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MEXIQUE — LA TRAGÉDIE DE TROP POUR LE POUVOIR ENQUÊTE QUI A VOLÉ LE PLUS PETIT NÉNUPHAR DU MONDE ? TUNISIE — L’HEURE DE LA MATURITÉ POLITIQUE REPORTAGE — DANS LA PRISON DE RADOVAN KARADZIC Israël-Occident La rupture Replié sur lui-même, l’Etat hébreu ne supporte plus les critiques. L’analyse de la presse étrangère N° 1255 du 20 au 26 novembre 2014 courrierinternational.com Belgique : 3,90 € EDITION BELGIQUE (!4BD64F-eabacj!:O;R

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Courrier International du 20 novembre 2014

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MEXIQUE — LA TRAGÉDIE DE TROP POUR LE POUVOIRENQUÊTE — QUI A VOLÉ LE PLUS PETIT NÉNUPHAR DU MONDE ?TUNISIE — L’HEURE DE LA MATURITÉ POLITIQUEREPORTAGE — DANS LA PRISON DE RADOVAN KARADZIC ►

Israël-Occident La rupture

Replié sur lui-même, l’Etat hébreu

ne supporte plus les critiques.

L’analyse de la presse étrangère

N° 1255 du 20 au 26 novembre 2014courrierinternational.comBelgique : 3,90 €

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Finie l’amitié indéfectible avec les Etats-Unis, malgré la défaite d’Obama aux élections

de mi-mandat. L’Europe n’est pas en reste, explique le Financial Times. Pourquoi en

est-on arrivé là ? Les réactions de la presse israélienne (Ha’Aretz, Yediot Aharonot, Israël

Hayom…) qui s’inquiète d’un retour de l’antisémitisme en Occident.

Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

ÉDITORIALÉRIC CHOL

Le monde entier est contre nous

Le monde entier est contre nous”, dit le refrain d’une vieille chanson israélienne. Un demi-siècle plus

tard, la rengaine populaire n’a rien perdu de son actualité dans l’Etat hébreu, où la paranoïa gagne chaque jour du terrain. Une paranoïa alimentée par le sentiment – légitime – d’insécurité qui règne dans un pays transformé en forteresse assiégée, théâtre d’une nouvelle fl ambée de violences et d’attentats ces derniers jours. Entretenue aussi par les médias israéliens, prompts à montrer du doigt les Nations unies, les universitaires, les ONG ou les journaux occidentaux, considérés comme les grands pourfendeurs de la nation israélienne. Ben-Dror Yemini, éditorialiste et auteur d’un ouvrage sur le sujet (1), passe son temps à comptabiliser les articles négatifs parus dans la presse internationale : il évoque un “lavage de cerveaux”, qui aboutit à faire passer son pays “pour un monstre”.Israël, seul contre tous ? Le raccourci est trompeur, car, selon un récent sondage, une majorité d’Américains déclare par exemple soutenir l’Etat hébreu. Mais c’est vrai, en Europe ou aux Etats-Unis, les critiques sont de plus en plus féroces, les réactions de plus en plus hostiles. Et la montée très inquiétante des actes antisémites ne fait que renforcer le profond malentendu entre Israël et l’Occident. L’incapacité du gouvernement israélien à conclure un accord de paix – en dépit des tentatives de John Kerry –, l’acharnement de Benyamin Nétanyahou à poursuivre sa politique de colonisation n’y sont pas pour rien. L’éditorialiste Joshua Murachvik vient lui aussi de publier un ouvrage sur ce retournement de l’image d’Israël (2) : il rappelle qu’il fut un temps où son pays suscitait l’admiration à travers le monde. A l’époque, David Ben Gourion, fondateur de l’Etat d’Israël, expliquait à ses militaires : “La condition de notre existence repose sur notre valeur morale ; si, aux yeux du peuple et du monde, nous perdons le droit moral à notre existence, Israël ne pourra survivre” (3).

(1) Industry of lies, 2014 (non traduit en français).(2) Making David into Goliath : how the world turned against Israel, 2014 (non traduit en français).(3) Allocution de David Ben Gourion de 1957, citée dans Les démocraties en danger, de Pierre Rousselin, First Editions (2014).

En couverture : soldat israélien de retour de Gaza, août 2014.Photo Baz Ratner/Reuters

p.28 à la une

p.10 Mexique. La tragédie de trop

Argentine La science

au secours des disparus

Des généticiens ont mis au point un indice qui

permet de reconstituer une fi liation à partir du sang

des grands-parents, explique le mensuel Brando.

Un espoir immense pour les familles séparées

par la dictature.BE

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Sommaire

ISRAËL-OCCIDENT LA RUPTURE

FOCUS

p.22

Pays-Bas. Dans la prison des génocidairesPour la première fois, la prison où sont détenus Radovan Karadzic, Laurent Gbagbo et consorts jusqu’à leur jugement par le Tribunal pénal international de La Haye, a ouvert ses portes à un journaliste de la Süddeutsche Zeitung. Reportage.

CAHIER RÉGIONS Retrouvez notre supplément “Paris vu par la presse étrangère. Une ville en chantier” dans certaines de nos éditions (75 et région parisienne).

En couverture : Quartier de Clichy Batignolles, mai 2014. Parc Martin Luther King et chantiers du secteur est. Photo Sergio Grazia

Une enquête botanique du quotidien britannique The Guardian.

L’assassinat de 43 étudiants tourne à l’aff aire d’Etat : la réaction tardive des autorités et les révélations sur l’ampleur des complicités dont bénéfi cient les narcos fragilisent le président mexicain, écrit la revue America Economia.

SUR NOTRE SITE

www.courrierinternational.comSyrie-Irak Français et djihadiste, analyses et réactions de la presse internationale.Vidéo Comprendre les enjeux du procès de Ferguson en 5 pointsWebdoc Connected Walls, vingt-cinq ans après la chute du mur de Berlin, brisez les murs en ligneRetrouvez-nous aussi sur Facebook, Twitter, Google+ et Pinterest

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En partenariat avec

Paris, ville chantier

Israël-Occident La rupture

— vu par la presse étrangère

Replié sur lui-même, l’Etat hébreu

ne supporte plus les critiques.

L’analyse des journaux israéliens, arabes

et occidentaux

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Qui a volé le plus petit nénuphar du monde ?

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Ebola—Anatomie du

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GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBLCOURRIER INTERNATIONAL pour la Belgique et le Grand Duché de Luxembourg est commercialisé par le GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBL qui est une association entre la société anonyme de droit français COURRIER INTERNATIONAL et la société anonyme de droit belge IPM qui est l’éditeur de La Libre Belgique et de La Dernière Heure Les Sports. Co-gérant Antoine LaporteCo-gérant et éditeur responsable François le HodeyDirecteur général IPM Denis PierrardCoordination rédactionnelle Pierre Gilissen

+ 32 2 744 44 33Ouvert les jours ouvrables de 8h à 14h.Rue des Francs, 79 — 1040 BruxellesPublicité RGP Marie-France Ravet [email protected] + 32 497 31 39 78Services abonnements [email protected] + 32 2 744 44 33 / Fax + 32 2 744 45 55Libraires + 32 2 744 44 77Impression IPM PrintingDirecteur Eric Bouko + 32 2 793 36 70

Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

Sommaire Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire La Société éditrice du Monde. Président du directoire, directeur de la publication : Arnaud Aubron. Directeur de la rédaction, membre du directoire : Eric Chol. Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président. Dépôt légal Novembre 2014. Commission paritaire n° 0712c82101. ISSN n°1154-516X Imprimé en France/Printed in France

Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational. com Courriel lecteurs@courrier international.com Directeur de la rédaction Eric Chol Rédacteurs en chef Jean-Hébert Armengaud (16 57), Claire Carrard (Edition, 16 58), Rédacteur en chef adjoint Raymond Clarinard Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Conception graphique Javier Errea Comunicación

7 jours dans le monde Caroline Marcelin (chef des infos, 17 30), Iwona Ostap-kowicz (portrait) Europe Gerry Feehily (chef de service, 1970), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16�22), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe, 16 36), Judith Sinnige (Royaume-Uni, Irlande, 16 95), Lucie Geff roy (Italie, 16�86), Nathalie Kantt (Espagne, Argentine, 16 68), Hugo dos Santos (Portugal, 16�34), Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, Pologne, 16 74), Emmanuelle Morau (chef de rubrique, France, 19 72), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Kristina Rönnqvist (Suède), Agnès Jarfas (Hongrie), Miro Miceski (Macédoine), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Gabriel Hassan (Etats-Unis, 16 32), Sabine Grandadam (Amérique latine, 16 97), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Phi-lippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Ousmane Ndiaye (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (chef de rubrique Maghreb, 16 35) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Economie, 16 47), Catherine Guichard (Economie, 16 04), Virginie Lepetit (chef de rubrique Sciences et Innovation, 16 40), Caroline Marcelin (Médias, 16 95), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie Béloeil (chef des informations, 17 32), Corentin Pennarguear (Tendances, 16 93), Raymond Clarinard (Histoire), Catherine Guichard

Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, responsable du web, 17 33), Carolin Lohrenz (chef d’édition, 19 77), Clara Tellier Savary (chef d’édition), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Paul Grisot (rédacteur multimédia, 17 48), Laura Geisswiller (rédactrice multimédia), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Marie-Laëtitia Houradou (responsable marketing web, 16 87), Patricia Fernández Perez (marketing) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Hélène Rousselot (russe), Mélanie Liff schitz (anglais, espagnol) Révision Jean-Luc Majouret (chef de service, 16 42), Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photo graphies, illustrations Lid-wine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Bernadette Dre-mière (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello, Céline Merrien (colorisation) Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Informatique Denis Scudeller (16 84), Rollo Gleeson (développeur) Directeur de la production Olivier Mollé Fabrication Nathalie Communeau (direc trice adjointe), Sarah Tréhin (responsable de fabrication) Impression, brochage Maury, 45330 Malesherbes

Ont participé à ce numéro : Jean-Baptiste Bor, Camille Cracco, Camille Drouet, Rollo Gleeson, Thomas Gragnic, Marion Gronier, Valentine Morizot, Diana Prak, Mélanie Robaglia, Leslie Talaga, Isabelle Taudière, Anne Thiaville

Gestion Administration Bénédicte�Menault-Lenne�(responsable,�16�13)Assistantes Frédérique Froissart (16 52), Sophie Jan Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16) Comptabilité 01 48 88 45 51 Ventes au numéro Responsable publications Brigitte Billiard Direction des ventes au numéro Hervé Bonnaud Chef de produit Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40) Diff usion inter nationale Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22) Promotion Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Véronique Saudemont (17 39), Kevin Jolivet (16 89)

Les journalistes de Courrier international sélectionnent et traduisent plus de 1 500 sources du monde entier. Voici la liste exhaustive des sources que nous avons utilisées cette semaine :

ABC Madrid, quotidien. Al-Arabiya (alarabiya.net) Dubaï, en ligne. AméricaEconomía Santiago, bimensuel. Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien. Asahi Shimbun Tokyo, quotidien. Asharq Al-Awsat Londres, quotidien. Brando Buenos Aires, mensuel. Clarín Buenos Aires, quotidien. The Economist Londres, hebdomadaire. Financial Times Londres, quotidien. The Guardian Londres, quotidien. Israel Hayom Tel-Aviv, quotidien. La Jordana Mexico, quotidien. Kapitalis (kapitalis.com) Tunis, en ligne. Maariv Hashavoua Tel-Aviv, quotidien. Milliyet Istanbul, quotidien. Mladá Fronta Dnes Prague, quotidien. El Mundo Madrid, quotidien. Newsweek (newsweek.com) New York, en ligne. Newsweek Polska Varsovie, hebdomadaire.El Punt Avui Barcelone et Gérone, quotidien. Raseef22 (raseef22.com) Beyrouth, en ligne. Reforma Mexico, quotidien. South China Morning Post

Hong Kong, quotidien. Süddeutsche Zeitung Munich, quotidien. Le Temps Genève, quotidien. Tunisia Live (tunisia-live.net) Tunis, en ligne. The Wall Street Journal New York, quotidien. The Washington Post Washington, quotidien. Yediot Aharonot Tel-Aviv, quotidien.

← Toutes nos sources Chaque fois que vous rencontrez cette vignette, scannez-la et accédez à un contenu multimédia sur notre site courrierinternational.com (ici la rubrique “Nos sources”).

7 jours dans le monde6. République tchèque. Carton rouge à Milos Zeman

8. Controverse. Madrid doit-il céder à la revendication des nationalistes catalans ?

D’un continent à l’autre— AMÉRIQUES10. Mexique. La tragédie de trop

— AFRIQUE14. Tunisie. Le consensus sera-t-il gagnant ?

— MOYEN-ORIENT16. Djihad. Daech recrute dans l’Etat hébreu

—  ASIE18. Chine. Pékin lance son “plan Marshall”

19. Birmanie. La minorié rohingya menacée de génocide

— EUROPE21. Espagne. Rongée par la corruption

22. Pays-Bas. Dans la prison

des génocidaires

— FRANCE26. Architecture. L’imposture de Frank Gehry

27. Diplomatie. Les Français nouveaux faucons de l’Europe

— BELGIQUEI. Fiscalité. Taxer les plus-values?

A la une28. Israël-Occident : la rupture

Transversales36. Sciences. C’est le sang qui parle

38. Economie. ONG : haro sur les donateurs étrangers

39. Travail. Sukiya casse les prix et ses employés

40. Médias. Poutine fait main basse sur les médias occidentaux

41. Signaux. De la subjectivité du pouvoir

RectificatifUne malencontreuse erreur s’est glissée dans l’infographie sur la vaccination signée David McCandless (“Une toute petite piqûre”, n° 1252 du 30 octobre). L’infec-tion à Haemophilus infl uenzae, dont l’occurrence a bien été réduite après les campagnes de vaccination aux Etats-Unis, s’est transformée en hémophilie. Ce qui n’a bien entendu rien à voir. Mais ce qui nous a malgré tout échappé. Nous vous présentons toutes nos excuses pour cette erreur.

360°42. Enquête. Qui a volé le plus petit nénuphar du monde ?

46. Culture. Nonne star

48. Histoire. Kobané, ville neuve, ville martyre

50. Tendances. Buenos Aires à fl eur de peau

52. Plein écran. Le syndicaliste et la boxeuse

Arthur C. Clarke

C’est le propre du barbare de détruire ce qu’il ne peut comprendre.

4.

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Hongrie La colère à Budapest aussi●●● Avec des préoccupations proches de celles des manifestants tchèques, plus d’une dizaine de milliers de personnes se sont rassemblées dans les rues de Budapest le 17 novembre pour une “journée de l’indignation publique” contre le gouvernement hongrois et le Premier ministre ultraconservateur Viktor Orbán, rapporte le EUobserver.com. Selon le site d’information bruxellois, les manifestants protestaient contre la corruption, le chômage, la loi visant à taxer les téléchargements sur Internet et le rapprochement progressif du pays avec la Russie. Le site rappelle la décision controversée de M. Orbán d’avancer sur le projet de construction du tronçon hongrois du gazoduc South Stream, qui assurera le transport de gaz russe vers l’Europe, “en violation des règles de l’UE sur la concurrence et le marché intérieur”.

7 jours dansle monde.RÉPUBLIQUE TCHÈQUE

Carton rouge pour le présidentLes commémorations du 25e anniversaire de la révolution de 1989 ont été bouleversées par la colère de manifestants qui protestaient contre les positions prorusses de Milos Zeman.

Une otage américaineEI — “Après le meurtre brutal de Peter Kassig, le jeune huma-nitaire de 26 ans, les djiha-distes de l’Etat islamique n’ont plus qu’une ressort issante américaine entre leurs mains. Elle a le même âge que Kassig et aurait été kidnappée en août 2013 en même temps que plusieurs autres travailleurs humanitaires”, rapporte  le site internet américain The Daily Beast. Pour l’instant, de lourdes incertitudes pèsent sur son sort. “L’EI a déjà tué des femmes musulmanes et des enfants, mais n’a encore jamais assassiné une femme occidentale devant les caméras, note The Daily Beast. Prendre une telle décision marquerait un tour-nant même pour un groupe aussi extrémiste et sanglant que l’EI.”

Un Facebook professionnelINTERNET — Selon le Financial Times, la société de la Silicon Valley “prépare un nouveau site baptisé ‘Facebook at Work’, qui rivalisera directement avec Google, Microsoft et LinkedIn”. 

Ce nouveau produit est “conçu pour permettre aux utilisateurs de discuter avec des collègues, de se connecter avec leurs contacts professionnels et de collaborer sur des documents, concurrençant Google Drive et Microsoft Office”, précise le quotidien britannique, qui cite des sources proches du dossier. Cette nouvelle ver-sion du réseau social serait actuellement testée par plu-sieurs entreprises.

—Mladá Fronta Dnes Prague

Le président tchèque Milos Zeman n’avait jamais subi une telle expres-sion d’hostilité avant le 17 novembre,

lors de la commémoration de la manifes-tation des étudiants pragois violemment réprimée du 17 novembre 1989. Il fallait pourtant s’y attendre : celui qui jette effron-tément le discrédit sur les héros ne peut en même temps leur remettre ses félicitations dans un climat chaleureux. Milos Zeman a mérité les sifflets et les œufs qui lui ont été envoyés, après qu’il a minimisé l’im-portance des événements de Národní trída [avenue où les étudiants ont manifesté] en novembre 1989, banalisant la violence de l’intervention policière d’alors.

Qui plus est, le président s’efforce depuis un moment de brouiller le message porté par ces événements voilà un quart de siècle. Et ce alors que le message de novembre constituait jusqu’à pré-sent l’une des sources (peu nom-breuses, avouons-le) de la fierté tchèque, y compris devant le reste du monde. Un message de liberté, le message du pouvoir des sans-pouvoir (comme le dit Václav Havel), message affir-mant que, bien que petits et ayant été les derniers en Europe centrale à nous dresser contre le régime communiste d’alors (oui, reconnaissons-le aussi), nous sommes néan-moins capables de nous rappeler certaines choses avec une sensibilité particulière et de les commémorer : que nous sommes bien élevés et à même de résoudre les pro-blèmes par une méthode de velours… Le monde pensait vraiment cela de nous alors.

Mais les célébrations du 17 novembre ont malheureusement été d’un velours aussi rugueux que le langage du président : lors de l’inauguration d’une plaque commémo-rative dans le quartier d’Albertov, à Prague, Milos Zeman a affronté les sifflets, les cris et des slogans qui par moments rappelaient vraiment l’atmosphère de novembre 1989. “Milos à la poubelle !” criaient les manifes-tants – comme ceux de 1989 criaient : “Jakes [alors secrétaire général du comité central du Parti communiste de Tchécoslovaquie] à la pou-belle !” Des œufs furent même lancés, tout cela sous les yeux des présidents d’Etats voisins, un œuf atteignant même le prési-dent allemand Joachim Gauck.

Certains diront de ces célébrations qu’elles constituent un scandale, que la grossièreté tchèque s’est encore affichée aux yeux du monde. Quoi ! nous ne sommes

même pas capables de célébrer un événement historique impor-tant ? D’autres objecteront que cette protestation est elle aussi une expression de liberté, certes maladroite et désespérée, mais néanmoins sincère.

La foule a en effet crié “Ukraine !” et a applaudi les présidents polonais, slovaque et allemand quand ceux-ci ont parlé du “caractère indivisible de la liberté”. Le mes-sage de novembre ne doit-il pas être en réalité quelque chose de plus qu’un simple souvenir – un encouragement pour ceux qui, en Ukraine, en Géorgie ou en Moldavie, désirent cette liberté ? De tels encourage-ments furent importants pour nous avant 1989. Avons-nous oublié cela ? —

Publié le 18 novembre

ÉDITOSOURCE

MLADÁ FRONTA DNESPrague, République tchèqueQuotidien, 310 000 ex.www.idnes.cz (en tchèque)Premier quotidien du pays, ancien organe de la très officielle Jeunesse socialiste, “Jeune Front” MFDnes a fait sa petite révolution (dnes signifiant “aujourd’hui”) et se veut un journal démocratique et indépendant.

↓ Le 17 novembre, à Prague, des milliers de manifestants ont brandi un carton rouge contre la politique du gouvernement tchèque. Photo Petr David Josek/AP-Sipa

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LE DESSIN DE LA SEMAINE

7 JOURS Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

Récession : un séisme pour Abe

JAPON — Contre toute attente, l’économie japonaise a connu un important repli le 17 novembre. Le PIB de la troisième économie mondiale a reculé de 1,6 % en termes réels entre juillet et septembre 2014, après une chute de 7,1 % au trimestre précédent. “La nouvelle est préjudiciable au gouvernement conservateur et remet sérieusement en question les Abenomics [le plan de relance du Premier ministre Shinzo Abe], dont les limites sont désormais évidentes”, selon les termes de l’opposition rapportés par le Nihon Keizai Shimbun. En réaction, le gouvernement a annoncé la dissolution de la chambre basse du Parlement après le report à avril 2016 de l’augmentation de la TVA de 8 % à 10 %, initialement prévue pour octobre 2015. Pour renouveler les 480 députés de la chambre basse, des élections législatives anticipées seront organisées probablement le 14 décembre prochain. Dessin de Sondron paru dans L’Avenir, Namur.

Le rapt qui fait déraper l’accord de paixCOLOMBIE — Un vent glacial souff le sur les relations entre les représentants de la gué-rilla des Farc et le gouverne-ment colombien, qui négocient depuis deux ans à La Havane pour aboutir à un accord de paix. Le 17 novembre, un géné-ral et deux de ses proches ont disparu dans un hameau situé dans une “zone rouge” contrôlée par les Farc, dans la province du Chocó (nord-ouest du pays). L’enlèvement d’un général est “une première en cinquante ans de conflit”, observe Las2Orillas. D’où la colère du président Juan Manuel Santos, qui a aussitôt

suspendu les négociations de paix. Les Farc, de leur côté, ont laissé entendre que cet enlève-ment serait une manipulation du gouvernement de La Havane pour rompre le dialogue.

Nucléaire iranien : dernière ligne droiteDIPLOMATIE — Les négociations sur le nucléaire iranien ont repris à Vienne le 18 novembre pour une dernière série de pourpar-lers avant la date butoir fixée au 24 novembre. Mais la presse américaine est pessimiste quant aux chances d’un accord entre les “5 + 1” (Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Russie, Chine,

Allemagne) et la République islamique. “De nombreuses forces font obstacle à la conclusion d’un pacte sur le nucléaire iranien”, écrivait The New York Times le 17 novembre. “Il ne sera peut-être

pas possible de surmonter des décennies de méfiance réciproque et des années d’obstruction de la part de l’Iran sur son programme nucléaire”, écrivait de son côté The Washington Post.

Un civil au pouvoirB U R K I N A F A S O — S e i z e jours après la chute de Blaise Compaoré, l’armée a remis le pouvoir au diplomate Michel Kafando. Il assurera la transi-tion jusqu’en novembre 2015. Depu is   19 66 , aucu n c iv i l n’avait dirigé le pays. Agé de 72 ans, Michel Kafando vivait depuis 2011 une paisible vie de retraité, écrit L’Observateur Paalga. “Il tuait le temps dans les activités avicoles de la banlieue de Ouagadougou. Autant dire que celui qui semble être insubmersible pour avoir traversé presque tous les régimes va devoir momentané-ment prendre congé de sa basse-cour pour une ultime mission, sans doute de loin la plus noble mais aussi la plus périlleuse qui lui ait jamais été confiée.”

Le scandale qui doit changer le paysBRÉSIL — L’arrestation, le 14 novembre, de Renato Duque, directeur des services et de l’ingénierie du groupe pétro-lier Petrobras de 2003 à 2012, et de 23 autres personnes, dans le cadre d’une opération mains propres baptisée Lava Jato (Kärcher), a précipité les révé-lations sur l’affaire Petrobras qui secoue le Brésil depuis le mois de septembre, où un ancien haut responsable du groupe brésilien a révélé, en pleine campagne présidentielle, un vaste réseau de pots-de-vin et de blanchi-ment d’argent entre les élus et l’entreprise. Le 18 novembre, un ingénieur employé par le conglomérat Queiroz Galvão a avoué à la police fédérale que

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RUSSIE-UKRAINE

Kiev se coupe des villes prorussesA partir du 21 novembre, toutes les institutions de l’Etat ukrainien cesseront leurs activités dans les zones tenues par les séparatistes. Une décision compréhensible, mais dont les conséquences sont incalculables.

L’Ukraine entend sanctionner les régions prorusses du Donbass, où les hostilités se poursuivent. C’est dans cette optique que le

président Petro Porochenko a signé, le 14 novembre, un décret par lequel il “ordonne au gouvernement d’inter-rompre toutes les activités des institutions de l’Etat dans la zone de l’opération antiterroriste”, écrit le quotidien de Lviv Vissoki Zamok. Les administrations devront avoir “évacué leur personnel d’ici le 21 novembre”. “Des mesures doivent être prises pour suspendre le fonc-tionnement des entreprises, institutions et organisa-tions de l’Etat dans les régions de Donetsk et Louhansk. Il faut également prévoir l’évacuation des membres du personnel (avec leur consentement). […] En outre, le gouvernement, avant le 21 novembre, devra régler le problème du paiement de l’énergie et veiller à ce que

l’électricité et le gaz continuent à être fournis sans inter-ruption à d’autres districts de ces régions.”

Plusieurs villes du Donbass sont concernées, “des villes où l’on estime qu’il n’y a pas d’autorités ukrai-niennes approuvées offi ciellement”, souligne l’heb-domadaire Dzerkalo Tyjnia, qui en donne la liste. “Dans la région de Donetsk : [entre autres] Horlivka, Yenakiieve, Thorez ; dans celle de Louhansk : Altchevsk, Antratsit ou encore Krasny Loutch.” Autant d’ag-glomérations qui font l’objet de violents combats depuis des semaines.

La nouvelle a été très mal accueillie dans le Donbass même. “En dépit des actes ouvertement hostiles de Kiev, aurait déclaré Denis Pouchiline, un des dirigeants séparatistes, cité par Oukraïnska Pravda, nous ne fermons pas complètement la porte à une solution négo-ciée du confl it.” Toutefois, ironise le quotidien en ligne ukrainien, “les militants, après leur pseudo-référendum, ont déclaré leur indépendance. Et ils appellent réguliè-rement leurs ‘citoyens’ à ne plus payer leurs impôts au fi sc ukrainien. […] Ce qui ne les empêche pas de se dire outrés par cette décision.”

Vu de Russie, cette nouvelle évolution est consi-dérée comme un aveu d’impuissance de la part de l’Ukraine. “Kiev reconnaît de fait la séparation du Donbass”, titre ainsi la Nezavissimaïa Gazeta. Selon le quotidien moscovite, le dernier point du docu-ment signé par Petro Porochenko est offi ciellement qualifi é par Kiev de “blocus fi nancier” des répu-bliques séparatistes.

Les leaders des républiques séparatistes exigent du gouvernement central qu’il continue de fi nancer la région, arguant du fait que le Donbass a toujours permis au Trésor ukrainien de faire des bénéfi ces, et que les retraités actuels avaient travaillé dans des entreprises ukrainiennes. Il y a un mois déjà, les auto-rités séparatistes de Donetsk avaient reconnu être dans l’incapacité de verser les pensions de retraite et les salaires des fonctionnaires.

Le leader de la république populaire de Louhansk a quant à lui qualifi é les mesures de Porochenko d’“acte de génocide et [de] ruine de notre peuple”. Il a lancé : “Ce nouveau riche arrivé au pouvoir sur les cadavres de Maïdan agit selon les pires traditions nazies : il veut transformer le Donbass en camp de concentration.”

300 000électeurs roumains de l’étranger ont fait la diff érence, selon le journal Die Welt, en faisant élire le libéral Klaus Iohannis à la présidence de Roumanie le 16 novembre (55 % des voix), devant le candidat socialiste, parti favori. De lointaine origine allemande et de confession protestante, Iohannis est le premier président issu d’une minorité. A 55 ans, il incarne, selon la Süddeutsche Zeitung, le seul vrai succès de la Roumanie : l’essor économique et la gestion “propre” de Sibiu, ville dont il est maire depuis quatorze ans “sans un seul scandale” lui collant à la peau. “En Roumanie, ajoute Die Welt, les gens n’auraient rien contre le fait d’être gouvernés un peu plus ‘à l’allemande’. Sa victoire pourrait constituer une césure dans la culture politique roumaine.”

↑ Dessin de Tiounine paru dans Kommersant, Moscou.

son entreprise versait de l’argent aux principaux partis brésiliens, annonce O Estado de São Paulo. Dans la consternation générale, la présidente Dilma Rousseff a déclaré que cette aff aire pourrait “changer le Brésil pour toujours” en mettant fi n à l’impunité. Et pour entamer ce changement, le groupe Petrobras a annoncé la création d’une “direction du contrôle interne”, rapporte le Correio do Estado.

Le “marteau d’acier”

SPORT — L’événement arrive à point nommé pour un pays dé s e s p é ré me nt e n q uê te de bon nes nouvel les . L e 15 novembre, le boxeur ukrai-nien Volodymyr Klitchko, cham-pion du monde poids lourds, a écrasé son adversaire, le Bulgare Kubrat Pulev, en 5 rounds. Ce der-nier, s’enthousiasme le quotidien Oukraïna Moloda, “surnommé le Cobra, était resté invaincu en 20 combats”. Vitali Klitchko, frère aîné de Volodymyr, lui-même ancien champion du monde poids lourd et aujourd’hui maire de Kiev, ne tarit pas d’éloges à l’égard de son cadet : “Volodymyr se déplace sur le ring comme une danseuse.” Une danseuse qui tape

avec “un marteau d’acier”, précise Oukraïna Moloda. Cerise sur le gâteau pour le quotidien natio-naliste, Klitchko junior a dédié sa victoire à “ceux qui se battent pour l’indépendance”.

Okinawa, l’épine dans le pied de TokyoJAPON — “Okinawa a voté non à la base américaine de Henoko”, titre le quotidien régional Okinawa Times le 17 novembre, en se féli-citant de la victoire écrasante de Takeshi Onaga dans l’élection au poste de gouverneur de la préfecture. Ce dernier s’oppose au projet du gouvernement Abe de relocaliser la base aérienne américaine de Futenma dans la baie de Henoko. Son transfert fait l’objet d’une importante polé-mique depuis 1990 et la majorité des habitants, qui ont l’impres-sion d’une colonisation améri-caine, n’ont de cesse de réclamer le déplacement de celle-ci, située en centre-ville, hors de la préfec-ture, voire hors du pays, rappelle le journal.

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7 JOURS Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

CHRISTINE OCKRENT

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Et, effectivement, nous avons vécu le 9-N avant tout comme un exercice de souve-raineté. Nous avons voté en nous sentant pleinement responsables de notre avenir, ce qui nous rend heureux dans le présent. N’importe quel observateur a pu constater que l’émotion était très grande et parta-gée tant nous étions conscients de l’im-portance de notre action.

Glisser le bulletin dans l’urne après avoir attendu notre tour patiemment, pleins d’espoir, dans une ambiance détendue : voilà des instants que nous n’oublierons jamais. Beaucoup de gens, énormément de gens nous ont permis de goûter à la sou-veraineté. Tous ceux, avant tout, venus voter en répondant à l’appel de nos repré-sentants politiques, élus pour montrer le chemin qui doit nous conduire vers l’in-dépendance de la Catalogne. Mais cette journée démocratique n’aurait pas été possible sans le travail bien fait de plus de 40 000 volontaires. Sans oublier les mil-liers de volontaires d’Ara és l’Hora [Il est temps], la campagne unitaire de la société civile pour le oui, qui ont mené des actions intenses et extraordinaires dans tout le pays : appels téléphoniques, publipostage, affichages, enquêtes à domicile…

Un pays qui a de quoi être fier. Merci, les volontaires, car grâce à vous nous avons pu mener à bien une action juridiquement non contraignante, mais aux énormes conséquences politiques. Maintenant, nous savons que nous ne pourrons plus reculer dans notre marche vers l’auto-détermination. Après le 9-N, plus rien ne sera jamais comme avant ni en Catalogne, ni en Espagne, ni même en Europe. Ce que nous avons fait est irréversible, et désor-mais nous savons que la carte de l’Europe aura plus de couleurs, car nous y aurons ajouté la couleur catalane. Même si cer-tains ignorent la pluralité comme valeur européenne, l’un des principes de l’UE est l’unité dans la diversité. Nous savons que notre rêve est sur le point de deve-nir réalité et nous n’avons pas l’intention d’y renoncer. Nous sommes arrivés à un point de non-retour qui doit nous mener définitivement à l’indépendance si nous agissons dans un esprit d’unité, avec de l’intelligence politique et de la générosité. Nous devons terminer ce qu’ensemble nous avons proposé. Nous retournerons bientôt aux urnes pour obtenir l’indépen-dance. Tout dépend de nous.

—Muriel CasalsPublié le 12 novembre

cerveau avec une fiction historique, géo-graphique et économique qui ne coïncide en rien avec la réalité. C’est la meilleure solution (et la chute annoncée des inves-tissements par l’agence Fitch est un bon début) pour réparer cette erreur, si tant est que ce soit possible. Nous ne pouvons pas continuer indéfiniment à consacrer autant de temps, d’énergie et de ressources au problème catalan. Cela dure depuis trop longtemps. Il faut en finir une bonne fois pour toutes.

—José María CarrascalPublié le 12 novembre

OUI

Impossible de reculer—El Punt Avui Barcelone et Gérone

Le “9-N” tant attendu appartient déjà au passé, mais il reste bien vivant dans notre mémoire collective. Le

9 novembre, 2,3 millions de Catalans ont voté pour ou contre l’indépendance [80 % ont voté pour]. Ils se sont ainsi dressés contre un gouvernement espagnol centra-liste et centralisateur, indigne d’un Etat démocratique, qui voudrait nous empê-cher de voter [le Tribunal constitution-nel, saisi par le gouvernement espagnol, avait suspendu les textes de loi adoptés par la Catalogne pour organiser la consulta-tion populaire].

Le bulletin du 9-N n’est pas seulement l’expression de notre désir de décider, il représente aussi un acte de dignité collec-tive et de radicalité démocratique. Nous sommes passés de “on veut voter” à “on a voté” ! Un acte de dignité, parce que nous sommes des démocrates, et surtout parce que nous sommes souverains. Ce même 9 novembre, le monde fêtait le 25e anni-versaire de la chute du mur de Berlin, un jalon dans la construction de ce que nous voulons que soit la patrie commune des Européens. Ce souvenir nous permet d’affir-mer que nous aussi, les Européens catalans, en ce 9 novembre 2014, nous avons abattu le mur de la peur. Nous avons transgressé un interdit, et ce démocratiquement. Un espoir évident se reflétait sur les visages de ceux qui ont exercé leur droit de vote.

Premièrement, ce qui a eu lieu en Catalogne le 9 novembre ne peut rester impuni. Contrairement à ceux qui repro-chaient hier à Rajoy son immobilisme et qui aujourd’hui louent sa “prudence”, rap-pelons que cette prudence a permis à deux délits d’être commis : la désobéissance au Tribunal constitutionnel et la préva-rication, des actes graves qui pourraient encore se répéter. Sans parler des circons-tances aggravantes, puisque leurs auteurs en sont très fiers.

Plus grave encore serait de céder à leurs demandes. Nous serions alors cocus deux fois. Un Etat de droit ne peut pas vivre sans la loi. Le gouvernement qui y consentirait perdrait toute légitimité et ne pourrait continuer à gouverner.

Deuxièmement, il est inutile de chan-ger les lois si c’est pour continuer comme avant, c’est-à-dire continuer à violer les lois, d’autant plus que les premiers à le faire appartiennent à la classe dirigeante. A quoi servira une nouvelle Constitution si elle n’est toujours pas respectée ? Ou un Etat fédéral, comme le souhaite le PSOE [Parti socialiste ouvrier espagnol], alors que nous sommes incapables de gérer un Etat des autonomies ? Il faut au contraire faire respecter ce qui a été négocié.

Troisièmement, c’est une erreur et une perte de temps de prévenir les Catalans des inconvénients que leur apportera l’indépen-dance. Ils en sont parfaitement conscients. Il faut plutôt les avertir qu’ils sont en train de tomber dans les griffes d’une classe politique qui profite de l’autonomie pour s’enrichir, les marginaliser et leur laver le

NON

Une fiction historique—ABC Madrid

Avec la fougue qui nous caractérise, nous allons d’un extrême à l’autre : l’un veut traîner Artur Mas [pré-

sident de la communauté autonome] en justice pour avoir bravé l’interdiction du Tribunal constitutionnel [d’organiser le 9 novembre une consultation sur l’indé-pendance de la Catalogne], d’autres veulent attaquer Rajoy pour ne pas avoir fait res-pecter la Constitution. Jubilation chez les nationalistes, colère au Parti populaire [droite au pouvoir] et confusion au sein du gouvernement, qui espère dissimu-ler sa honte en opposant la justice à ceux qui ont tourné en ridicule la Carta Magna [la Constitution espagnole]. Cette déci-sion intervient bien tard. Peut-être même trop tard. Il sera désormais difficile de rat-traper cette immense bourde et de répa-rer les dégâts. Mais rester les bras croisés n’est pas non plus la solution. C’est dans ces moments que se mesure l’envergure des dirigeants et que se démontre la fermeté du peuple, deux qualités aujourd’hui pro-blématiques en Espagne. Et pour au moins ne pas perdre la raison, puisque nous avons déjà perdu la face, il ne faut pas oublier trois faits catégoriques.

CONTROVERSE

Madrid doit-il céder à la revendication des nationalistes catalans ?Fort des résultats du vote symbolique sur l’indépendance de la Catalogne, le président de la région réclame au gouvernement un dialogue pour organiser un véritable référendum d’autodétermination.

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jusqu’à présent ce président modernisateur.La tragédie est devenue un scandale national et international. Le monde a désormais les yeux tournés sur Peña Nieto, qui était le mois dernier encore le chouchou des gouvernements occidentaux, de la presse internationale et des investisseurs étrangers. En un mois, son gouvernement a dilapidé une très grande part du respect et de la confiance qu’il avait capitalisés en deux ans de réformes économiques bienvenues.

Après avoir instauré un consensus avec l’opposition grâce à son “pacte pour le Mexique” [un accord avec tous les partis pour lancer de grandes réformes économiques], Enrique Peña Nieto a inscrit à son crédit la décapitation d’un syndicat d’enseignants qui semblait jusque-là tout-puissant, l’ouverture de la télévision et des télécoms aux lois du marché avec la fin du monopole de Televisa et de Telmex, et l’injection dans le secteur pétrolier de capitaux privés et étrangers.

Toutes ces prouesses, qui entendent mettre le Mexique sur la voie de la croissance accélérée, ne pourront être menées à bien au sein d’un régime institutionnel qui, dans le meilleur des cas, ferme les yeux quand le pouvoir politique se sert du crime organisé pour assassiner les citoyens qu’il est censé protéger. Le président a commis une grave erreur en donnant la priorité aux réformes économiques sans mettre sur le même pied

La disparition des 43 étudiants écorne l’image de modernisateur dont bénéficiait le président mexicain aux yeux du monde des affaires.

—AméricaEconomía Santiago

A lors que plus d’un mois s’est écoulé depuis la disparition et la mort des 43 étudiants de l’école normale

d’Ayotzinapa, le président Enrique Peña Nieto est aujourd’hui confronté à la pire crise politique et institutionnelle de son mandat.

Le problème, qui n’a cessé de prendre de l’ampleur au fil des semaines en raison de la réaction tardive de l’Etat et d’affaires semblables restées non résolues par le passé, risque de mettre à bas tout ce qu’a accompli

Un groupe mafieux a massacré 43 étudiants dans le sud-ouest du Mexique, avec la complicité de policiers municipaux et du maire de la ville. Une abomination qui ébranle tout

le pays, jusqu’aux marches du pouvoir.

FOCUS

Afrique ..........Moyen-Orient .....Asie .............Europe ...........France ...........

d’uncontinentà l’autre.amériques

le respect de la loi, l’égalité devant la justice et les droits individuels.

Les deux premières années de son mandat ont semblé donner raison au président dans son choix de privilégier les enjeux économiques sans s’atteler à une consolidation institutionnelle. L’atroce violence des cartels de la drogue, qui s’est soldée par près de 60 000 morts et 20 000 disparus entre 2006 et 2012, a reculé dès le retour du PRI [Parti révolutionnaire institutionnel, au pouvoir]. Mais le massacre d’Iguala vient montrer aux Mexicains et au monde qu’au fond rien n’a changé. Pis, la situation s’est dégradée, puisqu’on sait aujourd’hui que les narcos assassinent sur ordre des autorités.

Seule circonstance atténuante pour Enrique Peña Nieto, les représentants impliqués dans cette tragédie ne sont pas issus du parti au pouvoir, mais du PRD (Parti de la révolution démocratique). Si le maire [d’Iguala] ou le gouverneur [du Guerrero] avaient été des membres du PRI, le prix à payer aurait été plus lourd encore pour le président. Le Mexique a

été la proie de la violence de façon bien plus constante que la majorité des autres pays d’Amérique latine. Durant de longues périodes de son histoire, sous des régimes démocratiques ou non, la vie humaine ne valait pas cher. Les cyniques pourront donc en conclure que le pays n’en est pas à sa première tragédie du genre, et que toutes les blessures guérissent avec le temps.

Faire le ménage. Ceux-là se trompent. Les voix en colère qui demandent justice ne viennent pas seulement des mouvements étudiants ni des militants de l’opposition. Les événements d’Iguala mettent à nu l’horreur structurelle que cache la réalité institutionnelle du Mexique. Si Enrique Peña Nieto ne montre pas qu’il a la main, politique et policière, sur son pays, ses réformes économiques ne feront pas du Mexique un pays moderne.

Malheureusement, il n’y a pas de mode d’emploi pour cela. La guerre contre les narcos décrétée par le gouvernement précédent s’est traduite par 60 000 morts et n’a rien résolu. Il y a à l’origine de la tragédie le pacte tacite de non-agression qui avait les faveurs d’Enrique Peña Nieto lui-même. De plus, on ne vaincra pas les cartels sans avoir fait le ménage dans les forces de police, aussi bien celles des municipalités que celles des Etats ou à l’échelon fédéral,

L’erreur fatale du président

Mexique. La tragédie de trop

Les événements mettent à nu l’horreur structurelle que cache la réalité institutionnelle du Mexique

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—Reforma Mexico

L e massacre des étudiants de l’école normale d’Ayotzinapa, à Iguala, res-tera ancré dans l’histoire mexicaine

des infamies. La version des faits dont nous disposons est vraisemblable : pour se débar-rasser des étudiants qui faisaient obstacle à leur empire, le maire et son épouse ont ordonné l’enlèvement de ces jeunes par la police municipale, qui les a à son tour remis au cartel des Guerreros Unidos – une mafia non seulement alliée, mais aussi associée au couple. Les jeunes ont été assassinés d’une manière atroce, digne des camps d’extermi-nation. Toutefois, outre la responsabilité directe (celle des personnes qui ont planifié, commandité et commis le crime), il existe des responsabilités indirectes (des compli-cités, omissions et manœuvres dilatoires) qu’il faut absolument éclaircir et sanctionner dans les plus brefs délais. Que savait, tolérait ou incitait le gouvernement du Parti de la révolution démocratique (PRD), à la tête de l’Etat du Guerrero depuis 2005 ? Pourquoi l’armée, qui a une base près d’Iguala, n’est-elle pas intervenue ? Pourquoi le gouvernement fédéral a-t-il laissé le problème dégénérer ?

En voulant comprendre ces événements, je me suis demandé ce qui s’était passé dans le Guerrero. Un ami qui y habite m’a donné des éléments de réponse : “Dans mon Etat, les gens se sont toujours entre-tués, que ce soit par vengeance, haine, passion ou simplement par habitude. Des villages entiers disparaissent. Notre taux d’homicides est le pire du pays, il est quatre fois plus élevé que la

moyenne nationale. Mais c’est la drogue qui a exacerbé cette familiarité avec la mort. Dans les montagnes et les ravins du Guerrero, le cannabis pousse très bien, mais aujourd’hui, on y sème du pavot, on y produit et exporte des quantités phénoménales d’héroïne. Le Guerrero est un Etat très pauvre. Dans ce contexte, l’unique ambition d’un jeune, encore récemment, était de devenir instituteur. C’était le rêve des étudiants de l’école normale d’Ayotzinapa et de leurs familles. Néanmoins, avec la présence croissante des narcotrafiquants, de nombreux paysans s’engouffrent dans ce milieu. Imaginez des jeunes qui, soudain, gagnent chaque semaine 50 000 pesos [2 950 euros]. Que font-ils d’une telle fortune ? Ils se saoulent, séduisent des femmes, vont à des soirées (et il n’y a pas de fête réussie sans quelques morts), finissent par acheter une arme de gros calibre et se consacrent à la tradition régionale : tuer et se faire tuer. Il existe 15 groupes criminels dans la région. Début novembre, ils ont tué par balles une femme qui vendait des crèmes glacées sur la place parce qu’elle n’avait pas respecté le chiffre d’affaires nécessaire.”

Ingouvernable Le récit macabre de mon ami m’a rappelé le dictionnaire géographique, historique, biographique et linguistique de l’Etat du Guerrero qu’a publié en 1942 un ancien gouverneur, Héctor F. López. J’ai lu cet ouvrage avec stupeur : quasiment chaque page racontait une histoire de violence politique ou une querelle sanglante.

L’Etat du Guerrero est ingouvernable depuis l’époque coloniale. Dans cette région sauvage et isolée, où la population est peu nombreuse et dispersée, l’évangélisation a été quasi inexistante. A la fin du XVIIIe siècle, un représentant de la couronne espagnole décrit les habitants de cette région comme “nomades, sans villages christianisés ni gouvernement formel, sans société civile”.

Le Guerrero a été au cœur des guerres d’indépendance et des réformes [au XIXe siècle]. Il a très tôt été le théâtre de la guérilla zapatiste [dans les années 1910, à l’époque d’Emiliano Zapata, le héros des paysans, assassiné en 1919, qui luttait pour la répartition équitable de la terre]. A grand renfort d’armes à feu ou de machettes, les cadavres, les excès, les renversements, les divisions ont marqué la région. Dans les années 1960, les massacres de paysans dans les villes de Chilpancingo et Atoyac ont embrasé la guérilla qui a enflammé la “guerre sale” [période de terreur et de répression d’Etat des années 1960 aux années 1980]. Les deux décennies suivantes ont été faussement calmes, ponctuées par des épisodes horrifiants comme le

La violence en héritageL’Etat du Guerrero, où a eu lieu le massacre, est une terre pauvre, depuis longtemps secouée par la violence et la rébellion.

Contexte

Deux mois d’horreur●●● Dans la soirée et la nuit du 26 au 27 septembre, les étudiants de l’école normale d’Ayotzinapa sont confrontés, dans la ville d’Iguala, à des policiers municipaux qui interceptent les bus à bord desquels les jeunes circulent. Les policiers tirent sans sommation. Six personnes sont tuées et une vingtaine d’autres sont blessées. Les étudiants étaient venus dans la ville pour manifester et collecter des fonds. L’enquête établira que leur présence importunait le maire, José Luis Abarca, et son épouse. Cette dernière, María de los Angeles Pineda Villa, tenait alors une conférence à l’hôtel de ville. Dans les jours qui suivent, 43 étudiants sont portés disparus, 22 policiers sont

arrêtés. L’indignation gagne le pays tout entier, suscitant d’énormes manifestations. Des révélations filtrent sur la collusion entre les policiers et un gang de la région, les Guerreros Unidos, auquel les fonctionnaires auraient “livré” les jeunes, note le site Animal Político. Le 10 octobre, quatre membres du groupe mafieux sont arrêtés. Leur chef, Sidronio Casarrubias, est arrêté à son tour ainsi que d’autres policiers. Le “couple impérial” de la mairie, ainsi surnommé pour ses frasques et sa gestion autoritaire, est en fuite. L’enquête révèle les liens entre les époux et des membres des Guerreros Unidos : María de los Angeles Pineda Villa serait “la principale opératrice de l’organisation à Iguala” et son mari, José Luis Abarca, versait de l’argent au gang pour entretenir des effectifs

de police municipale “à sa solde”, rapporte Animal Político. Des prévenus orientent les enquêteurs vers une fosse commune d’Iguala où les corps des jeunes auraient été jetés par le gang avec la complicité de policiers corrompus. Cet aveu met le pays en ébullition. Les restes humains retrouvés dans la fosse d’Iguala ne sont pas ceux des disparus. Mais une décharge clandestine de Cocula, dans les environs, doit maintenant livrer ses secrets. Selon les derniers aveux recueillis, des membres du gang ont assassiné les jeunes au bord de la fosse, les ont jetés au fond et ont entretenu un feu pendant douze heures afin de calciner les corps. Ils ont ensuite récupéré des morceaux, les ont broyés et mis dans des sacs-poubelle avant de les répandre dans le fleuve.

ce qui nécessite d’avoir expurgé d’abord les milieux politiques, aussi bien dans les municipalités que dans les Etats et à l’échelon fédéral. Cela fait beaucoup de spectres à combattre pour Enrique Peña Nieto.

Nous sommes conscients qu’il n’y a pas de solution facile. La première chose à faire pour le gouvernement (voire la seule chose

à sa portée) est donc d’élaborer un plan d’action qu’il montrera aux Mexicains : une feuille de route prévoyant de nombreux points d’étape permettant d’évaluer les progrès au fur et à mesure.

Le président Enrique Peña Nieto doit faire preuve, en politique, du même courage qu’il a montré dans le champ économique.—

← Manifestation à Chilpancingo, capitale du Guerrero, pour exiger la vérité sur les disparus. Photo Timothy Fadek/Redux-RÉA

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—La Jornada Mexico

Les tiges des roses d’Inde mesurent déjà 1 mètre de haut et les célo-sies atteignent 80 centimètres : les

fleurs sont prêtes à être coupées et vendues. Pourtant, à l’école normale d’Ayotzinapa, les étudiants de première année retardent le moment de la récolte. Luis Flores García, 20 ans, se sent triste : “Elles ont été plantées par nos camarades disparus.”

La récolte, qui devrait être synonyme de joie, n’est qu’angoisse, abattement et désolation pour les 43 disparus – un deuil qui n’en finit plus, un suspense morbide.

Sur leurs cinq hectares, les étudiants de première année ont aussi semé du maïs, qui n’est pas encore à maturité.

Les sillons, tracés à la main par les jeunes de l’école, sont parfaitement délimités. Les deux tracteurs sont en panne, mais il n’y a pas d’argent pour acheter des pièces détachées. Les étudiants ne disposent que d’une brouette et d’une demi-douzaine d’outils. Ils n’ont pas encore remboursé le peu d’engrais utilisé.

Gerardo de la Cruz Martínez, 18 ans, coupe l’herbe à la machette pour donner à manger aux quatre vaches. Outre le travail de la terre, les jeunes doivent aussi s’occuper des animaux, et notamment des seize cochons (des porcelets pour la plupart), des deux chevaux et de l’âne. Sur une centaine de poules, il n’en reste plus qu’une vingtaine. Toutes les cailles ont été mangées. Ces dernières semaines, la pénurie de nourriture les a obligés à abattre leurs quelques animaux, car le gouvernement a supprimé toutes les subventions de l’école quand les étudiants ont commencé à manifester après la disparition de leurs 43 camarades.

Pénurie. Gerardo partageait sa chambre avec Julio César Mondragón, dit “El Chilango” [surnom donné à ceux qui viennent de la capitale], à qui ses tortionnaires ont arraché les yeux et la peau du visage : “Il me manque. Il arrivait toujours dans la chambre en plaisantant. Il aimait beaucoup dessiner et écrire des poèmes.”

Les étudiants de première année se relaient pour surveiller le maïs. Ils ont peur qu’on leur vole la récolte. Ils s’installent sur des chaises en face du champ de céréales encore vert et comptent les heures en évoquant leurs camarades disparus. Ils ont l’impression qu’ils sont là, qu’on pourrait presque les voir arroser, mettre de l’engrais et s’occuper des fleurs.

Les 540 jeunes de l’école sont tous des paysans, comme leurs parents et leurs grands-parents. Ils viennent des régions rurales et montagneuses de l’Etat de Guerrero, et ils sont fiers de ces origines. Face aux questions sur le sort qui a été réservé à leurs 43 camarades, ils continuent de lancer des idées, de bâtir des rêves, regrettant les projets brisés, ressassant leur pauvreté, cette pauvreté endémique qui se transmet

A l’école de la survieEndeuillés, les étudiants d’Ayotzinapa doivent aussi gérer la pénurie et leur abandon par les pouvoirs publics.

massacre d’Aguas Blancas, en 1995 [le 28 juin, des policiers attirent dans un guet-apens un camion rempli de militants qui se rend à une réunion, tuant 17 paysans et en blessant d’autres]. Et ainsi, nous arrivons à l’époque évoquée par mon ami : l’incursion massive des narcotrafiquants et leur alliance avec les autorités locales.

La conclusion est navrante, car c’est l’histoire d’une tragédie annoncée. Finalement, il est étrange qu’elle n’ait pas eu lieu plus tôt et que les diverses instances gouvernementales ne l’aient pas prévue, prévenue et évitée. Tout le Mexique ne ressemble pas à l’Etat du Guerrero, mais c’est pourtant ce qui transparaît actuellement dans les pages de la presse internationale. Nous sommes confrontés à une indignation des populations, justifiée et normale, qui amalgament à tort (ou par intérêt) tous les acteurs. De nombreux jeunes sont victimes d’une injustice pro-fonde et affligeante. Il est – littéralement – vital de déterminer rapidement qui sont les responsables et de sanctionner les coupables pour préserver l’avenir de la démocratie mexicaine.

—Enrique KrauzePublié le 9 novembre

de génération en génération. Un cercle vicieux qu’ils espèrent rompre lorsqu’ils obtiendront leur diplôme de professeur. Pour ces jeunes et leurs familles, l’éducation est une issue de secours.

“Nous ne quittons pas les lieux un instant parce que l’école n’est pas clôturée, il n’y a pas de grillage, tout le monde peut entrer, explique Antonio Ruiz. Nos deux tracteurs sont en panne, les pièces de rechange sont très chères, alors nous travaillons avec trois fois rien, sans aucun budget. Nous avons des terres à cultiver, mais les semences sont chères : un sac de 5 kilos de graines de sorgho coûte 500 pesos [30 euros].”

Il y a aussi d’autres plaies, comme ces larves de scarabées qui mangent les racines des jeunes pousses et qu’il faudrait éradiquer avec de l’insecticide, mais il n’y en a pas. “Si on dépose une demande auprès du gouverne-ment pour acheter des outils, de l’engrais et des pesticides, on ne nous répond même pas, commente Antonio. La pompe à eau, les tuyaux d’arrosage, ce sont les voisins qui nous les prêtent. Si nous avions ce qu’il faut, nous ne serions pas en train de manifester. Mais on ne peut pas non plus laisser se perdre la récolte.”

Le maïs sera mûr en janvier, mais en attendant, la survie des étudiants est menacée à cause du manque de moyens.

“Qu’allons-nous faire ? Attendre. Mais est-ce qu’on aura à manger dans trois mois ? s’inquiète Antonio. Aujourd’hui déjà, ce sont les habitants du village qui nous fournissent quelques victuailles. Il y a des gens qui viennent nous soutenir, des proches, des militants, mais il faut faire manger tout ce petit monde. Le gouvernement, lui, dit que nous sommes aux mains du narcotrafic. Ce mensonge nous donne du courage : si c’était le cas, on aurait tout ce qu’il faut. Mais on n’a rien. Qu’ils viennent seulement faire un tour dans notre école pour voir comment ça se passe.”

La ferme ne compte presque plus d’animaux. Les poules caquettent en cherchant de la nourriture. Leurs rares œufs sont attendus avec anxiété : “Ça fait un mois qu’on mange de la soupe et des haricots matin, midi et soir. Un poussin de temps en temps, ce n’est pas de refus. Si ça continue,

“On attend. Est-ce qu’on aura à manger dans trois mois ?”

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Courrier international

nous allons arriver au bout de nos réserves”, avoue Enrique Fuentes, 21 ans, chargé du poulailler et de la porcherie.

Dans la pépinière, il y a des fresques partout, dont une grande peinture représentant Che Guevara et une citation d’Eva Perón :

“Je reviendrai et je serai des millions…” Le vaste réfectoire est, lui, orné de représentations de Staline, de Marx et d’Engels, accompagnées de cette inscription : “Les philosophes contemporains se sont contentés d’interpréter le monde de diff érentes façons, mais ce qu’il faut c’est le transformer.”

Silence total. Oliver Vargas, 24 ans, est en quatrième année et il est responsable de la cuisine. Il n’y a plus de cuisiniers : fi n octobre, la centaine d’employés de l’école a cessé le travail faute de salaire. Alors les étudiants sont chargés de tâches administratives et de l’entretien de l’école.

Olivier n’a pas dormi depuis plusieurs jours. “Depuis la disparition de nos amis, nous sommes tout le temps ici. Les organisations qui nous soutiennent arrivent à n’importe quelle heure, et il faut les attendre. On reste ouverts 24 heures sur 24.”

La majorité des élèves sont maigres, certains squelettiques. En temps normal, cette école avec internat, exclusivement pour garçons, verse aux étudiants une bourse qui couvre leurs études et les trois repas quotidiens. Aujourd’hui, ils luttent en permanence pour leur survie. La stratégie du gouvernement fédéral est d’obtenir la fermeture des écoles normales rurales. Sur 140 diplômés en 2013, seuls 11 ont obtenu un poste.

L’école d’Ayotzinapa respire l’extrême pauvreté. Les salles de cours antiques ne sont pas entretenues et se résument à un tableau noir et quelques bancs. Les jardins sont à l’abandon. Les dortoirs manquent de tout.

Et maintenant, le vacarme de la vie quotidienne des étudiants est remplacé par un silence omniprésent.

Joel Castro, un étudiant de deuxième année lave ses tennis et son pantalon : “Ici, l’atmosphère était toujours détendue, joyeuse. Maintenant on vit dans un silence total, il n’y a plus de distraction. Moi, j’ai eu de la chance : cette nuit-là, ils m’ont fait descendre du bus parce qu’on ne tenait pas tous”, raconte-t-il avec tristesse.

En face des salles de classe, Florencio Sandoval, 25 ans, peint le portrait d’un des 43 disparus, Abel García Hernández. Cette initiative a été proposée aux artistes qui ont envie de venir représenter les disparus. “Ce n’est pas seulement leur visage que l’on esquisse, explique le jeune homme. Il s’agit de montrer l’impact de cet événement sur l’art et la société. Ceci n’est pas un portrait comme les autres. Je peins un absent dont j’ignore où il se trouve. C’est un enfant. Il a 17 ans et un regard tendre. C’est une souff rance de le peindre.”

—Sanjuana MartínezPublié le 2 novembre

← Membre de la police communautaire créée par la population rurale dans l’Etat du Guerrero en 2012. Photo Prometeo Lucero/Zuma-RÉA

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OPINION

D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

des opinions menaçait la transition même du pays.

Ces deux points soulignent toutefois aussi l’ampleur du travail qui reste à accomplir pour cultiver une démocratie stable, ouverte et prospère. Le paysage politique tunisien est nettement plus nuancé que le tableau qu’on en donne généralement avec les laïcs d’un côté et les islamistes de l’autre. Il oblige les Tunisiens à gouverner sur la base du consensus afi n de maintenir leur cap. Certes, le parti progressiste Nidaa Tounès [Appel de la Tunisie] a remporté le plus

—Tunisia Live (extraits) Tunis

Le dimanche 26 octobre 2014 fera date dans l’histoire de la démocratie des pays arabes.

C’est le jour où la Tunisie, point de départ du printemps arabe, a orga-nisé ses premières élections sous le régime d’une Constitution pos-trévolutionnaire [adoptée le 26 jan-vier]. On retiendra deux choses de ces élections historiques. La pre-mière est qu’en dépit des craintes d’une forte abstention, près de 60 % des électeurs inscrits se sont rendus aux urnes, soit environ 10 % de plus

qu’en 2011 [scrutin législatif du 23 octobre dont a été issue l’Assem-blée nationale constituante]. La seconde est la maturité politique dont ont fait preuve les islamistes en concédant respectueusement leur défaite [alors qu’il était arrivé en tête en 2011 avec 89 sièges, le parti Ennahda vient d’obtenir 69 sièges et devient la deuxième force poli-tique du pays ; il ne présente pas de candidat à la présidentielle et n’a pas donné de consigne de vote à ses membres]. Un signe plutôt encou-rageant quand on se rappelle qu’il y a tout juste un an, la polarisation

de sièges [85 sur un total de 217] mais il n’a pas de majorité et va devoir gouverner en formant des alliances. Si les dirigeants de ce parti veulent montrer leurs qualités de leadership et de bonne gouvernance – et pas seulement leur capacité à gagner des élections –, ils devront trouver le moyen de travailler avec les islamistes. Cela tient en partie à la fragmentation de l’électorat tunisien. Même s’ils se coalisaient tous ensemble, bon nombre de petits partis, exerçant peu d’infl uence, n’auraient toujours pas assez de poids pour faire offi ce de partenaire de coalition [derrière Nidaa Tounès et Ennahda on retrouve l’Union patriotique libre, 16 sièges, suivi du Front populaire, coalition d’une douzaine de partis de gauche, 15 sièges ; les 15 autres formations politiques qui ont accédé au Parlement ont obtenu entre 4 et 1 sièges]. Une coalition Nidaa Tounès-Ennahda aiderait le pays à répondre à certaines urgences au plan de la sécurité. Les islamistes radicaux sont responsables de l’assassinat de deux hauts dirigeants politiques, Mohamed Brahmi [le 25 juillet 2013] et Chokri Belaïd [le 6 février 2013], alors qu’Ennahda dirigeait la coalition au pouvoir. Ces deux meurtres avaient déclenché une dangereuse colère populaire, les manifestants exigeant entre autres que le parti fasse le ménage dans ses rangs. Ennahda avait accepté d’ouvrir un dialogue national, lequel avait abouti à sa démission et à son remplacement par un gouvernement technocratique. Le monde avait alors salué la capacité des Tunisiens à régler leurs diff érends à travers le dialogue, si diffi cile fût-il.

Un gouvernement d’union, fondé sur le consensus, serait un atout majeur dans la lutte contre le terrorisme. Des groupes terroristes viennent en eff et trouver refuge dans les régions frontalières tunisiennes et importent les troubles des pays voisins alors que les autorités de transition sont trop faibles pour faire régner l’ordre.

Le problème requiert une réponse à plusieurs niveaux, avec des mesures antiterroristes immédiates et des programmes à plus long terme dans le développement et la lutte contre les extrémismes. Les partis et les parlementaires vont devoir travailler ensemble pour attribuer des budgets adaptés,

superviser les travaux et présenter un front uni et déterminé face à des partenaires internationaux qui, en cette période d’austérité budgétaire, sont généralement plus enclins à la générosité lorsqu’ils sont en présence d’interlocuteurs de confi ance. Leur tâche n’en serait que plus diffi cile si les dirigeants jouaient la carte de la politique politicienne et s’opposaient les uns aux autres simplement pour plaire à leur électorat. Ce serait un pitoyable exemple que de laisser l’esprit de clocher l’emporter sur le bien commun.

La Tunisie a également besoin d’approfondir sa culture du dialogue et sa pratique de l’intégration des diff érents protagonistes dans le paysage politique afi n d’entretenir la

dynamique lancée par ces élections, notamment en termes de légitimation du processus démocratique. Le taux de participation de près de 60 % est un niveau remarquable alors

qu’on ne cesse de parler de l’apathie et de la désillusion des électeurs. Ce scrutin n’est toutefois pas un vote de totale confi ance en faveur de la démocratie. La capacité à gouverner ne s’acquiert pas par la grâce d’une victoire électorale. Il faut la développer et l’entretenir. Rappelons en outre que plusieurs témoignages confi rment la faible participation des jeunes, signe de leur marginalisation et de leur désillusion. Or, vu leur importance numérique, les partis politiques vont devoir courtiser cette future génération de citoyens s’ils veulent maintenir et faire respecter le processus démocratique.

S ’i ls espèrent gagner la confi ance de l’opinion publique, et notamment des jeunes, ils ne pourront pas se permettre de laisser des désaccords politiques empêcher l’adoption de réformes nécessaires afi n d’améliorer les conditions de vie d’une population qui subit l’essentiel de la rigueur économique depuis 2011. A l’instar des questions de sécurité, il faut de la stabilité pour attirer les investisseurs étrangers et créer des conditions favorables au développement du commerce. La tâche n’en sera que plus facile si les principaux partis du pays démontrent leur capacité à travailler ensemble et à tenir leurs promesses plutôt que de s’enferrer dans des querelles mesquines.

—Karim Mezran et Lara Talverdian

Publié le 31 octobre

afrique

Tunisie. Le consensus sera-t-il gagnant ?Le 23 novembre les Tunisiens sont appelés à élire un nouveau président. Le parti islamiste Ennahda affi che sa neutralité : il pourrait faire partie de la prochaine coalition.

↓ Le président sortant, Moncef Marzouki. Dessin de Z, Tunisie.

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AFRIQUE.Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

Les jeunes, grands abstentionnistesLes moins de 40 ans ne se bousculent pas aux urnes. En cause : le recul de l’éducation.

—Kapitalis (extraits) Tunis

Les électrices et électeurs tunisiens qui se sont rendus aux divers bureaux

de vote, dimanche 26 octobre 2014, pour élire les membres de la nou-velle Assemblée nationale ont fait la même constatation : l’écra-sante majorité des présents était constituée de personnes de plus de 40 ans ; il y avait très peu de jeunes. Plusieurs explications ont été données à ce désintérêt pour les élections, alors que c’est en principe de leur avenir qu’il s’agit.

On a avancé le fait que la classe politique n’a pas été à la hauteur des

attentes des jeunes, que ces derniers étaient déçus par la révolution [décembre 2010-janvier 2011] qui ne leur a pas apporté grand-chose… Mais il y a un autre point fondamental auquel il faudrait accorder de l’importance : l’éducation.

Les moins jeunes, qui ont connu l’ère Bourguiba [Habib Bourguiba, chef de l’Etat de 1957 à 1987], savent l’importance accordée par l’ancien leader à l’instruction, à l’éducation (notamment civique), à la culture. Bourguiba a su inculquer aux Tunisiens le sens du patriotisme. Ce n’est donc point étonnant qu’ils aient répondu présent le jour des

élections, sachant que leur voix pourrait avoir de l’importance pour l’avenir de leur pays et notamment de sa jeunesse.

Les jeunes de moins de 40 ans, qui ont grandi sous la dictature de Ben Ali [novembre 1987-janvier 2011], ont connu une époque durant laquelle l’éducation et la culture étaient marginalisées. On leur a malheureusement appris le culte du gain, quelle qu’en soit la nature. Le plus important n’était pas d’avoir une tête “pleine”, mais plutôt d’arborer des signes extérieurs de richesse. La lecture était devenue une forme de ringardise ; les espaces culturels, déjà peu nombreux, étaient délaissés au profit des cafés, salons de thé et discothèques.

On aurait pu croire que la révolution allait changer les choses et inciter les jeunes à s’impliquer de manière plus active dans la

vie politique et sociale de leur pays ; malheureusement, sous le règne de la troïka, l’ex-coalition gouvernementale dominée par le parti islamiste Ennahda, la situation n’a fait qu’empirer. On s’est ainsi permis de diviser par deux le budget alloué à la culture et ce au profit des affaires religieuses. On a vu des minarets pousser comme des champignons alors qu’aucune nouvelle école n’a été construite !

Pour le gouvernement qui va être prochainement mis en place, l’une des priorités sera une réforme en profondeur du système éducatif tunisien. Il faudra également redonner la place qu’elle mérite à la culture, qui a été marginalisée par Ben Ali d’abord, par la troïka ensuite.

Pour conclure, j’aimerais saluer le geste de certaines électrices et de certains électeurs qui ont amené avec eux leurs enfants aux urnes, leur inculquant ainsi, dès le plus jeune âge, l’esprit civique !

—Moez Ben SalemPublié le 4 novembre

A la une

LES DESSOUS D’UN NON-CHOIX“Avant les législatives [du 26 octobre], le parti islamiste Ennahda a annoncé qu’il ne présenterait pas de candidat à la présidentielle, mais qu’il soutiendrait un candidat consensuel. Aujourd’hui, il se décide pour la neutralité… Quelles sont les dessous de ce non-choix ?” demande l’hebdomadaire tunisien Réalités. S’agit-il d’un réel changement, d’un “déchirement interne” ou d’une tactique pour garder “la porte ouverte à toute collaboration avec n’importe quel candidat” ?

Le budget alloué à la culture divisé par deux au profit des affaires religieuses

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D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

moyen-orient

Djihad. Daech recrute dans l’Etat hébreuLa mort en Syrie d’un médecin arabe israélien qui combattait dans les rangs de Daech a jeté la suspicion sur tous ses confrères de l’Etat hébreu.

—Asharq Al-Awsat Londres

U n médecin citoyen arabe d’Israël est mort alors qu’il combattait avec

Daech [Etat islamique] en Syrie et en Irak. Depuis que la nouvelle s’est répandue, ses homologues arabes font l’objet de suspicion et sont pris à partie par leurs collè-gues juifs dans les équipes médi-cales et dans l’administration israélienne. L’un de ces méde-cins ex plique que le travail se déroule désormais dans une ambiance tendue et que beau-coup en sont venus à se sentir menacés de licenciement. “Nous avons été foudroyés quand nous avons appris la nouvelle de la mort d’Othman Abou Al-Qayan. On nous a dit qu’il était parti en Syrie, puis avait rejoint Daech. Nous n’avons pas voulu le croire. C’est invraisem-blable. D’autant plus qu’il n’avait que

26 ans et que sa période d’internat se passait bien. Son avenir parais-sait assuré. Qu’est-ce qui pousse quelqu’un comme lui à abandon-ner sa famille, son pays, son tra-vail et son métier pour rejoindre une organisation comme Daech, qui est tout ce qu’il y a de plus éloigné des valeurs du véritable islam ? Et comment a-t-il pu faire une chose pareille alors qu’il était prévisible que cela allait avoir des conséquences sur ses collègues arabes travaillant dans les hôpitaux israéliens ?”

Un modèle de réussite. Othman était le fils d’une famille arabe pauvre du Néguev, dans le sud d’Israël. Sa famille l’avait envoyé à Irbid, en Jordanie, pour qu’il y fasse ses études de médecine. Après la fin de ses études, il avait réussi l’examen difficile du ministère de la Santé israélien, puis avait été admis comme interne dans un hôpital à Ashkelon.

Il y a un mois, il a quitté ce poste en disant qu’il en avait trouvé un meilleur dans un hôpital de Beer-Sheva. Sauf qu’il n’est jamais arrivé là-bas. Son ancien directeur, le Dr Yossef Mchaiel, affirme qu’il était “très professionnel et faisait parfaitement son travail. Il était gentil, avec les familles des malades comme avec ses collègues. Il n’avait aucun comportement bizarre et il ne parlait même jamais des événements en Syrie et en Irak. Il participait à toutes les réunions d’équipe du matin et nous n’avons jamais constaté de penchant religieux ou politique. Sur le plan personnel, il était tout ce qu’il y a de plus aimable. Jamais un mot plus haut que l’autre. S’il avait poursuivi sa carrière, il serait devenu un excellent médecin.”

L’oncle du défunt ajoute : “Il était un modèle de réussite pour toute la famille. Mais on dirait que quelqu’un lui a tourné la tête. La situation que nous vivons en Israël le mettait en colère. Cela explique peut-être en partie son désespoir, à

lui et aux dizaines d’autres jeunes Arabes israéliens qui ont rejoint Daech. Mais je ne suis pas d’accord avec les conclusions qu’ils tirent. Nous aurions peut-être dû faire plus attention à lui, surtout quand il a annoncé qu’il voulait se faire appeler Abou Al-Bara, parce que, comme il nous l’a dit textuellement, il voulait ressembler à ce compagnon du Prophète qui avait participé à de nombreuses batailles aux débuts de l’ère islamique.”

Quant à Idriss, son frère, il relate qu’Othman était parti en voyage en Turquie avec un ami. “Nous pensions que c’était du tourisme, mais quand il a coupé les communications nous nous sommes inquiétés et nous sommes partis là-bas pour le chercher. On nous a dit qu’il avait quitté l’hôtel sans rien dire sur sa destination. L’enquête policière a conclu qu’il était parti en Syrie.” Il s’est avéré ensuite que les services de ren-seignement israéliens étaient au courant de sa disparition. Il y a environ 3 000 médecins arabes en Israël, qui représentent 13 % des médecins du pays.

—Nazir Al-MajaliPublié le 21 octobre

5e volet d’une série de chroniques consacrées aux débats qui agitent le monde musulman depuis l’émergence de l’Etat islamique

Une vague d’athéisme se propage

Le “califat islamique” a délié les langues. Les critiques ne visent plus seulement les mauvaises interprétations de la religion, mais la religion elle-même.

—Raseef22 (extraits) Beyrouth

Dans le monde arabe, on pouvait certes critiquer les personnes chargées

de la religion, mais critiquer la religion musulmane elle-même pouvait coûter la vie à celui qui s’y risquait, ou du moins le jeter en prison. Le mot d’ordre “l’is-lam est la so lution” a été scandé durant toute l’ère moderne comme une réponse toute faite à toutes les questions en suspens et à tous les problèmes com-plexes du monde musulman.

Mais la création de l’Etat islamique par Daech et la no -mination d’un “calife ayant au -torité sur tous les musulmans” soulèvent de nombreuses ques-tions. Elles mettent en doute le texte lui-même [les fon de-ments de la religion] et pas seulement son interprétation, l’idée même d’une solution religieuse aux pro blèmes du monde musulman. Car, au-delà de l’aspect terro-riste du mouvement Daech, sa proclamation du califat ne peut être considérée que comme la concrétisation des revendications de tous les par tis et groupes islamistes, à commencer par [l’Egyptien fondateur des Frères mu sul-mans], Hassan Al-Banna, au début du XXe siècle.

Au cours de ces trois der-nières années, il y a eu au -tant de violences con fes-sionnelles en Syrie, en Irak et en Egypte qu’au cours des cent années précédentes dans tout le Moyen-Orient. Cela provoque un dé sen chantement chez les jeunes Arabes, non seulement vis-à-vis des mouvements islamistes, mais aussi vis-à-vis de tout l’héritage religieux. Ainsi, en réaction au radica lisme religieux, une vague d’athéisme se propage désor mais dans la région. L’af firmation selon laquelle “l’islam est la solution” commence à apparaître de plus

en plus clairement comme une illusion. Cela ouvre le débat et permet de tirer les leçons des erreurs commises ces dernières années. Peu à peu, les intellectuels du monde musulman s’aff ran chissent des phrases implicites, cessent de tourner autour du pot et de masquer leurs propos par la rhétorique propre à la langue arabe qu’avaient employée les critiques [musulmans] du XXe  siècle, notamment en Egypte : du [romancier] Taha Hussein à [l’universitaire déclaré apostat] Nasr Hamed Abou Zayd.

Car la mise en doute du texte a une longue histoire dans le monde musulman. Elle s’est développée là où dominait un pouvoir religieux et en pa ral lèle là où l’extré misme s’amplifiait au sein de la société. [L’écrivain arabe des VIIIe-IXe siècles] Al-Jahiz et [l’écrivain persan considéré comme le père de la littérature arabe en prose au VIIIe siècle] Ibn Al-Muqaffa avaient déjà exprimé des critiques implicites de la religion. C’est sur leur héritage que s’appuie la désacralisation actuelle des concepts religieux et des figures historiques, relayée par les réseaux sociaux, lieu de liberté pour s’exprimer et débattre.

Le bouillonnement actuel du monde arabe est à comparer à celui de la Révolution française. Celle-ci avait commencé par le rejet du statu quo. Au départ, elle était dirigée contre Marie-Antoinette et, à la fin, elle aboutit à la chute des instances religieuses et à la proclamation de la république. Ce à quoi nous assistons dans le monde musulman est un mou -vement de fond pour changer de cadre intellectuel, et pas simplement de président. Et pour cela des années de lutte seront nécessaires.

—Omar Youssef SuleimanPublié le 3 octobre

L’ISLAM EN DÉBAT

“Il a quitté l’hôtel sans rien dire. La police a conclu qu’il était parti en Syrie”

↙ Dessin de Haddad paru dans Al-Hayat, Londres.

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ÉDITO

D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

Asie. La Chine lance son “plan Marshall”Pékin rompt avec sa relative humilité sur la scène internationale et propose de damer le pion aux Etats-Unis dans la région Asie-Pacifique.

ses voisins s’il leur permettait de prospérer grâce au commerce. A première vue, il s’agit de la même proposition gagnant-gagnant que le plan Marshall conçu par les Américains après la Seconde Guerre mondiale. La véritable question est plutôt de savoir si les autres pays asiatiques seront favorables à ce déplacement de l’autorité commerciale des Etats-Unis vers la Chine. Nul doute que de nombreux pays accepteront l’offre chinoise, même si celle-ci n’est pas dénuée de contrepartie. Comme durant la guerre froide, certains pays tenteront de rester dans un entre-deux et de profiter de la rivalité des deux champions pour en tirer le plus de bénéfices.

Tribut. Pourtant, le jour n’est peut-être pas loin où Pékin demandera à ses voisins de choisir leur camp. Dans les nouvelles institutions proposées par Xi Jinping, la Chine dispose de plus de voix que Washington, ce qui explique en partie l’opposition américaine à ce projet. Les pays d’Asie du Sud-Est s’inquiètent du “nouveau modèle de relations aux grandes puissances”, dans lequel ils entrevoient les Etats-Unis abandonnant l’Asie de l’Est à l’hégémonie chinoise. Ce modèle inclut le respect des “intérêts fondamentaux” de la Chine, dont la définition par Pékin est très ample.

Ce “nouveau modèle” laisse penser que les dirigeants chinois cherchent à restaurer le système impérial du tribut, par lequel de nombreuses nations asiatiques faisaient allégeance à l’empereur en échange de droits commerciaux. L’ancien ministre des Affaires étrangères Yang Jiechi y avait fait allusion en 2012 lorsqu’il s’était moqué des “petits pays” d’Asie du Sud-Est qui s’opposaient aux revendications chinoises en mer de Chine méridionale. En 2010, Pékin avait interrompu ses livraisons de terres rares au Japon afin de faire pression sur Tokyo sur la question des îles Senkaku-Diaoyu [disputées par les deux pays]. Comme les dirigeants du Cambodge l’ont constaté, accepter l’aide de la Chine crée l’obligation d’obéir aux ordres de Pékin dans les forums internationaux.

Le pari chinois marchera-t-il ? Convaincus que le développement et le profit sont des éléments clés des relations internationales, les dirigeants chinois sont persuadés que les Etats-Unis seront bientôt isolés dans la

région. La tiédeur du soutien de l’administration Obama au TPP n’arrange rien.Toujours est-il que les nations asiatiques ont de bonnes raisons de se méfier d’un gouvernement autoritaire obsédé par l’idée de retrouver

sa gloire passée et faisant fi des normes internationales et du droit (ainsi que le fait Pékin en mer de Chine). Barack Obama pourrait donc saisir cette occasion pour reprendre l’initiative en Asie, à supposer qu’il soit toujours déterminé à mener sa stratégie de “pivot en Asie”, une des promesses centrales de sa campagne. —

Publié le 11 novembre

asie

—The Wall Street Journal New York

La tenue du sommet de Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (Apec) [les 10 et 11 novembre à Pékin]

nous a apporté la preuve que le président chinois, Xi Jinping, était sérieux lorsqu’il avait annoncé, en janvier, son intention de se montrer “proactif” sur la scène interna-tionale. La maxime de Deng Xiaoping selon laquelle la Chine devait gagner du temps et éviter d’être à l’initiative au plan interna-tional a donc été remisée aux poubelles de l’Histoire. Le temps est venu pour la puis-sance chinoise de s’affirmer.

Xi Jinping envisage la création d’une zone de libre-échange Asie-Pacifique plus vaste encore que le projet d’accord de partenariat transpacifique (TPP) défendu par Washington. Il prévoit aussi l’établissement de deux nouvelles banques de développement régionales. Pékin devrait créer un fonds de 40 milliards de dollars, baptisé Route de la soie, pour construire des ports, des routes et des voies ferrées, et relier toute la région.

Certains ont surnommé ce projet le “plan Marshall chinois”.

Cette appellation n’est pas officielle, mais elle est révélatrice : l’offensive de charme menée par le président chinois a pour objectif de doubler les Américains. La Chine avait fait de l’obstruction lors de l’échec du cycle de Doha, en 2008, mais Xi Jinping déclare aujourd’hui que “plusieurs accords régionaux de libre-échange ont vu le jour, ce qui rend certains choix difficiles”.

Avec près de 4 000 milliards de dollars dans ses réserves de devises étrangères –  la plupart en bons du Trésor à faible rendement –, la Chine a certainement de quoi redorer son blason. L’idée de lancer un plan d’aide pour soutenir la demande en produits chinois n’est pas nouvelle : l’économiste Xu Shanda avait déjà suggéré un plan  Marshall chinois en 2009. Les projets de la Route de la soie pourraient en outre participer à l’internationalisation du yuan grâce à des obligations libellées dans cette monnaie.Pékin rendrait néanmoins un fier service à

↙ Dessin de Bromley paru dans le Financial Times,

Londres.

—Renmin Ribao (extraits) Pékin

A u pied du mont Yan, baignant dans les couleurs mordorées de l’au-tomne, et sous le regard bienveillant

de la Grande Muraille, la 22e réunion infor-melle des dirigeants du Forum de coopé-ration économique Asie-Pacifique [Apec, Asia-Pacific Economic Cooperation], vient de s’achever de la manière la plus satisfai-sante qui soit. C’est ainsi que les vagues étincelantes du lac Yanqi [au bord duquel s’est tenu le sommet], associées aux flots immenses de l’océan Pacifique, ont roulé un rêve pacifico-asiatique de progrès, de prospérité et de développement. Le sommet qui s’est tenu à Pékin restera gravé dans les annales, car il a insufflé un nouveau dynamisme et une nouvelle force à l’Apec, comme en témoigne la signature de toute une série de documents qui feront date.

“Nous avons le devoir de faire naître et de réaliser un rêve pour les populations de la zone Asie-Pacifique”, a déclaré le président Xi Jinping à cette occasion, exprimant pour la première fois clairement la notion de “rêve pour l’Asie-Pacifique”.

Destins. Bien plus encore qu’une famille, la région Asie-Pacifique est une communauté de destins. Les vingt-cinq années d’existence de l’Apec ont été vingt-cinq années de développement et de prospérité en Asie-Pacifique. Les vingt-trois années d’adhésion de la Chine à cette organisation sont aussi vingt-trois années de marche en avant de la Chine avec le reste de la région Asie-Pacifique. L’évolution des échanges commerciaux de la Chine avec les autres pays membres de l’Apec, qui sont passés de 127,7 milliards de dollars en 1992 à 2 500 milliards de dollars en 2013, ne fait que donner raison à ceux qui pensent que “le développement de la Chine est indissociable de celui de la zone Asie-Pacifique”. De même, les estimations du FMI, qui évalue à plus de 50 % la contribution de la Chine à la croissance en Asie, ne font que conforter l’affirmation selon laquelle “la prospérité de la zone Asie-Pacifique est indissociable de celle de la Chine”. Force est de constater que le peuple chinois, dans sa démarche pour bâtir un rêve chinois, non seulement est à l’aube d’une renaissance nationale, mais qu’il stimule aussi du même

Un “rêve de progrès” pour l’Asie-PacifiqueA la une du Quotidien du peuple, l’organe du Parti communiste, les ambitions asiatiques de Pékin s’affichent de façon lyrique.

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REPORTAGE

ASIE.Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

100 km

ÉTATD’ARAKAN(RAKHINE)Sittwe

21 camps sont installés dans le canton de Sittwe, abritant plus de 90 000 personnes.

: les 68 camps de déplacés rohingyas + 2 camps de réfugiés au Bangladesh.

SOU

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300 km

Mandalay

Naypyidaw

Rangoon

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CHINE

THAÏLANDE

BIRMANIE(MYANMAR)

Golfedu Bengale

BANGLADESHBANGLADESH

140 000 Rohingyas déplacés, hébergés dans 68 camps

—Newsweek (extraits) New York

C’est plein d’appréhension que j’ai entamé la visite du camp de réfu-giés de Thin Taw Li. J’avais déjà

vu des camps de populations déplacées par une guerre civile, mais c’était la première fois que je me trouvais parmi des gens menacés de nettoyage eth-nique. Ce camp abrite plus de 3 000 Rohingyas qui ont fui les violences religieuses de l’Etat d’Arakan (Rakhine, selon l’ap-pellation du gouvernement birman], dans l’ouest du pays.

Depuis plusieurs décennies, les musul-mans rohingyas sont persécutés par la population à majorité bouddhiste de cet Etat : apatrides, contraints aux travaux forcés, ils sont aussi victimes de viols et de meurtres. L’ONU les décrit comme “la minorité la plus persécutée au monde” et des observateurs ont mis en garde contre l’imminence d’un génocide.

Pour atteindre les camps – dans le même secteur, on en dénombre 9, qui rassemblent 75 000 réfugiés –, je dois franchir un poste de contrôle situé à la périphérie de Sittwe, la capitale de l’Etat. A un passage à niveau, des policiers armés de vieux fusils sont assis à une table. Après m’avoir fait payer un droit d’entrée, ils me font signe d’avancer et je pénètre dans l’enclave musulmane.

Une route parsemée de nids-de-poule conduit à la zone de rase campagne où sont situés les camps. La bruine tombe sans

discontinuer. Après un virage, on aperçoit les bâches bleues et vertes des huttes des réfugiés. Tout autour, un paysage lugubre de rizières inondées. La seule protection contre les orages est une rangée de palmiers rabougris qui bordent le golfe du Bengale.

Au premier abord, Thin Taw Li apparaît comme un village médiéval tentaculaire et sordide. On y accède par une série de sentiers boueux qui serpentent entre des huttes aux toits de tôle rouillée. Les

femmes portent le hidjab et certaines ont le visage badigeonné de thanaka, une pâte cosmétique traditionnelle produite à partir d’arbustes.

La plupart des huttes ne sont pas plus grandes qu’une tente pour deux. La mousson ajoute encore à la misère du camp en empêchant ses occupants d’être au sec. Pour les réfugiés, c’est la “saison de la grippe”. Partout où je vais résonnent des bruits de toux. Selon un médecin rohingya qui ne souhaite pas révéler son identité, la malnutrition est la plus grande menace pour les réfugiés. “Notre sort est pire que celui des prisonniers, car eux au moins sont alimentés. Pas nous, dit-il. Nous ne savons pas quand nous prendrons le prochain repas. Il y a beaucoup de cas de diarrhée, mais aussi de maladies de la peau et de tuberculoses.” Dans ce seul camp, au moins 20 personnes sont mortes de maladies curables.

Abattu. Au début, je pensais que ces réfugiés avaient échappé aux violences et étaient hors de danger. Mais en parlant avec eux j’ai pris conscience de la terreur dans laquelle ils vivaient. On m’a conduit à une hutte pour rencontrer une femme, veuve depuis peu. Khie Runnisa, 22 ans, était assise sur un tapis de rotin dans l’obscurité. Entourée par sa famille, elle paraissait accablée de chagrin dans son châle de deuil de couleur blanche. Deux jours plus tôt, elle avait accompagné à un cybercafé situé en dehors du camp son mari Sham Sul Amam, qui voulait appeler son beau-père en Malaisie. Pendant la communication, des policiers armés avaient encerclé le café et ordonné à tous les clients de sortir, de s’asseoir sur la chaussée et de placer leurs mains sur la tête, en leur assurant qu’aucun mal ne leur serait fait. Serrant sa fi lle de 4 ans dans ses bras, Sham Sul Amam avait obéi aux ordres. On lui avait dit de couvrir les yeux de sa fi lle pour qu’elle ne voie rien. Un policier avait alors braqué le canon de son fusil sur sa tête et l’avait abattu. Le surlendemain, quand je l’ai rencontrée, Khie Runnisa était encore sous le choc. “Je ne comprends pas pourquoi ils l’ont tué, a-t-elle dit. Il n’avait pas d’ennemis.” Selon Mohammed, un réfugié de 28 ans,

BIRMANIE

La minorité rohingya menacée de génocideConcentrée dans des camps de réfugiés, la population musulmane des Rohingyas est en butte à des violences permanentes.

→ 26

coup le développement de toute la région Asie-Pacifique, voire du monde entier, au fi l de son inlassable recherche d’un développement pacifi que.

Le développement de l’Asie-Pacifi que se trouve à un stade crucial. Cette région concentre plus de la moitié de la puissance économique mondiale et près de la moitié de la population de la planète. Elle nourrit plus que toute autre l’espoir de voir l’économie mondiale amorcer une reprise. Comment dissiper le risque d’une fragmentation de la coopération économique régionale ? Comment trouver de nouveaux moteurs de croissance ? Comment résoudre les difficultés de financement des projets de construction visant à une meilleure interconnexion des régions ? Par ses nombreux achèvements, le Forum a avancé vers la solution de ces diff érents problèmes. Nous devrions être capables de lever encore davantage d’obstacles si nous parvenons à favoriser l’intégration économique régionale en nous ouvrant, en échangeant et en fusionnant largement. Tout dépendra également de la capacité des 21 membres de l’Apec à marcher de concert et à déployer ensemble leurs ailes.

Prospérité. Une grande époque réclame un vaste schéma d’ensemble, et ce dernier nécessite une grande intelligence. Le train du développement de la Chine est entré dans une nouvelle portion de son parcours ; il est tout disposé à accueillir à son bord diff érentes entités économiques. Que ce soit en fournissant davantage de produits d’intérêt général à l’Asie-Pacifi que et au monde entier ou en mettant en place le projet “Une ceinture, une voie” [visant à développer la ceinture économique de la Route de la soie et la Route maritime de la soie du XXIe siècle] pour une meilleure interconnexion, que ce soit en fondant la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures [ou AIIB, Asian Infrastructure Investment Bank] ou en fi nançant un Fonds de la Route de la soie, la Chine manifeste sa capacité et son intention d’œuvrer en faveur de la coopération régio-nale pour créer un nouvel avenir économique en Asie-Pacifi que. L’intelligence chinoise, la capacité chinoise, l’esprit chinois, les valeurs chinoises vont nécessairement briller au profi t de “l’ère de l’océan Pacifi que”.

Forts du consensus et des résultats obtenus lors du Forum, si nous nous eff orçons d’agir de concert en faveur du progrès et de la prospérité dans la zone Asie-Pacifi que pour dynamiser son économie, libéraliser les échanges commerciaux, faciliter les investissements, ouvrir de nouvelles voies de communication et resserrer les liens entre les hommes, nul doute que nous serons capables d’œuvrer encore plus au bonheur de l’humanité avec, en ligne de mire, la double perspective d’un rêve chinois et d’un rêve pacifi co-asiatique.—

Publié le 14 novembre

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ASIE Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

la police ne cesse de terroriser les gens. “Ils cherchent la moindre raison, le moindre méfait pour nous harceler, nous provoquer et tirer au-dessus de nos têtes. Ou nous abattre.” C’est la nuit que les gens redoutent le plus. Au moment où la police a tué Sham Sul Amam, elle faisait également une descente dans le camp de Thin Taw Li. Mojuma Begum a quitté son étal, près de l’entrée, pour prévenir son fils et son mari. Ils se sont cachés dans les champs. Quand elle est retournée à son étal, elle a trouvé les policiers en train de le saccager. Ils ont menacé de la tuer et lui ont tout pris.

Ignorés. Selon un Rohingya qui a souhaité conserver l’anonymat, Thin Taw Li est comme un camp de concentration. Mais, à la différence des camps nazis, il n’a ni fils de fer barbelés ni miradors. La présence policière est fluctuante. Ce qui se passe dans le camp est plus insidieux. En effet, sous la menace, les Rohingyas finissent par se soumettre. Et, comme du temps de la junte militaire, ils sont surveillés de près. Les chefs du camp, des Rohingyas choisis par la police, ont des téléphones portables et sont chargés d’espionner la population du camp. “Ce sont des informateurs du gouvernement”, m’a confié un réfugié.

Le rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en Birmanie, la Coréenne Yanghee Lee, a récemment présenté ses conclusions à l’Assemblée générale des Nations unies. A l’issue d’une tournée de dix jours effectuée en juillet dernier, elle a qualifié les conditions de vie dans les camps de “déplorables”. Tout en reconnaissant les réformes engagées par la Birmanie, son rapport signale des engagements non tenus et énumère les sévices qui continuent d’être infligés aux Rohingyas : exécutions sommaires, disparitions, torture, travaux forcés, déplacements forcés, viols, etc. Selon ses auteurs, “le gouvernement doit s’acquitter de ses obligations” en fournissant l’assistance nécessaire à leur survie, ainsi que des services de base tels que “moyens

d’existence, vivres, eau, assainissement et enseignement”.

Selon Phil Robertson, de l’organisation Human Rights Watch, la grande question est de savoir si le gouvernement finira par accepter que les Rohingyas occupent une place à part entière.

La question identitaire joue un rôle fondamental dans la crise actuelle. En mars dernier, le premier recensement effectué en trente ans par les autorités a engendré une polémique. Les Rohingyas en étaient exclus s’ils n’acceptaient pas d’être classés comme des musulmans bengalis, bien qu’ils vivent en Birmanie depuis des générations. La thèse officielle de l’Etat d’Arakan et du gouvernement central est qu’ils sont des immigrés clandestins du Bangladesh. Ils craignent donc d’être expulsés en acceptant la modification. Quand Yanghee Lee a rencontré des responsables du gouvernement, on lui a demandé à plusieurs reprises de ne pas utiliser le terme “Rohingya”. Ce à quoi elle a rétorqué : “Le droit des minorités à leur propre identité est un principe fondamental de la Charte internationale des droits de l’homme.”

Les violences de 2012 ont été décisives. Comme les survivants de l’holocauste cambodgien, pour qui il y avait un “avant Pol Pot” et un “après Pol Pot”, les Rohingyas comme les Arakanais que j’ai rencontrés parlaient tous d’“avant les violences” et d’“après les violences”. Même si des tensions couvaient depuis des années, c’est le viol et le meurtre d’une jeune femme bouddhiste par trois musulmans qui a déclenché les premiers affrontements. Les violences se sont ensuite propagées au reste de l’Etat. A Sittwe, les forces de l’ordre ont ouvert le feu pour disperser la foule armée de bâtons et de pierres. Selon certaines sources, des policiers auraient pris part aux violences contre les Rohingyas. “Ce sont les Arakanais qui nous ont fait ça”, commente Kyi Kyi Aung, mariée à un Rohingya et convertie à l’islam.

Cette femme vit aujourd’hui dans le camp de Thad Key Pyin avec son mari et ses six enfants. Elle me montre son bras, déformé au niveau du poignet, qu’elle s’est cassé en tentant d’échapper aux violences. Elle s’est également brûlé la jambe en s’enfuyant de sa maison, à laquelle des extrémistes avaient mis le feu. Elle et sa famille ont tout perdu.

Comme avec les autres minorités, les autorités birmanes utilisent la stratégie du “diviser pour régner”. En mars dernier, une foule de bouddhistes a saccagé Sittwe et attaqué les bureaux d’organisations humanitaires qu’ils accusaient de privilégier les Rohingyas. C’est une ONG qui a déclenché les émeutes en

enlevant un drapeau bouddhiste planté sur sa devanture par des bouddhistes, qui avaient accroché des drapeaux dans toute la ville pour symboliser leur opposition à la communauté rohingya.

De leur côté, les nationalistes de la minorité des Arakanais se considèrent comme les principales victimes de ces affrontements et se disent pris entre le gouvernement birman et une population musulmane “en pleine expansion”. Pour eux, les Rohingyas constituent la plus grande menace. Pourtant, les musulmans ne représentent que 4 % de la population birmane. Il y a bien une immigration clandestine en provenance du Bangladesh, surpeuplé, mais elle est loin d’atteindre les proportions imaginées par les nationalistes arakanais.

Persécutés. “Ce sont nos ennemis”, affirme U Shwe Maung, le porte-parole du Rakhine National Party, une formation d’extrême droite. Citant l’exemple des groupes islamistes à l’œuvre au Moyen-Orient, cet homme volubile d’une soixantaine d’années est persuadé que les Rohingyas veulent créer un Etat islamique. “Les musulmans cherchent à prendre le contrôle, dit-il. Notre pays risque de disparaître.”

Selon le groupe de défense des droits de l’homme Fortify Rights, la persécution des Rohingyas est inscrite dans la politique du gouvernement. Dans un rapport de 72 pages, il fait état de ministres discutant ouvertement de mesures pouvant être assimilées à des crimes contre l’humanité et de recommandations à l’intention des forces de l’ordre pour que les Rohingyas continuent à être persécutés. “Toutes les conditions préalables à un génocide sont réunies”, a écrit dans un courriel le directeur du groupe, Matthew Smith.

L’Etat d’Arakan en ces temps de réformes ne diffère guère de la Birmanie à l’époque de la junte militaire. Les gens vivent dans une peur presque palpable. Mais je ne m’attendais pas à y découvrir une réelle menace de génocide. Les Arakanais les plus modérés, qui ont peur, en s’exprimant, de devenir eux aussi la cible des ultranationalistes, démentent l’existence d’une telle menace. Le jour où je suis arrivé en Arakan, deux dirigeants khmers rouges ont été condamnés au Cambodge pour des crimes commis trente-cinq ans plus tôt. Vingt ans se sont écoulés depuis le génocide du Rwanda, au cours duquel plus de 800 000 personnes ont été massacrées sous les yeux du monde entier. Comme l’a écrit le journaliste Thierry Cruvellier*, on n’imagine jamais que le pire va arriver, même quand tous les signes sont là.

Pour l’heure, la situation reste tendue. Sittwe a retrouvé le calme, mais il n’y a plus de musulmans. Ils sont soit dans les ghettos bouclés par la police, soit dans les camps à l’extérieur de la ville. Le quartier de Nazir, où ils vivaient auparavant, a

UNE POPULATION IGNORÉE 1430 — Le roi Naramithla établit en Arakan une cour où coexistent bouddhisme et islam. Le terme “Rohingya”, désignant un musulman, apparaît en 1799.1824-1826 — Première guerre anglo-birmane, les Britanniques soumettent l’Arakan. La frontière entre l’Arakan et le Bengale disparaît. Les musulmans de l’Arakan passent, selon les recensements coloniaux, de 58 000 en 1871 à 179 000 en 1911.1948 — Indépendance de la Birmanie qui inclut l’Arakan.1971  — Formation du Bangladesh.1977  — Plus de 200 000 Rohingyas fuient vers le Bangladesh pour échapper à une vague de répression de l’armée birmane contre les “éléments étrangers”. Le Bangladesh les renvoie de force de l’autre côté de la frontière.1982 — Loi sur la nationalité stipulant qu’un membre d’une minorité installée dans le pays après la première guerre anglo-birmane ne peut prétendre à la citoyenneté. Les Nations unies qualifient les Rohingyas d’“apatrides”.Mai-juin 2012 — Trois musulmans violent une femme à Ramri, au centre de l’Arakan. Dix musulmans sont battus à mort en réaction. Les émeutes s’étendent. Déplacement de 125 000 Rohingyas vers des camps.21-23 octobre 2012 — Des affrontements entraînent la mort d’au moins 75 musulmans et l’exil de 25 000 personnes.20 mars 2013 — A Meiktila, les musulmans sont ciblés par des groupes organisés. Les mosquées et leurs maisons sont détruites.Janvier 2014  — Proposition d’une loi interdisant les mariages interreligieux.

pris des allures de terrain vague envahi par la végétation tropicale. Mais peu de Rohingyas doutent de l’objectif ultime de la ségrégation. “Les extrémistes veulent se livrer à un nettoyage ethnique, assure Mojuma Begum. Ils veulent commettre un génocide.” Une crainte confirmée par les mots terrifiants d’une jeune réfugiée arakanaise. “Je veux tuer les musulmans, lance Aung Ko Naing. Beaucoup de gens pensent comme moi […]. Il faut se débarrasser d’eux.”

—Nic DunlopPublié le 26 octobre

* Auteur du Maître des aveux, livre consacré au procès du Khmer rouge Douch (Gallimard, 2011).

On n’imagine jamais que le pire va arriver, même quand tous les signes sont là

↓ Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis.

Chronologie

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EUROPE.Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

— El Mundo (extraits) Madrid

Filesa, Naseiro, Roldán, Gürtel, Bárcenas, Nóos, Pujol, Púnica… On pour-

rait raconter toute l’histoire de l’Espagne de ces dernières décen-nies rien qu’à partir des affaires de corruption (lire encadré ci-contre). La toute dernière vague d’arres-tations a remis le problème sous les feux des projecteurs, occul-tant la perspective temporelle. Nous, individus, pouvons avoir la mémoire qui flanche, les archives de la presse, non. Et le diagnos-tic est sans appel : l’Espagne est atteinte de corruption aiguë. Reste une question : Docteur, y a-t-il un traitement ?

Juges, sociologues, associations de lutte contre la corruption et politiciens eux-mêmes semblent penser qu’il existe bien un remède à ce mal qui, en Espagne, ne paraît

S’il est difficile de déterminer précisément l’origine du mal, la combinaison entre un cadre légal déficient, l’insuffisance des moyens alloués et un certain laxisme géné-ral aura incontestablement offert un terreau de choix aux malver-sations dans le monde politique, la fonction publique et les milieux d’affaires.

La Commission européenne a présenté en février 2014 un “rap-port anticorruption” [sur l’en-semble de l’Union] qui, dans sa partie consacrée à l’Espagne, radio-graphie tous les éléments constitu-tifs du vaste système des relations de corruption qui nous est pro-gressivement révélé.

“La crise financière (dont les effets se sont fait sentir en Espagne à partir de 2008) avait été précédée d’un effondrement du marché immo-bilier, jusque-là en forte croissance. Les communautés autonomes ont pro-cédé à d’importants investissements dans les infrastructures et les travaux publics. C’est dans ce contexte que, ces dernières années, ont été ouvertes de nombreuses enquêtes en Espagne sur des soupçons de corruption dans le secteur de l’urbanisme, associés, dans certains cas, au financement illégal de partis politiques et à des détournements conséquents d’argent public”, résume le rapport.

“La partitocratie qui domine le système politique espagnol a entre-tenu un faible niveau de contrôle social dont de nombreux acteurs du monde politique et des affaires ont profité. Il en va tout autrement dans le nord de l’Europe, où la société est généralement plus stricte”, ana-lyse Jesús Lizcano, président de Transparency International pour l’Espagne et professeur à l’Univer-sidad Autónoma de Madrid.

Joaquim Bosch, porte-parole de l’association Juges pour la démo-cratie, souligne que ni les médias ni la législation en vigueur ne sont assez puissants pour empêcher la corruption et accélérer la résolution des affaires. Il souligne au passage qu’avec 10 juges pour 100 000 habi-tants en moyenne, la justice espa-gnole affiche l’effectif le plus faible de toute l’Union européenne.

Depuis quelques mois, malgré ces carences, mises en examen et arrestations s’enchaînent à un rythme vertigineux : la famille Pujol, les fausses cartes de crédit de la Caja Madrid et le grand coup de filet de l’Operación Púnica ont fait d’octobre 2014 un mois noir pour la corruption. Faut-il en conclure que les choses ont changé, entraînant une accélération et un

Espagne. Rongée par la corruptionLes affaires ne cessent de se multiplier au sein des deux principaux partis, ce qui fait le jeu du nouveau mouvement de gauche Podemos, issu de la mobilisation des Indignés.

europe

pas conjoncturel, mais bien struc-turel. Les chiffres sont éloquents : le Conseil général du pouvoir judi-ciaire (CGPJ) a recensé 1 661 ins-tructions en cours en 2013, dans les différentes instances de la justice espagnole, pour des délits de cor-ruption. Environ 500 personnes sont emprisonnées, mises en examen ou visés par une enquête pour ce type d’accusations. Et à en croire une étude menée l’année dernière par des experts de l’uni-versité de Las Palmas [Canaries], la corruption a un coût annuel de 40 milliards d’euros.

Une brève série statistique qui permet de comprendre pourquoi les Espagnols, dans la dernière enquête du CIS [Centre d’enquêtes sociologiques], placent la corrup-tion au deuxième rang de leurs préoccupations : 42,3 % des per-sonnes interrogées la considèrent comme le plus grave problème du pays, juste après le chômage.

durcissement de la lutte anticor-ruption ? Non, estime Joaquim Bosch, pour qui c’est pure coïn-cidence si près de 1 700 affaires sont en cours aujourd’hui dans les tribunaux espagnols. “C’est un phénomène aléatoire. S’il y avait peu d’affaires, il y aurait moins de dossiers simultanés, c’est tout”, assure-t-il.

Un examen plus approfondi permet cependant de dégager deux facteurs de cet ébranlement récent des ressorts anticorruption : le parti Podemos et une certaine régénération démocratique. La for-mation de Pablo Iglesias a si bien capté le mécontentement populaire contre la classe politique que si les élections se tenaient aujourd’hui, elle obtiendrait la majorité des suffrages.

Les deux partis majoritaires, le PP et le Psoe , attribuent eux-mêmes l’essor de Podemos aux scandales de corruption qui, chaque jour, viennent les éclabous-ser. C’est pourquoi ils consacrent tous leurs efforts, ces derniers

mois, à se démarquer de leurs compagnons de route impliqués dans des affaires et à proposer des mesures visant à neutraliser les corrompus. Pas un jour ne passe sans que ces deux grands partis, ou d’autres, nous surprennent avec une nouvelle proposition du genre. Et cela contribue à cette régénération démocratique, deu-xième facteur évoqué plus haut, devenue une priorité à sept mois des élections législatives, prévues en mai 2015.

Reste à savoir si le mécontente-ment aura une traduction directe dans les urnes. Elena Vicente, qui préside l’Accors (Association contre la corruption et pour la régénéra-tion sociale), a déjà son pronos-tic : “Les citoyens vont voter contre le chômage et la corruption. Reste à savoir si le prochain gouvernement saura ou non opérer un véritable renouvellement de la vie publique.”

Mais cette régénération est-elle possible ? Ou, pour revenir à la question initiale, l’Espagne peut-elle guérir de la corruption ? Comme souvent, l’éducation sera une clé du changement – et ce n’est pas gagné dans cette Espagne où chaque nouveau gouvernement y va de sa réforme de l’enseignement.

—María HernándezPublié le 13 novembre

ContexteLES SCANDALES DEPUIS 1990Filesa et Naseiro. Deux cas de financement irrégulier des  Partis socialiste (Psoe) et populaire (PP) en 1989.Roldán. Premier civil à être nommé en 1986 à la tête de la Guardia Civil, la gendarmerie espagnole, Luis Roldán est condamné en 1999 à trente et un ans de prison pour détournement de fonds, corruption, escroquerie et falsification.Gürtel. Une enquête sur un vaste réseau de corruption qui implique les élus conservateurs de Valence et Madrid touche le PP depuis 2009.Bárcenas. Toute la hiérarchie du PP est soupçonnée d’avoir reçu illégalement des sommes d’argent depuis la découverte, en janvier 2013, des cahiers des secrets comptables de l’ex-trésorier Luis Bárcenas, pendant dix-huit ans.

Nóos. Iñaki Urdangarin est soupçonné d’avoir détourné 6 millions d’euros de fonds publics par le biais de l’institut Nóos, spécialisé dans l’organisation de congrès sur le sponsoring sportif. La justice soupçonne sa femme, Cristina de Borbón, sœur du roi Felipe VI, de complicité. Pujol. L’ex-président de la Generalitat de Catalogne (de 1980 à 2003), Jordi Pujol, a avoué le 25 juillet dernier avoir caché pendant plus de trente ans en Andorre un héritage familial de 4 millions d’euros.Púnica. 51 personnes soupçonnées d’appartenir à un réseau de pots de vins pour 250 millions d’euros ont été arrêtées le 27 octobre 2014, parmi lesquelles des hommes politiques des communautés autonomes de Madrid, León, Valence et Murcie.

La corruption est la deuxième préoccupation des Espagnols, après le chômage

↙ Dessin de Kap, Espagne.

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EUROPE Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

blancs, parfaitement éclairés jusque dans les moindres recoins, les briques gris pâle se marient à merveille avec un lino dans le même ton, et les multiples caméras de sur-veillance ne présentent pas la moindre trace de coup ni la moindre éraflure.

C’est une expérience unique en son genre qui se déroule ici, bien que ce ne soit naturel-lement pas l’intention première des maîtres du lieu, mais uniquement un effet secondaire. Les trente-trois hommes qui ont pour eux seuls la jouissance de ces lieux sont d’an-ciens fauteurs de guerre, dictateurs ou chefs militaires, parfois issus de régimes direc-tement ennemis. Dans cette maison péni-tentiaire de la justice pénale internationale, ils vivent à la fois sous la surveillance des Nations unies, qui gèrent à La Haye plusieurs tribunaux chargés de poursuivre les crimi-nels de guerre, et de la Cour pénale inter-nationale, qui a engagé des actions contre certains d’entre eux.

Les Nations unies ne débordent pas de joie à l’idée de laisser entrer des journalistes dans ces murs – raison pour laquelle elles n’avaient encore jamais autorisé une telle incursion, jusqu’à cette visite. “Par mesure de sécurité.” Et peut-être aussi parce que le spectacle soulève des questions auxquelles il n’est pas facile de répondre. Des questions de justice et d’équité.

Depuis le mois de juin 2008, la maison héberge Radovan Karadzic, l’ancien com-mandant des Serbes de Bosnie. Aujourd’hui encore, il peut ricaner à l’idée d’avoir berné ses poursuivants des années durant, sous la fausse identité de Dragan Dabic, guéris-seur installé en plein cœur de Belgrade.

Lorsqu’il est arrivé en prison, ses codétenus l’ont d’abord aperçu dehors, dans la cour, fai-sant sa promenade. Pas un ne ratait le spec-tacle. Le monde avait mis la main dessus, et l’on aurait dit un tour d’honneur : une marche nordique en survêtement, dans la tenue décontractée des détenus ici. “Il était le nouveau ‘numéro un’, recevait des messages d’encouragement de ses anciens généraux”, se souvient un avocat de la défense, qui avait ses entrées à l’époque.

Quel événement cela a dû être pour Sredoje Lukic, le petit policier municipal serbe incarcéré sous le même toit pour un massacre présumé de musulmans, perpé-tré sur ordre de ses supérieurs politiques en Bosnie. Du jour au lendemain, voilà que son ancien président, Radovan Karadzic, fai-sait la popote avec lui. Côte à côte devant la cuisinière de la salle de loisirs réservée aux détenus, à côté d’un moule à gaufres aux dimensions industrielles, sous une gigan-tesque hotte aspirante à faire pâlir d’envie tous les McDonald’s.

Lors de notre visite, nous ne serons pas autorisés à voir la cuisine de Karadzic mais seulement une cuisine de configuration identique, qui n’est plus utilisée depuis peu par les détenus. Elle semble très bien tenue. Comme si la tâche effectuée ici avait été prise très au sérieux.

et se soumettre à la fouille, avant de fran-chir une série de lourdes portes, chacune ne se déverrouillant que lorsque la précé-dente est claquée. On traverse ensuite une cour intérieure agrémentée de conifères et ceinturée par toutes les formes imaginables de grillages et de barbelés, jusqu’à ce que, enfin, on parvienne au cœur du complexe pénitentiaire, devant une maison isolée équipée d’un autre portique de sécurité et gardée par d’autres vigiles qui procèdent à une nouvelle vérification complète – à cette différence près que, cette fois, ils ne portent pas l’uniforme néerlandais, mais les che-mises bleu ciel des Nations unies.

Expérience unique. Trois étages, ceints de hautes murailles, ceinturées à leur tour de beaux immeubles de style néerlandais : une prison dans la prison. Mais aussi une île, en quelque sorte. Les rares détenus qui logent ici peuvent sortir prendre l’air deux fois plus souvent que les prisonniers soumis au régime pénitentiaire ordinaire. Ils ont aussi le droit de recevoir beaucoup plus de visites : jusqu’à sept jours complets par mois. Des largesses dont ne peuvent que rêver les bra-queurs de stations-service et autres dealers qui ont vue sur la cour depuis les fenêtres de leur cellule, dans le bâtiment voisin. Des étages supérieurs, on aperçoit la cime des arbres et les mouettes qui virevoltent. Le vent du large s’y engouffre ; car à l’inté-rieur beaucoup de portes restent ouvertes. Quiconque a déjà eu l’occasion de visiter une prison allemande ou un centre de détention préventive s’étonne de la propreté des lieux et de l’absence de graffitis : les murs sont

—Süddeutsche Zeitung Munich

Une plaisanterie particulièrement grinçante a circulé un temps dans les couloirs des Nations unies : pour-

quoi ne pas abandonner toutes ces dispen-dieuses missions de paix dans le monde, tous ces programmes de reconversion de rebelles, tous ces projets de “reconstruc-tion” politique, qui se révèlent finalement être bien naïfs et tournent au fiasco ou se muent en mirages de l’Occident ? A la place, et pour beaucoup moins cher, on pourrait acheter une île dans les mers du Sud, avec une plage bordée de palmiers, où les sei-gneurs de guerre et autres chefs militaires de la pire espèce se feraient servir des cock-tails du matin au soir. Qui sait, peut-être la paix dans le monde y serait-elle gagnante ?

Un matin frisquet sur la côte néerlandaise. Un suroît iodé secoue les stands des ven-deurs de hot-dogs et malmène les fanions Miko. Des retraités déambulent sur le bou-levard, main dans la main. Scheveningen est un quartier huppé, situé sur le front de mer de la ville qui abrite le siège du gou-vernement néerlandais, La Haye. Lorsque les nuages se déchirent, les rayons de soleil balaient la mer comme le feraient des pro-jecteurs. Le vent encore léger qui souffle du large franchit déjà, à quelques encâ-blures de là, un mur de briques rouges de six mètres de haut.

A pied, on met beaucoup plus de temps à faire le même parcours. Il faut d’abord traverser deux périmètres de sécurité soli-dement gardés, remettre tous ses objets métalliques à l’entrée du vieux pénitencier

Pays-Bas. Dans la prison des génocidaires

Trente-trois hommes, notamment Radovan Karadzic, l’ancien commandant des Serbes de Bosnie, sont détenus à Scheveningen avant d’être jugés par le Tribunal pénal international de La Haye pour crimes contre l’humanité. Pour la première fois, ce haut lieu de détention entrouvre ses portes.

“Des sonorités métalliques. Les clés, les portes, les voix d’hommes. Rien de tout cela ici. Ici, tout est feutré”

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“Normalement, il y a des bruits caractéris-tiques quand vous entrez dans une prison”, raconte Klaus Hansen, qui a offi cié douze ans dans des établissements pénitentiaires classiques au Danemark avant de prendre ses fonctions ici. “Des sonorités métalliques. Les clés, les portes, les voix d’hommes. Rien de tout cela ici. Ici, tout est feutré.” Avec sa barbe blanche et sa petite queue de cheval, cet ave-nant Danois est l’un des spécialistes en civil chargés de protéger la vie privée des déte-nus contre le monde extérieur. Les occu-pants de la maison sont haïs et redoutés, mais dans le même temps, et c’est bien là tout le problème, toujours vénérés : par des réseaux secrets d’anciens fi dèles au sein des appareils sécuritaires de leurs Etats respec-tifs. C’est pourquoi Klaus Hansen nous fera faire de multiples et pénibles détours dans la maison pour nous éloigner de toutes les pièces encore occupées ; nous ne serons autorisés à voir que des salles vides.

Les prisonniers disposent de cellules indi-viduelles réparties sur quatre étages : trois sont réservés aux criminels d’ex-Yougoslavie,

parmi lesquels deux anciens présidents qui, par leurs incitations à la haine, ont fait bas-culer leur région dans une folie meurtrière – criminels présumés, faut-il préciser, puisque tous les prisonniers retenus dans ces lieux sont en détention préventive et attendent encore le verdict fi nal de leur procès. Or, à La Haye, les choses peuvent traîner en lon-gueur. Sept ans en moyenne. Un dernier étage abrite les détenus africains cités à compa-raître devant la Cour pénale internationale. Parmi eux, un autre ex-président, renversé voilà trois ans lors d’une opération militaire menée conjointement par les Français et les Nations unies en Côte d’Ivoire. A son arri-vée en prison, Laurent Gbagbo était encore en maillot de corps.

En bas, dans le hall d’entrée au carrelage foncé, où de vieux canapés collés les uns aux autres donnent l’impression qu’on se trouve dans un établissement pour jeunes mineurs allemands, nous croisons deux femmes africaines richement vêtues. Des visiteuses sur le chemin de la sortie. Les détenus ne sont qu’à quelques mètres de là mais restent invisibles.

Conditions favorables. L’expérience sociale qui se mène ici – c’est du moins l’im-pression qu’on en a – se déroule dans des conditions relativement favora bles : certes, la place est comptée, les plafonds sont bas, la salle de gymnastique du premier étage n’est pas plus grande qu’un demi-terrain de basket – l’entrelacs de lignes de couleur tracées au sol pour les diff érents sports de ballon est si serré qu’il dessine un gribouillis absurde. Et les minuscules fenêtres sont placées si

haut que trois hommes devraient se faire la courte échelle pour apercevoir quelque chose à travers les barreaux. Une scène que l’on aurait du mal à imaginer, sachant que l’âge moyen des pensionnaires est de 62,9 ans (“Notre principale inquiétude, ce sont les problèmes cardiaques”, nous glissera un employé). Mais, au moins, ils ont une salle de gym. En très bon état, et même agrémen-tée d’appareils de cardio dans un coin, un luxe que beaucoup de prisons européennes ne connaissent pas.

Les deux seigneurs de guerre de Bosnie et du Liberia, Radovan Karadzic et Charles Taylor, se seraient donné du “Monsieur le Président” jusqu’à ce que Charles Taylor soit transféré en Grande-Bretagne à l’automne

dernier pour purger le reste de sa peine. On ignore si les deux hommes se sont rencon-trés plus souvent au gymnase ou dans la salle de musique du rez-de-chaussée, où de vieilles guitares et un clavier sont à la dis-position des prisonniers. (“Peu importe, les détenus ne sont jamais contents ! Ils se plaignent tout le temps.”)

Plus d’un avocat pénaliste international a été assailli de doutes à la vue de condi-tions de détention aussi favorables. La jus-tice internationale s’eff orce d’observer les normes humanitaires les plus exigeantes. L’objectif est de servir de modèle à tous les pays du monde qui parquent leurs prison-niers dans des conditions inhumaines. D’un autre côté, il y a là une contradiction

RATKO MLADIC72 ans. Détenu depuis 2011. Surnommé “le boucher de Srebrenica”, l’ancien commandant en chef de l’armée de la république serbe de Bosnie est accusé du massacre d’environ 6 000 à 8 000 hommes et adolescents bosniaques musulmans de cette ville revendiquée par les Serbes en 1995, ainsi que du meurtre de 10 000 civils pendant les quarante-trois mois qu’a duré le siège de Sarajevo.

RADOVAN KARADZIC69 ans. Détenu depuis 2008. L’ancien chef politique des Serbes de Bosnie est accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre commis de 1992 à 1995 en Bosnie-Herzégovine. La guerre en ex-Yougoslavie fut le confl it européen le plus meurtrier (environ 100 000 morts) depuis la fi n de la Seconde Guerre mondiale.

CHARLES TAYLOR66 ans. Détenu à Scheveningen de 2006 à 2013. L’ancien président du Liberia a mis en œuvre un programme d’assassinats, de viols et d’esclavage sexuel afi n de contrôler les mines de diamants (les “diamants du sang”) en Sierra Leone de 1996 à 2002. Il a été reconnu coupable en 2012 de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Condamné à cinquante ans de réclusion, il purge actuellement sa peine dans une prison britannique.

LAURENT GBAGBO69 ans. Détenu depuis 2011. Président de Côte d’Ivoire de 2000 à 2011, il est poursuivi pour quatre chefs d’inculpation de crimes contre l’humanité. Il est accusé du meurtre, en tant que coauteur direct, d’au moins 166 personnes, de viols et violences sexuelles sur au moins 34 femmes, d’actes de persécution contre au moins 294 victimes et d’actes de barbarie contre 94 personnes.

↑ Bien sûr, c’est une prison, mais dès l’instant où l’on y pénètre se pose la question suivante : est-il juste que de présumés criminels de guerre y vivent tout à leur aise ? En prison, ils se donnent encore volontiers du “Monsieur le Président” ou du “général”. Chacun occupe une cellule individuelle (voir photo page suivante).

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eu égard à la gravité des actes commis, dont il est diffi cile de faire abstraction.

Prenons l’exemple du Rwanda : vingt ans après le génocide qui a endeuillé le pays, certains coupables présumés sont toujours en détention provisoire entre les mains de la justice des Nations unies. Ceux qui ont contracté le VIH lors de viols collectifs béné-fi cient de traitements rarement dispensés en Afrique. Leurs victimes, à l’inverse, ne peuvent pas bénéfi cier de ces traitements hors de prix.

Mais nulle part le contraste n’est aussi manifeste qu’à Scheveningen, où des géno-cideurs présumés sont littéralement voisins de palier avec le tout-venant des délinquants. Ce qui explique que Scheveningen soit devenu une destination prisée : ainsi, Saïf Al-Islam Kadhafi , l’un des fi ls du dictateur libyen Muammar Kadhafi , avait menacé les insurgés de faire couler des “rivières de sang” ; or, à l’automne 2011, il faisait sou-dain profi l bas et demandait par l’intermé-diaire d’émissaires un sauf-conduit pour se rendre à La Haye. Il préférait se livrer à la Cour pénale internationale plutôt que de tomber aux mains des rebelles de son pays. Il échappait ainsi à la peine de mort et s’assurait une détention dans des condi-tions humaines.

Faut-il s’en réjouir, faut-il lever les bras au ciel ? Un tortionnaire comme le fi ls Kadhafi qui ne demande qu’à tomber dans les rets des procureurs internationaux : cela peut sembler un peu absurde. Après tout, la jus-tice internationale n’a pas été créée pour atténuer les risques du métier de dictateur, mais justement pour avoir un eff et dissuasif. D’un autre côté, un fauteur de guerre cruel qui met subitement fi n à ses agissements et se précipite dans la lointaine Europe pour se faire passer les menottes ? Ce n’est pas mal non plus. La magie de l’île.

“Monsieur le Président”. On trouve à Scheveningen un kiosque qui permet aux trente-trois criminels de guerre pré-sumés, mais aussi aux plus de deux cents détenus néerlandais occupant les autres bâtiments du complexe pénitentiaire, de s’acheter des cigarettes et des douceurs à prix d’or. Aujourd’hui, le kiosque pro-pose aussi un assortiment de spécialités des Balkans et d’Afrique.

En Allemagne, les prisonniers lambda placés en détention préventive reçoivent la visite de leur avocat une fois par semaine environ. A Scheveningen, beaucoup l’at-tendent chaque jour, et l’obtiennent. La visite a toujours lieu le matin. Les avocats font la queue devant les trois parloirs de la maison pénitentiaire des Nations unies.

Beaucoup viennent de Paris, de Londres ou de Bonn, descendent dans les meilleurs hôtels. Et certaines langues se délient sous couvert de l’anonymat. Ainsi, l’Ivoirien Laurent Gbagbo, qui se fait encore appe-ler “Monsieur le Président” par ses avocats français, va jusqu’à convoquer deux réu-nions par jour actuellement : il a besoin de s’activer à l’approche de son procès. Le Serbe Radovan Karadzic, qui a eu souvent l’occasion, ces deux dernières années, de s’entendre appeler par son ancien titre de “président” – parce que les témoins fi dèles de la défense étaient cités à comparaître au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie –, parle même crânement de son “bureau”. C’est une pièce étriquée, une ancienne cellule individuelle. Une table, quatre chaises, un téléphone fi xe. Et un ordinateur qui lui permet d’accéder à la base de données du tribunal, mais pas au monde extérieur.

Tous ces Messieurs les Présidents n’oc-cupent plus leurs fonctions que dans leurs têtes, naturellement, ou alors dans les tracts de leurs partisans. En réalité, ce sont des vaincus, qui pour certains ont été chassés du territoire. Evidemment, leur hiérarchie d’opérette (“Karadzic, le nouveau ‘numéro un’”) a aussi une fonction : elle maintient artifi ciellement en vie une gloire passée dont ils se repaissent sans vergogne. On raconte ici qu’un ancien général a débar-qué un jour muni d’un balai dans la cel-lule d’un codétenu qui n’était pendant la guerre qu’un offi cier subalterne. “Service de chambrée” – le général voulait faire le ménage. L’officier en fut si gêné qu’il a très courtoisement pris le balai et la ser-pillière des mains du général. La persistance de ces vieux rapports hiérarchiques rend

d’autant plus surprenante l’harmonie qui règne dans ce microcosme entre les enne-mis d’hier. On découvre une photographie, belle et eff rayante à la fois, prise dans l’une des salles de loisirs des détenus, à l’époque où l’ancien président yougoslave Slobodan Milosevic y séjournait encore, avant de mourir dans sa cellule en 2006. L’image a fait le tour de La Haye. On peut se la faire montrer en privé, mais non la publier : les personnes qui y sont représentées ne sou-haitent pas qu’elle soit vue du monde exté-rieur. Elle montre des Serbes, des Croates, des Albanais, des chefs de guerre de tous les camps ennemis du confl it bosniaque, posant gaiement ensemble autour du repas de Noël. Certains se tiennent par les épaules comme de vieux compères.

“Je crois qu’il existe une règle tacite parmi les détenus qui veut qu’on ne parle pas de poli-tique”, confi e l’Ecossais Fraser Gilmour, directeur adjoint de la prison et expert des Nations unies en civil, comme le Danois Klaus Hansen, qui porte lui aussi les che-veux longs. “Nous nous eff orçons de créer de la mixité, une petite société sans ségréga-tion.” Ainsi, les responsables des Nations unies n’hésitent pas à placer les ultrana-tionalistes serbes et croates dans des cel-lules voisines. Que ceux qui pensaient qu’il suffi rait d’envoyer les fauteurs de guerre des deux camps sur une île déserte pour qu’ils s’étripent et laissent ainsi le reste de

l’humanité en paix se détrompent : comme le confi rme Fraser Gilmour, il n’y a encore jamais eu de bagarres ici.

A la barre, ces hommes continuent de jouer les irréductibles. Aucun n’a jamais exprimé le moindre regret. Mais on pour-rait se dire que toute la rhétorique dont ils usent toujours et encore pour haranguer leurs partisans à l’extérieur devient bien rela-tive lorsque les chefs de guerre sont en petit comité. “Ils ont plus de points communs que de points de divergence”, estime Klaus Hansen, chargé de leur surveillance. Les hommes se serrent les coudes face à l’ennemi commun – la justice –, poursuit-il. “En prison, tout se cantonne à des choses très simples. La ques-tion n’est pas de savoir si tu es serbe ou croate, mais si tu joues bien aux échecs.”

Bienvenue. Certes, cette paix est artifi cielle, la prison étant un lieu de coexistence forcée. D’un autre côté, la vie elle-même impose une cohabitation, pas seulement dans les Balkans, mais aussi au Congo ou au Proche-Orient. Les nationalistes des Balkans qua-lifi aient jadis la Yougoslavie de “prison des peuples”. Ils attisaient la haine en arguant qu’il valait mieux verser le sang plutôt que de continuer à accepter cela.

Peut-être est-ce le vent de la mer du Nord qui refroidit leurs ardeurs ? Dans les cel-lules individuelles de Scheveningen, on peut entrouvrir les fenêtres, le regard peut vagabonder, et lorsqu’on se tient immobile et qu’on laisse le silence s’installer dans la pièce, on est bien sûr oppressé dans un pre-mier temps par l’exiguïté des lieux – les cel-lules ne mesurent que 10,4 mètres carrés. Un lit, une table, des toilettes ouvertes. Mais la porte n’est pas fermée et l’on peut aller et venir librement dans les autres pièces jusqu’à 20 h 30.

On ne permet pas au visiteur de voir les cellules occupées, mais uniquement une cel-lule vide. Rénovée de fraîche date, celle-ci est prête à accueillir un détenu. Une bonne vingtaine de cellules de ce type sont encore libres à Scheveningen, par exemple pour héberger le chef de guerre Joseph Kony, sous mandat d’arrêt de la Cour pénale inter nationale, qui a embrigadé des armées d’enfants-soldats en Ouganda. Ou Viktor Ianoukovitch, ancien président de l’Ukraine, dont la riposte violente aux manifestations fait actuellement l’objet d’une enquête à La Haye. Ou encore Omar El-Béchir, président du Soudan, également sous mandat d’arrêt.

Les dirigeants et surveillants de la prison ne seront pas les seuls à se réjouir de les voir enfi n résider en ce lieu.

—Ronen SteinkePublié le 21 octobre

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“La question n’est pas de savoir si tu es serbe ou croate, mais si tu joues bien aux échecs”

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D’UN CONTINENT À L’AUTRE32. Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

monumentalité gratuite, caractère dépassé, voire réactionnaire de son programme culturel, dépas-sement astronomique du budget initial, rémunération excessive de son auteur, etc. Certes, M. Arnault a le droit de faire ce qu’il veut avec les sommes qu’il parvient à sous-traire légalement au fisc français.

Cela ne nous empêchera pas de questionner la pertinence de son dernier investissement.

D’après Hal Foster, l’un des plus pertinents critiques du travail de Frank Gerhy, le ter-rible Californien, pionnier de la déconstruction, ne devrait sa renommée qu’à la place qu’il s’est faite dans un système où règnent l’autocongratulation, le népotisme et la connivence. D’innovateur indéniable qu’il fut dans les années 1980, il se serait transformé en architecte au service d’une certaine forme de spéculation, à la croisée de l’art et de la finance. Le cas Gehry représente une montée en puissance dans l’articulation entre capitalisme néolibéral et architecture. Ici la rencontre n’est plus fortuite ; elle est devenue structurelle. Dès le départ, Frank Gehry crée des objets architecturaux dont la principale fonction n’est autre que la spéculation qu’ils rendent possible. La plus-value financière et symbolique n’est plus la conséquence de l’acte architectural mais l’objectif principal, l’architecture étant reléguée au rang de moyen pour y parvenir. C’est cette inversion, plus que les qualités spatiales de ses réalisations, qui serait la cause du déferlement de critiques qui accablent son tout dernier projet.

Un acte idéologique. L’édifice, avec son astucieux jeu de terrasses, serait une déconstruction du panorama parisien. Une frag-mentation du grand tableau, dont les parties seraient recomposées avec des décalages ingénieux. Le recours à un modèle esthétique cubo-futuriste surprend et déçoit à la fois. Il surprend car on aimerait bien que ce fil rouge qui va des constructivistes à la déconstruction critique des années 1980 puisse se poursuivre jusqu’aux déconstructions du capitalisme tardif. Elle déçoit précisément car cette ligne est depuis longtemps rompue. Le constructivisme, politique et subversif, n’a jamais été un maniérisme. Ce que fait Gehry l’est.

Au-delà de cette question de filiation se pose une question de fond : le fait que plusieurs points de vue décomposent et recomposent le paysage d’une ville suffit-il pour faire état d’une insertion urbaine réussie ? Depuis quand un centre d’art n’est-il censé fonctionner que comme un observatoire pour touristes avides de points

Architecture.L’imposture de Frank GehryLa fondation Louis Vuitton incarne les liaisons dangereuses entre art et marchandise, estime ce journaliste suisse, très critique sur son créateur.

—Le Temps Genève

Si le nouveau bijou parisien signé Frank Gehry n’a pas fini de surprendre par les

superlatifs qu’il rend possibles, il n’est pas non plus à l’abri des cri-tiques. Incohérence de son implan-tation dans un ghetto de riches,

les objectifs. Or elle ne le fait que partiellement. La mixité sociale, la pédagogie, la diffusion du savoir, composantes essentielles des politiques culturelles publiques, sont balayées du revers de la main au profit de la promotion de la splendeur et du luxe pour les plus fortunés.

Le vœu du prince. Il est difficile de ne pas succomber aux charmes de ce nouvel édifice délibérément emblématique. Envolées lyriques figées dans la matière, ses parois vitrées, gonflées comme des voiles, s’élèvent à plus de 60 mètres. Elles s’enlacent et englobent sans les refermer des volumes atypiques qui constituent ce nouveau musée. Si l’empreinte est bien reconnaissable, l’usage du bois et du verre rompt avec les surfaces métalliques auxquelles Gehry nous avait habitués.

Il suffit de le comparer à son alter ego programmatique et morphologique (le Guggenheim

de Bi lbao) pou r comprendre ce qui a changé  : Gehry a choisi de faire avec du verre ce qu’i l avait pris l’habitude de réaliser en métal. Car la plastique de

Gehry repose historiquement sur la malléabilité du métal. Des débuts californiens en tôle ondulée aux panneaux en titane du Guggenheim, c’est la flexibilité du métal qui libère les mains du chef d’orchestre. La grande nouveauté du projet parisien repose sur le choix de poursuivre le même travail volumétrique tout en choisissant un matériau bien plus rigide. Chacun des panneaux vitrés incurvés a dû être confectionné séparément. Un four spécifique a été créé pour mouler les 3 584 panneaux de verre aux courbures toutes différentes. Reste à discerner ce que traduit ce passage de la tôle au titane et du titane au verre. Est-ce le fait d’une simple expérimentation avec les matériaux, ou celle-ci répond-elle à une sorte de défi lancé au possible pour construire l’irréalisable ?

Comme Peau d’âne dans le conte de Perrault, Frank Gehry souhaite chaque fois une robe plus compliquée à réaliser. Et il l’obtient, grâce à l’appétit démesuré de ses mécènes. Guggenheim l’a fait en titane ? Faites-le moi en cristal ! Le vœu du prince qui retentit dans les salles démesurées de la

francede vue insolites ? Qu’en est-il surtout des autres critères qui permettent d’éva luer l’in sertion d’un édifice dans un contexte donné ? A quelle po pu lation le nouveau musée est-il destiné, comment dialogue-t-il avec son environnement immédiat ? Comment fait-il évoluer la pratique de cette portion du territoire ? Les responsables du projet n’en diront pas plus, car la réponse à la plupart de ces questions mettrait le doigt sur ce qui ne va pas.

Le maillage métropolitain parisien et les 50 millions de touristes qui déferlent sur ses boulevards permettent de répondre sans se poser trop de questions : la fondation sera une escale supplémentaire qui viendra enrichir l’offre culturelle déjà abondante. Le hiatus apparaît quand on essaie d’établir la cartographie sociale de la nouvelle institution implantée au cœur de l’arrondissement comptant le plus grand nombre de contributeurs à l’ISF. La fondation Louis Vuit ton cultive consciemment un amalgame entre art et luxe, artefact et marchandise. Son implantation en est le symptôme. Nous sommes dans la partie de la ville où vivent ceux qui ont le plus de chances d’être clients, aussi bien du musée que de l’entreprise qui le dirige.

Le bois de Boulogne n’est pas un choix par défaut (plus de place ailleurs, on n’a pas pu faire mieux) mais bel et bien le choix idéal pour une opération qui semble s’édifier sur une confusion : celle qui s’efforce de faire converger la surévaluation de la marchandise de luxe et la surenchère spéculative des cotes de certains artistes. L’emplacement est, littéralement, le lieu rêvé pour la fonction première de l’édifice : promouvoir la marque dont il porte le nom. Se servir d’un projet culturel pour vendre des sacs et des chaussures n’aurait rien de répréhensible en soi, si ses défenseurs n’en faisaient pas un acte idéologique. Or c’est un peu ce qui est en train de se passer. La Fondation Louis Vuitton est brandie comme le nouveau modèle d’action culturelle appelé à remplacer celui qui était à la charge de l’Etat. Encore une fois l’erreur se trouve dans l’amalgame : pour se substituer légitimement à l’action culturelle de l’Etat, celle des mécènes devrait en adopter

↙ Dessin de Cost paru dans Le Soir, Bruxelles.

OPINION

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Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014 FRANCE.

nouvelle fondation se mêle à la voix de l’architecte qui acquiesce et relance : faisons des vagues de verre, une tempête cristalline pour l’éternité !

Sa toute dernière envie consiste donc à fléchir le verre comme on courbe le métal. Le résultat est à la hauteur des attentes : ça brille, ça scintille mais est-ce que cela apporte quelque chose au projet, si ce n’est de consacrer son architecte comme un orfèvre hors pair ? La virtuosité poussée à l’extrême frôle l’indécence et bascule sans prévenir dans le mauvais goût. N’importe quel musicien le sait. Frank Gehry semble l’ignorer.

Frédéric Migayrou, qui apporte à ce potlatch disgracieux la caution intellectuelle du Centre Pompidou, n’a pas manqué de le remarquer dans sa prise de parole le jour de l’inauguration : la fondation est un monument avant même d’être inaugurée. Or, là où il y a monument, on enterre nécessairement quelque chose. Il serait facile d’y situer la mort de l’art, la fonction muséale s’y prêtant à merveille. J’aimerais esquisser l’hypothèse que ce qui est enterré dans le bois de Boulogne n’est pas seulement l’art en tant qu’activité créative et politique, mais aussi l’architecture en tant que pratique à caractère social.

La Fondation Louis Vuitton est un monument funéraire à l’idée même d’une pratique publique de l’architecture. Si Gehry enterre cette fonction, c’est parce qu’il choisit de faire passer au second plan toute une série de critères essentiels, pour laisser la place au merchandising. L’architecte sortira-t-il indemne d’une telle imposture ?

—Christophe CatsarosPublié le 13 novembre

L’auteur

Christophe Catsaros est le rédacteur en chef de la revue suisse d’architecture et d’ingénierie Tracés éditée à Lausanne. Diplômé de philosophie et d’esthétique, il s’intéresse aux villes et à l’évolution de l’espace public.

Nicolas Sarkozy a autorisé des frappes aériennes en Côte d’Ivoire afin d’éviter une crise qui, d’après certains observateurs, aurait pu déboucher sur un nettoyage ethnique. La France avait également rejoint les forces de l’Otan en 2011 pour participer à la campagne de bombardement qui allait renverser le régime du dictateur libyen Muammar Kadhafi. Depuis, les pays de l’Otan assistent à l’implosion de la Libye post-Kadhafi. Mi-septembre, la France appelait à une nouvelle intervention.

Jeu de dupes. De fait, François Hollande s’est révélé aussi combatif que son prédécesseur lorsqu’il s’est agi de combattre des insurrections et de stabiliser des zones de guerre. Sous sa présidence, la France a déployé des troupes au Mali pour combattre des rebelles liés à Al-Qaïda en 2013. Les Français sont également nettement plus dubitatifs que les Américains à propos des négociations sur le nucléaire avec l’Iran. Pour eux, l’accord conclu en novembre 2013 ne serait qu’un jeu de dupes. Il y a un an, alors que les Etats-Unis échouaient à rassembler des soutiens pour leur campagne aérienne contre le régime syrien de Bachar Al-Assad, le gouvernement de François Hollande a courageusement pris la défense du projet américain. Alors que le Parlement britannique votait contre toute intervention, Paris était prêt à lancer ses propres missiles.

Le tropisme “atlantiste” de Nicolas Sarkozy, hommage à une vieille solidarité avec les Etats-Unis, se retrouve entièrement chez François Hollande. A la veille d’une visite d’Etat du président français à Washington il y

a quelques mois, la responsable londonienne du magazine Time, Catherine Mayer, résumait ainsi le nouvel esprit de la bonhomie gallo-américaine : “Fini le temps où les Américains réduisaient les Français à de lâches cohortes de mangeurs de fromage à cause de leur refus de participer à la guerre contre Saddam Hussein. François Hollande semble aujourd’hui le meilleur allié d’Obama, surtout quand on sait que le dirigeant français a eu la magnanimité de ne pas insister sur une affaire qui aurait pu empoisonner leurs relations, à savoir l’espionnage de citoyens français par l’agence nationale de sécurité américaine (NSA). Ainsi que l’a déclaré François Hollande au magazine Time lors d’un entretien exclusif le 24 janvier, le président français compte bien pardonner à défaut d’oublier, et recherche ‘une nouvelle coopération dans le domaine du renseignement’”.

Un certain panache. Mais comment expliquer ce changement ? La politique étrangère française résonne aujourd’hui de forts accents moralistes, ressassés par un groupe d’intellectuels médiatiques et internationalistes. Le plus visible d’entre eux, Bernard-Henri Lévy, était un proche de Sarkozy et aurait joué un rôle clé dans le déclenchement des opérations contre la Libye de Kadhafi. Mais les décisions françaises s’inspirent aussi d’un véritable pragmatisme. Rappelons d’abord que Nicolas Sarkozy – sur la fin de son mandat – et François Hollande – pour l’essentiel du sien – ont affiché une très faible cote de popularité. Face à la multiplication des difficultés intérieures, la décision ferme de mener une action musclée à l’étranger a un certain panache. Et le système politique français permet au chef de l’exécutif de lancer ce genre d’opérations.

Il y a aussi les questions d’argent. En 2013, les commandes d’armement français ont augmenté de 43 % par rapport à l’année précédente et atteignent presque 9 milliards de dollars, indique le ministère de la Défense. La France est l’un des principaux exportateurs d’armes au monde et ses intérêts au Moyen-Orient (y compris sa méfiance face à l’Iran) semblent de plus en plus alignés sur ceux d’un excellent client, l’Arabie Saoudite. Les Français et les Saoudiens essaient de finaliser un contrat d’armement de 3 milliards de dollars pour renforcer l’armée libanaise. Les Saoudiens espèrent que cette décision contribuera à faire reculer l’influence du Hezbollah, que beaucoup considèrent comme un pion de l’Iran et dont les combattants ont soutenu le régime de Bachar Al-Assad dans la guerre civile. La coalition de pays arabes que les Etats-Unis espèrent rassembler contre l’Etat islamique comprend de nombreux Etats autoritaires coupables de graves infractions aux droits de l’homme. Le temps et la naïveté outrecuidante des freedom fries semblent bien loin.

—Ishaan TharoorPublié le 15 septembre

—The Washington Post Washington

En mars 2003, l’enthousiasme mar-tial de la Chambre des représen-tants l’avait poussé à rebaptiser les

frites et le pain grillé de la cantine en free-dom fries et freedom toasts. Quelques mois auparavant, en octobre 2002, le Congrès, aux ordres, avait approuvé le projet d’inva-sion de l’Irak soutenu par le président Bush. La France, alliée des Etats-Unis, s’était alors montrée leur adversaire le plus cri-tique. Une position qui avait provoqué les foudres américaines et signé l’arrêt de mort des french fries.

Les relations franco-américaines n’ont alors jamais été aussi froides, une période presque oubliée aujourd’hui. Début septembre, la France a en effet accueilli des délégations américaine, européennes et arabes afin de mettre au point un plan coordonné de lutte contre l’Etat islamique (EI) en Irak. Paris s’est révélé le plus fervent partisan d’une intervention contre l’organisation terroriste. Le 19 septembre, les avions militaires français ont fait leur première sortie, frappant un dépôt logistique de l’Etat islamique sur le sol irakien, faisant ainsi de la France la deuxième nation occidentale, après les Etats-Unis, à participer à l’effort de guerre. Les Français, voyez-vous, sont devenus les nouveaux faucons de l’Europe.

Au cours des dernières années, les dirigeants français de différents bords politiques ont appelé à intervenir dans toutes sortes de conflits. En 2011, le conservateur

DIPLOMATIE

Les Français nouveaux faucons de l’EuropeLa France de 2003 menait l’opposition à l’invasion américaine de l’Irak. Celle de 2014 a poussé Obama à intervenir en Syrie – en vain. Un retournement aussi politique que pragmatique.

↙ Dessin de Mix & Remix paru dans Le Matin Dimanche, Lausanne.

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Belgique.Taxer lesplus-values ?Une taxe sur les plus-values boursièrespourrait rapporter plusieurs milliards,selon certains spécialistes. D’autrescraignent une fuite des capitaux.

—De Morgen Bruxelles (extraits)

Et hop, la revoilà, la discussionsur la taxation des plus-valuesboursières. Elle s’était déjà invi-

tée à presque toutes les discussionsbudgétaires de ces dernières années.Mais les révélations du Luxleaks, lavente lucrative par Marc Coucke de sesparts dans Omega Pharma et la mani-festation du 6 novembre l’ont mainte-nant mise en point de mire. Et l’appel à

imposer les plus-values boursières nevient pas que de la gauche politique.

Pour Victor Dauginet, spécialiste endroit fiscal, “l’absence de taxation sur lesplus-values boursières est une faute mo-rale. Demander à des gens qui travaillentdur de contribuer au système et, dans lemême temps, ne pas du tout imposer cesplus-values, cela ne va pas. Il y a unegrande anomalie dans le système. Si vouscréez une entreprise et que vous vous oc-troyez une rémunération de 2 millions

d’euros, vous devrez acquitter la moitié dece montant sous forme d’impôts. Alors quesi vous placez cette même somme dans unesociété et réalisez une plus-value par cebiais, vous ne payerez pas un centime.C’est une lacune dans la législation. Selonmoi, le ministre Geens a failli à sa tâche enne réglant pas ce problème.” [Koen Geens(CD&V) était le ministre des Financesdu gouvernement Di Rupo]

Selon les calculs du Hiva, l’institutd’études [sociologiques et du marchédu travail] de la KULeuven, la taxationdes plus-values pourrait rapporter unejolie somme aux pouvoirs publics bel-ges. “En moyenne, taxer les bénéfices réa-lisés à l’occasion de ventes d’actions pour-rait rapporter 2 milliards par an dansl’hypothèse d’un taux de taxation fixé à25 %. C’est ce que nous avons calculé àpartir de ce que ce genre de mesures rap-porte à l’étranger. Pour 2013, on seraitmême arrivés à 5,2 milliards d’euros maisce chiffre n’est pas représentatif parce quec’était une année boursière exceptionnelle”,résume le coordinateur de l’enquête,Jozef Pacolet.

“Les plus-values boursières affecteraientessentiellement les plus hauts revenus. Iln’y a que 15 % des Belges qui investissentdirectement en actions. Mais il ne faut passeulement considérer les transactionsboursières. La majorité des actions concer-nent des entreprises qui ne sont pas cotées.Nos calculs en tiennent compte également.”

Déductions. Il faut toutefois apporterun puissant correctif à ces chiffres : lesrevenus d’une taxe sur les plus-valuesauraient été négatifs entre 2008 et 2010parce que la plupart des actions ontsubi de sérieux revers au cours de cettepériode. Les enquêteurs soulignentqu’en cas de moins-value sur une ac-tion, une déduction fiscale devrait êtrepossible.

“Au-delà de la discussion sur ce quepourrait rapporter une telle taxe, l’intro-duction de celle-ci est aussi une questiond’équité. Cela n’a rien à voir avec l’utilisa-tion plus ou moins judicieuse de l’argentainsi collecté par les pouvoirs publics, ar-gument qui est utilisé par Marc Coucke etd’autres entrepreneurs. Cela, c’est uneautre discussion”, ajoute Jozef Pacolet.

Il balaie aussi d’un revers de la mainl’idée que l’introduction d’une telle im-position devrait être liée à une réduc-tion de charges sur le travail. “La taxesur les plus values boursières ne doit pasêtre associée à telle ou telle condition, selonmoi. La question est de savoir si en soi, unetelle taxe se justifie ou non.”

Pour le professeur de droit fiscal Mi-chel Maus et l’avocat Victor Dauginet,ce n’est pas seulement une questiond’équité ou de justice mais aussi declarté. Michel Maus : “Si, en tant queparticulier, vous réalisez un bénéfice surdes actions, il n’est pas évident que vousdeviez payer des impôts sur celui-ci. La loistipule que vous n’êtes pas redevable del’impôt pourvu qu’il n’y ait pas eu de “ges-tion patrimoniale anormale”. C’est une

notion très vague qui est source de beau-coup d’incertitude. On se souvient de l’af-faire fiscale de Karel De Gucht. Y a-t-il eu,oui ou non, une gestion anormale des ac-tions ? Ce dossier a fini par être classé ver-ticalement en raison d’erreurs de procé-dure...”

Ce sont précisément toutes ces lacu-nes, ces absurdités et ces flous qui sontutilisés par les entreprises. Victor Dau-ginet estime que les sociétés de consul-tance et d’audit comme PwC, Deloitte,Ernst & Young ou KPMG jouent un rôleplus que douteux dans cette histoire :

“Elles devraient vraiment très sérieuse-ment se poser la question du rôle qu’ellesjouent au sein de la société. Elles gagnentun argent fou en expliquant aux gens com-ment éviter l’impôt. On est en droit de seposer des questions. Elles attirent des jeu-nes gens brillants et intelligents pour lesformer à donner ce genre de conseils.Est-ce vraiment le but ? Je pense que cela nedevrait pas l’être. Mais c’est la faute du lé-gislateur belge qui n’est pas clair.”

“On pourrait très bien promulguer uneloi qui nettoierait toutes ces constructionsfiscales qui existent actuellement dans no-tre pays.”

Evasions. Comme en plus de l’absenced’impôt sur les plus-values, il existeaussi dans notre pays le système des in-térêts notionnels, notre pays est devenuun refuge de prédilection pour bonnombre d’entreprises. Et surtout pourde riches citoyens de France et desPays-Bas. Les exemples les plus célè-bres sont l’acteur Gérard Depardieu etBernard Arnault – PDG de l’empireLVMH, lequel est propriétaire des mar-ques Moët et Chandon, Hennessy,Louis Vuitton et Christian Dior.

Une enquête du quotidien économi-que De Tijd a révélé que Bernard Ar-nault concluait depuis des années desaccords concernant ses actions dansCarrefour, Christian Dior ou encore lamarque de luxe Bulgari avec de petitesentreprises en Belgique dont l’existencese résume à une boîte aux lettres àSchaerbeek. L’absence d’impôt sur lesplus-values en Belgique a ainsi permis àArnault et à LVMH de soustraire descentaines de millions d’impôts au fiscfrançais.

Et, à en croire cette enquête du Tijdqui remonte maintenant à il y a deuxans, Bernard Arnault ne serait que le

↙ Dessin de Gaëlle Grisardpour Courrier international.

La loi stipule que vousn’êtes pas redevable del’impôt pourvu qu’il n’yait pas eu de “gestionpatrimoniale anormale”.C’est une notion trèsvague qui est source debeaucoup d’incertitude.

D'UN CONTINENT À L'AUTRE. Courrier international – n° 1255 du 20 au 26 novembre 2014I.

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—De Standaard Bruxelles(extraits)

C’est le plus grand parti de la coa-lition qui fournit le Premier mi-nistre. Cette règle a été rappelée

plusieurs fois pendant le processus deformation du gouvernement Michel. LeCD&V a dit à plusieurs reprises au pré-sident de la N-VA, Bart De Wever, quece serait à lui d’occuper le 16, rue de laLoi. Mais, comme on le sait, les chosesse sont passées autrement et c’est fina-lement au peu expérimenté Charles Mi-chel que revient l’honneur de revêtir laplus haute fonction politique du pays.

Une des tâches principales d’un Pre-mier ministre, c’est de garantir la cohé-sion de son équipe et, à cette fin, un mi-nimum de charisme ou d’expériencen’est jamais superflu. Le gouvernementMichel a subi ses premiers stress tests aucours des dernières semaines. La mani-festation organisée par les syndicats arallié un grand nombre de mécontents,ce qui va signifier en pratique que lesplans d’économie vont, au moins enpartie, devoir être revus.

Mais la coalition a affiché aussi sespremières divergences de vues. Jus-que-là, c’est parfaitement normal : lesnouveaux ministres cherchent à se pro-filer et à ne pas passer pour de vulgaires

laquais, tout juste bons à appliquer do-cilement un accord de gouvernement.

Les premières tensions au sein decette équipe se sont toutes dérouléesselon le même scénario. Un ministre lâ-che un ballon d’essai, lequel est aussi-tôt soigneusement dégonflé par les par-tenaires de la coalition. Le plus inat-tendu a bien entendu été celui de laministre de la Santé publique, MaggieDe Block (Open VLD), quand elle a pro-posé, avec toutes les précautionsd’usage, que l’on réexamine quelle estla meilleure politique à suivre en ma-tière de drogues. La suggestion a étéimmédiatement pulvérisée par un mis-sile en provenance de l’Hôtel de Villed’Anvers.

Ensuite, l’idée de Didier Reynders(MR) d’alléger les mesures visant lesinstitutions culturelles fédérales a étécritiquée par la N-VA. Enfin, lorsque laministre de l’Energie, Marie-ChristineMarghem (MR), a proposé de prolon-ger la durée de vie des centrales nu-cléaires, ce sont tous les partis fla-mands de la coalition qui s’y sont mispour tuer dans l’oeuf cette initiative.

Mais une chose frappe dans chacunde ces scénarios : l’absence du Premierministre. En principe, c’est l’une des tâ-ches essentielles d’un chef de gouver-nement de rappeler tout le monde à

l’ordre lorsque ce genre de querelles in-ternes se déclenche. Charles Michel nele fait pas pour l’instant et toutes les di-vergences de vues entre les partenairesse retrouvent dès lors étalées, de ma-nière assez gênante, sur la place publi-que. Il pourrait s’agir d’une stratégiedélibérée : comme Premier ministre, ilne faut pas faire trop souvent montred’autorité, sans quoi il ne reste plus as-sez d’espace pour les autres. Il se pour-rait que Charles Michel laisse du tempsau temps pour finalement avoir le der-nier mot. Mais il se pourrait aussi qu’iln’arrive pas à prendre le contrôle etsoit dès lors forcé d’assister impuissantau spectacle.

C’est précisément dans ce genre decirconstances qu’apparaissent au grandjour les conséquences du non-respectde la règle selon laquelle c’est le plusgrand parti de la coalition qui livre lePremier ministre. Charles Michel dis-pose-t-il de l’autorité nécessaire pourrappeler à l’ordre ses ministres ?

Il serait, par exemple, extrêmementdélicat pour lui de devoir taper sur lesdoigts de son propre vice-premier mi-nistre, Didier Reynders, tellement plusexpérimenté que lui-même, pour avoirparlé avant son tour du sort des institu-tions culturelles fédérales. Mais il luiserait encore infiniment plus difficiled’attaquer de front le plus puissantparti de la coalition.

Le président de la N-VA n’a laisséplaner aucun doute quant à son refuscatégorique d’assouplir la politique enmatière de drogues douces et le dossiersemble bel et bien enterré. Il est vraique Bart De Wever s’était, en tant quebourgmestre d’Anvers, fortement pro-filé dans ce dossier et qu’il peut diffici-lement faire volte-face. Mais le plussurprenant à été l’absence totale de ré-plique à sa déclaration. Même l’OpenVLD ne s’est pas vraiment senti obligéde soutenir Maggie De Block. Un peucomme dans les sociétés primitives :lorsque le plus ancien du village prendla parole, personne n’ose réellement lecontredire, parce que c’est lui qui dé-tient le véritable pouvoir.

Il y a tout juste un mois, quelqu’unavait demandé à Bart De Wever s’ilcomptait se comporter comme une bel-le-mère vis-à-vis du gouvernement Mi-chel et il avait démenti, arguant qu’aucours des dernières années, il ne s’étaitpermis qu’un seul coup de téléphoneimpérieux par an à ses partenaires ausein de la coalition flamande.

En fait, il pourrait bien avoir raison :pour torpiller la proposition de MaggieDe Block, il ne s’est même pas donné lapeine de lui téléphoner, il s’est servid’une interview à la chaîne de télévi-sion locale. Les belles-mères ont plusd’un tour dans leur sac. C’est le refletd’une autre loi immuable en politique :celui qui a le pouvoir ne tardera pas àen faire usage.

—Marc HooghePublié le 13 novembre

Le jeune premieret la belle-mèreCharles Michel a-t-il l’autorité nécessaire pour garantir lacohésion de son gouvernement ? Le politologue Marc Hooghe,de la KULeuven, se permet d’en douter.

sommet de l’iceberg : au total, les 500Français les plus riches avaient alorsfait venir quelque 17 milliards de reve-nus en Belgique et ce montant a certai-nement augmenté depuis.

Ainsi, le producteur et animateur detélévision Jacques Essebag [plus connusous son pseudonyme d’Arthur] a faitson entrée à Uccle cette année en y ac-quérant une villa de luxe. Crédité d’unefortune estimée à 200 millions d’euros,l’animateur a créé en décembre 2013une société anonyme belge de produc-tion de films ainsi que d’émissions deradio et de télévision, baptisée OcéanFilms.

Les Néerlandais, eux aussi, viennentvolontiers s’établir dans notre payspour raisons fiscales. Aux Pays-Bas,l’impôt sur les plus-values n’est que de1,2 % – une paille comparée aux 33,3 %appliqués en France – mais des commu-nes comme Brasschaat, Schilde ou La-naken sont désormais des lieux de rési-dence très prisés par nos voisins duNord. “Nous avons notre propre systèmed’évasion fiscale. Nous appliquons une mo-rale à deux vitesses quand nous parlons deLuxleaks et nous ferions bien de nettoyerdevant notre propre porte”, conclut Mi-chel Maus.

Nous sommes toutefois loin d’être leseul pays sans taxation des plus-values.L’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Rou-manie ou la Pologne n’en ont pas da-vantage, pas plus que le Liechtensteinou Monaco.

Faut-il dès lors craindre une fuite decapitaux si la Belgique venait à mettreen place une telle mesure ? “Si on com-bine celle-ci avec une baisse des charges surle travail, je ne vois pas pourquoi cela seproduirait. On pourrait aussi instaurerune progressivité de cette taxe”, estimeMichel Maus. Quant à Victor Dauginet :“Je ne crois pas à une fuite des capitaux.Annoncer cela, c’est jouer à faire peur auxgens. Si le système fiscal y gagne nettementen clarté, cela n’arrivera pas.”

—Dominique SoenensPublié le 12 novembre

“Nous appliquons unemorale à deux vitessesquand nous parlons deLuxleaks et nous ferionsbien de nettoyer devantnotre propre porte.”

→ Dessin de duBusparu dans La Libre Belgique.

BELGIQUECourrier international – n° 1255 du 20 au 26 novembre 2014 II

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D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

unioneuropéenne

↓ Dessin de Kazanevsky, Ukraine.

—The Daily Telegraph Londres

A u Royaume-Uni, le débat sur l’Eu-rope est d’un nombrilisme affo-lant. Les Britanniques pérorent à

n’en plus finir comme s’ils étaient les seuls à avoir des réserves quant à l’orientation de l’Union européenne. Cela n’a jamais été le cas et, même, le scepticisme monte depuis que les élections européennes du printemps dernier ont flanqué une bonne frousse aux élites qui gouvernent l’Europe depuis 1951 et qui ont créé la Communauté européenne du charbon et de l’acier.

L’arrêt rendu ce mardi 11 novembre par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), autorisant les Etats membres à refuser le “tourisme social”, est une consé-quence directe des élections de mai. La Cour a toujours été accusée de faire de la politique au lieu d’interpréter minutieuse-ment la législation existante. C’est incon-testablement une instance éminemment politique, qui, il y a un an encore, n’aurait jamais pris une telle décision.

La portée de cet arrêt de la Cour de jus-tice va bien au-delà de la question relati-vement restreinte de la libre circulation des personnes. Cette cour, établie au Luxembourg, a toujours été un moteur de l’intégration européenne, envers et contre la souveraineté des Etats-nations européens. La Cour européenne de jus-tice a pour mission d’interpréter les trai-tés européens. Chacun de ses arrêts entre ensuite dans l’acquis communautaire, c’est-à-dire dans l’ensemble des lois, actes juridiques et décisions de jurisprudence qui forment le corpus juridique européen. En somme, la Cour de justice européenne détermine ce que fait l’Union européenne et comment elle le fait.

Jusqu’à ce mardi, la Cour de justice, dans chacune de ses grandes décisions, avait approfondi l’intégration aux dépens de l’indépendance des Etats-nations. Rien d’étonnant, donc, à ce que des euroscep-tiques s’en méfient tant – d’autant plus que la Cour de justice a le pouvoir de rendre contraignantes les dispositions des trai-tés, qu’elle ne s’en prive pas, et qu’elle peut même imposer des amendes illimitées aux Etats récalcitrants.

Mais ce mardi 11 novembre les juges de la CJUE ont pris une décision totalement insolite. Leur arrêt donne la liberté aux Etats membres d’octroyer ou non certaines prestations sociales à des ressortissants européens inactifs sans avoir à en référer à aucune autorité supranationale. Le len-demain, la Commission européenne assu-rait que cette décision ne changeait rien, faute de trouver autre chose à dire. Car cette décision change tout : elle a même de quoi enchanter tous ceux qui chérissent depuis toujours une Europe des nations, petit groupe illustre comprenant le géné-ral de Gaulle et Margaret Thatcher – et probablement aucun autre grand diri-geant européen.

Justice. Vers l’Europe de Margaret Thatcher

La décision semble ainsi s’inscrire dans le droit fil du fameux discours de Bruges de Margaret Thatcher, en septembre 1988, qui plaidait pour une Europe des patries, de l’Atlantique à l’Oural. “L’Europe sera plus forte si elle compte précisément en son sein la France en tant que France, l’Espagne en tant qu’Espagne, la Grande-Bretagne en tant que Grande-Bretagne, chacune avec ses coutumes, ses traditions et ses particulari-tés. Ce serait de la folie que d’essayer de les faire entrer dans une sorte de portrait-robot européen” [traduction de l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris]. Il est trop tôt pour dire si la Cour de justice continuera de rendre des arrêts qui auraient été doux aux oreilles de Margaret Thatcher, mais, si c’est le cas, le 11 novembre 2014 restera dans l’Histoire comme le jour où le rêve des Etats-Unis d’Europe formulé par Jean Monnet est parti en fumée.

Les conséquences pourraient être énormes. Les Etats se remettraient pro-gressivement à prendre leurs propres déci-sions sur des sujets fondamentaux, comme les migrations, sans rendre aucun compte à Bruxelles. L’Europe deviendrait peu à peu cette zone de libre-échange pour laquelle nous, Britanniques, avions cru voter en 1975, lors du référendum d’adhésion à ce qui s’appelait alors le Marché commun.

L’arrêt de la Cour de justice a par ailleurs des répercussions incommensurables pour la Grande-Bretagne elle-même. Jusqu’à pré-sent, on avait de bonnes raisons de penser que la promesse de David Cameron d’or-ganiser un référendum sur une sortie de l’UE n’était rien d’autre qu’un astucieux subterfuge pour assurer la cohésion de son parti déchiré en attendant les législa-tives de mai 2015. On se disait que les vrais problèmes commenceraient si le Premier ministre sortant venait à remporter ce scrutin, car il se retrouverait isolé et de ce fait condamné à échouer dans sa mis-sion de réformer significativement l’Union européenne. Dans ce contexte, on pouvait s’attendre à ce que le Parti conservateur explose en deux factions antagonistes, une grande favorable à la sortie de l’UE et une plus petite prônant le maintien au sein d’une Europe fédérale. Désormais, toutes ces hypothèses tombent et doivent être réexaminées.

L’arrêt de la Cour de justice ouvre la perspective, fort tentante, d’un accord entre les 28 Etats membres autour d’une Europe relâchée, qui tiendrait davantage de l’union commerciale que de la fédéra-tion politique. Pour le Premier ministre britannique, c’est l’occasion d’aller forger

La portée de cet arrêt va bien au-delà de la question de la libre circulation des personnes

La décision de la Cour de justice de l’Union autorisant les Etats membres à refuser le “tourisme social” réjouit ceux qui rêvent d’une Europe des nations.

III.

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UNION EUROPÉENNE.Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

↙ La chasse de l’optimiseur fiscal.Dessin de Schneider, Suisse.

Le 11 novembre 2014 restera dans l’Histoire comme le jour où le rêve des Etats-Unis d’Europe formulé par Jean Monnet est parti en fumée

—El País Madrid

J ean-Claude Juncker semble parodier la scène de Casablanca où l’ineffable Claude Rains s’exclame : “Je suis

choqué, vraiment choqué de découvrir qu’on joue de l’argent ici !” et où l’instant d’après le croupier lui tend une liasse de billets en lui disant : “Vos gains, monsieur.” C’est ainsi que le président de la Commission européenne tente de convaincre 500 mil-lions d’Européens que, non content d’être scandalisé par les révélations faites cette semaine, selon lesquelles 340 multinatio-nales auraient utilisé le Luxembourg pour ne pas payer leurs impôts, il va prendre des mesures énergiques pour que de tels faits ne se reproduisent pas.

Juncker a présidé le grand-duché de Luxembourg pendant rien de moins que dix-huit ans, cumulant ce poste avec celui de ministre des Finances. Et il voudrait nous faire croire qu’il ne savait rien ?! De deux choses l’une, soit il ment, ce qui devrait amener le Parlement européen à déposer une motion de censure contre lui, soit il dit la vérité, auquel cas l’incompétence dont il a fait preuve dans l’exercice de ses fonctions lui enlève toute crédibilité pour présider la Commission européenne.

Il s’agit d’une affaire grave qui aura de nombreuses conséquences politiques. En effet, elle révèle que le succès politique de Juncker, qui a permis aux Luxembourgeois de jouir d’un incroyable niveau de vie et de prestations sociales incomparables, repose

COMMISSION

L’immense arnaque luxembourgeoise Les révélations sur le vaste système d’évasion fiscale mis en place lorsqu’il était Premier ministre du Luxembourg montrent que Jean-Claude Juncker est soit un menteur, soit un incompétent.

sur un régime fiscal qui est peut-être légal sur le plan formel, mais qui est clairement frauduleux dans son intention. Les autori-tés luxembourgeoises ont dû avoir un peu mauvaise conscience, à en juger par leurs réticences à répondre aux demandes d’in-formation sur ces pratiques que leur adres-sait le commissaire de l’époque, Joaquín Almunia. Aujourd’hui, ces mêmes autorités doivent encore avoir mauvaise conscience quand elles s’empressent de dire qu’elles ne vont plus recommencer, maintenant que tout a été découvert.

Mais la délégitimisation de Juncker pour présider la Commission dépasse le contexte luxembourgeois. En tant que président de l’Eurogroupe au plus fort de la crise de l’euro, Juncker a mené des politiques d’aus-térité et d’ajustement budgétaire qui ont entraîné des coupes sanglantes dans les prestations sociales de millions d’Euro-péens. Aujourd’hui, il s’avère que l’actuel président de la Commission européenne était dans le même temps à la tête d’un pays qui vidait de leurs impôts les caisses des pays membres à l’heure où ils en avaient le plus besoin. Combien de professeurs et de mé decins auraient pu être financés avec les sommes détournées ? Juncker aura beau s’efforcer de nous convaincre qu’il va mener une harmonisation fiscale pour mettre fin à de telles pratiques, il s’est rendu com-plice d’une immense arnaque contre les citoyens européens.

—José Ignacio TorreblancaPublié le 13 novembre

de vraies alliances partout en Europe, afin d’être en position de force au moment des négociations et de pouvoir à la fois tenir ses promesses et satisfaire la majorité des eurosceptiques au sein de son parti. Ce qui serait une réussite cruciale, car David Cameron pourrait ainsi combler le fossé historique qui, depuis la chute de Margaret Thatcher, il y a vingt-quatre ans, rend le Parti conservateur ingérable. Il a la possibilité de se mettre dans une posi-tion de négociation apte à satisfaire une large majorité des eurosceptiques de son parti, mais aussi des Britanniques dans leur ensemble.

N’oublions pas cependant qu’il restera toujours une petite frange de parlemen-taires conservateurs résolus à faire sortir la Grande-Bretagne de l’Union, quelles que soient les circonstances et quel qu’en soit le prix. Pour cette poignée-là, l’Europe est le plus grand enjeu de notre temps, loin devant le sort de leur parti ou celui de leur dirigeant. Jusqu’à présent, David Cameron a choisi face à eux l’apaisement. Michael Gove, le directeur du groupe parlementaire conservateur, se révèle être aussi mauvais au poste qu’il a été un ministre de l’Edu-cation exceptionnel : il s’est montré inca-pable de mater l’indiscipline et la déloyauté effrontées du petit groupe de parlemen-taires conservateurs réunis sous la bannière “Better Off Out” [“Mieux sans l’Europe”]. Il les a laissés flirter avec l’Ukip (Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni), sans pour autant parvenir à empêcher les défections de deux députés conservateurs.

David Cameron a été jusqu’à présent un Premier ministre très chanceux. Les choses ont systématiquement tourné en sa faveur. Et voilà qu’aujourd’hui il a l’occa-sion de mettre l’arrêt de la Cour de justice au profit de sa propre conception de l’Eu-rope, pour donner une idée de ses ambi-tions et de ses objectifs lorsqu’il ouvrira des négociations, s’il est réélu.

Il s’agit de plaider pour une Europe des nations dans l’esprit de De Gaulle et de Thatcher – et de l’arrêt du 11 novembre de la Cour de justice. La majorité des parle-mentaires conservateurs s’en félicitera, à n’en pas douter. Quant aux autres, David Cameron devrait dès maintenant les mettre en demeure : il doit inviter les conserva-teurs anti-UE à avoir le courage de leurs convictions et à en tirer les conclusions logiques, à savoir quitter le parti et rejoindre les rangs de l’Ukip.

—Peter ObornePublié le 13 novembre

VU D’AUTRICHE

Le loup dans la bergeriePuisque l’évasion fiscale n’a aucun secret pour Jean-Claude Juncker, qui mieux que lui pourrait y mettre fin ?

—Wiener Zeitung Vienne

L’hypocrisie des critiques adressées à Jean-Claude Juncker à propos du modèle d’épargne fiscale du

Luxembourg a de quoi surprendre. Le grand-duché a aidé les multinationales à échap-per à l’impôt dans la mesure du possible, en s’enrichissant du même coup. Le chef du gouvernement, en l’occurrence Jean-Claude Juncker, a fait ce que tout chef de gouvernement devrait faire : il a démulti-plié la richesse de ses concitoyens.

Le paradis fiscal luxembourgeois est incontestablement hors normes. Il est inadmissible qu’un pays puisse aider à dissimuler des profits colossaux réalisés ailleurs. Le modèle de compétitivité fis-cale s’est toutefois diffusé largement dans toute l’Europe. En 1986, un jugement de la Cour de justice européenne a même encouragé cette concurrence. Dans les Conseils européens, c’était tout récem-ment encore la doctrine suprême.

Les révélations sur les “Lux-Leaks” ont toutefois une conséquence que les capi-tales européennes n’avaient pas prévue : la société civile se réveille tout à coup et se demande si les politiques ne sont pas devenus fous. Juncker est la cible des critiques et les Pays-Bas se félicitent de ne pas être surex-posés. Cela dit, les bonnes questions sont enfin posées. Lorsque Ikea dégage 2,5 mil-liards d’euros de bénéfices et ne paie que 48 000 euros d’impôts sur les sociétés, il est clair pour tout le monde que le modèle social européen est condamné. Aujourd’hui qu’il est président de la Commission euro-péenne, c’est à lui, Jean-Claude Juncker, de mettre un terme à ces agissements. Faire entrer le loup dans la bergerie peut avoir du bon. En tout cas, l’évasion fiscale n’a aucun secret pour lui. Si quelqu’un peut y remé-dier, c’est bien lui.

Les ministres des Finances et les chefs de gouvernement des 28 pays membres devraient, quant à eux, rester plutôt silen-cieux. Les Pays-Bas, Chypre, Malte, le Royaume-Uni ainsi que l’Autriche ont attiré les entreprises par leurs allégements fiscaux. Nul n’est censé ignorer que ces modèles luxembourgeois ou néerlandais sont à deux doigts de la fraude fiscale. Plutôt que de démissionner, il revient à Jean-Claude Juncker d’agir aussi vite que possible.

—Reinhard GöweilPublié le 12 novembre

IV

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Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

—Al-Arabiya (extraits) Dubaï

Dans une initiative qui n’a surpris per-sonne, le gouvernement suédois vient de reconnaître [le 30 octobre] offi ciellement l’Etat de Palestine. En Israël, les réactions sont allées de la colère au rejet dédaigneux. Israël a rappelé son ambassadeur à Stockholm

pour consultation et le ministre des Aff aires étran-gères, Avigdor Lieberman, avec sa délicatesse habi-tuelle, a fait remarquer à son homologue suédoise que “la Suède doit comprendre que les relations au Moyen-Orient sont beaucoup plus compliquées que le mode d’assemblage d’un meuble Ikea”. Ces paroles lui vaudront peut-être quelques pauvres points dans l’opinion publique israélienne. Mais elles traduisent surtout l’arrogance dont fait preuve le gouvernement israélien dans ses relations avec le monde et son aveuglement face au sentiment qui est en train d’émerger à son égard.

Une désastreuse trajectoire de collision avec une grande partie de la communauté internationale semble devoir être la conclusion logique du comportement adopté par Israël. Il ne s’agit plus seulement d’une confrontation avec ses ennemis, mais avec quelques-uns de ses plus

Une inévitable confrontation avec le mondeJugé arrogant dans ses relations et peu enclin à faire la paix avec les Palestiniens, le gouvernement israélien connaît un isolement croissant sur la scène internationale.

ISRAËL-OCCIDENTL’amitié qui paraissait gravée dans le marbre entre Israël et les Etats-Unis, comme le rappelle Yediot Aharonot (p. 37), ne semble plus d’actualité. Et même la défaite électorale d’Obama ne changera pas la donne, écrit Ha’Aretz (p. 36). Avec l’Europe, le Financial Times parle de point de rupture. Que s’est-il passé ? Pour l’Occident, Israël, en maintenant son occupation des territoires palestiniens, s’achemine vers l’apartheid (ci-dessous). Pour Jérusalem, l’Occident renoue avec l’esprit munichois, faisant les yeux doux à l’Iran, souligne Israël Hayom (p. 38). Il permet la résurgence de l’antisémitisme et cède aux desiderata de ses communautés musulmanes (pp. 41 et 42).

à la une

proches amis et alliés. L’attitude israélienne vis-à-vis des Palestiniens et du processus de paix provoque des dissensions croissantes avec de nombreux pays du monde. Il semble plus probable que jamais que, si Israël ne se montre pas prêt à négocier sérieusement avec les Palestiniens sur une solution à deux Etats, l’initiative suédoise sera suivie par d’autres pays.

Au cours de ces dernières années, l’assurance israélienne a crû au point que l’Etat juif s’estime aujourd’hui non seulement invincible militairement, mais également invulnérable aux critiques et pressions internationales. La combinaison d’une économie forte, d’une supériorité militaire, d’un Moyen-Orient divisé et d’une communauté internationale incohérente a convaincu le gouvernement israélien qu’il pouvait impunément poursuivre sa politique d’obstruction. Au travers de l’expansion des colonies, d’une occupation oppressive, la solution politique permettant l’existence de deux Etats indépendants, Israël et la Palestine, devient plus lointaine et incertaine. C’est précisément ce qui contrarie de nombreux acteurs de la communauté internationale. Pendant des années, cette dernière a tenté

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Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

T LA RUPTURE L’auteur

YOSSI MEKELBERGDiplômé de l’université de Tel-Aviv et de la Middlesex University, Yossi Mekelberg est spécialiste des relations internationales. Ses centres d’intérêt sont la politique étrangère américaine et le Moyen-Orient. Mekelberg est chercheur associé à l’Institut royal des aff aires internationales (Chatham House) et fondateur du Middle East Economic Forum. Il intervient régulièrement dans les médias britanniques, israéliens et arabes. Le gouvernement britannique comme l’Union européenne font souvent appel à son expertise.

“LA MENACE ISLAMISTE”Dans le Yediot Aharonot, l’éditorialiste Guy Bechor tonne contre l’Europe après le vote du Parlement suédois sur la reconnaissance de l’Etat de Palestine. “Alors que des rescapés de la Shoah sont encore vivants, on assiste au développement d’un antisémitisme européen monstre, institutionnalisé par les diff érents Parlements. L’Europe parle des droits de l’homme mais oublie de nouveau les droits des Juifs.” Pour Bechor, les Juifs européens se sentent abandonnés. “S’engager à trouver une solution au problème palestinien, c’est bien, mais l’Europe doit d’abord penser à ses propres citoyens. Eriger des monuments à la mémoire de la Shoah, c’est bien aussi, mais un nouvel antisémitisme est en train de rejoindre l’ancien.” Le retournement européen, Bechor l’explique par l’islamisation de l’Ancien Continent. “Ce n’est pas un hasard si la Suède est en tête de la campagne [pour la reconnaissance de la Palestine]. Dans ce pays, les musulmans représentent plus de 10 % de la population et cette proportion augmente chaque année de 1 %. L’Europe s’est illustrée durant mille ans dans l’humiliation, l’expulsion et le meurtre des Juifs. Mais désormais, la menace [islamiste] concerne aussi les Européens. Et le volcan qui s’appelle Europe est tout près de l’éruption.”

Réactions

de dégager la meilleure approche susceptible de déboucher sur l’objectif tant espéré : la fi n du confl it israélo-palestinien. Jusqu’à présent, toute son action – ou son inaction – n’a pas réussi à atteindre ce but. Une quantité énorme d’énergie et de ressources internationales a été mobilisée afi n de faire de la paix au Moyen-Orient une réalité. Les résultats ont été jusqu’ici dérisoires. Les eff orts diplomatiques pour parvenir à la paix ont dans bien des cas débouché sur de nouvelles explosions de violence. Depuis le lancement du processus d’Oslo [1993], l’idée dominante consistait à penser que ménager Israël l’inciterait à faire preuve de souplesse dans les négociations de paix. Les vingt et une années qui se sont écoulées depuis et la longue série d’échecs qui les ont jalonnées ont peu à peu conduit la communauté internationale à revenir sur sa position. Elle est aujourd’hui convaincue que, si la solution des deux Etats a encore une petite chance d’aboutir, elle ne verra le jour que si l’on contraint Israël à l’accepter de force.

“Petite fi ente”. La ministre suédoise des Aff aires étrangères, Margot Wallström, a expliqué que la décision de son pays ne visait pas seulement à confi rmer l’évidence, à savoir que les Palestiniens ont droit à l’autodétermination, mais qu’elle devait aussi agir comme un catalyseur incitant d’autres pays à emboîter le pas à Stockholm. Le Parlement britannique a voté [le 13 octobre] à une majorité écrasante, même si la motion n’était pas contraignante, en faveur de l’indépendance palestinienne, et des voix allant dans le même sens se font entendre dans diff érents pays.

A l’heure actuelle, la frustration vis-à-vis du gouvernement israélien n’est nulle part aussi forte qu’à Washington. L’article récent de Jeff rey Goldberg dans The Atlantic, fondé sur un entretien avec un haut responsable de l’administration Obama [qui aurait traité Nétanyahou de “petite fi ente”], a révélé la profondeur de la méfi ance existant entre le Premier ministre israélien et le gouvernement américain (lire page 38). Non seulement ce dernier n’a plus confi ance dans l’intégrité de Nétanyahou, mais il pense que Nétanyahou préfère risquer un clash avec le monde entier plutôt que perdre son poste.

Sans un changement rapide et radical d’orien-tation de la part du gouvernement israélien, ce qui paraît bien peu probable, l’Etat juif va devoir faire face à une inévitable confrontation avec le reste du monde et à un isolement croissant. Après la remarque condescendante qu’il lui avait adressée, la ministre des Aff aires étrangères suédoise a rétorqué à Lieberman qu’elle serait “heureuse de lui envoyer un meuble Ikea en kit. Il constatera alors que cela exige un partenaire, de la coopération et un bon manuel.” Dans l’intérêt de sa population, le gouvernement israélien ferait bien de réfl échir à ce conseil avant que le pays ne devienne un Etat paria.

—Yossi MekelbergPublié le 5 novembre

← Dessin de Bertram’s pour Courrier international.

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À LA UNE Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

—Ha’Aretz (extraits) Tel-Aviv

Deux ans : c’est ce qu’il aura fallu attendre pour que le rêve de Benyamin Nétanyahou se réalise – Obama a mordu la poussière. Les premiers jours de novembre 2012 [présiden-tielle américaine], l’excitation était à son comble autour de Nétanyahou. Les sondages

secrets et les estimations semblaient indiquer que, contrairement aux craintes israéliennes, le candidat républicain Mitt Romney allait vaincre le sortant démocrate, tout comme, en 1996, Nétanyahou avait pris de court les experts en rafl ant la victoire au nez et à la barbe du Premier ministre [travailliste] sortant Shimon Peres [qui avait succédé à Yitzhak Rabin, assassiné fi n 1995]. Alors, quand il apparut qu’Obama était réélu, Nétanyahou fut en état de choc. Fondées sur le scénario tenu pour certain d’une défaite de l’exécré président américain, les stratégies déployées par le Premier ministre israé-lien face à l’Iran et à la Palestine s’eff ondraient.

Mais ce qui ne s’est pas réalisé il ya deux ans vient de se concrétiser lors du renouvellement par-tiel du Congrès américain. En obtenant la majorité à la Chambre et au Sénat et en humiliant le prési-dent démocrate, le Parti républicain a redonné des couleurs au camp conservateur de Nétanyahou. Le Premier ministre israélien sait que ce n’est pas encore la fi n, ni même le commencement de la fi n.

Mais, au moins, c’est la fi n du commencement. Au bout d’un interminable tunnel, Jérusalem com-mence à voir la lumière d’une Amérique à la fois nouvelle et ancienne : celle qui rejette la vision du monde de l’administration actuelle et se prépare à agir à nouveau comme un empire.

Les rapports à couteaux tirés entre le brillant orateur de Chicago [Obama] et l’éclatant tribun de Jérusalem [Nétanyahou] sont fondés depuis le départ sur une haine réciproque. Pour Obama, Nétanyahou n’est qu’un conservateur fumeur de cigares échappé du XIXe siècle et qui a sans relâche

Obama-Nétanyahou, la haine pour seul moteurDéfait aux élections de mi-mandat, le président américain ne pourra exister que sur la scène internationale au cours des deux prochaines années : il va se réconcilier avec l’Iran et soutenir les Palestiniens.

cherché à saper sa politique de paix et de progrès. Pour Nétanyahou, Obama n’est qu’un extraterrestre arrivé accidentellement sur la Terre pour prendre le contrôle idéologique de la Rome du XXIe siècle et stériliser sa puissance. Pourtant, la haine réci-proque qui anime les deux hommes est fondée sur le même postulat erroné : en leur for intérieur, tous deux sont persuadés que Nétanyahou est le véritable chef du Parti républicain [américain].

Folie. Voilà pourquoi ils sont incapables d’agir en hommes d’Etat, l’un à la tête d’une immense démocratie et l’autre à la tête d’une petite démo-cratie, mais comme des ennemis politiques jurés. Au lieu d’œuvrer ensemble à la défense des valeurs communes à leurs deux pays, ils se comportent comme les candidats d’une même élection riva-lisant de coups fourrés et d’insultes comme dans une campagne électorale. Cela peut paraître dément, mais c’est ainsi. Et c’est ce qui, pendant six ans, a mené les relations israélo-américaines au bord de la folie.

L’homme de Rehavia [quartier où résident les Premiers ministres israéliens] peut respirer : ses collègues et amis ont gagné des scrutins diffi ciles dans le Kentucky, en Virginie-Occidentale, en Caroline du Nord, dans le Colorado et en Géorgie. Les Nétanyahou compatibles ont repris en mains le Sénat et l’agenda américains. Mais la jubilation affi chée à Jérusalem est peut-être prématurée. C’est précisément parce que, ces deux prochaines années, Obama ne pourra plus prendre la moindre initiative en matière sociale qu’il risque de tout faire pour laisser un héritage en matière inter-nationale. C’est parce qu’il ne peut plus espérer laisser sa marque sur l’Amérique qu’il va essayer d’en laisser une sur la planète. La seule façon d’y arriver, c’est de sceller un accord de réconcilia-tion avec l’Iran et avec la Palestine autoproclamée.

C’est parce qu’Obama a une vision à l’opposé de celle du Premier ministre israélien qu’il risque de ne pas attendre longtemps avant de tenter de faire des pires cauchemars de Nétanyahou une réalité. Nétanyahou, pour sa part, s’eff orcera de faire ce qu’il aime le plus : encourager la nouvelle majo-rité républicaine à croiser le fer avec une admi-nistration démocrate aff aiblie. La chronique de cette haine réciproque est donc loin de toucher à sa fi n. Dans l’interminable bras de fer israélo-amé-ricain, les deux années à venir risquent d’être les plus violentes et les plus dangereuses de toutes.

—Ari ShavitPublié le 6 novembre

Le chiff re

DES JUIFS AMÉRICAINS ONT VOTÉ DÉMOCRATESelon un sondage réalisé par l’organisation des Juifs américains prodémocrates J Street, les Juifs américains ont voté à 69 % pour les candidats démocrates aux élections de mi-mandat du 4 novembre. Leurs deux préoccupations principales sont l’économie, à 44 %, et la protection sociale, à 31 %. Israël, avec 8 %, n’arrive qu’en cinquième position, note Ha’Aretz. Et même s’ils ont soutenu la guerre contre le Hamas à Gaza durant l’été 2014, ils demeurent critiques vis-à-vis de la politique de colonisation israélienne dans les territoires palestiniens. Enfi n, les Juifs américains gardent une meilleure opinion du président Obama que le reste de la population.

Portrait

INDYK, AGENT DU QATAR ?Martin S. Indyk, médiateur américain envoyé par John Kerry au Moyen-Orient, est considéré comme propalestinien par le gouvernement israélien. Il aurait tenu des propos peu diplomatiques contre l’Etat hébreu, en public comme en privé. The New York Times a révélé qu’en tant que vice-président du Brookings Institute, un think tank américain assez actif sur le Moyen-Orient, il aurait reçu du Qatar une donation de 14,8 millions de dollars (11,8 millions d’euros). Il y aurait donc un confl it d’intérêts entre ses missions au Moyen-Orient et son poste dans une organisation fi nancée par le Qatar, pays accusé d’avoir fi nancé un grand nombre d’organisations islamistes violentes.

→ Dessin de Stavro paru dans The Daily Star, Beyrouth.

69%SUR LE SITE

courrierinternational.com

Retrouvez l’article du Yediot Aharonot : “Benyamin Netanyahou, l’homme qui a perdu Jérusalem”.

DR

30.

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Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014 ISRAËL-OCCIDENT : LA RUPTURE.

ContexteSCEPTICISME PALESTINIEN Les diff érents articles et rapports parus dans la presse internationale sur les tensions dans les relations israélo-américaines ne semblent pas convaincre les Palestiniens, selon le site moyen-oriental Al-Monitor. Nourris par la haine des Etats-Unis, allié historique et indéfectible de l’Etat hébreu, les Palestiniens croient que cette crise est limitée et passagère, et qu’elle ne remet nullement en cause l’alliance entre les deux Etats. Pour Abbas Zaki, un leader du Fatah, le mouvement de Yasser Arafat, “Washington est l’otage de l’extrémisme israélien”.

Vu d’ailleursVendredi à 23 h 10, samedi à 11 h 10 et dimanche à 14 h 10, 17 h 10 et 21 h 10.

L’actualité française vue de l’étranger chaque semaine avec

présenté par Christophe Moulin avec Eric Chol

Ibo

Ogr

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en /

LCI

Ne pas trop compter sur les républicainsA Washington, au sein du Parti républicain, on trouve à présent des responsables convaincus qu’Israël porte préjudice aux intérêts américains.

→ Dessin de Chappatteparu dans Le Temps, Genève.

Economie

Chine, la terre promise●●● Certes, Pékin continue de voter contre Israël aux Nations unies, mais les réseaux sociaux chinois ont été les seuls au monde, durant l’été 2014, à soutenir l’Etat hébreu dans sa guerre contre le Hamas, révèle le mensuel juif américain Commentary. Si Jérusalem s’ouvre économiquement sur la Chine, mais aussi sur l’Inde, “c’est surtout pour ne pas rester tributaire de ses relations économiques avec l’Europe”. Un tiers des exportations israéliennes se font vers les pays de l’Union européenne, où les opinions publiques poussent les gouvernements à adopter des sanctions économiques contre l’Etat hébreu. “Et il est temps qu’Israël réduise sa dépendance économique vis-à-vis de l’Ancien Continent… La Chine et l’Inde sont deux pays où les divergences politiques n’interfèrent pas avec les aff aires”, se félicite Commentary.

—Yediot Aharonot (extraits) Tel-Aviv

Une semaine après les révélations [dans The Atlantic] sur les violentes attaques verbales dont a été victime Benyamin Nétanyahou à Washington, Barack Obama a essuyé un cuisant revers lors des élections de mi-man-dat au Congrès. Certains à Jérusalem se

demandent si cette victoire des républicains au Sénat et à la Chambre des représentants va pou-voir apaiser les tensions, pour ne pas dire l’hos-tilité, entre Israël et l’administration américaine.

La majorité des Américains, et surtout des hommes politiques dans les deux chambres du Congrès, soutiennent Israël. Nous avons été habitués à croire que cette alliance avec les Etats-Unis était gravée dans le marbre, non seulement à cause de nos intérêts communs, mais parce que nous partageons les mêmes valeurs.

Et pourtant, malgré la victoire républicaine aux élections de mi-mandat, nous ne devons pas oublier que de nombreux membres de l’administration à Washington, et même à un très haut niveau, sont convaincus que la politique d’Israël porte préjudice aux Etats-Unis au Moyen-Orient, et porte atteinte à ses valeurs et à son rayonnement dans le monde. Cette semaine, je me suis justement souvenu d’une expérience qui m’avait beaucoup choqué à l’époque. En octobre 2005, par une soirée pluvieuse, je croise le général William Odom dans la cour de l’université de Georgetown. William Odom, offi cier plusieurs fois décoré, avait servi comme directeur de la NSA [agence nationale de sécurité] sous le président Reagan et j’avais fait sa connaissance quand il était devenu professeur de relations internationales à [l’université de] Georgetown.

Jusqu’alors, je ne l’avais jamais entendu tenir des propos hostiles à Israël. Mais ce soir-là, le général était très en colère. “Yossi, cette foutue guerre en Irak, c’est de votre faute. Israël et vous, les Juifs, vous

êtes vraiment des boulets.” J’allais intervenir mais il était très remonté. “Israël ne devrait pas exister.” J’étais stupéfait : “Bill, que t’arrive-t-il ? Tu es en train de virer antisémite ou quoi ?”

Même si Obama se retrouve isolé politiquement pendant les deux dernières années de son mandat, il n’est pas le seul à penser que la politique actuelle du gouvernement israélien discrédite l’Amérique. Le vice-président Joe Biden, le secrétaire d’Etat John Kerry et l’ambassadrice des Etats-Unis à l’ONU Samantha Power pensent de même. D’anciens conseillers à la sécurité nationale comme Zbigniew Brzezinski et [le républicain] Brent Scowcroft ont eux aussi fait des déclarations en ce sens.

Personne ne peut non plus ignorer que des critiques contre Israël s’élèvent également dans le milieu universitaire, sous la forme d’une hostilité vénéneuse envers le lobby israélien et l’argent juif, à cause de “leur puissance excessive dans la politique américaine et les relations étrangères américaines”. L’ouvrage à charge contre le lobby israélien des célèbres universitaires Stephen Walt et John Mearsheimer [Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, éd. La Découverte, 2007] est en eff et désormais au programme dans de nombreuses universités américaines.

Par conséquent, Jérusalem ne doit pas simplement compter sur la victoire des républicains au Congrès pour désamorcer les tensions entre Israël et une Maison-Blanche aff aiblie.

—Yossi ShainPublié le 7 novembre

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À LA UNE Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014 À LA UNE Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

—Financial Times (extraits) Londres

L e 30 octobre le nouveau gouvernement sué-dois reconnaissait l’Etat de Palestine, et peu après la Chambre des communes britannique et le Sénat irlandais appelaient leurs gouver-nements respectifs à faire de même. A présent ce sont les socialistes au pouvoir en France

qui ont l’intention de présenter une résolution en ce sens devant l’Assemblée générale des Nations unies, tandis que Federica Mogherini, la nouvelle représentante de la politique étrangère de l’UE, a récemment déclaré qu’elle souhaitait voir instau-rer un Etat palestinien avant la fin de son mandat.

La patience européenne vis-à-vis de l’intransi-geance israélienne envers les Palestiniens aurait-elle atteint un point de rupture ? La déception de l’UE devant la politique d’expansion des colonies israéliennes menée par Benyamin Nétanyahou et interdite par le droit international serait-elle sur le point d’inciter les Européens à faire passer en force la question de l’Etat palestinien ?

L’Europe a toujours eu avec Israël une relation plus compliquée que celle que ce dernier entretient avec Washington, parrain indispensable et incon-ditionnel de l’Etat juif. Si l’Europe a reconnu il y a près de quarante ans les droits des Palestiniens à avoir leur propre patrie, Israël a toujours eu ten-dance à prendre de haut l’UE, qu’elle considère comme une puissance politiquement négligeable dont plusieurs Etats membres, et pas seulement l’Allemagne avec le nazisme et l’Holocauste, ont à expier une longue tradition antisémite.

Pourtant Israël a mis beaucoup de temps à com-prendre l’émergence, progressive mais profonde, d’un changement de sentiment de l’Europe à son égard, une évolution qui pourrait un jour remettre en cause sa légitimité. Ce changement reflète une hausse brutale de l’hostilité envers Israël en Europe occidentale, puisque des sondages pour la BBC montrent qu’entre deux tiers et trois quarts des personnes interrogées au Royaume-Uni, en Espagne, en Allemagne, en France et en Italie ont une vision négative de la politique israélienne.

Plus significatif encore, quatorze pays dont la France, soit la moitié de l’UE, ont approuvé la pro-position d’admettre la Palestine en tant qu’obser-vateur aux Nations unies en décembre 2012. Le gouvernement Nétanyahou, tout en qualifiant ce vote de non-événement, a remué ciel et terre pour peser sur l’issue du scrutin et été extrêmement contrarié de voir l’Allemagne s’abstenir.

Cela fait longtemps que la chancelière Angela Merkel a perdu toute confiance en Nétanyahou. Mais les diplomates allemands disent que Berlin en est arrivé à la conclusion que ni la coalition actuellement au pouvoir en Israël ni aucune future coalition n’a ni n’aura la volonté ou la capacité de restreindre l’occupation israélienne à l’intérieur de frontières qui rendraient viable un Etat pales-tinien. Et si les gouvernements israéliens succes-sifs ont toujours estimé que les principales colo-nies seraient permanentes, le fait que Nétanyahou relance les projets d’extension des colonies à l’est et au sud de Jérusalem rend impossible la consti-tution d’un Etat palestinien viable.

Sans l’accord de l’Allemagne, l’UE n’aurait sans doute pas adopté l’année dernière les mesures inter-disant le versement de subventions européennes à des entités israéliennes opérant dans des colo-nies illégales. Pourtant l’UE a maintenu la parti-cipation d’Israël à son programme Horizon 2020. C’est le seul Etat non membre de l’UE partici-pant à ce programme de recherche et développe-ment d’un montant de 80 milliards d’euros, et qui permet aux jeunes loups israéliens du high-tech de recevoir de l’argent public européen.

—David GardnerPublié le 10 novembre

La patience de l’UE est à boutMême l’Allemagne, qui jusque-là gardait un silence bienveillant à l’égard de l’Etat hébreu, a perdu toute confiance en Nétanyahou.

Deux poids, deux mesuresComment l’Europe peut-elle imposer à Israël de nouvelles sanctions et annoncer une levée partielle des sanctions contre l’Iran ? Le cri de colère d’un éditorialiste israélien après le Forum de Davos.

—Israël Hayom (extraits) Tel-Aviv

A u Forum de Davos [44e Forum économique mondial de janvier 2014], les Européens se sont mis à faire la danse du ventre face au Veau d’or iranien. Les dirigeants israé-liens ont tout tenté pour faire comprendre aux participants ce qui était en train de

se tramer, mais Israël n’est pas près de se libérer des rets des négociations avec les Palestiniens. Critiquant la position unilatéralement propalesti-nienne de l’Ancien Continent, le Premier ministre Benyamin Nétanyahou a eu beau rappeler qu’au Moyen-Orient il faut être trois pour danser le tango [Israël, OLP et communauté internatio-nale], sa ligne de défense s’est douloureusement heurtée à la position européenne.

Nétanyahou comptait initialement ne pas prendre à rebrousse-poil les Européens. Mais,

↓ Dessin de Haddad paru dans Al-Hayat, Londres.

“Israël a toujours eu tendance à prendre l’Union europénne de haut”

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Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014 ISRAËL-OCCIDENT : LA RUPTURE.

quasi simultanément, il apprenait que l’Allemagne s’apprêtait à rompre ses relations économiques avec les pôles de haute technologie des implanta-tions [colonies juives en Cisjordanie]. Il devenait dès lors dérisoire pour les responsables israéliens de se concentrer uniquement sur l’objet écono-mique du Forum de Davos. Ce qui explique qu’en défi nitive Nétanyahou se soit fendu d’une décla-ration accusant l’Europe de jouer un rôle négatif dans toutes les négociations en cours.

L’Europe a balayé le sujet du revers de la main. Après avoir annoncé une levée partielle des sanc-tions contre l’Iran, c’est sans la moindre honte qu’elle s’est dépêchée de prendre la tête de la longue fi le des investisseurs qui piaff ent d’impa-tience devant la réouverture du marché iranien. Dans le même temps, l’UE n’hésite pas à frapper unilatéralement le marché israélien par l’impo-sition de nouvelles sanctions. Nous faisons face à une évolution alarmante. Initialement l’œuvre de mouvements extrémistes européens, le boy-cott d’Israël (avec l’aide de quelques collabos israéliens) est en train de conquérir le cœur de la scène politique internationale. Certains parmi ceux qui prônent le boycott le font certes uni-quement dans le but affi ché de faire progresser les négociations [israélo-palestiniennes], mais ils ne devraient pas ignorer que le recours à une telle arme est disproportionné.

Cette évolution diplomatique est d’autant plus dangereuse qu’elle n’en est qu’à ses balbutiements et qu’elle a toutes les caractéristiques d’une épi-démie : le boycott ne peut qu’appeler le boycott, une entreprise s’inscrivant dans le sillage de la pré-cédente, et ainsi de suite. Or, le peuple juif n’est pas armé pour lancer des mesures de représailles contre les marchés européens, d’autant que, pen-dant trop d’années, Jérusalem a ignoré les aver-tissements lancés par les observateurs quant aux

“Non, les Britanniques ne vous haïssent pas !”Le Royaume-Uni reste l’ami de l’Etat juif, assure l’ambassadeur britannique en Israël dans cet article écrit après le vote des députés sur la Palestine.

—The Jewish Chronicle (extraits) Londres

C ’est toujours une source de fi erté de fi gu-rer dans le Jewish Chronicle. En faire la première page est le rêve de tout fi ls de mère juive. Mais quand j’ai lu le titre de la semaine dernière (le vote des députés sur la Palestine [la reconnaissance de l’Etat

de Palestine] montre qu’Israël a “perdu le sou-tien des Britanniques”), j’ai compris qu’il risquait de donner une idée contraire à ce que je pense.

Ce ne fut pas un été tranquille pour l’image d’Israël en Grande-Bretagne et dans le monde. Il existe à la marge de la société britannique un noyau dur qui hait Israël et ne sera jamais content quoi que fasse Israël. Mais la vaste majorité des Britanniques n’ont pas d’opinion ferme sur la question. Ils ont été fortement touchés par les images du confl it à Gaza, ils n’aiment pas les annonces de construction de nouvelles implantations, mais ils ne sont pas fondamentalement hostiles à Israël. Bien au contraire. Je suis certain que si Israël trouvait un moyen de résoudre le problème palestinien, quasiment tous ceux qui critiquent ardemment Israël tourneraient leur attention vers d’autres choses.

[Le Premier ministre britannique] David Cameron a condamné à de multiples reprises les milliers de roquettes que le Hamas a lancées aveuglément sur Israël tout au long de l’été et reproché au Hamas d’avoir déclenché le confl it. Et nous évoquons les cas d’incitation à la violence avec les autorités palestiniennes dès que nous en avons connaissance.

Cela dit, certains actes israéliens commis pendant le confl it à Gaza [été 2014] nous préoccupent tous réellement. Nous sommes préoccupés par le nombre de victimes civiles, y compris parmi des personnes qui s’étaient abritées dans des écoles de l’ONU, et la mort de plus de 500 enfants, notamment de garçons qui jouaient au football sur la plage quand ils ont été touchés par des tirs d’obus. La série d’annonces de nouvelles implantations [à Jérusalem et en Cisjordanie] après le confl it fait également grand tort à Israël. Mais Israël n’a pas pour autant perdu le soutien des Britanniques.

—Matthew Gould*Publié le 23 octobre

* Premier ambassadeur juif britannique envoyé en Israël.

risques de propagation de cette épidémie. Il ne suffi t pas de proclamer que le boycott est injuste ou de s’appuyer sur la condamnation de ce der-nier par de nombreux commentateurs à travers le monde. Israël doit tenir compte du fait qu’il n’a pas les moyens de le freiner à lui tout seul. La lutte contre l’épidémie nécessite une coopé-ration internationale qui doit déboucher sur la mise hors la loi du boycott antijuif dans les légis-lations nationales et internationales. Idéalement, une telle lutte devrait bénéfi cier du concours des gouvernements de l’Ancien Continent. Mais ces derniers ne semblent pour l’heure pas prêts à nous aider, au contraire. Et pour cause : ils sont déjà porteurs du virus. Comme Nétanyahou, nous ne devons plus nous bercer d’illusions : l’Europe est à nouveau contre les Juifs.

—Dan MargalitPublié le 24 janvier

↑ Sur les pancartes, de gauche à droite :– Ici, Israël construit en territoire palestinien.– Modèle Vengeance.– Modèle Récompense.– Modèle Fuck le droit international.– Modèle Fuck le monde.Le colon : “Voilà un choix diffi cile !”Dessin de Collignon, Pays-Bas.

Sondage

40%DES JUIFS EUROPÉENS CACHENT LEUR IDENTITÉUn sondage commandité en 2014 par plusieurs organisations juives révèle que 40 % des Juifs européens cachent leur identité et évitent toute activité religieuse ou sociale ayant un lien avec le judaïsme. Et 75 % des enfants juifs ne sont pas scolarisés dans des écoles communautaires. Cette année, 70 % des Juifs européens ont préféré ne pas se rendre à la synagogue durant les grandes fêtes juives, souligne Yediot Aharonot. Enfi n, si le nombre de Juifs n’augmente pas en Europe, c’est d’abord à cause des mariages mixtes et de l’assimilation. Toutefois, selon la même étude, la multiplication des actes et attentats antisémites a incité de nombreux parents à sortir leurs enfants des écoles publiques pour les placer dans des écoles juives.

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À LA UNE Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

A la une

Lille donne le mauvais exempleAprès vingt ans de jumelage avec la ville israélienne de Safed, Martine Aubry a décidé de geler l’accord pour protester contre la guerre à Gaza. Un précédent regrettable, déplore ce quotidien israélien.

—Maariv Hashavoua (extraits) Tel-Aviv

A près la décision prise il y a un mois par la municipalité de Lille de geler son jume-lage avec la ville israélienne de Safed, des responsables de la communauté juive de France ont décidé de se rendre en visite officielle dans l’antique ville de Galilée

pour afficher leur soutien à ses habitants. La communauté juive de France ne décolère pas depuis la décision unilatérale prise par la maire de Lille, Martine Aubry. La délégation qui s’est rendue ce mercredi [5 novembre] à Safed com-prend des faiseurs d’opinion, des responsables juifs mais aussi des prêtres décidés à sauve-garder les relations œcuméniques avec la cité sainte de Safed [ville des cabalistes] et avec l’Etat d’Israël.

Safed et Lille, la quatrième ville de France, avaient signé un accord de jumelage il y a vingt ans. Ces dernières années, les relations mutuelles s’étaient même renforcées. Ainsi, dans le domaine musical, l’orchestre klezmer de Safed, dirigé par Eyal Shiloah, participait à des festivals lillois, tandis que l’Orchestre natio-nal de Lille participait chaque année au festival international klezmer de Safed. La coopération entre les deux villes concernait également la recherche médicale et impliquait le CHRU de Lille et le Centre médical Rebecca Sieff de Safed.

Fin septembre, le maire de Safed, Ilan Shohat, a appris, au hasard d’une conversation avec un responsable de la communauté juive de France,

que la municipalité de Lille allait geler son accord de jumelage en représailles à l’opération Bordure protectrice [guerre de Gaza, été 2014]. Deux jours plus tard, la vice-présidente char-gée des relations extérieures pour l’Union des collectivités locales d’Israël, Ruth Wasserman-Lande, confirmait l’information et envoyait une lettre officielle aux municipalités israéliennes concernées par des accords de jumelage avec des localités françaises, lettre dans laquelle elle expliquait que le cas lillois n’était que le début d’une vaste campagne anti-israélienne menée sur le terrain municipal.

Pressions. Pour Ilan Shohat, maire de Safed, “il n’est pas utile d’accroître les tensions et de renier deux décennies de coopération entre Safed et cette grande ville française. Mais il est tout de même regrettable de voir une ville aussi chargée d’histoire que Lille céder aux pressions de groupes extrémistes peu représentatifs de l’opinion française, mais qui

EXODE : POURQUOI LES JUIFS D’EUROPE S’ENFUIENT DE NOUVEAU“La meute criait à la vengeance, les projectiles pleuvaient sur les murs de la synagogue alors que les fidèles se ruaient à l’intérieur. Cette scène date de l’Europe des années 1930, sauf qu’elle s’est reproduite dans l’est de Paris au soir du 13 juillet 2014”, écrivait le magazine Newsweek dans son édition du 29 juillet. “C’est la France

qui a connu les pires cas de violence, mais avec la guerre à Gaza l’antisémitisme est en recrudescence dans l’ensemble de l’Europe”, affirmait l’hebdomadaire américain. En 2013, une étude publiée par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne avait interrogé la population juive européenne sur les raisons d’une éventuelle émigration (en hausse depuis plusieurs années). Deux tiers des personnes interrogées avaient présenté l’antisémitisme comme un problème dans leur pays.

apparemment pèsent dans l’électorat local. C’est non seulement regrettable, mais inquiétant, alors que, voici quelques mois encore, Martine Aubry était pressentie pour devenir Premier ministre de la République française, avec tout ce que cela implique en termes de diplomatie et de relations internationales.”

On notera que, dans la prétendue intention de dédramatiser l’ambiance et de dégeler l’ac-cord de jumelage, des responsables lillois n’ont rien trouvé de mieux que de proposer leur médiation pour encourager le maire de Safed, Ilan Shohat, à ouvrir un canal de coopération avec le maire de Naplouse [ville palestinienne de Cisjordanie], Adli Yaïsh, un responsable du… Hamas. Proposition rejetée par Shohat, pour qui “l’unilatéralisme de la position française dis-qualifie d’emblée ce genre d’initiative, sans parler de son absurdité”.

—Karin RoskokvskiPublié le 5 novembre

→ Dessin de Kichka paru dans i24 News, Tel-Aviv.

DiplomatieAU TOUR DE LA FRANCE Le 28 novembre, les députés français se prononceront sur une résolution invitant le gouvernement à reconnaître l’Etat palestinien (ce que les sénateurs feront pour leur part le 11 décembre). Un vote non contraignant mais dont le quotidien libanais L’Orient-Le Jour salue “la portée symbolique, surtout venant d’un pays qui, au sein d’une Europe paralysée, se targue d’avoir toujours eu un rôle précurseur sur le dossier israélo-palestinien”.

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Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

trans-versales.

sciences —Brando Buenos Aires

Laura Carlotto a accouché derrière des barreaux, une cagoule sur la tête. Elle est restée cinq heures avec

son bébé. Avant qu’on ne le lui vole, elle lui a murmuré à l’oreille : “Tu t’appelles Guido, comme ton grand-père.” Puis on l’a endormie, on l’a transférée ailleurs et on l’a tuée d’une balle dans le dos. Trente-six ans plus tard [en août dernier], lors d’une conférence de presse, Estela de Carlotto [la présidente des Grands-Mères de la place de Mai] a regardé droit devant elle et a annoncé avec satisfac-tion : “Ce que nous avions dit s’est réalisé : ce sont eux [les enfants] qui vont nous chercher.”

Ignacio Hurban était séparé de ses parents adoptifs par les gènes et la culture. Il avait des doutes, et, quand ces doutes sont deve-nus insupportables, il a envoyé un cour-riel aux Grands-Mères de la place de Mai. Il a fait faire des analyses et son sang l’a confi rmé : il est le petit-fi ls n° 114 [le 114e à être identifi é, l’organisation estimant à 500 le nombre de bébés disparus]. Il est Guido Montoya Carlotto. Il a cherché ses origines, la science les a trouvées.

Bien des années auparavant, ayant perdu tout espoir de revoir leurs enfants, les Grands-Mères avaient compris qu’elles devaient désormais rechercher leurs petits-enfants. Pour y parvenir, elles se cachaient à la sortie des écoles ou se déguisaient en infi r-mières dans les hôpitaux. Elles prenaient le thé dans des bars de Buenos Aires comme Las Violetas [où elles simulaient des anniver-saires pour se réunir sans attirer l’attention] et s’exposaient au mépris dans les commis-sariats. Elles reprenaient espoir puis s’ef-fondraient. Elles prêchaient dans le désert : les journaux leur fermaient leurs portes, les juges les chassaient de leurs bureaux. L’Argentine était un pays fermé, alors elles sont parties chercher de l’aide ailleurs. Elles dénonçaient les disparitions d’opposants et les vols de bébés, mais se demandaient aussi comment sauter le chaînon manquant – leurs enfants – pour retrouver leurs petits-enfants lorsque la démocratie reviendrait. En France, en Espagne, en Italie et en Suède, des scientifi ques leur avaient dit que c’était impossible : les identifi cations se faisaient uniquement à partir de tests de paternité.

En 1982, quand Chicha Mariani, première présidente des Grands-Mères de la place de Mai, et Estela, la vice-présidente, sont arrivées à New York pour exposer la situa-tion devant l’ONU, [le généticien argentin exilé] Víctor Penchaszadeh les a rencon-trées dans un hôtel de l’avenue Lexington. Et il les a écoutées.

Des cobayes. Désireux de redorer le blason d’une science associée à l’eugénisme nazi, il leur a dit qu’il était prêt à relever le défi  : déterminer la fi liation d’un enfant à partir du sang de ses grands-parents. Lui et ses collègues de l’université de Berkeley ont fait équipe avec Fred Allen, du New York Blood Center, ainsi qu’avec des statisticiens, des

épidémiologistes et des mathématiciens coordonnés par la généticienne Mary-Claire King. Et ils se sont mis au travail.

En 1983, ils ont annoncé à Chicha et Estela : “Oui, c’est possible, et le test est infaillible.” L’“indice grand-parental” [qui permet d’éta-blir le lien de parenté entre petits-enfants et grands-parents avec une probabilité de 99,99 %] était né. Il a d’abord été élaboré pour les quatre grands-parents, puis pour trois, puis pour des parents moins directs. La dictature était fi nie et les tests pouvaient commencer dans le pays.

Mais le chemin restait semé d’embûches. Le laboratoire privé le plus connu d’Argen-tine était alors dirigé par un ancien expert de l’armée. Comme l’association des Grands-Mères de la place de Mai ne voulait pas avoir recours au service d’un militaire, le minis-tère de la Santé de Buenos Aires a transmis les examens au service d’immunologie de l’hôpital Durand [de Buenos Aires]. La pre-mière restitution grâce à des techniques immunogénétiques a été obtenue en 1984. C’était celle qui liait Elsa Pavón à sa petite-fi lle Paula Logares, 7 ans. Les retrouvailles ont été diffi ciles, jusqu’au moment où la grand-mère a rappelé à Paula comment elle appelait son père quand elle était petite : Calio. La petite s’est mise à pleurer, puis s’est endormie. Les grands-mères et les proches qui les accompagnaient ont alors poursuivi leurs eff orts, tout en se demandant si elles avaient opté pour la bonne méthode. Elles ont milité pour la création d’une Banque nationale des données génétiques (BNDG), qui a vu le jour en 1987. Cette banque était appelée à receler l’un des trésors de l’Argen-tine, le sang des personnes qui acceptaient qu’il soit comparé avec celui des gens qui doutaient de leur identité.

“Nous étions des cobayes”, assure Abel Madariaga, le secrétaire des Grands-Mères de la place de Mai, dans le magnifi que docu-mentaire 99,99 %. La Ciencia de las Abuelas [La science des Grands-Mères]. “On m’a prélevé environ un demi-litre de sang, il fal-lait faire toute une batterie de tests.” Mais c’est ainsi qu’on a retrouvé son fi ls Francisco et beaucoup d’autres enfants et adolescents, qui ont alors appris qui ils étaient. Le cadre juridique a été complété en 1992 avec la mise en place d’une Commission natio-nale pour le droit à l’identité : l’Etat avait fait disparaître ces enfants, c’était à l’Etat de les retrouver.

Au début, tout était artisanal. “Les exa-mens étaient centrés sur les groupes sanguins, les antigènes lymphocytaires et les enzymes”, explique Daniel Corach, qui a appris les tech-niques de King et créé le Service d’empreintes génétiques de l’université de Buenos Aires (UBA). En 1985, le paradigme a commencé

Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

Economie ......... 44Médias ........... 46Signaux .......... 47

C’est le sang qui parleArgentine. Le petit-fi ls de la présidente des Grands-Mères de la place de Mai vient de reconstituer son histoire grâce à l’ADN. La preuve que l’“indice grand-parental” est un outil essentiel pour identifi er les liens deparenté.

L’Etat avait fait disparaître ces enfants, c’était à l’Etat de les retrouver

↙ Dessin de Boligán paru dans El Universal, Mexico.

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

à changer avec la publication des techniques d’analyse de l’ADN découvertes l’année pré-cédente en Grande-Bretagne. Cette révo-lution est arrivée en Argentine dans les années 1990.

Accélération. Les généticiens étaient alors face à une complexité qui paraissait insurmontable (on estime qu’il y a envi-ron 25 000 gènes codant dans le génome humain), mais ils ont concentré leurs eff orts sur douze sites ou marqueurs. “Les carac-téristiques moléculaires [de ces marqueurs] et celles relevant de la génétique des populations les rendent idéaux pour des identifi cations, en raison de leur haute variabilité : la probabilité que deux personnes non apparentées aient le même ensemble de marqueurs est extrêmement réduite”, précise Corach. Mais la technique restait manuelle : il fallait extraire, couper, séparer et déchiff rer des fragments d’ADN. Chaque étape prenait une journée ; tout le processus, plusieurs semaines.

L’histoire s’est accélérée avec l’appari-tion des séquenceurs, des robots dans les-quels ces opérations sont automatisées et permettent d’établir des profi ls géné-tiques complets. En 1998, quand Corach a été équipé du premier d’entre eux, la PCR [la réaction en chaîne par polymérase] était déjà une technique éprouvée, permettant de copier et d’amplifi er les zones riches en informations. Le séquenceur travaille sur les chaînes [de nucléotides] au moyen d’un capillaire de cinquante microns de diamètre, tandis qu’un laser identifi e les fragments. Tout est ensuite codifi é en une seule chaîne alphanumérique : la séquence d’ADN. En à peine une demi-heure, on peut traiter des échantillons provenant de huit personnes diff érentes.

Mais même si les techniques ont changé, l’indice grand-parental reste essentiel pour déterminer la parenté – sans compter qu’il a ouvert de nouvelles perspectives pour la criminologie, la gestion des catastrophes et la génétique médico-légale.

Quand quelqu’un a des doutes sur son identité, il entre à la Banque nationale des données génétiques. On le photographie, on prend ses empreintes digitales et on lui fait signer une décharge. On lui fait une prise de sang et l’échantillon est ensuite analysé sous diff érents aspects : l’ADN mitochondrial et nucléaire, les chromosomes sexuels, etc. L’expert travaille sur des dossiers portant des numéros et des codes, sans noms ni pré-noms. Les processus se répètent et abou-tissent à une analyse statistique.

Depuis 2009, la BNDG est sous la tutelle du ministère des Sciences. La loi a aussi fait un grand pas en avant : elle rend obligatoires les examens d’identifi cation [quand il y a

HistoireVOLEURS DE BÉBÉSPendant la dictature argentine (1976-1983), quelque 500 bébés ont été volés dans plusieurs centres clandestins de détention et de torture, où leurs mères, des opposantes arrêtées par les militaires, accouchaient. En 2011, la justice argentine a reconnu l’existence d’un plan systématique et généralisé visant à voler ces bébés nés en captivité.

un soupçon] et confi rme l’imprescriptibi-lité des crimes. “Le fait qu’il existe un gamin disparu nous aff ecte tous”, rappelle souvent Estela de Carlotto. Cet enfant, explique-t-elle, porte la preuve du délit dans son sang. En ce qui concerne Ignacio, le processus “a été rapide, parce que la famille avec laquelle il devait comparer son ADN était complète, tant dans la branche paternelle que paternelle. Les anthropologues médico-légaux qui avaient retrouvé les restes de son père avaient déjà envoyé les échantillons à la banque.”

Résultat, Ignacio a pu découvrir qui était sa mère, mais aussi son père : Walmir Oscar Montoya, montonero [membre de la branche armée de la gauche péroniste] comme Laura, disparu en novembre 1977. Hortensia Ardura, l’autre grand-mère, a elle aussi retrouvé son petit-fi ls. Rien de tout cela n’aurait été pos-sible si Estela n’avait pas demandé l’exhu-mation du corps de sa fi lle en 1985.

Quand Clyde Snow – un anthropologue texan, botté et chapeauté, amené par l’asso-ciation – a vu les stries sur les os du bassin, il lui a dit : “Estela, tu es grand-mère.” Elle a aussi appris que sa fi lle avait résisté (elle avait un bras cassé) avant qu’on ne l’abatte d’une balle dans le crâne.

Experts de la mort. Cette scène de dou-leur et d’espoir résumait l’autre grand apport des Grands-Mères à la science argentine, la constitution d’une équipe d’anthropolo-gie médico-légale. Cette équipe de jeunes qui entraient presque en cachette dans les cimetières et passaient tant de temps parmi les os et les balles qu’ils fi nissaient par manger du choripán [hot-dog au cho-rizo] dans les tombes a été mise sur pied par Clyde Snow.

Le scientifi que américain, mort en mai dernier, leur a appris à reconstituer le tour-ment des séquestrés et à démentir la version offi cielle de la dictature, selon laquelle les victimes d’enlèvements étaient mortes au cours d’aff rontements. Un impact de balle dans la partie supérieure de la tête signi-fi e qu’il s’agit d’un assassinat. Si, dans un cercueil d’enfant, on trouve des vêtements mais pas de squelette, la mort a été mise en scène et il subsiste un espoir. Ces jeunes sont aujourd’hui devenus des profession-nels admirés, qui reconstituent des identi-tés dans le monde entier.

“Il n’est pas possible de changer, de supplan-ter ou supprimer une identité sans faire des dégâts très graves chez l’individu, rappellent les Grands-Mères. Lorsqu’on n’a pas de racines, d’histoire familiale ou sociale, pas de nom pour être identifi é, on cesse d’être celui qu’on est sans pouvoir devenir quelqu’un d’autre.” Pour par-venir à retrouver son identité, le secret est dans les gènes, qui se conservent pendant des siècles. Une bonne nouvelle pour les 312 familles qui ont besoin de réponses : même quand les Grands-Mères ne seront plus là, on pourra toujours remonter le fi l des origines.

—Pablo CorsoPublié le 1er septembre

“Le fait qu’il existe un gamin disparu nous aff ecte tous”

SOURCE

BRANDOBuenos Aires, ArgentineMensuel, 15 400 ex.www.conexionbrando.com/la-revistaPublié par le groupe La Nación,ce mensuel créé en 2005 s’adresse aux hommes modernes et aisés qui aiment soigner leur image et leur style de vie. Mais Brando souhaite marquer sa diff érence avec ses concurrents de la presse masculine. A côté des rubriques technologie, design ou sport, et des pages dédiées aux voitures, aux montres, aux cigares, aux livres, à la cuisine et à la mode masculine, fi gurent toujours quelques bons reportages de société, comme celui que nous publions ici.

SUR LE WEBA voir : le documentaire 99,99 %. La Ciencia de las Abuelas (en espagnol).

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TRANSVERSALES Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

Les informés de France InfoUne émission de Jean-Mathieu Pernin, du lundi au vendredi, de 20h à 21h

Chaque vendredi avec

—The Economist (extraits) Londres

Nous n’avons pas aff aire à des membres de la société civile mais à des militants politiques

rémunérés qui défendent des intérêts étrangers”, a déclaré en juillet le Premier ministre hongrois Viktor Orbán dans un discours exposant son projet d’Etat “illibéral”. Ces propos s’inscrivent dans une cam-pagne lancée au début de l’année contre plusieurs dizaines d’ONG qui ont reçu des fonds de l’Etat norvégien. Des dons conformes à un accord signé en 1994 [par l’Union européenne, la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein] et dont l’objectif est de renforcer la société civile dans les pays les plus pauvres de l’Europe. Des organisa-tions comme le Centre de presse

rom, Les Femmes pour les femmes contre la violence et l’Association lesbienne Labrisz font actuellement l’objet d’un “audit” du gouverne-ment hongrois, ce qui a conduit la Norvège à suspendre ses verse-ments en signe de protestation. Le 8 septembre, la police a perquisi-tionné les locaux de deux fonda-tions chargées de distribuer les subventions norvégiennes [que le gouvernement hongrois souhaite-rait lui-même répartir].

De son côté, l’Egypte projette de soumettre les fi nancements extérieurs des ONG à l’autori-sation préalable d’une commis-sion nommée par les autorités. Les modalités exactes ne sont pas claires et les associations craignent de voir régner l’arbitraire.

L’Egypte et la Hongrie ne sont que deux des fronts de la guerre

ÉCONOMIE

ONG : haro sur les donateurs étrangersCoopération. Un nombre croissant d’Etats interdisent aux organisations non gouvernementales de recevoir de l’argent provenant d’autres pays.

que mènent les gouvernements autoritaires contre les organisa-tions pour qui la vision occiden-tale de la démocratie ne se limite pas à des élections régulières et implique aussi un débat public plu-raliste. On assiste depuis quelques années à une montée du “protec-tionnisme philanthropique”, constate Douglas Rutzen, du Centre inter-national de droit des associations à but non lucratif (ICNL).

Ces deux dernières années, l’Azerbaïdjan, le Mexique, le Pakistan, la Russie, le Soudan et le Venezuela ont adopté des lois sur le fi nancement étranger des ONG, et une dizaine d’autres pays, dont le Bangladesh, l’Egypte, la Malaisie et le Nigeria, prévoient d’en faire autant. Les ONG qui luttent pour la démocratie et les droits de l’homme sont les plus touchées, mais des organisations actives dans d’autres domaines, comme la santé publique, sont également visées.

Agents de l'étranger. Après la guerre froide, certains gouverne-ments autocratiques ont laissé les ONG recevoir de l’aide et de l’ar-gent de l’étranger, espérant ainsi se concilier les bonnes grâces des Etats-Unis et de leurs alliés. Mais ils ont changé d’attitude après la “révolution orange” de 2004 en Ukraine, dans laquelle ont été impliquées des ONG fi nancées par l’Open Society Institute, fondé par le milliardaire américain George Soros. L’année suivante, Vladimir Poutine, le président russe, décla-rait que les “organisations publiques” ne pourraient plus recevoir d’aide de l’étranger ; depuis 2012, les ONG recevant des fonds de l’étranger et engagées dans des “activités politiques” (au sens large) doivent s’enregistrer en tant qu’“agents de l’étranger”, une expression qui semble sous-entendre des activi-tés d’espionnage.

Cette année, lorsque des ONG ont refusé de s’exécuter, les autori-tés russes se sont accordé le droit de procéder elles-mêmes à ce classe-ment. En août, le Comité des mères de soldats de Saint-Pétersbourg, qui

cherche des informations sur les militaires russes blessés ou tués en Ukraine, a ainsi été déclaré agent de l’étranger. Le Comité affi rme pourtant qu’il ne reçoit pas un sou de l’extérieur.

Nombre de ces nouvelles lois défi nissent de manière très fl oue les critères entraînant un blocage des fi nancements. En Ouzbékistan, tous les dons venant de l’étranger doivent transiter par deux banques publiques, qui n’en redistribuent pas grand-chose. En Egypte, les 5 000 dollars du prix de l’inno-vation Nelson Mandela, décerné en 2011 par le réseau international d’ONG Civicus à la Fondation de la femme nouvelle, ont été bloqués pour de vagues “raisons de sécurité”.

Le fi nancement étranger des ONG a toujours provoqué la sus-picion, y compris dans les démo-craties. Quand le New York Times a publié, le 7 septembre, une liste des subventions versées par divers pays à des groupes de réfl exion de Washington, certains ont hurlé à l’infl uence étrangère – alors que l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (Usaid) soutient elle-même des think tanks et des ONG dans le monde entier. Mais les Etats-Unis n’interdisent pas aux autres Etats de financer des ONG, ils demandent seulement qu’ils le fassent ouvertement.

Ingérence. Depuis 1976, les ONG indiennes doivent obtenir l’auto-risation du gouvernement pour recevoir des dons de l’étranger. Indira Gandhi, qui était à l’époque Premier ministre, avait pris cette décision pour lutter contre “l’in-gérence” du FBI dans les aff aires du pays. Les services de rensei-gnements indiens ont récemment affi rmé que les activités des ONG fi nancées par l’étranger avaient amputé la croissance économique du pays, ce qui laisse craindre que Narendra Modi, le Premier ministre nationaliste, ne durcisse encore la législation.

Ces restrictions n’empêchent toutefois pas la société civile i nd ien ne d’ê t re t rès

Vu d’Inde

Th éorie du complot● ● En juin, le Premier ministre indien, Narendra Modi, membre du parti nationaliste hindou BJP, a reçu un rapport explosif de l’Intelligence Bureau (IB). Selon l’agence des renseignements intérieurs, les campagnes menées par plusieurs ONG contre des projets miniers, agricoles ou énergétiques coûteraient 2 à 3 points de croissancedu PIB. “La perte pour le pays représenterait 60 milliards de dollars par an, l’équivalent du budget français de la défense”, calculait à l’époque le magazine Tehelka. D’après l’IB, plusieurs ONG indiennes fi nancées par des donateurs américains, britanniques, allemands, néerlandais et scandinaves seraient à la solde de pays occidentaux désireux de freiner le développement du pays. Une théorie du complot que reprend à son compte Tehelka : “Le principal danger que présentent les ONG fi nancées par l’étranger est qu’elles importent des détritus – espions, missionnaires évangéliques et agents provocateurs – qui créent de nombreux problèmes pour l’Inde”, commente l’hebdomadaire. La branche indienne de Greenpeace est l’une des organisations visées par les autorités. Ses fi nancementsétrangers ont été gelés et elle doit faire valider toutes ses transactions par la banque centrale.

↙ Dessin de Falco, Cuba.

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

les plats, débarrasse les tables et encaisse, sans parler des com-mandes à emporter. Si le sérieux de l’employé force notre respect, on ne peut s’empêcher de s’interro-ger : comment fait-il pour prendre des pauses et pour manger ?

Naoki Hirokoji se souvient de l’hôtel où il a été embauché en 1991, après ses études secon-daires. “Je n’avais pas le temps de souffl er. Franchement je n’en pou-vais plus.” Mais il pouvait au moins partager sa peine avec ses collè-gues ; ils pouvaient se plaindre ensemble des conditions de tra-vail. “Psychologiquement, c’est très dur d’être tout seul.”

Braquage. Le restaurant où nous dînons a un jour été la cible d’une agression à main armée. Bien que l’employé dispose aujourd’hui de fausses balles de base-ball [qui contiennent un liquide indélé-bile], on imagine mal qu’il puisse se sentir en sécurité. En 2011, après le braquage, Sukiya avait mis deux employés par restaurant pendant la nuit. Puis elle a repris ses vieilles habitudes.

Récemment, afi n d’améliorer les conditions de travail, elle a fait appel à un groupe d’experts indé-pendants. Dans son rapport, ce

—Asahi Shimbun (extraits) Tokyo

La chaîne de restauration rapide Sukiya est l’une des plus importantes du Japon.

Spécialisés dans le gyudon [bol de riz garni de lamelles de bœuf et d’oignon], ses 2 000 restaurants proposent de jour comme de nuit des plats à des prix imbattables.

Mais la charge de travail que Sukiya impose à son personnel lui vaut aujourd’hui d’être mise à l’index. Ce qui a particulièrement posé problème, c’est qu’il n’y avait qu’un seul salarié par établisse-ment durant les heures d’ouver-tures nocturnes.

Je me suis rendu de nuit dans l’un de ces restaurants avec l’écrivain Naoki Hirokoji, qui a travaillé dans des conditions comparables dans sa jeunesse. Je voulais avoir son point de vue sur l’aff aire Sukiya. “Regarde, le serveur ne fait aucun geste superfl u. C’est fascinant”, mur-mure-t-il en mangeant son gyudon à 270 yens [2 euros], taxes comprises.

Malgré l’heure avancée, ce res-taurant situé dans un quartier rési-dentiel de Tokyo ne désemplit pas : il y a en permanence quatre ou cinq clients. L’employé s’occupe de tout : il prend les commandes, prépare

Sukiya casse les prix et ses employésTravail. La plus grande chaîne japonaise de restauration rapide profi te de la crise pour exploiter son personnel, qui semble s'y résigner.

dernier note que “tous les cadres de Sukiya ont le sentiment que si la marque a réussi à devenir numéro un au Japon, c’est parce qu’ils ont un sens profond du devoir, qu’ils n’ont pas compté leurs heures de travail. C’est pourquoi ils n’ont aucune réti-cence à demander à leurs subordonnés d’en faire autant.” Actuellement, la chaîne emploie environ 600 titu-laires et 40 000 vacataires.

Arnaque. Après avoir quitté son emploi à l’hôtel, Naoki Hirokoji a travaillé sur un chantier de cons-truction, où il a rencontré un homme qui avait été employé par une société pratiquant la “vente sous influence” : “On amenait les gens à dépenser 300 000 yens [2 200 euros] pour des futons qui ne valaient qu’un dixième de ce prix”, lui a raconté cet homme. Quand le jeune Hirokoji lui a fait remar-quer que c’était de l’arnaque, il a rétorqué : “Un soda se vend 100 yens [0,70 euro] alors qu’il a un coût de revient de quelques yens. Mes prix n’étaient que dix fois supérieurs au coût initial.” Comme tous ses col-lègues recouraient à cette pra-tique, il n’y voyait rien d’anormal. L’environnement modifi e l’état d’esprit des travailleurs ; ainsi, le rapport sur Sukiya remarque que certains vacataires se montrent agacés lorsqu’on leur demande de faire des pauses.

Mais pourquoi ces employés acceptent-ils de travailler dans des conditions aussi dures ? “Parce que, dans la conjoncture actuelle, on ne voit personne réussir autre-ment”, explique Naoki Hirokoji. A l’époque où il est sorti du lycée, les eff ets de la bulle économique [entre les années 1980 et début des années 1990] se faisaient encore sentir et les emplois garantissant un niveau de vie de classe moyenne étaient nombreux. Mais ensuite la conjoncture s’est dégradée et ce type d’emploi s’est raréfi é.

Après avoir été chauff eur puis agent immobilier, le jeune Hirokoji a travaillé jusqu’en 2005 pour un organisme de prêts à la consom-mation. Il passait des appels télé-phoniques jusqu’à la nuit. C’était épuisant et il avait envie d’arrêter. Mais il gagnait 6 millions de yens [44 000 euros] par an, alors que son supérieur hiérarchique arri-vait à 10 millions [74 000 euros]. “Je pensais qu’en persévérant je pour-rais gagner autant. C’est la carotte qui fait avancer les ânes.”

Chez Sukiya, les journées de tra-vail, qui peuvent s’étaler sur vingt-quatre heures, sont appelées des

“rotations”. En les cumulant, cer-tains employés travaillent jusqu’à cinq cents heures par mois. Selon le rapport, ils consacrent toute leur vie au travail et ceux qui survivent rêvent de devenir cadres. “Comme il est de plus en plus diffi cile de trouver un emploi, ils ne peuvent que s’accro-cher au modèle de réussite défi ni par l’employeur”, poursuit l’écrivain.

Après avoir mangé à satiété, Naoki Hirokoji demande l’addi-tion. Même avec les kimchi [chou à la coréenne] et la soupe miso qu’il a commandés en plus du gyudon, elle ne s’élève qu’à 453 yens [3,30 euros]. “C’est parce qu’il n’y a qu’un seul employé qu’on peut manger pour ce prix”, soupire-t-il.

Pour abandonner la pratique d’un employé par restaurant à la fi n septembre, Sukiya a augmenté de 21 yens [15 centimes] le prix du bol moyen de gyudon. Cette hausse risque de conduire beaucoup de jeunes à se rabattre sur les nouilles instantanées. “Si l’on ne bâtit pas une société dans laquelle un menu à 500 yens [3,60 euros] est considéré comme bon marché, rien ne chan-gera vraiment”, déplore l’écrivain.

—Yusuke TakatsuPublié le 1er septembre

dynamique. Ailleurs, en revanche, les nouvelles lois sur le fi nancement viennent compléter une longue liste de mesures limi-tant l’action des ONG, explique M. Rutzen : certaines restreignent la liberté d’association ou exigent la présence d’un représentant de l’administration aux réunions. Ces mesures font déjà sentir leurs eff ets, estime la Fondation Carnegie pour la paix internationale dans un rap-port intitulé “L’espace se referme” et qui passe en revue cinquante pays imposant des restrictions au fi nancement étranger des ONG.

Nouvelle norme. Au début, les fon dations et les Etats occiden-taux n’ont pas pris ces mesures au sérieux, jugeant probablement qu’il s’agissait d’une réaction passagère à la politique étrangère musclée de George W. Bush et à sa volonté de promouvoir la démocratie via son Freedom Agenda [programme pour la liberté], explique le rapport. Mais il faut comprendre que c’est “la ‘nouvelle norme’, la conséquence de changements durables dans la politique internationale”.

La riposte est en cours. En 2011, les Nations unies ont nommé Maina Kiai rapporteur spécial sur les droits de réunion pacifi que et d’association. Le Partenariat pour un gouvernement ouvert, une organisation internationale créée la même année, apporte son soutien aux Etats qui s’engagent à promouvoir la transparence et la pluralité de la société civile. Les agences de développement amé-ricaine, britannique et suédoise, ainsi que des fondations comme Ford, McArthur et l’Open Society Institute, s’eff orcent elles aussi de soutenir les ONG, en formant leur personnel à faire du lobbying contre les lois répressives et à col-lecter davantage de fonds dans leur propre pays.

La pression exercée par la Communauté des démocraties, une autre organisation intergou-vernementale, aurait récemment permis d’empêcher ou d’adoucir des projets visant à aff aiblir les ONG dans au moins cinq pays. Il sera néanmoins diffi cile d’inver-ser la tendance. En mai, M. Kiai a défi ni trois principes généraux relatifs à la protection de “l’espace civique”. Le premier stipule que la possibilité de solliciter, de rece-voir et d’utiliser des ressources “fait partie intégrante du droit à la liberté d’association.” Une liberté de plus en plus menacée.—

Publié le 13 septembre

Un romancier engagé●●● Né en 1972, Naoki Hirokoji, qui est cité dans cet article, a reçu le prix Akutagawa (l’équivalent japonais du Goncourt) en 2010. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages parlant du quotidien de la classe moyenne, frappée par la crise et par une défl ation persistante.

↙ Dessin de Magee paru dans The Guardian, Londres.

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Productivité

SOURCE : “ASAHI SHIMBUN”

Nombre de restaurants et d’employés de la chaîne Sukiyaau Japon (avril de chaque année)

2011 2012 2013 20140

500

1 000

1 500

2 000

RESTAURANTS

EMPLOYÉS

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—The Economist Londres

Vous travaillez pour un Etat étran-ger.” Voilà ce qu’aurait reproché un conseiller de Vladimir Poutine

à Tatiana Lyssova, rédactrice en chef de Vedomosti, un quotidien économique res-pecté, lors d’une entrevue au Kremlin l’an-née dernière. Vedomosti [qui tire à environ 70 000 exemplaires] est en eff et codétenu par trois groupes de médias étrangers : l’américain News Corp [éditeur du Wall Street Journal], le britannique Pearson (copropriétaire de l’hebdomadaire The Economist) et le fi nlandais Sanoma. Et, dans l’esprit réducteur et conspiration-niste des dirigeants du Kremlin, il n’en

faut pas beaucoup plus pour faire de cette rédaction une annexe de la CIA et du MI6.

Ce patriotisme paranoïaque, exacerbé par le confl it avec l’Occident dans l’est de l’Ukraine, permet de mieux comprendre pourquoi Vladimir Poutine a ratifi é le mois dernier une nouvelle loi interdisant à partir de 2016 à toute entreprise ou particulier étranger de posséder plus de 20 % d’un média basé en Russie. Vedomosti sera l’une des premières victimes de cette décision. [De son côté, la chaîne de télévision amé-ricaine CNN a annoncé le 10 novembre la suspension de sa diff usion en Russie d’ici la fi n de l’année.]

Pour le fi nlandais Sanoma, qui cherchait déjà à céder sa participation de 33 %, le

MÉDIAS

Poutine fait main basse sur les médias occidentauxRussie. En vertu d’une nouvelle loi, les journaux, radios et télévisions russes codétenus par des étrangers tombent dans l’escarcelle du président et de ses amis.

nombre de repreneurs potentiels va dimi-nuer, de même que la valeur de ses parts. News Corp et Pearson auront également du mal à vendre ou à réduire leur partici-pation. Même chose pour l’allemand Axel Springer, qui publie l’édition russe de Forbes – magazine qui dénonce courageusement des scandales d’Etat.

D’après l’agence de presse Bloomberg, Vedomosti pourrait fi nir par être repris par une fi liale de Gazprom, le géant de l’éner-gie, ou par Iouri Kovaltchouk, un proche de Vladimir Poutine. Le cas échéant, c’est la crédibilité même du journal qui pourrait être remise en question. La radio Ekho Moskvy [Echo de Moscou], d’inspiration libérale mais contrôlée par la branche médias de Gazprom, a toujours été tolérée en raison de son audience limitée. Récemment, elle a toutefois été menacée de recevoir la visite d’inspecteurs offi ciels, et le 31 octobre ses responsables ont été réprimandés pour avoir diff usé des contenus “extrémistes” dans sa couverture du confl it ukrainien.

Confi scation. Les médias d’information ne sont pas les seuls visés par la nouvelle loi. Les éditeurs étrangers de magazines comme les groupes Hearst ou Condé Nast devront également suspendre leur publica-tion ou les vendre à bas prix. Il s’agit “clai-rement d’une confi scation”, s’indigne Derk Sauer, investisseur néerlandais et fonda-teur de Vedomosti, en 1999. Naturellement, Vladimir Poutine aura beau jeu de souli-gner que de nombreux pays, y compris les Etats-Unis, imposent eux aussi des restric-tions aux participations étrangères dans certains médias. Mais, preuve de la pré-cipitation qui entoure la mise en applica-tion de cette loi, notons qu’elle annule un investissement pourtant célébré en fan-fare par le président russe lui-même : en 2011 Disney avait dépensé 300 millions de dollars pour acquérir 49 % du capital d’une chaîne de télévision russe. L’opération va devoir être annulée.

Floriana Fossato, qui a travaillé dans les médias moscovites dans les années 2000 et étudie aujourd’hui la télévision russe à l’université de Londres, se demande si la nouvelle loi ne serait pas l’œuvre de res-ponsables très connectés et bien informés cherchant à contrôler le marché de la publi-cité en Russie. D’après elle, ils se disent sans doute : réglons un problème politique et pro-fi tons-en pour nous faire de l’argent au pas-sage. Cette politique guerrière coûte cher à certains et rapporte gros à d’autres. Peu de

secteurs de l’économie russe sont encore à l’abri de campagnes visant à renforcer la sécurité nationale ou à résister à l’Occi-dent. Le ministère de l’Education a inscrit le nom de nombreux éditeurs de manuels scolaires sur sa liste noire, certains parce qu’ils utilisaient des personnages de dessins animés occidentaux pour illustrer des pro-blèmes de mathématiques. Le 1er novembre, The New York Times observait que l’éditeur Enlightenment, dirigé par un autre proche de Poutine, Arkadi Rotenberg, tirait son épingle du jeu. Et comme en témoigne la récente vague de fermetures de restaurants McDonald’s – pour raisons “sanitaires” –, n’importe quelle entreprise peut faire les frais de cette atmosphère délétère.

Vladimir Poutine se méfi e de ce qu’il ne contrôle pas et cherche constamment à inféo-der toute source de pouvoir ou d’infl uence. Après les grandes banques et les compagnies énergétiques, Vedomosti et les médias codé-tenus par des étrangers pourraient bientôt tomber dans l’escarcelle des bons amis du président russe. Si tel était le cas, déplore Derk Sauer, la liquidation du journal pour-rait malheureusement être la meilleure et la plus “élégante” des solutions.—

Publié le 8 novembre

Lancement de Sputnik.com●●● “Quelle est la diff érence entre l’URSS et la Russie actuelle ? Il y a presque soixante ans, l’URSS lançait Spoutnik 1, objet de convoitise pour les Etats-Unis, à l’origine de la course aux étoiles, pacifi que dans un premier temps. Aujourd’hui, la Russie lance Sputnik, un réseau de relais de propagande de l’Agence Rossia Segodnia [La Russie d’aujourd’hui].” C’est ainsi que le quotidien Vedomosti qualifi e la nouvelle structure internationale multimédia lancée le 10 novembre par l’Etat russe et censée proposer une “lecture alternative” des événements d’un “monde multipolaire”. Elle comprend le service en langues étrangères de l’agence de presse Ria Novosti, la radio La voix de la Russie (30 langues, 34 pays), et le site sputniknews.com.

↙ Dessin de Kazanevsky, Ukraine.

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

signaux

5 Avec le temps, un nouveau contre-pouvoir viendra ouvrir une nouvelle brèche dans la subjectivité.

Des espaces critiques s’ouvrent de nouveau

Réapparition de la subjectivité Réapparition de la subjectivité

Exempleà caractère politique :

“Nous avons intérêtà sortirde l’UE.”

PouvoirPouvoir

Contre-pouvoir

2 Un groupe social devient un pouvoir dès lors qu’il parvient à imposer son point de vue à la majeure partie de l’espace subjectif.

Espace critique

Exemple à caractère politique : “Si les chefs d’entreprise paient moins

d’impôts, ils investissent davantage dans leur activité, ce qui a des retombées

bénéfiques sur les travailleurs.”

Exemple à caractère politique : “Si les chefs d’entreprise paient moins

d’impôts, ils investissent davantage dans leur activité, ce qui a des retombées

bénéfiques sur les travailleurs.”

PouvoirContre-pouvoir

4 L’objectif ultime du pouvoir est de transformer la subjectivité en vérités empiriques.

Vérité

Pas d’espace critique : les autres subjectivités marginales, jugées subversives et dangereuses, doivent être réduites au silence.

Fausse disparition de la subjectivité, que l’on prend désormais pour la “vérité”.

Un seul pouvoir demeure

Exemple à caractère politique : “Il n’y a pas d’argent pour maintenir

le système d’aides sociales dans son état actuel.”

Exemple à caractère politique : “Il n’y a pas d’argent pour maintenir le système d’aides sociales dans son état actuel.”

PouvoirPouvoir

C’est dans la subjectivité que l’on trouve le véritable espace du pouvoir : pouvoirs et contre-pouvoirs en tout genre sont donc en lutte permanente pour maintenir leur hégémonie sur elle.

1Absence de pouvoir Absence de pouvoirEspace

subjectif

(b)

Groupe social

(a)

Groupe social

3 Plus le pouvoir fait main basse sur la subjectivité, plus le contre-pouvoir en vient à faire sienne cette même subjectivité, que ce soit par conviction ou par stratégie. C’est ce que l’on appelle le pacte entre les pouvoirs, une situation porteuse de dangers. La vérité, principale ennemie de la subjectivité, se fait jour.

PouvoirContre-pouvoir

L’espace critique se raréfie

Chaque semaine, une page visuelle pour présenter

l’information autrement

De la subjectivité du pouvoirComment un groupe social finit par imposer sa vérité aux autres groupes supposés constituer des contre-pouvoirs.

JAIME SERRA. Directeur artistique à La Vanguardia, il publie chaque semaine un éditorial sous forme d’infographie dans le quotidien barcelonais. La page ci-dessus a été publiée le 14 septembre. A partir d’une représentation graphique simple,

Jaime Serra dresse un constat dépité sur la disparition actuelle de l’espace critique en politique. Une démonstration teintée d’ironie et d’espoir : avec le temps, les contre-pouvoirs pourraient à nouveau se faire entendre.D

R

L’auteur

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48. Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014 Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

MAGAZINENonne star Musique .......................... 52 Kobané, ville neuve, ville martyre Histoire . 54 Buenos Aires à fleur de peau Tendances ...... 56 Le syndicaliste et la boxeuse Cinéma ........ 58360

Qui a voléle plus petit

nénuphar du monde 

Qui a voléle plus petit

nénuphar du monde 

 ? ?

46485052

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360°.Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014 49360°.Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

↓ Entre les mains de Carlos Magdalena, chercheur en horticulture : un Nymphea thermarum. Autour de lui, des Victoria amazonica, les plus grands nénuphars au monde. Photo Oli Scarff/Getty Images/AFP

Le conservatoire de la princesse de Galles est ce que le personnel des Kew Gardens appelle un “pot de miel”. Le plus grand et le plus presti-gieux jardin botanique du monde reçoit chaque année 2 millions de visiteurs, dont beaucoup – environ 300 000 par semaine, estime-t-on –

ne manquent pas de faire le détour par cette immense serre aux allures de tatou. Construite en 1986, la verrière regroupe sous un même toit dix zones bioclimatiques différentes, contrôlées par ordinateur. En l’espace de quelques minutes, le visiteur peut ainsi admirer de fantomatiques cactus ovoïdes dans la fraîcheur d’un paysage désertique, des cascades de passiflores rouges dans la touffeur d’une forêt et l’entrelacs fibreux des racines de palétuviers d’une mangrove.

Le jeudi 9 janvier, Nick Johnson, responsable du conservatoire, est arrivé à Kew vers 14 heures. Ce quadragénaire à la silhouette svelte et à la courte barbe avait laissé son équipe préparer la serre pour le festival annuel des orchidées, grand événement des jardins de Kew. Le thème de cette édition était “Les Chasseurs de plantes”, et les membres de l’équipe de Johnson créaient un décor évoquant l’atmosphère ô combien romantique des grandes aventures botaniques de l’époque victorienne, où collectionneurs insatiables et éminents scientifiques (qu’une mince distinction séparait) partaient pour de lointaines jungles armés de machettes et d’assez de tabac pour tenir un an.

L’un des apprentis de Johnson, Duncan Brokensha, était très agité. Tandis que les préparatifs allaient bon train, il avait effectué une inspection de routine des niveaux d’eau dans les étangs. Et, comme à son habitude, il avait également jeté un coup d’œil sur la plante la plus rare et la plus vulnérable de la serre, le Nymphaea thermarum, le plus petit nénuphar du monde. Contrairement aux précieuses orchidées et cactées de la collection, conservées dans des vitrines aquatiques, les minuscules nénuphars, dont les fleurs blanches ne font pas plus de 1 centimètre de diamètre, sont exposés à l’air libre mais dans un emplacement relativement difficile d’accès, au pied d’un pont de béton. Il y en avait vingt-quatre plantés dans la vase. Ce jour-là, Brokensha n’en compta que vingt-trois et vit un trou en lieu et place du vingt-quatrième.

La plante avait été volée. Johnson était furieux – surtout contre lui-même : au printemps précédent, c’est lui qui avait décidé d’installer le nénuphar dans la serre. Kew possédait alors pratiquement tous les spécimens restants sur la planète du Nymphaea thermarum – un nénuphar thermal, plus connu sous son nom usuel de nénuphar pygmée du Rwanda. La fleur n’avait plus été vue depuis 2008 dans son unique biotope naturel connu, une source chaude au Rwanda, et représentait l’une des quelque cent espèces botaniques au bord de l’extinction qui ne survivent plus aujourd’hui que dans des jardins botaniques.

ENQUÊTE

Ses fleurs font à peine 1 centimètre de diamètre. En janvier 2014, un plant de Nymphaea thermarum a été volé aux Kew Gardens, à Londres. Alors que la plante avait été sauvée de l’extinction cinq ans plus tôt, ce larcin pourrait irrémédiablement compromettre sa survie – une menace dont seuls quelques passionnés semblent comprendre la gravité. – The Guardian (extraits), Londres → 50

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360° Courrier international — no 1255 du 20 au 26 novembre 2014

Johnson savait qu’il prenait un risque en mettant cette espèce rarissime et fragile à la portée du public. Et il était d’autant plus irrité qu’il estimait avoir été mis en garde : un mois auparavant, il avait surpris un jeune homme qui s’était aventuré dans les massifs de plantations. L’homme, un Français, avait assuré qu’il ne faisait que prendre des photos, mais son sac à dos était ouvert et rempli de plantes. Johnson y a trouvé un spécimen rare de Myrmecodia, ou “plante fourmilière” – une espèce botanique du Sud-Est asiatique qui entretient une relation symbiotique avec les fourmis –, qu’il avait lui-même cultivé dans les laboratoires de conservation de Kew dix ans plus tôt. Le voleur, auquel il a demandé ce qu’il comptait faire de ces plantes, lui a répondu sans sourciller : “Les repiquer et les vendre sur Internet.”

Kew possède depuis cent cinquante ans son propre service d’ordre – une force de police qui était à l’origine composée de vétérans de la guerre de Crimée. Ses agents se chargent de contraindre les voleurs à restituer leurs larcins, puis de les escorter jusqu’à la sortie des jardins. Ce jour-là,

ils ont photographié le Français et lui ont signifié qu’il était définitivement interdit de séjour aux Kew Gardens. Mais Johnson n’était pas rassuré pour autant. Pendant les vacances de Noël, il avait recherché sur Internet des ventes suspectes de plantes. Utilisant le compte eBay de son épouse, il avait envoyé un message à un Californien qui avait mis aux enchères des graines de Trochetiopsis ebonus, une plante à fleurs originaire de l’île de Sainte-Hélène dont Johnson savait qu’elle n’avait pas sa place sur le marché. L’un des objectifs des institutions telles que les jardins botaniques de Kew est de veiller à ce que les bénéfices issus de la commercialisation d’espèces rares soient équitablement partagés avec le pays d’origine de ces plantes, afin d’aider à reconstituer leur habitat naturel. Cette disposition, prévue par la Convention internationale sur la biodiversité, n’est effective que lorsque le commerce des espèces botaniques menacées est parfaitement contrôlé. Sachant qu’il ne restait plus que deux exemplaires de Trochetiopsis ebonus à l’état sauvage, Johnson a tenté d’expliquer ce mécanisme au vendeur pirate. La réponse a fusé : “Allez vous faire foutre ! On vit dans un monde capitaliste.”

Désormais, quelqu’un s’en était pris à sa plante la plus précieuse. Cette fois-ci, Johnson a appelé en renfort la police de Londres. Le Nymphaea thermarum revêtait une telle importance à l’échelle internationale que le vol devait être publiquement consigné et dénoncé. Si la plante volée se retrouvait sur le marché, ou venait à proliférer dans les cours d’eau de Grande-Bretagne, les scientifiques devraient savoir d’où elle venait. Mais en voyant une équipe de la police scientifique arriver au conservatoire, enfiler des combinaisons blanches et se glisser dans les massifs avec une loupe en bandeau sur le front, Johnson a pris conscience de l’absurdité de la situation. Le nénuphar avait disparu. Un point c’est tout.

Le concept de “criminalité botanique” doit encore faire son chemin dans les esprits. Il existe certes des lois et des règlements, mais la plupart d’entre nous ne savent pas vraiment qu’en penser, mis à part le fait qu’ils ouvrent de vagues possibilités comiques. Trois jours après le vol aux Kew Gardens, le service de presse de la police londonienne a publié un tweet sur l’incident, et la presse internationale s’en est emparée aussitôt pour en faire ses choux gras. On aurait cru un épisode tiré tout droit de La Panthère rose. Le crime était présenté comme un “casse artistique”.

Surprise par tant d’attention, la direction des Kew Gardens en a profité pour raconter comment la plante volée avait échappé de peu à l’extinction : les botanistes n’avaient réussi à faire pousser le nénuphar thermal à partir de graines qu’en 2009, après la mort du dernier spécimen vivant, qui se trouvait en Allemagne. La survie de cette variété était l’œuvre du “briseur de code” botanique des Kew Gardens, un charismatique chercheur en horticulture espagnol, Carlos Magdalena. Celui-ci a donné des interviews à la presse pendant une semaine entière, se réveillant à 4 heures du matin pour intervenir sur les ondes de la télévision américaine, avant de se recoucher pour passer ensuite la journée à répondre aux questions d’autres journalistes.

Magdalena a planté son premier nénuphar à l’âge de 5 ans. Depuis, il est resté très attaché à cette espèce. “Je trouve qu’il y a pour notre inconscient quelque chose de très séduisant dans cette plante sortie d’une mare boueuse et qui résiste au vent et à la pluie”, explique-t-il. A 42 ans, ce scientifique portant de longs cheveux qui lui retombent sur les épaules et des boucles d’oreille parle des nénuphars avec une sorte d’abandon poétique : “En s’épanouissant,

ils deviennent magnifiques et dégagent une odeur délicieuse, et ne sont aucunement affectés par la fange qui les entoure.”

En 2009, Magdalena a appris que personne, aux jardins botaniques de Bonn, ne savait cultiver le Nymphaea thermarum. Le plus petit nénuphar du monde était donc condamné à disparaître à jamais de la surface de la Terre. “J’ai tout de suite pensé qu’il me le fallait absolument, raconte-t-il. C’est la règle de tous les jardiniers : qu’avez-vous envie de cultiver ? Ce que vous ne pouvez pas avoir.” Il a reçu le premier lot de graines de Nymphaea thermarum en juillet 2009. Combien de temps lui a-t-il fallu pour trouver les conditions idéales de culture du nénuphar ? Magdalena élude la question : “C’est très difficile à dire, car dans mes rêves, et peut-être même dans ma phase de sommeil paradoxal, mon cerveau ne cessait jamais de penser à ce satané nénuphar.” Ce n’est pas un hasard si Magdalena est aujourd’hui réputé pour être capable de cultiver et de sauver des plantes pour lesquelles personne d’autre ne peut rien. Il a finalement trouvé la solution un soir, en cuisinant des pâtes : le Nymphaea thermarum a besoin de plus de dioxyde de carbone que d’autres nénuphars, car il pousse dans des eaux peu profondes.

Magdalena a publié le détail de ses travaux sur Internet. Il n’a guère tardé à recevoir une avalanche de demandes de partage de graines de la part de collectionneurs et d’hybrideurs – spécialistes qui croisent différentes souches de nénuphars pour

créer de nouvelles variétés : “Je pourrais en avoir ? Moi aussi j’en veux ! Vous en avez pour moi ?…” Il avait parfois l’impression que certains étaient prêts à enfreindre les règles pour mettre la main sur les précieuses semences : “Quand il n’y a aucun moyen de s’en procurer, les gens s’en rendent malades et ne pensent plus qu’à ça.” Ainsi, lorsque le nénuphar a été dérobé au conservatoire de la princesse de Galles, il n’a pas été plus étonné que cela. “J’ai surtout été surpris que cela ait mis aussi longtemps à arriver.”

Tout le monde ne s’est pas laissé émouvoir par le vol du nénuphar thermal. Des journalistes couvrant l’in-cident ont lancé un débat polémique. Après tout, Kew possédait des graines et pouvait donc en faire pous-ser d’autres. Pourquoi ses botanistes essayaient-ils de contrôler aussi strictement la propagation de cette

“Quelque cent espèces au bord de l’extinction ne survivent plus aujourd’hui que dans des jardins botaniques”

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→ Le conservatoire de la princesse de Galles, dans les Kew Gardens, en banlieue de Londres. Photo David Levene/ The Guardian

On aurait cru un épisode tiré tout droit de La Panthère rose. Pour la presse, le vol était un “casse artistique”

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variété ? L’un des grands problèmes que pose la crimi-nalité botanique est qu’elle se confond presque avec l’activité même de botaniste. Beaucoup des plus grands noms des annales de la botanique – Joseph Dalton Hooker (le plus illustre directeur des jardins de Kew), André Michaux (qui a introduit 5 000 variétés d’arbres en France), Robert Fortune (qui a fait sortir le thé de Chine) – ont passé des années à parcourir le monde et à déraciner des dizaines de milliers de plantes dont l’as-pect les avait séduits. Ils opéraient souvent en prenant de grands risques pour eux-mêmes, dans un esprit de compétition acharnée et en défiant quiconque ten-tait de leur mettre des bâtons dans les roues. Hooker qui, au terme d’une mission de deux ans dans l’Hi-malaya, a importé en Grande-Bretagne pas moins de 7 000 espèces, dont 25 nouveaux rhododendrons, a été emprisonné par le rajah du Sikkim. Michaux a été expulsé des Etats-Unis, accusé d’espionnage. Fortune a repoussé des pirates chinois au fusil.

Même les actes qui avaient été en leur temps qualifiés de vols ont rarement été remémorés comme tels. L’industrie hollandaise de la tulipe a plus ou moins été fondée sur des vols répétés de bulbes des jardins du botaniste flamand Charles de l’Ecluse à Leyde, vers 1590. A l’été 1876, Kew a acheté pour 700 livres sterling à Henry Wickham des milliers de graines d’hévéa rapportées clandestinement de la forêt amazonienne et qui furent par la suite implantées à Singapour et en Malaisie. Au Brésil, Wickham était surnommé le “principe dos ladrões”, le prince des voleurs. En 1920, George V l’a fait chevalier pour services rendus à l’industrie du caoutchouc.

Nick Johnson était plus conscient que quiconque de l’ironie qu’il y avait à monter à Kew une exposition sur les chasseurs de plantes du XIXe siècle, et à appeler la police après s’être fait dérober l’un de ses inestimables spécimens. “Nous sommes littéralement des braconniers devenus gardes-chasse”, résume-t-il. Mais dans un monde peuplé d’espèces envahissantes et où un nombre croissant de plantes sont menacées, dans un monde où les Etats cherchent de plus en plus à contrôler les droits de propriété intellectuelle et les sources de revenus de leur flore, les jardins botaniques n’ont pas le choix.

Eberhard Fischer est le botaniste allemand qui, en 1987, a découvert le nénuphar pygmée en bordure d’une source chaude de la province de Muashyuza, dans le sud-ouest du Rwanda. “J’ai immédiatement compris que c’était là quelque chose que le monde ne connaissait pas encore.” Depuis, il a fouillé plus d’une cinquantaine de sources chaudes au Congo, en Ouganda, au Burundi, en Tanzanie, cherchant les nénuphars, mais n’en a jamais retrouvé un seul. Entre-temps, l’eau de la source rwandaise a été détournée, asséchant la zone dans laquelle poussait le nénuphar nain.

Depuis le vol, Fischer craint que la plante dérobée puisse se retrouver en vente libre sur le marché. Lui et Magdalena se réjouissaient de son potentiel commercial. Du fait de sa petite taille et parce qu’elle pousse dans la terre plutôt que dans l’eau, ils pensaient pouvoir la vendre comme joli “nénuphar sans eau” facile d’entretien, et utiliser les revenus générés pour financer sa réintroduction

en milieu naturel. Lorsque j’ai demandé à Magdalena combien pouvait valoir ce marché, il a sorti son iPhone et a tapé quelques chiffres sur son clavier. “Si j’en vendais 2 millions d’exemplaires à 5 livres [6,30 euros] pièce, ça ferait 10 millions de livres [13 millions d’euros], non ?” Il pensait que la fleur pourrait être particulièrement appréciée au Japon, où les jardiniers adorent les miniatures.

La possibilité de restaurer l’habitat naturel du Nymhphaea thermarum est peut-être désormais compromise. Fischer, qui a identifié plus de 300 nouvelles espèces de plantes, a déjà vu échouer d’autres projets similaires de partage des bénéfices. En 2008, il a découvert au Rwanda l’Impatiens nyungwensis, une nouvelle espèce d’impatience, et il nourrissait pour elle les mêmes espoirs. Il a partagé une bouture avec un seul collègue. “Et du jour au lendemain la plante s’est retrouvée sur le marché, soupire-t-il. Eh oui… c’était vraiment décevant.”

Il n’est pas facile de résoudre un vol de plante. Au bout de quelques semaines, la police de Richmond a classé le dossier. Au Royaume-Uni, la seule agence de police qui s’occupe de ce genre d’affaires est la National Wildlife Crime Unit [unité de lutte contre la criminalité liée aux espèces sauvages, NWCU],

qui ne compte que 12 agents. Ses priorités stratégiques pour cette année portent sur la “persécution du blaireau”, la “persécution de la chauve-souris” et le “braconnage de la moule perlière d’eau douce”. Rien sur la flore. Ce qui, à première vue, paraît tout à fait compréhensible. Il paraît en effet insensé de vouloir surveiller la flore de la planète. Il existe près de 400 000 espèces végétales (chiffre admis, au juger, par la plupart des biologistes), dont plus de 30 000 figurent déjà sur la liste des espèces protégées par la Cites [Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, 1973].

Il y a quelque temps, un lundi matin, je suis allé m’entretenir avec l’un des rares enquêteurs de la NWCU. J’ai retrouvé Alan Roberts dans un restaurant des environs de Huntingdon. Comme la plupart de ses collègues de l’unité, dont le siège se trouve officiellement en Ecosse, il travaille de chez lui. Il ne semble pas choqué outre mesure par la moindre importance accordée à la criminalité liée à la flore et à la faune – “Nous sommes aux prises avec le terrorisme, le trafic de drogues et ainsi de suite”, dit-il – ni par la fragilité de son unité, dont le financement doit être renouvelé chaque année. Ses collègues et lui-même ne se posent pas ce genre de questions. Ils répondent simplement aux demandes à mesure qu’elles se présentent. “Nous faisons avancer les choses.”

Ils bénéficient d’une caractéristique importante de la criminalité botanique : elle ne concerne que très peu de gens. En particulier, le monde des nénuphars n’est

pas très grand. Contrairement aux orchidées, fortes de 25 000 espèces, la famille des nymphéacées n’en compte pas plus de 75. Jusque dans les années 1890, les jardiniers d’Europe n’avaient pas grand-chose à se mettre sous la main, mis à part le nénuphar blanc (Nymphaea alba), qui pousse naturellement dans les eaux dormantes abritées du continent. Puis un homme d’affaires et botaniste français, Joseph Bory Latour-Marliac, a réussi à croiser des espèces américaines et européennes pour créer une nouvelle gamme de nénuphars rustiques et colorés. Claude Monet a été l’un de ses premiers clients. Mais cela n’a pas suffi à faire décoller le jardinage aquatique. Il faut en effet disposer d’un étang – Monet avait cinq jardiniers à son service – et les plantes sont toujours restées une sorte de niche horticole. “La communauté des amateurs de nénuphars est si petite que je pourrais vous nommer chacun de ses membres”, m’a confié un marchand américain.

Magdalena pense que le nénuphar pygmée du Rwanda a été volé par un amateur plutôt que par quelqu’un qui envisageait sérieusement de le refourguer sur le marché ou de le commercialiser. Un voleur plus habile aurait pu jeter son dévolu sur des dizaines de minuscules rejets qui poussent à la base du tubercule et personne n’aurait rien remarqué. Il me fait visiter sa serre, qui ressemble un peu à un service de soins intensifs dont les patients ne sont pas des individus mais des formes de vie. Pour lui, la quasi-extinction de ces espèces est un affront, la chose la plus absurde qui soit. Son conservatoire accueille en permanence des architectes, des chimistes, des pharmacologues et des ingénieurs qui cherchent à percer le secret de ses plantes. “C’est ce qu’il y a de plus important pour les humains, même si les humains n’en ont pas conscience, souligne-t-il. La plupart des médicaments sont issus des plantes et des algues. La plupart des nouvelles technologies viendront également des plantes et des algues. Les antibiotiques trouvent leur origine dans les plantes et les champignons, et que faisons–nous ? Rien. Tout le monde s’en fout.” Soudain, Magdalena semble parvenir à sa conclusion sur le vol du nénuphar thermal : “S’il est une chose que j’ai réussi à en tirer, c’est votre attention.” Puis, entouré de toutes parts de ses étranges plantes en voie de disparition, il fait mine d’annoncer un message par haut-parleur, nous guidant poliment vers le théâtre d’une catastrophe : “Votre attention, je vous prie ! Je vous demande votre attention, s’il vous plaît !”

—Sam KnightPublié le 28 octobre

SOURCE

THE GUARDIANLondres, Royaume-UniQuotidien, 204 000 ex.www.guardian.co.ukL’indépendance, la qualité et le positionnement à gauche caractérisent depuis 1821 ce titre, qui publie certains des chroniqueurs les plus respectés du pays, tels Jonathan Freedland et Polly Toynbee. C’est le journal de référence de l’intelligentsia, des enseignants et des syndicalistes. Sam Knight, auteur de l’article que nous vous proposons ci-contre, est un journaliste indépendant installé à Londres. Il collabore notamment avec le Financial Times et Prospect, ainsi qu’avec le prestigieux mensuel américain Harper’s.

“Même dans mes rêves, mon cerveau ne cessait jamais de penser à ce satané nénuphar”

→ Le Nymphea thermarum a été découvert en 1987 au Rwanda. Photo Photo David Levene/The Guardian

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—South China Morning Post (extraits) Hong Kong

Des chants et des prières bouddhistes résonnent dans le monastère, niché dans les montagnes népalaises. Mais

c’est une tout autre musique qui absorbe Ani Chöying Drolma. La jeune nonne, alors âgée de 19 ans, écoute en boucle Something to Talk About, de Bonnie Raitt, sur son lec-teur de cassettes. Luck of the Draw, sorti par la chanteuse de blues américaine en 1991, est le premier album de musique occiden-tale qu’elle ait jamais possédé.

Quatorze ans plus tard, la fan adolescente est devenue une nonne rock star. Bonnie Raitt est à San Francisco, aux Etats-Unis, pour assister à un concert de Drolma. la fan adolescente est devenue une nonne rock star. “Bonsoir, je suis Bonnie Raitt et je suis l’une de vos plus grandes fans”, déclare-t-elle. Drolma ne peut s’empêcher de glousser en évoquant le précieux souvenir de sa rencontre avec l’artiste à la chevelure de feu. “Elle m’a dit que mon album était l’un de ses préférés”, poursuit la chanteuse népalaise.

Cho, le premier disque de Drolma [sorti en 1997 sous le label Hannibal], constitue une introduction parfaite à sa musique. Ses mélodies obsédantes et d’anciens mantras bouddhistes sont accompagnés par les riffs du guitariste américain Steve Tibbetts. Pour le Philadelphia Inquirer, écouter le chant de la nonne donne “l’impression d’assister à la création de quelque chose de fragile et de miraculeux”. Tina Turner et Tracy Chapman sont des admiratrices, et Drolma a récemment collaboré avec le compositeur indien A.R. Rahman, oscarisé en 2009 [pour la BO du film Slumdog Millionaire].

Ses chansons s’enracinent dans un passé sombre. Ani Chöying Drolma, d’origine tibétaine, est née et a grandi dans les années 1970 à Boudha, un quartier de Katmandou [la capitale du Népal] dont elle parle comme d’un “mini-Tibet en exil” dans son autobiographie, Ma voix pour la

culture.

Nonne starA 43 ans, Ani Chöying Drolma est aujourd’hui la voix du Népal en même temps qu’une célébrité mondiale. Portrait d’une anticonformiste qui veut changer la société.

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MUSIQUE

liberté [Oh éditions, 2008]. Le livre, écrit en français (en collaboration avec Laurence Debril), a été traduit en onze langues, dont l’anglais. Drolma y retrace son enfance malheureuse entre les mains d’un père qui la battait. Une balafre à peine visible marque encore son visage, souvenir d’une raclée particulièrement violente. A 13 ans, la peur d’être forcée d’“épouser un homme qui aurait pu être comme [son] père” la pousse à rejoindre le couvent bouddhiste tibétain de Nagi Gompa. Elle décide que plus personne ne lèvera la main sur elle. “Entrer au couvent était comme passer de l’enfer au paradis”, raconte-t-elle.

Tibbetts entend Drolma chanter pour la première fois en 1994 lorsqu’il visite Nagi Gompa. Il lui propose une collaboration et Drolma accepte tout de suite. L’album Cho sort en 1997. A l’époque, la nonne déclare peu apprécier le mélange opéré entre chants traditionnels, vieux de plusieurs siècles, et guitare et percussions. Douze années plus tard, elle a revu sa philosophie musicale. “Les chants traditionnels font partie de notre pratique spirituelle et méditative, argumente-t-elle. La seule différence [avec mes albums] est dans la présentation et la mise en forme.”

Après le succès mondial de Cho, Drolma et Tibbetts entreprennent une tournée aux Etats-Unis. Devant l’avalanche d’applaudissements qui accueille leur musique, Drolma décide de se lancer dans une carrière de chanteuse. “J’ai laissé les choses se faire”, dit-elle. Depuis son premier concert à l’étranger, donné au Walker Art Center à Minneapolis, en 1998, jusqu’à celui auquel ont pu assister 14 000 personnes à l’AsiaWorld-Expo à Hong Kong, en 2007, pour fêter le dixième anniversaire de la rétrocession, la voix de Drolma a été entendue dans le monde entier.

“Très honnêtement, la chose la plus enthou-siasmante que la musique m’a apportée a été l’argent, déclare Drolma contre toute attente. Un autre moyen d’aider les gens grâce à la musique.” Elle a commencé par investir dans

l’éducation. “J’ai pour habitude de dire que deux hommes ont changé ma vie : mon père et mon maître, relate-t-elle. L’un m’a fait connaître les pires épreuves physiques et émotionnelles et l’autre était un homme exemplaire, le plus généreux, sage et bienveillant qui soit. Mon maître m’a fait comprendre qu’être un enfant n’était pas une mauvaise chose, qu’être une femme n’était pas une mauvaise chose, et il m’a poussée à développer mon potentiel.”

La scolarité de Drolma prend brusquement fin au CM1, lorsqu’elle entre au couvent et se plonge dans l’étude du bouddhisme. Mais

elle est déterminée à apprendre et lit et relit tous les livres sur lesquels elle met la main. Elle

demande aux visiteurs étrangers de l’aider à apprendre l’anglais, regarde des émissions de télévision et écoute des chansons dans cette langue, pour se perfectionner. “L’éducation aide vraiment les gens à penser”, insiste-t-elle en anglais avec un accent. “L’éducation éclaire les gens.” Au milieu des années 2000, Drolma a chanté dans plus de cinquante villes américaines, hypnotisé les clients d’une discothèque de Singapour en 2001 avec une version en tibétain d’Amazing Grace [très célèbre hymne chrétien] et frayé avec des célébrités américaines, mais sa musique ne prenait toujours pas dans son pays natal. En 2004, Phool Ko Aankha Ma [Aux yeux d’une fleur, voir ci-contre], un single tiré de l’album Moments of Bliss, touche enfin le public népalais. Parue au plus fort de la guerre civile népalaise [de 1996 à 2006], la chanson est un appel à la paix et à l’harmonie. “Elle touchait les cœurs”, explique Mandira Dhungel, animatrice et productrice à la radio népalaise Hits FM.

“Tout le pays la chantait.” Drolma devient une célébrité : une pop star improbable débarque sur la scène musicale népalaise avec ses chansons qui exaltent la bonté de l’homme.

Au fin fond du Népal, l’éducation des filles n’est pas une priorité et les femmes sont quotidiennement victimes de discrimina-tions. Malgré une augmentation importante du nombre de filles inscrites dans les écoles, des traditions archaïques comme le mariage à un très jeune âge, l’exclusion des femmes de la vie sociale pendant leurs règles et le poids des tâches domestiques continuent à entraver leur promotion. Drolma n’a jamais aimé la façon dont sa société traitait les femmes et, lorsque sa carrière décolle, elle décide de prendre position. Elle commence par fonder une association caritative, la Nun’s Welfare Foundation [qui œuvre pour l’éducation des nonnes], et établit son siège dans un immeuble de trois étages qu’elle loue à Katmandou.

En 2000, elle crée l’école Arya Tara dans la capitale pour enseigner aux nonnes des matières telles que l’anglais, les mathématiques et le népalais. Une antenne de l’établissement est inaugurée en 2005 sur une petite colline de Pharping, à la périphérie de Katmandou. Elle accueille aujourd’hui 80 nonnes. En 2009, la chanteuse fonde à Katmandou un hôpital spécialisé dans les maladies des reins, pour aider les malades qui ne peuvent pas se permettre d’aller se faire soigner à l’étranger. “Ma foi dans la bonté de l’homme est le moteur de mon œuvre philanthropique”, dit-elle. Son idole est Mère Teresa, la religieuse catholique qui a consacré sa vie aux pauvres de Calcutta, en Inde.

Mais Drolma n’est pas à l’aise avec son image de nonne désintéressée. “Chacun pense d’abord à lui-même dans ce monde”, dit-elle en étendant les jambes sans quitter le fauteuil dans lequel elle est assise depuis plusieurs heures. “Je ne crois pas qu’il existe des actes 100 % altruistes. Il y a seulement une façon positive d’être égoïste. Lorsque ce qu’on fait améliore le bien-être d’autres personnes, c’est positif. Lorsque je fais quelque chose pour les autres, cela me procure un plaisir immense et cela me pousse à continuer.” Drolma aimerait que les nonnes qui étudient dans son école bravent les stéréotypes et les diktats des doctrines religieuses et sociales. “Mon rêve est de voir toutes les femmes jouir de la liberté de vivre comme elles l’entendent, de la liberté d’agir et d’aller jusqu’au bout de leur potentiel.”

Elle a été critiquée pour ses opinions féministes et son train de vie “luxueux” : elle a un appartement dans un immeuble chic de Katmandou, possède une voiture et dîne dans des restaurants gastronomiques. A Nagi Gompa, certains l’appellent la “nonne d’affaires”. “Ils sont libres de penser ce qu’ils veulent”, dit-elle avec un haussement d’épaules. “Je n’ai pas à répondre à leurs attentes. C’est ma vie.”

Si les femmes népalaises sont de plus en plus nombreuses à prendre l’ascenseur social – elles sont aujourd’hui présentes au

Extrait

“AUX YEUX D’UNE FLEUR”Cette chanson, parue en 2004, au cœur de la guerre civile, a eu un immense succès au Népal.

Aux yeux d’une fleur, le monde est une fleur.Aux yeux d’une épine, le monde est une épine.L’ombre ressemble à ce qu’est l’objet.Aux yeux d’une épine, le monde est une épine.Puisse mon cœur être pur et mon langage éclairé.Puissent mes pieds ne jamais écraser d’insectes.Des yeux beaux vous font voir un monde beau.Aux yeux d’une fleur, le monde est une fleur.

SUR NOTRE SITE courrierinternational.com

En vidéo : quelques extraits de concerts d’Ani Chöying Drolma.

Parlement, dans le monde des affaires et dans les médias à des postes autrefois réservés aux hommes –, les principes patriarcaux restent solidement ancrés dans la culture. En allant à l’encontre des traditions, Drolma a rejoint des figures de proue féminines comme Anuradha Koirala, qui lutte contre le trafic d’êtres humains, et Shanta Chaudhary, qui, après avoir été “esclave domestique”, est devenue députée et se bat contre l’esclavage moderne.

Tout cela fait que beaucoup la voient comme une rebelle. “Les gens aiment coller des étiquettes, déclare-t-elle. Je les déçois à tous les coups, et j’ai toujours cherché à les décevoir. Je suis anticonformiste.” Elle a peut-être commencé une révolution et ouvert la voie pour d’autres nonnes, dont beaucoup la considèrent comme un modèle de réussite et de philanthropie.

Drolma sourit lorsqu’on lui parle de l’influence positive qu’elle exerce sur les autres, mais elle n’aime pas qu’on s’attarde sur le sujet et change vite de conversation. “Chacun de nous peut agir et faire une différence dans la société, dit-elle. Si je m’étais arrêtée au fait que mon idée de continuer à chanter allait à l’encontre des règles de notre société, si je me l’étais interdit, si je m’étais dépréciée ou si je n’avais pas osé m’exprimer, aucune des choses que j’ai pu réaliser n’existerait aujourd’hui.”

—Bibek BhandariPublié le 21 septembre

← Ani Chöying Drolma.↓ Lors d’un concert, en Pologne, en 2010. Photo : Greg Rybczynski.

“Les gens aiment coller des étiquettes. Je les déçois à tous les coups, et j’ai toujours cherché à les décevoir. Je suis anticonformiste”

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360°

Kobané*

Bagdad

SYRIEIRAK

IRAN

LIBAN

ARMÉNIE

TURQUIE

Tig

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Euphrate

* Appelée aussi Ayn Al-Arab. Anciennement Arab Punari.

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Ankara

Damas

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Raqqa

Ras Al-A

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Deir Ez-Zor

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Mer Noire

MerMéditerranée

L’Empire ottoman dans ses frontières de 1914 Frontières actuelles (en blanc)Chemin de fer “Berlin-Bagdad” et autre tronçon associé

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—Milliyet Istanbul

Il y a cent ans, il n’existait pas d’endroit por-tant le nom de Kobané. Pas plus d’ailleurs qu’il n’y avait de lieu appelé Ayn Al-Arab,

nom que certains considèrent maintenant avec insistance comme le toponyme originel de cet endroit. Il y a un siècle, on trouvait tout au plus, là où s’étend Kobané aujourd’hui, un petit hameau portant le nom d’Arab Punari ou Arap Pinari [qui, en turc, signifie “fontaine arabe”, tout comme son équivalent arabe Ayn Al-Arab]. L’histoire de ce lieu, qui fait maintenant la une de l’actualité dans le monde entier, a été oubliée, mais elle vaut pourtant la peine d’être connue.

C’est dans le cadre de la construction de la ligne de chemin de fer reliant Berlin à Bagdad, dernier grand projet politique et économique de l’Empire ottoman, que le lieu-dit Arab Punari est pour la première fois référencé. Il s’agit alors d’une petite gare située sur la portion reliant [l’actuelle ville turque de] Konya à [l’actuelle ville syrienne d’] Alep et sur laquelle travaillent des ingénieurs allemands. Nous sommes en 1912. A cette époque, Suruç [située aujourd’hui du côté turc de la frontière, face à Kobané] est

une sous-préfecture de 10 000 habitants. Urfa, chef-lieu de la province, est une ville peuplée essentiellement d’Arméniens et d’Arabes. Quant à Arab Punari, ce n’est donc qu’une petite gare entourée de quelques baraquements.

Toutefois, Arab Punari rentre véritablement dans l’Histoire avec les massacres d’Arméniens en 1915. A cette époque, Arab Punari, tout comme Raqqa, Ras Al-Ayn ou Deir Ez-Zor, dont nous entendons beaucoup parler aujourd’hui dans le cadre de la crise en Syrie, abrite un des camps où sont parqués les milliers d’Arméniens dépor-tés d’Anatolie. C’est un centre de transit où la mortalité est très élevée. L’historien français d’origine arménienne Raymond Kevorkian explique, dans son livre Le Génocide des Arméniens [Odile Jacob, 2006], qu’aux alentours du 25 sep-tembre 1915, entre 120 et 170 Arméniens dépor-tés de Sivas, en Anatolie, meurent chaque jour à Arab Punari. A cette époque, les autorités otto-manes déportent tous les Arméniens d’Ana-tolie et les envoient vers les déserts de Syrie – vers la mort.

Au même moment, Suruç aussi voit affluer des colonnes de déportés, dont certains, grâce à l’indulgence du sous-préfet local (jusqu’au moment où cela lui vaudra d’être relevé de ses fonctions), vont s’installer sur place et plus au sud. Finalement, les Ottomans doivent se retirer de la région [en 1918] et, conséquence des accords Sykes-Picot signés secrètement par la Grande-Bretagne et la France, Suruç reste en territoire ottoman tandis qu’Arab Punari se retrouve en Syrie. Les Arméniens rescapés des massacres et les Kurdes venus de villages avoisinants

Kobané, ville neuve,

ville martyre1912-2014 Syrie Elle est aujourd’hui au cœur de l’actualité internationale,

théâtre de violents combats entre Kurdes et islamistes. Pourtant, il y a

un siècle, personne n’aurait pu la situer sur une carte. Et pour cause.

histoire.← Juillet 1913. Un train franchit l’Euphrate en Syrie, sur la ligne Berlin-Bagdad. Photo Suddentsdre Zeitung/ Rue des Archives

↙ Sur la même ligne, en 1917, ces wagons transportent des dromadaires de l’armée ottomane. Photo Picture Alliance/ Rue des Archives

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Courrier international

commencent alors peu à peu à s’installer à Arab Punari. En 1925, la répression contre la révolte du cheikh Saïd Piran [dans les régions kurdes de la nouvelle Turquie républicaine] pousse de nombreuses tribus kurdes à venir s’installer du côté syrien de la frontière, à Ras Al-Ayn et à Arab Punari. Avec le temps, la population du lieu devient un mélange d’Arabes, de Kurdes, d’Arméniens et de Turkmènes. Le hameau, constitué autour d’une petite gare, commence ainsi à se développer. Durant le mandat fran-çais sur la Syrie, de 1920 à 1946, le problème le plus important de la jeune République turque dans la région consiste à contenir les bandes armées qui traversent la frontière en prove-nance de Syrie, et notamment d’Arab Punari. Ankara considère que l’alliance entre Kurdes et Arméniens en Syrie représente une menace. Les échanges diplomatiques révèlent d’ailleurs qu’Ankara demande aux autorités françaises d’exercer un meilleur contrôle sur ces groupes. Pour rassurer un peu les Turcs et renforcer la sécurité à la frontière, les Français établissent alors une antenne pour leurs services de ren-seignements à Arab Punari.

La Syrie devient ensuite indépendante et le nouvel Etat syrien, dans le cadre de sa poli-tique d’arabisation, donne à cette petite ville le nom d’Ayn Al-Arab. Quant au nom de Kobané [sous lequel la ville est connue dans les autres langues], il ne semble pas être un mot kurde. Kobané viendrait du terme allemand kompa-nie (signifi ant “compagnie”, “société”), et il remonterait au temps où les Allemands se trou-vaient à cet endroit. Selon une autre explica-tion, ko viendrait eff ectivement de kompanie et bané du mot allemand bahn, contraction d’ei-senbahn signifi ant “voie ferrée”, ce qui aurait donné ko-bahn et donc Kobané.

Quoi qu’il en soit, le lieu que nous appelons aujourd’hui Kobané est depuis un siècle une ville qui tente de survivre tant bien que mal, dans les circonstances les plus pénibles, et c’est pour cela qu’elle continue à résister.

—Asli AydintasbasPublié le 13 octobre

LA LIGNE BERLIN-BAGDADC’est en 1903 que débute la construction d’un des projets ferroviaires les plus ambitieux jamais réalisés. Il a offi ciellement pour objectif de relier l’Europe centrale et orientale au cœur de l’Empire ottoman, son tronçon européen croisant celui du célèbre Orient-Express. Mais il est aussi censé permettre aux alliés que sont le sultan et le Kaiser d’établir de meilleures connexions entre leurs deux Etats. Le chemin de fer Berlin-Bagdad occupe une grande place dans la stratégie allemande et ottomane pendant la Première Guerre mondiale, facilitant le transfert rapide de troupes d’un front à un autre. Il contribue également à la déportation des Arméniens à partir de 1915. Après la guerre, ce qui subsiste de la ligne est nationalisé par la république turque de Mustafa Kemal.

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Et les rues brillent comme du cristal. Steve von Worley aime les villes. Il aime aussi sélectionner et agencer les données. Ce data designer californien a voulu mettre en évidence les schémas récurrents ou l’expansion

libre de certaines cités en colorant leurs rues, façon cristaux liquides, selon leur orientation et leur densité. Ses plans rehaussent la logique carrée, idéale des villes américaines, “mais aussi la spirale des arrondissements parisiens et le chaos des rues londoniennes”, relève Wired. “Autant d’indices qui racontent l’histoire de la politique, des guerres et des luttes de pouvoir”, poursuit le magazine américain.

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millionsLa discipline gravée dans les tablettesROYAUME-UNI — “Garder les jeunes élèves calmes et tenir les parents informés de leur comportement peut se révéler une véritable épreuve de force”, constate le Financial Times. Pour aider les enseignants dans leur combat quotidien, deux jeunes Britanniques ont créé ClassDojo, une application pour mobiles et tablettes qui permet de noter le comportement de l’enfant et de fournir un rapport hebdomadaire détaillé aux parents par courriel. Selon ses créateurs, l’application a “spectaculairement amélioré les comportements et la productivité scolaire” dans les classes des 2,4 millions d’enseignants qui l’utilisent. Un sujet d’inquiétude majeur est pourtant né de ce succès, comme le pointe l’Ottawa Citizen : celui de l’utilisation des données personnelles de plus de 53 millions d’enfants, “l’une des menaces contre la vie privée qui s’amplifi era le plus dans les prochaines années”, selon le quotidien canadien.

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Ce n’est plus le crime qui paie

CANADA — La jeunesse de Prince Albert, une petite ville au cœur du Canada, va sans doute chercher à se faire arrêter par la police plus

souvent. La municipalité teste en eff et durant tout le mois de novembre un système de

récompense des bonnes actions, qui incite les policiers à distribuer des bons d’achat pour des hamburgers ou des tickets de cinéma à ceux qui,

par exemple, traversent la route prudemment ou jettent leurs déchets à la poubelle. “Le but

est de changer la manière dont les jeunes nous perçoivent, explique le chef de la police locale

au site de CBC News, cela leur permet de communiquer avec nos agents comme

ils le feraient avec n’importe qui.”

L’appétit du partageCOLOMBIE — Envoyer des photos de ses repas est devenu une habitude sur les réseaux sociaux. L’association des banques alimentaires de Colombie a détourné cette manie pour récolter des fonds et mettre en avant les problèmes de malnutrition de millions de Colombiens, rapporte Caracol Radio. Sous le hashtag #mealforshare, l’association partage des photos des repas de familles vivant dans l’extrême pauvreté et permet aux internautes d’acheter ces images pour la somme de leur choix sur le site www.mealforshare.com. L’opération, lancée en mai, a déjà permis d’acquérir et de distribuer 185 tonnes de nourriture à peine un mois après son lancement.

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Retrouvez l’horoscope de Rob Brezsny, l’astrologue le plus original de la planète.

A méditer cette semaine : Y a-t-il dans ta vie un domaine dans lequel tu penses faire de ton mieux tout en sachant que tu pourrais faire encore mieux ?

—Clarín Buenos Aires

Il faut remonter aux origines : à en croire les grands maîtres du fi leteado de Buenos Aires, cet art est né au début du XXe siècle sur les automobiles, qu’on

parait de motifs, de couleurs et de phrases à la gloire de l’identité porteña. Avec le temps, ce style si caractéris-tique s’est épuré et les “fl ancs sentencieux” que décrivait Jorge Luis Borges ont gagné d’autres supports, parmi lesquels l’épiderme.

Ils sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à se faire tatouer des emblèmes de leur identité de Porteños [habitants de Buenos Aires] – hommages au quartier ou au club de foot, par exemple. “Les débuts du tatouage en fileteado sont très liés au body painting”, explique Alfredo Genovese, l’un des plus éminents spécialistes du fi leteado. “En 1999, j’ai été sollicité pour réaliser la cam-pagne de pub d’une chaîne de télévision, sous le slogan ‘De tu lado del mundo’[‘De ton côté du monde’] : il fallait peindre de faux tatouages façon fi leteado sur le corps de manne-quins et de présentateurs. L’année suivante, j’en ai fait pour de célèbres chanteurs et musiciens dont Charly García, La Mona Jiménez, Soledad ou Juanse.”

A la même époque, Claudio Momenti, tatoueur et pro-priétaire du Lucky Seven Studio, dans la galerie Bond Street à Buenos Aires, cherchait un style bien à lui, “une façon d’avoir une identité marquée et de ne pas me perdre sur les sentiers battus, se souvient-il. Je me suis mis à explorer le monde des fi leteadores, mais ils avaient tous un certain âge et quand je parlais tatouage ils me foutaient à la porte. C’est comme ça que j’ai fi ni par rencontrer Alfredo Genovese.” Après plusieurs conventions de tatouage et d’art cor-porel dans la région, tous deux participent en 2008 à la Convención de Tatuajes de San Pedro [dans la province de Buenos Aires] : ils font un tabac. La même année, Genovese est invité à diriger un stage pour tatoueurs à Madrid ; en 2010, les revues spécialisées s’emparent du fi leteado sur peau ; enfi n, en 2011 puis en 2012, ce tatouage obtient son propre stand sur des salons spécialisés à Barcelone.

Les motifs traditionnels du fi leteado porteño restent aujourd’hui les plus prisés de sa variante tatouée : fl eurs, dragons, oiseaux, drapeaux et insignes des clubs de foot, auxquels s’ajoutent les prénoms et les dates, réalisés dans la typographie typique du genre [incluant des lignes en spirales et en coup de fouet, ou encore des eff ets de relief]. “Mais des phrases, fi nalement, pas tant que ça”, note Claudio Momenti. Pourtant, quel meilleur endroit que la

peau pour s’affi cher comme “la plus belle réussite de [sa] mère” ? Mais qui sont les adeptes du fi leteado tatoué ? “Les étrangers, et aussi les Argentins qui vivent à l’étran-ger. C’est une façon d’entretenir le lien avec la ville, assure Luis Lorenzo, du studio Arte y Tatuaje. Les touristes aussi aiment bien repartir avec un souvenir de Buenos Aires.”

Le hic est qu’on ne peut pas employer sur la peau les mêmes techniques que sur le bois ou le carton, et que tous les tatoueurs ne sont pas forcément à l’aise avec ces motifs. “Tout d’abord, on ne peut pas concevoir le dessin dans un cadre rectangulaire ou carré, il faut suivre la forme des muscles de la personne”, explique Alfredo Genovese. Lui conçoit des dessins personnalisés que ses clients pré-sentent ensuite à un tatoueur. “Il faut aussi s’y connaître en couleurs. Sur le fi leteado traditionnel, le blanc apporte de la lumière, or sur la peau on ne peut pas utiliser le blanc. J’ai fait des tests, et fi nalement j’utilise la ligne de contour, qui fait ressortir le dessin et rend le tatouage plus durable”, ajoute Claudio Momenti.

La spécialiste du fi leteado Debora Tomé s’est mise au tatouage il y a deux ans : “J’ai décoré des autobus, quelques camions, j’ai fait des tableaux, des affi ches, des tee-shirts. Quand je suis tombée enceinte de ma deuxième fi lle, je me suis dit que c’était l’occasion de faire la transition vers le tatouage. Je me souviens d’un gamin qui avait des origines uruguayennes et qui voulait un tatouage très Río de la Plata [région historique qui comprend Buenos Aires et l’Uruguay, le long du fl euve du même nom]. J’ai aussi tatoué de nombreux fi leteadores. De toute façon, dès que je peux, je m’inspire des lignes du fi leteado, ou des fl eurs. J’aime cette délicatesse.”

Cette année, Buenos Aires a déposé à l’Unesco une demande d’inscription du fi leteado sur la liste représen-tative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, présenté comme une “expression singulière et embléma-tique (…) de l’identité de Buenos Aires et de l’Argentine”. De ce côté-ci de la planète, on le sait, l’identité se porte dans la peau.

—Einat RozenwasserPublié le 18 octobre

Buenos Aires à fl eur de peauArt ancestral lié à l’identité de la capitale argentine, le fi leteado se porte désormais en tatouage. Tous les amoureux de la ville y succombent, y compris les touristes.

Surveillance sélectiveÉTATS-UNIS — Et si les caméras de surveillance protégeaient notre vie privée au lieu de constamment en violer les limites ? C’est l’idée du dernier programme informatique développé par l’entreprise Prism Skylabs, qui permet à tous les êtres vivants, humains ou animaux, d’être retirés automatiquement des vidéos de surveillance, écrit le New Scientist. Le système utilise des algorithmes qui détectent les éléments animés de mouvements “vivants” et peint ensuite par-dessus. Ceux-ci ne sont alors visibles que pour les personnes disposant des autorisations appropriées. Le programme informatique sera surtout utile pour les caméras présentes chez les particuliers, “qui seront rassurés de ne pas être enregistrés en permanence”, estime l’entreprise, basée à San Francisco.

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ContexteLE FILM

L’Homme du peuple est sorti en octobre 2013 en Pologne. C’est à cette occasion qu’a été publié l’article que nous vous proposons ici. Le film est signé du grand cinéaste polonais Andrzej Wajda. Après L’Homme de marbre (1977) et L’Homme de fer (1981), c’est le dernier volet de sa trilogie retraçant le chemin parcouru par les ouvriers polonais du stalinisme vers la liberté. Wajda s’intéresse cette fois au parcours de son ami Lech Walesa, fondateur en 1980 du syndicat Solidarnosc et héros de la lutte anticommuniste en Pologne.

plein écran.—Newsweek Polska Varsovie

En mars 1981, Oriana Fallaci [1929-2006], star du journalisme, a pu interviewer Lech Walesa. Cet entre-

tien sert de trame au dernier film d’An-drzej Wajda. Dans L’Homme du peuple, on retrouve les deux protagonistes face à face dans une grande pièce de l’appartement des Walesa, situé dans une tour d’un quar-tier HLM de Gdansk. Pendant que son mari discute avec la journaliste italienne, l’épouse de Walesa, Danuta, s’affaire en cuisine et, de temps à autre, calme les enfants. Oriana Fallaci (incarnée à l’écran par l’Espagnole Maria Rosaria Omaggio) bombarde Walesa (Robert Wieckiewicz) de questions crues et peu aimables, que le traducteur a du mal à suivre ; les deux protagonistes fument cigarette sur ciga-rette, elle des Gauloises, lui des Piast.

Tout concorde avec la réalité, sauf sur une circonstance. Dans le film, les acteurs n’ont pas d’attitude hostile l’un envers l’autre. Bien qu’ils fassent tout pour paraître le plus brusques possible, une chimie s’opère entre Wieckiewicz et Omaggio. Or il faut savoir que la conversation entre la vraie Fallaci et le vrai Walesa s’est dérou-lée dans un climat très différent. Mis à part les nuages de fumée, l’aversion mutuelle et la distance qui les séparaient étaient pal-pables. “Le courant n’est pas du tout passé entre eux. Walesa n’avait aucune envie de montrer de l’admiration pour le génie de son interlocutrice, et elle, habituée à inter-viewer des têtes couronnées, devait affron-ter un gars habitant une cité ouvrière”, se souvient Adam Kinaszewski, alors porte-parole du leader syndicaliste.

Pourquoi celle qui disait que chaque inter-view était “comme une romance, une lutte, un rapport sexuel” n’a-t-elle pas succombé au charme de celui que le monde libre ado-rait ? Fallaci aimait la confrontation. Elle ne démarrait jamais une conversation par les politesses habituelles. Elle cognait d’em-blée, tel un boxeur. Comme en 1979, lors de sa rencontre avec l’ayatollah Khomeyni : “Quand j’essaie de parler de vous, à Téhéran, les gens se taisent. Ils ne veulent même pas prononcer votre nom, Excellence.

— C’est probablement une expression de respect.

— Et si j’étais iranienne et que je voulais critiquer Votre Excellence, vous me jette-riez en prison ?

— Probablement.”Dans L’Homme du peuple, Walesa ne cache

pas son admiration pour la façon dont Fallaci a interviewé Khomeyni. Non qu’il attende en retour un traitement de faveur. Selon le magazine américain Vanity Fair, elle lui aurait lâché à titre d’échauffement : “Personne ne t’a jamais dit que tu ressem-blais à Staline ? Tu as le même nez, le même profil et la même moustache. Et vous êtes pro-bablement de la même taille.” Dans le film, aucune trace de cet épisode.

Le syndicaliste et la boxeuseLe 19 novembre est sorti en France L’Homme du peuple, un biopic de Lech Walesa tourné par Andrzej Wajda. Son point de départ : une interview mémorable que le leader de Solidarnosc avait accordée à une journaliste italienne en 1981.

CINÉMA

Pour des raisons artistiques, Wajda a choisi de donner à l’interview Fallaci-Walesa la durée du film [2 h 8 min]. Mais en réalité Oriana Fallaci a passé deux jours et une nuit chez les Walesa. Malgré la pro-verbiale hospitalité polonaise, les entre-tiens se sont déroulés dans une atmosphère lourde. C’était le choc de deux mondes : elle, une habituée de tous les conflits armés de la planète depuis une trentaine d’an-nées, intellectuelle et athée, fondant ses jugements sur la raison et le sens commun, lui, un ouvrier méprisant l’intelligentsia (“Ce qu’ils inventent en cinq heures, je le trouve en cinq secondes”, déclarait-il en mars 1981), conservateur, croyant, ayant foi non seu-lement en Dieu et en la Vierge, mais sur-tout en ses propres convictions.

Oriana Fallaci a ensuite raconté à Daniel Passent, journaliste polonais à l’hebdomadaire Polityka, qu’elle avait gardé de cette rencontre une impression extrê-mement négative. “Il était très sûr de lui, si gonflé qu’il m’a dit : ‘Vous verrez, un jour je serai président.’ Le lendemain, je l’ai relancé sur le sujet. ‘Lech, tu as dit quelque chose que j’ai enregistré mais que j’aurais préféré

couper, car ça a l’air ridicule et préten-tieux.’ ‘Comment ça, ridicule et préten-tieux ? Tu dois écrire ce que je te dis : je serai président !’” [Lech Walesa devien-dra en 1990 le premier président de la Pologne libre, élu au suffrage universel.]

Ces propos ne figurent pas dans le film. Ni d’ailleurs dans l’interview publiée par Fallaci. La journaliste avait alors décidé de montrer Walesa sous son meilleur jour, parce que le syndicat Solidarnosc

et les valeurs qu’il représen-tait étaient positifs à ses yeux. Même si, en privé, elle n’aimait

pas son leader. “Il ne m’a pas plu en tant que personne, mais je me suis trouvée face à un dilemme : soit faire le jeu des Russes et écrire que Walesa était mauvais, soit contri-buer à la lutte pour la démocratie et écrire qu’il était OK.”

Dans le film, l’interview s’achève par des sourires et une poignée de mains. En réalité, l’entretien a été interrompu par Danuta, impatiente d’aller à la messe en famille. “Vous voyez, les Polonaises sont comme ça”, aurait alors dit Walesa. On peut imaginer ce qu’a pu penser la journaliste, connue pour ses positions

résolument féministes. Oriana Fallaci a regretté cette interview dès sa publica-tion. “C’est parce que, pour une fois, je n’ai pas suivi mon instinct, d’habitude fiable et animal, tel un sanglier qui renifle les truffes, a-t-elle déclaré en 2005. Quand on pense, par exemple, qu’un ignorant tel que Walesa pouvait devenir un symbole de liberté, on en a les jambes qui tremblent.” Walesa lui a rendu la monnaie de sa pièce. “J’avais une grève importante à mener et je n’avais pas de temps à lui accorder. Et elle m’a dit : ‘Comment osez-vous ? J’ai écrit tant de livres, j’ai parlé avec tant de rois ! Personne ne m’a jamais dit non.’ Je lui ai répondu que je n’avais jamais lu ses livres et que je me foutais pas mal d’elle. Plus tard, j’ai dit oui et j’en ai eu pour mon compte”, a raconté Walesa en 2008 sur Radio Zet.

On peut voir aussi cette interview sous un autre angle, comme la rencontre entre deux poids lourds, chacun parfait dans sa discipline. Sauf que chacun était maître dans une discipline bien distincte de celle de son adversaire et qu’ils ne se sont pas compris.

—Michal WachnickiPublié le 5 octobre 2013

↓ Face-à-face tendu : la journaliste Oriana Fallaci (Maria Rosaria Omaggio) dans le salon de Lech Walesa (Robert Wieckiewicz). Photo Marcin Makowski/Makufly

SOURCE

NEWSWEEK POLSKAVarsovie, PologneHebdomadairewww.newsweek.plPubliée depuis 2001, c’est l’une des huit éditions non anglophones du magazine américain. Elle a réussi à solidement s’implanter sur le marché polonais.

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