chine.

La monnaie et la stabilité financière : la monnaie doit être, pour partie, un bien public ; cela ne veut évidemment pas dire que celle que détiennent les divers agents économiques ne devrait plus leur appartenir ! C’est simplement, mais combien fondamental, la signification qu’elle ne doit pas servir à la spé-culation ni au gonflement des profits. C’est pourquoi elle doit être supervisée, 

Page 96: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

96Ja

cqu

es

Co

ssart

y compris bien entendu pour sa création, par une autorité publique ; de surcroît celle-ci doit s’inscrire dans une coordination mondiale, là encore exercée sous l’autorité de l’ONU. Mondiale, parce que la monnaie circule à la vitesse de la lumière et se révèle être un instrument de spéculation particulièrement ef-ficace. Il faut se rappeler que les transactions financières quotidiennes étaient évaluées  en  2010  par  la  Banque  des  règlements  internationaux  à  quelque 5 000 milliards de dollars !

L’accès à l’eau : bien qu’il s’agisse là d’un des objectifs du millénaire arrê-tés il y a plus de 10 ans, près de 2,5 milliards d’habitants, en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne, n’ont pas d’accès personnalisé à l’eau ! On imagine les conséquences. Mais, au-delà de ce sinistre tableau, il convient d’observer que  l’accès à  l’eau constitue, pour des  régions entières, une préoccupation majeure avec toutes les tensions que l’on imagine du point de vue de la paix.

Quelles ressources ?

Mais, dira-t-on, les ressources nécessaires pour faire face à ces besoins sont considérables ; où les trouver, alors même que les États se déclarent impécu-nieux ?La première observation  tient à  l’exigence absolue de ne pas rester dans 

l’ordre actuel des choses. En effet si, comme aiment à le dire les économistes, on s’en tient au « toutes choses égales par ailleurs », rien ne sera possible. Les peuples doivent bousculer l’ordre des choses. Plutôt que de baisser les bras, on peut observer que toute l’histoire de l’humanité, jusqu’en ce début 2011, regorge d’exemples où les peuples sont parvenus à se libérer. Il ne s’agit pas de prétendre que c’est facile mais de remarquer que c’est possible, souvent dans des circonstances jugées jusque-là impossibles.

Il faut imposer des taxes nouvelles organisées au niveau mondial ; appelons-les taxes globales. On a vu, en effet, que les maux auxquels les BPM doivent s’attaquer sont mondiaux ; c’est donc bien à ce niveau qu’il convient d’inter-venir. Plusieurs possibilités sont offertes, retenons en les trois principales.

Une taxe sur les transactions financières (TTF) : on ne revient pas ici sur les maux engendrés par les mouvements financiers qui ont été rappelés plus haut. Il faut une TTF qui vise à réduire sensiblement leur montant. On n’abordera ici ni  la  faisabilité, maintes  fois démontrée, ni  les  taux à mettre en œuvre. Disons que les montants aisément accessibles varient entre 500 et 1 000 mil-liards de dollars par an.

Une taxe additionnelle uniforme sur les bénéfices des transnationales : les transnationales représentent un poids considérable dans l’économie mondiale. Le total des actifs qu’elles détenaient en 2009 était supérieur à 77 000 mil-liards de dollars2 après avoir été multiplié par 13 au cours des 20 dernières années. Le PIB mondial de la même année était de quelque 60 000 milliards 

Page 97: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

97C

rise d

e civ

ilisatio

n ?

Qu

elq

ues o

bse

rvatio

ns

de dollars ! On imagine la puissance et les pouvoirs qu’elles détiennent ainsi. Or, les profits de ces compagnies transnationales, en particulier les 150 plus importantes (comme la française Total qui sur les 5 dernières années a réalisé un bénéfice supérieur à 66 milliards €, dont 30 pour les actionnaires), sont en progression. Pour autant et comme rappelé plus haut, les taux d’imposition vont diminuant ; davantage encore pour l’impôt réellement acquitté – pour ses 60 milliards, Total, par exemple, n’a rien payé… Il faut instituer une taxe ad-ditionnelle substantielle et uniforme. Cette dernière caractéristique est impor-tante pour éviter les évasions fiscales (rappelons que l’évasion et la fraude fis-cale représentent au sein de l’Union européenne environ 250 milliards €). Les montants envisageables sont du même ordre de grandeur que pour la TTF.

Une taxe sur les émissions de gaz à effet de serre (GES) : la grave question de la régulation climatique ne sera pas résolue par la seule fiscalité ; cepen-dant, on ne comprendrait pas pourquoi il ne faudrait pas avoir recours à ce type d’instrument capable de produire, les premières années, plusieurs centai-nes de milliards de dollars par an.

Conclusion

On voit donc, après cette très brève esquisse, que des ressources considé-rables sont facilement à portée, sans difficulté technique. En revanche, le vé-ritable obstacle est de nature politique ; c’est celui qui doit être levé grâce à l’action des citoyens. Les remarques que l’on entend souvent à propos du ca-ractère décrété irréaliste de telles propositions, au prétexte qu’elles ne seraient pas viables puisque les deux premières disparaîtraient en même temps que leur éventuel succès, sont ou malveillantes ou stupides. Personne ne conteste, en effet, qu’elles visent à pallier les graves externalités négatives entraînées par le système. Rassurons les inquiets : celles-ci disparues, ce système sera autre ; de même les ressources collectives qu’il sera capable de générer !

Notes(1) Tous les chiffres donnés ici sont tirés des dernières statistiques disponibles de la Banque mondiale ou du PNUD.(2) Rapport mondial sur les investissements dans le monde (CNUCED WIR 2010).

Page 98: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

98

La crise systémique de la société, à l’échelle mondiale, n’est pas seule-ment économique. C’est une crise de toute la civilisation. La question 

qui se pose est celle de son analyse et des propositions.Tous les faits de l’actualité récente, de la crise et des dettes publiques euro-

péennes, aux avancées démocratiques vers une autre construction politique en Tunisie ou en Égypte, ou à la catastrophe nucléaire au Japon, vont dans ce sens.Par hypothèse, une civilisation concerne deux systèmes :  le système éco-

nomique et le système que j’appelle anthroponomique (le social non écono-mique) ainsi que leur combinaison dans un cadre géographique et historique déterminé, pour un mode de vie et de créativité. Ainsi, notre civilisation se rapporte  à  l’économie du capitalisme et  à  l’anthroponomie du  libéralisme, dans le cadre occidental de l’Europe puis des États-Unis, du XVIe siècle à nos jours. C’est la civilisation occidentale, qui s’est aujourd’hui pleinement mon-dialisée. Et cette mondialisation est un des facteurs de sa crise radicale.Parler essentiellement du capitalisme ne correspond qu’à une partie de la 

réalité  sociale. Selon mon hypothèse néo-marxiste,  en  liaison avec  la « re-production  matérielle »  de  l’économie,  l’anthroponomie  concerne  toute  la « regénération humaine », les activités parentales, et les mœurs, les activités de production mais comme  transformant  les êtres humains, notamment au plan psychique, la politique, et toute la culture (pensée et éthique). Il s’agi-rait d’avancer au-delà des apports de Marx, déclarant qu’en transformant la 

une crise de civilisationLa crise systémique :

Ses perspectives et des propositionspour avancer vers une nouvelle civilisation

Paul BoccaraMaître de conférences honoraire en Sciences économiques.

Page 99: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

99La crise

systé

miq

ue : u

ne crise

de civ

ilisatio

n

nature extérieure l’homme transforme sa propre nature, et des autres grands chercheurs sur ces questions.

Éléments sur les crises systémiques du capitalisme au plan économique et du libéralisme au plan anthroponomique

Les crises du capitalisme sont caractérisées par une surproduction avec « les insuffisances  de  la  demande globale »,  selon  l’expression keynésienne. Au fondement des crises de surproduction,  il y a l’excès d’accumulation ou la « suraccumulation » des capitaux selon l’expression de Marx. Cette suraccu-mulation est liée à la révolution industrielle tendant à remplacer les travailleurs par des machines-outils.Cela concerne des crises cycliques, avec des cycles de moyenne période, de 

7 à 12 ans et les cycles dits de Kondratieff de longue période, de 48 à 60 ans. Ces derniers comportent une longue phase de tendance ascendante et une lon-gue phase de tendance aux difficultés qui correspond à une crise systémique, comme celle de l’entre-deux-guerres mondiales, marquée par une suraccumu-lation durable et un chômage massif.On est sorti de la crise du capitalisme de l’entre-deux-guerres par des trans-

formations systémiques, permettant de  relever  la demande globale, notam-ment en investissements, en faisant reculer l’exigence de rentabilité dans les secteurs lourds avec le développement du secteur public. Mais ce sont aussi des progrès sociaux comme la Sécurité sociale. Après une longue phase de croissance, nous sommes entrés, vers 1967-1974, dans une nouvelle crise sys-témique, mettant notamment en cause l’importance du secteur public, avec l’allongement indéterminé de la crise.

Le libéralisme est caractérisé par les rapports contractuels entre individus libres et égaux en droits, mais inégaux du point de vue de la disposition des moyens matériels et  culturels.  Il  est  fondé sur des  relations de délégations représentatives. Ces délégations se retrouvent dans les différents moments de l’anthroponomie : délégation aux chefs de familles, aux chefs d’entreprises, aux élus des assemblées et aux chefs de gouvernements et d’États, aux auteurs pour la culture, avec la révolution de l’imprimerie.Dans ces conditions,  aux crises  systémiques de  suraccumulation durable 

des  capitaux  correspondraient  des  crises  de  surdélégations  représentatives, c’est-à-dire d’excès de délégation et de représentation, relativement coupées des réalités sociales transformées.

La réponse aux crises des délégations représentatives excessives se fait par un élargissement des références des délégations et des représentations. Ainsi, après la crise systémique de l’entre-deux-guerres, c’est l’élargissement de la démocratie libérale avec ses références sociales nouvelles, l’importance des questions sociales et des salariés, le vote des femmes, la Sécurité sociale, ou 

Page 100: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

100P

au

l B

occ

ara encore, à l’opposé des colonies, la montée des nations en développement se 

voulant indépendantes dans le monde entier, et l’institution de l’ONU.Cependant, après une longue phase d’expansion, nous sommes entrés dans 

la crise systémique actuelle. Par hypothèse, avec cette crise de civilisation, il s’agirait d’une crise systémique radicale, c’est-à-dire pouvant mettre en cause l’existence même du système, ou du moins sa domination, en raison de véri-tables révolutions des opérations techniques et sociales.

Révolutions des opérations techniques et socialesAu plan économique

La révolution informationnelle. Tandis que la révolution industrielle déve-loppe  le  remplacement de  la main des  travailleurs par  les machines-outils, c’est un remplacement de certaines opérations du cerveau, comme avec les ordinateurs.Et surtout, désormais, les informations, comme les résultats d’une recherche, 

tendent à devenir prédominantes, plus importantes que les machines, dans la production. Or une même information, comme le résultat d’une recherche, à la différence d’une machine qui est ici ou là, base de sa propriété privée capi-taliste, peut être partagée jusqu’à l’échelle du monde entier.

Une implication fondamentale est la récupération de ce partage par le capi-tal privé monopolistique. Cela va favoriser la privatisation, avec l’expansion des entreprises multinationales. En effet, une entreprise privée multinationale peut bien davantage partager les coûts informationnels (de recherche, de dis-tribution, de publicité, etc.) qu’une entreprise publique purement nationale. Cela entraîne l’industrialisation du monde et sa salarisation massive, avec la montée formidable des pays émergents. Cependant, les entreprises multina-tionales tendent à mettre en concurrence les salariés du monde entier et déve-loppent aussi la concurrence entre elles.Avec les économies de travail direct et de travail contenu dans les moyens, 

c’est de nouveau la tendance au chômage massif durable, avec en outre, en rai-son des à-coups technologiques, la prolifération de la précarité des emplois.La révolution monétaire, de décrochement presque complet de la monnaie 

par rapport à l’or. La révolution monétaire a contribué à une création monétaire effrénée, tout particulièrement en dollars, à la montée extraordinaire des endet-tements, des crédits, notamment pour les marchés financiers et la spéculation.La  révolution écologique a  trois dimensions :  la  tendance à  l’épuisement 

des ressources naturelles traditionnelles comme des ressources énergétiques fossiles, les pollutions devenues intolérables pour la santé, jusqu’aux risques du réchauffement climatique, et enfin les nouveaux domaines écologiques, de l’espace à la profondeur des océans, aux biotechnologies et aux nanotechno-logies.

Page 101: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

101La crise

systé

miq

ue : u

ne crise

de civ

ilisatio

n

Au plan anthroponomique

C’est l’autre face de la révolution informationnelle, avec la succession de la révolution de l’imprimerie par la révolution du numérique et de la télécom-munication des  informations,  avec  les ordinateurs personnels. Cela permet un accès sans précédent de chaque individu aux informations de toutes sortes et leur circulation dans tous les sens. Cela peut s’opposer à la scission entre auteurs et lecteurs de l’imprimerie, avec la possibilité de réponse et de modi-fication personnelle des informations.La double révolution démographique, avec un décalage entre les pays déve-

loppés et le reste du monde.1). La réduction très forte de la fécondité et de la natalité,2). La révolution de la longévité, avec la très forte progression de l’espérance de vie à l’échelle mondiale.La révolution parentale, surtout dans les pays occidentaux. Ce sont : l’im-

portance des divorces, des couples non mariés avec enfants, de la montée de l’égalité des femmes dans la direction des familles, des familles monoparen-tales, des parentés recomposées, des couples homosexuels, etc. Cela met en cause les mœurs traditionnelles, jusqu’à l’échelle du monde entier.La révolution migratoire : à l’opposé de l’époque de l’impérialisme colo-

nial, la forte pression migratoire des pays du Sud en direction du Nord, avec les défis massifs de l’intégration ou des rejets, du métissage, ou du multicul-turalisme.La révolution militaire : avec la prolifération des armes de destruction mas-

sive, tout particulièrement de l’arme nucléaire, l’ambivalence de la montée de forces internationales d’interposition, comme les « casques bleus ».

Exacerbation du capitalisme et du libéralisme, leurs progressions et leurs rejets sociaux

La progression et la montée des contradictions du capitalisme mondialisé

Il y a, à la fois, progression de l’industrialisation et de la salarisation dans le monde et aussi extension maximum et même exacerbation des marchés et de la domination des capitaux. Cela se rapporte aux déréglementations systéma-tiques des marchés.C’est la progression considérable du chômage mondial.La progression formidable des marchés financiers et des spéculations, ainsi 

que des prélèvements financiers, intérêts et dividendes.C’est la montée extrêmement importante des prélèvements publics et so-

ciaux, mais encore plus des dépenses publiques et sociales. C’est donc aussi l’importance des déficits publics et  sociaux et de  la progression des dettes publiques.

Page 102: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

102P

au

l B

occ

ara Il s’agit tout particulièrement de l’endettement public international colossal 

des États-Unis, en relation avec la montée formidable des déficits de leur ba-lance commerciale.Montée de l’individualisme, des crises d’autorité et de la crise des mœurs 

dans le mondeC’est l’exacerbation du libéralisme et de son individualisme dans les pays 

développés, et  l’extension d’éléments  institutionnels du libéralisme dans  le monde entier. D’où les crises de l’autorité dans tous les domaines.C’est la radicalité des affrontements sur les mœurs et sur les valeurs.C’est aussi l’exacerbation des conservatismes et des intégrismes opposés.

1. Intégrisme occidentaliste, de l’apologie du libéralisme et du marché, mora-lisme conservateur des sectes évangélistes aux États-Unis ou encore montée des populismes des extrêmes droites.

2. Intégrisme islamiste, de réaction aux mœurs occidentales contemporaines, contre leurs émancipations ou leurs débordements individualistes, et les re-jets violents.D’où les affrontements meurtriers du terrorisme islamiste et aussi les guer-

res impulsées par les États-Unis en Irak et en Afghanistan.

Tournant récent dans la crise de la civilisation

Le tournant économique

Ce sont les trois actes d’effondrements des surendettements de la crise fi-nancière de 2008, de la récession à l’échelle mondiale de 2009, puis de la crise de l’euro de 2010.Cela va entraîner l’autre élément du tournant : les interventions extraordi-

naires des États, de soutien des banques, Fonds et assurances.Cependant, contrairement aux années 1930, même s’il y a déflation de la 

dette des ménages, le relais est pris par la création monétaire et surtout par la dette publique, notamment aux États-Unis.En 2010 explose la crise de la spéculation contre les titres de dette publique 

dans l’Union européenne, de la Grèce et l’Irlande, à l’Espagne, au Portugal. C’est la crise de l’euro, qui provoque les interventions interétatiques, celles de la BCE et du FMI, et les plans d’austérité.

Le tournant anthroponomique

Au plan politique, c’est le retour des interventions étatiques très massives, non seulement nationales, mais aussi désormais interétatiques. Cela exacerbe les dé-légations représentatives. Cela se relie à la crise idéologique de mise en cause des illusions sur les marchés autorégulateurs et de délégitimation du capitalisme.C’est  l’impact  du  relèvement  des  dépenses militaires,  lié  à  la  guerre  en 

Irak puis en Afghanistan, sur la remontée des taux d’intérêts de 2005 à 2007. 

Page 103: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

103La crise

systé

miq

ue : u

ne crise

de civ

ilisatio

n

D’ailleurs, l’éclatement des affrontements violents mondialisés après septem-bre 2001 aurait participé au tournant au plan idéologique et politique.

Perspectives de la crise systémique planétairePerspectives économiques

À travers la reprise de la croissance mondiale montent les risques majeurs d’un quatrième acte d’éclatement d’un surendettement et d’une suraccumula-tion encore plus graves, d’ici quelques années.1. L’éclatement  probable,  dans  quelques  années,  de  l’excès  des  dettes  pu-bliques, non seulement dans l’Union européenne mais un peu partout, et surtout pour les États-Unis. C’est la montée du risque de chute des cours affectant la masse formidable de Bons du Trésor des États-Unis. D’où la mise en cause de la domination du dollar.

2. L’éclatement corrélatif des surinvestissements, face notamment à la limita-tion des emplois et des demandes dans les pays développés, surtout depuis les pays émergents, y compris la Chine.

Perspectives anthroponomiques

Ce sont les redoublements des crises d’autorité et de surdélégations repré-sentatives.La montée des exigences liées à l’allongement de l’espérance de vie et à 

l’augmentation du nombre des personnes âgées dans les pays développés.La montée des violences et des exigences concernant l’insécurité, mais aus-

si l’échec des réponses violentes aux violences.La montée  de  graves  difficultés  concernant  les  pouvoirs  et  les  cultures, 

du plan  local, national et zonal, notamment des pays en développement et émergents, et les exigences de démocratisation, comme déjà en Tunisie ou en Égypte, jusqu’à la gouvernance mondiale.

Des propositions de transformations radicales pour avancer vers une autre civilisation

Il ne s’agirait pas de sauter dans une tout autre société, mais d’une construction mixte où avanceraient des institutions nouvelles, faisant reculer graduellement les institutions existantes, progressivement maîtrisées jusqu’à être dépassées.

Maîtriser et commencer à dépasser les marchés du capitalisme mondialisé.

1. Marché du travailJe propose d’avancer partout, vers un système de sécurité d’emploi ou de 

formation. Celui-ci, pleinement réalisé, assurerait à chacune et à chacun soit 

Page 104: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

104P

au

l B

occ

ara un emploi soit une formation rémunérée, pour revenir par la suite à un meilleur 

emploi, avec des rotations emploi/formation.2. Marchés monétaire et financier  

La première transformation concernerait un nouveau crédit pour les inves-tissements avec des  taux d’intérêt d’autant plus abaissés que sont créés de bons emplois et formations, et des constructions sur quatre niveaux :a. le niveau local et régional,b. le niveau national,c. le niveau zonal, tout particulièrement important, comme celui de la Banque centrale européenne, ou celui de la Banque du Sud qui s’installe en Amérique latine. La BCE refinancerait par sa création monétaire les banques ordinai-res pour le nouveau crédit,

d. le niveau du monde, avec une refonte du FMI. Une véritable monnaie com-mune mondiale serait instituée, à partir des Droits de Tirage Spéciaux du FMI. Une seconde transformation concernerait la prise de dettes publiques par la création monétaire des banques centrales et par le FMI nouveau avec la monnaie commune mondiale. Une transformation radicale consisterait en des prises de titres de dettes publiques pour financer une expansion massive des services publics, comme avec la proposition d’un Fonds de développe-ment social européen par le Parti de la gauche européenne.

3. Marché des productionsDe nouveaux critères de gestion d’efficacité sociale des entreprises pour-

raient faire reculer les critères de rentabilité. Il s’agirait d’économiser les capi-taux par rapport à la valeur ajoutée produite, en développant les dépenses pour les capacités des travailleurs, en liaison avec les recherches-développement.Face à la gravité des défis écologiques, de simples taxations et subventions 

ou des objectifs de réduction, comme pour les émissions de CO2, sont insuf-fisants. Ils sont contrecarrés par les productions installées et les gestions des grands groupes. Les limitations et règlementations devraient donc être articu-lées à d’autres critères de gestion pour économiser les moyens matériels. Elles seraient aussi reliées à des refontes systématiques des types de production et de consommation, impulsées par des services publics nationaux de l’environ-nement, coopérant au plan international.

Le développement de participations publiques dans les entreprises et de nouvel-les entreprises publiques et socialisées contribueraient aux nouvelles gestions.4. Marché mondial avec coopérations et co-développementAvec des mesures de compensation des dissymétries des échanges, des ac-

cords de coopération permettraient des réciprocités. On remplacerait l’Orga-nisation mondiale du commerce par une Organisation de coopération et de maîtrise du commerce mondial pour le co-développement. Il s’agirait notam-

Page 105: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

105La crise

systé

miq

ue : u

ne crise

de civ

ilisatio

n

ment de nouvelles coopérations interzonales de co-développement des peu-ples, comme une véritable coopération euro-méditerranée.  Il s’agirait aussi d’avancées des services et biens communs publics de l’humanité, maîtrisant et commençant à dépasser les opérations des entreprises multinationales.

Maîtriser et commencer à dépasser les délégations représentatives du libéralisme dans le monde

1. Activités parentales et services publics les prolongeantIl s’agit de la promotion radicale des droits des femmes, des enfants, des 

personnes âgées.Dans  les services publics, on  instituerait des pouvoirs de participation et 

de coopération créatrice des usagers, directs et indirects comme les parents, avec tous les personnels. Ainsi, pour la santé, les malades à l’hôpital, au lieu d’être traités comme des objets passifs, devraient pouvoir, au-delà des avan-cées récentes sur les droits d’information, participer à leur propre traitement personnalisé.  Ils  s’appuieraient  sur  l’aide d’associations, de  formations, de sites d’information et de débat.Cela concernerait également des services publics nouveaux à créer, comme 

pour la petite enfance ou pour les personnes âgées.2. Nouveaux pouvoirs politiquesDes pouvoirs d’intervention dans les gestions des entreprises et des services 

publics, peuvent se relier à des pouvoirs d’intervention de tous dans de nou-velles institutions politiques, de démocratie participative.Ces  nouveaux  pouvoirs  iraient  depuis  le  plan micro-local  jusqu’au  plan 

mondial, en passant par le régional, le national, l’international zonal et inte-rzonal.3. Nouvelle gouvernance mondialeAvec une démocratisation profonde de l’ONU et de ses agences, des servi-

ces et biens communs publics de l’humanité, y compris la paix.4. Nouvelle culture de partage et d’intercréativité de toute l’humanitéa. Une culture d’intercréativité de tous les êtres humains.b. Une utilisation des technologies de l’information et de l’Internet pour cette 

intercréativité émancipée de la domination des grands groupes privés.c. Un nouvel humanisme et un nouvel œcuménisme contre tous les intégris-

mes.d. Un dépassement des cultures occidentales, orientales et du Sud, pour une culture émancipatrice de toute l’humanité.Une civilisation véritablement mondiale de toute l’humanité pourrait viser 

à dépasser les apports de libertés de l’Occident, mais sans l’égoïsme et les 

Page 106: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

106P

au

l B

occ

ara monopoles, et les apports de solidarité de l’Orient et du Sud, mais sans les 

dominations hiérarchiques, pour l’épanouissement de chacun partout.L’enjeu d’une autre civilisation se rapporte à la convergence de toutes les 

luttes sociales et humaines. Ce sont les luttes de classe de toutes les catégo-ries de salariés du monde entier. Ce sont les luttes d’émancipation contre les dominations des femmes, de génération, des jeunes, des personnes âgées et les dominations politiques. Ce sont les luttes des nations et zones culturelles dominées, de toutes les minorités immigrées. Cela concerne la convergence de  toutes  les  émancipations,  contre  tous  les monopoles  sociaux,  pour  une civilisation de partages de toute l’humanité, favorisant les activités libres et créatrices de chacun.

Références

– Voir pour les références bibliographiques et statistiques ma Note, publiée en décembre 2010, sous le même titre que l’article, par la Fondation Gabriel Péri. [email protected]

Page 107: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

Nouvelle conceptiondu développement humain

Page 108: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

La crise écologique pose des questions angoissantes qui appellent des répon-ses urgentes. Plus fondamentalement,

elle interroge l’humanité sur la façon dont elle peut vivre ensemble sur la planète, aujourd’hui et demain : comment 9 milliards d’être humains pourront-ils habiter la Terre sans la détruire, ou se détruire ? Il est impensable, sans imaginer une humanité à deux vitesses désormais im-possible, d’en rester à la conception de la crois-sance héritée des siècles derniers qui se heurte déjà aux limites indépassables de la biosphère, et au refus de la plus grande partie de l’huma-nité d’accepter le maintien de la domination occidentale sur le reste du monde. Comment répondre alors aux questions que pose l’objectif d’un développement humain soutenable, plus égalitaire et solidaire ? Comment aller vers la satisfaction universelle des besoins humains fondamentaux ? Comment pouvons-nous les repenser, et mettre en cause un système qui lie emploi, productivisme, consumérisme, mise en concurrence de chacun contre tous, et tend à marchandiser toujours davantage toute res-source, toute activité et toute forme de vie sur terre ? La question de savoir quelle huma-nité nous voulons être, et quelle vie nous voulons vivre ne nous oblige-t-elle pas à mettre une nouvelle conception et articu-lation du social, de l’environnement, de la solidarité et de la culture au cœur du dé-veloppement ?

Page 109: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

109

Dans  le contexte de mondialisation, parler du développement humain durable revient en premier lieu à poser la question de la réponse aux 

besoins de la population mondiale.Aussi paradoxal que cela puisse paraître, en effet, la mondialisation ne met 

pas fin à la solidarité des travailleurs. Au contraire, elle étend son champ. La solidarité des travailleurs n’est plus uniquement une question de mœurs. Elle se renforce désormais au travers des processus de production. Et cette nou-velle approche de la solidarité étend l’enjeu de la lutte des classes au-delà des frontières des États-nations, le portant également à l’échelle mondiale.

La compréhension de cette réalité et sa traduction dans des rassemblements et des luttes sociales et politiques demeurent un enjeu majeur pour les tra-vailleurs.

Un impératif de solidarité dans l’espace…

Nous  sommes  aujourd’hui  environ  6,5  milliards  d’êtres  humains  sur  la terre. La moitié de cette population vit avec moins de 2 euros par jour pour subvenir à l’ensemble de ses besoins : nourriture, logement, santé, éducation, transport… Un milliard d’individus souffrent de la faim. Autant d’individus n’ont pas accès à l’eau potable…L’un des faits majeurs de l’évolution de l’économie mondiale au cours des 

trois dernières décennies aura été l’accroissement des inégalités entre les ré-gions, mais également au sein même de chaque région et de chaque pays. Et 

Une nouvelle civilisation pour undéveloppement humain durable

Nasser Mansouri-GuilaniSyndicaliste, membre du CES

Page 110: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

110N

ass

er

Man

sou

ri-G

uil

an

i

cette inégalité croissante est un des éléments explicatifs de la crise financière et économique qui sévit dans le monde entier depuis 2008 et dont les consé-quences sociales, si elles peuvent paraître d’ordre différent, ont  les mêmes causes.En France, par exemple, 500 000 emplois ont été supprimés en 2008 et 2009, 

et le chômage, la précarité et la pauvreté se sont développés. Au cours de la même période, dans le monde, 100 millions de personnes de plus, soit l’équiva-lent d’une fois et demie la population française, ont souffert de la faim.On ne peut relativiser les souffrances des uns – en l’occurrence celles des 

Français qui ont perdu  leur  emploi  et qui  se  trouvent  en  situation de pau-vreté –, sous prétexte que les problèmes seraient plus graves ailleurs. Et on peut encore moins prétendre qu’il vaudrait mieux d’abord « balayer devant sa porte », s’occuper des problèmes des seuls Français. De telles idées, nourries notamment par l’extrême droite, ne feraient qu’aggraver la situation.Ce dont il faut prendre conscience c’est de la globalisation d’un certain nom-

bre de problèmes et enjeux, qui va de pair avec la mondialisation. L’économie politique de la mondialisation fait référence à ces problèmes à travers la no-tion de « biens communs mondiaux ». Le nombre de ces biens s’élargit : ils re-couvrent la lutte contre la pauvreté et les inégalités, l’accès à l’énergie, à l’eau potable, aux soins de santé et à l’éducation, le réchauffement climatique, la pollution de l’air et de façon plus générale les problèmes écologiques… Mais les effets dévastateurs de l’hégémonie du dollar, de même que la « gestion » de la crise financière, économique et sociale en cours, conduisent aussi, dans une économie globalisée, à inclure la monnaie et la « gouvernance mondiale » parmi les biens communs mondiaux. Enfin, avec la montée de la xénophobie et des tendances nationalistes, accentuée par cette crise, la paix et le désarme-ment constituent, plus que jamais, des biens communs mondiaux.Le fait que ces problèmes aient, en dernière analyse, les mêmes causes, pose 

un enjeu de solidarité, dans l’espace et dans le temps.Le  défi  consiste  à  trouver,  simultanément  et  au  travers  d’un  processus 

constructif,  des  solutions  aux problèmes du  chômage  et  de  la  pauvreté  en France et plus généralement dans les pays dits « développés », tout en rédui-sant, dans le même mouvement, les souffrances de milliards d’individus sur cette terre qui n’ont pas suffisamment de moyens pour vivre décemment et faire entendre leur voix.Comment expliquer, par exemple, aux salariés français qui voient leur en-

treprise fermée et délocalisée vers tel ou tel pays, que ce ne sont pas les tra-vailleurs de ce pays qui volent leur emploi, mais bien le capital qui choisit de délocaliser  la production pour surexploiter  les  travailleurs de ce pays et accroître sa rentabilité ?Plus difficile encore : comment bâtir des stratégies de rassemblement, de mo-

bilisation et de lutte à partir de cette communauté d’intérêts des travailleurs ?

Page 111: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

111U

ne n

ou

velle

civilisa

tion

po

ur u

n d

évelo

pp

em

en

t hu

main

du

rab

le

…et dans le temps

Selon les projections des Nations unies, nous serons 9 milliards d’êtres hu-mains d’ici 2050. 90 % de l’accroissement de la population mondiale se pro-duira dans les pays dits « en développement », mais où une proportion plus ou moins importante de la population connaît déjà de grandes difficultés.

Comment allons-nous nous préparer pour accueillir ces nouvelles généra-tions ? Comment allons-nous préparer l’avenir ? L’horizon de la vie humaine dépasse largement celui de notre propre existence. Qu’allons-nous léguer à nos enfants ? Il s’agit là d’un enjeu de solidarité dans le temps.La civilisation barbare de marché – fondée sur l’individualisme et l’égoïsme, 

sur l’illusion d’un homo œconomicus qui, en maximisant son propre bien-être, contribuerait à maximiser le bien-être global – n’est pas à même de relever le défi. Le mode de production capitaliste sacrifie l’homme et l’environnement au nom du « principe sacré » de la maximisation des profits, de l’accumulation du capital. Si ce mode de production se poursuit, les difficultés vont se multi-plier, accentuant les violences et les conflits. La paix sera menacée.Il nous  faut un autre mode de développement économique et  social qui, 

tout en respectant l’environnement, nous permette de répondre aux besoins immédiats et futurs. Cela porte au devant de la scène la question de l’effica-cité globale du système productif, celle du travail vivant, mais aussi, voire surtout, celle du travail mort, du capital. Il s’agit donc d’établir un nouveau mode de production plus économe en ressources naturelles, plus respectueux de l’homme et de l’écosystème.

Une autre civilisation est-elle possible ?

La question ne peut être éludée : la planète terre dispose-t-elle de la capacité à répondre à la demande croissante de la population mondiale, et notamment à celle émanant des « pays émergents » ?Pour aller au-delà des idées dominantes, les organisateurs du colloque pro-

posent le concept de « développement humain soutenable ». Plus précis que celui de « développement soutenable », le concept proposé nous paraît néan-moins de tonalité pessimiste, voire alarmante. Nous préférerions le concept de « développement humain durable » perçu comme un processus permanent de progrès social, d’amélioration du bien-être individuel et collectif.Selon cette conception, le progrès va de pair avec le développement de la 

dimension immatérielle de la vie, qu’il s’agisse des parcours de vie person-nels ou de l’évolution historique des sociétés humaines. La vie d’un enfant nouveau-né se caractérise surtout par la satisfaction de ses besoins matériels immédiats. La construction de concepts, la pensée construite, les besoins im-matériels apparaîtront au fur et à mesure de la croissance de l’enfant, l’en-

Page 112: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

112N

ass

er

Man

sou

ri-G

uil

an

i

vironnement familial – et surtout social – jouant un rôle déterminant dans la formation et la satisfaction de ces besoins immatériels. De même, lorsqu’on vit dans un lointain village d’un pays en développement avec moins de deux euros par jour, c’est  la satisfaction des besoins immédiats – la nourriture,  le toit, l’eau… – qui détermine et conditionne les comportements.Évidemment, la question ne se pose pas dans les mêmes termes en France 

où, grâce notamment à l’existence de services publics et de droits sociaux, les citoyens ont la possibilité de subvenir à leurs besoins matériels immédiats et d’enrichir la dimension immatérielle de leur existence. Pourtant, même en France, avec le développement de la pauvreté et surtout de la grande pauvreté, la question de la satisfaction des besoins matériels immédiats se pose avec plus d’acuité pour une fraction croissante de la population, ce qui la margina-lise et l’éloigne de la vie culturelle. C’est bien là une dimension de la crise de civilisation.

Le rôle déterminant des innovations sociales et des progrès technologiques

La question de la capacité de la planète à relever le défi de l’accroissement démographique est récurrente. Jusqu’ici, l’Humanité a pu relever ce défi grâce aux innovations sociales, grâce aussi aux nouvelles technologies permettant d’améliorer  l’efficacité  des  systèmes  productifs. Aujourd’hui,  serions-nous arrivés aux limites de ces possibilités ? Si la question paraît banale, la réponse mérite débat.Un élément de réponse se trouve dans la crise de civilisation en cours : le 

système capitaliste, surtout dans sa version la plus brutale, s’oppose aux pers-pectives d’un développement humain durable.

Mais un autre élément de réponse se trouve dans les mutations technologi-ques en cours : la « révolution informationnelle » de Paul Boccara, qui ne se résume pas au développement des techniques informatiques et particulière-ment de l’Internet. Les événements récents – en 2009 en Iran puis récemment en Tunisie et en Égypte – mettent effectivement en évidence le rôle important des technologies de l’information et de la communication dans la mobilisation des masses. Mais l’enjeu de la révolution informationnelle est autrement plus important.La révolution informationnelle ouvre la possibilité d’une nouvelle civilisa-

tion de par son cœur même, à savoir l’information, c’est-à-dire l’ensemble des connaissances, savoirs et savoir-faire qui sont indispensables pour produire les biens et services nécessaires à la satisfaction des besoins de la société hu-maine.Par rapport à tout autre produit échangeable, l’information a cela de particu-

lier que son échange ne prive pas son propriétaire de sa propriété. On peut dès 

Page 113: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

113U

ne n

ou

velle

civilisa

tion

po

ur u

n d

évelo

pp

em

en

t hu

main

du

rab

le

lors légitimement demander que le prix d’accès à l’information soit inférieur à son coût de production, sortant ainsi d’une logique purement marchande. Ce prix d’accès à l’information devrait même diminuer avec la hausse du nombre d’utilisateurs, augmentant ainsi la possibilité de mieux répondre aux besoins, favorisant l’accès des populations à un nombre plus grand de biens et servi-ces. L’information s’apparente donc à un bien commun dont  la production et la distribution sont socialement plus efficaces quand elles obéissent à une logique non marchande.D’où l’enjeu du développement de la sphère non marchande, du secteur et 

des services publics susceptibles de favoriser l’accès de tous les citoyens aux biens communs. Le combat pour le développement de services publics de qualité, comme la lutte contre les privatisations des entreprises et des services publics, est un combat d’avant-garde.

L’obstacle à surmonter : l’exigence de rentabilité financière du capital

Cette possibilité d’établir une nouvelle civilisation sur la base de nouvelles conceptions de solidarité et de partage se heurte à un obstacle majeur : l’exi-gence de rentabilité financière du capital, surtout quand la « norme » imposée est celle des capitaux les plus puissants, en l’occurrence les capitaux finan-ciers.Les exemples ne manquent pas. L’industrie pharmaceutique en est un, sans 

doute parmi  les plus scandaleux. Au nom du risque et des  investissements massifs que requièrent la recherche fondamentale et son développement in-dustriel, les laboratoires pharmaceutiques monopolisent l’information et pra-tiquent des prix exorbitants. Et, pour les mêmes raisons, la recherche, comme le développement et la production, ont pour priorité les médicaments à desti-nation des marchés « solvables ».Ce cynisme explique l’essence même de la crise de civilisation en cours et 

met en évidence la nécessité de rompre avec les logiques à l’œuvre.

Des constructions possibles pour un dépassement du capitalisme

L’idéologie libérale et la croyance absolue dans les mécanismes de marché ont pris des coups sérieux avec la crise financière et économique en cours. Cela crée de nouvelles possibilités de mobilisation et de rassemblement pour un nouveau mode de production.La finalité de la production des biens et services doit être la réponse aux be-

soins immédiats et futurs. La seule finalité productive défendable : la réponse aux besoins immédiats et futurs.C’est ce que met bien en évidence la crise en cours. Et c’est à l’aune de cette 

donnée fondamentale qu’il faut reprendre la question de la capacité de notre planète à répondre aux besoins croissants de la population mondiale.

Page 114: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

114N

ass

er

Man

sou

ri-G

uil

an

i

La  façon  dont  elle  est  souvent  posée  paraît  tendancieuse. On  nous  rap-pelle, à juste titre, que si les Chinois voulaient aujourd’hui vivre comme les Américains, il nous faudrait l’équivalent de quatre planètes terre. Mais quelle conclusion faut-il en tirer ?Évidemment, le « modèle américain », caractérisé par d’énormes gâchis en-

vironnementaux et des gaspillages de ressources naturelles, est à combattre. Mais ces gâchis et gaspillages ne s’arrêtent pas aux frontières des États-Unis. Comment convaincre les Américains, et plus généralement les habitants des pays riches, d’accepter de réduire ces gâchis et gaspillages sans que cela soit ressenti comme une atteinte aux acquis sociaux et historiques ? En outre, la question ne se pose pas dans les mêmes termes pour tous les habitants des pays  riches que pour  tous ceux des pays pauvres.  Il  faut  tenir  compte des différences de statuts sociaux. Ainsi en France, 8 millions d’individus vivent aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté, parmi lesquels un nombre crois-sant de travailleurs.Autre dimension du problème : comment convaincre les Chinois, et plus gé-

néralement les autres peuples, de se distancier du « rêve américain » ? Et, plus important  encore : de quel droit pouvons-nous  interdire aux autres peuples d’aspirer à une « vie meilleure » ?On ne répond pas à ces questions sur la seule base de discours moralisants, 

voire culpabilisants. Certes, la réponse a une dimension culturelle qu’il va fal-loir développer. Mais il faut aussi créer des conditions permettant de dépasser les habitudes et les blocages. À titre d’exemple, le développement des trans-ports en commun est indispensable si l’on veut réduire l’usage des voitures personnelles.Certes, une meilleure vie ne  signifie pas plus de nourriture – qui plus est 

de mauvaise qualité –, plus de voitures – qui plus est polluantes à l’instar des 4 x 4… Ceci précisé, on ne saurait négliger le fait que des milliards d’êtres humains vivent aujourd’hui dans des conditions indécentes. Dire qu’il ne faut pas manger comme les Américains ne doit pas conduire à justifier qu’on doive être et demeurer affamés.C’est peut-être là que réside ma divergence fondamentale avec les tenants 

de la thèse de la décroissance, notamment dans sa version la plus simpliste, la plus brutale ; celle qui n’hésite pas, par exemple, à s’opposer à la hausse des salaires, arguant que cela risquerait d’aboutir à plus de consommation, donc plus de dégâts pour l’environnement.On ne peut répondre aux besoins non satisfaits de la population mondiale 

en nourrissant simplement l’illusion d’un meilleur partage des ressources et des richesses existantes, sans poser la question fondamentale du mode de pro-duction de ces richesses. La question de la répartition est fondamentale ; c’est un enjeu de luttes politiques et sociales. Mais le défi à relever est beaucoup plus important. Il s’agit surtout de produire autrement, plus efficacement, en 

Page 115: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

115U

ne n

ou

velle

civilisa

tion

po

ur u

n d

évelo

pp

em

en

t hu

main

du

rab

le

faisant des économies de moyens matériels, en réduisant l’intensité d’usage des ressources naturelles, en évitant la dégradation de l’environnement. Cela requiert en outre, une main d’œuvre qualifiée pour mener la recherche-déve-loppement, pour élaborer de nouveaux procédés et produits. L’enjeu est donc aussi culturel.

L’indispensable développement des bases productives

Rappelons-le encore : la richesse n’est pas uniquement matérielle. Le pro-grès social implique la hausse de la dimension immatérielle de la vie des in-dividus et de la société. Il n’en demeure pas moins que la satisfaction des be-soins matériels croissants et immatériels de la population mondiale nécessite un développement des bases productives.L’existence d’une industrie moderne est donc indispensable. Son dévelop-

pement suppose des services de qualité et notamment des services publics en matière d’éducation, de santé, de recherche, de  transport, etc. ; et  le dé-veloppement de ces services dépend, à son tour, de l’existence et de la puis-sance de bases industrielles capables de produire les biens et équipements nécessaires. Cela requiert notamment, entre autres, de plus gros efforts des entreprises privées en matière de recherche-développement et de formation des travailleurs.

De quelques éléments fondateurs d’un nouveau mode de production

La construction d’un mode de production alternatif est un processus. Elle s’opère sur la base des avancées obtenues dans de nombreux domaines grâce à des rassemblements et à des luttes victorieuses.Il s’agit d’abord d’une nouvelle conception du travail, permettant aux êtres 

humains de s’épanouir dans le travail et non de le subir comme une torture, une obligation imposée. Le concept de « travail décent » élaboré par l’Organi-sation internationale du travail constitue un point de départ pour atteindre cet objectif. Les concepts de « sécurité sociale professionnelle » et de « nouveau statut du travail salarié », élaborés par la CGT, s’inscrivent dans cette perspec-tive.Il s’agit également de nouvelles conceptions de coopérations internationales

fondées sur l’approche des biens communs mondiaux : partage des connais-sances, des savoirs, des savoir-faire… pour mieux répondre aux besoins des populations, non pas en fonction de leur solvabilité mais selon le principe de devoir de solidarité.Il s’agit aussi de relever le défi du financement de la « production des biens

communs mondiaux ». Dans cette perspective, l’idée d’une taxation interna-tionale des transactions financières gagne du terrain. Au-delà, il s’agit surtout d’utiliser plus amplement et plus efficacement le mécanisme de création mo-

Page 116: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

116N

ass

er

Man

sou

ri-G

uil

an

i

nétaire à l’échelle internationale. Cela pose particulièrement la question de la réforme du Fonds monétaire international et de sa logique de fonctionnement, comme de celle de la Banque centrale européenne, de la Banque européenne d’investissement et d’autres banques de développement régionales.Il s’agit enfin d’une réforme profonde des instances de régulations interna-

tionales comme l’OMC, la Banque mondiale.Pour dépasser le capitalisme, il nous faut des innovations sociales et politi-

ques, fonder une nouvelle conception de la démocratie en reposant la question des critères et des mécanismes de définition, d’élaboration et de mise en œu-vre des décisions et des choix de politiques publiques, comme des choix de gestion des entreprises.La crise en cours résulte en effet de l’interconnexion des choix publics et 

privés, choix aujourd’hui axés sur l’objectif prioritaire de satisfaction des exi-gences des détenteurs de capitaux, avec pour conséquence une dévalorisation du travail. Une construction alternative pose la question de nouveaux méca-nismes et de nouvelles instances de régulation en faveur des travailleurs et des peuples, par opposition aux politiques de déréglementation, de libéralisa-tion et de privatisation. Au lieu d’organiser les processus productifs en fonc-tion de la rentabilité exigée des capitaux, les organiser en fonction d’objectifs de long terme et d’autres critères de gestion : la satisfaction des besoins, tout en respectant les êtres humains et l’environnement.Cela suppose une autre conception de la démocratie, donnant plus de poids 

aux citoyens, non seulement dans la sphère proprement politique mais éga-lement au sein même des entreprises. Cela implique un meilleur usage des droits et des pouvoirs existants. Cela suppose également de gagner de nou-veaux droits et pouvoirs, du niveau local au niveau mondial.

Page 117: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

117

L’une des conséquences de la crise économique mondiale a été de donner plus de force à la critique croissante des indicateurs dominants en ma-

tière de performance économique et sociale (le produit intérieur brut, PIB 1) ; celle-ci était restée longtemps confidentielle ou du moins circonscrite à des secteurs « hétérodoxes » et « critiques » de la socio-économie, malgré le rôle moteur du Programme des nations unies pour le développement (PNUD) et d’économistes  internationalement  reconnus  comme  l’Indien Amartya  Sen (lauréat du « prix de sciences économiques » en mémoire d’Alfred Nobel). En France, le BIP40 2 a eu un rôle important dans ce débat, en montrant que la croissance du PIB pouvait s’accompagner d’une dégradation multidimension-nelle des inégalités : inégalités de revenus et d’emploi, éducatives, de santé, de logement, face à la justice, etc.Le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi de septembre 2009 3 a particulièrement bien

illustré cette crise de la mesure économique, rendue plus intense par l’effon-drement de la finance et de l’économie mondiale en 2008-2009. Encore ré-cemment, nous avons pu lire dans la presse que plusieurs pays (l’Allemagne, l’Italie, la Grande-Bretagne, et même la Chine qui semble à l’avant-garde de ce mouvement dans le cadre de son douzième plan quinquennal 4) souhai-taient prolonger la perspective ouverte par cette commission ; notamment en développant des « batteries d’indicateurs » (« tableaux de bord ») de progrès social. Ceux-ci sont fondés sur les performances en matière d’éducation, de santé, de lien social, de conditions environnementales, de droits politiques, 

Quelle nouvelle conceptiondu développement humain ?

Frédéric LebaronSociologue, université de Picardie

Page 118: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

118Fré

déri

c Leb

aro

n

de sécurité physique et économique, de bien-être subjectif, etc. Autre événe-ment intéressant : fin 2010, le PNUD a rénové l’indicateur de développement humain  (IDH)  5 et  introduit, entre autres  innovations, un « IDHI2010 » qui intègre les différentes inégalités des trois dimensions retenues (richesse, santé, éducation) dans le calcul du niveau global de développement humain. Sur les 15 pays classés premiers selon l’IDHI, 12 sont des pays d’Europe du Nord et continentale. Le Royaume-Uni est 21e, loin derrière la République tchèque, entre la Grèce et la Slovaquie. Les cinq pays nordiques sont classés dans les 11 premiers. La France est quatorzième, proche des États-Unis.On aurait pu penser, au moment où le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi était pu-

blié avec une forte mobilisation médiatique, que les défaillances dans l’an-ticipation  scientifique  de  la  crise  mondiale  auraient  pour  conséquence  un changement notable dans l’appareil statistique public ; celui-ci s’est en effet révélé assez peu performant, en contribuant à diffuser une vision extrêmement optimiste de la situation économique et sociale qui a été particulièrement vi-sible en 2006-2007 6. Nous sommes pourtant toujours loin, comme le disait récemment Jean-Paul Fitoussi 7, de la « révolution statistique mondiale » à la-quelle le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi en appelait : faute d’abord de moyens publics, les évolutions vers de nouvelles mesures – qui supposent de nouvelles enquêtes – permettant de concrétiser une autre façon de concevoir le progrès social semblent marquer le pas.Le problème est cependant plus profond, notamment en Europe. Un rap-

port récent du Conseil d’analyse économique/Conseil allemand des experts en économie 8 pour les dirigeants français et allemands l’illustre bien. Car s’il se présente comme un prolongement direct du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, ce rapport marque aussi une nette inflexion : il réhabilite le PIB comme indica-teur de performance économique (à côté d’autres indicateurs), là où le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi en appelait à des innovations dans la comptabilité natio-nale (autour des revenus et des ménages) ; il propose de développer un petit tableau de bord d’indicateurs de qualité de la vie assez limité et relativement arbitraire, sans qu’y figure d’indicateur d’inégalités autre que le rapport S80/S20 9 pour les revenus, alors que Joseph Stiglitz n’a cessé d’insister sur  la nécessité de mesurer les différentes formes d’inégalités (éducation, santé, lien social, sécurité économique, etc.) ; enfin, il redéfinit la « soutenabilité » dans un sens plus monétaire et financier en introduisant des indicateurs comme le ratio dette publique/PIB et divers autres indicateurs de stabilité financière ; du même coup, il dilue les indicateurs environnementaux dans une conception élargie et très financière, très contestable aussi 10, de la « soutenabilité ». Ce sont finalement les « grands équilibres » chers à la vieille orthodoxie budgé-taire qui triomphent là aussi. Cela au moment où ils légitiment des réformes dites structurelles régressives et corsètent plus que jamais les politiques des pays européens. En guise d’alternative  sociale et  environnementale à  l’hé-

Page 119: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

119Q

uelle

no

uvelle

con

cep

tion

du

dévelo

pp

em

en

t hu

main

?

gémonie des indicateurs économiques, ce sont donc finalement des critères monétaristes qui semblent l’emporter – ce qui constitue un véritable dévoie-ment du projet de rénovation initial, qu’il faut bien sûr relier à un contexte politico-économique désormais centré sur la « survie de l’euro » et le triomphe de l’orthodoxie.Un problème assez grave posé par ce succès apparent de la critique du PIB 

est qu’elle ne débouche pas, à ce jour, sur une véritable alternative et qu’elle semble sans grande conséquence sur les politiques publiques. Les indicateurs de cohésion sociale de l’Union européenne, qui ne sont qu’une version large-ment affadie des indicateurs sociaux, s’orientent majoritairement dans un sens négatif en 2009 : tous ceux qui sont liés au chômage bien sûr, mais aussi aux inégalités économiques, à la dispersion interrégionale des performances, etc. Précisément au moment où l’on pouvait faire le constat que ces indicateurs se dégradaient, les politiques publiques se sont, de leur côté, brutalement orien-tées dans un sens très restrictif, accélérant les dynamiques néolibérales – ce qui contribuera sans nul doute à dégrader un peu plus les performances en matière de cohésion sociale déjà amoindrie avec la crise et trente ans de néolibéra-lisme. Sans parler bien sûr des enjeux environnementaux :  la connaissance du réchauffement climatique et de son rythme n’implique pas des décisions à la hauteur, comme le montrent le sommet de Copenhague et ses suites. En Europe, les politiques publiques n’améliorent ni la croissance du PIB ou tout autre indicateur de performance économique qui n’en aurait pas les défauts productivistes,  ni  les  indicateurs  sociaux  ni  les  indicateurs  environnemen-taux 11.L’enjeu  des  nouveaux  indicateurs  de  richesse  est  pourtant  fondamental. 

Bien construits et bien utilisés, ils permettent aujourd’hui – et pourraient tou-jours  mieux  permettre  s’ils  étaient  améliorés,  multipliés  et  publicisés – de fortement nuancer le discours optimiste de la « reprise » (qui reste surtout fi-nancière en Europe) et de donner une idée plus nette de l’ampleur de la crise sociale en cours dans les pays développés, mais aussi dans des pays décrits comme « émergents ». Ils indiquent des directions explicites vers lesquelles les politiques publiques devraient chercher à tendre et à l’aune desquelles les acteurs politiques devraient souhaiter voir leur action évaluée à l’avenir. En fournissant des repères positifs, des objectifs rationnels et critiques (il faut tou-jours garder à l’esprit le fait qu’il n’y a pas d’indicateur totalement univoque, que le réel est multidimensionnel), ils permettent de contribuer à faire sortir la politique de la seule rhétorique ; ils peuvent aussi donner aux citoyens et aux militants des outils simples et accessibles de critique et de proposition, peut-être  tout  aussi  efficaces que beaucoup de discours anticapitalistes,  souvent assez peu audibles dans les classes populaires.

Page 120: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

120Fré

déri

c Leb

aro

n

Notes

(1) Dominique Méda, Au-delà du PIB. Pour une autre mesure de la richesse, Paris, Flammarion, 2008.(2) www.bip40.org(3) Joseph Stiglitz, Amartya Sen, Jean-Paul Fitoussi, Performances économiques et progrès social. Vers de

nouveaux systèmes de mesure, Paris, Odile Jacob, 2009 et Joseph Stiglitz, Amartya Sen, Jean-Paul Fitoussi, Performances économiques et progrès social. Richesse des nations et bien-être des individus, Paris, Odile Jacob, 2009.

(4) http://french.china.org.cn/lianghui2011/2011-03/03/content_22043256.htm(5) PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2010, Paris, UN, 2010.(6) Frédéric Lebaron, La crise de la croyance économique, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2010.(7) Jean-Paul Fitoussi, « Nous sommes loin de la révolution statistique mondiale », Le Monde, 26 janvier 2011 :

http://www.lemonde.fr/cgibin/ACHATS/acheter.cgi?offre=ARCHIVES & type_item = ART_ARCH_30J & objet_id = 1146715

(8) Conseil d’analyse économique/Conseil allemand des experts en économie, évaluer la performance économique, le bien-être et la soutenabilité, Paris, Documentation française, 2010 : http://www.cae.gouv.fr/IMG/pdf/095.pdf

(9) Il s’agit d’un rapport --interquartile.(10) Voir Philippe Askénazy, Thomas Coutrot, André Orléan, Henri Sterdyniak, Manifeste des économistes atterrés.

Crise et dettes en Europe, 10 fausses évidences, 22 mesures en débat pour sortir de l’impasse, Paris, Les liens qui libèrent, 2010.

(11) L’inflation – qui est l’objectif ultime de la politique économique européenne sous domination de la BCE – n’est même pas vaincue, surtout pour les catégories populaires.

Page 121: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

121

Le mode de développement inhérent au capitalisme est une impasse, tant sur le plan social qu’écologique. Ainsi René Dumont écrivait : « C’est 

un seul et même système qui organise l’exploitation des travailleurs et la dé-gradation de vie qui met en péril la terre entière. » Le capitalisme est un sys-tème d’exploitation sans  limites des  ressources humaines et naturelles à  la seule fin de rentabilité des profits ; un système qui continue à déployer toute sa violence, même si son emprise idéologique a été bousculée par les crises économiques récentes. Plus encore, ce système arrive à s’adapter et, même, à approfondir sa propre logique à travers de nouvelles formes, car aucune alter-native radicale n’a pu pour l’instant s’imposer. C’est ce qu’illustrent les ques-tions agricoles et alimentaires. Les paysans représentent toujours la moitié des travailleurs dans le monde et sont témoins, aujourd’hui, du développement à grande vitesse mais aussi de l’impasse du capitalisme.L’exploitation agricole familiale, qui apparaissait jusqu’ici comme une ex-

ception en comparaison des autres secteurs économiques, est fragilisée. Elle est de plus en plus dépendante des industries en amont et en aval, au fur et à mesure  que  se  développent  les  intrants,  la mécanisation,  les OGM et  la concentration des industries. Les paysans sont de moins en moins nombreux au Nord et de plus en plus menacés au Sud, alimentant chômage et insécurité alimentaire. Les moyens de production agricoles se concentrent entre de moins en moins de mains et n’appartiennent parfois plus aux travailleurs ; elles devien-nent ainsi des unités parfaitement intégrées au capitalisme.

Des alternatives concrètesface à l’absorption de l’agriculturepar le capitalisme

Aurélie TrouvéIngénieur agronome, co-Présidente d’Attac France

Page 122: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

122A

uré

lie T

rou

Les ressources telles que les semences – qui étaient des biens collectifs is-sus du travail de générations et générations – sont transformées en marchandi-ses, aux mains de multinationales. Une mainmise nouvelle et sans précédent s’opère sur les terres. En quatre ans, l’équivalent de la surface agricole fran-çaise a été vendue, soit à des pays à fortes liquidités monétaires qui souhai-tent sécuriser leurs approvisionnements, soit à des multinationales et grands détenteurs de capitaux. En Afrique sub-saharienne, mais aussi en Europe de l’Est, en Asie ou en Amérique latine, ces surfaces sont vouées aux exporta-tions alimentaires ou d’agrocarburants.De nouvelles  formes exacerbées du capitalisme, du néolibéralisme et de 

la financiarisation submergent les marchés agricoles depuis les années 1980. Faisant de  l’agriculture un secteur comme les autres,  le néolibéralisme via l’OMC, le FMI et la Banque mondiale, a instauré le « laisser-faire », la dérégu-lation des marchés et le démantèlement des politiques agricoles qui agissaient sur les échanges et les prix. Pour autant, l’intervention des États est loin d’être démantelée, dès lors qu’il s’agit de servir les intérêts des plus puissants pour du dumping déguisé ou la prédation des ressources des pays pauvres. Le ca-pitalisme financier a, quant à lui, introduit la finance au cœur de l’agriculture par l’intermédiaire des marchés à terme.

La mise en concurrence des agricultures du monde et la volatilité des prix qui en découle entraînent une sélection des systèmes de production les plus productifs ou les plus subventionnés, au détriment des agricultures paysannes. Les pays les moins avancés sont devenus de plus en plus dépendants sur le plan alimentaire. Et l’agriculture des pays riches a dû se plier aux impératifs de diminution des coûts de production, engendrant une destruction massive de l’emploi dans un contexte de chômage de masse et une destruction des ressources naturelles dans un contexte de crise écologique.En découle une crise à multiples dimensions :

● une crise alimentaire qui touche un droit humain fondamental : l’ensemble des pays les moins avancés, qui étaient exportateurs nets de produits agrico-les, sont aujourd’hui devenus des importateurs nets de ces produits, avec un déficit qui se creuse rapidement depuis la fin des années 1980 ;

● une crise sociale et écologique, avec un mode de développement qui dé-truit  l’emploi dans une période de chômage massif, mais ponctionne  les ressources naturelles. Il faudrait au contraire inverser la tendance, c’est-à-dire développer de petites et moyennes exploitations paysannes et familiales exigeantes en travail et moins intensives en capital ;

● une crise culturelle, avec une déconnexion entre producteurs et nature, et entre producteurs et consommateurs.Face à cette crise, le capitalisme tente de se délégitimer pour mieux se main-

tenir. Bien que l’agriculture capitaliste ait contribué à la crise alimentaire, la faim dans le monde est utilisée pour relégitimer le productivisme et une libé-

Page 123: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

123D

es a

ltern

ativ

es co

ncrè

tes fa

ce à

l’ab

sorp

tion

de l’a

gricu

lture

par le

cap

italism

e

ralisation des marchés. Et malgré la responsabilité de cette agriculture dans la crise écologique, un « agrocapitalisme vert » est mis en avant, sur fond de nouvelles techniques tels les agrocarburants (avec l’idée que la technique et la science vont pouvoir nous dispenser d’une diminution de notre consomma-tion énergétique) et d’un verdissement sans effet des discours. Après l’idée win-win selon laquelle la libéralisation des marchés est bonne pour tous et notamment pour les pays pauvres (idée qui a marqué le lancement du nouveau cycle de l’OMC en 2001, intitulé cycle de Doha ou cycle du développement), c’est cette fois l’idée d’une libéralisation favorable à la protection de l’envi-ronnement qui a le vent en poupe.On essaie de nous faire croire que finalement tout repose sur des responsabi-

lités individuelles. Le cas de la viande est assez exemplaire. On veut nous faire croire que chaque individu doit faire attention à ne pas manger trop de viande en raison des émissions de gaz à effet de serre. Mais c’est un système qui est mis en place. Si aujourd’hui on consomme la viande à si bas prix, c’est parce qu’il y a une libéralisation des marchés – du soja notamment – depuis cinquan-te ans, qui fait qu’on a des prix extrêmement bas de la viande. On importe donc massivement du soja – d’Amérique du Sud, notamment – ; c’est le poste d’importation agricole le plus important, ce qui a d’ailleurs pour conséquence le détournement des terres. Tout cela est dû à la libéralisation des marchés et à un système… Ce n’est pas avant tout le consommateur qui doit consommer moins ; c’est l’État, la puissance publique, qui doit intervenir et remettre des régulations dans ce domaine.Face à cette « absorption » de l’agriculture par le capitalisme, il existe une 

multiplication d’alternatives concrètes qui restent cependant souvent locales et marginales. L’enjeu est alors d’en faire des leviers de transformation glo-bale du mode de développement agricole. Ces alternatives convergent autour de la relocalisation des activités et de la souveraineté alimentaire. Car tous les  territoires  doivent  bénéficier  d’une  agriculture  diversifiée,  respectueuse des ressources naturelles et productrice d’emplois. Une telle relocalisation re-donnerait confiance aux producteurs et consommateurs, préserverait la diver-sité des cultures et permettrait une réappropriation des techniques et cultures adaptées aux écosystèmes.Le cadre idéologique et culturel est central. Non seulement l’agriculture a 

été absorbée par le capitalisme, mais les agriculteurs aussi ! Jusqu’à mainte-nant, les agriculteurs, mettaient à la tête de la Fédération nationale des syn-dicats d’exploitants agricoles, le syndicat agricole majoritaire, des présidents qui étaient des éleveurs. Mais il y a un mois, ils ont nommé Xavier Beulin, un grand patron de l’industrie agro-alimentaire qui est en même temps un grand céréalier… Cela montre qu’ils n’ont même plus de complexe. C’est d’autant plus incroyable qu’on voit de plus en plus la contradiction entre les intérêts des agriculteurs d’un côté et les entreprises multinationales agro-alimentaires 

Page 124: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

124A

uré

lie T

rou

de l’autre. Mais le cadre idéologique et culturel fait qu’ils ont été tellement absorbés qu’ils en arrivent à nommer à leur tête un patron d’industrie agro-alimentaire.Mais il ne faut pas généraliser : la Confédération paysanne, la Coordination 

rurale  (plutôt de droite),  le MODEF se  rendent  compte d’un certain nom-bre de choses. Et quand on regarde au niveau mondial, Via campesina est le mouvement qui regroupe le plus de paysans dans le monde, notamment le Mouvement des Sans Terre au Brésil, en Inde, etc. Je pense qu’il y a là une force politique extrêmement importante et qui peut faire changer les choses ; mais, au niveau européen, ils ne changeront pas les choses tout seuls parce que la Confédération paysanne, par exemple, est de plus en plus faible et que seule l’alliance avec les citoyens, avec les écologistes, etc., permettra, à mon avis, de faire aboutir certaines choses. Il est clair qu’aujourd’hui cette alliance est absolument indispensable pour avancer.En ce qui concerne  les  limites physiques de  la planète et  la question de 

la croissance, j’estime, pour ma part, que nous n’avons pas le choix pour la diminution de notre croissance matérielle et énergétique. De façon globale, nous n’avons pas le choix. Si on reprend l’exemple de l’alimentation, il fau-drait à peu près quatre ou cinq planètes si tout le monde se nourrissait comme un Américain ou un Européen. Les chiffres sont là. La seule chose que nous pouvons faire, c’est diminuer cette consommation.Il faut également faire attention à la notion de croissance immatérielle, parce 

que la croissance immatérielle, c’est aussi de la ponction sur les ressources naturelles. Je ne prône pas la décroissance mais je dis : attention à la croissance y compris immatérielle parce qu’elle a des conséquences écologiques.La question écologique m’amène à penser que le développement humain 

doit être vraiment pensé non seulement sur le plan social, mais aussi écologi-que et démocratique ; il ne faut surtout pas mettre la question écologique en appendice de la question sociale. Elle est aujourd’hui aussi importante, y com-pris pour les mouvements sociaux, syndicaux, etc., que la question sociale. Elle s’articule complètement avec elle. On ne résoudra pas  la crise sociale sans résoudre la crise écologique, et vice versa. Et, de ce point de vue, je suis tout à fait d’accord avec l’idée que l’économie n’est qu’un outil. Je ne sup-porte pas qu’on parle de « développement durable sur les trois plans : social, écologique, économique ». Non. Il y a deux plans : social et écologique. Et l’économie n’est qu’un outil pour cela. Ce n’est pas un objectif. L’objectif, c’est le développement social, écologique et démocratique.Enfin, on devrait mieux nommer ce qu’on voudrait comme alternative. Le 

terme de « biens communs » revient souvent. Je le préfère au terme de « biens publics », dans le sens où il permet de ne pas voir l’État et la puissance publi-que comme seule fin en soi. Il y a aussi d’autres manières de gérer collecti-vement : par les coopératives, par d’autres formes ; des formes d’entreprises 

Page 125: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

125D

es a

ltern

ativ

es co

ncrè

tes fa

ce à

l’ab

sorp

tion

de l’a

gricu

lture

par le

cap

italism

e

démocratiques. Les communautés autour des logiciels libres ou autour des banques de semences, etc., par exemple, sont autant de communautés qui gè-rent de façon collective. Je pense que la notion de « biens communs » permet-trait de casser un peu ce cadre idéologique et culturel, ce bloc hégémonique culturel du capitalisme, dans  le  sens où  il  faut qu’on abandonne  la notion de propriété individuelle pour aller vers la propriété collective. Et c’est une énorme évolution culturelle que d’accepter cette désappropriation pour mieux s’approprier le collectif. Il y a une véritable révolution culturelle et un énorme apprentissage à faire autour de ces « biens communs ».

Page 126: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

126

La question du développement humain devrait être comprise dans toute l’étendue et  la profondeur nouvelles qu’elle tend à prendre ou recèle 

désormais. C’est sans doute là que peut résider une dimension « civilisation-nelle » dont l’affirmation appelle des transformations « coperniciennes » dans les rapports sociaux qui passent par une lutte contre toutes les aliénations.On trouve chez Marx les prémisses de cette réflexion et de cette perspective. 

Sans que je puisse ici les évoquer plus en détail, il faut se souvenir que dans un passage fameux du Capital 1 où il s’aventure à caractériser le communisme, il termine ainsi son propos qui se réfère au développement des forces humaines comme fin en soi, ce royaume de la liberté qui prend appui sur le royaume de la nécessité qu’il faut s’employer à réduire : « La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail. » Ainsi donc, au cœur de la visée communiste, au centre du processus peuvent paraître presque paradoxaux sous la plume de quelqu’un à qui on prête plus communément une  réflexion centrée sur  l’économie,  les  forces productives et  le mode de production.Pour cerner un peu plus précisément ce que Marx entend ici par « temps 

libre », il est nécessaire de se remémorer ce qu’il écrivait dans un ouvrage 2 dont l’écriture a précédé celle du Capital. En substance, il y affirmait trois idées dont la fulgurance et l’étrangeté les ont rendues à peu près inaudibles : l’économie peut se résumer à une économie de temps, la véritable richesse d’une société est constituée par « la force productive développée de tous les 

Inventer un autre mode de productionet d’existence

Guy CarassusFondation Gabriel Péri

Page 127: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

127In

ven

ter u

n a

utre

mo

de d

e p

rod

uctio

n e

t d’e

xiste

nce

individus », et la mesure de cette richesse est « le temps disponible ». Même si elles sont peu développées dans son œuvre – reconnaissons-le – puisqu’il s’est agit pour lui d’analyser ce « royaume de la nécessité » que le capitalisme a subsumé et qu’il  reconduit  sans cesse,  elles éclairent néanmoins  la pensée marxienne sous un tout autre rapport que celui du productivisme dont l’ont affublé trop souvent ses héritiers comme ses critiques.Ces réflexions doivent être associées à une des constantes de la pensée de 

Marx, qui parcourt tous ces travaux sous des formes variées : il s’agit de la lutte contre l’aliénation. Or l’aliénation dans son acception la plus générale désigne ici les obstacles qui empêchent d’accéder aux multiples potentialités du devenir humain que peut contenir une époque. Les rapports sociaux de domination et d’aliénation, en vigueur dans le mode de production capitaliste et dans la formation sociale qu’il génère, réifient l’humain et constituent des entraves au développement humain plein et entier. En cela, l’aliénation, sous toutes ses formes, est ce qu’il faut combattre pour que chaque personne ac-cède à une humanité élargie.Ces  idées et ces réflexions,  très sommairement évoquées, soulignent que 

le développement humain conquis contre l’aliénation est bien au cœur de sa conception du communisme et qu’il est la condition d’une efficacité des ac-tivités économiques, afin qu’elles satisfassent les besoins humains et qu’elles libèrent du temps pour que les hommes puissent prendre leur propre dévelop-pement multilatéral comme la propre fin de leurs activités. Le temps libre – ou le temps disponible – est donc en fait un temps de libre activité où prime la construction de soi en relation aux autres dans des activités communes libre-ment choisies ; contrairement à ce qui est premier dans le temps contraint – le temps du labeur – où prévalent les objectifs et les procédures assignés par la production de biens ou de services. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut y avoir de développement dans le travail mais à certaines conditions…Par ailleurs, il me semble important de retenir ici qu’il y a bien chez Marx 

cet axe anthropologique fondamental qui désigne l’homme et son dévelop-pement comme la clé du rapport au monde. Il me semble que cette approche tend à devenir absolument décisive dans le monde actuel.Pour  se  représenter  à  quel  stade  et  à  quels  enjeux  se  trouve  confrontée 

aujourd’hui l’humanité de façon inégale mais néanmoins globale, conscient du raccourci que cela représente, j’évoquerai la discussion que mènent cer-tains milieux scientifiques sur la désignation de l’époque dans laquelle nous sommes entrés. En effet depuis quelques années, les géologues – auxquels des biologistes emboîtent le pas – suggèrent d’appeler les deux cents dernières an-nées de l’holocène, période dans laquelle nous nous trouvons, l’anthropocène, en raison de l’impact des activités de l’espèce humaine sur la planète. C’est, à mon sens, Claude Lorius, le glaciologue qui a pu montrer la part anthropique du réchauffement climatique, qui caractérise avec le plus de clarté et de nette-

Page 128: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

128G

uy C

ara

ssu

s

té, dans un ouvrage récent coécrit avec Laurent Carpentier 3, ce que représente désormais le rapport des hommes avec la Terre. Notre espèce intervient et af-fecte l’atmosphère, l’hydrosphère, la lithosphère et la biosphère, soit toutes les composantes majeures à la base de la vie, pour le meilleur – perpétuer notre es-pèce en puisant les ressources qui nous sont nécessaires – et pour le pire – mais en le faisant de telle sorte que nous mettons en péril les bases même de la vie. Dans ces circonstances, nous sommes confrontés à un considérable enjeu qui est de maintenir les conditions naturelles d’une vie humaine digne pour une humanité élargie.La nécessité de produire nos conditions d’existence reste, chacun s’en doute, 

d’actualité. Ce qui doit impérativement changer c’est la manière de le faire. Le capitalisme est doublement en cause : pour les rapports de prédation et d’« ex-ploitation des hommes et de la nature » qui le soutiennent, pour sa propension à fabriquer de l’aliénation en limitant contradictoirement le devenir humain de chaque personne. Cependant, le dépassement du capitalisme est un élément de la réponse nécessaire qui doit être apporté mais pas suffisant en cela qu’il n’en constitue qu’une partie. Car c’est à l’invention progressive d’un autre mode de production et d’existence que nous sommes appelés par  les défis actuels, un mode de reproduction des sociétés qui saura prendre en compte l’extraordinaire complexité du monde vivant et des écosystèmes. Pour les re-lever, c’est à une autre intelligence du monde à laquelle il faut faire appel, qui devra permettre d’établir de nouveaux rapports à la nature sur la base de nouveaux rapports entre les hommes. C’est pourquoi il y lieu de s’interroger sur l’impérieuse nécessité de promotion et de développement des capacités de compréhension et d’intervention des hommes et des femmes dans le monde actuel. Pour cela, n’y a-t-il pas lieu de concevoir que les activités humaines doivent avoir pour base et pour finalité le développement humain dans toutes ses composantes ? N’est-ce pas  là que  réside  le changement civilisationnel dont notre époque a un urgent besoin ?

Notes(1) Livre III, page 742, Éditions sociales, 1976.(2) Les « Manuscrits de 1857-1858 » dits Grundrisse, Éditions sociales, 1980.(3) Voyage dans l’Anthropocène, Actes Sud, 2011.

Page 129: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

129

On a tendance aujourd’hui à réduire le débat sur la question du déve-loppement à une simple opposition entre les partisans de la croissance 

et ceux de la décroissance, à partir d’un affrontement entre une vision éco-nomiste, courtermiste et quantitativiste d’une part et une vision écologiste, durable et qualitative d’autre part. Dans ce débat quelque peu réducteur voire simpliste, l’enjeu culturel, quand il est traité, est souvent réduit à un effet mé-canique des forces matérielles et naturelles sur les comportements sociaux et individuels, sur les consciences et les représentations. La culture est alors instrumentalisée au service de telle ou telle cause et perd toute autonomie au sein des rapports sociaux.Vieux débat, me diriez-vous, surtout chez ceux qui se réclament de Marx. 

Mais quand un colloque centre sa réflexion sur la crise de civilisation et que l’on affirme, comme je l’ai entendu ce matin, vouloir croiser les enjeux éco-nomiques, sociaux, écologiques et culturels afin de dépasser les rapports de domination et d’aliénation, la question centrale qui est posée est celle du sens et de la finalité de la société vers  laquelle nous voulons tendre. Dans cette perspective la culture devient une question nodale.La culture c’est tout à la fois la production et le partage des imaginaires et du 

sensible, des idées et des savoirs. La Tunisie vient à nouveau de montrer que dans le passage d’une révolte à une révolution il y a une alchimie qui s’ins-taure entre le refus de la misère et de l’oppression et l’aspiration symbolique et idéelle à un autre possible qui ne se définit pas d’emblée mais qui se construit 

Le développement, la cultureet la politique

Alain HayotAnthropologue ; délégué national du PCF à la culture ; conseiller régional Provence-Alpes-Côte d’Azur

Page 130: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

130A

lain

Hayo

t

dans le mouvement transformateur et dans les termes du débat. La Révolution française a tenu autant au refus de la misère qu’au rejet des privilèges et de l’asservissement qu’ils généraient, autant à la révolte des paysans et des cita-dins qu’à Voltaire et Diderot, Rousseau et Sade, Marat et Robespierre ; à ces idées qu’on a rangées sous la symbolique des « lumières ».Dans nos sociétés modernes où grandit la part des savoirs et des cultures, de 

« l’immatériel » (pour reprendre une notion ambigüe), dans le développement des forces productives comme des rapports sociaux, il faut en finir définitive-ment avec l’idée que la culture ne serait que le supplétif de l’économique et du social. Dans le même registre, au sein d’une définition anthropologique de la culture comme « ensemble des créations humaines », pour reprendre l’ex-pression de Langevin, l’art – c’est-à-dire l’imaginaire, le sensible, le symboli-que – est très largement mésestimé.Il est pourtant, au même titre que la connaissance, parfois en anticipant sur 

elle, un outil de représentation, d’interprétation de transformation du monde, des êtres humains et de la nature. Depuis les origines de l’hominisation, nous vivons autant de nourritures matérielles que de représentations symboliques.Nous avons toujours besoin de comprendre, de nommer, d’appréhender le 

monde des choses comme celui des idées, l’univers des objets comme celui des symboles, l’espace et le temps.Pour revenir à l’intitulé de cette table ronde, j’ai tendance à penser que le 

mouvement émancipateur ne souffre pas seulement d’un déficit de compré-hension de ce qu’est le capitalisme financier, productiviste et consumériste à son stade actuel. Il souffre surtout de son incapacité à nommer ce qu’il veut, ce qu’il désigne par antiphrase ou périphrase, l’anti ou le post capitalisme, l’anti ou l’alter mondialisme.C’est  là  que  l’enjeu  culturel  devient  essentiel.  Au  sens  où  l’entendent 

Jacques Rancière et Marie-José Mondzain,  la culture est  la condition de la politique parce qu’elle permet la circulation, le partage des idées et du sensible mais aussi, et peut-être surtout, la fabrique du sens et de la finalité de la société que nous voulons.Si nous parvenions à nommer ce que doivent être les formes émancipatrices 

de dépassement des actuels rapports de domination et d’aliénation entre les êtres humains comme ceux qui définissent notre  relation à  la nature, nous avancerions plus facilement dans la mise en mouvement des peuples et des individus vers la réalisation de leurs désirs et de leurs rêves.

Page 131: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

131

Le combat pour un développement humain soutenable, plus égalitaire et solidaire, vers  la  satisfaction universelle des besoins humains  fonda-

mentaux, implique nécessairement la rupture avec le capitalisme, ce « système qui lie emploi, productivisme, consumérisme, mise en concurrence de chacun contre tous, et tend à marchandiser toutes ressources, activités et formes de vie sur terre ».Quelle est la situation de la planète en 2011 ? Premier constat : la crise écolo-

gique s’accélère bien plus vite que prévu. L’accumulation de gaz carbonique, la montée de la température, la fonte des glaciers polaires et des « neiges éter-nelles », la désertification des terres, les sécheresses, les inondations : tout se précipite, et les bilans des scientifiques, à peine l’encre des documents séchée, se révèlent trop optimistes. On ne parle plus – ou de moins en moins – de ce qui va se passer à la fin du siècle, ou dans un demi-siècle, mais dans les dix, vingt, trente prochaines années. Il n’est plus seulement question de la planète que nous laisserons à nos enfants et petits-enfants, mais de l’avenir de cette génération-ci.La menace la plus inquiétante, de plus en plus envisagée par les chercheurs, 

est donc celle d’un runaway climate change, d’un glissement rapide et incon-trôlable du réchauffement. Il existe peu de scénarios du pire, c’est-à-dire, si l’augmentation de la température dépasse les 2°-3° degrés : les scientifiques évitent de dresser des tableaux catastrophiques mais on sait déjà les risques encourus. À partir d’un certain niveau de température, la terre sera-t-elle enco-

Pour une société éco-socialiste

Michael Löwy

Sociologue, philosophe

Page 132: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

132M

ich

ael

wy

re habitable par notre espèce ? Malheureusement, nous ne disposons pas en ce moment d’une planète de rechange dans l’univers connu des astronomes…La discussion de ces « scénarios du pire » n’est pas un vain exercice apo-

calyptique : il s’agit de réels dangers dont il faut prendre toute la mesure. Ce n’est pas non plus du fatalisme : les jeux ne sont pas encore faits et il est en-core temps d’agir pour inverser le cours des événements. Mais il nous faut le pessimisme de la raison, avant de laisser toute sa place à l’optimisme de la volonté.

Qui est responsable de cette situation, inédite dans l’histoire de l’humanité ? Ce sont les êtres humains, nous répondent les scientifiques. La réponse est juste mais un peu courte : les êtres humains habitent sur Terre depuis des mil-lénaires,  la concentration de CO2 a commencé à devenir un danger depuis quelques décennies seulement. En tant que marxistes, nous répondons ceci : la responsabilité en incombe au système capitaliste, à sa logique absurde et myope d’expansion et accumulation à l’infini, à son productivisme irrationnel obsédé par la recherche du profit. En effet, tout l’appareil productif capitaliste est fondé sur l’utilisation des énergies fossiles – pétrole, charbon – émettrices de gaz à effet de serre ; il en est de même pour le système de transports rou-tiers, surtout au cours des dernières décades, et pour la voiture individuelle.Pour affronter les enjeux du changement climatique et de la crise écologi-

que générale – dont les exemples que nous avons exposés sont l’expression la plus menaçante –,  il  faut un changement radical et structurel, qui  touche aux  fondements du  système capitaliste :  une  transformation non  seulement des  rapports de production (la propriété privée des moyens de production) mais aussi des forces productives (les moyens techniques et les savoir-faire humains servant à produire). Cela implique tout d’abord une véritable révo-lution du  système énergétique, du  système des  transports  et des modes de consommation actuels, fondés sur le gaspillage et la consommation ostenta-toire, induits par la publicité. Bref, il s’agit d’un changement du paradigme de civilisation et de la transition vers une nouvelle société où la production sera démocratiquement planifiée par la population ; c’est-à-dire où les grandes dé-cisions sur les priorités de la production et de la consommation ne seront plus décidées par une poignée d’exploiteurs, ou par les forces aveugles du marché, ni par une oligarchie de bureaucrates et d’experts, mais par les travailleurs et les consommateurs ; bref, par la population, après un débat démocratique et contradictoire entre différentes propositions. C’est ce que nous désignons par le terme écosocialisme.Qu’est-ce donc que l’écosocialisme ? Il s’agit d’un courant de pensée et d’ac-

tion écologique qui fait siens les acquis fondamentaux du socialisme – tout en le débarrassant de ses scories productivistes. Pour les écosocialistes la logique du marché et du profit – de même que celle de l’autoritarisme bureaucratique 

Page 133: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

133P

ou

r un

e so

ciété

éco

-socia

liste

de feu le « socialisme réel » – sont incompatibles avec les exigences de sau-vegarde de l’environnement naturel. Tout en critiquant l’idéologie des courants dominants du mouvement ouvrier, ils savent que les travailleurs et leurs organi-sations sont une force essentielle pour toute transformation radicale du système et pour l’établissement d’une nouvelle société, socialiste et écologique.

Ce courant est loin d’être politiquement homogène mais la plupart de ses représentants ont certains thèmes en commun. Il représente une tentative ori-ginale d’articuler les idées fondamentales du marxisme avec les acquis de la critique écologique. James O’Connor définit comme écosocialistes les théo-ries et les mouvements qui aspirent à subordonner la valeur d’échange à la valeur d’usage, en organisant la production en fonction des besoins sociaux et des exigences de la protection de l’environnement. Leur but – un socialis-me écologique – serait une société écologiquement rationnelle fondée sur le contrôle démocratique, l’égalité sociale et la prédominance de la valeur d’usa-ge. J’ajouterai que : a) cette société suppose la propriété collective des moyens de production, une planification démocratique qui permette à la société de dé-finir les buts de la production et les investissements, et une nouvelle structure technologique des forces productives ; b)  l’écosocialisme serait un système basé non seulement sur la satisfaction des besoins humains démocratiquement déterminés mais aussi sur la gestion rationnelle collective des échanges de matières avec l’environnement, en respectant les écosystèmes.

L’écosocialisme développe donc une critique de la thèse de la « neutralité » des forces productives, qui a prédominé dans la gauche du xxe siècle, dans ses deux versants, social-démocrate et communiste soviétique. Cette critique pourrait s’inspirer, à mon avis, des remarques de Marx sur la Commune de Paris :  les travailleurs ne peuvent pas s’emparer de l’appareil d’État capita-liste et le mettre à leur service ; ils doivent le « briser » et le remplacer par un autre, de nature totalement distincte, une forme non étatique et démocratique de pouvoir politique.Il en est de même, mutatis mutandis, pour l’appareil productif : par sa nature 

et sa structure, il n’est pas neutre mais au service de l’accumulation du capital et de l’expansion illimitée du marché. Il est en contradiction avec les impé-ratifs de sauvegarde de l’environnement et de santé de la force de travail. Il faut donc le « révolutionnariser », en le transformant radicalement. Cela peut signifier, pour certaines branches de  la production – les centrales nucléaires par exemple – de les « briser ». En tout cas, les forces productives elles-mêmes doivent être profondément modifiées. Certes, des nombreux acquis scientifi-ques et technologiques du passé sont précieux, mais l’ensemble du système productif doit être mis en question du point de vue de sa compatibilité avec les exigences vitales de préservation des équilibres écologiques.

Page 134: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

134M

ich

ael

wy

Cela signifie tout d’abord une révolution énergétique : le remplacement des énergies non renouvelables et responsables de la pollution, l’empoisonnement de l’environnement et le réchauffement de la planète – charbon, pétrole et nu-cléaire – par des  énergies « douces » « propres » et  renouvelables  (eau, vent, soleil) ainsi que la réduction drastique de la consommation d’énergie (et donc des émissions de CO2).Mais c’est l’ensemble du mode de production et de consommation qui doit 

être transformé, avec la suppression des rapports de production capitalistes et le début d’une transition au socialisme. J’entends par socialisme l’idée ori-ginaire,  commune à Marx et  aux  socialistes  libertaires, qui n’a pas grand-chose à voir avec  les prétendus régimes « socialistes » qui se sont écroulés à  partir  de 1989 :  il  s’agit  de « l’utopie  concrète » – pour  utiliser  le  concept d’Ernst Bloch – d’une société sans classes et sans domination, où les princi-paux moyens de production appartiennent à la collectivité, et où les grandes décisions sur les investissements, la production et la distribution ne sont pas abandonnées aux lois aveugles du marché, à une élite de propriétaires ou à une clique bureaucratique, mais prises, après un large débat démocratique et pluraliste, par l’ensemble de la population.

Oui, nous répondra-t-on, elle est sympathique cette utopie mais, en atten-dant, faut-il rester les bras croisés ? Certainement pas ! Il faut mener bataille pour chaque avancée, chaque mesure de réglementation des émissions de gaz à effets de serre, chaque action de défense de l’environnement.Le combat pour des réformes éco-sociales peut être porteur d’une dynami-

que de changement à condition qu’on refuse les arguments et les pressions des intérêts dominants au nom des « règles du marché », de la « compétitivité » ou de la « modernisation ».

Certaines demandes immédiates sont déjà, ou peuvent rapidement devenir, le lieu d’une convergence entre mouvements sociaux et mouvements écolo-gistes, syndicats et défenseurs de l’environnement, « rouges » et « verts ». Ce sont des demandes qui souvent « préfigurent » ce que pourrait être une société éco-socialiste : ● le remplacement progressif des énergies fossiles par des sources d’énergie « propres », notamment le solaire ;

● la promotion de transports publics – trains, métros, bus, trams – bon mar-ché ou gratuits comme alternative à l’étouffement et à la pollution des villes et des campagnes par la voiture individuelle et par le système des transports routiers ;

● la lutte contre le système de la dette et les « ajustements » ultralibéraux, imposé par  le FMI et  la Banque mondiale aux pays du Sud, aux consé-quences sociales et écologiques dramatiques : chômage massif, destruction 

Page 135: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

135P

ou

r un

e so

ciété

éco

-socia

liste

des protections sociales et des cultures vivrières, destruction des ressources naturelles pour l’exportation ;

● défense de la santé publique, contre la pollution de l’air, de l’eau (nappes phréatiques) ou de la nourriture par l’avidité des grandes entreprises capi-talistes ;

●  développement  subventionné  de  l’agriculture  biologique,  à  la  place  de l’agro-industrie ;

●  la réduction du temps de travail comme réponse au chômage et comme vision de la société privilégiant le temps libre par rapport à l’accumulation de biens 1.La liste des mesures nécessaires existe, mais elle est difficilement compati-

ble avec le néolibéralisme et la soumission aux intérêts du capital… Chaque victoire partielle est importante, à condition de ne pas se limiter aux acquis mais de mobiliser immédiatement pour un objectif supérieur, dans une dy-namique de radicalisation croissante. Chaque gain dans cette bataille est pré-cieux, non seulement parce qu’il ralentit  la course vers l’abîme mais parce qu’il permet aux individus, hommes et femmes, notamment aux travailleurs et aux communautés  locales, plus particulièrement paysannes et  indigènes, de s’organiser, de lutter et de prendre conscience des enjeux du combat ; de comprendre, par leur expérience collective, la faillite du système capitaliste et la nécessité d’un changement de civilisation.

Notes(1) Voir Pierre Rousset, « Convergence de combats. L’écologique et le social », Rouge, 16 mai 1996, p. 8-9.

Page 136: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

136

Je vais vous parler en cinéaste et en romancier. C’est-à-dire que je vais vous parler d’images et de mots.

Partons d’une idée simple.Quelle est l’image que nous avons aujourd’hui du travail ? Ou, plus exac-

tement, quelle  image du travail nous renvoient  le cinéma,  la  télévision,  les médias, la production romanesque ?

Supposons que nous tombions de la lune et que nous voulions savoir ce qu’est la France à travers son imaginaire, à quoi s’occupent les hommes et les  femmes. Comme nous avons une formation de sociologue, nous avons justement l’idée de prendre une année de production cinématographique et télévisuelle, un an de production romanesque et  la collection complète des journaux et des magazines.Qu’en déduirions-nous ?Que la société française est majoritairement composée de policiers, de ma-

gistrats, de publicitaires, d’architectes, de journalistes et d’oisifs fortunés… Pour les femmes, c’est encore plus simple : celles qui ne sont pas dans la po-lice ou la magistrature sont mères de familles ou call-girls, ce qui apparaît d’ailleurs souvent comme un emploi équivalent.Conclusion de l’étude : les Français ne travaillent pas sinon dans la police ; 

ils sont riches et principalement occupés par leurs affaires de cœur et la ges-tion de leur patrimoine. Le travail est le vaisseau fantôme de l’imaginaire ; ce-lui qui navigue au-dessus des écrans, petits et grands, et qui vogue de la même 

Cachez ce travailque je ne saurais voir…

Gérard MordillatRomancier, cinéaste

Page 137: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

137C

ach

ez ce

travail q

ue je

ne sa

ura

is vo

ir…

manière dans  tout ce qui s’écrit. Sur  les sept cents ou huit cents  livres qui paraissent chaque année, combien ont pour héros ou pour héroïne un ajusteur-outilleur, une conductrice Offset, une facturière, un verrier, une mécanicienne de précision ?Comme dans le récit biblique, si vous parvenez à en trouver dix, le royaume 

des cieux vous est ouvert.Il n’y en a pas, ou très peu…Et si nous regardons  les  journaux,  les éditions « papier » ou  les  journaux 

télévisés, quelle est l’image du travail qu’ils répercutent ?Paradoxalement, la principale image du travail dans l’iconographie journa-

listique, c’est le chômage ! On montre les piquets de grève devant les usines ou les entreprises occupées (en s’intéressant rarement aux raisons de l’occu-pation, de la grève). Ensuite, ce sont les petits boulots, l’intérim, les CDD, le RMI ou le RSA… En tout cas, toujours une image déqualifiée et déqualifiante du travail.Deux réflexions s’imposent :

● Ces images renvoient à une réalité sociale et économique ; aujourd’hui, en France, près de trois millions de personnes touchent le Smic voire moins. Ceux que l’on désigne comme « travailleurs pauvres » ; sous-entendu qu’il y aurait une « pauvreté » du travail, qu’il ne saurait être porteur d’intelligence, de culture, de savoir et serait donc, par nature, destiné à une population ré-putée depuis le xixe siècle inculte, ignorante, illettrée, vouée à l’ivrognerie, la débauche et la révolte.

● Ces images déqualifiées et déqualifiantes du travail sont un outil de pro-pagande  des  organisations  patronales  relayées  par  les  politiques  qui  les soutiennent. Un outil de propagande pour promouvoir, à travers les médias possédés par  les grands groupes industriels,  l’emploi du futur  tel que les organisations patronales l’appellent de leurs vœux : l’intermittence.Qu’est-ce qu’un intermittent ?C’est quelqu’un qui n’a pas d’autre horizon que la journée travaillée ; qui 

peut être embauché et débauché au jour le jour.C’est-à-dire qui n’a pas de futur.Mais pour que ce prototype devienne une règle commune, il faut qu’il n’ait 

pas de passé non plus. Donc il faut supprimer le Code du Travail et toutes les lois sociales qui protègent les salariés. Ce à quoi s’emploient activement le gouvernement actuel, sa majorité et ses obligés.S’il n’y a plus de futur, plus de passé, que reste-t-il ?Il reste un présent virtuel, un temps qui n’a de réalité que pour les donneurs 

d’ordres ayant à  leur disposition une main-d’œuvre condamnée à  lui obéir selon les nécessités du marché. Cette masse indistincte, sans qualification re-connue, disponible à merci, ce sont les fameuses « variables d’ajustement » que l’on peut supprimer d’un trait sur les bilans comptables, oubliant que der-

Page 138: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

138G

éra

rd M

ord

illa

t

rière cette opération financière il y a des hommes et des femmes dont la vie est ruinée.C’est ici que se rejoignent le point d’où je suis parti (l’image du travail), 

comment le travail disparaît du domaine de l’imaginaire et le point où je veux arriver : comment cet effacement du travail dans l’imaginaire doit accompa-gner sa disparition dans l’économie réelle pour que se réalise le grand fantas-me patronal : faire de l’argent uniquement avec de l’argent, sans s’encombrer d’ouvriers, de salaires, de métiers, de syndicats, de Code du Travail, toutes ces vieilleries décrétées obsolètes aussi dépassées que la lutte des classes.Molière aurait écrit : « cachez ce travail que je ne saurais voir »…Je résume : disqualifier le travail pour le faire disparaître de l’imaginaire, 

pour l’écarter de l’intelligence et de la culture, promouvoir la conception pa-tronale de l’emploi, supprimant le futur et le passé, livrant les salariés au dieu Profit. Voilà à quoi servent, consciemment ou inconsciemment, la production cinématographique, télévisuelle, romanesque, la presse écrite ou filmée des grands groupes industriels. Elles servent à inventer une réalité, à commander au temps.Je voulais vous rendre sensibles à ce que les combats des salariés ne doivent 

pas se mener uniquement sur le terrain de l’entreprise mais qu’ils doivent se mener tout autant sur le terrain de l’écrit et de l’image.Opposer sans cesse au virtuel le réel.

Page 139: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

139

Le texte de présentation introductif à ce forum met en débat les notions de développement, de « croissance héritée des siècles derniers ». Il faut 

noter cependant que les questions du développement et de son corollaire le « sous-développement » au sens où l’Occident les ont théorisées sont finale-ment très récentes : elles datent de l’après-guerre. L’injonction à la croissance quantitative illimitée, qui nous a mis dans une impasse, constitue surtout un héritage de la période des « trente glorieuses ». Des économistes néo-classi-ques des années cinquante ont produit des modèles délirants, érigé en dogme un simple indicateur, la croissance du PIB, suscitant cette espèce de religion de la croissance économique, dont nous avons beaucoup de mal à sortir – par-ticulièrement les décideurs politiques et économiques.

Les économistes classiques avaient théorisé dès le début du xixe siècle une question qui revient au centre du débat actuellement, celle des limites liées aux ressources naturelles et à la démographie. Déjà, à cette époque, a été formulé le concept « d’état stationnaire ». Ainsi Stuart Mill, contrairement à d’autres économistes de l’époque, se réjouit que l’humanité puisse un jour atteindre un stade où au lieu de se battre pour gagner toujours plus d’argent, on s’occupe-rait des « raffinements des arts et de l’esprit » 1.Au-delà de la critique relativement partagée du modèle actuel et de la des-

cription de ce que serait un mode de développement humain soutenable, l’en-jeu important à approfondir est celui de la transition, du processus de transfor-mation. Comment passer de la société de croissance matérielle à une société 

D’une société de la croissancematérielle à une sociétéde l’émancipation humaine

Yveline NicolasCoordinatrice de l’association Adéquations (Association de sensibilisation, formation et soutien de projets en matière de développement durable, solidarité internationale, droits humains www.adequations.org), [email protected]

Page 140: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

140Y

velin

e N

ico

las

où,  comme  le  disait Guy Carassus  dans  son  intervention,  en  rappelant  les analyses de Marx, le temps, le loisir, l’émancipation humaine soient la valeur centrale ? Il faudrait aussi aborder la question de la décroissance : décroissance de quoi ?, comment ?, pour qui ?, avec quel calendrier ? Par ailleurs, certains acteurs et  associations écologistes  suivent maintenant  le courant du « New Deal vert », de la « croissance verte », qui risque fort d’être un leurre, de nou-veaux habits pour le capitalisme.« L’économie verte » constitue ainsi un des axes du futur Sommet mondial 

du développement durable « Rio + 20 », prévu en juin 2012 par les Nations unies. Le groupe d’experts sur « Commerce, économie verte et développe-ment durable » définissait, à Genève en octobre 2010, ce concept de la façon suivante : « Le défi d’une économie verte est d’améliorer le niveau de vie dans les pays en développement sans augmenter leur empreinte écologique et en même temps de ne pas réduire le niveau de vie dans les pays développés tout en réduisant leur empreinte. » Un tel objectif s’apparente à la quadrature du cercle. En tout cas, cette équation mérite d’être discutée 2…Dans ce que les intervenants-es précédents-es ont dit, je mettrai en débat 

quatre points qui me semblent un peu oubliés des analyses formulées ou qui constituent des pistes intéressantes à creuser.

● Concernant l’analyse faite de la crise agricole et alimentaire mondiale, il a été question notamment de l’accaparement des terres pour produire des agrocarburants. Il est plus difficile d’aborder l’accaparement des terres pour la production de viande, et donc pour la consommation de viande. Le problème écologique (et sanitaire) généré par cette consommation excessive a pourtant fini par faire irruption dans le débat public à l’occasion des négociations sur le changement climatique. La consommation de viande n’est pas soutenable sur un plan énergétique et environnemental – sans parler du plan éthique, en ce qui concerne les élevages industriels. 60 % des terres européennes sont mobilisées par les céréales destinées à nourrir le bétail. C’est aussi une cause importante de déforestation au Sud. L’analyse a été faite précédemment des mécanismes économiques, des rapports de force qui font entrer la nature, l’agriculture dans le capital. Mais comment  se  situe chaque personne par  rapport à ce mode de consommation dominant, par rapport à sa propre façon de consommer ? Sans être taxé de vouloir culpabiliser les « consommateurs », ne peut-on po-ser la question de la responsabilité, celle de ne vouloir renoncer à rien tout en souhaitant  l’avènement de l’écologie ? On a parlé du « décrochage » en-tre les agriculteurs – « exploitants agricoles » – et la nature. L’indifférence des agriculteurs et des consommateurs au traitement qu’on fait subir à une partie du vivant, les animaux, ne constitue-t-elle pas également une forme de décro-chage sur le plan éthique ? L’industrialisation des productions, l’emprise et la concentration des industries agroalimentaires et la marchandisation de tous

Page 141: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

141D

’un

e so

ciété

de la

croissa

nce

maté

rielle

à u

ne so

ciété

de l’é

man

cipatio

n h

um

ain

e

les aspects du vivant encouragent et produisent cette dissonance – reflétée par exemple par le hiatus entre la vitrine du Salon de l’agriculture et la réalité des conditions d’élevage intensif…

● Les interventions ont beaucoup tourné autour de la problématique « Nord-Sud », de  l’impératif de solidarité dans  l’espace. Cette question fondamen-tale ne doit-elle pas se réactualiser en prenant en compte l’existence d’une « oligarchie internationale », évoquée notamment par Hervé Kempf dans ses livres ? 3 Au Sud comme au Nord, une oligarchie maintient un système de prédation, cause de  la paupérisation et de  l’aggravation des  inégalités. Les événements actuels en Tunisie et d’autres pays de la sous-région sont assez révélateurs du système intenable mis en place « en partenariat » ici et là-bas par cette classe d’hyper-riches qui exploite et accumule toutes les richesses produites par la société, profite de façon illégitime par abus de pouvoir de tout le capital humain, culturel, écologique des pays, perd tout sens de la mesure, développant, de plus, un modèle de vie et de consommation énergétivore et ostentatoire vers lequel tendent du coup les classes moyennes et les pauvres.

● Concernant la société de l’immatériel comme facteur de sortie de la crise, on oublie souvent que « l’immatériel » aussi est prédateur de matières premiè-res et notamment de matières non renouvelables. Tous nos objets électroni-ques, nos ordinateurs, nos téléphones portables nécessitent pour le moment et pour la plupart des métaux rares. Leur extraction, le contrôle des ressources sont causes ou exacerbent des conflits et des guerres extrêmement meurtrières comme en République démocratique du Congo (peut-être 5 millions de morts depuis une douzaine d’années, dans l’indifférence…). Comment prendre en compte, internaliser ce bilan écologique et humain quand on parle de dévelop-per la société de l’immatériel ?

● Le  rappel  des  indicateurs  par  Frédéric Lebaron  est  très  important.  Le choix des indicateurs « de développement » est en effet déterminant. Loin de n’être que technique, il est politique et devrait être approprié démocratique-ment, faire l’objet d’un débat, de modalités participatives pour déterminer les indicateurs, les renseigner et les évaluer. Cet éclairage a permis d’aborder la question de l’égalité des femmes et des hommes, en mentionnant les indica-teurs de genre ou sexo-spécifiques. La prise en compte de l’approche de genre demeure en effet largement en France un point aveugle des discussions sur le modèle économique et de développement. Pourquoi ne discute-t-on plus – ou de façon qui reste confidentielle et militante – de la place et de l’impact du travail  domestique  invisible  et  gratuit  des  femmes,  de  sa  contribution  à  la création de richesse et de valeur alors que travail dit « reproductif », assumé à 80 % par les femmes, est une condition nécessaire, la base de l’économie 

Page 142: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

142Y

velin

e N

ico

las

dite « productive » ? D’après le PNUD, ce travail gratuit équivaut à 50 % du PIB mondial et les femmes assurent, dans le monde, près des trois quarts de l’ensemble des heures de travail mondiales. Mais elles ne consacrent qu’un tiers de leur temps au travail rémunéré et les deux autres tiers au travail non rémunéré. La proportion est inverse pour les hommes 4.

Il paraît difficile de continuer à réfléchir et militer pour un « développement humain soutenable, plus égalitaire et solidaire », sans faire des inégalités fem-mes-hommes un point central de nos travaux.

Notes(1) Pour une perspective historique et économique de ces notions, voir notamment l’extrait de l’ouvrage Le

développement durable, sous la direction de Catherine Aubertin et Franck-Dominique Vivien, La Documentation Française, 2010 ; en ligne sur : http://www.adequations.org/spip.php?article1511

(2) Cf. article de suivi de la préparation de « Rio + 12 » : http://www.adequations.org/spip.php?article1509(3) L’Oligarchie, ça suffit, vive la démocratie, Hervé Kempf, Le Seuil, 2011.(4) Ce point est développé dans l’article sur « genre et économie » : http://www.adequations.org/spip.php?article1271

Page 143: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

Une nouvelle démocratiedu local au mondial

Page 144: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

Le sommet de Copenhague a mon-tré l’incapacité incroyable des Etats à trouver une solution à un problème ur-

gent et vital pour tous les êtres humains. On a parlé de crise de gouvernance mondiale. Mais le problème ne réside-t-il pas plutôt dans une déficience démocratique qui interdit aux peu-ples de débattre des problèmes qui leur sont communs, de plus en plus importants, pour y apporter ensemble des réponses face à des pouvoirs exorbitants concentrés entre les mains de nombre réduit de super-puissants ? Ne faut-il pas rapprocher cette situation de la crise dé-mocratique qui, dans chaque nation comme à l’échelle régionale, donne aux citoyens le senti-ment qu’ils n’ont pas prise sur le cours des cho-ses ? N’est-on pas placé devant l’exigence d’inventer une démocratie de nouvelle gé-nération, du local au mondial, permettant aux peuples de reprendre la main sur des pouvoirs qui leur échappent aujourd’hui de plus en plus ? Quelle démocratie politique peut-on construire sur la capacité d’interven-tion individuelle et collective des citoyens, sur le postulat de leur égalité politique absolue ? Ne doit-on pas développer une exigence de dé-mocratie économique pour dépasser la réalité actuelle des États devenus « market-states »? Peut-on construire une démocratie économi-que sans poser la question de formes nouvelles d’appropriation sociale ?

Introduction

Page 145: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

145

Les questions intitulées « sciences et démocratie » sont récurrentes et elles ont fait l’objet de mobilisations. Afin de souligner quelques-unes des 

caractéristiques actuelles, je voudrais les mettre en perspectives.1. La  question  a  d’abord  bénéficié  de  fortes  convergences  entre  des  ac-

teurs – chercheurs, ceux qui orientent les recherches, industriels, décideurs po-litiques – qui, durant les « trente glorieuses », ont partagé des valeurs issues des mobilisations de la Résistance et ont promu une « société du progrès » 1.De fait, des débats moins consensuels couraient depuis plusieurs années, 

notamment au sein du monde du travail :– Avec Le travail en miettes, une critique de l’organisation scientifique du tra-vail était initiée par Georges Friedmann (1956) et elle allait être fondatrice de la sociologie du travail.

– Dans La civilisation au carrefour,  le  collectif  tchécoslovaque  autour  de Radovan  Richta  saluait  l’avènement  de  l’automation  et  promouvait  la « maîtrise » des règles et le choix des règles du jeu économique (parution en France en 1974).

– En 1977, paraissait  l’ouvrage de la CFDT Les dégâts du progrès, qui se présentait notamment comme une critique du productivisme et qui voulait disjoindre « progrès » et « avancée technique ». Sur le volet démocratique, les auteurs mettaient en évidence l’insuffisance de droits à intervenir sur les changements techniques à la disposition des travailleurs.

Sciences et démocratie

Michèle Descolonges

Sociologue, Université Paris X Nanterrre, Présidente de l'ASTS

Page 146: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

146M

ich

èle

Desc

olo

ng

es

En 1982, le colloque national « Recherche et Technologie » réunissait des scientifiques, des politiques et des acteurs de la culture scientifique et du mon-de du  travail autour de  l’idée d’instaurer « un débat démocratique pour un grand enjeu ». Reprenant à leur compte la notion de « progrès », ils ambition-naient, notamment, de « réconcilier la science avec la culture ». Il était affirmé que « l’existence d’un réel débat démocratique sur les options scientifiques et les choix technologiques n’a de sens à long terme que si un effort prioritaire sur l’information scientifique et technique est réalisé ».Or, depuis les années 1990, la notion de progrès est questionnée sans doute 

de manière plus forte qu’elle ne l’avait été jusqu’à présent. Elle est d’ailleurs plutôt traitée dans le cadre d’un débat qui oppose croissance et décroissance.

Je pense aussi que nos manières de considérer les enjeux de connaissance ont évolué.

Regardons-le rapidement dans trois domaines, trois champs disciplinaires :

L’atome et le nucléaire civil

Depuis toujours les individus ont eu conscience de leur caractère mortel. Mais depuis qu’elle a libéré les puissances du noyau atomique,  l’humanité a pris conscience de sa disparition possible en tant qu’espèce. Hiroshima et Nagasaki l’ont malheureusement illustré.Du côté industriel, en 1986, ce fut la catastrophe de Tchernobyl 2. En même 

temps qu’elle atteignait la confiance placée dans la technologie et la science, cette catastrophe allait contribuer à l’ébranlement d’un système politique qui précisément avait survalorisé la technique et la science en tant qu’instruments politiques.En France, dans un pays où la production d’électricité est due environ pour 

80 % au nucléaire, la minimisation des effets de cette catastrophe a contribué à forger l’expression « le nuage de Tchernobyl ». Expression qui est devenue l’un des symboles populaires (c’est-à-dire atteignant de nombreux publics) de la capacité de dirigeants politiques à proférer des affirmations contre-scienti-fiques afin de protéger des intérêts économiques 3.

Les sciences de la nature

Depuis  l’observation de teneurs anormalement élevées en CO2 dans l’at-mosphère au-dessus du Pacifique (en 1957), de nombreux travaux scientifi-ques ont montré l’existence d’un facteur anthropique dans le réchauffement climatique. C’est ainsi que Claude Lorius, un glaciologue français, a publié en 1987 dans Nature un article illustré par deux courbes, l’une de tempéra-ture,  l’autre de dioxyde de carbone et de méthane et montré que ces deux courbes courent en parallèle depuis la nuit des temps et qu’en moins de deux 

Page 147: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

147S

cien

ces e

t dém

ocra

tie

siècles – depuis les débuts de la révolution industrielle – ces deux courbes se cabrent. D’où l’invention au sein de la communauté scientifique de la notion d’ère anthropocène (concept popularisé par Paul Crutzen en 2002), c’est-à-dire d’une ère géologique nouvelle : considéré jusqu’alors comme prisonnier du climat,  l’homme serait en  train de « modifier  l’atmosphère, de modifier l’hydrosphère », en somme l’homme serait en train de faire le climat 4.Si ces déclarations ont un fondement scientifique sérieux, elles sont parfois 

dispensées sur un registre prophétique : ce sont les humains qui, en tant qu’es-pèce  animée  d’une  « volonté  de  puissance »,  seraient  devenus  « invasifs », c’est-à-dire destructeurs de la biodiversité et destructeurs d’eux-mêmes.Comme on le sait, les responsabilités des destructions ne sont pas unifor-

mément réparties.

Les sciences du vivant

Depuis la découverte de la structure en double hélice de l’ADN, qui rend possible l’action sur les gènes et donc sur la transmission de caractères héré-ditaires, « la thérapeutique moderne semble avoir perdu de vue toute norme naturelle de vie organique » 5. On sait que le rôle du Comité consultatif natio-nal d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé vise à répondre à ces questions. Conscient d’aborder des territoires inconnus quant à l’avenir des humains, il les traite au cas par cas.Depuis,  les  débats  à  propos  du  vivant  se  sont  amplifiés ;  les  possibilités 

scientifiques aussi. Certains se posent la question suivante : s’agit-il d’amélio-rer l’homme – on est dans le cas des processus thérapeutiques dont parlait Georges Canguilhem – ou bien de le refaire ? Dans ce dernier cas, la biologie de synthèse n’offre-t-elle pas des perspectives  infinies ? Fiction aux dires de quelques-uns, pour d’autres la biologie de synthèse (c’est-à-dire la création de génomes synthéti-ques) est un terrain de recherche aux débouchés industriels prometteurs.Par exemple, lors de l’inauguration de l’Ougepo (Ouvroir de génétique po-

tentielle) en décembre 2010, à l’ENS, les biologistes que nous avons entendus présentaient tout à la fois– un projet industriel : « pour l’industrie, la biodiversité ne suffira pas »– un projet scientifique, puisqu’une « évasion de la prison de l’évolution na-turelle » était visée,

– et proposaient des règles morales : « ne pas se mélanger avec la nature ».Ces propos sont moins fantaisistes qu’ils ne le paraissent et ils s’inscrivent dans un 

ensemble plus vaste, celui de l’économie de la promesse. Quelle promesse ? Celle d’un monde meilleur, fondé sur le développement des sciences et des techniques.2. Quelles questions nous sont posées, qui ont trait à la démocratie ?Peut-on affirmer qu’un fossé entre la recherche – dont une part croissante est 

pilotée par les marchés – et l’exercice de la démocratie s’est agrandi ?

Page 148: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

148M

ich

èle

Desc

olo

ng

es

Qu’il s’agisse de catastrophes ou de promesses, sommes-nous tous dépen-dants d’une espèce de nouveau « royaume des ombres » 6, celui des risques qu’on ne peut pas percevoir (radioactivité, pollution, etc.) ?D’ailleurs, comment rendre compte de l’exercice de la démocratie dans le do-

maine de la production scientifique et technique et dans celui de leurs usages ?Une manière de se repérer consiste à s’intéresser aux controverses. Car les 

non-spécialistes, les profanes comme on les appelle maintenant, manifestent eux aussi leurs capacités d’implication dans la recherche et l’innovation.Les controverses, ce sont des conflits qui mettent en jeu des savoir-faire, 

des expertises dans différents domaines de connaissances, de points de mora-le, etc. Les controverses s’opposent aux consensus. Certains, qui les dévelop-pent, estiment entrer ainsi en « résistance ». Les controverses sont chargées sur le plan émotionnel. Les médias y tiennent un rôle important, car ils servent de caisse de résonance aux débats, mais aussi aux catastrophismes, aux prophé-tismes, etc. Dans certains cas, ils peuvent tenir un rôle dans la recomposition des préjugés.Les controverses font l’objet aussi de réponses scientifiques et d’expérimen-

tations fort intéressantes. Par exemple, celle des communautés de malades qui discutent de protocoles thérapeutiques. On assiste à une transformation des compétences des malades et des associations, au développement d’expertises profanes, c’est-à-dire d’expertises fondées sur l’expérience. On assiste aussi à des coalitions d’associations, mutualisant leurs expertises.Les controverses sont vives dans les trois domaines cités plus haut : les choix 

énergétiques, le climat – avec une certaine porosité entre ces deux domaines –, les sciences du vivant.Dans  ce  dernier  domaine,  les  oppositions  aux  nanotechnologies  ou  aux 

OGM peuvent être qualifiées de controverses, puisque des groupes sociaux s’opposent aux démonstrations apportées par des institutions et des décideurs politiques et industriels. Ceux-ci demandent pourquoi le public résiste et ils cherchent à leur tour à mobiliser l’opinion. Donc, le public résiste-t-il par rap-port aux choix scientifiques ? Ces oppositions sont-elles des réactions de gens qui ont peur ?Or, ce que montrent  les enquêtes  sociologiques c’est que  la défiance est 

relative à des jugements sur le comportement des institutions. Les oppositions aux nanotechnologies ou aux OGM s’affirment d’autant plus que les répon-ses des institutions et des politiques ne sont pas estimées crédibles : sont-elles fiables ? Quelle est leur indépendance ? Quelle est leur capacité à reconnaître leurs erreurs ?Quoi qu’en disent les institutions et certains décideurs, on n’a pas affaire à 

des réactions d’ignorants ; l’opposition ne relève pas d’un déficit de connais-sances. En effet, plus les publics bénéficient d’un capital culturel élevé, moins ils acceptent les délégations dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas.

Page 149: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

149S

cien

ces e

t dém

ocra

tie

En effet, il importe d’entendre que « les gens » sont défiants à l’égard des institutions, des politiques et des experts, en raison de leur collusion avec des intérêts privés. Le Médiator® vient d’illustrer cette collusion et l’on « décou-vre » que le budget de l’AFSSAPS (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé) dépend pour 80 % des laboratoires pharmaceutiques : son indépendance scientifique est forcément questionnée.Autre exemple : après  les derniers  fauchages de champs d’OGM, Pierre-

Henri Gouyon  (professeur  au Musée national  d’histoire  naturelle)  estimait que les fauchages peuvent être considérés comme une interpellation de la re-cherche : « ce qui est en cause ce sont moins des risques directs que des choix stratégiques opérés par la recherche agronomique au cours des dernières dé-cennies » (septembre 2010). Car en arrière-fond, c’est  l’avenir productif de l’agriculture, c’est l’avenir du système économique qui sont en question. Et ce qui inquiète « les gens », c’est bien cela !Nous avons donc deux groupes de questions qui, en matière scientifique, 

concernent la démocratie :1. Comment fait-on jouer le rôle de l’expertise ? Et alors, quel est le rôle de la recherche publique, de quels moyens dispose celle-ci ?

2. Quel est le modèle économique dont relèvent les uns et les autres ? Et alors, qu’en est-il de la justice sociale ?

Notes

(1) Christophe Bonneuil, Les transformations des rapports entre sciences et société en France depuis la Seconde Guerre mondiale : un essai de synthèse, colloque « Sciences, médias et société », E.N.S. Lyon, juin 2004.

(2) La catastrophe a été due à une succession de décisions erronées. Les décisions erronées sur lesquelles la « communauté scientifique » s’accorde sont les suivantes : 1) le réacteur avait fonctionné trop longtemps à puissance réduite (« empoisonnement » au xénon) ; 2) le nombre de barres de sécurité insérées dans le réacteur était inférieur au nombre minimal fixé par les consignes d’exploitation, d’où l’instabilité du pilotage ; 3) les systèmes d’arrêt d’urgence avaient été mis hors service ; 4) le système de refroidissement de secours était déconnecté ; 5) après l’accident, les opérateurs (qui ne disposaient pas d’appareils de mesure adéquats) ont cru que le réacteur était intact. Source : EDF.

(3) Depuis la tenue de ce colloque, la catastrophe de Fukushima conforte malheureusement ce propos en ce qui concerne des dirigeants industriels et politiques au Japon.

(4) Lorius Claude et Carpentier Laurent, Voyage dans l’anthropocène. Cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, Actes Sud, 2010, p. 60.

(5) Canguilhem Georges, « Thérapeutique, expérimentation, responsabilité », dans études d’histoire et de philosophie des sciences, 1975.

(6) Beck Ulrich, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, collection « Champs », Flammarion, 2001, p. 134.

Page 150: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

150

J’aborde le sujet de la démocratie à partir de mes questionnements en tant que militante dont l’essentiel de la pratique est dans le mouvement syn-

dical. Je pense cependant que ces questions sont loin de ne concerner que le mouvement syndical.Pour moi la démocratie est à la fois un enjeu, un objectif, un moyen et une 

pratique :– C’est un enjeu parce que je ne connais pas de système non démocrati-

que – disons,  donc,  de  système  autoritaire  ou  dictatorial – qui  aboutisse  au progrès social. J’ai même le sentiment inverse. Quand on est, comme moi, militante syndicale, et qu’on veut le respect des droits des salariés, le respect du travail, la promotion du travail, la démocratie est un enjeu essentiel pour y parvenir.

– C’est donc aussi un objectif. Un objectif de conquête progressive parce que, comme pour la ligne d’horizon, la satisfaction de l’objectif recule au fur et à mesure que l’on s’en approche. En essayant de s’approcher de la démocratie, en ayant l’objectif de la conquérir, on développe des pratiques, des comportements, qui modifient la situation réelle dans laquelle on est à l’instant « T ».

– La démocratie est un moyen. On ne peut pas se fixer pour objectif de conquérir la démocratie sans utiliser le moyen de la démocratie pour y par-venir. Ou, pour le dire autrement : comment penser qu’on puisse conquérir un système démocratique où la masse des salariés aient droit à la parole et puissent décider de leur destin sans leur donner à eux-mêmes la parole et les moyens pour conquérir ce destin ?

Donner aux plus discriminés

Maryse DumasSyndicaliste

l’envie de s’investir

Page 151: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

151D

on

ner a

ux p

lus d

iscrimin

és l’e

nvie

de s’in

vestir

– La démocratie est donc aussi une pratique. Une pratique sociale, à déve-lopper évidemment dans le mouvement syndical mais, au-delà, dans le mou-vement politique, dans les associations, etc., on apprend la démocratie par la pratique démocratique.Quand, dans une entreprise, les salariés sont hyper exploités, soumis à des 

brimades, des humiliations, c’est souvent dans et par la réunion syndicale que les salariés apprennent à parler de leur vécu, avec d’autres, qui partagent les mêmes réalités, peuvent les comprendre, échanger des expériences, des idées, s’encourager mutuellement. Là, on apprend ensemble à trouver les moyens de se faire collectivement entendre au travers, par exemple, d’une pétition, d’un tract, de la construction d’une action, etc. Par cette pratique démocratique, on change le rapport de force, on change le rapport du salarié à l’organisation, à son entreprise, voire même à sa propre vie. Cette question de la pratique démocratique, conçue à la fois comme but et moyen dans des pratiques très concrètes et très décentralisées et démultipliées, me paraît essentielle, incon-tournable pour conquérir une société réellement démocratique.

La démocratie est une conquête perpétuelle

On n’en aura jamais fini avec l’ambition de nouvelles conquêtes démocra-tiques ; il n’y aura pas un moment où on se dira « on a atteint l’objectif ultime, indépassable ». Tout  simplement parce que chaque conquête démocratique obtenue crée de nouvelles exigences  et  que  celles-ci  s’inscrivent  dans  les contradictions des rapports sociaux.Je ne me reconnais pas dans l’idée selon laquelle l’Occident aurait trouvé la 

démocratie parfaite et n’aurait plus qu’à l’exporter en Chine, en Tunisie, ou ailleurs. Par nos expériences historiques, nous avons, évidemment, conquis des espaces de démocratie, mais nous en avons aussi perdu d’autres, ou nous ne les avons pas conquis… Bien sûr, d’autres peuples peuvent s’inspirer de nos expériences, dans leurs réussites et dans leurs échecs. Mais ne sous-estimons pas que nous avons nous-mêmes à nous inspirer d’autres pratiques mises en œuvre ailleurs. Il faut construire un mouvement d’aller et retour permanent, dans les échanges, dans les idées. D’où l’intérêt de se doter d’organisations syndicales, politiques, pour y contribuer.

L’élection ne résume pas la démocratie : un système qui se conçoit comme démocratique, essentiellement à partir de l’élection et d’une élection dont on sait qu’une partie importante de la population n’y participe pas – et dans cette population, en particulier les catégories populaires –, ne peut pas être consi-déré comme ayant atteint la forme démocratique absolue.Pour moi, ce qui est le plus démocratique, c’est ce qui permet précisément 

aux catégories les plus discriminées de la société, les plus exploitées, les plus exclues – ce qui leur permet et leur donne envie – de s’investir et de se mo-biliser. Quand  tel  est  le cas,  c’est qu’on est  en  train de construire quelque 

Page 152: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

152M

ary

se D

um

as

chose qui va conforter un processus démocratique. Mais si ces catégories au contraire ne s’investissent pas, ou sont sur le reculoir ou ne s’intéressent pas au processus, alors, c’est que celui-ci tend à ce que ce soit une catégorie ou peut-être une caste, voire une oligarchie qui s’approprie le processus.

Retrait des urnes, retrait des luttes ? Depuis dix, quinze ans, mouvement des retraites mis à part, on constate une plus grande participation des salariés à des conflits locaux et une moindre participation à des conflits nationaux. J’ai le sentiment qu’on pourrait traduire cela comme une forme d’abstention des luttes dès lors qu’elles portent sur des enjeux centraux, des enjeux au cœur des politiques économiques, sans doute parce qu’on y retrouve les mêmes difficul-tés en terme de perspectives et de possibilités de politiques alternatives qu’au plan politique. Elles buttent sur l’interrogation : « peut-on vraiment faire autre-ment ? », et « est-ce que cette action va vraiment permettre qu’on fasse autre-ment ? » « Mon implication dans cette action contribuera-t-elle vraiment à ce qu’on puisse faire autrement ? » On intervient quand on pense que c’est efficace. Si tel n’est pas le cas, on reste spectateur. Dans une société qui privilégie le spec-tacle, c’est toujours plus facile d’être spectateur plutôt qu’acteur.

À quoi sert la politique ?

La France a construit sa politisation autour d’un État fort. La politique avait pour but la conquête du pouvoir d’État parce que le changement de politique passait par là. Or, avec la mondialisation, avec la révolution informationnelle et la financiarisation – les trois aspects en même temps –, ce modèle-là est en difficulté. Je ne dis pas qu’il est fini. Je dis qu’il est en difficulté.La mondialisation, pour les salariés, ce n’est pas quelque chose qui se passe 

en dehors de la France ; elle se manifeste ici, dans le quotidien de leur vécu de travail : menaces de délocalisations, concurrences sur les salaires et les protec-tions collectives, travail illégal informel développé par le patronat à l’intérieur même du territoire national, opacité sur la propriété de l’entreprise, l’action-nariat étant à la fois multinational et invisible.

Ceci nourrit le doute quant à l’impact réel de l’élection politique pour pe-ser sur les choix économiques et financiers les plus importants. Les salariés doutent de qui décide véritablement : le Président de la République qui, même quand il est président du G 20, fait une conférence de presse, quelques gesti-culations, mais qui, au fond, nous montre qu’il n’a pas prise sur le réel ? Est-ce que c’est le FMI ? Mais le FMI, on ne l’élit pas… Est-ce que c’est la Banque mondiale ? On est confronté à un double phénomène. D’une part, on ne sait plus où sont les lieux de décision et de pouvoir réels et, d’autre part, le discours politique reste, pour l’essentiel, enfermé sur la question du pouvoir d’État ou des pouvoirs locaux, sans aborder la question des pouvoirs à conquérir au plan économique et au niveau supranational.

Page 153: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

153D

on

ner a

ux p

lus d

iscrimin

és l’e

nvie

de s’in

vestir

Et encore plus lorsqu’il s’agit du pouvoir économique. Dans l’inconscient populaire, l’idée grandit qu’au fond, maintenant, ce sont les puissances finan-cières qui ont la réalité du pouvoir et que les politiques n’occupent que ce que les puissances financières veulent bien leur laisser. La fameuse formule de Jospin : « l’État ne peut pas tout » a laissé des traces… Alors, on est passé de « l’État peut tout » à « l’État ne peut pas tout », voire à « l’État ne peut rien » ! Pourquoi se mobi-liser et comment concevoir la démocratie si l’État ne peut rien ? C’est une question essentielle à éclairer si on veut permettre l’intervention populaire.D’autant que le pouvoir d’État se délite : alors que le socle de notre système 

repose sur le fait que la loi s’applique à tous (notamment les lois sociales, les employeurs sont tenus de les respecter), on voit maintenant que, sous pression du MEDEF, sur bien des aspects, la loi devient supplétive à l’accord d’entre-prise ! C’est-à-dire qu’à partir du moment où un employeur obtient des syndi-cats un accord dans l’entreprise, il n’est plus tenu d’appliquer la loi.

La question de l’État est fondamentale

Le rapport historique à l’État en France a structuré les comportements poli-tiques, syndicaux, sociaux, la façon de vivre et d’être ensemble… Or l’État se délite sans qu’on en ait une pensée politique claire : du fait de la supranationa-lité européenne, de la mondialisation, mais aussi du fait de la dérégulation des services publics et de la mise en place « d’autorités ou d’agences » prétendu-ment indépendantes censées organiser « la concurrence libre et non faussée ». Or, ces autorités échappent à tout contrôle démocratique autant dans leur com-position (elles ne sont pas élues mais nommées) que dans leurs activités.

Les privatisations ont aussi pour effet d’affaiblir le rôle de l’État et le pouvoir démocratique des citoyens. Les services publics « à la française » constituaient à la fois un moyen de pilotage économique de l’industrie et de la recherche en même temps que le moyen d’une politique sociale. Ils participaient aussi à diffuser dans l’ensemble de la société des principes et valeurs républicains : égalité devant le service public, neutralité et laïcité de ceux-ci, péréquation des  tarifs et aménagement équilibré du  territoire,  indépendance – du  fait de leur statut – des agents publics vis-à-vis du pouvoir politique, du clientélisme et de la corruption. Avec le rétrécissement de la place et des prérogatives des services publics, c’est l’ensemble de ces principes qui font le vivre ensemble et la démocratie au quotidien qui recule.Celle-ci passe par des lieux de pouvoir et d’intervention ; quand on a, sur son ter-

ritoire, des représentants de l’État par le biais des services publics, on se sent aussi plus citoyen que lorsqu’on a affaire exclusivement à des entreprises privées.« Quel État ? » dans le cadre de la mondialisation, de l’Europe ; quel rôle de 

l’État, quel pouvoir de l’État, et quelle influence de l’État dans tous les domai-nes économiques et sociaux ? Cette question doit faire l’objet d’une pensée politique et d’une pensée de la démocratie.

Page 154: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

154M

ary

se D

um

as

Légitimité sociale et démocratie politique

Dès l’élection de Sarkozy, en 2007, l’affrontement a été vif sur le rapport entre démocratie sociale et démocratie politique, celui-ci estimant que le pro-gramme présidentiel devait s’appliquer à tous, y compris aux organisations syndicales. Celles-ci étaient donc sommées de négocier la mise en œuvre de ses décisions plutôt que leurs propres revendications. En 2010, avec le mou-vement sur les retraites, on voit revenir la même problématique : les manifes-tants, parce que moins nombreux que les électeurs, n’auraient pas la légitimité à contester la réforme décidée par le président de la République. En quelque sorte, la vision sarkozyste de la démocratie c’est : « vous votez une fois tous les cinq ans, et dans l’intermède vous n’avez plus le droit à rien, le programme présidentiel suffit à tout. » Or, cela pose d’immenses problèmes. Une enquête publiée récemment fait apparaître qu’un Français sur deux estime que la dé-mocratie a plutôt reculé en France ces dernières années. 61 % des Français sont favorables à ce que, dès qu’une manifestation réunit plus d’un million de personnes, cela déclenche une loi. Et dans ces 61 % de Français, on trouve 76 % des employés et 72 % des ouvriers, précisément les mêmes qui se sen-tent moins  impliqués quand  il  s’agit d’aller voter… La votation citoyenne contre la privatisation de la poste, il y a quelques mois, avait déjà manifesté les mêmes exigences. La question est de savoir porter, exprimer, conforter ces exigences démocratiques nouvelles.Pas de démocratie réelle sans organisations démocratiquesJe conclurai par ce par quoi j’ai commencé : il ne peut pas y avoir de démo-

cratie réelle sans présence d’organisations démocratiques nombreuses, avec beaucoup d’adhérents, avec beaucoup de gens qui, là où ils sont, développent des pratiques démocratiques et participent ainsi à la politisation – au sens vrai et profond du terme – de la société. Dans  les  territoires,  les  entreprises,  les localités, une multiplicité d’initiatives sont prises. Elles ont du mal à se faire entendre et reconnaître au plan national. Il y a toujours des militants et des militantes, même s’ils ne sont pas « encartés » comme on dit, pour essayer modestement de faire vivre les choses là où ils ou elles se trouvent. Je ne sais pas si on peut parler à ce sujet de pratiques autogestionnaires. En tout cas, je crois que c’est à ce niveau que l’essentiel et le novateur se produisent. Mais pour aller au bout des potentialités, il faut donner sens et cohérences à ces ini-tiatives multiples et les inscrire dans une visée transformatrice. C’est à cette condition que démocratie et transformation de la société donneront ensemble un contenu et un débouché nouveaux à nos luttes et à nos espoirs.

Au cours de la discussion, Maryse Dumas a précisé :

Une réaction d’abord à  l’idée qu’on voudrait nous supprimer  le suffrage universel  ou  que,  pour  des  conquêtes  démocratiques  nouvelles,  il  faudrait 

Page 155: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

155D

on

ner a

ux p

lus d

iscrimin

és l’e

nvie

de s’in

vestir

compléter les façons dont sont représentés les citoyens, notamment au travers du tirage au sort.Je crois qu’ils n’ont pas besoin de supprimer le suffrage universel ! À partir 

du moment où un Français sur deux – et notamment les catégories populaires, et donc celles qui portent le plus le changement de société – ne vote pas, pour-quoi supprimer le suffrage universel ? D’autant que le champ d’intervention du pouvoir élu est réduit par rapport à la réalité du pouvoir économique et financier, En revanche, continuer dans une alternance sans alternative, sur la base d’une démobilisation populaire, ça leur va très bien ! Ils peuvent même se permettre de donner des leçons de démocratie au monde entier. Quant au tirage au sort, je ne vois pas en quoi il peut correspondre à une nouvelle pra-tique démocratique ; je le vois au contraire comme une adaptation au faible investissement populaire. Je peux le concevoir dans le cadre d’une aide à la prise de décision, mais en aucun cas comme une conquête démocratique.Si on veut que ça change, il faut s’emparer des deux sujets : l’intervention

des catégories populaires en termes de mobilisation et de vote et, en même temps, des choix politiques s’emparant des questions économiques et sociales et des lieux de pouvoirs réels, au plan national et au plan international. Il y a une espèce de césure qu’il faut absolument surmonter entre ce qui relève du social d’un côté, ce qui relève de l’économique de l’autre, et en troisième lieu ce qui relève du politique. Il y a besoin que le politique investisse tout l’espace et démontre que, même si on est élu de territoire, même si on est élu du Parlement, etc., on a voix au chapitre ; et tous les citoyens – avec ce qui a été dit avant moi  là-dessus –, notamment  les catégories populaires, doivent pouvoir intervenir sur ces lieux-là.Deuxième idée, sur la prise de conscience de la globalisation. Elle existe de

façon beaucoup plus importante que ce que nous imaginons. Les gens y sont confrontés tous les jours. Ce qui leur manque – et c’est là que l’intervention du politique est nécessaire – c’est : comment peut-on peser sur elle, modifier son cours ? C’est ce qui est le moins abordé. Je ne crois pas que qui que ce soit ait la solution, moi pas plus que d’autres. Nous avons besoin d’en faire, juste-ment, un sujet de débat populaire. La globalisation est dans le débat, au quoti-dien, par exemple sur les comparaisons de coûts ou de productivité d’un pays à l’autre. Les seules qui ont du mal à l’aborder et à en faire des sujets de débat démocratique pour définir des stratégies ce sont les forces démocratiques.Toutes les populations ne vont pas pouvoir se déplacer pour aller faire des 

manifs par dizaines de millions à chaque G 8 ou G 20. Mais, là où nous som-mes, nous pouvons faire quelque chose. Et pour pouvoir le faire, il faut avoir le sentiment d’être le maillon d’une grande chaîne. Il faut donc que cette gran-de chaîne soit visible, qu’elle ait été définie, mise en débat, dans une visée stratégique. C’est cela qui manque.

Page 156: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

156

Je prendrai notre sujet sous un autre angle encore. Je partirai de la mondia-lisation pour arriver à la question de la démocratie, en développant une 

observation que j’avais eu l’occasion de faire et sur laquelle Patrice Cohen-Séat m’a demandé de rebondir : l’observation selon laquelle la gauche euro-péenne n’a, au fond, rien à dire sur la mondialisation.La formule peut évidemment paraître un peu brutale. On pourrait m’objec-

ter : la mondialisation ? Mais la gauche n’arrête pas d’en parler ! Je précise donc : elle n’a rien à dire au sens où elle est profondément handicapée pour formuler des propositions de riposte vis-à-vis de la mondialisation. C’est son flanc dégarni. Elle est prise à revers sur ce terrain. C’est l’un des points fon-damentaux qui accréditent dans l’opinion l’idée selon laquelle il n’y a pas de vraie différence entre la droite et la gauche. Certes, leur discours n’est pas le même, mais en dernier ressort, au niveau des politiques qu’elles sont en me-sure de mener, elles obéissent à une même logique. Pourquoi cette situation somme toute très étrange ? Elle tient à toutes sortes 

de raisons, y compris techniques. Je les laisserai de côté pour aller droit à ce qui me semble être la raison la plus profonde.Sur ce terrain, la gauche – au sens large – est prise au piège de l’un de ses 

plus profonds idéaux : l’internationalisme. Encore n’est-ce pas simplement un idéal, au sens d’une valeur supérieure ; il y va aussi de toute une vision de la société désirable, du mouvement souhaitable de l’histoire. De fait, c’est cet idéal, en dernier ressort, qui  met la gauche en mauvaise 

position face au phénomène de la mondialisation et de sa dynamique, avec 

La gauche n’a pas de penséedu politique

Marcel Gauchet

Philosophe, Rédacteur en chef de la revue Le Débat

Page 157: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

157La g

au

che n

’a p

as d

e p

en

sée d

u p

olitiq

ue

lequel elle ne peut dans le principe, que se trouver d’accord. On le voit bien lorsque l’on retrace l’histoire des trente dernières années. La gauche a accom-pagné le mouvement ; elle lui a fait escorte, quand elle n’a pas servi d’idiot utile pour faire passer quelques mesures qui étaient un peu plus scabreuses que d’autres, et auxquelles elle pouvait apporter sa caution pour développer un monde ouvert au libre-échange. Ce handicap prend aujourd’hui une forme paroxystique avec  le nouveau 

discours des tenants du libre-échange mondial. Monsieur Bébéar, que je n’ai pas besoin de présenter, a fait récemment une déclaration très éloquente de ce point de vue. À l’entendre, le meilleur argument en faveur de la mondialisa-tion économique, c’est qu’elle est le facteur principal de la justice sociale… à l’échelle du monde !  Comment ? , nous dit-il en substance, vous seriez contre un mouvement qui a permis de sortir des centaines de millions de personnes de la grande pauvreté ? À son interlocuteur qui lui faisait remarquer que les investissements des grandes entreprises françaises allaient de préférence vers les pays émergents plutôt que vers  la France ou l’Europe, il a rétorqué, tou-jours en substance, que c’était là, justement, ce qui faisait le prix moral de l’action des investisseurs. Ils vont, certes, là où les motifs de profits sont les plus certains. Mais ce faisant, ils militent en faveur d’un monde uni où tous peuvent participer à égalité au processus économique. J’ai été très frappé par le fait que ce discours provocateur n’a suscité que peu de réactions. Il y a là pourtant un vrai défi intellectuel et politique. Qu’avons-nous à dire face à un discours comme celui-là, qui se présente sous le signe de la générosité, de l’ouverture, de l’intégration de ce monde mondialisé par la vertu des échan-ges ? Il donne une portée morale à la condamnation du protectionnisme. Le protectionnisme, explique-t-il, est non seulement inefficace économiquement, et inutile, mais il est surtout coupable moralement. Il est un discours égoïste de nantis qui veulent défendre leurs avantages au lieu d’accepter une concur-rence qui permet aux plus faibles, à l’échelle du monde, de s’inscrire dans la course à la prospérité. Cette anecdote permet de mesurer au passage combien, depuis la grande 

inflexion des années 1970, la situation du monde économique et de nos socié-tés a changé. C’est le point capital. Si la gauche, depuis le xixe siècle, depuis la révolution industrielle, s’est définie fondamentalement comme internatio-naliste, c’est en regard d’un monde où la politique et le capitalisme étaient fondamentalement  nationaux. Au  regard  de  cet  univers  d’unités  politiques fermées,  l’internationalisme prolétarien se voulait,  lui, porteur de ce que le capitalisme lui-même dessinait comme émancipation sous les traits lointains de ce qui était en train d’advenir : le marché mondial. Relisons L’idéologie allemande. Elle comporte des pages assez étonnantes à leur date sur le fait que précisément la vocation naturelle du capitalisme est d’aller vers le marché mondial ; et qu’en allant vers le marché mondial, il ouvre une perspective sur 

Page 158: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

158M

arc

el

Gau

chet

l’unité du genre humain qui sera le vecteur de l’émancipation humaine. En regard de quoi,  les bourgeoisies nationales  installées n’avaient de cesse de dénoncer le cosmopolitisme de mauvais aloi et l’antipatriotisme cultivés par le mouvement ouvrier. Je n’entre pas dans l’histoire très compliquée de cette affaire. Il me suffit de 

noter ici combien, dans la période récente, le capitalisme, les capitalistes et l’univers économique, au sens large, ont changé de camp. C’est le capitalisme et les capitalistes qui sont devenus le plus résolument internationalistes ! Au point même que nous assistons à ce phénomène très remarquable qui est la dénationalisation des élites dirigeantes. On a pu parler d’une « super élite » dont la particularité est d’être complètement détachée des espaces nationaux. Il faudrait faire la part, dans ce cadre-là, du rôle très particulier que jouent les États-Unis dans ce dispositif. À beaucoup d’égards, cette dénationalisation des élites est trompeuse ; elle correspond à quelque chose comme une américani-sation cosmopolite des élites (pour résumer le phénomène d’une formule). Quoi qu’il en soit, nous sommes complètement sortis d’un schéma qui a 

joué un rôle historique déterminant dans  la pensée marxiste, schéma selon lequel le capitalisme serait national par nécessité. Il est national par nécessité parce que ce n’est que dans le cadre des États-nations que peut s’exercer la protection des classes dominantes et des classes propriétaires. L’appareil po-litique et militaire répressif des États-nations fait partie intégrante du système de domination capitaliste – comme vous le savez, ce devait être  l’objet du dernier livre du Capital que Marx n’a jamais écrit. Mais je crois qu’on devine bien la place qu’il assignait dans sa pensée à ce phénomène. Les États-nations existent en tant qu’ils sont indispensables à la domination de la classe pro-priétaire, puisque ce n’est qu’au niveau politique qu’ils peuvent disposer des moyens ultimes d’exercice de la domination. Eh bien,  nous  sommes dans un  cas de figure  totalement différent. Cette 

contradiction  entre  l’internationalisme virtuel du marché mondial  – que  le capitalisme est amené à développer et dont les classes ouvrières sont le vec-teur – et la nationalisation des espaces économiques comme condition de la domination des classes exploiteuses est dépassée dans le monde où nous som-mes. Il dessine une configuration intellectuelle complètement différente. Nous devons réfléchir autrement. Sur ce terrain-là aussi nous vérifions, une fois de plus, qu’une contradiction présumée rédhibitoire se révèle très surmontable par la dynamique industrielle, productive et financière du monde capitaliste. Cela explique, me semble-t-il, pourquoi les gauches, avec une forte accen-

tuation européenne, sont prises à revers par ce mouvement devant lequel elles sont intellectuellement désarmées. Elles déplorent les effets du phénomène de mondialisation, mais elles sont dans l’embarras lorsqu’il s’agit de remonter à ses causes et de lui opposer une politique construite sur des alternatives à cette vision libre-échangiste du monde.

Page 159: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

159La g

au

che n

’a p

as d

e p

en

sée d

u p

olitiq

ue

Cette situation met en lumière un point aveugle des gauches : elles n’ont pas de pensée du politique – « du » politique que je distinguerai ici de « la » politique. La politique, c’est-à-dire  l’expression d’une communauté au  tra-vers de la délégation représentative. Le processus électoral, pour faire court, et ce qui va avec, la concurrence des partis dans l’espace public en vue de la conquête du pouvoir. Avec « le » politique, c’est d’autre chose qu’il s’agit, à  savoir du cadre  structurant des collectivités humaines dont  l’État  fournit l’exemple majeur. Il y a d’autres aspects du phénomène ; celui-là est le plus simple à saisir. Au fond, la gauche reste prise  dans un schéma où il y a d’abord la société, l’économie, les droits individuels, et puis cet horizon lointain qu’est l’unification émancipatoire du genre humain. Dans ce cadre-là, les structures politiques n’ont pas de place. C’est comme si elles n’existaient pas. Or, c’est précisément ce que nous sommes amenés aujourd’hui à mettre au premier plan de nos réflexions si nous voulons avoir quelque chose à dire et à faire  face à la mondialisation. Nous avons à repenser le cadre structurant qui permet la vie démocratique. 

Celle-ci ne se réduit pas aux procédures dont nous venons de parler. Son ob-jectif, c’est le pouvoir sur les conditions dans lesquelles s’exerce la vie so-ciale au sein de la communauté politique. C’est cela l’enjeu de la démocratie. Il concerne en particulier la maîtrise du processus économique. Je crois que nous ne pouvons plus nous permettre de penser dans les termes où l’abolition du politique ouvrirait la voie de la maîtrise de l’économie, grâce à la libre as-sociation des producteurs. De même, il n’est plus permis de rêver que l’unifi-cation complète du marché mondial assurerait l’émancipation générale. Nous voyons se dessiner cette unification du marché mondial. On ne peut pas dire qu’elle paraît porteuse d’une  libération des énergies et d’un épanouissement des travailleurs. Ce n’est pas tout à fait comme ça que les choses se passent, manifestement… Ce que nous avons à mettre au premier plan de nos réflexions, ce sont les 

structures politiques qui permettent la démocratie. Si le sentiment se répand d’une régression de la démocratie, c’est en raison de ce phénomène par-des-sus tout. Ce ne sont pas tant les libertés démocratiques qui sont en cause que le cadre qui rend possible et qui donne sens à la démocratie. Un cadre qui, lui, paraît bel et bien affecté par la marche du monde, et dont le retrait transforme la politique démocratique en un théâtre d’ombres. Elle reste là formellement, mais elle a de moins en moins de consistance, faute d’un appareil politique à sa disposition. Sans lui, la citoyenneté électorale perd son débouché qui est la maîtrise collective du destin commun. Autrement dit – et ce sera mon dernier mot – nous devons penser en fonc-

tion d’une double articulation. Car il ne s’agit évidemment pas, face à la mon-dialisation, d’abandonner  la perspective universaliste, ni  le  raisonnement à l’échelle globale, à l’échelle de l’espèce humaine. Mais nous voyons bien – et 

Page 160: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

160M

arc

el

Gau

chet

c’est la nouveauté essentielle de notre situation – que cette réflexion ne peut trouver son sens et son débouché pratique que si nous pensons l’organisation du monde sur la base des communautés politiques spécifiques qui le compo-sent. Celles-ci sont faites pour la coopération ; encore faut-il qu’elles soient suffisamment solides démocratiquement pour vouloir et organiser cette coo-pération.

Au cours de la discussion :

Je serai très schématique, en soulevant juste deux questions. Nous avons croisé la première à plusieurs reprises. Que faire de l’Europe ? 

C’est tout de même là, pour nous, je pense, un chantier sur lequel nous avons un peu de prise. Or  je  suis  très  frappé de  la  faible proposition  française  à l’égard de l’Europe. Elle représente pourtant l’exemple privilégié de ce que pourrait être une mondialisation civilisée. L’Europe est la zone du monde la plus ouverte. La plus mondialisée ! C’est une donnée extrêmement impor-tante à considérer. C’est aussi notre faiblesse, naturellement. On le voit dans cette crise. Mais cela nous donne en même temps une marge de manœuvre. Qu’avons-nous à proposer sur ce chapitre ? On voit bien, me semble-t-il, pour revenir au point que je soulevais, que la mondialisation ne peut fonctionner qu’en étant organisée. L’Europe, premier marché du monde, zone du monde la plus ouverte, qu’est-ce qu’elle a à proposer sur cette articulation du monde grâce à laquelle une prise sur le processus de la mondialisation deviendrait possible ?Deuxième point : beaucoup de remarques très justes ont été faites sur le fait 

qu’il ne faut surtout pas réduire la citoyenneté à l’exercice du droit électoral. Qui plus est, même, l’exercice de ce droit électoral suppose toute une série de conditions. Je voudrais en introduire une de plus. En effet, il faut que les ci-toyens puissent se reconnaître dans l’espace du débat public pour qu’ils aient envie de s’y insérer. La condition de la représentativité du personnel politique est très importante. Mais il y en a une autre : il faut se reconnaître dans les termes du débat public, dans les réalités dont on parle au quotidien. Et, de ce point de vue-là, je crois que nous sommes loin du compte. La nécessité de faire émerger un certain nombre de réalités dans la discussion publique me semble très importante à considérer.Je reviens à l’Europe sous cet angle. Elle est la grande absente de nos dé-

bats publics. Nous débattons très peu des décisions qui sont prises au niveau européen. Nous ne savons pas à la lettre ce qui se concocte dans les instances européennes, quand bien même les conséquences des décisions qui sont prises sont essentielles – nous ne les percevons quelquefois que des années après. N’est-ce pas l’exemple même de ces choses passées sous silence dont l’exa-men public serait mobilisateur pour la citoyenneté ?

Page 161: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

161

La France affronte, comme la plupart des démocraties occidentales, une crise de la participation électorale. Les records historiques d’abstention 

s’accumulent et affectent désormais  tous  les  types de scrutin à  l’exception des présidentielles – dont les résultats sont plus difficiles à interpréter puisque le premier tour de 2002, qui enregistrait presque 30 % d’abstention, pouvait laisser  penser  qu’elles  n’échappaient  pas  à  la  dynamique  démobilisatrice, quand les trois tours de scrutin suivants enregistraient des records historiques de participation. Alors que l’abstention a longtemps approché les 20 % des inscrits pour les législatives, elle atteignait 39,6 % puis 40 % en 2002 et 2007. Les dernières élections européennes n’ont mobilisé que 4 inscrits sur 10, les régionales comme les cantonales moins d’un inscrit sur 2. Dans tous les cas, la participation a perdu pour chacun de ces types de scrutin entre environ 10 et 20 points de pourcentage au cours des deux dernières décennies. Ce bascu-lement dans un cycle de basse mobilisation, qui commence au milieu des an-nées 1980 et s’accentue au tournant des années 2000, est en réalité encore plus marqué que les chiffres officiels ne le laissent supposer, puisqu’il convient de leur ajouter le nombre de citoyens français qui ne sont pas inscrits sur les listes électorales. Si l’on en tient compte, les chiffres de la participation tendent à se rapprocher de ceux enregistrés depuis plusieurs décennies aux États-Unis, qui ont longtemps fait figure de modèle repoussoir. Comme Outre-Atlantique, les citoyens qui ne votent pas sont pourtant désormais, dans la plupart des démocraties européennes, plus nombreux que ceux qui votent à l’occasion de la plupart des scrutins.

Une crise de la participationélectorale

Céline BraconnierMaître de conférences, université de Cergy-Pontoise

Page 162: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

162C

élin

e B

raco

nn

ier

Cette comparaison avec les États-Unis se justifie d’autant plus que la hausse récente de l’abstention en Europe s’accompagne d’une distribution très iné-gale des votants et des abstentionnistes dans  l’espace social. Alors que  les scrutins qui parviennent à mobiliser en masse les électeurs font se déplacer toutes les catégories de manière relativement égalitaire, les scrutins de faible et moyenne intensité ne mobilisent que les électeurs les plus âgés, les plus po-litisés ou les plus culpabilisés de s’abstenir, les plus diplômés, les plus riches, les plus stables professionnellement. La ségrégation sociospatiale à l’œuvre dans notre société, où les inégalités se creusent en même temps qu’elles as-signent ceux qui cumulent les difficultés dans les mêmes espaces, explique que la géographie électorale rende bien compte de l’ampleur du phénomène. Alors que l’abstention atteignait 53 % à l’échelle nationale aux élections ré-gionales de 2010, elle était beaucoup plus marquée dans les bureaux de vote des quartiers populaires que caractérise aussi bien leur jeunesse que leur taux de chômage particulièrement élevé, et où elle atteignait jusqu’à 75 %. Sachant que la non inscription y est aussi bien plus importante qu’ailleurs – on estime qu’elle atteignait 25 à 30 % dans les ZUS au tournant des années 2000 contre 10 % au niveau national –, on mesure la distance qui sépare aujourd’hui les habitants de ces quartiers de la civilisation électorale, à la marge de laquelle ils évoluent désormais.La  marge,  ce  n’est  pas  l’extériorité.  Les  données  d’enquêtes  localisées 

confirment ici celles produites par l’Insee à partir d’un échantillon national d’inscrits dont le parcours électoral est reconstitué grâce aux listes d’émarge-ment. Elles montrent toutes que la démobilisation électorale contemporaine recouvre plus une diffusion du vote intermittent qu’une rupture avec la civili-sation électorale qu’aurait consommée une catégorie d’inscrits. Si l’on prend comme unité temporelle d’analyse des séquences de 4 à 6 tours de scrutins, les abstentionnistes constants représentent ainsi, encore aujourd’hui, environ 10 % des inscrits. Ce groupe est, certes, deux fois plus important dans les bu-reaux des quartiers populaires, où les intermittents votent par ailleurs moins que ceux des bureaux de quartiers favorisés. Bien des électeurs de la prési-dentielle de 2007 n’ont ainsi pas repris le chemin des urnes depuis ce scrutin d’exceptionnelle intensité, auquel les quartiers populaires ont participé dans les mêmes proportions que le reste de la population française. Dès lors qu’ils sont inscrits à proximité de leur domicile effectif, les habitants des quartiers les plus populaires demeurent donc mobilisables.Ce n’est pas le moins étonnant. Car le désenchantement à l’égard de la poli-

tique est tellement généralisé, a fortiori là où les difficultés s’accumulent, que c’est le fait que ces habitants puissent parfois encore voter aussi nombreux qui devrait étonner, et non le fait qu’ils s’abstiennent le plus souvent. Moins intéressés par la politique que le reste du pays, les milieux populaires l’ont toujours été – ce qui s’explique notamment par le fait que cet intérêt varie avec 

Page 163: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

163U

ne crise

de la

particip

atio

n é

lecto

rale

le niveau de diplôme des individus. Cela ne les a pas empêchés, pendant des décennies, de beaucoup voter dans les démocraties européennes, à la diffé-rence de ce qui se produisait aux États-Unis où les catégories populaires sont en retrait du vote depuis des décennies. Sans doute le désintérêt se cumule-t-il aujourd’hui à un scepticisme très marqué quant à la capacité du politique à améliorer l’existence. La succession d’alternances politiques gauche/droite depuis 1981, dès lors qu’elle n’a pas débouché sur des alternatives dans les modes de vie des plus démunis, a évidemment alimenté ce désenchantement de grande ampleur. La « dé-différenciation » de l’offre politique à l’échelle des camps (la droite et la gauche) alors qu’ils constituent souvent les seuls repères vraiment efficients pour les citoyens politisés a minima, a sans doute égale-ment joué un rôle. L’atténuation des grands clivages autrefois structurants, la décomposition du rêve communiste y sont aussi pour quelque chose. Même si la théorie du choix rationnel ne suffit pas à rendre compte des comportements électoraux, elle a le mérite, en soulignant que la participation peut être moti-vée par la défense des intérêts tant individuels que collectifs, de rendre plausi-ble l’hypothèse d’une démobilisation pour partie alimentée par le nombre de plus en plus élevé de ceux qui ne croient plus en la capacité du vote à changer quoi que ce soit dans leur vie.Alors, pourquoi arrive t-il aux plus désenchantés de tout de même voter de 

temps en temps, comme au second tour de l’élection présidentielle de 2002 ou aux deux tours de la présidentielle de 2007 ?La réponse est plurielle, comme les facteurs de la participation.Certains inscrits sont malgré tout encore prêts à croire à un avenir meilleur, 

et c’est pourquoi la campagne joue un rôle primordial dans la mobilisation électorale. C’est parce qu’il est parvenu à incarner une promesse de rupture que le candidat Sarkozy a mobilisé bien au-delà de son camp, aussi bien ceux qui appelaient de leurs vœux un tel changement que ceux que cette perspective effrayait. Notamment parce qu’elle était une femme et la première en situation d’accéder à  la présidence de  la République, Ségolène Royal  incarnait sans doute aussi, quelque part, la promesse d’une autre société, plus égalitaire.Au-delà du contenu des messages qu’elles diffusent  et des personnalités 

qu’elles mettent en scène, les campagnes disposent, en fonction du support qui sert leur diffusion, d’une capacité à stimuler la participation. Lorsqu’elles sont relayées par la télévision aux heures de grande écoute et fréquemment, el-les peuvent pénétrer jusque dans les foyers qui s’en tiennent habituellement le plus à l’écart. En 2007, non seulement la campagne présidentielle a bénéficié d’une telle diffusion, mais elle en a aussi bénéficié très tôt, ce qui était très in-habituel. Pour la première fois en effet, le rappel à l’ordre civique a commencé avant la clôture des listes électorales. En étant relayé par des personnalités très populaires du monde du sport et de la chanson dans des émissions de télévi-sion elles-mêmes très suivies, l’appel à participer a alimenté une dynamique d’inscription dans des milieux se maintenant alors à distance du vote.

Page 164: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

164C

élin

e B

raco

nn

ier

Parmi les nouveaux inscrits, certains ont produit des votes désinvestis, et ne sont venus gonfler les chiffres de la participation que parce qu’ils avaient été  entraînés  à  s’inscrire  et  à  participer  aux  scrutins  par  des  proches  plus concernés qu’eux. Les campagnes de très haute intensité alimentent ainsi des mécanismes d’entraînement des moins politisés par ceux qui le sont un peu plus, en tout cas suffisamment pour être directement affectés par la campagne partisane et inciter leurs proches à les suivre vers les urnes. Si les quartiers populaires ont beaucoup voté à la présidentielle de 2007 et si la participation y a chuté brusquement pour les législatives, soit aussitôt retombée l’intensité de la campagne, c’est parce qu’ils abritent une vie sociale souvent riche, qui peut donc, sous l’effet d’une stimulation politique exogène, se transformer en dispositif de mobilisation électorale en période de scrutin. À l’inverse, dans ces quartiers, toute atteinte à la force de ces liens risque d’alimenter de l’abs-tention par rupture de ces mécanismes d’entraînement. Si les familles mono-parentales sont ainsi plus nombreuses aujourd’hui qu’hier, ici comme ailleurs, les effets politiques de cette déstructuration des foyers y seront plus marqués, car un adulte isolé qui reste à distance du politique est un adulte qui n’est plus mobilisable par son conjoint alors qu’il n’est, par lui-même, pas prédisposé à voter.Or, dès lors que les milieux populaires ne bénéficient plus, aujourd’hui, d’un 

encadrement partisan, le niveau de leur mobilisation électorale repose de plus en plus sur ces dispositifs informels de stimulation dont la famille constitue la plus grande figure. Ni au travail, parce qu’une partie de la population n’y ac-cède pas, ou avec un statut précaire, et que ceux qui ont la chance de travailler ont de moins en moins l’occasion de rencontrer un collègue syndiqué ou de discuter politique sur leur lieu de travail. Ni dans le quartier, où les militants qui furent des figures appréciées des populations ne résident plus. Reste le recours à des dispositifs de substitution, ponctuels, parmi lesquels figure le porte-à-porte, auquel ont recours certains candidats depuis une date récente mais dont la capacité d’entraîner vers les urnes n’a encore jamais été mesurée en France.

Page 165: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

165

S’agissant du sujet de cette session, Une nouvelle démocratie, du local au mondial, je voudrais aborder la question au niveau du système des 

relations internationales, ce domaine réservé des pouvoirs étatiques. La phase actuelle du capitalisme,  la mondialisation, pose  inéluctablement aux forces dominantes, politiques et économiques la question de la structure du champ de leur hégémonie. Ainsi, le système des relations internationales, en raison même du processus de mondialisation et des crises successives qui l’accom-pagnent, se voit doté, en parallèle aux organismes universels du système onu-sien, de lieux de pouvoirs, de « directoires », à l’exemple du G 8 et du G 20 qui vont jusqu’à se présenter, de façon illégitime (la seule instance multilatérale et universelle étant les Nations unies), comme un « gouvernement mondial ».Le nouvel ordre universel de droit nécessaire à la domination capitaliste au 

stade de la mondialisation (et les institutions dans lesquelles il se décline poli-tiquement, économiquement et militairement, FMI, Banque mondiale, OMC, OCDE, OTAN, G 8 et G 20) pose, tout aussi inéluctablement, aux citoyens (comme cela s’est posé au stade de l’État-nation) la question de la démocratie dans le système des relations internationales.Depuis toujours, ce qui caractérise ce système et le distingue du cadre éta-

tique ou du cadre local, c’est d’être un système sans tête, qu’aucune instance ne contrôle. Certains le qualifient « d’anarchique », puisqu’il ne comporte pas « d’autorité » supérieure ; rien n’est plus faux, il s’agit au contraire d’un as-semblage  complexe  d’organismes  internationaux,  d’une  toile  d’institutions 

des politiques des puissancesdes relations internationalesLibérer le système

Nils Andersson

Conseil scientifique d’Attac

Page 166: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

166N

ils

An

ders

son

régionales ou  spécialisées et de directoires politiques,  économiques, finan-ciers et militaires ordonnés si ce n’est harmonieux, dans lesquels les décisions prises le sont sans que jamais les citoyens aient à se prononcer. Il s’agit d’un système, certes sans tête, mais non sans maîtres.Avec le G 8 et le G 20, les principales puissances créent des lieux de libre 

arbitre, où elles décident entre soi et pour soi leur realpolitik, niant non seu-lement tout contrôle démocratique mais aussi le principe du multilatéralisme. Certes le G 8 n’est pas un organe décideur, mais c’est  lors de réunions du G 8 que fut préconisé au FMI et à la Banque mondiale d’imposer des plans d’ajustement  structurels dans  le but de  libéraliser  l’économie et d’imposer les lois du marché. Plans aujourd’hui appliqués dans le cadre européen par la Commission et mis à exécution par les gouvernements nationaux.C’est  sur cette chaîne de pouvoirs, en s’appuyant  sur  les orientations du 

G 8, les prescriptions du FMI, les règles fixées par l’Union européenne et en y ajoutant le chantage de ces Nostradamus de la finance que sont les agences de notation, tous ligués pour briser « l’exception française » et imposer les sacro-saintes règles de l’économie néolibérale sur lesquelles, lors de la lutte pour la défense du système des retraites, Sarkozy, minoritaire dans le pays, a fondé son rapport de forces. Sarkozy était chargé d’une mission, il avait l’obligation de se montrer inflexible car une carte essentielle de son jeu politique en dépen-dait, son autorité à la présidence du G 8 et du G 20 avec l’espoir, aujourd’hui déçu, que ses pairs et ses maîtres lui sauraient gré de son inflexibilité.Il faut entendre que cette combinaison de pouvoirs, tenants de l’économie 

de marché (G 8, FMI, Bruxelles, gouvernements nationaux), va immanqua-blement se retrouver dans les luttes politiques et sociales à venir pour imposer un rapport de force défavorable à la volonté populaire. Devant faire face à ce dispositif où la nébuleuse du système des relations internationales joue un rôle de plus en plus important et dans lequel gouvernements libéraux et milieux financiers et économiques se conjuguent pour imposer leur loi, se pose donc avec acuité aux citoyens la question des lieux et des voies de la démocratie dans un monde globalisé.Il est impératif, pour s’opposer au dispositif institutionnel politique, écono-

mique, militaire mis en place, de se doter, à un niveau mondial, de moyens et de formes d’expression. Idéologiquement, afin de rompre avec le discours unique selon lequel « il n’y a pas d’autres voies que d’effectuer des réformes structurelles », politiquement, pour défendre les acquis sociaux et réaliser des avancées, il faut penser une stratégie introduisant la problématique d’une ex-pression citoyenne dans l’espace globalisé.La  condition  « d’État  mondialisé » – on m’autorisera  cette  formule – n’est 

pas sans parallèle avec celle des États colonisés ; pour acquérir leur indépen-dance, une condition essentielle était le rapport de force intérieur, mais la dé-colonisation n’eût pas été possible sans le rôle d’un autre rapport de force, au 

Page 167: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

167Lib

ére

r le sy

stèm

e d

es re

latio

ns in

tern

atio

nale

s des p

olitiq

ues d

es p

uissa

nce

s

niveau mondial, avec le mouvement des non alignés et le groupe des 77, dont Bandung fut le déclencheur. Modifiant profondément les équilibres dans le monde et dans le système des relations internationales, ce moment fut plus favorable aux revendications des peuples du monde que celui bloc contre bloc au sortir de la Seconde Guerre mondiale ou celui de l’hégémonie étatsunienne de l’après chute du Mur.Chacun est conscient de la difficulté à faire émerger une conscience politi-

que globalisée des acteurs au sein d’une société politique mondiale complexe à appréhender dans sa représentation (le système onusien), abstraite, sans li-sibilité pour les citoyens (G 8, G 20, Institutions de Bretton Woods, OMC, OCDE, OTAN…). Mais, pour créer un autre rapport de force dans le système des relations internationales, le mouvement politique, social et associatif n’a pas d’autre voie que d’en finir avec des représentations alibis et d’imaginer, explorer, concrétiser, partant des mouvements à la base et en intervenant dans l’arène politique nationale, des formes et moyens d’expression citoyens, au sein des organisations globales.Certes, on serine encore et toujours le discours selon lequel il n’y a aucune 

offre alternative, révolutionnaire, plausible. L’entreprise de décervelage à la-quelle les citoyens ont été soumis, notamment depuis vingt ans, y participe, mais  la machine à décerveler  se grippe.  Il  suffit d’entendre  les politiciens, journalistes et autres experts, au vu des événements dans le monde arabe, dé-couvrir qu’un peuple peut se soulever contre la tyrannie et l’accaparement de la richesse nationale pour juger de leur désarroi et comprendre leur tartuffe-rie 1.Les certitudes qui se défont chez les élites, la crise du système, la crise de 

la démocratie représentative modifient la donne. Vient s’ajouter l’arrivée des nouvelles générations – chaque génération a  son parcours,  celle qui a vingt ans aujourd’hui n’est plus celle qui avait vingt ans en 1990. La nouvelle gé-nération connaît les effets de l’économie de marché, sait en quoi consiste le nouvel ordre mondial ; elle en subit directement, dans son plus grand nombre, les conséquences. Ainsi se créent des conditions de rupture avec l’hégémonie idéologique néolibérale, un appel à sortir des fourches caudines de l’économie de marché et, condition nécessaire d’un autre rapport de force, une prise de conscience de l’obligation de libérer le système des relations internationales des politiques de puissances.Les relations internationales doivent devenir, comme le social, l’écologie, le 

désarmement, un terrain de luttes politiques afin de faire prévaloir le multila-téralisme et d’y introduire de la démocratie. Pour s’opposer à la politique du G 8, du G 20, du FMI, de la Banque mondiale, de l’OTAN…, et à la pensée unique néolibérale, il ne peut y avoir d’efficacité réelle en portant des reven-dications morcelées, enfermées dans une conception occidentalo-centriste du monde ; sans réaliser des alliances montrant une capacité – comme l’a rappelé 

Page 168: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

168N

ils

An

ders

son

Immanuel Wallerstein lorsqu’il mentionne ce qui divise encore gauche politi-que et gauche indigène en Amérique latine – à dépasser des clivages sociaux, culturels, historiques.Alliances dans le cadre local, national, continental, mais aussi global. Si, 

par exemple,  les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique  latine ont, avec Bandung, modifié le rapport de force dans le système des relations interna-tionales, pourquoi n’y aurait-il pas, aujourd’hui où la question écologique est une revendication planétaire, un Bandung écologique ? Autre éventualité : 116 États,  soit une majorité des États membres de  l’ONU, ont  ratifié ou  signé des  traités  régionaux de dénucléarisation. Si,  sous  la pression des peuples, ces États se constituaient en un groupe homogène,  ils  représenteraient une incontestable  force de pression vers  le désarmement nucléaire. Ou encore, envisageons la conjugaison de mobilisations citoyennes avec des initiatives étatiques alternatives, comme à Cochabamba sur le climat. Cet horizon qui se dessine, il faut le rendre possible.C’est là une longue démarche ; elle demande de concevoir une stratégie du 

local au global, d’affirmer une volonté de rompre avec les tendances négatives à penser et à agir de façon morcelée, enfermé dans son pré carré, de marquer une détermination à mailler l’ensemble des revendications écologiques, socia-les, humanitaires, démocratiques.Pour  la première  fois dans  l’histoire se pose aux citoyens  la question de 

chercher, d’explorer, au niveau du système des relations internationales, des formes d’expression démocratiques ; c’est là un défi majeur auquel nous nous devons de répondre ; les peuples ne se posent que les questions qu’ils peuvent résoudre.

Notes(1) Ne doutons pas qu’ils ne manqueront pas de se ressaisir…

Page 169: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

169

À l’aune de la mondialisation, la démocratie semble particulièrement fra-gile. L’économie échappe de plus en plus à tout contrôle humain. Un li-béralisme de plus en plus sauvage règne en maître et les profits de certains atteignent une démesure indécente. Tout semble mis en concurrence y compris les individus. Pourtant, partout à travers le monde, des initiatives citoyennes fleurissent, des ré-sistances s’organisent. La question première est donc de se demander comment les fédérer, comment leur redonner un sens politique, au sens originel du terme.En préalable, il est primordial de revenir au sens des mots qui fondent le 

politique et notamment ceux de démocratie et de citoyen. La démocratie, c’est le gouvernement du peuple, c’est le suffrage universel ouvert à tous et à tou-tes quelle que soit sa condition sociale ; et il n’est pas inutile de rappeler que, chaque jour, à travers le monde, des hommes et des femmes meurent pour la conquérir. Le citoyen : c’est celui qui jouit du droit de cité, celui qui exerce ses droits dans la cité (au sens grec du terme), c’est-à-dire dans les affaires publi-ques ; celui qui agit, que l’on oppose au sujet cher aux monarchies.Pour la militante des droits de l’Homme que je suis, les termes de « démo-

cratie » et de « citoyenneté » sont indissociables de ceux de « droits de l’Hom-me ». Aussi le concept de « démocratie des droits de l’Homme » m’a interpe-lée sous réserve de bien s’entendre sur la conception des droits de l’Homme qui ne peut être qu’universelle et indivisible.– Universelle, cela veut dire que les droits de l’Homme sont les mêmes par-

tout et pour tous-tes.

des droits de l’Hommeau mondial : vers une démocratie Une nouvelle démocratie du local

Marie-Christine VergiatDéputée européenne GUE/NGL, Front de Gauche

Page 170: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

170M

ari

e-C

hri

stin

e V

erg

iat

– Indivisible, cela veut dire que l’on n’oppose pas « droits civils et politiques » et « droits économiques et sociaux », les uns ne vont pas sans les autres ; pas plus que  l’on ne peut séparer « droits  individuels » et « droits collectifs », ces derniers étant souvent le meilleur moyen d’obtenir et d’exercer les pre-miers ; et il faut se préoccuper en permanence de l’effectivité de l’ensemble de ces droits.Défendre une conception universelle et indivisible des droits de l’Homme, 

c’est aussi faire avancer ensemble « liberté » et « égalité ». Là encore, l’une ne peut aller sans l’autre étant entendu qu’il s’agit d’égalité réelle et non simple-ment d’égalité juridique.Certains ont payé très cher dans le passé le refus de cette conception glo-

bale – notamment les régimes dits communistes des pays de l’Est. Et, même si ces régimes sont difficilement comparables, c’est, en partie, ce qui a mis à bas le régime tunisien au moins face à l’image extérieure qu’il voulait donner. Le point commun, c’est que, dans les uns comme dans les autres, seuls les droits sociaux, voire l’égalité sociale prônée par les premiers, étaient mis en avant et justifiaient en quelque sorte que les libertés soient bafouées.Quels que soient les régimes, à un moment ou à un autre, le citoyen reprend 

la parole, se révolte et exige la démocratie. C’est ce qui s’est passé à partir de 1985 jusqu’en 1991, lors de la chute des régimes du bloc de l’Est. Et c’est ce qui s’enclenche, espérons-le, dans le plus grand nombre possible de pays au Proche et au Moyen-Orient.Dans les pays occidentaux, il est d’ailleurs regrettable de voir que nombre 

de femmes et d’hommes politiques ont une vision assez étroite, pour ne pas dire étriquée, de la citoyenneté. Ils la limitent au seul exercice du droit de vote et considèrent qu’une fois qu’il a voté, le citoyen leur a donné un chèque en blanc qu’il ne peut éventuellement remettre en cause que lors de l’élection suivante.La citoyenneté ne peut se limiter ainsi, pas plus qu’elle ne peut se décréter ; 

elle se constate puisqu’elle résulte d’une pratique, d’une pratique politique de participation aux affaires politiques. Cela veut dire que la citoyenneté est aussi sociale et que sont à prendre en compte toutes les façons qu’ont des citoyens de s’exprimer, d’agir, de construire ensemble. Ce sont les engagements politi-ques, syndicaux, associatifs… tout ce qui fait sens politique.Cela veut dire aussi que la démocratie ne peut s’arrêter aux portes des en-

treprises (et qu’il faudra bien poser la question de la démocratie dans l’entre-prise), pas plus qu’elle ne s’arrête aux portes de l’économie ou, d’ailleurs, à celles de la science.De même, la citoyenneté n’est pas une question de nationalité. Elle ne peut 

être réservée aux seuls nationaux. La coïncidence entre nationalité et citoyen-neté est une résultante récente de l’histoire, une étape de la construction de communautés de destins aux pourtours de plus en plus larges.

Page 171: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

171U

ne n

ou

velle

dém

ocra

tie d

u lo

cal a

u m

on

dia

l : vers u

ne d

ém

ocra

tie d

es d

roits d

e l’H

om

me

De ce point de vue, la citoyenneté européenne telle que définie par le traité de Lisbonne est une caricature et va à contresens. En effet, comment peut-on prétendre promouvoir la citoyenneté européenne et la limiter à l’addition de l’ensemble des ressortissants nationaux des États membres ? Cette conception exclut d’emblée de  la citoyenneté européenne  tous  les étrangers non euro-péens, non communautaires, même résidant dans des conditions régulières, soit plusieurs millions de personnes. Et, en outre, cela limite la citoyenneté européenne à une addition d’« intérêts nationaux ». Cela ne fait que renforcer les jeux de l’intergouvernemental, pourtant déjà fort prégnant, et les nationa-lismes suffisamment exacerbés dans le contexte actuel. C’est la négation d’un espace politique européen dépassant  les États – cet espace qu’il faudra bien que nous nous attelions à construire.Car oui, plus que jamais il faut faire vivre le débat européen. Aujourd’hui, 

50  à  80 % des  textes  nationaux  sont  issus  ou  influencés par  le  droit  euro-péen. Quand les parlements nationaux interviennent, c’est le plus souvent trop tard. Ils ne peuvent – et encore, pas toujours – qu’influencer à la marge les textes dont ils sont saisis pour transposition en droit interne. Mais tel n’est pas le cas des gouvernements nationaux qui, eux, interviennent bien en amont dans le cadre des conseils des ministres et du Conseil européen pour les chefs d’État et de gouvernement. Ils ont alors toute latitude pour bloquer les initiatives de la Commission et même nombre de propositions du Parlement européen.C’est tout notre système de pensée qu’il faut revoir. La question européenne 

transcende aujourd’hui le champ de la quasi-totalité des politiques publiques et ne peut être cantonnée à des spécialistes des questions européennes, quelles que soient leurs compétences. Les analyses et l’intégration des enjeux euro-péens doivent être systématiques, champ par champ. Et cela vaut pour tous les espaces de débats : les médias, les syndicats, les associations et aussi bien sûr les partis politiques. C’est en changeant nos pratiques que l’on pourra faire bouger les choses en Europe et y modifier le rapport de forces.Nous devons à tous les niveaux créer des espaces de démocratie participa-

tive ou, plus exactement, de démocratie délibérative qui s’appuie sur l’idée d’un débat permanent, d’une articulation constante entre démocratie représen-tative et démocratie directe.Début janvier, le Parlement européen a organisé une agora citoyenne consa-

crée à la lutte contre la pauvreté. Cette réunion était intéressante mais aussi caricaturale de cette difficulté qu’ont les institutions, notamment européennes, à organiser des débats démocratiques et à faire participer les personnes inté-ressées et surtout concernées par les débats.Les ONG présentes ont insisté sur la nécessité de partir de la situation des 

plus vulnérables, des plus exclus, des plus discriminés, pour construire des politiques publiques efficaces. C’est  l’illustration du fait que  la démocratie 

Page 172: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

172M

ari

e-C

hri

stin

e V

erg

iat

comme la citoyenneté ne peuvent être descendantes et se limiter à l’octroi de droits. Par nature, elles sont, elles doivent être ascendantes.Le terme « démocratie des droits de l’Homme » oblige à réfléchir en termes 

d’intégration.Le niveau européen est une belle école de l’apprentissage des différences 

culturelles, notamment pour nous Français qui avons un peu trop tendance à considérer notre conception des choses comme la seule qui vaille. Plus nous sommes différents plus nous devons partir de ce qui nous est commun pour construire et avancer ensemble. En focalisant sur ce qui est différent rien ne peut être construit car chacun a son histoire, sa culture et sa façon d’avancer ses choix politiques.Partir du modèle social – à titre d’exemple – est assez éclairant. On peut op-

poser les modèles bismarckien et beveridgien, ceux de l’Europe du Nord et de l’Europe du Sud ou encore ceux de l’Europe de l’Ouest et de l’Europe de l’Est, mais on peut aussi voir que l’Europe est la région du monde où la protec-tion sociale est arrivée à son plus haut niveau. C’est ce haut niveau de protection sociale qui est mis en cause, non pas depuis la crise financière mais au moins depuis le traité de Maastricht, voire avant, notamment en Grande-Bretagne avec Margaret Thatcher au début des années 1980. Le libéralisme économique, la logique du Marché unique de la concurrence libre et non faussée, ont mis à bas les acquis sociaux dans toute l’Europe. Au lieu de construire une Europe sociale, conformément aux promesses faites à chaque élection européenne, on a laissé le dumping social s’installer. Et, face à ces résultats dramatiques, les dirigeants de l’Union européenne s’étonnent de la montée de l’abstention.La crise financière a eu le mérite de remettre en évidence la nécessité de 

régulation publique et de faire comprendre à un nombre croissant de citoyens dans toute l’Europe que d’autres choix politiques sont possibles. C’est un nou-vel espace politique qui s’est ainsi ouvert. Encore faut-il l’occuper en étant en mesure de faire des propositions alternatives crédibles.Enfin je voudrais, pour terminer, revenir sur l’exemple tunisien. La Tunisie 

a, et ce jusqu’aux dernières heures de Ben Ali, été présentée par tous les gou-vernements occidentaux comme un miracle, le « miracle tunisien », ce qui jus-tifiait toutes les « entorses » (là encore le mot est faible) du régime aux libertés et aux droits de l’Homme.Or, c’est des régions les plus pauvres de Tunisie qu’est parti le mouvement 

de révolte, montrant au grand jour la réalité du miracle (social) tunisien, dé-montrant que la libéralisation économique s’était faite au profit de quelques-uns et que la liberté d’expression n’avait pas de prix puisque plus d’une cen-taine de personnes y ont laissé leur vie.Cet  exemple a  été  contagieux. Le mouvement a gagné  l’Égypte, puis  la 

Libye, et dans de nombreux autres pays la colère gronde et les répressions sont sanglantes. Derrière ces révoltes, ce sont les rapports de force imposés au mo-

Page 173: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

173U

ne n

ou

velle

dém

ocra

tie d

u lo

cal a

u m

on

dia

l : vers u

ne d

ém

ocra

tie d

es d

roits d

e l’H

om

me

ment de la décolonisation qui se fissurent. L’Union européenne a aidé partout ou presque des dictateurs à se maintenir au prétexte de se protéger du nouveau diable, le diable islamiste, mais en gardant le regard des anciens colonisateurs sur ces pays du Sud. Aujourd’hui, elle hésite, s’embourbe dans la guerre en Libye, reprend des négociations de partenariat notamment avec la Tunisie là où elles en étaient restées avec les précédentes autorités, sans tenir compte de la situation née de la Révolution, ni des besoins exprimés par les populations. Pire, elle persiste à faire prévaloir ses choix économiques et à conditionner ses aides financières à de nouvelles libéralisations et à des accords de réadmission pour  endiguer  les  soi-disant  « flux » migratoires. L’Union  européenne  veut que ces pays restent les gardes-chiourmes de l’Europe forteresse.Nous avons un immense chantier à construire avec les démocrates de tous 

ces pays. Mais nous devons, nous aussi changer notre regard, faire notre rési-lience collective et accorder à tous la même considération sans donner de le-çons quelles qu’elles soient, pas même en matière de démocratie. Nos valeurs sont les leurs parce qu’elles sont universelles. Nous n’avons pas de modèle à leur imposer et nous devrions bien souvent commencer par balayer devant notre porte.Il nous faut construire cet autre monde où la solidarité, la liberté et l’égalité 

remplaceront le jeu de la concurrence, du fric omniprésent et du « tous contre tous ».Faire vivre la citoyenneté, faire vivre la démocratie, c’est partir du citoyen, 

de ce qu’il vit, de ce qu’il fait ; c’est l’écouter, prendre en compte ses attentes, ses demandes et aussi ses propositions, et non lui imposer un modèle de prêt à penser.

Page 174: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

174

La crise de la démocratie n’est pas le résultat d’une quelconque fatalité, d’une évolution dont nous serions tous coupables ou complices. D’une 

donnée inéluctable sur laquelle il n’y aurait pas prise humaine. Ce qui me sur-prend c’est qu’au milieu du flot de commentaires concernant la crise de la dé-mocratie et, ici-même, lors des interventions précédentes, quasiment personne ne mentionne qu’il existe des théorisations, des pensées, des arguments, des prises de positions légitimant que l’on pourrait « dépasser » la démocratie.Pour étayer mon propos, permettez-moi de vous livrer quelques citations :« L’économie se porterait mieux si l’on se reposait moins sur la démocratie 

et plus sur les choix privés et les marchés libres. » 1« Je recommande un nouveau traité européen ; mais puisque « les peuples ne

valideront jamais un tel traité […], un putsch légitime est nécessaire. » 2« Une autocratie gouvernée par un parti unique présente certainement ses

défauts. Mais quand elle est dirigée par un groupe de gens raisonnablement éclairés, elle peut aussi avoir de grands avantages. » 3« La démocratie signifie aujourd’hui une forme représentative de gouver-

nement conçue durant  les deux derniers siècles, et construite de  telle sorte qu’elle obère grandement la capacité à faire face aux grands problèmes envi-ronnementaux. » 4« Face à la crise écologique il est nécessaire que quelques personnes ayant 

de l’autorité et en qui on ait confiance dirigent les affaires. On devrait vrai-ment pouvoir compter sur elles, bien sûr, mais cela ne peut pas arriver dans 

Une sortie du systèmedémocratique théorisée

Patrick CoulonJournaliste, Espaces Marx

Page 175: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

175U

ne so

rtie d

u sy

stèm

e d

ém

ocra

tiqu

e th

éo

risée

une démocratie moderne […]. Il peut être nécessaire de mettre la démocratie de côté pour un moment. » 5

« Si la démocratie ne peut pas fournir leadership et action sur le changement climatique, sa survie doit être mise en question. » 6« On se demande si les hommes politiques, incapables de manipuler plus 

longtemps notre “démocratie d’opinion”, ne vont pas devoir purement et sim-plement supprimer le suffrage universel. » L’auteur ajoute : « La suppression des élections poserait évidemment autant de problèmes qu’elle en résoudrait car il faudrait ensuite trouver des moyens de nommer, à tous les échelons, des responsables… Mais n’oublions pas que  la démocratie ne représente après tout qu’une infime période de l’histoire humaine et que bien des régimes po-litiques se sont passés d’élections. La cooptation existe […] La menace d’une suppression du suffrage universel me paraît sérieuse […] La tradition françai-se, dans la longue durée de l’Histoire, ce n’est pas seulement l’individualisme et la République, c’est aussi l’absolutisme louis-quatorzien et la dictature des deux Bonaparte. »Écrits alarmistes ? Alors que penser du fait qu’au lendemain de l’élection de 

Nicolas Sarkozy, Henri Guaino plume et inspirateur du Président, vante dans Le Nouvel Observateur le coup d’État du 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte comme l’un des trois grands moments de l’histoire de France ? 7Ces quelques citations viennent relayer des propos datant de 36 ans ! C’était lors 

des travaux de la Trilatérale. Dans un document intitulé – déjà – « Crise de la démo-cratie », Samuel Huntington affirmait : « Plusieurs des problèmes de gouvernance des États-Unis découlent d’un excès de démocratie […] ce qui est nécessaire est un degré plus grand de modération dans la démocratie. Il y a potentiellement des limites désirables à l’extension indéfinie de la démocratie politique. »En 1999, David Rockefeller (encore un membre de la Trilatérale) poursuit 

dans la même veine : « Dans les dernières années, une large partie du monde a tendu vers la démocratie et les économies de marché. Cela a amoindri le rôle des gouvernements, ce qui est quelque chose à quoi les hommes d’affaires sont favorables. Mais l’autre aspect de ce phénomène est que quelqu’un doit prendre la place du gouvernement. Les entreprises me semblent être l’entité logique pour le faire. »J’ai  choisi de vous  livrer  longuement  ces  citations  car  elles  illustrent un 

véritablement retournement : ceux qui hier prônaient les droits de l’homme et la démocratie sont ceux qui professent ce que Jacques Rancière nomme « la haine de la démocratie » 8.

A contrario la défense de la démocratie m’apparaît comme le terrain essen-tiel de la lutte des classes, des luttes pour l’émancipation, sauf à penser que la transformation de la société passe par des voies non démocratiques !Cependant, l’efficacité dans cette lutte ne peut pas venir de la conservation 

de l’existant mais nécessite très certainement la mise en œuvre d’innovations radicales :

Page 176: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

176P

atr

ick C

ou

lon

– par la régénération de la démocratie représentative (raccourcissement et non cumul des mandats, rotation, non professionnalisation),

– par le développement en grand des processus participatifs visant à la codé-cision,

– par l’introduction de tirage au sort.Elles ont toutes en commun de partir du postulat de l’égalité politique abso-

lue 9, de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui, du droit des plus hum-bles à prendre la parole dans l’espace public, à s’ériger en sujets politiques et à affirmer leurs droits. Y compris dans le domaine économique !Je voudrais poser une question à tous-tes nos intervenants-es. La question 

de la démocratie c’est la question de pouvoir agir sur sa propre destinée et sur celle de la société qui nous façonne et que nous contribuons à façonner. Or il y a désormais une partie des pouvoirs qui apparaît inaccessible. Je veux parler des pouvoirs des marchés financiers et, parallèlement, il y a la question de la nécessité de politiques coordonnées pour faire face à des problèmes devenus universels, de dimensions planétaires (énergétiques, climatiques). Comment concevoir des outils, des institutions, des pouvoirs capables d’avoir prise sur ces réalités ?

Notes

(1) Bryan Caplan dans Le Mythe de l’électeur rationnel. Pourquoi les démocraties choisissent des mauvaises politi-ques, Éditions Princeton University Press.

(2) Christophe Barbier rédacteur en chef de l’Express.(3) Thomas Friedmann éditorialiste du New York Times. (4) Dominique Bourg, philosophe.(5) James Lovelock concepteur de la théorie Gaïa.(6) David Shearman dans Le défi du changement climatique et la faillite de la démocratie, Publications Praeger.(7) Emmanuel Todd dans Après la démocratie, Gallimard.(8) La Fabrique éditions.(9) Patrick Coulon dans Démocratie participative et transformation sociale, Syllepse/Espaces Marx.

Page 177: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

Les nouvelles conditions de la lutte des classes

Page 178: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

Comment arracher ce changement des mains des pouvoirs ? La domi-nation du capital est plus brutale

que jamais, mais les rapports de force se sont gravement détériorés, ces dernières décennies, au détriment du travail. Les transformations des sociétés et du monde, et les impasses du 20ème siècle, ont es-tompé les repères qui avaient permis que se construise autour de la classe ouvrière un « bloc social » conscient de ses intérêts communs et de ceux qu’il avait à affronter. Le nombre des exploités grandit, comme s’élargissent les champs de l’exploitation. Mais la financiarisation mondialisée du capital, les transformations rapides de la production et de la division internationa-le du travail, la concurrence généralisée, l’exacerbation par les forces qui soutien-nent le capital des contradictions et des divisions qui traversent les sociétés font obstacle à la construction d’une nouvelle conscience de classe. Cela ne dessine-t-il pas une crise idéologique qui appelle des élaborations nouvelles : une représen-tation des contradictions et des forces à l’œuvre, des enjeux actuels de la lutte de classes et de ses acteurs ? Quelles sont les théories les plus à même de dépas-ser l’impuissance des classes exploitées ? Quelles sont les expériences les plus por-teuses de transformation émancipatrices? Peut-on imaginer reconstruire un nouveau « bloc social » donnant for-ce et sens aux luttes sans poser cette question à l’échelle internationale ? Quels outils nouveaux est-il néces-saire de chercher à se donner?

Page 179: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

179

Je ne parlerai pas en sociologue de la composition de classe, de la discus-sion de la notion de classe. Je l’aborderai par un biais un peu indirect. Je 

voudrais proposer quelques réflexions sur les conflits qui aujourd’hui caracté-risent notre période de capitalisme mondialisé et qui en quelque sorte sont les conflits que produit la crise systémique dont parle Wallerstein. Je distinguerai donc deux types de conflits. Je procéderai dans un premier temps à une ana-lyse logique pure, idéal- typique, de chacun de ces conflits. Dans un deuxième temps, j’essaierai de compliquer cette analyse un peu trop sommaire afin de permettre de poser quelques problèmes et de situer les enjeux.Je distingue en effet, avec d’autres, deux types de conflits aujourd’hui, les 

conflits sociaux et les conflits identitaires.Les conflits proprement sociaux sont des conflits qui de près ou de loin se 

mènent dans le cadre élargi de la lutte de classes. Ils sont initiés par l’offensive sans précédent que conduit le capital mondialisé pour maintenir et accroître ses taux de productivité, pour contrôler à sa guise les formes de production et de consommation, les modes de vie, les pratiques d’expression des travailleurs. Ils sont nourris par la résistance des travailleurs et des masses subalternes à cette offensive, comme l’ont montré les mouvements de défense des services publics, des retraites, de préservation de l’emploi, de la sécurité écologique. De leur côté, les conflits identitaires ont pour enjeu des modes d’appartenance à des communautés dominantes et majoritaires et des communautés minori-taires ou dominées, pour la redéfinition territoriale de ces communautés et de 

du capitalisme mondialisédans la crise de la civilisation Le conflit des conflits

André ToselPhilosophe

Page 180: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

180A

nd

ré T

ose

l

leurs droits. Ces conflits ensanglantent certaines parties de l’Afrique, de l’Asie et on les a vu renaître en Europe au moment de la partition de la Yougoslavie au cours d’une guerre civile manipulée par  les grandes puissances.  Ils  tra-vaillent  les vieux États et, souvent occasionnés par  les flux migratoires,  ils sont le terrain de prédilection du renouveau de l’extrême droite en Europe. Racisme et xénophobie surdéterminent le mécontentement social et sont un élément d’un sens commun désorienté.Ces deux types de conflits ne se confondent pas. Ils ne s’articulent pas né-

cessairement, mais ils peuvent passer les uns dans les autres en formant des configurations complexes. Comment comprendre cette différence des conflits qui peut devenir un conflit des conflits ?En ce qui concerne les conflits sociaux, il faut constater leur retour. Ils ont 

réapparu avec une espèce de force croissante ces dernières années sans pour autant parvenir à des résultats favorables aux classes populaires. Ils n’ont pu empêcher à ce jour la paupérisation, l’insécurité existentielle, la production d’une humanité superflue, la dégénérescence de la démocratie régime des oli-garchies économiques et politiques,  la dévastation écologique. Ces conflits ont  toujours pour enjeu fondamental  la dimension même de  la subjectivité humaine considérée dans ses structures brutes que sont la vie, le travail,  la communication et expression dans une libre parole. Vie, travail, langage trian-gulent l’espace de toute existence.Ces conflits existentiels ont ainsi pour enjeu la production et la reproduction 

d’une vie à l’abri de la misère, de la faim, de la maladie, de l’ignorance. Ils ont pour horizon une vie vécue dans les conditions de dignité conformes à une société développée. Ils se compliquent et se dramatisent si on prend en compte le changement de niveau qu’impose la modification des formes de la vie sur la planète et le fait que l’activité humaine est devenue, pour la première fois dans l’histoire de l’espèce humaine, une force géomorphologique menaçant de détruire ses propres conditions d’existence.Simultanément ces conflits existentiels se déterminent comme conflits qui 

ont encore et toujours pour enjeu le travail ou le non travail, puisque l’unité contradictoire du travail et du non travail caractérise notre société. Comment faire pour disposer du temps libre, libéré par le niveau global de la produc-tivité, sans qu’il soit pourri par la non activité, le chômage, la mise au rebut d’humains  devenus  inutiles ? Comment  en même  temps  donner  au  travail toute  sa plénitude d’actualisation par-delà  tout productivisme,  consacrer  la force humaine d’agir et d’inventer où la concurrence laisse place à une libre coopération ? Il ne suffit pas, même si cela est nécessaire, d’assurer une justice dans la redistribution des richesses produites ; il s’agit de promouvoir la capa-cité des classes industrieuses à organiser et gérer leur production.Enfin, et  toujours en même  temps, ces conflits sont  toujours des conflits 

traversés par l’exigence de la prise de parole, de l’expression d’un imaginaire 

Page 181: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

181Le co

nfl

it des co

nfl

its dan

s la crise

de la

civilisa

tion

du

cap

italism

e m

on

dia

lisé

coopératif et ils se réfèrent à un Tiers symbolique qui est celui d’une commu-nauté certes toujours à venir et fondée sur une libre égalité ou égale liberté, mais déjà là dans tout acte producteur d’être en commun de libres singula-rités. Ces conflits sont formateurs de ce qui est leur enjeu. Leurs acteurs dé-veloppent des capacités d’expression intellectuelles, affectives, imaginatives ou symboliques et ils vivent dans la joie qui est présente au sein du partage commun des luttes, fussent les luttes les plus dures.Si les conflits sociaux « existentiels » sont des conflits qui philosophique-

ment renvoient à une conception de la subjectivité prise dans la  totalité de ses manifestations fondamentales – travail, vie, parole –, les conflits d’identité ne concernent pas d’abord directement ces manifestations qui peuvent être néanmoins présentes. Ils sont conduits philosophiquement au nom de leur identité supposée par des populations qui ou bien se trouvent stigmatisées ou bien se jugent menacées par d’autres se trouvant donc dans une situation de domination ou d’oppression. Ils sont animés par le désir de reconnaissance, la reconnaissance niée de leur identité. Cette identité se définit par différence avec les autres identités qui s’affirment aussi en exigeant la reconnaissance de leur différence. Ces conflits identitaires ne se mènent pas au nom de la vie, du travail et de la libre parole, même si nombre de ces motivations concer-nent ces trois éléments. Ce qui importe est la reconnaissance de différences relevant d’appartenances à des groupes structurés selon des polarités qui sont prises dans des processus d’une spéciation impliquant différenciation, voire, à la limite, division et rupture dans l’unité de genre humain. Il s’agit des rela-tions duelles. On peut ranger parmi ces couples de termes qui s’opposent ou diffèrent  le couple homme/femme ; mais  le conflit homme/femme déborde l’idée du conflit identitaire et mérite un traitement spécial puisqu’il concerne de manière plus directe les dimensions de la vie, du travail, de la parole. Il s’agit surtout des couples prenant en compte des appartenances à des commu-nautés. Celles-ci sont définies en termes de nationalité (national/non national), de religion (musulman/chrétien), de culture ethnicisée (basques/français), de civilisation (Occident/Orient, surtout arabe).Ces différences renvoient à des marques, des marqueurs culturels qui peuvent 

se superposer ou non. Ces conflits survalorisent la dimension identitaire en lui donnant une fonction de réalité absolue et l’isolent de tout complexe relation-nel. Il est devenu un truisme de soutenir que les identités sont des constructions imaginaires mais leur capacité de mobiliser est énorme. L’identité d’apparte-nance relève de la subjectivité au sens élargi, mais n’en est qu’un segment défini par une contingence historique constitutive qui pénètre et surdétermine structuralement les trois moments constitutifs existentiels de la vie, du travail et de la parole. S’il est vrai qu’on ne naît pas femme, musulmane, égyptienne, orientale, mais qu’on le devient, il est tout aussi vrai que l’on ne peut éviter ce marquage des appartenances, natif pour chaque individu.

Page 182: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

182A

nd

ré T

ose

l

Ces luttes pour la reconnaissance sont des luttes qui ont pour horizon la catégorie oppositive « eux/nous » : les autres qui ne me reconnaissent pas dans ma différence d’avec eux, qui nient mon identité propre d’appartenance, nous qui sommes dans une situation d’infériorité, de domination, et qui réclamons cette reconnaissance. Cette lutte entre eux et nous ne se confond pas avec les  luttes qui découlent des conflits  sociaux :  les  luttes pour  la vie, pour  le travail, pour la parole sont des luttes génériques et sont gouvernées par deux catégories différentes qui n’impliquent pas une partition de l’humanité entre communautés d’appartenance mais touchent aux conditions générales de la vie humaine.Ces  luttes s’inscrivent dans  le couple « dedans/dehors ». D’un côté, exis-

tent ceux qui jouissent des conditions leur permettant de reproduire dans la sécurité et l’aisance leur vie biologique humaine : ils mangent, ils sont vêtus, ils vont, ils viennent, ils ne sont pas entravés ; ils ont donc la possibilité d’ap-partenir à un monde qui est un monde commun malgré ce qui les oppose les uns aux autres. Ceux-là peuvent vivre, et pour une minorité vivre bien d’un travail de direction, de gestion, de conception. Une minorité dans la minorité peut même prendre des décisions qui affectent les autres ; ils jouent le rôle de cause et les autres qui obéissent, subissent, peuvent être réduits à l’état d’effets de ces décisions qui les privent de capacité d’agir. Enfin ceux-là s’approprient les puissances des sciences objectivées dans les machineries du savoir et im-posent leur conception du monde comme normale et évidente.En raison de cette distinction dehors/dedans qui vaut pour la vie, le travail et 

la parole, de l’autre côté existe la masse des subalternes, de tous ceux qui ne disposent pas de ces conditions de vie et vivent souvent dans des conditions encore pires que celles de l’exploitation salariale, qui n’ont pas même une vie et qui sont des « privés de ». Ceux-là ont soit un travail précaire, mal payé, soit demeurent  sans  travail. Ceux-là  sont victimes d’une nouvelle  ignorance et ne peuvent s’approprier le capital commun de connaissances. Ils parlent bien sûr et ils disent leur mal-être, formulent leurs besoins et leur désir de liberté et d’égalité, mais leur langage, même s’il leur est commun, ne compte pas. La liberté reconnue d’expression est neutralisée ; ils sont rendus inaudibles et si possible invisibles. Ils vivent à l’intérieur de la société sur le mode d’une extériorité intérieure. Ils sont dehors en ce dedans et sont finalement dans une société sur le mode d’être dehors. Ces conflits sociaux existentiels ne sont rien d’autre que des formes de la lutte de classes que le capital conduit sans cesse en imposant désormais à toute la société la soumission réelle qui instrumenta-lise tout et chacun comme moyen de son accumulation infinie.Ces luttes n’ont pas pour but une pluralité d’espaces communautaires faisant 

chacun un monde séparé des autres et hostile. Elles ont pour enjeu le partage en commun d’un monde commun, où chacun a part à l’ensemble des activités de travail, de vie, et de langage. L’enjeu des luttes de classe est certes la libre 

Page 183: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

183Le co

nfl

it des co

nfl

its dan

s la crise

de la

civilisa

tion

du

cap

italism

e m

on

dia

lisé

manifestation de la puissance singulière d’agir et de penser mais dans un mon-de commun. Cet enjeu est cosmo-poïétique, faiseur d’un monde. Aujourd’hui la situation est très grave parce que la mondialisation, précisément, est tout sauf une mondialisation. Elle est un processus où la mainmise du capital sur toutes les activités rend le monde inhabitable ou invivable pour beaucoup. Le capitalisme, de ce point de vue, fait de ce monde un non monde, encore plus nihiliste que l’immonde, puisqu’il prive les humains de leur mode d’être qui est de produire un monde où chacun est entre chacun et les autres. Les conflits sociaux ont pour enjeu l’inter-esse. La globalisation est une dé-mondialisa-tion, comme le disait la philosophe Hannah Arendt, une sorte d’acosmisme social qui fait que des millions d’hommes sont jetés dans l’apartheid d’une manière ou d’une autre, sont jetés dans le monde sous le mode d’être privés de monde.L’horizon des conflits identitaires d’appartenance relève d’une autre problé-

matique et d’autres catégories. Il s’agit à chaque fois de l’opposition non pas entre le dedans et le dehors de la société mais d’une opposition entre un nous et eux en lutte pour l’appropriation d’un monde particulier distinct. Il n’est pas d’abord question de partage d’un monde commun pour des catholiques et des musulmans, pour les Noirs et pour les Blancs, pour telle population qui sur un territoire donné demande soit la confirmation exclusive de son identité soit l’attribution d’un statut de minorité close sur elle-même. Il s’agit surtout de se faire reconnaître, non pas comme humain générique qui vit, qui parle et qui travaille, mais comme appartenant avant tout à une communauté, voire à une pluralité de communautés d’appartenance qui se trouve niée. Vie, travail, parole n’existent que sous des formes territorialisées et celles-ci exigent de se subordonner les conditions de la manifestation générique de la vie, du travail et de la parole.Il s’agit avant tout d’être reconnu comme musulman, comme Noir, comme 

serbe ou croate ou comme russe. Nous voyons donc ici que, de ce point de vue, même si elle se veut, à sa limite, une logique de purification ethnique, la  logique de conflits  identitaires a ses raisons relatives. Les êtres humains n’existent pas uniquement de manière générique et indistincte en tant qu’êtres humains vivant, travaillant et parlant dans l’abstrait. Ils naissent et vivent dans un monde qui se présente à eux toujours comme un milieu historique et géo-graphique, comme une communauté, une nation, un État, un territoire, avec ses croyances, sa langue, son réseau de relations imaginaires et symboliques, structuré par des phénomènes d’identification à une communauté dont ils at-tendent qu’elle les reconnaisse comme siens et les protège.Les mouvements sociaux et politiques ont déjà rencontré une forme par-

ticulière de ce problème aux xixe et xxe siècles avec les nationalismes et les guerres anticolonialistes d’indépendance nationale. Le mouvement ouvrier a trouvé là son chemin de croix tout au long de son histoire sous la Seconde 

Page 184: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

184A

nd

ré T

ose

l

et  la Troisième  Internationales. S’il  a pu  sous  l’impulsion de  la  révolution bolchevique articuler un moment luttes sociales et luttes nationales anticolo-niales après 1917, notamment en Chine, au Vietnam et à Cuba, il avait déjà éclaté en 1914 sous le poids des nationalismes qui ont conduit les prolétariats européens au massacre réciproque. La mondialisation capitaliste aujourd’hui relance sous des formes nouvelles les conflits identitaires, les multiplie et les complexifie alors que sont marginalisés durablement les mouvements sociaux anti-systèmes.Si ces conflits identitaires relèvent nécessairement d’une dimension anthro-

pologique puisque l’identité est un segment de la subjectivité, ils tendent par leur logique à minimiser les orientations, les motivations, qui dépendent de la condition générale humaine du sujet vivant, travaillant en les rabattant sur une pluralité de communautés qui éliminent l’être au monde commun. Il s’agit de vivre, de parler et de travailler essentiellement en étant reconnu imaginai-rement et  symboliquement comme musulman ou comme chrétien, comme Blanc ou comme Noir, etc. Le monde en commun risque de disparaître dans une pluralité des mondes où chaque « nous » se distingue des « eux ». La plura-lité des mondes a pour limite extrême la guerre des mondes et son chaos des-tructeur. Poussés à leur limite, ces conflits sont porteurs de démondanisation. Certes  rien n’est simple puisque,  inversement,  les conflits sociaux peuvent méconnaître  le  tissu réel des communautés d’appartenance et  leur  imposer l’hégémonie d’un pseudo-monde commun où se dissimule l’hégémonie des communautés les plus fortes, d’impérialismes mondiaux.Il demeure cependant que les conflits d’identité ont un horizon limité, par-

tiel et potentiellement hyperviolent, qu’ils ne sont pas régis par la perspective d’un monde commun fait de singularités, mais d’une mosaïque de particula-rités closes et potentiellement agressives. La vie, le travail, la parole se parta-gent en commun, mais les communautés closes et identitaires territorialisent ce partage et risquent de l’inverser en une partition de parts exclusives.

Aujourd’hui la tâche théorique est de déterminer comment la mondialisa-tion capitaliste met en place les conditions de ces conflits et de leur conflit. Ces conflits, en effet, ne convergent pas. Souvent ils s’opposent même si la tâche politique est de ménager une convergence, ou plutôt une conversion des conflits identitaires en conflits sociaux. De toute manière, sous l’horizon de la possibilité réelle d’un conflit entre les deux conflits et de leur logique pure, il importe de prendre la mesure des formes historiques des conflits qui sont nécessairement impures.Pour prendre la mesure de la complexité impure de notre historicité mondia-

lisée, il peut être utile de recourir à la problématique d’une anthropologie phi-losophique, celle de Spinoza. Spinoza distinguait, en effet, entre les passions tristes et  les passions joyeuses comme expressions du désir d’exister en sa 

Page 185: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

185Le co

nfl

it des co

nfl

its dan

s la crise

de la

civilisa

tion

du

cap

italism

e m

on

dia

lisé

structure transindividuelle. Les passions joyeuses sont celles qui augmentent notre capacité d’agir et de penser et qui, généralement, sont liées à des prati-ques d’amitié, de solidarité, et de coopération. Or, fondamentalement, même si les conflits sociaux impliquent la position d’ennemis, d’adversaires et défi-nissent des antagonismes, il s’agit de conflits qui mobilisent une certaine joie : la joie de la coopération responsable, non pas pour exclure l’autre mais pour s’approprier en commun ce dont on a absolument besoin pour vivre comme humain, comme sujet vivant,  travaillant et parlant. Ces conflits-là manifes-tent bien des tristesses, des ressentiments, voire des haines, mais ces tristesses s’enracinent dans une tristesse spécifique, celle qui naît de l’expérience d’une diminution de la puissance individuelle et collective d’agir. Le but immanent des conflits sociaux est la cessation de cette tristesse, la joie de vivre ensemble dans une interdépendance positive, d’œuvrer en commun à la production des choses utiles, de former par la libre parole sur l’utile commun comme un es-prit commun. Dans leur cours souvent violent ces conflits produisent aussi de la joie. Quiconque a milité un peu sait très bien que se manifeste une véritable joie dans l’action collective pour transformer selon le meilleur et partager le même monde, ce même monde dont les oligarchies néolibérales se sont ap-proprié la jouissance, le contrôle et la gestion jusqu’à une consomption qui confine au délire.Les conflits identitaires – que l’État sarkozien exacerbe sous couleur de les 

éradiquer et qu’en alliance objective avec les intégrismes il prétend combattre, notamment avec le communautarisme islamiste – jouent pour une part notable, mais non exclusive, sur les passions tristes – ressentiment, envie, vengeance, haine jusqu’à la destruction de l’autre. Ils sont liés évidemment à une diminu-tion de la puissance d’agir impliquée par des rapports sociaux opposant des « nous » à des « eux ». En tant que je ne suis pas reconnu comme membre de telle ou telle communauté et que je suis stigmatisé comme membre de telle ou telle communauté, je subis des atteintes à mes conditions de vie, de travail et d’expression. Cette situation rend impossible de faire apparaître l’effectivité de la soumission réelle de ces activités au capital, les marqueurs identitaires se trouvant posés en situation de causes efficientes principales – ce qu’ils peu-vent être aussi selon une logique de surdétermination qui a marqué les luttes anticoloniales pour l’indépendance nationale.Les conflits identitaires se distinguent par la rapidité et par la virulence avec 

lesquelles ils se convertissent en haine de l’autre, cet autre qui nous oppri-me, ne nous considère pas dans ce qui fait en nous notre différence d’avec lui,  c’est-à-dire notre véritable  identité,  cet  autre qui,  en me niant, me nie comme être humain et qu’en retour nous déclassons nous aussi en l’excluant de l’appartenance au genre humain comme sauvage, barbare, sous-homme. L’horizon des conflits identitaires est obstrué par la généralisation des catégo-ries opposant eux et nous. Ce sont des catégories terribles, des catégories de 

Page 186: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

186A

nd

ré T

ose

l

la terreur quotidienne qui essentialisent les marqueurs culturels en s’érigeant en un univers mythique d’essences fixes et immuables. Chaque nous est tenté d’énoncer « nous, sommes les vrais humains », « eux, ne sont pas humains », « eux, ils s’attribuent la catégorie d’humains et ils peuvent à tout moment nous traiter comme des sous-humains ». Chaque terme de l’opposition se réfléchit comme le terme positif et inverse en son contraire négatif le jugement que l’autre porte sur  lui-même – « nous sommes des civilisés,  les vrais hommes et ils nous prennent pour des barbares. Nous leur montrerons qu’en vérité les barbares, c’est eux et que les civilisés, c’est nous ».La  logique d’un conflit  identitaire est une  logique spéculaire et bipolaire 

avec échange de réciprocités négatives, où la haine domine et où l’horizon est très vite celui de la destruction de l’ennemi. Quand on hait quelqu’un – celui qui vous empêche de vivre, qui ne reconnaît pas votre différence – on détruit celui qui ne vous reconnaît pas. Et cela explique peut-être aujourd’hui la vio-lence particulière qu’ont pu avoir des conflits identitaires en Afrique, ou en Europe dans les Balkans et en Yougoslavie, et comme il peut y en avoir encore un peu partout dans le monde… puisqu’on sait qu’ils éclatent un petit peu partout, comme en Inde ou au Pakistan ou en Côte d’Ivoire, en Irak. C’est aussi une logique sélective puisque les motifs de colère liés aux inégalités des conditions de vie, à l’exploitation du travail, à la privation des droits de parole et de participation servent surtout d’éléments de confirmation de la négation de l’identité. Une fois le mouvement identitaire assuré de sa reconnaissance rien n’assure de son  respect à  l’intérieur de  la communauté victorieuse ou reconnue. Inégalité, exploitation, répressions continuent mais la requête iden-titaire a la priorité et les fait reculer en les surdéterminant. Inversement, certes, dans une société qui a réussi à assurer des conditions convenables de vie, de travail et de parole, peuvent naître des conflits identitaires. Mais ces conditions doivent permettre une formulation raisonnable de ces affirmations identitaires et un traitement sans montée aux extrêmes de la haine destructrice.

C’est en ce point qu’il  faut poser  la question de  l’intrication effective et historique de ces conflits. Nous avons eu l’exemple de conflits identitaires où la lutte pour l’identité et la reconnaissance s’est convertie en conflit social. Le premier moment des révolutions communistes victorieuses en Russie et en Chine au moment de la colonisation a été constitué par une association des luttes pour l’indépendance des peuples et des combats pour produire un même monde commun visant l’égalité dans la vie, dans le travail et dans l’ex-pression des pensées. La rupture de cette convergence qui a été conversion des conflits a constitué la vraie tragédie du xxe siècle et ce fut aussi celle du communisme de marque soviétique. Aujourd’hui, c’est la production d’une nouvelle conversion qui est le problème et ce problème exige que cesse le conflit des deux conflits.

Page 187: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

187Le co

nfl

it des co

nfl

its dan

s la crise

de la

civilisa

tion

du

cap

italism

e m

on

dia

lisé

Nous sommes, en effet, dans une situation où les conflits sociaux ne sont pas tous convertibles en conflits identitaires – et c’est tant mieux – et nous sommes aussi dans un monde où les conflits identitaires ont tendance à prendre la place des conflits sociaux, à les surdéterminer jusqu’à les recouvrir et à effacer le sens commun unissant dans une trinité laïque combat universel pour une vie digne, pour un travail libéré associé au temps libre et pour une parole vive. Si ne s’ouvre pas à nouveau la possibilité d’opérer la conversion inverse – d’un conflit identitaire en un conflit social –, l’horizon des conflits identitaires ne peut  être  que  la  guerre – et  une  guerre  d’une  violence  inouïe. Assurément l’horizon des conflits sociaux peut être bouché par la victoire et l’hégémonie de formes impériales ; mais la logique de ces conflits n’implique pas la des-truction de l’autre en tant qu’être ennemi – ennemi privé, ennemi mortel. Les conflits identitaires tiennent leur force fondamentale du fait qu’ils sont moti-vés par une extraordinaire mobilisation des affects et par une extraordinaire capacité à mobiliser les ressources imaginaires et symboliques.Or, il y a un énorme travail théorique et politique à faire pour convertir un 

conflit  identitaire en conflit social, et effectivement  il  faut  travailler sur  les imaginaires et les symboliques et démontrer en pratique que, malgré les appa-rences, la toute-puissance de tel Dieu ou la puissance de la Nation, de la Race (le tout affublé de majuscules) ne peut pas tenir lieu d’ordre symbolique. En tous les cas, il s’agit de faux ordres symboliques, exactement comme l’est le capital avec ses fétichismes et sa religion de la vie quotidienne.Dans cette période de mondialisation, nous sommes dans  la situation où 

nous sommes affrontés à une intrication qui est surdétermination des conflits sociaux et des conflits identitaires. L’urgence est grande que les conflits iden-titaires soient d’abord reconnus, puis filtrés, dans ce qu’ils peuvent avoir de lé-gitime lorsqu’une population est minorée par une majorité et enfin qu’ils soient transformés en conflits sociaux pour que la majorité ne devienne pas elle-même, de manière imaginaire et symbolique, prédatrice. En effet, les majorités aussi prennent peur de ceux qui sont minoritaires et qui représentent pour elles un danger parce que cette minorité, lorsqu’elle est exploitée et maltraitée, repré-sente pour  les majorités  la menace d’un déclassement, d’une réduction à un état d’infériorité, de sous-humanité, qu’elles veulent éviter. En conséquence les majorités s’entraînent et entraînent  les minorités à conduire cette guerre. On retrouve le risque d’une guerre folle des majorités contre des minorités. Le cas de l’Islam est exemplaire. Alors que les mouvements des actuelles révolutions démocratiques de Tunisie et d’Égypte peuvent s’engager dans la voie de confits sociaux féconds et font reculer l’idée que l’Islam en Europe peut être considéré comme une avant-garde d’un mouvement théologico-politique totalitaire, de-meure le fantasme d’une guerre identitaire autodestructrice des civilisations.Si ne s’accomplit pas ce travail sur les formes réelles, matérielles, imagi-

naires et symboliques, de ces deux conflits, nous n’arriverons pas à avancer 

Page 188: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

188A

nd

ré T

ose

l

et à  traiter  le problème dont parle Wallerstein  lorsqu’il dit que, finalement aujourd’hui, la gauche sociale, classique et la gauche indigène ne se retrou-vent pas… Je n’ai pas évoqué cependant le problème des indigènes qui peu-vent,  à mon  avis,  en Amérique  latine  socialiser  leur  conflit  et  trouver  une forme de composition avec les autres forces de transformations. J’ai évoqué le conflit des conflits tel qu’il se pose en Europe surtout dans la question de l’interculturalité. Cette limitation indique qu’en chaque cas il faut procéder à l’analyse concrète de la situation concrète, comme l’exigeait Lénine. Il est temps aujourd’hui de traiter ces deux conflits et de pénétrer dans la réalité qui, elle, n’est pas l’affrontement de types purs idéaux, mais l’impureté du passage d’un conflit dans l’autre.

Page 189: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

189

Il me semble intéressant de partir de l’intitulé même de cette table ronde, parce qu’il  est d’une grande pertinence : « Les nouvelles conditions de la lutte des classes ». En effet, la lutte des classes n’est pas nouvelle, elle n’a jamais disparu, mais ses conditions sont nouvelles. D’abord, parce que, par définition, elles ne cessent de se transformer au cours de l’histoire en général et au cours de l’histoire du capitalisme en particulier. Ensuite, parce que la crise présente du capitalisme est aussi la crise des alternatives à celui-ci. La conséquence est que cette crise combinée et généralisée replace le débat à son véritable niveau, posant en même temps la question des formes d’organisation et des stratégies, en lien avec la question du projet de rupture avec un capitalis-me qui ne propose plus que la destruction toujours plus complète des hommes et de la planète. Cette crise est donc profondément politique, comme le disait Immanuel Wallerstein lors de son intervention dans le cadre de ce colloque.Ces conditions nouvelles exigent donc d’être définies en rapport avec une 

analyse qu’on peut qualifier de classique qui est celle des luttes de classes au sein du mode de production capitaliste. C’est pourquoi  il  importe de relier et de confronter l’analyse contemporaine de la lutte des classes, toujours et encore à actualiser, à ce qui est son origine moderne, les analyses de Marx et d’Engels, sans cesse développées et remaniées tout au long de leur œuvre. Dès le Manifeste du parti communiste, rédigé à la veille de la révolution de 1848, Marx et Engels définissent les classes de manière dynamique, dialectique : la bourgeoisie est présentée comme cette classe qui ne cesse de révolutionner les

Lutte de classes et luttes d’idées

Isabelle GaroPhilosophe

Page 190: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

190Is

ab

ell

e G

aro forces productives et qui s’efforce en permanence d’y ajuster les rapports de 

production capitalistes avec une attention extrême à ses intérêts, bien entendu, mais aussi au  réel. Cette attention a pour but, hier comme aujourd’hui, de remodeler la réalité sociale selon ses seuls intérêts et de maîtriser autant que faire se peut et toujours à son avantage les contradictions qui en résultent.En ce sens, on peut dire que la crise actuelle, comme les précédentes, n’est 

rien d’autre que la rencontre cyclique du capitalisme avec ses propres limites, c’est-à-dire avec ses contradictions toujours résurgentes, dans les conditions d’une domination de classe perdurante et même renforcée. Mais ce qui ras-semble  les crises est  aussitôt  ce qui  les  singularise :  cette crise perpétue et renouvelle les luttes de classe, les avivant d’une part, dans le cadre de rapports sociaux transformés, nourrissant d’autre part l’exigence sociale d’alternatives au capitalisme en tant que tel, mais des alternatives qui puissent elles aussi s’ancrer dans la réalité pour ne pas rester un vœu pieux.Aujourd’hui, dans un contexte de crise approfondie donc, qui prend la suite 

de son irruption dès le début des années 1970 et des multiples séquences sui-vantes,  il  faut  analyser  en même  temps  les  transformations du capitalisme contemporain et les conditions de la résistance, ou plutôt de ce que pourrait être une véritable contre-offensive sociale et politique. D’une part, il faut le souligner, le refus des contre-réformes libérales en cours est majoritaire. Mais, d’autre part, la résistance des classes populaires est depuis longtemps dos au mur et, défaite après défaite, ne parvient pas à dégager de perspective vé-ritable, perspective qui ne peut être que politique, à la mesure du projet de société libéral auquel elle s’oppose. C’est précisément pourquoi les nouvelles luttes de classes sont aussi des tâches d’organisation et, inséparablement, des luttes d’idées, qu’il  faut mener comme  telles,  contre  toutes  les  régressions identitaires, ethnicistes, racistes qui menacent, pour réaffirmer et rénover les formes contemporaines des luttes de classe. Ces régressions sont d’autant plus menaçantes qu’elles sont à présent directement instrumentalisées par la classe dominante et leurs représentants politiques, sans la moindre hésitation.On peut affirmer que  la crise présente, en  raison même de son ampleur, 

fait du pronostic une partie intégrante du diagnostic, autrement dit, inscrit le projet et l’alternative au cœur des luttes présentes, comme autant d’exigen-ces bien sûr, mais surtout aussi comme conditions de la construction et de la reconstruction de forces collectives, seules en mesure de desserrer le carcan des politiques de régression sociale. L’analyse en termes de classes est seule en mesure de dévoiler ce qui n’est pas un dysfonctionnement passager du capitalisme contemporain, ou une aberration financière superficielle mais une crise structurelle, qui tient à l’essence même de ce mode de production et qui inclut les stratégies des classes dominantes pour maintenir et accroître le taux de profit, donc l’exploitation mondiale des producteurs et de l’ensemble des salariés.

Page 191: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

191Lu

tte d

e cla

sses e

t lutte

s d’id

ées

Alors, nouvelles luttes de classes ? Assurément. De ce point de vue, une des données de la situation est la remontée difficile, à gauche, de cette thématique des classes, dont la pratique, sinon la théorie, est et a été l’objet d’un souci constant du côté des classes dominantes. Les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon ont montré à quel point la bourgeoisie est équipée d’une conscience de classe sans faille, alors que le mouvement ouvrier s’est lui-même dessaisi de cette grille de lecture qui est bien plus qu’un concept : un outil irremplaçable de l’intervention sociale et politique. Mais il faut ajou-ter que la stratégie de destruction de la conscience de classe des catégories populaires anime les politiques de management et d’organisation du travail, prouvant au passage que la conscience de classe est soigneusement cultivée du côté de ceux qui ne cessent de la dénoncer et d’affirmer l’obsolescence de la notion de classe.Je voudrais aborder ici, rapidement, deux aspects de cette question comple-

xe. Le premier aspect concerne les nouvelles conditions de la lutte de classe et donc des rapports sociaux modifiés imposés par le capitalisme. Le deuxième aspect est celui de la lutte des classes en tant qu’elle est toujours en même temps lutte d’idées, lutte idéologique : autrement dit, les luttes de classes sont et ont toujours  été  inséparables de  la  conscience qu’ont  les  classes d’elles-mêmes, c’est-à-dire les individus, conscience inséparable de leurs projets politiques et sociaux. Et la question de l’idéologie, telle que Marx la pose et telle que nous pouvons et devons la reformuler, me semble être au cœur de cette discussion.

1. En effet, les techniques de management ont eu et ont un impact considé-rable sur la vie et la conscience des salariés. La casse des collectifs de travail et des solidarités ouvrières est un projet très concerté de la part du patronat pour isoler  les  travailleurs,  les  fragiliser,  les mettre en concurrence, obtenir  leur consentement, les faire participer activement à leur propre exploitation, etc. Ces choses commencent à être connues et un certain nombre de travaux socio-logiques ont insisté sur ces transformations. Mais il demeure difficile de lutter concrètement contre les effets puissants de ces politiques à la fois locales et globales, dont les effets sont massifs.De ce fait, bien des analystes ont souligné la métamorphose de la classe 

ouvrière, de « classe mobilisée » en groupe « désarmé » et déstructuré (Stéphane Beaud et Michel Pialoux). Les transformations de l’organisation du travail se sont combinées à son retrait politique lié au recul des partis communistes et à une dé-syndicalisation, pas seulement en France, au cours des dernières décennies.Pourtant, face aux dégâts sociaux en cours, aux injustices criantes, au démon-

tage pièce à pièce d’un État social acquis de haute lutte, scandale Bettencourt et nuit du Fouquet’s aidant, on peut affirmer, avec prudence, que la thèse de la fin des classes (et celle de la disparition de la classe ouvrière) cède peu à peu la place à une remontée relative de l’analyse en termes de classes sociales

Page 192: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

192Is

ab

ell

e G

aro (c’est ce que souligne Roland Pfefferkorn), soulignant l’importance et la di-

versité des résistances et des protestations (je pense ici aux travaux de Stephen Bouquin).Je voudrais souligner rapidement quelques contradictions qui confèrent à 

l’analyse de classe toute sa portée, à l’aide de trois remarques rapides concer-nant la classe ouvrière, dont on nous a longtemps dit qu’elle avait disparu. Premièrement,  la permanence d’un rejet du  libéralisme demeure propre au groupe ouvrier et tout spécialement au salariat d’exécution, de même que les phénomènes de résistance au travail persistent et se renouvellent. En second lieu, cette permanence se double d’une montée d’un racisme de réaction au sentiment croissant d’insécurité sociale, qui n’est nullement propre au groupe ouvrier mais qui le concerne aussi et entre en tension avec la tendance précé-dente. En dernier lieu, les transformations sociales en cours, loin de réaliser les prophéties de « moyennisation » sociale énoncées dès les années 1970, attestent d’une forte repolarisation, qui tend à recomposer une classe salariée populai-re, incluant les employés, dans le contexte de la tertiarisation croissante et de l’augmentation des emplois d’« aide à la personne », peu qualifiés et faiblement rémunérés. À ce tableau rapide, il faut ajouter la crise du salariat intermédiaire dont les conditions de travail sont très éloignées de celles du haut encadrement.Ces trois tendances sont à la fois contradictoires et combinées, et leurs cor-

rélations multiples déterminent des représentations actives qui accompagnent mobilisation ou repli, politisation ou passivité, combativité ou consentement. La réalité sociale est complexe, marquée par des tendances et des contre-ten-dances : c’est bien pourquoi la thèse de l’efficacité sans contrepoids de l’idéo-logie managériale omet de prendre en compte les effets concrets contrastés qu’elle suscite non comme discours mais bien comme discipline de fer. Il faut sortir d’une lecture postmoderne qui affirme unilatéralement la fin du travail et la fluidification du monde, restant aveugle aux autres aspects du réel.Les enjeux d’une analyse complexifiée  sont directement politiques et ne 

doivent pas être séparés des mobilisations collectives : il importe de s’appuyer sur le sentiment croissant d’injustice pour en construire ou en reconstruire la dimension de classe, par exemple en montrant que la baisse des « charges socia-les » n’est en rien un aménagement fiscal favorable à l’emploi comme le prétend le discours officiel, mais le fer de lance idéologique de l’offensive menée contre un salaire indirect arraché de haute lutte et qui correspond à l’intégration à ce même salaire des dépenses socialisées de formation, de protection sociale, de financement des retraites, etc. La bataille contre la dévalorisation de la force de travail et sa marchandisation intégrale est située au cœur d’un débat théorique, qui mobilise les outils d’analyse issus du marxisme, mais elle est aussi et surtout au cœur des enjeux politiques et syndicaux de la période présente.Ainsi ressurgit, en même temps que le besoin d’une approche dialectique du 

réel qui en politise les contradictions, la question de la conscience de classe. 

Page 193: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

193Lu

tte d

e cla

sses e

t lutte

s d’id

ées

Marx, parlant de la contradiction générale entre les forces productives et les rap-ports de production parlait des « formes idéologiques sous lesquelles les hom-mes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout » (Préface de 1859 de la Contribution à la critique de l’économie politique). Bien avant cette date, en 1844, il avait souligné que les idées deviennent une « force matérielle » quand elles s’emparent des masses. La formule n’a rien perdu de son actualité.

2. De ce fait, en vue d’intervenir politiquement au sein des nouvelles luttes de classe, la notion marxiste d’idéologie se révèle indispensable et j’en viens à mon second point qui est précisément de savoir comment associer ensemble et concrètement luttes de classes et  luttes d’idées. On peut commencer par dire que les dimensions  théoriques et politiques sont à ce point  indissocia-bles, désormais, que seule la remontée des luttes peut aller de pair avec un décryptage idéologique qui ne saurait être de l’ordre de la simple pédagogie. L’intelligence démocratique ne peut être qu’une invention collective, élabo-rant et réélaborant à mesure alternatives et structures.Si  la notion d’idéologie me  semble  indispensable  c’est  parce que  l’on  a 

encore trop tendance à inverser la logique réelle, à penser que la manipula-tion des consciences est irrésistible et qu’il faut que les penseurs expliquent d’abord aux opprimés l’étendue de leur misère et l’ampleur de leur sottise. Une certaine critique des médias adopte ce biais. Or la très réelle manipulation qui accompagne les luttes de classes, telles que la bourgeoisie les mène avec lucidité, cette manipulation ne cesse, en même temps, de se heurter au réel et à l’expérience qu’en font quotidiennement les hommes.Si cette expérience ne suffit pas et n’est pas à elle seule gage de conscience, 

elle interdit qu’on exagère le poids des « illusions » ou du « conditionnement », comme le montre la participation massive au mouvement sur les retraites, no-tamment du côté de la jeunesse qu’on décrit si volontiers comme intoxiquée par la consommation et les écrans.Aujourd’hui,  dans  des  conditions  difficiles,  l’intervention  critique  et  po-

litique prend de nouveau tout son sens. Le débat d’idées doit d’autant plus assumer sa portée polémique, par exemple en revivifiant la question de l’ex-ploitation contre la thématique de l’exclusion et de la souffrance au travail, imposant la question de l’organisation du travail contre celle de l’extinction du salariat, réexplorant la question des luttes de classes contre la pente com-munautariste ou ethnicisante. Mais ces questions doivent de toute urgence être liées à des perspectives  transformatrices concrètes : quel  système de  santé, quel système éducatif, quels services publics voulons-nous ? Les questions du travail et celle de la propriété sociale sont à poser de nouveau, sous cet angle qui associe théorie et pratique, critique et projet, débat et luttes.On peut alors, et seulement alors, concevoir l’appel à la convergence des 

luttes sociales comme le moyen pour construire des perspectives politiques 

Page 194: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

194Is

ab

ell

e G

aro globales, aux antipodes des théorisations étroites, sectorielles, ou seulement 

savantes. Ainsi l’analyse sociologique en terme de « nouveaux mouvements sociaux » choisit d’en privilégier la dimension fragmentaire, sectorielle, par opposition aux conflits du travail classiques, sommairement dénoncés comme archaïques et corporatistes. Ces thématiques sont sans doute en train de vieillir mais il faut ouvrir le débat sur ces questions politiquement cruciales, en assu-mant sa dimension polémique.C’est bien pourquoi la remontée d’une description en termes de classe so-

ciale est elle-même l’un des effets mais surtout l’un des enjeux de la situation sociale présente. Plus que jamais, il s’agit d’associer à ce travail critique une élaboration programmatique qui ne peut être que collective. Car les idées peu-vent, bien entendu, à certaines conditions, avoir de l’avance. Tout simplement parce que le débat d’idées n’est jamais coupé des conditions historiques qui le rendent possible. La réactivation du thème de la sortie du capitalisme n’est pas un signe annonciateur suffisant, mais c’est quand même l’indice d’une remobilisation en cours, sans garantie quant à ses suites.On peut aussi être frappé de la résurgence positive, depuis peu, du terme de 

révolution, grâce au magnifique mouvement des peuples arabes : les mots ont un impact réel et leur disqualification n’est pas simplement un appauvrissement du lexique, elle a des effets directement politiques. Désormais et pour un temps au moins, ce terme ne peut plus être associé aussi facilement qu’avant à la Terreur sanglante par ceux qu’il faut bien nommer les idéologues professionnels. Les nou-velles conditions de la lutte des classes, ce sont aussi ces victoires, peu nombreuses mais marquantes, qui prouvent que l’histoire n’est décidément pas finie.Marx disait de façon optimiste qu’une société ne se pose que les questions 

qu’elle peut résoudre. Ce qui signifie que le rôle des idées doit être bien compris : il est à la fois circonscrit et limité mais réel. Les idées ne sont pas placées au-dessus du monde, ne faisant qu’en refléter passivement et après coup l’état. Par suite, le débat d’idées n’a pas seulement pour vocation de dessiner un anticapitalisme de papier, il doit faire partie intégrante du mouvement de son élaboration effective, reposant la question de la démocratie comme question décidément pratique, pré-sente derrière toutes les mobilisations, des plus petites aux plus grandes.C’est pourquoi la réflexion politique contemporaine a tout à gagner à ne pas 

simplement évoquer de futurs paysages consensuels, équitables et dépollués, mais à descendre dans l’arène des affrontements en cours. Faute de quoi, on discutera longtemps et on finira par faire du communisme une idée pure. Car dans les « conditions nouvelles » il est assez logique que ce soit la philosophie qui ait tendance à monopoliser et à retraduire sur le terrain des seuls concepts, en lieu et place des mobilisations durables, les échos de la contradiction cen-trale entre capital et travail. Ce travail théorique est hautement important, je viens de le dire, mais son objet n’est pas d’idéaliser des luttes qui échouent en insurrections incantatoires mais d’y participer et d’y intervenir.

Page 195: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

195

« Tu marches dans un jour barbare », écrivait Aragon dans son poè-me  « Les  feux  de  Paris ».  Publiés  en  1960,  ces mots  résonnent 

aujourd’hui encore, en 2011, d’une totale actualité. La crise financière et éco-nomique, précipitée à l’automne 2008, a ouvert des plaies sociales particuliè-rement vives et durables.Mais en regard de ce nouveau « jour barbare », l’un des points majeurs de 

perplexité concerne la faiblesse de la conscience de classe. À Toulouse, j’ai rencontré une parente de l’un des salariés de l’usine Molex, le sous-traitant automobile de Villemur-sur-Tarn. Molex ayant annoncé la prochaine ferme-ture du site, ce salarié allait prochainement perdre son emploi. Cette personne avec laquelle j’ai parlé éprouvait une difficulté matérielle personnelle majeure, était touchée par les épreuves que traversait son fils, était aux abois face à l’évo-lution du monde actuel, était consciente que l’usine Molex révélait des choses qui n’étaient pas admissibles. Et pourtant elle éprouvait un très grand sentiment de solitude au sein de la société. Elle ne comparait pas sa situation à celle que vivent d’autres victimes du monde d’aujourd’hui, elle n’imaginait pas entrer en lutte à leurs côtés, elle ne concevait pas la possibilité d’une action collective qui pour-rait transformer le réel. Éprouvée par les conditions de sa vie quotidienne, par les ravages provoqués par la fermeture de l’usine, cette femme décrivait surtout un grand vide sociétal autour d’elle. Ainsi prévaut un contraste saisissant – et il existe là, a priori, une énigme majeure – entre une détresse sociale forte et un manque de conscience collective, c’est-à-dire un manque de conscience que d’autres vivent la même chose et qu’ensemble il est possible de faire quelque chose.

rapport à une dynamique collectiveResituer l’expérience de chacun par

François Miquet-MartyPolitologue et président de l’institut Viavoice

Page 196: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

196Fra

nço

is M

iqu

et-

Mart

y

Pour tenter de comprendre, une première hypothèse consiste à attribuer la faiblesse de la conscience de classe à la structure économique et sociale de la société actuelle. La société a évolué, et n’est plus celle que l’on a connue jusqu’aux années quatre-vingts, et il semble désormais très difficile d’avoir une conscience de classe. À titre indicatif, en 1976, plus de 70 % des Français estimaient appartenir à une classe sociale (sondage Sofres, L’état de l’opinion, Gallimard, 1984). La mutation de la structure de notre société s’est accomplie sur plusieurs registres. J’en retiens ici trois qui apparaissent prépondérants.D’abord,  la  structuration  du  capital  a  évolué.  Les  salariés  identifient  de 

moins en moins leur chef d’entreprise comme l’incarnation de leur adversaire. Bien souvent  le dirigeant n’incarne plus d’adversité sociétale. Dans l’une de mes expériences professionnelles antérieures, j’ai vécu une confrontation entre le dirigeant de l’entreprise et une partie de ses salariés. Il s’agit d’un institut de sondages. Les enquêteurs sont les personnes qui téléphonent à des interviewés pour leur poser des questions dans le cadre de sondages. Ils sont souvent as-sez mal rémunérés, sont souvent des vacataires. En l’occurrence, ils étaient en grève parce qu’ils demandaient à être titularisés, à avoir des contrats à durée indéterminée. Dans le cadre de leur grève, ils ont été confrontés au dirigeant de l’institut de sondages pour essayer d’améliorer les choses. Cette société privée fait partie d’un groupe mondial coté en Bourse. Et la première réponse qui leur a été donnée par le dirigeant de cette société est la suivante : « Mais au fond, vous et moi on est dans la même situation ; car moi qui suis, certes, président de cet institut de sondages, je ne suis pas le décisionnaire ultime : il y a derrière moi des actionnaires internationaux qui font de moi le jouet de leurs décisions. » Alors, les enquêteurs ont répondu : « Certes, mais enfin, vous avez un CDI, nous on est vacataire. » Ainsi la réponse qui leur est donnée est une sorte d’évacuation du conflit vers d’autres, et ces autres n’existent pas puisque ce sont des actionnaires individuels d’une société cotée en Bourse. Donc le conflit, et par conséquent l’ennemi, on ne sait plus trop où il est. Il y a là un élément qui est important.L’autre élément explicatif de la faiblesse de la conscience de classe réside, 

à mon sens, dans les valeurs de cette société de consommation qui conduit chacun à se situer personnellement par rapport à l’autre et à évacuer les raison-nements collectifs. J’ai vu une étudiante politiquement très orientée à gauche. Et elle avait avec elle un I-Pod, sur ses genoux. Et elle était ulcérée aussi par l’état du monde économique et social actuel. Et alors je lui dis : « Faut-il faire la révolution ? ». Elle a répondu : « Effectivement, ce serait une solution parce que ce monde dans lequel on vit est à ce point intolérable qu’il faut changer les choses en profondeur. » Et puis elle a réfléchi et elle a ajouté : « Mais si on fait la révolution, je veux pouvoir récupérer à la fin de la révolution au moins autant de choses que ce que j’ai aujourd’hui. » C’est-à-dire ses biens matériels, son revenu… j’ai pensé à l’I-Pod. Et cette perception est compréhensible et loin d’être anecdotique. Parce qu’on a aujourd’hui 55 % de Français qui s’esti-

Page 197: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

197R

esitu

er l’e

xp

érie

nce

de ch

acu

n p

ar ra

pp

ort à

un

e d

yn

am

iqu

e co

llectiv

e

ment en situation de déclassement, qui ont le sentiment que leur situation dans la société se détériore. Donc, dans ce contexte-là, évidemment, on s’accroche à ce qu’on a aujourd’hui ; et s’il y a une évolution sociale, on n’a certainement pas envie de perdre les choses que l’on a encore et, au fond, que l’on a peur de perdre demain.La troisième explication pointe ce que certains analystes ont appelé la « so-

ciété de défiance ». Dans un monde où la confiance entre les gens s’est érodée, où  règne autrement dit un  individualisme de bon aloi, où  les valeurs célé-brées sont davantage celles de l’intérêt personnel que de l’accomplissement du collectif, il apparaît bien difficile de construire une conscience de classe. La classe elle-même semble condamnée dès lors que chacune de ses parties compte davantage que leur agrégation.

Néanmoins, si la conscience de classe est faible, les conditions favorables à son épanouissement sont, elles, très présentes. Je vais citer quelques exemples concrets.Si  l’on demande aujourd’hui à des Français de décrire  la  structure de  la 

société telle qu’ils l’imaginent on arrive à la description d’une vaste classe moyenne. Celle-ci surmonte les catégories sociales très défavorisées, des gens qui ont à peine, au fond, de quoi vivre ; et puis tout en haut, sont distinguées les personnes très privilégiées. Donc on n’a pas un conflit de classe binaire avec le prolétariat et la bourgeoisie. Et lorsque l’on demande qui sont ces gens très privilégiés, en haut, ce sont les dirigeants du CAC 40, ce sont les dirigeants de grandes entreprises, ce sont des traders, des personnes qui ont des niveaux de revenu avec des écarts de revenu de 1 à 50 ou de 1 à 100 par rapport à la plupart des salariés… Ce groupe fait penser à ce que disait Marx. Marx parlait de l’« aristocratie financière » dans Les luttes de classes en France. À cette époque-là, Marx n’avait pas nécessairement une vision binaire de la lutte des classes ; il avait en réalité une analyse des classes en plusieurs strates. On n’est pas loin, au fond, de cette « aristocratie financière ».Donc il y a cette structuration perçue de la société. À cela s’ajoute une dyna-

mique. La plupart des gens estiment que « la classe moyenne descend ». Elle « descend », c’est-à-dire : « on a, dans le fond, un pouvoir d’achat en baisse ; on a des conditions de vie au travail qui sont de plus en plus dures ; on est de moins en moins considéré ; on a de moins en moins de reconnaissance. » Tout cela renvoie au thème du descenseur social ou de la régression. La classe moyenne descend. Et donc le risque que l’on rencontre, au fond, est de rejoin-dre la catégorie sociale qui est en dessous, qui est celle vraiment des gens qui sont démunis. D’où une crainte qui est particulièrement forte, effectivement, de déchéance sociale. Et pendant ce temps-là, le petit point qui est tout en haut de gens très « privilégiés », lui, a tendance à s’éloigner. Autrement dit, on assiste à la dynamique d’une divergence sociale. C’est-à-dire que les gens qui sont tout en haut, non seulement sont tout en haut, mais sont de plus en plus riches.

Page 198: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

198Fra

nço

is M

iqu

et-

Mart

y

Et puis à cela s’ajoute – c’est le troisième élément bien identifiable – un sen-timent d’exploitation, ou tout au moins le sentiment d’être victime. Et il y a deux sentiments d’être victime – partagés, au fond, par la classe moyenne et puis par les gens qui sont en dessous.On se considère d’abord comme une victime matérielle, en termes de pou-

voir d’achat parce qu’on est dans un système où on a de moins en moins de possibilités, de marges de manœuvre, financières ou autres, parce que, au fond, les éléments dont on pourrait disposer en termes de pouvoir d’achat subissent une érosion ; on a des salaires qui n’augmentent pas nécessairement aussi vite qu’on le souhaiterait.Et puis, par ailleurs, on s’estime victime d’un système de publicité, de mar-

keting, où on vous fait acheter des choses qu’on n’a pas nécessairement envie d’acheter. Et on se retrouve avec des enfants qui veulent toujours des DS, des Playstations, qui veulent plein de choses… et cela est le fruit d’une société qui suscite des comportements de consommation qui n’existeraient pas s’il n’y avait pas ce système publicitaire et de marketing. Donc on est doublement victime : victime en termes matériels et puis victime d’incitation à des actes de consom-mation que l’on ne souhaiterait pas nécessairement réaliser par ailleurs.Il existe, enfin, une critique forte du système économique actuel. L’institut 

de sondages Viavoice demande régulièrement aux gens quelle opinion ils ont des composantes majeures du monde économique dans lequel nous vivons aujourd’hui. L’économie de marché, c’est le monde dans lequel on est : 46 % des Français ont une opinion négative de  l’économie de marché. Les ban-ques – certes, il y a eu la crise –, mais enfin : 62 % des Français expriment une mauvaise opinion des banques. La Bourse : 64 % des Français ont une opinion négative de la Bourse. Et le capitalisme… 40 % des Français déclarent avoir une opinion négative du capitalisme. Je ne suis pas sûr que l’on trouve cela dans tous les pays. On est quand même dans un pays, en France, où on a une puissance de contestation – et il s’agit d’échantillons représentatifs de toute la population française, donc autant dire que quand vous prenez les sympathi-sants de gauche ou les ouvriers, éventuellement complétés par les employés, on est sur des majorités. Donc on a une majorité, aujourd’hui, de sympathi-sants de gauche, une majorité d’ouvriers, une majorité d’employés, qui sont critiques contre le marché, les grandes entreprises, l’économie de marché, les banques, la Bourse.Il y a quelque chose dans tout cela. Il y a d’abord un sentiment de diffé-

renciation  sociale,  ensuite  un  sentiment  de  divergence  sociale,  et  puis  des sentiments d’injustice très prégnants, le tout sur fond de critique du système actuel. Et on se dit : est-ce que c’est bien sur ces questions de société que le bât blesse quand on parle de « conscience de classe » ? Il semble – c’est une hypothèse – que ce qui manque c’est ce que l’on peut appeler l’idéologie, ou bien l’aboutissement d’un travail  intellectuel d’une vision de l’histoire, qui 

Page 199: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

199R

esitu

er l’e

xp

érie

nce

de ch

acu

n p

ar ra

pp

ort à

un

e d

yn

am

iqu

e co

llectiv

e

permette de donner sens à ce que les gens vivent. C’est-à-dire au fond : une mise en récit (au sens noble du terme : on pourrait dire une actualisation de ce qu’a dit Marx au xixe siècle) qui permette de resituer l’expérience de chacun par rapport à une dynamique collective. Au fond, la question est à la fois très simple et très ambitieuse : elle concerne les conditions de régénération de cette classe « pour soi » qui se considérerait comme un acteur de l’histoire.Autrement  dit,  fondamentalement,  le  déficit  de  conscience  de  classe  est 

moins, à mon sens, une affaire de société qu’une affaire intellectuelle. Seule cette notion permet de comprendre que la plupart des sympathisants de gau-che en France ont une  lecture hiérarchisée,  inégalitaire de  la  société, mais qu’ils se pensent très peu comme les promoteurs d’une lutte en accomplisse-ment d’elle-même. Ce qui est cause aujourd’hui n’est pas une structuration inadaptée de  la  société, ni même une organisation  inadaptée du capital, ni même le triomphe des valeurs individuelles ; ce qui fait surtout défaut est la capacité à transformer le constat de conditions de vie communes, de fragilités communes, de processus communs de victimation, en un véritable moteur de l’histoire. Ce qui fait défaut pour l’essentiel est une difficulté à inverser l’ima-gination de son propre statut, à s’ériger aux avant-postes de l’histoire quand tout conduit à se situer dans des positions médianes ou dominées ; à s’ériger en sujet quand  tout conduit à se considérer en objet. En dépit des grandes souffrances actuelles, en dépit du constat des inégalités criantes, en dépit de la critique dominante, à gauche, de cette société et de ce monde actuels, ce qui fait défaut est fondamentalement la capacité à s’auto-instituer en moteur de l’histoire.Autrement dit encore, la conscience de classe est singulièrement absente en 

regard des conditions objectives actuelles, parce que les catégories sociales les plus fragiles ne disposent pas, à leurs yeux, de ce grand récit historique qui leur permettrait enfin de s’assigner une place noble, à la proue de l’histoire, et en ressaisissant les rênes du destin collectif. C’est Marx qui doit être à nou-veau convoqué, ou une actualisation de sa lecture du monde.Aujourd’hui, en lisant le baromètre Viavoice consacré à « L’identité de la 

gauche » et réalisé en partenariat avec le quotidien Libération, il apparaît que plus de 70 % des sympathisants de gauche estiment que  l’« on est dans un monde qui manque de rêve et d’utopie ». On peut considérer que cela va de soi, que l’on est dans un monde matérialiste par conséquent qu’il faut du rêve. Mais je pense que prévaut une attente forte pour notre monde de demain, et celle-ci peut constituer un levier d’autant plus pertinent, percutant, que cela peut être un fédérateur de toutes ces détresses sociales, de tous ces mouve-ments sociaux qui, au fond, cherchent une piste pour demain.Trouver cette piste est possible. C’est je pense fondamentalement une ques-

tion de sens, c’est-à-dire une question d’idéologie. Et la résurrection du rêve en sera son meilleur cortège.

Page 200: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

200

Il y a une vingtaine d’années, conséquence directe de la chute du mur de Berlin et de la fin du système soviétique et de ses satellites, de bons es-prits nous annonçaient la fin de l’histoire. C’est-à-dire, dans leur esprit, la fin des luttes sociales, de la lutte des classes et, par conséquent, des changements sociaux que ces luttes produisent.Contrairement à Karl Marx, pour qui l’humanité n’était pas encore de ce 

point de vue sortie de sa préhistoire, Francis Fukuyama, qui a réinventé le concept de « fin de l’histoire » déjà présent chez d’autres penseurs et notam-ment Hegel, pensait, à l’époque tout au moins, que l’histoire, qu’il concevait comme un combat entre des idéologies et non pas le résultat de l’affrontement de classe, touchait à sa fin avec la défaite du camp socialiste et la fin de la guerre froide. Et, ceci étant la conséquence de cela, l’émergence d’un large consensus, à l’échelle de la planète, autour de la démocratie libérale.La « fin de l’histoire » ainsi théorisée a connu son heure de gloire avant que 

la force des mouvements sociaux, dans de nombreux pays du monde mais aussi, ce qui a été une nouveauté de ces deux dernières décennies, à l’échelle européenne et mondiale, ne viennent rappeler que ce n’était pas si simple.Au regard de ces thèses, le titre même du dernier débat de ce colloque : « Les 

nouvelles conditions de la lutte des classes » peut donc apparaître provocateur ou, plus exactement, fleurer bon l’archaïsme et la ringardise. Pourtant, à voir les luttes sociales les plus diverses qui se développent en France et ailleurs, des indigènes d’Amérique du Sud dont il a déjà été question au cours de ce collo-

La fin de l’histoire et des luttessociales ? Pas si simple !

Louis Weber

Espaces Marx

Page 201: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

201La fi

n d

e l’h

istoire

et d

es lu

ttes so

ciale

s ? P

as si sim

ple

!

que, aux salariés des pays européens, en passant par les luttes courageuses que mènent les peuples, aujourd’hui, en Tunisie, en Égypte et dans d’autres pays arabes, on voit que les combats anciens entre les opprimés et les oppresseurs, entre les exploités et ceux qui les exploitent, continuent à faire l’histoire.Ceci dit, il serait vain de faire comme si le monde ne s’était pas profondé-

ment transformé au cours de ces dernières années, comme si des repères ne s’étaient pas estompés. Les contours des classes sociales sont devenus plus flous, le nombre des désaffiliés, comme disent les sociologues, a considéra-blement augmenté en France, en Europe et peut-être davantage encore dans le monde. Changements qu’au regard de notre problématique, ici, le sociologue Jean Lojkine exprime ainsi : « La disparition dans les luttes actuelles d’un ac-teur central, d’un groupe inducteur, hégémonique, […] la « classe ouvrière » et de ses institutions représentatives […], ne signifie donc pas pour autant la fin de toute « lutte des classes ». La diversité des acteurs sociaux, le caractère par-fois composite de « coalitions » multipolaires n’empêchent pas l’émergence d’un salariat diversifié, allié parfois à certaines professions libérales (artistes, médecins, petits entrepreneurs), qui tentent aujourd’hui, chacun à sa façon, de s’opposer aux fractions dominantes du capitalisme financier et de la techno-cratie d’État. » 1

D’autres chercheurs ont parlé de « Lutte des places », notamment chez les chercheurs du domaine de l’éducation pour tenter de penser les stratégies in-dividuelles et familiales au sein du système scolaire. Un livre est paru sur ce thème dès les années 1990 2. Ce qui mérite quelques explications. On a sou-vent évoqué un certain recul du sens du collectif depuis deux ou trois décen-nies, parallèlement, mais ce n’est évidemment pas un hasard, avec les débuts de l’hégémonie néolibérale. À la même époque, ce qui n’est pas un hasard non plus, on a vu l’exclusion sociale, ou la désinsertion sociale, devenir un phé-nomène majeur des sociétés développées. Le travail se faisant plus rare, les plus défavorisés avaient l’impression de devenir inutiles au monde, n’y ayant plus de place. Pour les auteurs, la déinsertion sociale distend les liens sociaux, contrairement à la pauvreté, qui souvent les resserre. On a affaire ici à deux logiques : celle d’une société qui produit de l’exclusion, celle d’individus qui ont des stratégies d’acteurs – tous les chômeurs, par exemple, ne deviennent pas en effet des exclus – et qui refusent que leur utilité « sociale » soit jugée uniquement à l’aune du travail et des revenus qui en découlent. On voit bien ici  une  caractéristique  importante  de  la  revendication  sociale  aujourd’hui : pour  les plus en difficulté, elle  se  traduit  simplement par  l’exigence d’une place dans la société. Cette attention à l’individu est reprise dans un domaine et avec une vision un peu différente par le géographe Michel Lussault – le titre de son récent livre étant tout un programme au regard du thème de notre débat : De la lutte des classes à la lutte des places. Pour l’auteur, la trame de 

Page 202: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

202Lo

uis

Web

er

l’existence est moins la position dans les rapports sociaux que les relations spatiales créées avec les réalités diverses que l’individu croise et utilise : hu-maines, non humaines, objets, matières, idées, etc 3.

Comment dans ces conditions penser les contradictions qui travaillent les sociétés ? Quels sont les acteurs des luttes que je viens d’évoquer ? D’où vien-nent-ils ? Quels sont leurs repères individuels et collectifs ? La notion de classe sociale a-t-elle encore une pertinence ? Quel est  le bloc social qui pourrait donner sens aux luttes et conduire le changement ? Ce sont les thèmes que je propose à nos invités de traiter, ainsi qu’à celles et ceux qui ont bien voulu accepter de discuter leurs contributions.

Notes(1) « Transformations et actualité de la lutte des classes », http://www.pcf.fr/293(2) De Gaulejac Vincent, Taboada Léonetti Isabel, Blondel Frédéric et Boullier Dominique-Marie, La lutte des places,

Desclée de Brouwer, 1997.(3) Michel Lussault, De la lutte des classes à la lutte des places, Grasset, 2009.

Page 203: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

203

Le pouvoir d’interprétation

De nombreuses études ainsi que les expériences sur le terrain politique nous confrontent avec des contradictions qui ne cessent de s’accentuer dans le développement de la grande crise : une perception plus nette des injustices, souvent de la colère et en même temps un sentiment pesant d’impuissance. Malgré la nature systémique et les multiples facettes de cette crise, la conflic-tualité reste limitée.Quant à la perception de la crise, une enquête parmi des salariés de grandes 

entreprises allemandes où existent des syndicats, récemment réalisée par une équipe de chercheurs liés au mouvement syndical 1, montre que ces salariés ressentent l’évolution récente davantage comme des moments d’aggravation au sein d’une crise permanente, comme « une grippe » avec laquelle on conti-nue de travailler, mais avec des souffrances accentuées. Souffrances auxquel-les on est habitué dans le « régime de la concurrence » qui habitue les salariés à « tout » accepter pour avoir un travail. On observe une forte disponibilité d’adaptation lorsque le travail est réorganisé dans les entreprises allemandes autour d’une logique renforçant la mise en concurrence : maintien des salariés stables malgré une baisse significative mais éphémère de la productivité et abandon des intérimaires ;  aggravation des conditions de travail, de la flexi-bilité et de la déqualification. Au moment même où ces salariés encore stables sont sauvés 2, leur mise en concurrence et leur insécurité augmentent. 

Innover pour construireun nouveau bloc social

Elisabeth GauthierEspaces Marx, Transform !

Page 204: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

204Elisa

beth

Gau

thie

r

La crise 2007/2009 n’est pas perçue par ces salariés – les plus organisés – comme l’éruption d’un volcan ou un orage, mais plutôt comme une accentua-tion dans un processus de crise permanent. Les pouvoirs en place ont tout fait pour éviter une perception de rupture à ceux qui ont le plus de pouvoir pour se mobiliser.

Un certain nombre de représentations révélées par cette étude montre la difficulté de cerner la nature de la confrontation. Le mot d’ordre « on ne paiera pas LEUR crise ! » que portent ceux qui souffrent des causes et conséquen-ces de cette crise fait apparaître une perception séparant la société en deux « mondes », celui d’en haut et celui d’en bas, comme s’il existait deux circuits de reproduction, en haut et en bas. Se rajoute la difficulté de savoir contre qui il faudrait agir, avec un monde de la finance qui paraît virtuel et se trouve « ailleurs ». Il semble difficile de définir des modes d’action, les moyens d’une certaine efficacité dans une économie « réelle » qui est pilotée par le monde des marchés financiers, se situant « ailleurs » et revêtant un caractère quelque peu « virtuel ». Ces observations indiquent une nouvelle fois à quel point la capacité d’inter-

prétation est un enjeu de pouvoir. Pour le mouvement émancipateur, la critique du système capitaliste dans sa phase de domination financière, des fondements des pouvoirs économiques et politiques, de l’État, de la fonction de l’idéologie néolibérale, etc., doit se faire plus précise pour être plus efficace et pouvoir se traduire dans des alternatives concrètes  et crédibles. La bataille du pouvoir d’in-terprétation – dont l’importance est généralement sous-estimée – est centrale.Dans des crises qui, selon Marx, font se dissoudre l’apparence de l’autono-

mie des différents éléments que le processus de production décompose et recom-pose sans cesse, le fétichisme du capital a tendance à se fissurer. Une difficulté supérieure semble consister dans le fait que le capitalisme financiarisé constitue un fétichisme d’un niveau plus élevé que le capital dans sa phase antérieure.

Le pouvoir d’intervention

L’hégémonie néolibérale est en crise,  les pouvoirs politiques ayant porté avec une forte détermination l’option néolibérale dans la période récente sont nombreux à connaître des difficultés, leur légitimité étant minée. Il est intéres-sant de constater qu’il leur est souvent nécessaire d’introduire une promesse de « rupture » ou encore des bribes de discours de gauche pour pouvoir obtenir des majorités aux élections. En même temps, dans les pays européens, nous ne voyons pas émerger d’hégémonie alternative en faveur d’un changement de politique. Au contraire, c’est une droite populiste radicalisée qui s’engouf-fre dans les brèches ouvertes pour s’installer au cœur et non à la marge des sociétés et devenir des facteurs de poids dans les confrontations politiques et idéologiques, jusqu’à la constitution de majorités gouvernementales. 

Page 205: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

205In

no

ver p

ou

r con

struire

un

no

uveau

blo

c socia

l

La crise du politique exprime une perte de sens de la participation politique notamment pour  les milieux populaires dans un contexte où  la démocratie parlementaire souffre d’érosion, où les États revêtent de plus en plus la forme de « market state ». Les institutions ont tendance à perdre leur caractère ré-publicain et sont de moins en moins fondées sur la souveraineté populaire et un contrat  social. La nature même de  la construction européenne – une forme étatique conçue sous les seuls auspices libéraux, dépourvue d’espaces publics citoyens ou de contrepouvoirs    tout en marginalisant    le parlemen-tarisme – ne  fait qu’intensifier  la crise du politique. L’incapacité des élites dirigeant l’UE à trouver des réponses différentes des logiques ayant conduit à l’échec aujourd’hui patent ne fait qu’intensifier la crise générale en Europe et la crise du politique en particulier. La fuite en avant des néolibéraux et le repli nationaliste régressif se nourrissent mutuellement pour mener dans des impasses dramatiques. C’est dire  l’urgence d’inventer de nouvelles  formes de l’exercice de la souveraineté populaire, de produire des nouveaux moyens d’intervention  des classes subalternes. Regagner un pouvoir d’interprétation pour ne pas succomber aux ressentiments qui divisent constitue un défi prio-ritaire dans la confrontation de classe actuelle.Des recherches récentes indiquent des modifications significatives dans le 

contexte de l’émergence de la grande crise que nous vivons. Ainsi, par exem-ple,  9 Autrichiens et Allemands sur 10 pensent que nous avons maintenant besoin d’un nouveau modèle économique qui respecterait davantage les en-jeux écologiques et sociaux. En même temps, les mobilisations s’élargissent, se développent parfois et refluent ensuite. Sur le fond, le sentiment d’impuis-sance persiste. Face aux logiques en cours – identifiées ou non comme « crise systémique » – il n’apparaît pas de réponse politique adéquate. Pour beau-coup de gens, la politique n’est plus perçue comme une approche permettant de résoudre leurs problèmes individuels et collectifs mais comme un champ étranger dont les règles échappent à leur influence. Parfois, la mobilisation l’emporte sur l’impuissance. Ces expériences sont à 

regarder de très près. En France, les milieux populaires se sont engagés dans la lutte contre le CPE ou encore contre  le traité constitutionnel européen au moment du  référendum en 2005. Il s’agissait là de luttes sur des enjeux où  l’hégémonie culturelle avait commencé à basculer, où paraissait se former un bloc social suffisant pour pouvoir l’emporter. Ce qui signifie que l’apparition d’éléments d’espoir – non tant au niveau du discours mais comme éléments du processus même – semble une des conditions essentielles pour que l’im-puissance puisse être battue en brèche.

Le pouvoir de s’unir

Compte tenu des fragmentations sociales qui caractérisent le régime néo-libéral,  la perspective de  la  constitution d’un nouveau bloc  social pouvant 

Page 206: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

206Elisa

beth

Gau

thie

r

porter un changement de politique se présente sous une grande complexité. Trente ans après la victoire de la « gauche plurielle » en France, on constate que la perte d’hégémonie va de pair avec l’éclatement du bloc constitué par les ouvriers, employés et salariés du secteur public, qui avaient constitué la base social de la gauche politique.La fragmentation du salariat constitue une des causes d’une conflictualité en 

recul. C’est particulièrement net en Allemagne où la coupure entre les salariés stables formant le cœur des grandes entreprises et les intérimaires a permis, au moment de la récession 2008/2009, d’écarter des conflits dans la mesure où le salariat stable a été sauvé pendant que les intérimaires ont été éjectés. L’empathie à leur égard n’a pas permis, en période de crise, de générer de nouvelles solidarités 3, et c’est une sorte de « Krisenkorporatismus » mis en œuvre avec le concours du gouvernement (paiement du chômage technique) qui l’a emporté.Dans ces nouvelles conditions de lutte de classe, avec la fragmentation et la 

précarisation du salariat, avec la différenciation de son expérience de la crise et des politiques publiques, la recherche de nouvelles alliances entre classes subalternes demande de l’innovation  stratégique. Il ne s’agit pas seulement de repérer quel type de projet politique serait de nature à pouvoir dépasser la fragmentation sociale, mais aussi quel type de posture favoriserait des rap-prochements. Il est intéressant d’observer que la « dignité » est visiblement un ferment très transversal de l’action, ce qu’illustre l’appel à s’indigner de Stéphane Hessel. C’est également en positif qu’émergent des exigences mo-trices pouvant rassembler  largement, comme « bien vivre » ou encore une «  culture  des  biens  communs »,  une  «  culture  de  paix  »,  un  «  travail  dé-cent »… ; autant d’objectifs qui dépassent largement un catalogue d’exigen-ces ou de propositions, mais qui semblent constituer des moteurs de l’action.L’étude déjà citée montre l’ampleur des contradictions, rien qu’au sein d’un 

salariat relativement stable. Le sentiment d’injustice et la critique du « sys-tème » sont fortement ancrés, la méfiance est vive vis-à-vis des banques, du secteur financier, du management, des médias et du système politique, le scep-ticisme quant à l’avenir est fort. En même temps persiste le sentiment que tout est « inéluctable », que l’on est condamné à l’impuissance. Il s’agit non pas d’une apathie mais d’une résignation. L’impuissance qui est  ressentie dans l’entreprise se traduit face à la politique et l’État par de la colère. Cette colère a du mal à définir son objet et à trouver à qui s’adresser précisément ; ce qui produit de l’épuisement et du renoncement. L’aggravation de la crise a ren-forcé les deux : colère et impuissance.

Une situation aussi instable que celle que nous vivons (sur le plan économi-que, social, politique, idéologique) ne peut pas ne pas évoluer, pouvant même générer des étapes chaotiques (comme l’imagine Immanuel Wallerstein). Les risques de réponses autoritaires ne sauraient être sous-estimés. D’autant que 

Page 207: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

207In

no

ver p

ou

r con

struire

un

no

uveau

blo

c socia

l

le manque de pouvoir d’interprétation, le manque de pouvoir d’intervention et les difficultés à s’unir ont tendance à générer des ressentiments qui sont facile-ment récupérables et manipulables – comme nous le constatons actuellement en Europe – par des forces d’une droite populiste radicalisée se présentant comme défenseur de certains acquis sociaux pour une population limitée. Ces ressentiments, on ne peut les faire reculer par des discours combatifs certes nécessaires, mais surtout en proposant des perspectives réelles quant au pou-voir d’interprétation, au pouvoir d’intervention et au pouvoir de s’unir.

Notes(1) Detje Richard / Menz Wolfgang / Nies Sarah / Sauer Dieter : « Crise sans conflit ? Intérêts et orientations des

activités dans la crise – l’opinion de personnes concernées. » Hambourg 2011. Voir aussi Transform ! N° 8.(2) L’expression « Krisenkorporatisms » reflète ce type de gestion de la crise concernant une partie du salariat.(3) Voir note 1.

Page 208: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

208

Je  vais  m’inscrire  d’emblée  dans  le  fil  de  la  contribution  de  Michel Vakaloulis.  Il  nous  rappelle,  à  juste  titre,  que  la  société  n’est  pas  une 

simple juxtaposition de classes sociales – l’étude sociale ne relève pas de la taxinomie – mais une polarité de classes. Les classes ne « sont » pas : elles se « produisent ». Dans ce cadre, la classe dominante est celle qui, par la multipli-cité de ses ressources, est capable de s’unifier elle-même et d’agréger autour d’elle, sous son contrôle, une majorité des pratiques et des acteurs sociaux. Telle est la base de l’hégémonie.La question de l’unification est donc en général fondamentale ; elle l’est plus 

encore du côté des dominés. Qu’est-ce qui fait ou peut produire l’unification des dominés ? L’expérience sociale de classe ? Sans nul doute ; mais elle n’est pas suffisante. Réfléchissons à l’expérience historique des xixe et xxe siècles. Qu’est-ce qui a produit l’unification en classe du monde ouvrier ? La commu-nauté concrète de l’exploitation et l’expérience non moins concrète de la lutte sociale, en premier lieu. Mais on sait que ces deux facteurs majeurs d’iden-tification commune n’auraient pas suffi à passer de l’éthos à la conscience. Encore faut-il qu’il y ait une médiation, celle de  la  représentation possible d’une société dans laquelle les dominés n’occupent plus une place subalter-ne mais centrale. Le « Principe Espérance » ou la « Sociale » : pas d’unité de classe sans production symbolique qui donne à un groupe sa légitimité ou son historicité.Dans l’histoire sociale française, la place du groupe ouvrier a été assurée 

tant que son expansion a pu se conjuguer avec la conscience plus ou moins

Qu’est-ce qui fait ou peut produirel’unification des dominés ?

Roger MartelliHistorien

Page 209: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

209Q

u’e

st-ce q

ui fa

it ou

peu

t pro

du

ire l’u

nifi

catio

n d

es d

om

inés ?

partagée de son rôle historique potentiel : apogée du « mouvement ouvrier ». Au contraire, quand cette conscience se dilue (dernier tiers du xxe siècle), le mouvement reflue, quand bien même le bloc sociologique se maintient. Or, quand le projet alternatif se fait incertain, on en sait par expérience les consé-quences possibles. Il peut y avoir du mécontentement, de la colère, de l’indi-gnation – le mot est heureusement à la mode. Mais tout cela sans l’espérance peut conduire, non pas à la combativité, mais au ressentiment. Et le ressen-timent, à son tour, porte au repli identitaire, à la séparation douloureuse, à la violence, à l’ordre autoritaire, bref à la barbarie.À qui s’interroge sur les avenirs possibles de civilisation, l’enjeu de la pro-

duction de projets alternatifs et donc postcapitalistes devrait être  tenu pour le plus stratégique. À partir de là,  je me permets de poser à nos amis trois questions.1. La première est un peu une question de contenu. Parler de « projet » tire la 

réflexion du côté du tout social : un projet est ce qui articule dans un ensemble cohérent l’économique, le social, le politique, le culturel, l’éthique. Le projet est donc ce qui met en cohérence les pratiques, les dispositifs symboliques et les institutions au sens large. Le problème tient à ce que, à ce jour, nous ne disposons que de deux opérateurs globaux de mise en commun : le marché et l’État. Même si le marxisme « constituant » est par fondation anti-étatiste (La guerre civile en France, L’État et la Révolution), la pratique historique concrète a fait que les anticapitalistes pratiques ont considéré que l’État était de facto le seul antidote pertinent au libre jeu de la concurrence marchande. Or la prééminence de l’État a pu, pour une part, contredire la logique inégalitaire du marché ; elle n’a pas produit pour autant – c’est le moins que l’on puisse dire – de la désaliénation.Ne faut-il pas se demander comment sortir de ce balancement historique 

épuisant entre l’étatisation et la privatisation ? Ne pensez-vous pas que l’un des enjeux de civilisation les plus déterminants et les plus complexes est aujourd’hui de penser une figure du « public » qui ne se rabatte pas inexora-blement sur celle de l’État ?2. La deuxième question est davantage de méthode. Un projet de société 

renvoie au tout social. Mais qui est habilité à penser ce « tout » ? Le problème est que, historiquement, l’action sociale s’est spécialisée. En particulier, elle s’est peu à peu structurée, au xixe siècle, sous la triple figure de l’associatif, du syndical et du partisan (dans l’ordre chronologique). Dès l’instant où la pra-tique sociale se scinde, se pose la question de l’articulation de ses domaines. Dans l’espace européen, elle s’est faite de façon dominante sur le registre de la subordination, soit du social au politique (modèle travailliste), soit du poli-tique au social (modèle social-démocrate). Or, à terme, la subordination finit par produire ses limites mortifères : la politique subordonnée ou la politique 

Page 210: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

210R

og

er

Mart

ell

i

subordonnante débouchent sur l’insatisfaction, la frustration et la dépolitisa-tion de masse. Face à  la subordination,  la  tentation devient alors, de façon quasi naturelle, celle d’une autonomie qui confine à la séparation.Ne peut-on pas considérer que, pour construire de la mise en commun mo-

derne et du projet partagé, un problème majeur est celui de la définition de lieux de mise en commun, qui contredise la logique de séparation sans pour autant reproduire les mécanismes de la subordination ? Les dominés ont eu jusqu’alors leurs structures communautaires de base (la communauté de vil-lage, l’isolat ouvrier), le mouvement puis le parti : quelles formes à la fois sou-ples et pérennes sont capables de réussir de façon contemporaine cette mise en réseaux qui seule peut faire du « peuple » un sujet conscient de lui-même et de son avenir ? Sans ces structures, le peuple sociologique n’a aucune chance aujourd’hui de devenir peuple politique. Peut-on penser des pistes allant en ce sens ?3. Enfin, la troisième question touche au politique proprement dit. Le po-

litique, on le sait, est le lieu par excellence de la mise en commun. C’est en se constituant en sujet politique que le groupe social diversifié par la pola-rité sociale se fait classe consciente d’elle-même. Or le champ politique n’a pas échappé au vaste mouvement de spécialisation fonctionnelle qui marque l’avènement de la modernité bourgeoise et capitaliste. « Le » politique a dé-bouché sur « la » politique comme espace distinct, puis de plus en plus pro-fessionnalisé. L’économique, le social, le politique se sont distingués ; « la » politique est devenue la forme dominante d’exercice et d’organisation « du » politique.Le  problème  est  que  cette  spécialisation  a  accompagné  l’émergence  de 

l’État moderne « séparé ». Les institutions politiques ont tendu, de façon uni-verselle, à se calquer sur les mécanismes hiérarchiques et verticaux de l’État : c’est la naissance et l’expansion de la « forme parti ». Cette forme a produit de l’efficacité incontestable et a participé de la structuration des groupes do-minés : le parti politique a été au départ la façon la plus efficace de produire de la politisation populaire. C’est par sa médiation que la « multitude » indus-trielle et urbaine s’est constituée en « peuple ». Mais  l’importation des mo-dèles de l’État a entremêlé de manière inextricable la centralité nécessaire et l’aliénation des individus : la promotion de l’individu s’est faite au prix de sa subordination au collectif partisan ; l’affirmation du « Peuple » s’est faite dans l’exaltation de « l’Unique ».Nous sommes donc placés aujourd’hui devant une contradiction que l’on ne 

peut nier, mais que l’on doit maîtriser. La multitude parcellisée doit s’affirmer en peuple ; mais si la centralité fonctionne à l’éradication des différences (tous semblables pour être tous égaux), la mise en commun tourne à la promotion de l’unique et donc contribue à reproduire de l’aliénation. Il faut de l’organi-

Page 211: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

211Q

u’e

st-ce q

ui fa

it ou

peu

t pro

du

ire l’u

nifi

catio

n d

es d

om

inés ?

sation et donc de la centralité (comme en produisent les partis politiques) et il convient qu’elles soient durables et non circonstancielles (le temps d’une lutte ou d’une élection). Mais il ne faut pas que la durabilité de la structure débou-che sur de l’aliénation. Sans doute, ce problème renvoie-t-il à un problème anthropologique plus large : celui d’une figure de l’individualité qui ne soit pas celle de la monade, de l’individu séparé du marché. En tout état de cause, il me paraît tracer les contours d’un défi majeur : celui de la constitution d’une organisation qui ne contredise pas le désir de mise en commun du « parti poli-tique » mais qui dépasse les limites historiques de la « forme parti ».Là encore, y a-t-il des pistes pour affronter ce défi ?

Page 212: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

212

Crise économique, action collectiveet projet politique

Michel Vakaloulis

Ma contribution comporte un double objectif. D’une part, il s’agit d’ap-porter quelques éclairages sur le rôle des luttes sociales dans le fonc-

tionnement de la vie sociale et politique. Ce rôle est fondamental non seule-ment pour améliorer la prise en charge des intérêts populaires par le champ politique mais aussi pour irriguer la citoyenneté en élargissant la démocratie. D’autre part, il s’agit de repérer et d’analyser les difficultés que rencontrent les forces politiques progressistes dans leurs relations avec les acteurs sociaux mobilisés contre l’exploitation et les dominations. On aboutit ainsi à un ques-tionnement concernant le projet politique de transformation sociale dans le contexte actuel. On passe d’une sociologie de l’action collective à une socio-logie des acteurs du changement social.Notre période, épopée sans panache ni horizon historique d’attente, celle du 

capitalisme postmoderne, est marquée par la faillite des politiques du néolibé-ralisme et l’exacerbation des inégalités sociales aussi bien au niveau national qu’au niveau mondial. On pourrait valablement  s’interroger : quelles  inno-vations faudrait-il opérer, thématiques, programmatiques, symboliques, voire organisationnelles, pour donner crédit et substance à  l’idée d’émancipation sociale face à un capitalisme financiarisé de plus en plus destructeur ?J’insisterai ici sur trois points, en essayant de formuler certaines hypothè-

ses :1. Sur les effets de la crise systémique, à la fois en termes de déstabilisation de l’orthodoxie libérale et de recomposition des représentations collectives.

Politologue Paris VIII

Page 213: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

213C

rise é

con

om

iqu

e, a

ction

colle

ctive e

t pro

jet p

olitiq

ue

2. Sur  l’état des  lieux des  résistances, des  luttes, des conflits ainsi que sur les possibilités politiques des mouvements sociaux. On observe des micro-mobilisations qui peuvent déboucher sur des luttes gagnantes et, en même temps, une défiance à l’égard des batailles frontales.

3. Une réflexion sur le pari des forces politiques de gauche dans la période ac-tuelle. En quoi consiste-t-il ? Il s’agit, en partant de la fragmentation du social, du salariat, de la jeunesse, de proposer des alternatives, d’ouvrir des fenêtres d’opportunité, de concrétiser un projet politique progressiste. De s’investir dans les chantiers nouveaux de transformation sociale à l’échelle de l’Europe.

Crise et luttes de représentation

Un des effets de la crise, c’est de faire vaciller au niveau de l’opinion publi-que la croyance à la toute-puissance du marché. Cette croyance a été portée par les élites économiques, politiques et les « intermédiaires culturels » (Pierre Bourdieu) haute fidélité qui fonctionnent comme des sous-traitants de la domi-nation symbolique du libéralisme. La célébration de la notion de marché effi-cient a du plomb dans l’aile. L’échec de ce modèle est aujourd’hui patent. Les forces politiques, y compris dominantes, sont conscientes de la nécessité d’agir fortement et autrement pour mieux préserver le système dans son principe.De ce point de vue,  les discours  sur  la moralisation du capitalisme  sont 

symptomatiques d’un malaise dans les élites dirigeantes. Nicolas Sarkozy a affirmé à maintes reprises qu’il fallait « moraliser le capitalisme » et même le « refonder ». Mais il a pris le soin de préciser aussitôt que ce n’est pas le ca-pitalisme dans son principe qui est en cause mais son fonctionnement actuel « fou » ou « perverti ».Or, ce qui est frappant, c’est le décalage entre le discours et la réalité. Il y a 

un discours officiel sur la « dureté » ou les « méfaits » du capitalisme, qui prend parfois, sur certains points, des intonations enflammées. Mais du point de vue des actes, rien n’a véritablement changé. Les nouvelles régulations interéta-tiques visent surtout à soutenir le pouvoir économique dominant et, donc, à relancer le libéralisme le plus vite et le plus loin possible. Or, pour sortir de la crise systémique, il faut s’en prendre aux règles fondamentales du système.Toute cette situation creuse le malaise dans la représentation politique. La 

représentation est en crise parce qu’elle ne représente plus. Tel est le sentiment qui prévaut : la politique est synonyme de gestion, elle ne modifie le système qu’à la marge. La crise de la représentation indique, précisément, le décalage par rapport à la visée d’une transformation réelle de la société. Elle perdure parce que l’hégémonie libérale s’est accomplie. Et cet accomplissement ap-paraît comme un immense gâchis, comme une catastrophe au moment même où la société est riche de potentialités, de capacités de développement et de prospérité.

Page 214: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

214M

ich

el V

akalo

uli

s

Cela  ouvre,  évidemment,  la  voie  vers  des  bifurcations. Un  autre monde est possible. Mais lequel ? On n’envisage guère le passage du libéralisme au socialisme. L’hégémonie du libéralisme prospère sur l’absence de relève. Et surtout, sur l’absence d’un projet politique, majoritaire, crédible, conquérant, susceptible d’accréditer l’idée que la défense des intérêts populaires est le pi-vot de la recomposition politique pour parvenir à une conception unifiée de l’intérêt commun.L’impact de  la crise  sur  les  représentations collectives est contradictoire. 

Les salariés prennent conscience que  le système capitaliste approfondit  les inégalités sociales et détruit les capacités productives. Il est clair que l’on ne peut pas se contenter de moraliser le capitalisme financier sans contester les fondements du mode de production qui est à l’origine de la financiarisation.L’autre constat, c’est la profonde inquiétude qui s’est emparée des salariés 

sur les effets de la crise. Ils constatent que le système est « pourri » (le mot revient constamment dans les enquêtes empiriques) mais ne savent guère par quoi le remplacer. Le contexte historique est inédit et complexe. Tout ce qui a été tenté en termes d’alternative au capitalisme a échoué. De toute évidence, il n’existe pas d’alternative à l’horizon.Dans ces conditions, la réaction spontanée des individus est de se diriger 

vers ce qui apparaît comme le « moindre mal », y compris sur le plan social. Ils n’entendent pas lâcher la proie pour l’ombre. C’est une réaction parfaite-ment compréhensible d’un point de vue anthropologique. La crise amplifie les phénomènes de repli, de recentrage sur le périmètre individuel. En attendant que l’orage passe, on rentre la tête dans les épaules. La volonté de se battre coïncide avec l’appréhension de s’exposer et de se compromettre dans des confrontations sans lendemain.

Une conflictualité à flux tendus

La situation est vraiment paradoxale, contrastée. D’une part, il y a un nom-bre  impressionnant de  résistances, de combats, de  refus. Cette diversité de luttes et de résistances comporte des potentialités de reconstruire la conscien-ce politique, de repolitiser  la société. Toutefois,  le syndicalisme salarié,  les mouvements citoyens et sociaux éprouvent de réelles difficultés à s’affirmer comme des acteurs centraux susceptibles de peser sur le cours des choses.Certes, on sait pertinemment que le problème des mouvements sociaux n’est 

pas fondamentalement un problème de légitimité mais un problème d’effica-cité. Par  exemple, on constate dans  les  études d’opinion que  les  syndicats bénéficient d’une bonne image. Les enquêtes qualitatives révèlent également l’utilité de leur rôle pour protéger les salariés et pérenniser le modèle social français. Encore faut-il se rappeler que les mobilisations collectives de la der-nière période, même en l’absence de gains tangibles, ont été majoritairement soutenues par l’opinion.

Page 215: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

215C

rise é

con

om

iqu

e, a

ction

colle

ctive e

t pro

jet p

olitiq

ue

Toutefois, ces luttes sont souvent éclatées, discontinues, et pas toujours so-cialement visibles. Elles ne s’additionnent pas forcément selon un processus cumulatif. Nous avons affaire à des résistances circonscrites, réabsorbables, qui manquent de coordination, de mutualisation, d’expérimentation dans une visée de transversalité. Et surtout, elles n’aboutissent pas à une mutualisation de l’expérience et de la prise de conscience.En particulier, une des difficultés du syndicalisme à émerger comme acteur 

social est sa propre crédibilité comme force capable d’apporter des solutions. La dimension tribunicienne dans un contexte de crise ne suffit plus. Il faut attester non pas simplement sa légitimité – qui est largement acquise – mais, surtout,  son  efficacité.  Dans  ces  conditions,  comment  se  faire  entendre ? Comment créer un rapport de force matériel et symbolique pour associer les salariés aux propositions syndicales ? L’exemple de la gestion des entreprises est significatif. Si le capitalisme d’entreprise a échoué lamentablement, il faut mettre en avant de nouvelles  régulations, de nouveaux critères d’efficacité économique. L’alter management est une question stratégique pour le syndi-calisme de conquêtes.Au vu de ces défis, quel est le potentiel des mobilisations collectives pour 

créer les prémisses d’un rebond politique ? Quelles sont les possibilités poli-tiques des mouvements sociaux ? D’abord, on constate que tous les méconten-tements, luttes, contestations qui s’expriment aujourd’hui concourent à ce qu’il existe un climat de révolte possible. La situation politique est fluide, évolutive, imprévisible. La votation citoyenne contre la privatisation de La Poste en autom-ne 2009 est révélatrice des potentialités de repolitisation. Cette mobilisation im-pressionnante fut construite d’en bas par une soixantaine d’organisations.En même temps, les difficultés de la vie quotidienne percutent les objectifs 

et les nécessités du rassemblement sur une plus grande échelle. Les résultats des mobilisations ne sont pas à la hauteur des exigences du présent. Toutefois, il faut penser l’emprise politique des mouvements sociaux par-delà la pression que ces mouvements peuvent exercer sur la politique institutionnelle. En effet, l’action collective produit toute une série d’effets combinés au niveau de la poli-tisation infrastructurelle de la société. Elle déplace non seulement l’éventail des réponses politiques mais le champ même des questionnements légitimes. Ces effets ne sont pas immédiatement perceptibles ni spontanément reconnus.

À ce propos, la science politique fait une utile typologie :Les effets procéduraux qui désignent la reconnaissance institutionnelle

des acteurs de l’action collective (et, partant, l’élargissement du champ de la participation politique en incluant des acteurs contestataires). On distingue : l’impact procédural conjoncturel (la participation dure le temps de la mo-bilisation, puis elle s’estompe) ; l’impact procédural permanent (les acteurs mobilisés deviennent durablement interlocuteurs incontournables).

Page 216: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

216M

ich

el V

akalo

uli

s

Les effets substantiels, lorsqu’une mobilisation parvient à des résultats tan-gibles (c’est-à-dire à la satisfaction de revendications). On distingue : l’impact substantiel réactif (évitement de la perte d’avantages acquis) ; l’impact subs-tantiel proactif (quand le groupe contestataire arrache de nouveaux avanta-ges).

Les effets structurels qui renvoient au changement de la donne politique, à  la modification  de  la  structure  des  opportunités  politiques  (à  l’instar  du mouvement de novembre-décembre 1995 qui a brisé l’élan réformateur du gouvernement d’Alain Juppé). On distingue : l’impact structurel institution-nel (modification des opportunités politiques en transformant les institutions) ; l’impact structurel sur les alliances  (modification du système des alliances politiques).Enfin, les effets de sensibilisation, soit au niveau de l’opinion publique, soit 

au niveau de l’agenda des politiques publiques.

Le chantier du projet politique

Le rôle des forces politiques est d’établir les transversalités en montrant que d’autres objectifs sont possibles. Un tel travail d’élaboration ne peut s’accom-plir qu’en auscultant les besoins vitaux de la population, en récusant vigou-reusement  l’ésotérisme des appareils  repliés sur eux-mêmes. Les syndicats et les partis progressistes doivent travailler dans cette perspective de mise en commun afin de dégager des objectifs rassembleurs.Il  faut  d’abord  se  décomplexer  et  arriver  à  redire  des  « gros mots » :  in-

ternationalisme,  coopération  au  lieu de  concurrence,  émancipation  sociale. Comment mettre en chantier un projet politique qui réactive la visée trans-formatrice ? Nous n’avons pas la réponse achevée à cette question. Nous pou-vons conceptuellement désigner le souhaitable, mais actuellement il n’y a pas de force collective pour le dire et le porter efficacement. Nous sommes sur la défensive. D’où la nécessité de reparler d’alternative. De sortir de la criminali-sation symbolique de certains mots qui sont devenus des tabous. Cette bataille autour des mots n’est pas une bataille lexicale, c’est une bataille politique. Il faut repolitiser la diction du nouveau, du renouveau, de l’inédit.Un projet de transformation sociale ne sera crédible que s’il est construit et 

élaboré dans le mouvement du réel. C’est-à-dire avec la participation de celles et de ceux qui sont déjà engagés collectivement dans les syndicats, les collec-tifs, les associations, mais aussi avec tous les citoyens qui sont à l’écart de la politique dans ses configurations actuelles. La démarche consisterait ainsi à privilégier l’ouverture à la société en mouvement plutôt que la construction politique dans un espace confiné prétendument « radical ». C’est une manière singulière de réinventer la politique, de revitaliser l’intérêt de l’engagement, d’avancer dans la concrétisation du projet d’émancipation humaine.

Page 217: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

217C

rise é

con

om

iqu

e, a

ction

colle

ctive e

t pro

jet p

olitiq

ue

Pour ancrer  la démarche,  il  faut à  la  fois se donner des cibles politiques et s’efforcer de construire des chantiers de refondation politique. Le rapport des jeunes à la politique est un cas emblématique mais pas unique. Entre ap-prentissage collectif et quête de réalisation individuelle, la jeune génération accède à la « société de la connaissance » et aspire à la reconnaissance sociale. Or, l’avènement de la crise est un révélateur de sa fragilité. Elle accentue le brouillage perceptif du destin professionnel, renforce la précarisation, réduit les exigences en matière sociale. Elle banalise le statut du « travailleur jeta-ble », répand l’attentisme, incite à accepter l’inacceptable.Le regard des jeunes sur les mécanismes et les agencements à l’origine de la 

crise est interrogatif. Ils ne comprennent vraiment pas le fonctionnement des marchés financiers dont la déréglementation a fini par déstabiliser l’économie réelle. Toutefois, les jeunes considèrent majoritairement que l’avènement de la crise est le brusque retour au principe de réalité. Le système économique était devenu déséquilibré, irrationnel, incontrôlable.C’est ici que le rapport des jeunes à la politique devient effectif. En fait, 

quelles sont leurs préoccupations, leurs critiques, leurs projections dans l’ave-nir ? Quels sont les calculs rationnels, les arbitrages nécessaires, les disposi-tions culturelles qui leur permettent de « s’intégrer » dans l’espace public sans renoncer à leur « spécificité » générationnelle, ni endosser l’habit de victime de la précarité ? Quelles sont les « chances » et les conditions de participation à l’action politique – au sens large du terme – pour défendre la dignité humaine, la démocratie, le bien commun ? Manifestement, les partis politiques ne sont pas encore sensibilisés à cette approche générationnelle, y compris sur le plan de la sociologie de leur militantisme.Comme réduire donc le décalage entre l’énonciation du souhaitable et l’éva-

luation du possible ? Quels axes de recomposition du politique pour qu’il se fasse en tenant effectivement compte des nouvelles formes de politisation qui traversent la nouvelle génération ? Quel rôle politique peuvent valablement jouer les formations progressistes qui s’inscrivent dans cette direction ?

Le deuxième aspect de la démarche  concerne  la  capacité  d’entamer  les chantiers du changement. Par exemple, comment mettre en œuvre un pôle financier public, susceptible de contribuer à la prise en charge des investisse-ments publics et de porter l’intérêt général sur le long terme ? Sur la question des services publics, il est urgent de renverser le paradigme dominant de li-béralisation. De mettre en valeur les services publics de manière offensive, au-delà de la simple défense de l’existant, tel le statut des personnels. On doit reconsidérer la démarcation entre le marchand et ce qui doit relever du non marchand, dans la perspective de l’égalité d’accès aux biens fondamentaux.Il en est de même de la nécessité d’étoffer les droits des représentants des sa-

lariés à l’intérieur des conseils d’administration, de renforcer les prérogatives des comités d’entreprise en matière d’emploi, de fermeture de sites, de plans 

Page 218: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

218M

ich

el V

akalo

uli

s

sociaux. Sans vouloir reproduire le modèle de la cogestion, il faut se placer au centre des stratégies d’entreprise et des questions de gestion.Tout cela suppose des interventions directes dans les gestions et dans les 

orientations politiques elles-mêmes, pour dépasser les délégations représen-tatives qui caractérisent le libéralisme occidental, du niveau local jusqu’à la gouvernance mondiale. C’est d’autant plus nécessaire d’avancer dans cette direction que l’on assiste à une surdélégation des pouvoirs et des représen-tations  (Union européenne, G 20,  institutions  internationales) qui  accentue la crise de la représentation politique. Cela exige aussi une autre culture et d’autres valeurs par rapport à  la concurrence néolibérale. C’est  la question d’une nouvelle civilisation de partage et d’intercréativité de toute l’humanité qui est posée.

Page 219: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

Abonnez-vous !

Page 220: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé

Bulletin de commande ou d’abonnement

Transform! revue européenne pour une pensée alternative et un dialogue politique paraît deux fois par an. L’exemplaire peut être commandé au prix de 10 €. L’abonnement est de 18 € (frais de port inclus).

Espaces MarxRevue Transform !

f Je souhaite recevoir la revue Transform ! n° ........ au prix de 10 € (frais de port inclus)

f Je souhaite m’abonner à la revue Transform ! au prix de 18 € (frais de port inclus)

Nom : ....................................................... Prénom : ....................................................Adresse : ..............................................................................................................................................................................................................................................................e-mail : ..........................................................................................................................

Signature/date :

Bulletin à remplir et à renvoyer accompagné de votre réglement à :Espaces Marx, 6 avenue Mathurin Moreau, 75167 Paris cedex 19

Tél. : 01 42 17 45 10 - Fax : 01 45 35 92 04Mail : [email protected] – Web : www.espaces-marx.net

Page 221: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé
Page 222: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé
Page 223: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé
Page 224: Crise de civilisation - Espaces Marx · Les nouvelles conditions de la lutte des classes Introduction 178 Le conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé