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MÉLINDA CARON CONVERSATION INTIME ET PÉDAGOGIE DANS LES CONVERSATIONS D’ÉMILIE DE LOUISE D’ÉPINAY Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval pour l’obtention du grade de maître ès arts (M.A.) Maîtrise en littératures française et québécoise FACULTÉ DES LETTRES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC JUIN 2003 © Mélinda Caron, 2003

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MÉLINDA CARON

CONVERSATION INTIME ET PÉDAGOGIE DANS LES CONVERSATIONS D’ÉMILIE

DE LOUISE D’ÉPINAY

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures

de l’Université Laval pour l’obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

Maîtrise en littératures française et québécoise FACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

JUIN 2003 © Mélinda Caron, 2003

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Résumé

Dans Les Conversations d’Émilie (1782), Louise d’Épinay, femme de lettres des

Lumières liée au milieu encyclopédique, propose un modèle d’éducation féminine s’incarnant

dans une série de vingt dialogues inspirés des conversations pédagogiques qu’elle a partagées

avec sa petite-fille Émilie. S’appropriant, dans cette œuvre testamentaire, la structure de la

conversation philosophique pour l’éducation d’une fillette et ancrant cette structure dans un

cadre intime, elle offre une solution de compromis permettant aux femmes un accès à une

formation morale et intellectuelle alliant bonheur et utilité sociale. L’intimité devient le

terrain d’élection d’une pensée qui cherche son dépassement dans la transmission

générationnelle de son modèle pédagogique et son prolongement dans un espace d’amitié et

d’intellectualité féminines. Porteur, en point de mire, d’une réforme des possibilités sociales

pour les femmes, le modèle de Louise d’Épinay, grâce à sa forme dialogique, s’inscrit

pleinement dans ce que l’on pourrait appeler les « Lumières au féminin. »

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Avant-Propos

La première personne que je dois chaleureusement remercier pour son soutien

intellectuel, sa rigueur, son amitié, ses encouragements constants et pour tout ce qu’elle

m’a permis d’apprendre et d’approfondir, est certes mon directeur de maîtrise,

monsieur Thierry Belleguic, sans qui un semblable mémoire n’aurait pu être conçu ni écrit.

La seconde est celle qui m’a communiqué son amour pour la littérature féminine et ce, dès le

tout début de mes études universitaires : madame Chantal Théry. Pour toutes les fructueuses

conversations que nous avons eues ensemble, attablées devant un café, semaine après semaine,

pendant tout le temps de la conception de ce mémoire, je dois mille mercis à Sara, dont

l’enthousiasme intellectuel et la profonde amitié m’ont souvent été d’une aide précieuse. Les

joyeux et irremplaçables membres du Cercle d’Étude sur la République des Lettres ne

sauraient être omis, leur bonne humeur et leur dynamisme m’ayant accompagnée pendant

toute cette aventure académique.

À Diane, à Réal et à Olivier, je veux transmettre ma plus grande reconnaissance pour

m’avoir toujours patiemment écoutée et encouragée, pour avoir toujours su me témoigner une

inébranlable confiance et me communiquer une énergie sans lesquelles je ne serais peut-être

pas aussi fière, aujourd’hui, de signer ce mémoire.

Strasbourg, le mercredi 26 février 2003

Enfin, je tiens à exprimer ma gratitude envers mes évaluatrices,

mesdames Marie-Laure Girou-Swiderski et Rosena Davison. J’ai reçu avec bonheur les

conseils et commentaires de ces éminentes spécialistes de la littérature féminine des Lumières

et les remercie grandement du temps et de l’énergie qu’elles ont consacrés à mon travail, qui

doit beaucoup à leur lecture aussi bienveillante qu’avisée.

Ottawa, le jeudi 5 juin 2003

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Table des matières

Résumé......................................................................................................................................... i Avant-Propos .............................................................................................................................. ii Table des matières ..................................................................................................................... iii Introduction................................................................................................................................. 1 Chapitre I : L’enfance des Lumières ........................................................................................... 8

1. L’esprit des Lumières ................................................................................................... 10 2. La réhabilitation des passions ....................................................................................... 19 3. Le « sentiment de l’enfance » ....................................................................................... 27

Chapitre II : Louise d’Épinay, mère et pédagogue des Lumières ............................................. 36 1. Une pédagogie de l’expérience..................................................................................... 37 2. Les idées pédagogiques de Louise d’Épinay ................................................................ 42

2.1 Idée de nature et savoir individué dans la « Lettre à la Gouvernante de ma Fille » 43 2.2 Sincérité et amitié maternelles dans les Lettres à mon fils ................................... 45 2.3 Le primat de l’exemple et du rôle de la mère dans l’Histoire de Madame de Montbrillant ....................................................................................................................... 52 2.4 Critiques sociales et pédagogiques dans la correspondance avec l’abbé Galiani. 59

Chapitre III : La conversation d’Émilie .................................................................................... 73 1. La conversation philosophique des Lumières............................................................... 74

1.1 D’une pratique à l’autre. De la conversation classique à la conversation des Lumières ........................................................................................................................... 74 1.2 La performance critique. L’influence anglaise sur la conversation des Lumières 80 1.3 Vers un espace de travail public et démocratique................................................. 83 1.4 La conversation comme outil de savoir et de constitution de savoir .................... 86

2. La structure dialogique des Conversations d’Émilie .................................................... 90 2.1 Le projet pédagogique et littéraire de Louise d’Épinay........................................ 91 2.2 L’utilité publique de l’expérience maternelle....................................................... 98

3. Les Conversations d’Émilie et le dialogisme des Lumières ....................................... 104 3.1 La méthode dialogique........................................................................................ 105 3.2 L’épreuve de la relativité .................................................................................... 118 3.3 L’égalité dialogique, ou la performance pédagogique du modèle...................... 123

Chapitre IV : L’intimité pédagogique ..................................................................................... 132 1. L’intimité mère-fille dans Les Conversations d’Émilie.............................................. 133

1.1 Éléments de définition de l’intimité.................................................................... 133 1.2 Les marques d’intimité dans l’œuvre.................................................................. 137

2. Les ressources féminines de la conversation intime................................................... 149 2.1 De la confiance réciproque. Les possibilités pédagogiques de l’intime ............. 149 2.2 L’espace intime comme refuge féminin ............................................................. 157

Conclusion : L’idée de progrès dans la conversation intime des Conversations d’Émilie .... 166 Bibliographie .......................................................................................................................... 169

1. Corpus historique........................................................................................................ 169 2. Corpus théorique......................................................................................................... 173

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Liste des œuvres et des ouvrages cités.................................................................................... 181 1. Corpus historique........................................................................................................ 181 2. Corpus théorique......................................................................................................... 182

Annexe : Schéma thématique des Conversations d’Émilie .................................................... 185 Légende............................................................................................................................... 190

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Introduction

À l’époque des Lumières, l’éducation devient un enjeu de société fondamental et

stimule la production de nombreux ouvrages de pédagogie. Alors que l’instruction classique

préconisait la transmission d’un savoir intangible et faisait fi de l’évolution psychologique de

l’enfant, la pensée qui se développe au XVIIIe siècle, pensée soucieuse de concevoir la

transformation, et donc l’individu dans le temps, tout autant que la possibilité d’un bonheur

pour tous, vise la formation d’un individu intellectuellement et moralement autonome et

valorise fortement la participation heureuse de l’enfant à son éducation. Ces ouvrages,

d’abord issus d’une réflexion politique et philosophique, deviennent aussi, et ce

graduellement, le fait de parents éclairés, désireux de prendre en charge les intérêts et le

bonheur, actuel et futur, de leurs enfants. Louise d’Épinay, qui commence à réfléchir à la

question de l’éducation au milieu du siècle, c’est-à-dire au début de l’époque des Lumières,

participe pleinement de ce mouvement : à la fois par son appartenance au milieu

philosophique encyclopédiste, en tant que femme de lettres intéressée par le phénomène de la

transmission des connaissances et de la morale, et par sa qualité de mère et de grand-mère, qui

lui confère une expérience et une compréhension intimes du processus pédagogique. Malgré

une production littéraire constante depuis les années 1750 jusqu’au moment de sa mort,

en 1783, ce n’est qu’après plus de vingt ans d’écriture et de réflexion qu’elle décide d’offrir au

public un ouvrage d’éducation féminine en publiant Les Conversations d’Émilie, d’abord

parues en 1774, puis, revues et augmentées, en 1782. Alliant une réflexion sur l’éducation du

citoyen à une analyse sur l’accessibilité des femmes au savoir, cet ouvrage, et particulièrement

sa seconde édition, que nous étudierons, présente une méthode pédagogique s’articulant sur

une forme, la conversation, et dans un espace, l’intimité, qui témoignent d’une volonté de

réforme en même temps que d’un réalisme empirique à l’égard des contraintes liées à la

condition féminine de cette époque.

Au siècle des Lumières, la conversation représente un outil privilégié d’échange des

idées au sein de la République des Lettres et offre aux philosophes un espace de réflexion et

de travail intellectuel. Intrinsèquement porteuse d’une possibilité de progrès, elle est

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pédagogique en son essence, dans la mesure où elle favorise l’augmentation des connaissances

en même temps que la continuelle formation de l’esprit de chacun des interlocuteurs.

S’appropriant cette structure conversationnelle dans Les Conversations d’Émilie, Louise

d’Épinay légitime la formation intellectuelle des femmes et rend compte, de ce fait, d’une

volonté de changement à l’égard de leur rôle au sein de la société. Fort critique envers les

contraintes et les interdits sociaux rattachés à la condition féminine, elle propose une réponse à

cet état de fait en inscrivant la conversation pédagogique dans une intimité qui lui permet non

seulement de penser un espace d’indépendance féminine, mais aussi d’offrir une solution de

compromis visant une réforme graduelle des mœurs et de l’opinion. Épousant les exigences

de la formation du citoyen, le modèle d’éducation qu’elle met en place se fonde sur un

postulat égalitaire plaçant les capacités cognitives naturelles des femmes au même niveau que

celles des hommes. Par son ouverture sur le partage intime d’un savoir et d’un travail

intellectuel, la conversation pédagogique permet à Louise d’Épinay de véhiculer une vision de

la féminité somme toute marginale en son temps, ainsi que des idées novatrices, voire

subversives, à l’égard des fonctions sociales qui pourraient être celles des femmes. L’analyse

de la structure dialogique des Conversations d’Émilie offre donc la possibilité de voir

comment, sous des couverts discursifs qui sont d’ailleurs parfois plutôt conventionnels,

Louise d’Épinay oriente idéologiquement son œuvre : animée des ambitions progressistes de

son époque, elle cherche à communiquer aux femmes ce que ses contemporains leur refusent,

c’est-à-dire la possibilité de devenir autonomes et donc responsables, elles aussi, d’un

changement collectivement souhaité.

Issues de la relation pédagogique qu’a réellement partagée Louise d’Épinay avec sa

petite-fille Émilie de Belsunce 1, Les Conversations d’Émilie ont conservé le nom de l’élève,

mais non pas son lien familial avec la pédagogue qu’elles mettent en scène. En effet, si

l’éducation d’Émilie a été le fait de sa grand-mère, la fictionnalisation de cette éducation en a

fait celle d’une mère, ce qui donne à la relation dépeinte dans l’œuvre davantage de réalisme,

rendant ainsi plus facile l’identification de la mère-lectrice. Publiée pour la première fois en

1774 et présentant alors douze conversations, l’œuvre a été entièrement revue par l’auteure,

1 Émilie de Belsunce est née en 1768 et a été élevée par les soins de Louise d’Épinay à compter de l’âge de

deux ans. Elle était la fille d’Angélique d’Épinay et du vicomte Dominique de Belsunce.

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qui a offert au public, en 1781, une nouvelle édition des Conversations d’Émilie 2, alors

enrichies de huit conversations supplémentaires et couvrant désormais une période

pédagogique de cinq ans, qui commence à la cinquième année de la fillette et se termine à la

veille de son dixième anniversaire, moment déterminé comme étant celui de la fin de l’enfance

et du début de l’adolescence. Sur un ton souvent ludique, parfois moqueur et de plus en plus

émotionnellement expressif, les interlocutrices discutent des sujets que leur fournissent les

aléas de la vie quotidienne et l’éducation semble, à la lecture, dictée par le fil du hasard. Or,

un certain enchaînement des matières est en réalité suivi par la mère, qui profite des

événements qui surviennent pour enseigner à Émilie les principes moraux essentiels à la

formation de l’enfance. La fillette apprend ainsi d’abord ce qu’est, justement, un enfant, ce

qu’est l’être humain et comment s’organise la vie en société ; plusieurs conversations portent

ensuite sur la parure et la frivolité des apparences, qu’il faut bien sûr éviter, ainsi que sur la

condition sociale des femmes ; la dernière partie de l’ouvrage se concentre surtout sur la

transmission d’une sensibilité humaine ainsi que l’exploration de la notion de bonheur.

Malgré tout le caractère inusité, sinon subversif que revêtent la forme et les objectifs de

l’éducation d’Émilie, des sujets tels que le mariage et la vie de famille sont alors abordés par

les interlocutrices, la jeune élève devant en effet être instruite des devoirs d’épouse et des

responsabilités de mère qui l’attendent, tant à l’égard de la gouverne de la famille que de la

gestion de l’espace domestique. Cet aspect somme toute traditionnel de sa formation

constitue, d’un point de vue réaliste, une dimension essentielle de sa destinée. S’il est possible

de dégager une telle structure des thèmes de l’ouvrage, il n’empêche que ceux-ci se recoupent

tout au long de la lecture et ne se succèdent pas de façon rigoureuse. Mère et fille abordent en

effet de manière récurrente ces principaux sujets, qui sont d’ailleurs presque tous déjà posés

dès la première conversation. Un schéma thématique, que nous avons mis en annexe de ce

mémoire, permettra à notre lecteur ou à notre lectrice de mieux dégager cette progression des

enseignements et cette récurrence des thèmes fondamentaux de l’œuvre. Il lui offrira

également la possibilité d’identifier le contexte spatio-temporel des conversations (lorsque

2 Outre le succès de la première édition, qui a certainement encouragé Louise d’Épinay à retravailler son ouvrage,

certaines raisons motivent la publication de cette seconde édition, ainsi que l’explique Rosena Davison : « En continuant à s’occuper de sa petite-fille, Mme d’Épinay éprouve toutes les inquiétudes d’une mère. Elle voit aussi la nécessité d’adapter son ouvrage aux besoins d’une Émilie grandissante, et prépare une deuxième édition pour mieux refléter la nouvelle réalité d’Émilie, d’autant plus nécessaire que la première édition est épuisée dès 1777. », « Introduction », dans Louise d’Épinay, Les Conversations d’Émilie, p. 23.

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celui-ci est précisé), les différents genres littéraires qui y sont convoqués, tout comme les

moments où les questions qui nous intéressent principalement sont explicitement discutées par

Émilie et sa mère : ainsi de l’éducation, ainsi de la conversation, ainsi de l’intimité.

Afin de comprendre l’époque des Lumières en regard des idées pédagogiques qui

l’animent et de la réflexion de Louise d’Épinay, qui s’y inscrit, une contextualisation

historique et idéologique précède notre analyse. Dans notre premier chapitre, nous présentons

ainsi les principaux enjeux philosophiques et anthropologiques qui ont accompagné les

redéfinitions d’un sujet et d’un savoir, dorénavant inscrits dans une temporalité linéaire

ouverte au progrès, fût-il indéfini. Ce nouveau cadre épistémologique est lourd de

conséquences pour le statut de la pédagogie, et l’idée de l’enfance comme de son éducation ne

sont plus les mêmes au tournant du XVIIe siècle. L’histoire de la représentation de l’enfance

permet de comprendre l’ampleur de cette transformation et de montrer comment peut advenir,

après des siècles d’augustinisme, une reconnaissance de l’enfant et comment, finalement, une

nouvelle tendresse parentale, expression de la philosophie naissante du sentiment, peut se

combiner aux exigences morales et intellectuelles de l’éducation du citoyen du XVIIIe siècle

pour favoriser la participation heureuse de l’enfant au processus de son éducation.

Le chapitre II est consacré à l’évolution des idées pédagogiques de Louise d’Épinay,

qui sont directement influencées par ces deux visions, philosophique et familiale, de l’enfant.

Une analyse chronologique de ses œuvres abordant la question de la pédagogie permettra

d’identifier les principes d’éducation qu’elle juge essentiels à la formation des enfants et de

dégager la part d’empirisme intrinsèque à sa réflexion, qui est selon elle fondamentale à toute

conception de méthode pédagogique et qui légitime ses idées ainsi que le modèle qu’elle

propose. Sa correspondance avec l’abbé Galiani, riche en critiques au sujet de l’éducation

féminine et des possibilités restreintes, pour les femmes, d’accéder au savoir, en plus

d’éclairer la pensée de la femme de lettres sur l’éducation, présente les postulats de sa

réflexion à l’égard des rôles, des responsabilités et des capacités de chacun des sexes. Ce

chapitre pose les fondements idéologiques nécessaires à la compréhension de la relation

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unissant, dans Les Conversations d’Émilie, la réflexion empirique, les principes pédagogiques

et la critique sociale de l’auteure à l’égard de la position féminine.

La structure dialogique de l’œuvre occupe tout le chapitre III. Après une

contextualisation sociologique du phénomène de la conversation au XVIIIe siècle, de sa

structure égalitaire et de sa finalité cognitive, une analyse de l’œuvre permettra d’en dégager

un triple niveau de signification : d’abord, entre l’auteure et le lecteur, qui se voit présenter

une méthode souple et ouverte à l’expérience de chacun des pédagogues et à la nature de

chacun des enfants ; entre les mères-lectrices, qui sont appelées à partager publiquement leurs

expériences respectives ; enfin, dans l’œuvre même, entre Émilie et sa mère, où la

conversation devient une méthode favorisant la participation de l’enfant à son éducation, la

formation d’un individu autonome, moralement et intellectuellement, ainsi qu’une

compréhension toujours plus grande de l’élève par la pédagogue, qui peut ainsi adapter et

ajuster sa méthode et son enseignement à ce qu’est et à ce que devient l’enfant. Une analyse

de la progression stylistique et générique des Conversations illustrera en quoi cette œuvre est

exemplaire et incarne une méthode bien plus qu’elle ne la décrit.

Le dernier chapitre se concentre sur la structure intime de la conversation. Si la

formation par la conversation peut être celle de tous les enfants, elle doit être intime pour

devenir réellement profitable aux filles. D’une part, parce que l’intimité répond aux interdits

sociaux concernant le savoir des femmes et, d’autre part, parce qu’elle offre la possibilité de

ménager un espace d’intellectualité qui peut être reproduit dans le temps, c’est-à-dire de

génération en génération, grâce au caractère transmissible de la méthode présentée dans

l’œuvre. Les lieux et les contextes dans lesquels se déroulent les conversations, les effusions

d’amitié et les expressions de bonheur dont témoigne le discours des interlocutrices soulignent

le caractère profondément intime de la relation unissant, de manière de plus en plus étroite, la

mère et la fille. L’idée de progrès intrinsèque à cette forme et à cet espace occupe, enfin, notre

conclusion, dans laquelle nous insistons sur les possibles de la méthode pédagogique mise en

scène dans Les Conversations d’Émilie et sur l’espoir qui y est véhiculé à l’égard d’une

éventuelle promotion sociale des femmes.

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Diverses voies critiques ont été sollicitées au cours de l’élaboration de ce mémoire,

dans la mesure où nous avons voulu approcher et comprendre Les Conversations d’Émilie à

partir de l’époque de leur auteure, mais aussi des idées et de la mentalité de son siècle. La

conversation a été envisagée d’un point de vue sociologique, notamment à partir de travaux

s’inscrivant dans le prolongement de la thèse de Jürgen Habermas 3, puisque la structure que

reprend Louise d’Épinay est précisément celle qui régissait la sphère intellectuelle du

XVIIIe siècle. Les travaux de Jean-Paul Sermain sur la rhétorique de la conversation nous ont

également été des plus utiles pour l’analyse de cette forme d’échange propre aux Lumières 4.

La notion d’individu, l’idée de l’enfance et la conception de l’éducation qui l’accompagne,

toutes réalités historiquement et étroitement liées, ont été étudiées à partir d’ouvrages

appartenant au domaine de l’histoire des idées et des mentalités, notamment ceux qui

s’inscrivent à la suite des recherches de Philippe Ariès sur l’enfance et sur la vie privée 5.

L’intimité, également appréhendée à partir de ces ouvrages, a par ailleurs été saisie dans sa

configuration littéraire grâce aux études d’Alain Montandon, lesquelles relèvent de la

sociopoétique 6. Les travaux d’histoire culturelle de Dena Goodman et de Roger Chartier ont

nourri notre réflexion en la dotant d’une compréhension de la dynamique de la République des

Lettres de cette époque et surtout, de la place qu’y occupaient et du rôle qu’y jouaient les

femmes 7. Plusieurs ouvrages généraux sur l’éducation, l’écriture et la position sociale des

femmes au XVIIIe siècle nous ont enfin permis de bien cerner des conditions féminines de

vie – et de création – de cette époque et ainsi, de saisir précisément ce à quoi s’oppose

Louise d’Épinay dans son œuvre. Parmi ces ouvrages, mentionnons la célèbre Histoire des

femmes en Occident, dont l’entreprise générale a été menée sous la direction de Georges Duby

et Michelle Perrot et dont le troisième tome, entièrement consacré au XVIIIe siècle, a été

3 Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société

bourgeoise. 4 Jean-Paul Sermain, « Le code du bon goût (1725-1750) », dans Marc Fumaroli (éd.), Histoire de la rhétorique

dans l’Europe moderne. 1450-1950 ; « La conversation au XVIIIe siècle. Un théâtre pour les Lumières ? », dans Alain Montandon (éd.), Convivialité et politesse. Du gigot, des mots et autres savoir-vivre.

5 Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime ; Philippe Ariès et Georges Duby (éds), Histoire de la vie privée, tome III, Roger Chartier (éd.), De la Renaissance aux Lumières.

6 Alain Montandon, Sociopoétique de la promenade ; « Des promenades », dans Alain Montandon (éd.), Les espaces de la civilité.

7 Dena Goodman, The Republic of Letters. A Cultural History of the French Enlightenment ; Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française.

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réalisé sous la supervision de Natalie Zemon Davis et Arlette Farge ; L’éducation des filles au

temps des Lumières, de Martine Sonnet ; l’ouvrage collectif Femmes en toutes lettres.

Les épistolières du XVIIIe siècle, réalisé sous la direction de Marie-Laure Girou-Swiderski et

Marie-France Silver ; La femme dans la pensée des Lumières, de Paul Hoffmann.

Longtemps oubliée – ou négligée –, Louise d’Épinay jouit depuis quelque temps d’un

nouvel intérêt auprès d’un petit nombre de chercheur/es. Notre mémoire s’inscrit ainsi dans

une suite d’ouvrages parus au cours des dix dernières années et se penchant, chacun à sa

manière, sur les multiples activités de femme de lettres de cette écrivaine des Lumières. Ces

travaux sont ceux de Ruth Plaut Weinreb (1993), qui rend à Louise d’Épinay l’originalité de

son écriture en même temps qu’elle lui restitue sa qualité de philosophe 8 ; de Mary Seidman

Trouille (1997), qui s’intéresse à la rivalité littéraire et idéologique de Louise d’Épinay et de

Jean-Jacques Rousseau 9 ; de Rosena Davison (1996), qui a établi une édition critique des

Conversations d’Émilie, à partir de laquelle nous avons travaillé et qui fait désormais

autorité, et a ainsi rendu accessible à la lecture une œuvre qui a été fort populaire à son

époque, mais que l’on a par la suite rapidement oubliée – pareillement à son auteure, d’ailleurs,

dont on ne s’est souvenu que pour mieux se rappeler les activités des philosophes qu’elle a

côtoyés 10. Nous concentrant aujourd’hui sur la forme dialogique des Conversations d’Émilie,

nous espérons rendre à une œuvre devenue malheureusement méconnue sa richesse littéraire,

son appartenance à une pensée philosophique orientée vers le progrès et surtout, son

avant-gardisme idéologique.

8 Ruth Plaut Weinreb, Eagle in a Gauze Cage. Louise d'Épinay Femme de Lettres. 9 Mary Seidman Trouille, Sexual politics in the Enlightenment. Women writers read Rousseau. 10 Cette édition est parue dans la collection « Studies on Voltaire and the Eighteenth-Century » de la Voltaire

Foundation. Le texte reproduit est celui de l’édition Belin de 1782.

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Chapitre I :

L’enfance des Lumières

À l’époque des Lumières, l’éducation acquiert une importance inédite. La nouvelle

finalité du savoir, dont est porteuse l’idée de progrès orientant la réflexion philosophique,

accompagne une remise en question de la pédagogie, désormais conçue comme l’un des

moteurs du devenir humain. Issu de l’influence conjointe de la méthode de Descartes et de

l’empirisme de Locke, ce nouveau cadre épistémologique accompagne une remise en question

de l’ancienne anthropologie, dans la mesure où le sujet moderne est dès lors considéré comme

un être perfectible, en constante évolution, mais aussi comme un être unique, que

particularisent ses expériences. Les passions humaines font désormais partie de la définition

de l’individu, qui est appelé à participer à un projet collectif de par ses idées, son savoir, son

expérience, sa créativité. L’éducation des enfants devient, dans une telle logique du progrès,

un enjeu de société, dans la mesure où elle doit désormais assurer la formation d’un individu

autonome, tant intellectuellement que moralement. Pédagogique et prosélyte, le mouvement

philosophique des Lumières regarde l’avenir et s’intéresse à la formation du futur citoyen, qui

partagera une responsabilité à l’échelle sociale et sera l’artisan d’un processus collectif de

changement. Comme l’individu, l’humanité doit sortir de l’enfance. Cette image, on le sait,

connaîtra une faveur impressionnante dans la seconde moitié du siècle.

Dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1793), le

marquis de Condorcet associe ainsi métaphoriquement les progrès de la raison qui se sont faits

à l’échelle humaine, à l’époque des Lumières, à ceux qui marquent, chez l’individu, le passage

de l’enfance à l’âge adulte : « c’est ce dernier pas de la philosophie qui a mis en quelque sorte

une barrière éternelle entre le genre humain et les vieilles erreurs de son enfance ; qui doit

l’empêcher d’être jamais ramené à son ancienne ignorance par des préjugés nouveaux, comme

il assure la chute de tous ceux que nous conservons, sans peut-être les connaître

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encore […] 1. » Dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), Emmanuel Kant utilise une image

semblable pour définir les Lumières : « Accéder aux Lumières consiste pour l’homme à sortir

de la minorité où il se trouve par sa propre faute. Être mineur, c’est être incapable de se

servir de son propre entendement dans la direction d’un autre. […] Sapere aude ! [Ose

savoir !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des

Lumières 2. » Selon ces philosophes, pour qui il était déjà l’heure de faire le bilan des

Lumières, cette époque aura permis au genre humain de sortir d’un état de dépendance,

assimilé à l’enfance ou à la minorité, et d’accéder à l’autonomie de l’âge adulte, de la

majorité, qui consiste en l’autonomie de la raison. Doter l’humanité d’une autonomie

intellectuelle et d’un regard tourné vers l’avenir, vers le progrès, procède ainsi d’une

entreprise pédagogique s’étendant à l’échelle humaine, mais demeurant comparable à celle

d’éduquer un enfant, étant donnée la tutelle, notamment religieuse, qui la maintenait

auparavant dans la soumission et la dépendance. Au-delà de la comparaison textuelle,

réformer les mœurs d’une société, lutter contre des préjugés collectivement entretenus,

orienter le regard de l’humanité vers un avenir toujours en marche nécessite une action

d’abord individuelle et dirigée vers les enfants ou, en d’autres termes, vers les futurs citoyens.

L’éducation devient ainsi un enjeu majeur, l’État et les philosophes prenant alors conscience

de l’importance que représente la jeunesse pour la vitalité et le rayonnement d’une nation 3.

À cette époque passionnée par la question du temps, où l’on s’intéresse autant aux

origines qu’aux diverses genèses, la pédagogie acquiert le statut d’une science s’occupant de

la formation et de la transformation de l’individu 4. Puisque l’enfant représente désormais un

1 Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de

l’esprit humain, p. 223. 2 Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, p. 4. (C’est l’auteur qui souligne.) La traduction du latin au

français est de l’éditeur, Jean-Michel Muglioni. 3 Ce sont en effet les philosophes qui pensent d’abord une nouvelle pédagogie : « Il n’y eut […] pas à proprement

parler de pédagogues au XVIIIe siècle, mais des théoriciens de la pédagogie. Or ces théoriciens sont avant tout des philosophes préoccupés de philosophie politique. Partant, l’éducation de l’homme et du citoyen entre dans leurs vues, car pour créer une société nouvelle, il faut faire un homme nouveau. » ; Jean-Marie Dolle, Politique et pédagogie. Diderot et les problèmes de l'éducation, p. 52.

4 César Chesneau Dumarsais donne, dans l’Encyclopédie, la définition suivante de l’éducation (1755) : « c’est le soin que l’on prend de nourrir, d’élever & d’instruire les enfans ; ainsi l’éducation a pour objets, 1° la santé & la bonne conformation du corps ; 2° ce qui regarde la droiture & l’instruction de l’esprit ; 3° les mœurs, c’est-à-dire la conduite de la vie, & les qualités sociales. » ; article « Éducation », dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome V, p. 397. Nous avons conservé et nous

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enjeu de société, philosophes et parents éclairés pensent la formation du futur citoyen et

insistent sur la morale, primordiale dans un contexte où la finalité humaine est désormais

sécularisée. Le salut étant, de fait, écarté, le bonheur devient l’objectif de toute vie comme de

toute éducation et nécessite par conséquent une morale qui permette l’accord entre le naturel et

le culturel, c’est-à-dire entre les intérêts individuels et les exigences de la vie sociale. Par

ailleurs, la naissance de ce que Philippe Ariès nomme le « sentiment de l’enfance », et par

quoi il entend la reconnaissance de sa spécificité, joue un rôle déterminant dans la

compréhension que l’on a de cette première et décisive étape de la vie ainsi que dans

l’élaboration des approches pédagogiques de cette époque. De fait, l’évolution de la

représentation de l’enfance et les développements de l’intimité familiale confèrent à la

jeunesse, et ce de façon décisive, un intérêt qui ne sera pas démenti.

1. L’esprit des Lumières

Dans l’histoire des idées occidentales, l’œuvre de René Descartes marque une rupture

épistémologique radicale et instaure une possibilité de progrès en pensant l’individu comme

un sujet susceptible d’éduquer sa raison. Sa méthode est porteuse d’une pédagogie et en

présuppose une, dans la mesure où l’idée de perfectibilité est inscrite dans la démarche

cognitive et individuelle qu’il propose. L’enfance est, chez ce philosophe, dotée de raison,

mais elle représente malgré tout un moment négatif, parce que nécessairement placée sous le

signe de la faiblesse. En reprenant cette méthode, mais en apportant une nouvelle définition

du sujet et de la raison, la critique lockienne pourra mettre un terme à cette négativité.

L’empirisme du philosophe anglais fait de l’humain non seulement un être dont les

connaissances ne pourraient advenir sans le concours des sens, ce qui met en jeu le caractère

évolutif (et donc modifiable) du corps et du sujet, mais aussi un être d’expérience, avec ce que

l’expérience implique de formation (et donc de transformation) dans le temps. L’apport

essentiel de Locke réside dans cette affirmation : l’expérience particularise et le savoir ne peut

se transmettre que de manière individuée. Sa réflexion sur l’origine et la transmission de la

connaissance ouvre donc sur une autre pédagogie, qui doit prendre en compte l’enfant en tant

conserverons l’orthographe originale de toutes les citations tirées d’éditions anciennes. Cette remarque vaut pour ce chapitre comme pour les chapitres subséquents.

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qu’individu, en tant qu’être différent, en tant que futur citoyen individué, dont il importe de

soigner la formation. L’idée de progrès mise en place par Descartes et la conception lockienne

de la raison et de la constitution du savoir fondent ainsi un nouveau cadre épistémologique et

anthropologique qui sera repris avec enthousiasme par les philosophes des Lumières, lesquels

verront l’enfant comme un enjeu de savoir – du point de vue épistémologique – et, surtout,

comme un être d’espoir – du point de vue politique, philosophique et moral.

Considérons dans ses détails la généalogie d’une telle pensée : lorsque le marquis de

Condorcet fait, en 1793, l’histoire de l’esprit humain et insiste sur la rupture que marque

l’époque des Lumières, il établit une filiation explicite entre ce mouvement philosophique et

les théories de John Locke, tout en soulignant l’apport inaugural de René Descartes, qui a

pensé et instauré une nouvelle conception de la raison et de la philosophie :

Descartes l’avait réunie [la philosophie] au domaine de la raison ; il avait bien senti qu’elle devait émaner tout entière des vérités évidentes et premières que l’observation des opérations de notre esprit devait nous révéler. Mais bientôt son imagination impatiente l’écarta de cette même route qu’il avait tracée […]. Enfin, Locke saisit le fil qui devait la guider ; il montra qu’une analyse exacte, précise des idées plus immédiates dans leur origine, ou plus simples dans leur composition, était le seul moyen de ne pas se perdre dans ce chaos de notions incomplètes, incohérentes, indéterminées, que le hasard nous a offertes sans ordre, et que nous avons reçues sans réflexion. […] Cette méthode devint bientôt celle de tous les philosophes, et c’est en l’appliquant à la morale, à la politique, à l’économie publique qu’ils sont parvenus à suivre dans ces sciences une marche presque aussi sûre que celle des sciences naturelles ; à n’y plus admettre que des vérités prouvées, à séparer ces vérités de tout ce qui peut rester encore de douteux et d’incertain ; à savoir ignorer, enfin, ce qu’il est encore, ce qu’il sera toujours impossible de connaître 5.

En affirmant qu’une bonne méthode permet de dépasser les préjugés et surtout, de conduire à

la vérité, René Descartes avait mis en place l’idée que le bon sens pouvait et devait être formé,

ce qui, implicitement, faisait la part belle à la méthode pour y parvenir. Ce faisant, les notions

de progrès et de devenir s’imposaient dans leur efficace novatrice, notions essentielles

qu’allaient reprendre ses successeurs. Descartes instaurait tout aussi bien l’idée du doute

raisonnable, qui se porte garant d’une efficacité permettant d’augmenter son savoir de manière

graduelle et rigoureuse. Il annonçait ainsi, dans son Discours de la méthode (1637) :

5 Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet, op. cit., p. 222-223. (Nous soulignons.)

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« […] j’ai formé une méthode, par laquelle il me semble que j’ai moyen d’augmenter par

degrés ma connaissance, et de l’élever peu à peu au plus haut point, auquel la médiocrité de

mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre d’atteindre 6. » Il s’agit là de

l’énonciation de la conviction qu’une progression méthodique vers la connaissance et une

recherche de la vérité sont non seulement possibles, mais de surcroît, qu’elles ne sont pas

réservées exclusivement aux intelligences supérieures. Le savoir est désormais accessible, en

principe, à tous les esprits : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée 7 »,

affirme-t-il dès la toute première phrase de son Discours. Chacun peut user de sa raison et

surmonter les préjugés acquis pendant l’enfance. Ainsi, l’idée de progrès se retrouvait déjà bel

et bien chez Descartes.

Si cette méthode offre la possibilité d’une éducation du bon sens et de la raison, le

philosophe n’en juge pas moins l’enfance avec mépris et la conçoit comme un moment de

faiblesse et d’égarement quasi inévitable. Malgré l’idée de perfectibilité intrinsèque à sa

démarche, l’enfance demeure chez cet auteur entachée par une soumission au sensible

conduisant nécessairement à l’erreur :

Et ainsi encore je pensai que, pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs, ni si solides qu’ils auraient été, si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle 8.

Nonobstant cette conception négative, il demeure que pour Descartes les enfants possèdent

une raison au même titre que les adultes et qu’ils auraient la possibilité d’en faire usage s’ils

pouvaient seulement éviter les influences néfastes et contradictoires qui les entourent dès le

moment de leur naissance. Un nouveau rapport entre l’adulte et l’enfant est donc pensé par

cet octroi de la raison à l’enfance : « pour le dualisme de Descartes, qui sépare rigoureusement

l’âme et le corps, l’âme n’est pas susceptible de degré, de plus ou de moins ; là où elle est, elle

6 René Descartes, Discours de la méthode, p. 24. 7 Ibid., p. 23. 8 Ibid., p. 35.

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ne peut être que dans sa plénitude […] 9. » L’enfant, doté de raison, devient certes susceptible

d’en faire usage, mais puisque le philosophe conçoit cette raison comme étant toujours déjà la

même, il ne peut conclure qu’à la fausseté de la faculté raisonnante de l’enfance, ce que

Georges Snyders résume de cette façon :

À la fois Descartes a confiance en tout homme pour accéder au vrai, et l’enfance, par laquelle il nous a bien fallu passer, risque de fausser tout le reste de notre existence. On n’aura pas manqué d’en faire la remarque : c’est précisément parce qu’il a assimilé l’enfant à l’adulte, affirmé que la raison demeurait toujours identique à elle-même que Descartes est amené à trouver comme une erreur perpétuelle dans la façon dont l’enfant se sert de cette raison 10.

Fidèle à son époque, René Descartes conçoit et juge l’enfant de la même façon qu’un adulte,

sa représentation de la raison comme d’une faculté immuable l’empêchant de considérer le

sujet comme étant lui-même un être de devenir. La remise en question du dualisme cartésien

évacuera cette immuabilité et permettra de fonder une nouvelle anthropologie qui fera de

l’enfance non plus le moment de l’erreur, mais plutôt celui de la formation. L’avènement de

l’empirisme lockien joue un rôle essentiel dans ce passage épistémologique, qui aura des

conséquences majeures sur la représentation du sujet.

La théorie de René Descartes prônait le rejet de l’autorité scolastique ; elle instaurait le

règne du doute et faisait signe vers la question du rapport individuel du sujet au savoir. Cette

attitude envers le savoir, ainsi que l’idée qu’une méthode adéquate permet à tous d’accéder à

la vérité, gagne l’enthousiasme de ses successeurs. Si la méthode est reprise, le dualisme

cartésien – qui conférait à la connaissance l’innéisme transcendantal du cogito et qui opposait

le corps à l’esprit – est pour sa part fort contesté, notamment par John Locke, dont les

théories sont traduites et propagées en France au début du XVIIIe siècle. Dans son

Essai philosophique concernant l’entendement humain (1690), le philosophe anglais réfute la

notion d’idées innées intrinsèque à ce dualisme en posant que les connaissances humaines

proviennent non pas d’une essence divine, comme le croyait Descartes, mais bien de

l’expérience sensorielle, ce que Michael Ayers résume de la manière suivante : « D’un point

9 Georges Snyders, La pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, p. 202. 10 Ibid., p. 204.

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de vue épistémologique, […] Locke part du principe que nos modes de conception du monde

et/ou de nous-mêmes sont déterminés par les modalités de notre expérience du monde ; non

seulement les idées innées n’existent pas à ses yeux, mais il ne croit pas non plus que

l’entendement humain dispose de la faculté innée d’appréhender le monde dans sa réalité

ultime 11. » L’humain, tel l’enfant, est envisagé comme un être susceptible d’acquérir des

connaissances à partir de l’expérience qu’il a du monde, l’empirisme de John Locke ne situant

plus leur origine dans un principe abstrait et participant du divin, mais plutôt dans les

sensations et les expériences propres à chaque individu :

Supposons donc qu’au commencement l’Ame est ce qu’on appelle une Table rase, vuide de tous caractéres, sans aucune idée, quelle qu’elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigeuse quantité que l’Imagination de l’Homme, toujours agissante & sans bornes, lui présente avec une variété presque infinie ? D’où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnemens & de toutes ses connoissances ? À cela je répons en un mot, De l’Expérience : c’est-là le fondement de toutes nos connoissances, & c’est de-là qu’elles tirent leur premiére origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs & sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre ame, que nous appercevons & sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. Ce sont-là les deux sources d’où découlent toutes les idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement 12.

Locke rompt donc avec l’idée de l’innéité de l’esprit : non plus acquises, les idées sont

désormais à acquérir, à force d’expérience ou à force de réflexion. Selon cette logique, le

processus de la connaissance ne peut se faire que graduellement – c’est-à-dire selon un ordre

commençant par les éléments les plus simples et allant jusqu’aux plus complexes – et ce, grâce

au concours d’une méthode. À partir des fondements théoriques de Descartes, Locke pose

ainsi une nouvelle conception du savoir, fonde une anthropologie en même temps qu’il fournit

des ressorts inédits à la pédagogie. Comme le résume Michel Delon : « L’Homme n’est plus

un être défini par sa naissance ou par un esprit qui lui préexisterait, il devient un être

d’expérience, de mouvement, qui n’est que ce qu’il a vécu et découvert par lui-même. Le

devenir, c’est-à-dire un possible progrès, sous ses formes individuelle ou historique, fait partie

intégrante de cette anthropologie qui débouche sur une pédagogie 13. » Parce qu’il situe

11 Michael Ayers, Locke. Les idées et les choses, p. 13-14. 12 John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, p. 61. (C’est l’auteur qui souligne.) 13 Michel Delon, « La somme et le fragment », dans Robert Mauzi (éd.), Précis de littérature française du

XVIIIe siècle, p. 108.

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l’origine des connaissances dans les sens, l’empirisme est fondateur d’une nouvelle

épistémologie et fait de l’humain un être en perpétuelle mouvance, dont la raison est, par

conséquent, elle-même toujours en transformation. Il ne peut résulter de cette nouvelle genèse

du sujet qu’une vision autre de l’enfant, qui incarne désormais l’origine, notamment celle du

citoyen.

Ces nouvelles modalités de la transmission du savoir modifient les possibilités de

l’éducation. L’enfance ne représente dès lors plus une étape regrettable de la vie, parce que

néfaste à la raison, mais un moment décisif dans le parcours d’un individu : celui où se fait la

formation de son esprit. La démarche intellectuelle du philosophe reflète d’ailleurs cette

ouverture à la conception d’une idée autre de l’éducation, puisque Locke est lui-même

naturellement amené à penser une pédagogie. Dans un ouvrage intitulé Quelques pensées sur

l’éducation (1693), qui est issu d’une correspondance partagée avec un ami, Édouard Clarke,

qui demandait conseil à Locke pour l’éducation de son fils, il établit clairement la relation de

continuité qu’entretient sa théorie avec l’éducation des enfants :

On dit que ce qui met le plus de différence entre les hommes, c’est l’ordre et la constance. Ce dont je suis sûr, c’est que pour éclairer la route d’un écolier, pour le soutenir dans sa marche, pour lui permettre de marcher d’un pas aisé et d’avancer très loin dans n’importe quelle recherche, rien ne vaut une bonne méthode. […] De même l’esprit doit passer de la connaissance qu’il possède déjà à celle qui vient après et qui se rattache à la première, et marcher ainsi vers son but, en considérant les parties les plus simples, les moins complexes du sujet qu’il étudie 14.

Ce mode de formation graduel et méthodique implique la prise en compte du tempérament de

chaque enfant : si l’expérience particularise les individus, et si les enfants sont considérés

comme tels, la transmission du savoir ne peut être efficace que si elle est individuée,

c’est-à-dire adaptée à cette différence, qu’il est du ressort du pédagogue de pouvoir saisir.

Quoique Locke présente sa méthode pédagogique comme un moyen sûr pour former

l’ensemble de la jeunesse, il insiste malgré tout pour que chaque précepteur sache reconnaître

la singularité de son élève : « Chaque homme a ses qualités propres qui, aussi bien que sa

physionomie, le distinguent de tous les autres hommes ; et il n’y a peut-être pas deux enfants

14 John Locke, Quelques pensées sur l’éducation, p. 258-259. (Nous soulignons.)

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qui puissent être élevés par des méthodes absolument semblables 15. » Le changement de

prémisse implique donc un changement de pratique. Responsabilisant le précepteur, Locke

jette les bases de la psychologie de l’enfance, puisqu’il fait de lui un observateur qui doit

chercher à comprendre cette enfance 16. En outre, le maître n’a pas pour rôle de communiquer

le plus de connaissances possible à l’enfant, mais plutôt celui de lui transmettre le goût du

savoir 17. L’autonomie étant l’objectif principal de la formation de tout citoyen des Lumières,

il a ainsi pour mission d’« apprendre à apprendre » à son élève, d’en faire un individu qui

pourra poursuivre une entreprise cognitive par lui-même et donc, contribuer à la mise en

œuvre du changement, l’éducation des enfants étant perçue, par le philosophe, comme un

facteur essentiel permettant de transformer durablement la société. Dans son ouvrage, une

relation de continuité unit ainsi le pédagogique et le politique, dans la mesure où une nouvelle

approche éducative aura pour conséquence d’assurer une réforme des mœurs, qu’il appelle de

ses vœux de manière explicite :

Pour moi, ce que je désire, c’est que les personnes qui se plaignent de la décadence de la piété chrétienne et en général de toutes les vertus, et aussi de l’insuffisance de l’instruction, du manque de savoir qui caractérise les jeunes gens de cette génération, fassent un effort pour chercher les moyens de rétablir toutes ces qualités avec les générations suivantes. Et je suis assuré que si le fondement de cette réforme ne repose pas sur l’éducation de la jeunesse et sur les bons principes qu’on lui donne, tous les autres efforts seront superflus 18.

La méthode pédagogique de John Locke est porteuse de progrès, notion dont nous avons dit la

place centrale qu’elle occupe dans la réflexion philosophique des Lumières. L’avènement

d’une nouvelle anthropologie instaure une vision différente de l’enfance et de son éducation,

une conception du savoir saisi comme un acquis qui ne peut qu’être individué. L’enfant, enjeu

15 Ibid., p. 179. 16 Locke met en place cette idée, mais Rousseau la sanctionnera d’une manière décisive avec la parution de

l’Émile. Dans la préface de cet ouvrage, Rousseau insiste en effet sur l’importance de bien observer et de bien connaître l’enfant que l’on éduque : « On ne connaît point l’enfance : sur les fausses idées qu’on en a, plus on va, plus on s’égare. Les plus sages s’attachent à ce qu’il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d’apprendre. Ils cherchent toujours l’homme dans l’enfant, sans penser à ce qu’il est avant que d’être homme. […] Commencez donc par mieux étudier vos élèves ; car très assurément vous ne les connaissez point […]. » ; Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, p. 32

17 « Pour conclure sur ce point [l’enseignement du grec], et sur les études du jeune gentleman, je dirai que son précepteur doit se rappeler que son rôle n’est pas tant de lui enseigner toutes les sciences connues, que de lui inspirer le goût et l’amour de la science, et de le mettre en état d’acquérir de nouvelles connaissances, quand il en aura envie. » ; John Locke, Quelques pensées sur l’éducation, p. 256. (Nous soulignons.)

18 Ibid., p. 92.

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fondamental du progrès, devient ainsi un être d’espoir, qu’il importe désormais de comprendre

afin de mieux l’éduquer.

Avec John Locke, le savoir n’est plus envisagé comme une somme de connaissances à

posséder, mais bien comme une énergie permettant l’acquisition de nouvelles

connaissances 19. L’enfant étant un sujet en devenir, il faut lui communiquer une autonomie

qui fera de lui l’artisan d’une société elle-même en mouvement. Devenant créatrice,

désormais orientée vers un devenir indéterminé, la raison appelle de fait cette nouvelle notion,

l’énergie, qui bouleverse les anciennes catégories associées au savoir. Au XVIIIe siècle, le

statisme est ainsi remplacé par le mouvement et l’inertie, par l’idée d’énergie, ainsi que

l’explique ici Michel Delon :

[A]u dualisme qui sépare mouvement et matière succède un monde animé de forces ; à l’homme rationnel succède un être de passion et de désir. Le classicisme avait décomposé l’univers, l’avait mis en pièces puis reconstruit selon un ordre strictement hiérarchique. L’âge de l’énergie bouscule ces catégories. Il veut saisir l’univers comme un tout, comme un devenir. Les mots, les choses et les êtres n’existent plus qu’en relation, en tension et en mutation. La langue et la littérature, la nature, la vie humaine sont conçues comme autant de processus de transformation. Des forces y sont à l’œuvre qui se communiquent d’un individu à l’autre, d’un élément de la nature à l’autre, qui réagissent mutuellement. Tout est en travail permanent 20.

L’idée de mouvement et de transformation constante stimule désormais la marche du savoir,

qui suit une ligne pointant vers le devenir et le changement. La connaissance ne peut plus être

fixée ni circonscrite. Cette énergie du savoir, les artisans des Lumières la font leur,

l’exploitent dans leur recherche de la vérité, mais cherchent par ailleurs à la répandre, à en

faire l’instrument d’une lutte contre les préjugés, l’instrument d’une réforme à l’échelle

humaine. Ils nourrissent une confiance inébranlable en la raison et par conséquent, en

l’éducation de la raison 21. Ils découvrent, somme toute, le prolongement que trouve le

19 Le XVIIIe siècle ne tient pas la raison « pour un contenu déterminé de connaissances, de principes, de vérités,

mais pour une énergie, pour une force qui ne peut être pleinement perçue que dans son action et ses effets. » ; Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 48. (C’est l’auteur qui souligne.)

20 Michel Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), p. 32. (Nous soulignons.) 21 « L’idée que l’éducation peut transformer les enfants et la société où ils vivent n’est pas nouvelle, mais l’esprit

de certitude né du développement des sciences du dix-huitième siècle fait penser que la science d’éduquer les enfants, les principes en étant découverts par la voie de l’observation et de l’expérience, permettra d’aboutir pratiquement sans risque d’erreur. » ; Marcel Grandière, L'idéal pédagogique en France au dix-huitième siècle, p. 238.

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politique dans le pédagogique et l’importance de former un citoyen responsable pour faire

advenir un projet de société à la hauteur de leurs idéaux.

***

Au XVIIIe siècle, la conception que l’on a de l’humain et de son entendement confère

aux entreprises philosophiques un nouveau point de vue ainsi qu’une nouvelle finalité : il ne

s’agit plus, pour les philosophes, de dégager des raisonnements à partir de principes, mais de

chercher ces principes à partir d’une observation active du monde et de l’humain 22.

Réfléchissant au projet encyclopédique (1755), Denis Diderot rend compte de la place

principale et essentielle qu’occupe l’humain dans ce nouveau cadre épistémologique :

Pourquoi n’introduirons-nous pas l’homme dans notre ouvrage, comme il est placé dans l’univers ? Pourquoi n’en ferons-nous pas un centre commun ? Est-il dans l’espace infini quelque point d’où nous puissions avec plus d’avantage faire partir les lignes immenses que nous nous proposons d’étendre à tous les autres points ? Quelle vive & douce réaction n’en résultera-t-il pas des êtres vers l’homme, de l’homme vers les êtres ?

Voilà ce qui nous a déterminé à chercher dans les facultés principales de l’homme, la division générale à laquelle nous avons subordonné notre travail. Qu’on suive telle autre voie qu’on aimera mieux, pourvû qu’on ne substitue pas l’homme à un être muet, insensible & froid. L’homme est le terme unique d’où il faut partir, & auquel il faut tout ramener, si l’on veut plaire, intéresser, toucher jusque dans les considérations les plus arides & les détails les plus secs. Abstraction faite de mon existence et du bonheur de mes semblables, que m’importe le reste de la nature ? 23

Le souci anthropologique participe de manière essentielle à l’entreprise encyclopédique,

comme à la pensée philosophique des Lumières. L’enfant occupe conséquemment, lui aussi,

cette place centrale, dans la mesure où la réforme souhaitée ne peut advenir qu’avec les

nouvelles générations. L’idée de progrès et de perfectibilité, l’idée que la raison peut être

éduquée et de telle sorte qu’elle rende l’humain autonome et créateur, confère à l’enfant un

nouveau statut et à l’éducation une valeur inédite. Définissant le sujet comme un être sensible,

22 Non plus déductive, la philosophie est désormais inductive, l’expérience occupant une place centrale dans toute

quête de savoir : « La philosophie dans sa totalité est conçue comme une somme de définitions causales : elle n’est rien d’autre que la connaissance complète des effets par leurs causes, des résultats dérivés par la totalité des moyens et des conditions qui les produisent. » ; Ernst Cassirer, op. cit., p. 53.

23 Denis Diderot, article « Encyclopédie », dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome V, p. 641. (Nous soulignons.)

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on tente alors de le repenser en fonction des passions qui l’animent, puisque aussi bien il ne

peut plus être pensé sans elles. C’est ce qui explique toute l’importance que prend la morale

dans la réflexion pédagogique qui anime le XVIIIe siècle. La nouvelle anthropologie

sécularise en effet non seulement la source des connaissances humaines, mais également la

finalité du sujet, qui n’est plus celle du salut, mais bien du bonheur.

2. La réhabilitation des passions

Ce qui a permis à Locke de penser la connaissance à partir de l’expérience sensorielle

individuelle, c’est le rejet du dualisme corps/esprit qu’avait conservé et réaffirmé la

philosophie cartésienne. Il a ainsi fait du sujet un être animé de passions, lesquelles consistent

en des manifestations naturelles qu’il importe de comprendre et d’assumer. Principe

organisateur essentiel du sujet et de la nature comme de la société, les passions, une fois

incluses dans la définition de l’humaine condition, fondent une nouvelle morale, qui ne vise

plus le salut de l’âme mais bien le bonheur terrestre. L’autonomie du citoyen implique ainsi

une autonomie morale, puisqu’elle permet l’atteinte d’un double état de bonheur, à la fois

personnel et collectif. L’éducation se doit de prendre en charge cette nouvelle finalité et de

former l’enfant à ce qu’on appelle, au XVIIIe siècle, la morale du cœur qui, d’un point de vue

pédagogique, assure la transmission des principes moraux en faisant participer l’élève à son

éducation, c’est-à-dire en lui faisant reconnaître et ressentir les effets du bien et du mal, la

beauté de la vertu et la laideur du vice. Une double contingence sous-tend donc cette

formation, qui cherche à atteindre la sensibilité de l’enfant en même temps qu’à faire advenir

son bonheur pendant le processus même de son éducation.

Les passions ont historiquement été liées au corps et s’opposaient à l’esprit qui

participait – croyait-on – d’une essence divine. Au XVIIe siècle, l’idéal antique issu de ce

dualisme perdurait et le mérite était à celui ou à celle qui parvenait à maîtriser ses passions

grâce au concours d’une volonté raisonnée 24. Denis Diderot, dans la première de ses

24 « La psychologie et l’éthique du XVIIe siècle se fondent essentiellement sur cette conception des passions

comme phénomènes d’inhibition et de perturbation, comme perturbationes animi. Seul possède une valeur

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Pensées philosophiques (1746), fait état de cette vision négative des passions, que son siècle

récuse et remet profondément en question :

On déclame sans fin contre les passions ; on leur impute toutes les peines de l’homme, et l’on oublie qu’elles sont aussi source de tous ses plaisirs. C’est dans sa constitution un élément dont on ne peut dire ni trop de bien ni trop de mal. Mais ce qui me donne de l’humeur, c’est qu’on ne les regarde jamais que du mauvais côté. On croiroit faire injure à la raison si l’on disait un mot en faveur de ses rivales. Cependant il n’y a que les passions, et les grandes passions, qui puissent élever l’âme aux grandes choses 25.

Les philosophes du XVIIIe siècle, qui rejettent ce dualisme, cherchent les ressorts et les

impulsions physiques de l’âme et situent son origine, ainsi que celle de la raison et des

connaissances, dans les passions. Non seulement les passions en viennent-elles à ne plus être

condamnables, mais elles deviennent des constituantes définitoires de la nature

humaine : « Ceux qui croient les hommes souverains arbitres de leurs sentiments ne

connaissent pas la nature […]. Nos passions ne sont pas distinctes de nous-mêmes ; il y en a

qui sont tout le fondement et toute la substance de notre âme 26. » Cette affirmation tirée de

l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain (1746), du marquis de Vauvenargues,

sanctionne une nouvelle conception des passions, qui sont désormais comprises comme les

forces premières de la volonté humaine. Le baron d’Holbach reprend et précise cette même

idée dans son Système social (1773) : « Les passions, essentielles à notre espèce, inhérentes à

notre nature, qui caractérisent l’être sensible, se résolvent toutes en désirs du bien-être, et en

crainte de la douleur. Ces passions sont donc nécessaires ; elles ne sont par elles-mêmes ni

bonnes ni mauvaises, ni louables ni blâmables : elles ne deviennent telles que par l’usage

qu’on en fait […] 27. » Les passions sont ainsi saisies comme antérieures à toute activité de

l’esprit, qui prend lui-même son origine dans les sensations physiques. Au-delà de la nature

humaine, c’est toute une économie épistémique qui est repensée, les passions formant avec le

corps un ensemble fluctuant de forces en relation, en action et en réaction. Toute suprématie d’un

principe organisateur transcendant est donc niée et écartée, notamment par les encyclopédistes :

éthique l’acte qui se rend maître de ces “perturbations”, qui manifeste la victoire de la part active de l’âme sur sa part passive, la victoire de la “raison” sur les passions. » ; Ernst Cassirer, op. cit., p. 127-128.

25 Denis Diderot, Pensées philosophiques, p. 9-10. 26 Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, Introduction à la connaissance de l’esprit humain, dans

Œuvres complètes, tome I, p. 239. 27 Paul Henri Thiry, baron d’Holbach, Système social, p. 26.

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« Ce sont les passions qui mettent tout en mouvement, qui animent le tableau de cet univers,

qui donnent pour ainsi dire l'ame & la vie à ses diverses parties », mentionne l’article

« Passions » (1765) de l’Encyclopédie. « Celles qui se rapportent à nous-mêmes, nous ont été

données pour notre conservation, pour nous avertir & nous exciter à rechercher ce qui nous est

nécessaire & utile, & à fuir ce qui nous est nuisible. Celles qui ont les autres pour objets

servent au bien & au maintien de la société 28. » Dans ce cadre théorique, qui exclut toute

origine de nature divine, la morale religieuse et les exigences du salut ne peuvent plus être

justifiées. Une sécularisation de la morale accompagne donc nécessairement celle de l’origine

de la volonté humaine.

L’accord nouvellement envisagé entre le corps et l’âme, entre les passions et la raison,

permet à une morale dite naturelle de prendre forme. L’idée de nature qui se développe au

XVIIIe siècle s’accompagne en effet d’« une conception euphorique de la vie morale », pour

reprendre les termes de Jean Erhard, et fait se rejoindre les exigences du cœur et de l’esprit :

« La nature, c’est à la fois la raison et l’affectivité. Entre l’esprit et le cœur il ne peut donc

survenir de véritables conflits : tout au plus des malentendus. Ou bien le cœur désire

spontanément ce que la raison approuve, ou bien il se laisse facilement “éclairer” par elle 29. »

Contrairement aux siècles précédents, la morale n’a plus pour objectif de contraindre les

passions, celles-ci étant désormais inhérentes à l’existence, et le sujet ne trouve plus les

principes de sa conduite essentiellement dans la religion, mais les déduit plutôt des

mouvements de son propre cœur, en observant la nature, sa nature : « La morale convenable à

l’homme, doit être fondée sur la nature de l’homme ; il faut qu’elle lui apprenne ce qu’il est, le

but qu’il se propose, et les moyens d’y parvenir 30 », explique le baron d’Holbach. Apprendre

à se connaître pour mieux sonder son cœur, voilà donc ce qui importe désormais : « Le plus

grand mérite des hommes est d’avoir la faculté de connaître », dit Vauvenargues ; « et la

connaissance la plus parfaite et la plus utile qu’ils puissent acquérir peut bien être celle

d’eux-mêmes 31. » L’accord entre le sentiment et la volonté implique ainsi une profonde

28 Anonyme, article « Passions », dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des

métiers, tome XII, p. 145. 29 Jean Erhard, L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, p. 346. 30 Paul Henri Thiry, baron d’Holbach, op. cit., p. 75. (Nous soulignons.) 31 Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, « Sur la poésie et l’éloquence », dans Fragments, dans

Œuvres complètes, tome I, p. 191.

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connaissance de soi. Selon les penseurs du XVIIIe siècle, cette connaissance, constitutive de

toute entreprise cognitive, doit avoir préséance sur tout autre savoir, ce qui justifie

l’importance pédagogique qu’ils octroient à la morale.

Ne participant plus d’une révélation 32, la morale sanctionne une nouvelle confiance

dans l’humain, qui est désormais responsable et doit trouver en lui-même les fondements de

ses agissements, de son comportement, de ses décisions. Il lui appartient dès lors d’accorder

sa volonté à celle de ses semblables, et il appartient à l’éducation de favoriser cet équilibre

entre l’individuel et le social. Pour ce faire, la pédagogie doit se concentrer d’abord et avant

tout sur le cœur, le terrain privilégié de la morale, tel que le souligne la marquise de Lambert

dans les Avis d’une mère à son fils (1728) : « Je vous exhorterai bien plus, mon fils, à

travailler sur votre cœur qu’à perfectionner votre esprit : ce doit être là l’étude de toute la vie.

La vraie grandeur de l’homme est dans le cœur ; il faut l’élever pour aspirer à de grandes

choses, et même oser s’en croire digne 33. » Travailler sur le cœur consiste cependant

fondamentalement en la même chose que travailler sur l’esprit. Rien n’est inné en matière de

morale comme en matière de connaissance : tout fonctionne par empirisme. Emmanuel Bury

résume clairement les origines lockiennes de ce nouveau processus d’enseignement, qui se

fonde essentiellement sur les passions et les sensations physiques de douleur ou de plaisir :

Tout doit commencer par la connaissance des principes moraux. Or, dans la mesure où l’expérience devient le seul moyen d’accéder à la vérité, comme l’avait affirmé Locke dans son Essai sur l’entendement humain (1690), il n’y a pas de connaissance innée des principes moraux ; sensation et réflexion sont les deux sources de nos connaissances, explique Locke, et l’idée que nous nous faisons du bien et du mal, qui sont issus du plaisir et de la douleur que nous causent les objets, se forme exactement sur ce mode. […] Si l’on suit le point de vue de ce philosophe, l’exhortation morale ne devra donc pas passer par la pure et simple adhésion de l’intellect – qui n’aurait aucun impact sur la volonté elle-même –, mais devra jouer sur l’« inquiétude » qui nous détermine ; c’est-à-dire, en dernière analyse, sur les passions 34.

32 « Ils [les philosophes] refusent la transcendance de la révélation et veulent écarter la condamnation originelle

du péché, pour faire confiance à l’homme. À une morale révélée succède une morale naturelle. » ; Michel Launay et Georges Mailhos, Introduction à la vie littéraire du XVIIIe siècle, p. 116.

33 Anne-Thérèse de Marguenat de Courcelles, marquise de Lambert, Avis d’une mère à son fils, dans Œuvres, p. 73

34 Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750), p. 218-219. (Nous soulignons.)

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En révoltant le cœur ou en le sensibilisant aux qualités humaines, les précepteurs rejoignent la

volonté de leurs élèves et leur communiquent des principes moraux que ceux-ci reconnaissent,

de fait, en eux-mêmes et qui coïncident avec un dégoût du vice ou un attrait pour la vertu.

Raison et sentiment représentent les deux voies principales par lesquelles on peut former le

cœur et l’âme, l’efficacité morale passant par le sentiment pour toucher la raison et surtout,

atteindre la volonté 35. Appelé à devenir citoyen, l’enfant doit ainsi apprendre à faire coïncider

ses intérêts avec ceux de la collectivité, notamment grâce à la vertu ; et la méthode idéale pour

lui communiquer cette responsabilité individuelle réside, pour les pédagogues des Lumières,

dans la découverte de la vertu, soit en d’autres termes, dans la participation heureuse et

sensible de l’enfant à son éducation.

Assurer le bien-être de l’élève, c’est assurer sa complicité, gagner son intérêt et,

somme toute, faciliter le processus de la transmission de la morale – comme du savoir. À

partir du moment où ce constat s’impose et où l’enfant est envisagé autrement que comme un

être à réformer (ce qui nous occupera plus en détail dans la dernière partie de ce chapitre), sa

participation est fortement sollicitée dans le processus de son éducation, tant par ses sens que

par ses sentiments. On veut lui faire découvrir la nature et le monde par le moyen de

l’observation sensorielle directe et lui apprendre la vertu en favorisant son implication

émotionnelle dans les enseignements qui lui sont donnés. Cet effort d’intégration contribue à

la réalisation d’un état pour la première fois valorisé par les pédagogues : le bonheur de

l’élève. Non seulement a-t-on désormais conscience de l’âge des enfants, du niveau de leur

évolution et de leur capacité d’apprentissage, mais on s’attarde de plus à leur environnement, à

leur bien-être, à l’amusement qu’ils peuvent tirer de certains procédés pédagogiques. Jeux et

morale permettent ainsi de faire se rejoindre les intérêts présents de l’enfant et ceux, futurs, de

la société dans laquelle il vivra. L’enseignement par le divertissement donne d’ailleurs

naissance, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à un mouvement littéraire que

Marcel Grandière appelle « la morale en action » et qui apparaît à cause de cette importance

désormais accordée à l’enseignement de la morale par le cœur : « La nécessité de la morale

35 « [Le sentiment] est, avec la raison, une des deux voies majeures par lesquelles on peut agir sur l’homme.

Toute éducation devra donc s’appuyer sur ces deux vecteurs pour façonner l’âme et le cœur de celui qu’elle vise à former. […] L’efficacité morale passe incontestablement par lui [le sentiment], car il permet, non

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pour un corps civique à constituer, le dégoût naturel des enfants à peiner, à faire effort, à être

contraints, ces deux éléments ont donné naissance à toute une littérature où les enfants sont

enseignés (sic.) par l’exemple, ou dans de charmants et agréables dialogues, entretiens…, ou

grâce à d’attrayants magasins où ils trouvent, pour former leur cœur à la vertu, amusements et

connaissances liés 36. » Mieux comprendre les enfants permet d’adapter la pédagogie à leur

développement tout en la canalisant vers l’actualisation d’un bonheur souhaité dans et pour

l’ensemble de la société, chez les adultes comme chez les enfants.

Le christianisme étant remis en question, le bonheur éclipse le salut. Il ne s’agit alors

plus, pour le sujet, de contrer tout élan passionnel afin d’assurer son salut, mais plutôt de

chercher un état de bonheur dans la vie présente, ce qui implique la satisfaction des passions.

Dans son Discours sur le bonheur (1746), Émilie du Châtelet formule de la manière suivante

cette nouvelle façon de considérer la vie humaine :

Il faut pour être heureux, s’être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter, avoir des goûts & des passions, être susceptible d’illusions, car nous devons la plupart de nos plaisirs à l’illusion, & malheureux est celui qui la perd. […] Il faut commencer par se bien dire à soi-même & par se bien convaincre que nous n’avons rien à faire dans ce monde qu’à nous y procurer des sensations & des sentiments agréables. Les moralistes qui disent aux hommes : réprimez vos passions, & maîtriser vos desirs, si vous voulez être heureux, ne connoissent pas le chemin du bonheur. On n’est heureux que par des goûts et des passions satisfaites […] 37.

Dans son mouvement de réhabilitation et de redéfinition des passions, cette affirmation établit

clairement la relation nécessaire qu’entretiennent satisfaction des passions et réalisation du

bonheur. Pour être heureux, il faut avoir des sentiments, des goûts et des désirs 38 ; mais pour

seulement de toucher notre intelligence, mais aussi et surtout de modifier notre volonté. » ; Emmanuel Bury, ibid., p. 216.

36 Marcel Grandière, op. cit., p. 303. 37 Émilie du Châtelet, Discours sur le bonheur, p. 4. (Nous soulignons.) 38 Si Émilie du Châtelet admet cette nécessité, elle met son lecteur en garde contre tout basculement dans l’excès.

La tempérance est ainsi de mise et la femme de lettres ajoute plus loin dans son traité : « Mais, me répondra-t-on, si votre passion est la gourmandise, vous serez donc bien malheureux : car si vous voulez vous bien porter, il faudra perpétuellement vous contraindre. A cela je réponds que le bonheur étant votre but, en satisfaisant vos passions, rien ne doit vous écarter de ce but ; & si le mal d’estomac ou la goutte que vous donnent les excès que vous faites à table, vous causent des douleurs plus vives que le plaisir que vous trouvez à satisfaire votre gourmandise, vous calculez mal, si vous préférez la jouissance de l’un à la privation de l’autre : vous vous écartez de votre but & vous êtes malheureux par votre faute. Ne vous plaignez pas de ce que vous êtes gourmand : car cette passion est une source de plaisirs continuels ; mais sachez la faire servir à votre bonheur […]. » ; ibid., p. 8.

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être heureux, il faut par ailleurs savoir accorder son bonheur à celui de son entourage. Pendant

le temps de son éducation, l’enfant doit ainsi être amené à adhérer à une morale permettant la

combinaison de son intérêt particulier et celui de la société entière. Tout en valorisant la

réalisation de son propre bonheur, cette morale ouvre donc l’esprit au malheur d’autrui et

contribue de la sorte au bonheur de tous. Jean-Jacques Rousseau insiste particulièrement sur

cette double exigence, ainsi que le résume ici Pierre Bayard :

Conforme à l’idéal de bonheur personnel du XVIIIe siècle, cette morale [celle de Rousseau] ne condamne pas les passions en elles-mêmes, mais celles de la société, qui menacent d’écarter l’homme de la maîtrise de soi. La place centrale y est attribuée au sentiment intérieur, dictamen de la conscience également accordé par Dieu à tous les hommes et qui permet des décisions concrètes indépendantes de l’opinion régnante. Cette maxime pourrait entraîner les pires excès, si la pitié ne la tempérait, en ouvrant à la souffrance de l’Autre : amour de soi et amour des autres sont inséparables, aussi bien que bonheur individuel et bonheur collectif, la société idéale conduisant à les développer ensemble 39.

Pour qu’un tel état social puisse advenir, la notion de vertu doit nécessairement être révisée et,

de fait, elle ne représente plus pour les philosophes des Lumières une obligation ou une

contrainte nuisant aux pulsions égoïstes des instincts, mais bien au contraire, un instrument

favorisant à la fois la satisfaction des passions et l’ouverture à l’autre. L’éducation morale

doit d’ailleurs pouvoir transmettre cette idée de la vertu. Ainsi que le rappelle Robert Mauzi,

dans le processus pédagogique, « [i]l importe d’abord de persuader que la vertu est la seule

voie d’accès au bonheur et que les méchants expient tôt ou tard leur méchanceté. Croire et

faire croire cela, c’est préserver l’ordre tout en garantissant les droits de chacun 40. » Telle est,

au XVIIIe siècle, la conviction des théoriciens de l’éducation qui, au-delà de cette volonté de

persuasion, aspirent également à ce que la vertu soit conçue et présentée comme quelque

chose de facile à réaliser et en accord avec la nature. Plutôt que de s’opposer, vertu et nature,

morale et passions doivent en effet pouvoir coïncider dans le cœur de l’élève. C’est, somme

toute, seulement dès lors que cet accord est pensable et réalisable que le compromis entre les

intérêts égoïstes et les exigences collectives du politique devient possible et peut guider la

réflexion et la formation pédagogiques de toute une société.

39 Pierre Bayard, « Les frères ennemis. Jean-Jacques Rousseau », dans Robert Mauzi (éd.), op. cit., p. 125. (Nous

soulignons.) 40 Robert Mauzi, L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, p. 146.

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26

***

L’intérêt philosophique pour l’origine de la connaissance et pour la genèse de

l’individu, pour le devenir du sujet comme pour celui de la société, participe ainsi d’un

nouveau cadre épistémologique comme d’une nouvelle anthropologie qui accompagnent

nécessairement une vision autre de la pédagogie et de l’enfant qui en est l’objet. Les

transformations idéologiques de la première moitié du XVIIIe siècle, tant en ce qui a trait à la

raison et à la connaissance qu’aux passions, à la morale qu’au bonheur, accompagnent

inévitablement une profonde remise en question de la conception du sujet, de sa fonction dans

la société comme de son statut, autant dans le monde que par rapport à la nature ou à Dieu.

Appelé à devenir l’heureux artisan d’une société orientée vers le progrès, l’enfant occupe les

esprits et acquiert une nouvelle importance, puisqu’il incarne désormais un enjeu de société

fondamental. Les nouvelles représentation et définition de l’enfant stimulent alors une activité

créatrice sans précédent, notamment dans le domaine de l’éducation. Pédagogues,

philosophes et parents éclairés du XVIIIe siècle se soucient grandement de la jeunesse,

symbole vivant d’une réforme sociale et culturelle largement souhaitée. L’idéal prosélyte des

Lumières et l’espoir que représentent les enfants dans la nouvelle logique du progrès justifient

les efforts pédagogiques dont témoigne l’abondante production d’œuvres et de traités

d’éducation de la seconde moitié du siècle, mais la découverte graduelle d’une spécificité de

l’enfant accompagne également le développement de cette réflexion sur la formation du

citoyen. L’émergence de la notion d’individu, elle-même précédée du sentiment de la destinée

individuelle, marque en effet les débuts d’une histoire de l’enfance qui est liée à une certaine

idée de l’éducation que l’on ne saurait négliger pour comprendre la représentation de l’enfance

qui s’installe définitivement au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Cette histoire, qui débute

avec la fin du Moyen Âge, regarde d’une part l’attitude réformatrice de la pensée théologique

et d’autre part, les rapports familiaux unissant l’enfant et les parents, particulièrement la mère.

L’interaction entre les milieux domestique et scolastique fait en effet se modifier la conception

de l’enfant qui, d’un être essentiellement faible et pécheur, est appelé à devenir, de par ces

transformations d’ordre idéologique, un grand symbole d’espoir.

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3. Le « sentiment de l’enfance »

Ce que Philippe Ariès nomme le « sentiment de l’enfance » consiste en une

reconnaissance et en un respect de la spécificité du jeune âge et a pour conséquence que

l’enfant occupe une nouvelle place au sein de la famille comme de la société. Une nette

continuité unit la conscience de soi, l’idée d’un devenir et le développement d’institutions

scolaires vouées à la formation des enfants. Une conscience nouvelle de l’individu engendre

ainsi, et ce dès le XVe siècle, une conception autre du temps qui, étant non plus circulaire mais

linéaire, fait de cet individu un être doté d’une personnalité qui lui est propre et de l’enfant, un

être ayant une destinée qui pourrait être autre que celle tracée par sa lignée. Le mode

d’insertion sociale que représentait l’apprentissage au Moyen Âge est alors remplacé par

l’éducation proprement dite afin de servir cet individualisme naissant, qui tout en conférant

une importance à la destinée personnelle, fait non plus du lignage mais bien de la famille la

cellule de base de la société. C’est toutefois seulement vers la fin du XVIIe siècle, après deux

siècles d’histoire moderne, au moment où cartésianisme et empirisme lockien fondent une

nouvelle anthropologie, que peut réellement prendre forme ce souci de l’enfance, souci

accompagné d’une valorisation généralisée de sa représentation. En même temps qu’une

linéarité temporelle succède à une conception théologique du temps, qui empêchait toute

possibilité de progrès, une reconnaissance positive de l’enfance met un terme à l’imaginaire

pécheur dans lequel l’avait plongée et la maintenait toujours l’augustinisme. Tendresse et

rigueur, amour parental et sévérité des maîtres, qui sont à cette époque les deux signes

contradictoires d’un même « sentiment de l’enfance », peuvent alors se rejoindre et faire

émerger une pédagogie en accord avec les principes et les idéaux des Lumières.

La distinction entre le monde des adultes et le monde des enfants s’amorce à la fin du

Moyen Âge et rompt avec l’idée qu’on se faisait alors de l’enfance. À l’époque médiévale,

seule l’indépendance physique sanctionnait le passage de l’enfance à l’âge adulte et le début

de l’apprentissage, c’est-à-dire l’acquisition, par le contact direct avec les adultes, d’un savoir

et d’un savoir-faire :

Si, à partir de sept ou huit ans, les garçons suivaient leur père dans les champs, avant d’être « placés » chez un voisin ou un parent, les filles, elles, restaient généralement

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28 avec leur mère, auprès de laquelle elles apprenaient à tenir leur futur rôle de femme. Les apprentissages de l’enfance et de l’adolescence devaient donc tout à la fois forcir le corps, aiguiser les sens, rendre l’individu apte à triompher des mauvais coups du sort et, surtout, capable de transmettre à son tour la vie, afin d’assurer la permanence de la famille. Il y avait là une forme d’éducation en commun, un faisceau d’influences qui faisaient de chaque être un produit de la collectivité et qui préparaient chaque individu au rôle que l’on attendait de lui 41.

Comme le souligne Jacques Gélis, une conception circulaire du temps et l’idée prégnante de la

régénération du lignage familial caractérisent alors la mentalité sociale, justifient le principe

de l’apprentissage et font de la communauté la seule source d’influence de la jeunesse, qui est

à son tour appelée à perpétuer le modèle de la vie communautaire. Une contradiction vécue

entre les intérêts de l’individu et ceux du lignage familial, entre les aspirations du premier et

les volontés de perpétuation du second, entraîne nécessairement d’autres représentations de

l’individu, mais également de l’enfant et de la famille. Un « arrachement symbolique du corps

individuel au grand corps collectif de la lignée » explique les changements que l’on observe

alors dans les comportements familiaux et la naissance d’une conscience de la famille qui

n’efface plus la personnalité :

Mainteneur de la lignée, faisant le lien entre passé et futur, jusqu’alors il [l’individu] n’avait pas eu à se préoccuper de lui-même, ou si peu. Puis voici que cet homme se met à penser à son propre intérêt, immédiat et à venir ; il apprend à compter ; il sait que le temps lui est compté ; le temps de vivre. Afin de résoudre au mieux la contradiction que l’on ressent entre l’aspiration à vivre et la volonté de se perpétuer, les comportements familiaux commencent à se modifier. […] Alors que les liens de dépendance vis-à-vis de la parenté étaient autrefois charnellement vécus, désormais ils se distendent ; le corps gagne en autonomie, s’individualise : « mon corps est à moi », et j’essaie de lui épargner la maladie et la souffrance ; mais je le sais périssable et je continue donc à le perpétuer par la semence d’un autre corps, le corps de mon enfant. Cet arrachement symbolique du corps individuel au grand corps collectif de la lignée constitue sans doute la clé de bien des comportements aux siècles classiques 42.

L’idée d’un devenir modifie la conception de la temporalité et institue, chez le sujet, un

nouveau rapport au savoir. Dégagé de l’impératif de la perpétuation du même, le savoir

devient alors un outil servant des intérêts tournés vers un ailleurs. L’éloignement familial et la

fréquentation, par les enfants, des institutions scolaires, qui étaient jusqu’alors l’apanage exclusif

41 Jacques Gélis, « L’individualisation de l’enfant », dans Philippe Ariès et Georges Duby (éds), Histoire de la

vie privée, tome III, Roger Chartier (éd.), De la Renaissance aux Lumières, p. 306. 42 Ibid., p. 308-309.

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des futurs clercs, témoignent, chez l’individu, d’un besoin de formation que son entourage

n’est pas à même d’assumer. Ainsi peut naître ce « sentiment de l’enfance » que convoque

Philippe Ariès, dans la mesure où émerge et prend forme au sein de la famille une

préoccupation de la vie à venir des enfants. Si on commence à les éloigner de la maison

familiale, c’est en effet pour leur assurer un futur auquel on ne s’intéressait pas auparavant.

Le bouleversement de la finalité individuelle dû à la conscience de soi modifie donc en

profondeur les structures familiales 43 et provoque la mise en place d’un réseau éducationnel

permettant la réalisation des ambitions personnelles : « Ainsi s’effectue un double passage : de

la famille-souche à la famille nucléaire ; d’une éducation publique communautaire et ouverte,

destinée à intégrer l’enfant dans la collectivité pour qu’il fasse siens les intérêts et les systèmes

de représentation de la lignée, à une éducation publique de type scolaire destinée elle aussi à

l’intégrer tout en facilitant l’épanouissement de ses capacités 44. » Régies par des clercs puis

par des ordres religieux, les structures scolaires doivent s’adapter à cette émergente conscience

de soi ; mais réciproquement, il faut voir une influence des institutions religieuses sur la

représentation que l’on a de l’enfance ainsi que sur le comportement des familles à son égard.

Apanage religieux, l’éducation a en effet longtemps été imprégnée de la conception de l’enfant

mise en place par saint Augustin, qui l’a défini comme le symbole vivant du péché. La

représentation négative de l’enfance, qui perdure pratiquement jusqu’au XVIIIe siècle,

provient largement de cette vision théologique qui a confié à l’éducation scolastique la tâche

de réformer ce premier état, jugé vil.

L’étymologie du mot « éducation » nous renseigne déjà sur cette connotation accolée à

l’enfance. « Éducation » provient en effet du « latin educare qui signifie : redresser ce qui est

tordu et mal formé 45. » L’enfant est ainsi appréhendé, depuis saint Augustin, comme un être

essentiellement fautif qu’il importe, justement, de « redresser », c’est-à-dire de rendre bon et

vertueux. La notion de péché est fondamentalement liée à la représentation de l’enfant que

véhicule la pensée augustinienne et oriente l’éducation qui se développe au début de l’époque

43 « On reconnaissait désormais à la famille la valeur qu’on attribuait autrefois au lignage. Elle devenait la cellule

sociale, la base des États, le fondement du pouvoir monarchique. » ; Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, p. 240.

44 Jacques Gélis, op. cit., p. 314-315. 45 Élisabeth Badinter, L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel (XVIIe-XXe siècle), p. 71, note 7.

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moderne. Dans Les Confessions, on peut ainsi lire : « […] votre Esprit-saint nous a déclaré

dans les Écritures, que nul n’est exempt de péché en votre présence, non pas même l’enfant

qui n’a vécu sur la terre que durant l’espace d’un jour. […] la faiblesse du corps est innocente

dans les enfants : mais l’esprit des enfants n’est pas innocent. […] si j’ai été conçu dans

l’iniquité, et si le péché était en moi lorsque ma mère me nourrissait en son sein, dites, je vous

prie, à votre serviteur, ô mon Seigneur et mon Dieu, en quel temps et en quel lieu j’ai pu

jamais avoir été innocent 46. » De cette prémisse théologique découle une austérité et une

rigidité visant à corriger ce premier et inévitable état, ce qu’Élisabeth Badinter explique de la

manière suivante : « Non seulement l’enfance n’a aucune valeur, ni spécificité, mais elle est le

signe de notre corruption, ce qui nous condamne et dont nous devons nous dégager. La

Rédemption passe donc par la lutte contre l’enfance, c’est-à-dire l’annulation d’un état négatif

et corrompu 47. » La notion de péché originel et la finalité salutaire de l’éducation dotent ainsi

la formation de l’enfant d’une sévère discipline légitimée par la distinction rigoureuse de

l’âme et du corps, par le mépris des passions et l’emprise que l’esprit doit acquérir sur elles :

Ce sentiment ambigu de l’enfance, où l’on voudrait donner valeur à l’enfant, mais on ne semble pas pouvoir considérer autre chose que ses faiblesses, correspond à un trait profond dans l’état d’esprit de cette époque. […] l’enfant considéré comme faible, coupable, doit être sans cesse surveillé, préservé, séparé des tentations du monde ; seule une discipline incessante peut le tirer de cet état, des exercices assez rudes pour qu’il soit tiré à contre-courant de sa nature, des exercices réguliers où il sera guidé de tout près, où chaque moment se trouvera déterminé par une règle […] 48.

Une rude pédagogie résulte de cette représentation de l’enfant et fait persister l’idée qu’il faut

user de la force et de la contrainte pour parvenir à réformer son âme. De plus en plus exigeantes

46 Saint Augustin, Confessions, p. 37-39. (Nous soulignons.) Si l’enfant est le symbole de la corruption, il n’en

demeure pas moins que, paradoxalement, pour saint Augustin, il incarne en même temps un modèle à suivre pour les fidèles, qui doivent faire preuve d’humilité et se laisser guider – aveuglément – par le dogme. Saint Augustin poursuit en effet en rappelant la métaphore évangélique de l’humilité enfantine : « Et ainsi, mon Dieu et mon Roi, lorsque vous avez dit dans l’Évangile : que le Royaume du ciel est pour ceux qui ressembleront aux enfants, vous n’avez pas proposé l’innocence de leur esprit pour un modèle de vertu ; mais seulement la petitesse de leur corps comme l’image de l’humilité. » ; ibid., p. 62. La simplicité de l’enfance fait donc de cet état en soi négatif un modèle positif pour les croyants. Mais alors que les chrétiens, à l’image des enfants, doivent se laisser guider par la foi et adhérer en aveugles au dogme religieux, les philosophes des Lumières veulent a contrario transmettre à l’ensemble de l’humanité, comme on le transmet aux enfants, la capacité de raisonner par soi-même, la volonté de marcher vers le savoir et le progrès, l’énergie de sortir d’un état de dépendance pour parvenir à l’âge adulte, à la majorité, bref, à l’autonomie.

47 Élisabeth Badinter, op. cit., p. 70-71. 48 Georges Snyders, op. cit., p. 208-209.

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envers l’école, les familles stimulent toutefois, chez les éducateurs, une volonté de

compréhension de l’enfance, qui entraînera – à long terme s’entend et parallèlement aux

développements de la philosophie – une remise en question des prémisses augustiniennes à

son égard. Si une semblable pression de la famille prend forme, c’est que l’enfant est devenu

l’objet d’un souci, voire d’une tendresse familiale, notamment maternelle. Ce que

Philippe Ariès appelle le « sentiment de l’enfance » émerge ainsi au XVIIe siècle et se saisit à

partir de l’expression de deux sentiments contradictoires, l’un étant issu de la famille et

l’autre, du milieu scolastique 49.

Le XVIIe siècle est en effet marqué à la fois par une stricte discipline et par un

sentiment nouveau de tendresse à l’égard des enfants, d’abord attribué aux mères et aux

nourrices. La littérature de l’époque commence à rendre compte d’une première forme

d’amour maternel et de ce que Philippe Ariès appelle les « découvertes de la petite enfance, de

son corps, de ses manières, de son bredouillage 50. » Dans les lettres qu’elle adresse à sa fille

Françoise de Grignan, pour ne prendre que cet exemple, Marie de Sévigné décrit avec bonheur

et plaisir les agissements de sa petite-fille, qu’elle observe avec un attendrissement manifeste :

Mme du Puy-du-Fou ne veut pas que je mène la petite enfant. Elle dit que c’est la hasarder, et là-dessus je rends les armes : je ne voudrois pas mettre en péril sa petite personne ; je l’aime tout à fait. Je lui ai fait couper les cheveux ; elle est coiffée hurluberlu : cette coiffure est faite pour elle. Son teint, sa gorge, tout son petit corps est admirable ; elle fait cent petites choses, elle parle, elle caresse, elle bat, elle fait le signe de la croix, elle demande pardon, elle fait la révérence, elle baise la main, elle hausse les épaules, elle danse, elle flatte, elle prend le menton : enfin elle est jolie de tout point. Je m’y amuse des heures entières. Je ne veux point que cela meure. Je vous le disois l’autre jour, je ne sais point comme l’on fait pour ne pas aimer sa fille 51.

49 D’autres représentations religieuses du début des Temps modernes, qui mettent en place une vision plus

positive de l’enfance, auraient pu être convoquées. Mentionnons simplement ici que la figure de Jésus-Christ conduit à la diffusion de modèles d’enfants hors du commun, tels ceux de l’enfant mystique et de l’Enfant-Christ (voir à ce sujet Jacques Gélis, op. cit., p. 303-318). L’histoire du baptême et de la « découverte de l’âme » des enfants participe également de cette valorisation graduelle de l’enfance (voir à ce sujet Louis-Henri Parias (éd.), Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, volume II, François Lebrun, Marc Venard et Jean Quéniart, De Gutenberg aux Lumières). Nous n’avons pas retenu ces représentations, puisqu’il faut attendre la fin du XVIIe siècle pour que, dans l’histoire de l’éducation, une représentation nouvelle et généralisée de l’enfant ait un réel impact sur la façon de penser l’enfance et par conséquent, la pédagogie.

50 Philippe Ariès, op. cit., p. 74. 51 Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, lettre du 20 mai 1672, dans Lettres de madame de Sévigné, de

sa famille et de ses amis, tome III, p. 79. (Nous soulignons.)

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Cette première forme de tendresse maternelle relève surtout d’un amusement et d’une curiosité

pour l’enfance : on se divertit du spectacle de sa naïveté. Fort mal vu des moralistes de

l’époque, qui le condamnent sévèrement, ce sentiment est désigné par Philippe Ariès du terme

péjoratif de « mignotage 52. » La contrepartie de cette affection d’origine familiale prend ainsi

la forme d’un moralisme sévère considérant les enfants ni comme des êtres amusants ni

comme des sources d’attendrissement, mais s’attachant néanmoins à les comprendre pour

mieux les (ré)former : « Car cette légèreté de l’enfance, il ne convient pas de s’en

accommoder : c’est l’erreur ancienne. Il faut d’abord la mieux connaître, pour la rectifier, et

les textes de la fin du XVIe siècle et du XVIIe siècle sont remplis de remarques de psychologie

enfantine. On s’efforce de pénétrer la mentalité des enfants pour mieux adapter à leur niveau

les méthodes d’éducation 53. » Le sérieux avec lequel les penseurs de l’époque appréhendent

l’enfance atteste de la reconnaissance d’un statut propre aux jeunes personnes et de leur

distinction par rapport aux adultes ; mais surtout, il leur confère un intérêt qui ne sera plus

démenti.

Ces deux attitudes du XVIIe siècle envers l’enfance relèvent donc d’une même

découverte et témoignent, chacune à sa façon, d’une sensibilité à l’égard de sa particularité et

de sa spécificité. La responsabilité morale et spirituelle dont s’investissent les moralistes – et

dont ils investissent par le fait même les maîtres – se communique par ailleurs graduellement

aux parents : « Les livres d’éducation du XVIIe siècle insistent sur les devoirs des parents

concernant le choix du collège, du précepteur… la surveillance des études, la répétition des

leçons, quand l’enfant rentre chez lui coucher », remarque Philippe Ariès. « Le climat

sentimental est désormais tout à fait différent et se rapproche du nôtre, comme si la famille

moderne naissait en même temps que l’école, ou tout au moins que l’habitude générale

d’élever les enfants à l’école. 54 » Rigueur scolaire et tendresse familiale se répondent et

s’influencent de la sorte tout au long du siècle classique. Combinée à une nouvelle conception

52 « Un sentiment nouveau de l’enfance est apparu, où l’enfant devient par sa naïveté, sa gentillesse et sa drôlerie,

une source d’amusement et de détente pour l’adulte, ce qu’on pourrait appeler le “mignotage.” C’est à l’origine un sentiment de femmes, de femmes chargées du soin des enfants, mères ou nourrices. » ; Philippe Ariès, op. cit., p. 179.

53 Ibid., p. 184. 54 Ibid., p. 260.

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du savoir et de la transmission des connaissances, cette dualité peut se résoudre et orienter les

développements de la pédagogie à l’époque des Lumières, pédagogie soucieuse de la solidité

morale et cognitive de la formation des enfants et en même temps, désireuse de procurer un

bonheur aux élèves.

***

À la fin du XVIIe siècle, les Quelques pensées sur l’éducation de John Locke rendent

compte d’un nouvel état d’esprit et de l’avènement d’un climat familial inédit. En déplorant

un excès de tendresse chez certains parents, qui peut nuire à l’évolution des jeunes personnes,

l’auteur pose sur les relations filiales un regard qu’il aurait été impossible d’imaginer un siècle

plus tôt. Dans sa réflexion, il prend en compte un souci ou un intérêt parental qui ne

caractérisait pas auparavant les propos sur l’éducation des enfants :

La grande faute où l’on tombe d’ordinaire dans l’éducation des enfants, c’est qu’on ne prend pas soin d’eux au moment voulu ; c’est qu’on ne sait pas former leurs esprits à la discipline, les habituer à plier devant la raison, à l’âge où ils sont le plus dociles, le plus en état de recevoir un pli. Les parents que la nature a sagement disposés à aimer leurs enfants ne sont que trop portés, si la raison ne modère leur affection naturellement si forte, à la laisser dégénérer en aveugle tendresse. Ils aiment leurs petits, et c’est leur devoir ; mais trop souvent aussi avec leurs personnes ils aiment leurs défauts 55.

Pour John Locke, comme pour les penseurs qui lui succéderont – et ce, malgré leurs doctrines

très différentes –, l’affection et l’amour des parents envers leurs enfants sont devenus des

sentiments naturels, répandus et sur lesquels peuvent désormais s’appuyer les discours

pédagogiques. De fait, l’intérêt parental pour l’éducation et la formation des enfants ne fera

dès lors que s’accroître. Après que René Descartes a conféré l’usage de la raison à l’enfance

et qu’ont été remises en question, au tournant du XVIIIe siècle, la notion de péché originel et

la définition anthropologique du sujet pensant, la pédagogie peut s’ouvrir à une nouvelle

représentation de l’enfant qui, non plus condamné ou nié dans sa spécificité, apparaît tel un

être d’espoir, dont l'éducation est par conséquent précieuse. Cette reconnaissance de l’enfant

ainsi que l’affection dont il devient l’objet au sein de la famille expliquent par ailleurs la place

55 John Locke, Quelques pensées sur l’éducation, p. 54. (Nous soulignons.)

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centrale qu’il occupe dans la réflexion des gens des Lumières. Ces nouvelles valeurs

s’implantant avec force dans les mentalités, elles entraînent un intérêt de plus en plus sérieux

pour la jeunesse : les pédagogues cherchent désormais à adapter l’éducation au développement

des enfants, à les faire participer à cette éducation, à les sensibiliser aux fonctions et aux rôles

rattachés à la vie adulte plutôt qu’à les y mener de force et par la contrainte. Les conceptions

philosophiques de la raison, des passions, de la morale et du bonheur, tout comme

l’émergence du « sentiment de l’enfance » ainsi que la volonté de compréhension et la

tendresse qui l’accompagnent influencent donc toute la réflexion pédagogique de l’époque des

Lumières, par ailleurs témoin d’une richesse et d’une abondance aussi symptomatique

qu’inédite de productions dans ce domaine.

Dans un siècle cherchant à détruire les anciens préjugés par le recours à l’éducation,

ceux concernant les femmes demeurent toutefois bien présents et empêchent les nouvelles

notions pédagogiques d’atteindre et de transformer dans le même mouvement le peu

d’éducation qui leur est généralement réservé. Si le cartésianisme avait ouvert une brèche à la

réflexion culturaliste et avait permis à un François Poulain de La Barre d’affirmer l’égalité des

sexes à partir du dualisme du corps et de l’esprit, l’idée ne sera pas reprise au siècle suivant.

L’émergence d’une pensée naturaliste rend en effet à nouveau l’esprit dépendant du corps, ce

qui permet de faire revivre, différemment investis, les préjugés à l’égard des femmes 56.

Louise d’Épinay, qui s’inscrit pleinement dans le mouvement philosophique et pédagogique

de l’époque des Lumières et qui propose un modèle éducationnel fortement influencé par les

idées de John Locke et, à sa suite, des encyclopédistes, cherchera justement à s’opposer à ce

naturalisme réducteur et à surmonter ces préjugés. Elle réfléchit avec ses contemporains à la

formation du citoyen, mais, développant des principes pédagogiques à partir de cet enjeu, elle

les investit dans une nouvelle approche d’éducation féminine et imagine une méthode qui

56 Nous n’avons pas insisté et n’insisterons pas sur la thèse de Poulain de La Barre ni sur sa fortune idéologique,

dans la mesure où nous ne voulons pas revenir sur un aspect certes fort important de l’histoire des femmes, mais qui a abondamment été commenté. Au sujet de Poulain de La Barre et du « féminisme » que sa pensée permet de mettre en place dans les cercles mondains de la seconde moitié du XVIIe siècle, voir notamment Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture (1598-1715). Un débat d’idées de François de Sales à la Marquise de Lambert, qui situe l’analyse de ce courant de pensée dans une problématique liée à l’éducation et à l’accès au savoir par les femmes. En ce qui concerne le développement de la pensée naturaliste du XVIIIe siècle et de ses conséquences sur la représentation féminine, voir Paul Hoffmann, La femme dans la pensée des Lumières.

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remet en question le rôle social des femmes. Cette réflexion, elle la poursuit et la précise

pendant plusieurs années, elle en fait l’objet de différents écrits qui sont demeurés pour la

plupart non publiés, mais elle la met finalement pleinement en place dans Les Conversations

d’Émilie, qu’elle offre au public quelques années avant sa mort. Entièrement consacrée à

l’éducation féminine, cette œuvre recèle non seulement un vif espoir envers l’enfance, à

travers le modèle pédagogique qu’elle met en place, mais également une grande confiance

dans les capacités des femmes, notamment par la forme dont elle se dote : celle de la

conversation intime.

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Chapitre II :

Louise d’Épinay, mère et pédagogue des Lumières

Louise d’Épinay propose, dans Les Conversations d’Émilie, l’aboutissement de sa

réflexion à propos de l’éducation des enfants et plus particulièrement, à propos de l’éducation

des filles. Étant elle-même grand-mère au moment où elle rédige cet ouvrage, elle souhaite

offrir au public une œuvre fondant son autorité sur l’expérience maternelle et ce faisant,

confère à la mère une importance et un rôle social inédits. Ses ouvrages antérieurs nous

renseignent sur sa vision pédagogique et surtout, sur l’évolution de ses idées, du moment où elle

est devenue mère, en 1746, jusqu’à celui où elle publie la seconde version des Conversations

d’Émilie, en 1781, soit deux ans avant sa mort. La « Lettre à la Gouvernante de ma

Fille » (1756), les Lettres à mon fils (1756-1758), l’Histoire de Madame de

Montbrillant (1756-1762) et la correspondance qu’elle partage avec l’abbé Ferdinando

Galiani (1769-1782) permettent de dégager les divers éléments constitutifs de la conception

pédagogique de cette femme de lettres pour qui l’enfant naît avec une nature qu’on se doit de

connaître et de respecter. Partageant avec les philosophes des Lumières une même vision

anthropologique, Louise d’Épinay propose une méthode valorisant la sensibilité à l’égard des

particularités de l’enfant qu’on éduque. S’opposant à l’abstraction théorique de plusieurs

auteurs contemporains – notamment de l’abbé Coyer et du baron d’Holbach –, elle pense un

modèle pédagogique se basant sur la connaissance intime que peut avoir une mère du

tempérament de son enfant et alliant à la fois douceur et discipline, amitié maternelle et

rigueur morale. Ce modèle, qui favorise une pleine participation de l’enfant à son éducation,

offre surtout une autre vision du savoir, dans la mesure où, pareillement à l’élève, la

pédagogue – qui affiche et assume la possible faillibilité de son jugement, remettant ainsi en

question l’arbitraire implacable de l’autorité – est elle-même convoquée et impliquée dans le

processus pédagogique. L’un des maîtres-mots de la réflexion de Louise d’Épinay sur

l’éducation est d’ailleurs « authenticité » : authenticité de l’exemple fourni à l’enfant,

authenticité de la relation qu’il ou elle partage avec sa mère, mais aussi, authenticité de

celle-ci à l’égard de ses intentions pédagogiques. L’indépendance intellectuelle et l’utilité

sociale figurent en point de mire de son projet, mais revêtent une dimension inédite étant

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donné le poids des préjugés communément entretenus à l’égard des femmes. La critique que

Louise d’Épinay adresse à la condition féminine de son époque et au piètre état de l’éducation

des filles lui permet ainsi de concevoir un modèle pédagogique prônant l’atteinte d’une

autonomie féminine et, à long terme, la remise en question des interdits sociaux auxquels les

femmes sont assujetties.

1. Une pédagogie de l’expérience

La réflexion de Louise d’Épinay sur l’éducation prend essentiellement son origine dans

les décevantes expériences qu’elle a elle-même dû essuyer, notamment au cours de sa

jeunesse : éducation dévote et stérile, mariage ruiné, espoirs maternels contrariés. Une ferme

volonté de ne pas répéter avec ses enfants les erreurs, voire les négligences de sa mère à son

égard marque également toute son entreprise. C’est d’ailleurs en constatant son état de

dépendance, à la fois intellectuelle et sociale, et en reconnaissant la nature de son

tempérament, qui est en inadéquation avec la soumission dans laquelle on l’a éduquée, qu’elle

décide, à l’aube de la trentaine, de réformer ce qu’elle est devenue. En effet, comme le

souligne Élisabeth Badinter : « Louise n’a pas seulement été amputée de sa puissance

intellectuelle, elle a surtout été privée de sa volonté de conquête et d’autonomie. Toute

l’éducation qu’elle a reçue a tendu à lui ôter son orgueil et à lui donner une idée d’elle-même

dévalorisée 1. » Ainsi, en plus d’être influencée par les thèses des philosophes des Lumières,

qu’elle fréquente à partir de cette époque, Louise d’Épinay construit sa réflexion en prenant

d’abord et avant tout appui sur elle-même, c’est-à-dire sur son expérience propre.

Élevée dans un milieu bourgeois et dévot, envoyée au couvent pendant l’attente du

mariage, Louise Florence Pétronille de Tardieu d’Esclavelles a eu, somme toute, un parcours

semblable à celui de la vaste majorité de ses contemporaines. Élisabeth Badinter résume sa

mince formation en ces termes : « [Après la mort du père de Louise, le baron d’Esclavelles],

Mme d’Esclavelles […] n’a pas fait grand-chose pour l’éducation de sa fille. L’apprentissage

de la lecture et de l’écriture lui a paru un bagage suffisant pour une enfant de neuf ans. C’est à

1 Élisabeth Badinter, Émilie, Émilie, ou L’ambition féminine au XVIIIe siècle, p. 73.

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peine si on avait commencé un enseignement un peu plus diversifié quand survint la

disparition du père 2. » S’ensuit l’évocation de son séjour au couvent :

Du 15 juin 1737 au 15 juillet 1739, Louise resta dans ce couvent où vivaient déjà la marquise de Roncherolles et sa petite-fille Thérèse, future présidente de Maupeou. On ne sait pas grand-chose de l’éducation qu’elle y reçut, sinon qu’elle en ressortit complètement dévote et soumise à son directeur de conscience. Il n’est pas impossible pourtant d’avoir une idée de cette éducation conventuelle. À plus de treize ans, Louise redemande un maître d’écriture à sa mère, ce qui prouve qu’elle n’a pas encore assimilé cette discipline élémentaire 3.

Ayant épousé son cousin germain, Denis-Joseph Lalive d’Épinay, à l’âge de dix-neuf ans, elle

devient par la suite mère de deux enfants : Louis-Joseph Lalive d’Épinay (né en 1746) et

Suzanne-Thérèse de Lalive (née en 1747), qui meurt à l’âge de dix mois. Son mari se révélant

rapidement un grand libertin et un tout aussi grand dépensier, Louise d’Épinay se détourne de

son mariage et partage alors sa vie avec Claude-Louis Dupin de Francueil, de qui elle a encore

deux autres enfants. Elle donne naissance à une seconde fille, Angélique-Louise-Charlotte

(née en 1749), que Denis d’Épinay reconnaît comme sienne, et à un dernier garçon (né en

1753), que l’on éloigne rapidement de sa mère. Louise d’Épinay est ainsi officiellement mère

de deux enfants, Louis-Joseph et Angélique, dont elle ne peut cependant s’occuper à sa guise,

se butant continuellement aux volontés familiale et maritale en ce qui a trait à leur éducation 4.

En 1748, une séparation de biens est prononcée entre les époux à sa demande, ce qui lui

2 Ibid., p. 69 3 Ibid., p. 71-72. 4 Louise d’Épinay souhaite en effet entretenir une relation très étroite avec ses enfants, en les allaitant d’abord,

puis en surveillant de près leur éducation. Si la première de ses volontés est catégoriquement rejetée par sa famille (les enfants de Louise d’Épinay naissent près de vingt ans avant que ne prenne forme l’engouement post-rousseauiste pour l’allaitement), la seconde se voit constamment en butte à la dérision de son mari. Élisabeth Badinter explique cette incompréhension maritale par l’adhésion de la femme de lettres aux valeurs bourgeoises émergentes à son époque : « Par son mariage, Mme d’Épinay appartient à la haute bourgeoisie financière. Yves Durand, qui a consacré une très belle thèse aux fermiers généraux distingue parmi eux deux catégories. Ceux qui se rattachent à l’idéologie bourgeoise et chrétienne et ceux, plus nombreux, qui rêvent de se modeler sur les valeurs et le comportement de la grande aristocratie. Les premiers sont les adeptes du mérite, du travail et de la vertu ; les seconds penchent pour une totale liberté, la mondanité et un certain cynisme. L’opposition se retrouve dans leurs comportements différents à l’égard de la vie de famille. Pour les uns, […] le mariage est envisagé dans une optique chrétienne de fidélité et d’amour. Pour d’autres, le mariage n’est qu’une union de convenance […]. Hélas pour Mme d’Épinay, qui s’apparente à la première catégorie, son mari appartient à la seconde, de même que la totalité de son entourage. […] De même qu’il n’est pas de bon ton de paraître aimer sa femme, de même il semblait inconvenant d’endosser le rôle du papa et de la maman. Si la séparation de corps entre époux était chose banale dans ce milieu, celle des parents et des enfants était encore plus répandue. À plusieurs reprises, M. d’Épinay tenta de se débarrasser de la présence de ces derniers en

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permet de jouir à partir de ce moment d’une relative sécurité financière. La subsistance et la

formation de ses enfants sont en partie assurées à partir de cette époque. La dépendance dans

laquelle se trouvent les femmes de son temps lui est ainsi rapidement révélée, particulièrement

à cause du comportement scandaleux de son mari, auquel elle doit tout de même être soumise.

Son entreprise intellectuelle et ses réflexions sur l’éducation s’amorcent d’ailleurs au moment

où, devenue épouse puis mère, elle peut faire ce constat et mesurer la pauvreté de ses

ressources, dont elle identifie la cause à la mauvaise éducation qu’elle a reçue. Cette prise de

conscience est contemporaine de sa venue à l’écriture. Dans un court texte intitulé

« Mon portrait », qu’elle rédige en 1756, à l’âge de trente ans, elle brosse un rapide tableau de

cette déplorable éducation et des effets néfastes qu’elle a eus sur son caractère :

J’aime la retraite, la vie simple & privée : cependant j’en ai presque toujours mené une contraire à mon goût ; ma timidité ayant souvent fait de mes amis des tyrans, & mon caractere leger & confiant m’ayant empêché long-tems de m’en appercevoir.

Je suis très-ignorante. Toute mon éducation s’est bornée à cultiver des talens agréables, & à me rendre habile dans l’art de faire des sophismes. Il faut que j’aye l’ame bien honnête & un assez grand fonds d’esprit pour n’être pas un fort mauvais sujet, & pour ne pas paroître une assez sotte enfant. […]

Il n’y a gueres qu’un an que je commence à me bien connoître.

Le peu de suite que j’ai dans le caractere a retardé l’utilité que je me promettois de mes découvertes. Les premiers pas cependant étoient les plus difficiles ; je les dois à l’amour propre. Il étoit le principe de ma timidité, il sert aujourd’hui à me garantir de ses inconvéniens en se révoltant contre elle. Il m’a délivrée de la tyrannie ; & sans me faire concevoir la folle espérance d’être parfaitement sage, il me fait prétendre à devenir un jour une femme d’un grand mérite 5.

L’autonomie devient le principe de son projet de réforme personnelle, tout comme il deviendra

celui du modèle d’éducation féminine qu’elle offrira au public avec Les Conversations

d’Émilie. Pour être heureuses, les femmes doivent en effet, selon elle, dépendre le moins

possible de qui que ce soit ; et la meilleure façon de parvenir à une telle forme de liberté réside

dans les ressources de l’esprit. Toute la réflexion pédagogique de Louise d’Épinay sera ainsi

marquée par cette volonté d’indépendance qui, quoiqu’elle participe pleinement de la réflexion

suggérant qu’ils vivent sous le toit de leur grand-mère maternelle. Désir qui semble ne surprendre personne, sauf son épouse, qu’il n’est pas loin de considérer comme une originale… » ; ibid., p. 201-202.

5 Louise d’Épinay, « Mon portrait », dans Mes Moments heureux, p. 2-6. (Nous soulignons.)

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de l’époque sur l’autonomie du citoyen, aura la particularité d’être aussi valorisée pour les

femmes.

Ce portrait « fondateur », outre qu’il consacre une prise de conscience éclairée doublée

d’une volonté au service d’une juste ambition, est tout aussi révélateur du principe

d’individuation caractéristique de la méthode de Louise d’Épinay. Si la femme de lettres peut

réformer son caractère et refaire, en quelque sorte, son éducation, c’est essentiellement à partir

de la connaissance profonde qu’elle a d’elle-même : « Il n’y a gueres qu’un an que je

commence à me bien connoître », écrit-elle. La nature de son tempérament n’a pas été altérée

par sa première formation et la reconnaissance de ses dispositions naturelles lui donne les

moyens de corriger ses mauvais acquis. De même, la connaissance intime du caractère de

celui ou de celle que l’on veut éduquer sera pour Louise d’Épinay la condition sine qua non de

la réussite de tout projet pédagogique, chaque éducation représentant une entreprise unique et

essentiellement fondée sur l’individualité de l’élève. Elle adhère en cela à la nouvelle

conception anthropologique des Lumières évoquée précédemment, selon laquelle chaque

humain se conçoit par ce qui le différencie de ses semblables. La première personne sur

laquelle Louise d’Épinay peut observer les effets de l’éducation est donc elle-même, et c’est à

partir de cette expérience qu’elle pourra poursuivre sa réflexion, en portant par la suite son

observation sur ses enfants, puis ses petits-enfants.

Diverses influences intellectuelles nourrissent parallèlement la réflexion de

Louise d’Épinay. À la suite des rencontres de Jean-Jacques Rousseau et de Frédérich

Melchior Grimm, elle pénètre au milieu du siècle le cercle des encyclopédistes et fait

notamment la connaissance de Denis Diderot, avec qui elle demeurera liée jusqu’à la fin de sa

vie 6. Les idées des philosophes sur l’éducation ne lui demeurent pas étrangères, quoiqu’elle

6 « Diderot was usually abreast of Mme d’Épinay’s interests, and curious to know what she was working on and

to see her manuscripts. He was also grateful for the calm and respite of La Chevrette and deeply devoted to Mme d’Épinay as a friend. They shared a strong sensitivity to others and a genuine fear of causing undue offense which seemed to strengthen their mutual attachment. » ; Ruth Plaut Weinreb, Eagle in a Gauze Cage. Louise d’Épinay Femme de Lettres, p. 120-121. Louise d’Épinay et Denis Diderot ont par ailleurs collaboré à différents projets, échangé leurs ouvrages pour obtenir les avis et la critique de l’autre, assumé de pair la direction de la Correspondance littéraire, philosophique et critique pendant les absences prolongées de Grimm. Pour plus de détails à ce sujet, voir le chapitre intitulé « Literary alliances. Collaboration and problems of authorship », dans Ruth Plaut Weinreb, ibid., p. 115-142.

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n’adhère pas, loin s’en faut, à toutes ces idées, notamment en ce qui a trait au rôle social que

ces penseurs attribuent aux femmes. L’importance qu’il faut accorder à l’enseignement moral

afin de constituer un corps social responsable et autonome lui est ainsi démontrée et elle

participe à cette réflexion en lisant les parutions portant sur le sujet, en conversant avec les

philosophes de son entourage, en écrivant elle-même sur le sujet. Elle défend également avec

eux une conception empiriste de l’éducation, basée sur les principes du sensualisme. La

hiérarchisation des sexes que véhicule la pensée matérialiste ne peut toutefois lui convenir, ce

qu’elle exprimera avec force dans sa correspondance avec l’abbé Galiani 7.

***

Louise d’Épinay appartient donc pleinement à la génération de philosophes qui a

marqué l’époque des Lumières et réfléchit avec eux à la question de l’utilité publique des

citoyens et à la formation du corps social 8. La genèse de l’individu la passionne et, tout

comme ses contemporains, elle croit en la réforme de la société par l’éducation.

Contrairement à la majorité d’entre eux, elle est toutefois intimement convaincue que les

femmes peuvent tout aussi bien être utiles à la société, ne serait-ce que par leur qualité de

mère, ce que son expérience a su lui démontrer. Le modèle pédagogique qu’elle met en place

se situe donc quelque part entre ces deux sources d’influence, étant à la fois issu de la

réflexion philosophique des Lumières et de l’expérience que l’auteure a eue des limites

imposées aux femmes de son époque. Son écriture, largement ouverte à la biographie,

renforce d’ailleurs les fondements de sa réflexion et atteste de cette double influence, qui la

fera se distinguer de ses pairs philosophes en ce domaine.

7 Nous nous pencherons sur cette critique de Louise d’Épinay plus loin dans ce chapitre, lorsque nous aborderons

ladite correspondance. 8 Ses multiples activités et champs de réflexions permettent à Ruth Plaut Weinreb de faire figurer

Louise d’Épinay au rang des philosophes, aux côtés de tous ces hommes avec qui elle a étroitement collaboré et à qui l’on concède ce titre : « Mme d’Épinay proved herself a philosophe in her defense of virtue, of duty, and especially of usefulness, in her writing and through her actions. She engaged in the same debates as the men philosophes ; what makes them of interest today, makes her equally so and equally a philosophe. » ; ibid., p. 114. Voltaire, avec qui Louise d’Épinay s’est liée d’amitié lors de son séjour à Genève (1756 à 1758), ne la conçoit pas autrement : il l’appelle la « belle philosophe » et la surnomme, dans l’une de ses lettres, « un aigle dans une cage de gaze », soulignant ainsi le contraste entre son esprit fort et sa santé fragile, ibid., p. 5. Le titre de l’ouvrage de Ruth Plaut Weinreb, Eagle in a Gauze Cage, est d’ailleurs la traduction littérale de cette appellation de Voltaire.

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2. Les idées pédagogiques de Louise d’Épinay

Le principe fondamental de la réflexion pédagogique de Louise d’Épinay réside dans

son adhésion à la thèse naturaliste de son époque voulant que chaque enfant vienne au monde

avec un bagage qui lui est propre, avec un certain tempérament, avec toute une série de

particularités qui le distinguent des autres individus. Les tout premiers textes dans lesquels

elle expose ce que devrait être l’éducation de ses enfants, soit la Lettres à la gouvernante de

ma fille et les Lettres à mon fils, en rendent clairement compte. La notion d’individuation du

savoir est déjà présente dans la Lettres à la gouvernante de ma fille. Les Lettres à mon fils

sont toutefois plus riches en renseignements, dans la mesure où elle y expose sa vision de

l’amitié pédagogique, porteuse selon elle d’une meilleure connaissance de son enfant et d’une

forme de sympathie qui n’exclut pas l’autorité, mais qui induit une relation de confiance et

d’écoute réciproques propice au progrès pédagogique. Une autre vision de la transmission du

savoir est mise en place par cette amitié : non plus régi par une discipline dont il ignore les

fondements, l’enfant peut s’investir davantage dans le processus de son éducation et acquérir

de manière empirique les principes moraux qu’on lui inculque. Prime donc chez Louise

d’Épinay ce que l’on appelait à l’époque l’éducation du cœur, l’éducation par les sentiments,

qui justifie le rôle central de la mère dans le processus pédagogique. Or, l’enfant n’est pas le

seul qui doive s’investir personnellement dans ce processus : il en va également de même pour

la pédagogue, et c’est ce que tend à démontrer l’Histoire de Madame de Montbrillant, dans

laquelle sont notamment valorisées la sincérité maternelle et l’authenticité de l’exemple que

l’on doit présenter à l’enfant, la faillibilité humaine dévoilée ne pouvant qu’assurer un

meilleur enseignement moral. Le sentiment ayant la prééminence sur la connaissance, c’est

aux parents, et a fortiori aux mères, qui sont plus à même de connaître intimement leurs

enfants, qu’il incombe de former leur cœur. La correspondance que Louise d’Épinay partage

avec Ferdinando Galiani offre enfin les éléments charnière de la thèse qu’elle met en scène

dans Les Conversations d’Émilie. La critique de la condition féminine côtoie celle des

ouvrages des pédagogues de l’époque, qui fournissent à l’auteure l’occasion de légitimer son

approche pour l’éducation des filles. Au fil de cette production littéraire, c’est donc tour à tour

la mère et la philosophe, la femme et la pédagogue qui prennent la parole et mettent

graduellement en place les principes fondateurs de ce qui sera un nouveau modèle

d’éducation, destiné à la fois aux filles et aux mères des Lumières.

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2.1 Idée de nature et savoir individué dans la « Lettre à la Gouvernante de ma Fille »

Les avis que j’ai à vous donner sur l’éducation de ma fille d’après une longue étude de son caractère, ne font pas

[…]l’affaire d’une lettre ni d’une conversation 9.

La prémisse essentielle de l’édifice pédagogique de Louise d’Épinay réside dans cette

conviction que chaque enfant possède une nature propre et qu’il importe de choisir une

méthode d’éducation en fonction du tempérament de son élève. La « Lettre à la Gouvernante

de ma Fille », qui a été composée en 1756 et qui expose le programme quotidien de

l’éducation de la jeune Angélique, alors âgée de sept ans, pose clairement ce principe et met

en place l’idée de l’individuation du savoir. Il importe pour l’auteure que la gouvernante

sache adapter ses méthodes au caractère de sa fille et soit en mesure de moduler son

enseignement en fonction de sa personnalité. Cette approche participe d’un empirisme,

puisqu’elle implique une préalable et nécessaire observation de l’enfant.

D’emblée, Louise d’Épinay légitime les conseils qu’elle s’apprête à donner à la

gouvernante de sa fille par la connaissance profonde qu’elle dit avoir de son caractère,

connaissance qui l’autorise à déterminer jusque dans ses détails le type d’éducation qui lui

convient. La manière dont elle présente ses avis montre bien l’insuffisance de la loi générale

en matière d’éducation si l’on ne connaît pas tous les paramètres, c’est-à-dire tous les aspects

de la personnalité de son enfant aussi précisément que possible. Le regard que revendique la

mère par rapport à ce qu’elle appelle les « cas particuliers » le confirme clairement : « Les avis

que j’ai à vous donner sur l’éducation de ma fille d’après une longue étude de son caractère,

ne font pas, Mademoiselle, l’affaire d’une lettre ni d’une conversation. Je me bornerai donc à

quelques regles générales que je vous prie de bien observer ; me réservant de causer avec vous

sur les cas particuliers à mesure qu’ils se présenteront 10. » L’éducation apparaît ainsi telle

une science qui relève, de fait, d’une fine observation de la nature de l’enfant. Cette

connaissance doit dicter toute l’approche éducative, mais aussi permettre la modulation de

cette approche. Sur cette question, Louise d’Épinay est en parfait accord avec la réflexion des

9 Louise d’Épinay, « Lettre à la Gouvernante de ma Fille », dans Mes Moments heureux, p. 35. 10 Idem. (Nous soulignons.)

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philosophes encyclopédistes. L’article « Éducation » (1755) ne dit en effet pas autre chose à

cet égard :

Il y a bien de l’analogie entre la culture des plantes & l’éducation des enfants ; en l’un & en l’autre la nature doit fournir le fonds. Le propriétaire d’un champ ne peut y faire travailler utilement, que lorsque le terrain est propre à ce qu’il veut y faire produire ; de même un pere éclairé, & un maître qui a du discernement & de l’expérience, doivent observer leur élève ; & après un certain tems d’observation, ils doivent démêler ses penchans, ses inclinations, son goût, son caractere, & connoître à quoi il est propre, & quelle partie, pour ainsi dire, il doit tenir dans le concert de la société 11.

S’il importe pour Louise d’Épinay de bien observer l’enfant que l’on éduque, c’est afin

d’acquérir une connaissance qui permette de choisir convenablement une méthode

pédagogique en harmonie avec son tempérament. La manière dont les enseignements lui

seront donnés devra d’ailleurs pouvoir être adaptée au niveau du développement de l’enfant,

mais aussi à son humeur, à ses goûts, à ses inclinations changeantes.

L’approche que conçoit Louise d’Épinay implique que la transmission du savoir se

fasse de façon individuée : chaque enfant étant unique, chaque méthode doit par conséquent

l’être tout autant. Elle ne saurait d’ailleurs dicter une conduite rigide à la gouvernante et ne lui

donne que quelques « règles générales » à suivre, lui laissant le soin d’observer et de surveiller

elle-même – puisque c’est bien elle qui côtoiera la jeune Angélique – le comportement de sa

fille afin de s’y adapter autant que faire se peut :

Si […] elle s’interrompt par l’ennui que lui cause cette occupation [i.e. la lecture], il faudra tâcher de la ramener avec beaucoup d’amitié. Faites lui sentir que chaque chose doit avoir son tems ; que comme elle trouveroit fort déplacé quand elle est occupée de sa poupée, qu’on l’interrompît par des questions sérieuses, de même elle seroit très-répréhensible de chercher des amusemens lorsqu’elle est occupée de ses devoirs. Si vous ne pouvez la fixer par ce raisonnement, il ne faut point lui faire quitter le livre ; cela doit être regardé comme une punition & réservé pour la derniere extrémité. Ayez plutôt soin, sans qu’elle s’en apperçoive, de vous prêter à ses distractions, soit par quelques questions sur la lecture même, soit en lui contant quelques faits qui y ayent rapport, afin de lui ôter l’ennui & l’uniformité de ses leçons

11 César Chesneau Dumarsais, article « Éducation », dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences,

des arts et des métiers, tome V, p. 397. (Nous soulignons.) Quoique cet article traite essentiellement de l’éducation des garçons et que l’observation de leurs penchants naturels vise leur établissement futur dans la société, il n’en demeure pas moins que son auteur accorde à la nature de l’enfant un rôle fondamental et la montre comme devant nécessairement être prise en considération dans tout projet d’éducation.

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45 & surtout l’occasion de se livrer à l’entêtement & à l’humeur. Si aucun de ces moyens ne réussit, gardez-vous de la gronder : car, sans compter que cela auroit un effet tout-à-fait contraire à nos vuës, c’est que cela n’en vaut pas la peine, & qu’une fille a du tems de reste pour apprendre 12.

La méthode de Louise d’Épinay valorise l’adaptabilité de l’enseignement et exige de la

pédagogue qu’elle soit en mesure de modifier le contenu ainsi que la forme de ses leçons selon

le caractère particulier et les attitudes ponctuelles de l’enfant. Aux antipodes des contraintes

tyranniques d’une méthode inamovible, elle propose donc d’emblée une approche caractérisée

par l’écoute et le partage, par une attitude souple et une posture non autoritaire. Ce qui

importe d’abord pour elle, c’est que l’éducation de ses enfants leur soit agréable, ce dont elle

rend par ailleurs compte, et de manière plus précise, dans les écrits qu’elle destine à son fils à

la même époque.

2.2 Sincérité et amitié maternelles dans les Lettres à mon fils

[…] j’ai regardé la tendresse, le sentiment, l’instinct d’une merecomme supérieurs à tout ce que la réfléxion &

la sagessepeuvent suggerer de plus lumineux 13.

L’individuation de la transmission du savoir prônée par Louise d’Épinay prend pour

appui une forme de sympathie permettant à la pédagogue de s’adapter au développement

psychologique de l’élève et rendue possible grâce à une relation d’amitié partagée avec lui.

C’est ce qu’elle explique dans les Lettres à mon fils, qu’elle compose et transmet à

Louis-Joseph d’Épinay de 1756 à 1758, c’est-à-dire de la neuvième à la douzième année du

garçon. La sincérité qu’implique l’instauration d’une semblable relation assure une

participation sensible de l’enfant à son éducation ainsi qu’une compréhension intime des

principes moraux qui lui sont inculqués ; mais elle garantit, de surcroît, son bonheur. Cette

primauté qui est accordée à la formation du cœur rend légitime, voire essentiel le rôle de la

mère dans l’éducation, puisqu’elle seule peut aspirer à une connaissance aussi profonde du

caractère de son enfant que celle que suppose une telle amitié.

12 Louise d’Épinay, « Lettre à la Gouvernante de ma Fille », op. cit., p. 36-38. (Nous soulignons.) 13 Louise d’Épinay, « Premiere Lettre », dans Lettres à mon fils, p. 9.

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46 Dans la première lettre qu’elle adresse à son fils, Louise d’Épinay affirme l’importance

qu’elle accorde au choix d’une méthode qu’elle qualifie de « naturelle », c’est-à-dire en accord

avec les inclinations et les intérêts de l’enfant. Elle y explique qu’elle a adopté le moyen de la

correspondance pour satisfaire aux goûts de son aîné et faire advenir entre lui et elle une

relation basée sur la franchise. Cette dynamique de réciprocité, pédagogiquement plus

efficace qu’un enseignement individué mais monologique, est appelée à devenir le siège de

son enseignement moral :

Vous sçavez que j’avois commencé un assez long Ecrit sur cette matiere [i.e. sur les moyens de perfectionner l’éducation de son fils] ; mais comme j’ai toujours tâché de vous présenter mes avis sous une forme naturelle & facile qui pût vous inspirer l’amour de vos devoirs, j’ai pris le parti de vous donner cet ouvrage en détail & par lettres, ayant remarqué depuis quelque tems le plaisir que vous avez à en écrire & à en recevoir. Les réflexions que vous feront naître les miennes, pourront faire le sujet de nos conversations ; je me flatte du moins que vous ne me traiterez pas plus mal que vos autres amis. Vous me répondrez quelquefois ; nous causerons, nous nous écrirons, enfin nous chercherons de concert les moyens de vous rendre heureux : la vérité, la raison, l’amitié & la confiance nous guideront dans cette importante & agréable recherche 14.

L’amitié crée des conditions d’éducation favorables à la formation du cœur de l’enfant,

puisqu’elle le rend disponible et ouvert à la compréhension de notions éthiques que la simple

vulgarisation ne saurait transmettre, ce qu’évoque l’allusion faite à un écrit antérieur de

l’auteure, et à l’expérience vécue avec sensibilité, ce que permet la relation de sympathie avec

la mère. La correspondance, par ce qu’elle met en jeu d’intimité et de subjectivité dévoilée,

14 Idem., p. 2-3. (Nous soulignons.) Malgré le succès que cette méthode a remporté chez sa fille et ses

petits-enfants, notons qu’elle s’est toutefois avérée un échec pour son fils. Louise d’Épinay n’a pu transmettre les valeurs qu’elle souhaitait voir adopter par son aîné ni changer les mauvaises habitudes qu’il avait déjà prises. Elle renonce d’ailleurs explicitement à se charger de son éducation morale dans les onzième et douzième lettres qu’elle lui adresse. Les derniers mots de la onzième lettre témoignent de l’espoir déçu de Louise d’Épinay : « Ne m’est-il donc pas assez cruel de vous voir encore si sot sans y ajoûter la certitude de vous trouver vicieux ? […] Tous mes vœux tendoient à vous voir un jour au milieu d’un peuple corrompu, distingué & grand par vos vertus ; je commence à n’y plus compter, & je vois que vous aurez à redouter tous les maux sous lesquels le vulgaire succombe, & qui ne servent qu’à relever le prix de la vertu […]. » ; « Onzieme Lettre », ibid., p. 184-185. La douzième lettre, dont le ton est radouci, se termine quant à elle sur une note plus enthousiaste, mais rend compte de l’abandon final du projet de la mère : « Faites, je vous en conjure, tous vos efforts pour devenir un juge integre & sévere de vos actions ; ce sera l’époque de cette liberté que vous desirez avec tant d’ardeur. Prouvez-moi que je ne sçaurois mieux faire que de vous confier à vous même, & je serai pressée de partager avec vous tous les soins que ma tendresse m’inspire. » ; « Douzieme Lettre », ibid., p. 193. Il faut préciser que ce sont la mauvaise influence du père de Louis-Joseph et l’incompétence de son précepteur que Louise d’Épinay rend responsables des mauvaises habitudes et des faux sentiments qu’elle observe chez son fils. C’est du moins ce qu’elle montre avec force détails dans l’Histoire de Madame de Montbrillant.

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apparaît beaucoup plus adéquate pour inculquer à l’enfant de manière agréable – et donc

performante – des valeurs, des attitudes et des principes garants d’une solidité morale

nécessaire à sa formation à venir.

Une nouvelle sensibilité 15 à l’égard de l’état psychologique de l’enfant se dégage de

ces lettres : ce sont en effet « moins les préceptes d’une mere, que les conseils d’une amie

occupée du soin de votre bonheur [i.e. du bonheur de son fils] 16 » que Louise d’Épinay veut

partager avec son fils. L’amitié permet, outre la compréhension maternelle du développement

de son enfant, l’avènement du bonheur, à court et à long terme, de l’élève : « J’entre dans

votre position, & me mets sans cesse à votre place ; mais avec les avantages que donne la

raison, fortifiée par la réflexion & l’expérience sur les foibles & trompeuses lumieres de

l’enfance : en un mot toutes mes pensées & mes actions se rapportent à vous ; elles ont toutes

pour but votre bonheur 17. » En plus de dévoiler son principe, dicté par une posture

pédagogique non-autoritaire doublée d’empathie et par un refus de la contrainte imposée à

l’enfant de l’extérieur, cette volonté affirmée de la mère révèle l’objectif essentiel de

l’éducation : le bonheur. Comme Anne-Thérèse de Lambert avant elle, Louise d’Épinay

préconise en effet la révélation à l’enfant du plan, mais aussi des visées de sa propre

éducation 18. La conversation écrite qu’elle veut instaurer tend en effet vers le partage des

idées de chacun sur les moyens de parfaire l’éducation et de la rendre plus agréable afin de

mieux poursuivre et finalement atteindre ses objectifs. Elle s’inscrit dans une dynamique

visant une libre expression des volontés et des sentiments qui leur permettra de penser

15 Louise d’Épinay définit la sensibilité comme « l’habitude de sentir vivement, mais d’une manière plutôt douce

& touchante qu’impétueuse. » ; « Lettre à Monsieur Tronchin. De Paris. En Octobre 1756 », dans Mes Moments heureux, p. 125.

16 Louise d’Épinay, « Premiere Lettre », dans Lettres à mon fils, p. 23. 17 Idem., p. 7. (Nous soulignons.) 18 Les idées de Louise d’Épinay recoupent celles d’Anne-Thérèse de Lambert qui, cinquante ans plus tôt, insistait

tout autant que sa successeure sur l’importance qu’il faut accorder aux sentiments dans l’éducation : « Il ne suffit pas, ma fille, pour être estimable, de s’assujettir extérieurement aux bienséances ; ce sont les sentiments qui forment le caractère, qui conduisent l’esprit, qui gouvernent la volonté, qui répondent de la réalité et de la durée de toutes nos vertus. Quel sera le principe de ces sentiments ? La religion ; quand elle sera gravée dans notre cœur, alors toutes les vertus couleront de cette source ; tous les devoirs se rangeront chacun dans leur ordre. Ce n’est pas assez pour la conduite des jeunes personnes que de les obliger à faire leur devoir ; il faut le leur faire aimer : l’autorité est le tyran de l’extérieur, qui n’assujettit point le dedans. Quand on prescrit une conduite, il faut en montrer les raisons et les motifs, et donner du goût pour ce que l’on conseille. » ; Avis d’une mère à sa fille, dans Œuvres, p. 95-96. (Nous soulignons.) Quoique la religion n’occupe pas une place centrale chez Louise d’Épinay, comparativement à l’importance qu’y accorde Anne-Thérèse de Lambert, on remarque dans ses écrits une volonté pédagogique semblablement guidée par la douceur, la sincérité et la compréhension.

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conjointement une éducation dans laquelle l’élève pourra trouver un contentement et une

satisfaction bénéfiques pour son apprentissage et la mère, s’assurer un accès privilégié au cœur

de son enfant. La sincérité dépasse donc la réciprocité affective et atteint une forme de

réciprocité cognitive.

Sur ce chapitre, il est intéressant de confronter la position de Louise d’Épinay à celle

de Jean-Jacques Rousseau, qui prône pour sa part la sauvegarde du « secret » de l’éducation.

Leurs avis contraires nous sont rendus dans un autre ouvrage de Louise d’Épinay, dans une

lettre que lui aurait adressée Rousseau après avoir fait la lecture, à sa demande, des Lettres à

mon fils :

Gardez-vous des généralités ; on ne fait rien que de commun et d’inutile en mettant des maximes à la place des faits. C’est tout ce qu’il [le fils de Louise d’Épinay] aura remarqué, en bien ou en mal, dont il faut parler. À mesure que ses idées commenceront à se développer et que vous lui aurez appris à réfléchir, à comparer, vous proportionnerez le ton de vos lettres à ses progrès et aux facultés de son esprit. Mais si vous dites à Monsieur votre fils que vous vous appliquez à former son cœur et son esprit, que c’est en l’amusant que vous lui montrerez la vérité et ses devoirs, etc., etc., il va être en garde contre tout ce que vous lui direz. Il croira toujours voir sortir une leçon de votre bouche ; jusqu’à sa toupie lui deviendra suspecte. Agissez ainsi, mais gardez-en bien le secret 19.

Valorisant, tout comme le philosophe, l’adéquation de la méthode pédagogique et du niveau

de développement psychologique de l’enfant, Louise d’Épinay refuse en contrepartie toute

idée de secret et conservera d’ailleurs jusqu’à la fin de sa vie une opinion opposée à celle de

Rousseau en cette matière 20. La sincérité qu’elle préconise, comparativement au

19 « M. René à Madame de Montbrillant », dans Les Contre-Confessions. Histoire de Madame de Montbrillant,

tome II, p. 709-710. (Nous soulignons.) On ignore si cette lettre est authentique, contrairement à plusieurs autres de Rousseau (alias René) qui sont reproduites dans cet ouvrage et qui ont été authentifiées. Élisabeth Badinter, éditrice des Contre-Confessions, se questionne à ce sujet : « Cette lettre est-elle vraiment de Rousseau ? L’original n’est pas connu, mais le fond paraît bien de lui. » ; ibid., tome II, p. 841, note 281.

20 Seule la critique stylistique de Rousseau est effectivement retenue par Louise d’Épinay, ce que permet de confirmer une remarque que fait Émilie de Montbrillant (alias Louise d’Épinay) à la suite de la lecture du commentaire du philosophe : « Mais elles [ses lettres] sont d’une pédanterie insupportable ; elles sont roides, il y a de la métaphysique, un ton didactique, il y a tout, comme dit René, excepté ce qu’il faudrait qui y fût. » ; « Mme de Montbrillant à M de Lisieux », ibid., tome II, p. 714. Le ton didactique des Lettres à mon fils permet à Rosena Davison de mesurer l’écart stylistique qu’accusent Les Conversations d’Émilie par rapport à ces lettres et de souligner le souci constant chez l’auteure de se rapprocher du niveau psychologique de l’enfant qu’elle éduque : « Le but de ces lettres est admirable en lui-même, car elle veut encourager son fils à être vertueux et lui montrer l’importance de son éducation. Mais le ton, tout en étant affectueux, ne convient guère à un enfant de dix ans. […] Ces lettres, quoique peu aptes par leur style à trouver un écho positif chez Louis, nous

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conservatisme du philosophe qui reflète l’attitude générale des pédagogues de l’époque,

confère à l’enfant une position inédite dans le processus pédagogique : il ne s’agit plus de le

cantonner à un état de dépendance et de soumission, mais bien de l’ériger en sorte d’égal qui a

accès à la parole pour questionner autant que pour exprimer ses émotions et ses impressions.

Une autre forme de collaboration est instaurée par cette démarche, dans laquelle la mère ne

s’impose pas comme une figure tutélaire détenant les clefs du bonheur, mais bien comme une

amie désireuse de montrer graduellement à son fils la manière dont on peut parvenir à mener

une vie heureuse et vertueuse.

La vertu occupe une place centrale dans l’édifice pédagogique de Louise d’Épinay qui,

en dépit de son penchant pour la douceur pédagogique et l’amitié filiale, n’écarte toutefois pas

la rigueur, sa vision du bonheur étant indissociable du sentiment du devoir accompli 21.

L’habitude de l’ordre et l’autodiscipline doivent selon elle être impérativement transmis à

l’enfant et ce, dès les premières années de l’éducation : « Lorsqu’un âge plus mûr aura joint

l’expérience aux préceptes que vous recevez, vous sentirez le prix de l’activité & de l’amour

du travail : sans cet amour on ne goûte point de vrai plaisir ; il est le souverain remede contre

tous les maux attachés à la condition humaine 22. » La bonne pédagogue travaille ainsi avec le

temps et avec l’expérience qu’elle en a. Étant à même de mesurer les fâcheuses conséquences

qui peuvent découler d’un manque de discipline, autant à court qu’à long terme,

Louise d’Épinay estime devoir communiquer un semblable principe de labeur très tôt à

l’enfant, dans la mesure où c’est grâce à lui qu’il pourra acquérir une volonté d’apprendre et

de bien faire favorable au bon déroulement de la suite de son apprentissage. Dans la huitième

lettre qu’elle adresse à son fils, Louise d’Épinay fait état de ce parti pris en comparant et

montrent déjà les soucis maternels et l’intérêt que porte Mme d’Épinay à l’éducation de son fils. Elles nous permettent d’ailleurs de mesurer à juste titre l’écart considérable entre ces premiers efforts et les Conversations d’Émilie, tant sur le plan du style, qui deviendra moins guindé, plus enjoué, que sur celui du contenu, qui sera plus à la portée de l’enfant tout en traitant des même sujets. » ; « Introduction », dans Louise d’Épinay, Les Conversations d’Émilie, p. 19.

21 Élisabeth Badinter précise cette conception du bonheur : « Comme les stoïciens sous l’Empire romain, [Louise d’Épinay] définit le bonheur des opprimés. La première tâche est d’accomplir son devoir et d’être content de soi, car personne ne peut jamais vous ôter ce sentiment de satisfaction. » ; op. cit., p. 393.

22 Louise d’Épinay, « Huitieme Lettre », dans Lettres à mon fils, p. 149.

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opposant ses idées à celles d’un homme 23 qui croit l’éducation physique primordiale et la

conçoit comme la seule que l’on puisse donner aux enfants jusqu’à l’âge de douze ans. Elle

justifie son refus d’adhérer à une telle hiérarchisation des enseignements par sa conception de

l’éducation des jeunes enfants comme du moment de la fortification générale des facultés, tant

physiques que morales :

Je ne sçais si vous étiez chez moi l’autre jour lorsqu’on nous citoit un homme d’esprit qui a pour maxime de ne commencer l’éducation des enfans qu’à l’âge de douze ans ? Cette méthode est, à ce qu’il prétend, la meilleure. Il faut donner au corps le tems de se fortifier, avant que de cultiver l’esprit ; c’est tuer les enfans que de les presser de s’appliquer au travail de l’esprit, avant que le corps ait pris sa consistence : ce n’est qu’après ce tems que l’ame est en état de recevoir avec fruit les leçons de sagesse & les principes des sciences qui sont un aliment trop fort pour un âge moins avancé. Il faut convenir que ce systême est bien singulier ; c’est comme si l’on disoit qu’il ne faut pas enseigner aux enfans à se servir de leurs bras & de leurs mains pendant qu’ils apprennent à marcher, & que ce seroit les tuer que de les obliger à faire usage des bras & des jambes à la fois. L’homme doit avancer dans sa carriere d’un pas égal & suivi ; il ne doit négliger aucune de ses facultés. Le corps se forme par le mouvement ; l’ame de même veut être exercée de très-bonne heure. Ainsi que le corps, elle ne contracte de la force que par le travail 24.

Le respect des étapes du développement physique laisse croire à Louise d’Épinay, tout comme

à l’homme auquel elle fait allusion, qu’il importe de laisser se fortifier le corps des enfants,

notamment par le jeu et l’activité physique ; mais la femme de lettres s’oppose fermement à ce

qu’il retarde l’éducation morale. Ces acquis doivent selon elle se faire de façon parallèle et

participer également à la première éducation. Seule la formation du cœur peut primer sur celle

des connaissances, puisqu’un tempérament préalablement bien formé assure, par la suite,

l’acquisition de différents savoirs.

Cette prééminence de la morale justifie la position centrale qu’occupe la mère dans

l’éducation de ses enfants : d’une part, parce qu’elle est à même, de par sa proximité et sa

disponibilité, de connaître intimement et mieux que quiconque leur caractère ; d’autre part,

parce qu’elle possède ce zèle parental qui assure leurs intérêts présents comme futurs. Selon

23 Sans qu’il soit explicitement nommé, on peut reconnaître en cet homme Jean-Jacques Rousseau, qui partage

des vues semblables sur l’éducation et qui, à l’époque de la rédaction de cette lettre, faisait partie de l’entourage immédiat de Louise d’Épinay.

24 Idem., p. 140-141. (Nous soulignons.)

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Louise d’Épinay, qui adhère aux valeurs bourgeoises de son époque et valorise une éducation

de type familial, la tendresse, l’écoute, la générosité, la volonté maternelles surpassent en effet

la connaissance dans le domaine de la transmission de la morale :

Quelque bornée que je fusse du côté des lumieres, j’ai cru que sur les intérêts de ce que j’ai de plus cher au monde, je ne devois pas déférer aveuglément aux lumieres d’un autre ; j’ai regardé la tendresse, le sentiment, l’instinct d’une mere comme supérieurs à tout ce que la réfléxion & la sagesse peuvent suggerer de plus lumineux. Ainsi, mon fils, je n’ai pas souffert que vous subissiez cet exil de la maison paternelle qui dure ordinairement autant que ce qu’on appelle l’éducation ; je n’ai point voulu qu’inconnu à vos parens & étranger au milieu des vôtres, vous fussiez formé avant que d’avoir éprouvé les mouvemens les plus doux, & le charme puissant de ces liens sacrés par lesquels la nature a voulu unir les familles 25.

Croyant au pouvoir que peuvent avoir les passions sur les individus, Louise d’Épinay fait de la

qualité maternelle une instance supérieure aux « lumières » et édifie une véritable pédagogie

du sentiment, tant par la forme que par le contenu de cette pédagogie, c’est-à-dire tant par

l’implication sensible régissant les échanges de la mère et de l’enfant que par le fondement

moral qu’elle implique nécessairement.

***

Le sentiment dont il est question dans les écrits de Louise d’Épinay dépasse ainsi – et de

loin – le « mignotage » que l’on reprochait aux mères des XVIIe et XVIIIe siècles et revêt les

formes d’une relation de sympathie et d’amitié partagée avec l’enfant. La compréhension que

Louise d’Épinay souhaite acquérir du tempérament de son fils permettra selon elle la

transmission de valeurs morales qu’un enseignement sans implication sentimentale ne saurait

garantir, ce qui confère à la mère un statut privilégié au sein de l’entreprise pédagogique.

Impliquant l’enfant dans le processus éducatif jusqu’à lui en faire connaître les rouages,

Louise d’Épinay prône également un investissement sincère de la pédagogue envers son élève.

Dans un ouvrage romanesque dans lequel elle se met elle-même en scène, d’abord en tant que

jeune fille, puis en tant qu’épouse et que mère, l’explication de cet aspect de la relation

mère-enfant permet de mieux saisir les fondements et la légitimation du type d’authenticité

qu’elle valorise.

25 Louise d’Épinay, « Premiere Lettre », ibid., p. 8-9. (Nous soulignons.)

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2.3 Le primat de l’exemple et du rôle de la mère dans l’Histoire de Madame de Montbrillant

Je voudrais [profiter du] penchant imitatif des enfants

pour les former. […] si j’en avais à élever, loin de leur cacher mes défauts et mes torts, comme font nos pères et

nos mères, je ne me ferais aucune peine de les leur laisser voir et de les avouer. […] Il me semble que je

m’attirerais par là leur confiance, et je me donnerais le droit de les corriger sans qu’ils puissent en être révolté 26.

L’Histoire de Madame de Montbrillant, dont la rédaction débute en 1756 et

s’échelonne au cours des six années suivantes, présente la forme d’un roman épistolaire

prenant largement sa source dans la biographie de l’auteure. Tous les personnages de

l’ouvrage dissimulent des individus ayant fait partie de l’entourage de Louise d’Épinay, qui

s’attribue elle-même le nom d’Émilie de Montbrillant. Il s’agit donc d’une sorte de roman

autobiographique à clefs, dont la fin rend l’attribution générique problématique, puisque

l’auteure y met en scène sa propre mort 27. Nonobstant ce dénouement purement fictif,

l’ensemble de l’œuvre constitue une sorte de témoignage, depuis l’enfance d’Émilie de

Montbrillant jusqu’à l’âge d’environ trente-cinq ans, et se présente, dans une préface ébauchée

par l’auteure, comme un exemple pour l’éducation des jeunes filles. L’ensemble des

réflexions de Madame de Montbrillant constitue en effet une riche matière pédagogique :

attestant encore une fois l’observation et l’expérience nécessaires à l’élaboration du modèle

qui y est mis en place, elles font le jour sur une pédagogie à la fois en accord avec les postulats

du sensualisme et avec la conception anthropologique des Lumières. Repensant la part

essentielle de l’imitation dans l’éducation et l’authenticité de l’exemple que l’on devrait

présenter aux enfants, Louise d’Épinay y subvertit le modèle traditionnel du pédagogue en

valorisant une attitude de sincérité allant jusqu’à la mise à nu de sa faillibilité. Autre

modèle de la mère-pédagogue, autre forme d’autorité, autre conception de l’éducation.

Louise d’Épinay parachève ses premières réflexions par le moyen de la fiction – une fiction de

soi – qui lui permet d’exposer les causes et les effets d’une bonne et d’une mauvaise éducation,

26 Louise d’Épinay, « Émilie à Madame de Sally », dans Les Contre-Confessions. Histoire de Madame de

Montbrillant, tome I, p. 232-233. 27 Cette forme peut s’apparenter à ce que l’on appelle aujourd’hui l’autofiction.

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notamment grâce au contraste des formations respectives des enfants des Montbrillant. Les

vertus de l’éducation privée sont à l’honneur dans la pensée de Louise d’Épinay, ce dont cette

œuvre se fait le témoin.

Dans l’une des deux préfaces qu’a composées Louise d’Épinay pour l’Histoire de

Madame de Montbrillant 28, cette œuvre est offerte à la lecture comme un témoignage

pédagogique utile aux mères de famille désireuses de donner à leurs filles une éducation solide

et soignée, témoignage dans lequel la jeunesse de Madame de Montbrillant fait figure de

contre-exemple. Encore une fois, c’est la connaissance du caractère de l’enfant qui constitue

la base essentielle de l’éducation, et c’est justement une méconnaissance qui est identifiée

dans cette préface comme la cause de l’échec de l’éducation du personnage principal :

Ces mémoires doivent aussi servir de leçon aux mères de famille. On y verra le danger d’une éducation timide et incertaine, et la nécessité d’étudier le caractère d’un enfant pour former d’après cette connaissance un plan d’éducation invariable. Celle qu’avait reçue Mme de Montbrillant avait si bien déguisé ou affaibli ses dispositions naturelles qu’il a fallu un nombre d’années passé dans le malheur pour lui rendre la fermeté de son caractère 29.

Cette préface renvoie somme toute aux défauts de la propre éducation de Louise d’Épinay,

qu’elle identifiait déjà, comme nous l’avons évoqué, dans son « Portrait. » Si l’expérience

personnelle se fait une nouvelle fois le moteur d’une écriture et d’une réflexion pédagogiques,

l’auteure témoigne toutefois ici d’une volonté de communiquer cette expérience et d’ériger

son modèle en exemple, ne serait-ce que par l’objectif d’utilité qu’elle donne explicitement à

son œuvre. Quoique ce roman n’ait pas été publié du vivant de Louise d’Épinay 30, ce désir de

28 Les deux préfaces ont été retrouvées sous forme d’ébauches parmi les manuscrits de Louise d’Épinay. Elles

ont été composées pour le récit primitif de l’Histoire de Madame de Montbrillant, initialement intitulée Histoire de Madame de Rambure. Selon Georges Roth, qui a édité le texte de Louise d’Épinay sous le titre Histoire de Madame de Montbrillant. Les pseudo-mémoires de Madame d’Épinay, l’auteure a elle-même biffé et remplacé le nom de Rambure par celui de Montbrillant dans ses manuscrits. Bien que Georges Roth les ait reproduites dans son édition, aucune de ces préfaces ne figure dans le manuscrit définitif de l’œuvre.

29 Louise d’Épinay, Histoire de Madame de Montbrillant. Les pseudo-mémoires de Madame d’Épinay, p. 4. 30 L’Histoire de Madame de Montbrillant a été éditée pour la première fois – et partiellement seulement – en 1818,

mais la version la plus exacte et la plus complète du texte ne date que de 1951, année de publication de l’édition établie par Georges Roth. Les prochaines citations de cette œuvre seront toutefois tirées de l’édition plus récente d’Élisabeth Badinter (1989), qui propose la même version du texte que l’édition de 1951 (sans y faire figurer les préfaces toutefois), mais dont les notes de Georges Roth ont été revues et augmentées. Cette édition arbore également un autre titre : Les Contre-Confessions. Histoire de Madame de Montbrillant.

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partage inscrit dans la préface laisse deviner ses intentions, qui seront mises au jour quelques

années plus tard avec la parution des Conversations d’Émilie.

Reproduisant la démarche intellectuelle de l’auteure, la réflexion première à laquelle se

livre Émilie de Gondrecourt (future Madame de Montbrillant) au sujet de l’éducation concerne

la sienne propre et consiste en une critique sévère de celle-ci. L’observation de son

comportement, de celui des gens qui l’entourent, des contradictions qu’elle remarque entre

leurs préceptes et leurs actions lui fait jeter un regard critique sur les enseignements qu’on lui a

prodigués. Elle fait état de ses premières remarques à ce sujet à dix-sept ans – alors qu’elle n’est

pas encore mariée – dans une lettre qu’elle adresse à l’une de ses proches cousines. Elle y

souligne l’importance qu’elle accorderait à la sincérité de l’exemple qu’elle offrirait à ses

enfants si elle devenait mère :

Eh bien ! vous voulez absolument que je vous dise en quoi je me donne les airs de blâmer l’éducation qu’on nous donne ? Le voici.

J’ai remarqué que nous nous instruisons plus par l’exemple que par toutes les leçons que nous recevons. De vous dire pourquoi, je n’en sais rien, car ce sont souvent les mêmes personnes dont nous n’écoutons point les leçons, de qui nous imitons les actions. D’où vient d’avoir plus de confiance dans celles-ci ? Je crois pourtant le découvrir. C’est que la conduite de nos supérieurs est souvent fautive. Cela ne nous échappe pas, et cette découverte nous humiliant moins que l’austère sagesse qu’ils nous prêchent et dont ils se parent, nous les imitons avec plaisir, et nous les écoutons avec peine.

[…] Je voudrais donc profiter de ce penchant imitatif des enfants pour les former. Par exemple, ma cousine, si j’en avais à élever, loin de leur cacher mes défauts et mes torts, comme font nos pères et nos mères, je ne me ferais aucune peine de les leur laisser voir et de les avouer. Au contraire, je bornerais mes leçons à les leur faire remarquer. Je leur montrerais un grand désir de m’en corriger. Je les prierais de m’avertir de ceux qu’ils découvriraient en moi. Il me semble que je m’attirerais par là leur confiance, et je me donnerais le droit de les corriger sans qu’ils puissent en être révoltés 31.

31 Louise d’Épinay, « Émilie à Madame de Sally », dans Les Contre-Confessions. Histoire de Madame de

Montbrillant, tome I, p. 232-233. (Nous soulignons.) Notons que cette forme d’autorité, qui s’appuie sur le dévoilement de la faillibilité, participe de la pensée politique de l’époque de Louise d’Épinay, étant entendu que la politique est l’art – ou la science – du rapport à l’autre et que la réflexion des Lumières à l’égard du pouvoir table justement sur l’idée d’une responsabilité pour laquelle il faut rendre des comptes. Selon les principes pédagogiques de Louise d’Épinay, l’élève – comme le citoyen dans la politique contractuelle qui est conçue à l’époque – souscrit à une loi qu’il a contribué à énoncer.

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L’expérience apprend à Émilie de Montbrillant que l’exemple, en laissant à l’enfant le plein

usage de son libre-arbitre, est le meilleur vecteur pédagogique, qu’il soit positif ou négatif,

puisqu’aussi bien un mauvais exemple peut éduquer a contrario. Elle accorde ainsi à

l’expérience une efficacité, un pouvoir pédagogique beaucoup plus grand qu’au discours, qu’à

la leçon, qu’à l’explication théorique. Cette conviction trouve ses fondements dans la morale

de l’intérêt – dont on sait toute l’importance dans la philosophie des Lumières, qu’il s’agisse

de politique, d’économie ou d’éthique – et selon laquelle l’enfant retient ce qui lui procure du

plaisir et rejette ce qui lui cause de la douleur. Imitant les exemples qui sont à sa portée,

reproduisant ce qu’il a vu ou entendu, expérimentant par lui-même, il est à même de découvrir

par l’intermédiaire de ses sens ce qui lui plaît et ce qui lui répugne, ce qui le rend heureux et

ce qui l’ennuie. Grand représentant du sensualisme, le baron d’Holbach résume cette attitude

naturelle aux enfants dans son Système social (1773) : « L’imitation produit, soit en bien, soit

en mal, les effets les plus marqués dans la conduite des hommes. Dans notre enfance nous

nous efforçons d’imiter nos parents, nos instituteurs, les personnes les plus avancées en âge.

Imiter, c’est essayer si nous trouverons du plaisir ou du bien être en conformant nos actions à

celles des personnes de qui nous dépendons ou que nous avons devant les yeux 32. » Pour

Émilie de Gondrecourt, profiter du « penchant imitatif des enfants » revient donc à leur

présenter des exemples qui ne sont ni faux ni contradictoires : elle accorde foi aux exemples

sincères, humains, faisant montre non pas d’une perfection que l’enfant doit imiter et

reproduire, mais d’un désir conscient et honnête de perfection lié à une quête de bien-être et de

bonheur. Par l’expérience, l’enfant découvre la satisfaction de la bonne conduite et peut

lui-même identifier les sources du sentiment de joie et d’accomplissement qu’il en retire,

lequel sentiment est constitutif de la conception du bonheur de la protagoniste – et donc de

l’auteure.

Sans dissimuler ses torts, sans augmenter ses vertus, la figure maternelle valorisée dans

l’Histoire de Madame de Montbrillant se distingue donc de la figure habituelle du pédagogue

par sa vulnérabilité et sa possible faillibilité. Les hypothèses émises par la jeune Émilie de

Gondrecourt se vérifieront d’ailleurs dans la suite de l’ouvrage par son expérience de la

maternité et donc, de la pédagogie. Loin de s’ériger en modèle absolu aux yeux de ses

32 Paul Henri Thiry, baron d’Holbach, Système social, p. 30.

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enfants, cette mère cherchera en effet à gagner leur confiance et leur amitié, s’assurant par là

que le dévoilement de ses faiblesses et de ses défauts aura un effet bénéfique sur la formation

de leur cœur. Sans diminuer son autorité, cette attitude l’assoit, l’augmente bien au contraire

grâce à la relation de connivence qu’elle permet d’instaurer et qui lui procure un pouvoir d’un

autre genre : l’enfant étant autorisé, voire encouragé à discuter avec sa mère de son

comportement, celle-ci s’arroge le même droit en retour et acquiert, de ce fait, une meilleure

réception de la part de son enfant, en même temps qu’elle le prévient contre le secret et le

mensonge. Il va donc de soi que Louise d’Épinay prône une éducation privée, dans la mesure

où cette méthode n’est guère reproductible sans le lien privilégié institué par l’amour maternel.

Elle ne peut par conséquent être opératoire dans un contexte d’éducation publique, qui est

d’ailleurs discréditée dans cet ouvrage.

Par le biais de la mise en place de ce nouveau modèle de pédagogue, l’Histoire de

Madame de Montbrillant devient le théâtre d’une critique et d’une condamnation de

l’éducation publique, le défaut fondamental de ce type de formation résidant bien sûr dans son

impossibilité de tenir compte de l’individualité des enfants qu’il a à charge. En effet, ainsi que

le souligne Élisabeth Badinter, l’insensibilité des maîtres ne peut, selon Louise d’Épinay, que

nuire au développement moral des enfants, contrairement au soutien maternel, qui sait créer

les conditions favorables à leur attention, à leur réceptivité, à leur compréhension, à leur

confiance :

Mme d’Épinay s’attache à montrer pourquoi l’éducation morale ne peut être donnée que par les parents. Au collège, on corrige avec humeur l’enfant qui se dégoûte du travail et de ses devoirs. L’obéissance qu’on exige de lui paraît un esclavage dont il n’aspire qu’à se délivrer. L’endurcissement s’empare de son cœur et bientôt tout conseil lui devient insupportable. […]

L’amour parental est donc élevé au rang de premier principe pédagogique. C’est la mère, mieux que tout autre, qui peut s’appliquer à aplanir les obstacles rencontrés par l’enfant et susciter sa confiance 33.

Est donc une nouvelle fois affirmée la supériorité de la tendresse et de l’intérêt maternels, ici

clairement opposés à la rigoureuse uniformité des plans et des programmes régissant les

33 Élisabeth Badinter, op. cit., p. 362-363.

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institutions publiques, qui ne peuvent adéquatement prémunir leurs élèves contre le mensonge

et la dissimulation, mais qui, bien au contraire, en favorisent le développement :

Au collège […] on ne peut se conduire que par un certain nombre de maximes générales, quelquefois vraies, souvent fausses, qu’on applique à tous les enfans indifféremment, sans avoir égard ni à leurs inclinations ni à leur caractère, qu’il est impossible de développer ni de connaître en particulier. Les soins qu’on y a pour les enfans ne sauraient donc être que des soins généraux, dictés, si vous voulez, par l’honneur et la probité, mais, quelques grands qu’ils puissent être, toujours inférieurs à ceux qu’inspirent aux parents l’attachement et l’intérêt le plus tendre. Il n’est pas possible qu’à la longue les soins de détail ne fatiguent les étrangers. Ils font le bonheur d’une mère ; plus ils sont multipliés, plus elle est heureuse.

Mais j’en reviens à l’inconvénient qui me frappe le plus dans l’éducation publique, et celui qui entraîne le plus de suites fâcheuses. C’est l’impossibilité d’acquérir cette connaissance intime du caractère de chaque enfant, sans laquelle on ne saurait se promettre aucun succès de son éducation. N’est-il pas vrai, mon cher tuteur, qu’il est impossible de secourir celui dont on ne connaît pas les besoins ? 34

Toutes les convictions pédagogiques de Louise d’Épinay se trouvent en contradiction avec les

principes régissant l’éducation publique : les maîtres ne peuvent aspirer à une connaissance

suffisante du tempérament de chacun de leurs élèves ; la transmission du savoir y est ni

personnalisée ni individuée ; tendresse, sensibilité et sincérité sont exclues de

l’enseignement 35. La suite de l’ouvrage renforce d’ailleurs cette prise de position et rend

claire la démarche thétique de l’auteure en faisant état de la réussite de l’éducation particulière

de Pauline, la fille des Montbrillant, vertueuse et pleine d’esprit, contre l’échec de celle,

publique, de leur fils, qui devient aussi fourbe que son père. L’importance de l’exemple se

vérifie également par cette mise en parallèle, le fils étant davantage soumis à l’influence de

Monsieur de Montbrillant – qui fait figure de libertin débauché – et Pauline étant élevée par

les soins de sa mère.

***

34 Louise d’Épinay, « Mme de Montbrillant à M. de Lisieux », dans Les Contre-Confessions. Histoire de Madame

de Montbrillant., tome II, p. 73. (Nous soulignons.) 35 Une telle valorisation de l’éducation privée au détriment de l’éducation publique peut paraître élitiste et peut

sembler diminuer la vertu prosélyte de la réflexion de Louise d’Épinay. Or, l’analyse que nous ferons des Conversations d’Émilie dans les chapitres suivants permettra de voir dans cette approche pédagogique non seulement une prise de position épistémologique, mais aussi un pur pragmatisme, dans la mesure où elle participe également d’une nécessaire intégration des contingences sociales dans la méthode de la femme de lettres, méthode que celle-ci souhaite à la fois réaliste et réalisable.

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L’écriture mi-fictionnelle, mi-autobiographique de Louise d’Épinay lui permet de

témoigner pleinement de son expérience et d’identifier les sources de ses convictions

pédagogiques non pas en expliquant ses prémisses explicitement à son lecteur, mais en lui en

faisant la démonstration à travers une narration épistolaire 36. Le processus empirique qui

sous-tend le modèle qu’elle bâtit apparaît clairement dans cette œuvre, qui insiste justement

sur l’importance et la valeur de l’exemple fourni aux enfants. L’authenticité qu’elle valorise,

et qui est accompagnée d’une éloquente comparaison entre une éducation privée et une

éducation publique, permet au lecteur de conclure à la validité du rôle maternel et de la

proximité sentimentale de la mère et de l’enfant. Si ce type de fictionnalisation apparaît

efficace pour l’exposition des idées de la femme de lettres en regard de sa position

épistémologique et de la nature de ses critiques, il n’empêche que c’est sa correspondance

personnelle qui offre avec le plus de transparence les dénonciations, les convictions, les

espoirs qui sous-tendent l’ensemble de son œuvre.

36 Dans la thèse qu’elle consacre aux Vies et images maternelles dans la littérature française du XVIIIe siècle,

Isabelle Brouard-Arends souligne la nouveauté de ce genre d’écriture alliant à la fois fiction et réflexion. Louise d’Épinay participe de ce mouvement et figure, dans son analyse, comme l’une des premières auteures de cette vague littéraire, qui s’est notamment beaucoup occupée de pédagogie : « Parallèle à la parution périodique de traités didactiques, à la fin du dix-septième siècle, et pendant tout le dix-huitième siècle, s’est développée toute une production littéraire intégrant, par le biais de la fiction, une réflexion éducative théorique qui, adjuvante ou accessoire au début, deviendra plus ostensiblement didactique à la fin du siècle sous l’influence d’un prosélytisme rousseauiste croissant. […] Montrer une bonne mère agissante, décrire ses comportements, les réactions de ses enfants, semble à maints écrivains beaucoup plus instructif que n’importe quel ouvrage dogmatique : on quitte le registre de l’imaginaire pour celui de la démonstration. Progressivement, la littérature devient sociale, comprise comme un champ de réflexion et comme invitation à découvrir des réalités que l’on aspire à transformer ; dès lors la question de l’éducation s’y trouve privilégiée. […] À la suite de Mme d’Épinay, les femmes auteurs ne seront pas absentes de ce concert qui mêle fiction romanesque et réflexion éducative. Un véritable plaidoyer promaternel est orchestré par la classe littéraire : émouvoir et convaincre, telle apparaît la double fonction de cette littérature volontairement ou consciemment prosélyte. » ; Vies et images maternelles dans la littérature française du XVIIIe siècle, p. 409. (Nous soulignons.) Le cas de Louise d’Épinay nous semble à ce point de vue exemplaire, dans la mesure où la réflexion côtoie, dans l’Histoire de Madame de Montbrillant, une large part d’autobiographie. L’entreprise littéraire s’appuie dès lors sur une expérience qui permet de revendiquer une plus grande autorité sur ce qui est démontré et, peut-être surtout, sur ce qui est dénoncé.

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2.4 Critiques sociales et pédagogiques dans la correspondance avec l’abbé Galiani

Il est bien constant que les hommes et les femmes sont de même nature et de même constitution. […] la faiblesse

de notre constitution et de nos organes appartient certainement à notre éducation et est une suite de la

condition qu’on nous a assignée dans la société 37.

La correspondance qu’entretient Louise d’Épinay avec Ferdinando Galiani débute en

1769 et se poursuit pendant treize années. Rappelé à Naples pour cause d’erreur diplomatique,

l’abbé Galiani, qui était secrétaire de l’ambassade du Royaume des Deux Siciles depuis

dix ans, se voit alors contraint de quitter Paris. La distance ne lui permet désormais de

participer à la vie intellectuelle parisienne que via ses relations épistolaires et parmi celles-ci

figure au premier rang celle qu’il partage avec Louise d’Épinay. De nombreux sujets les

occupent pendant toutes ces années, dont les parutions et les idées nouvelles sur l’éducation

des citoyens et sur la condition sociale des femmes, à propos desquels l’épistolière se

prononce sans détours, l’intimité amicale de sa relation avec l’abbé autorisant l’expression

franche de ses convictions. Les mœurs et les préjugés défavorables aux femmes y sont ainsi

dénoncés et critiqués avec force. L’abstraction théorique des ouvrages d’éducation qui

paraissent à l’époque y est tout autant condamnée, ce qui permet à Louise d’Épinay de

réaffirmer sa position sur la valeur de l’expérience dans la conception d’un programme

pédagogique. Elle légitime par le fait même sa propre réflexion, dont nous avons dit la nature

toute empirique, et continue d’en rendre compte par les observations que lui fait faire sa

petite-fille, Émilie, qu’elle éduque au cours de cette même période. Les deux amis échangent

leurs opinions sur différents ouvrages, dont ceux de Thomas, Coyer, d’Holbach et Rousseau,

qui nourrissent leurs réflexions et leur servent de tremplin pour échanger des idées et défendre

diverses opinions dans un climat de sincérité révélateur des positions de la femme de lettres.

Le premier intérêt des lettres que Louise d’Épinay écrit à Ferdinando Galiani réside

dans la possibilité qu’elles offrent de connaître la pensée de leur auteure sur la condition des

femmes de son époque, sur les idées que l’opinion entretient communément à leur sujet et sur

les obstacles que la société oppose à leur acquisition de savoir. Les Conversations d’Émilie

37 Louise d’Épinay, lettre du 14 mars 1772, dans Louise d’Épinay et Ferdinando Galiani, Correspondance,

tome III, mars 1772-mai 1773, p. 30-34.

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offriront au public semblable critique quelques années plus tard, mais le ton le plus décidé et

le plus autoritaire sur ce chapitre appartient à ce que Louise d’Épinay destine exclusivement à

son correspondant intime 38. Deux lettres retiendront ici notre attention. La première, datée

du 4 janvier 1771, dénonce ouvertement l’attitude sociale limitant l’accès des femmes à la

connaissance et ridiculisant toute entreprise intellectuelle féminine. Cette critique témoigne

d’une réelle confiance dans les capacités des femmes, qui ne sont, selon Louise d’Épinay,

nullement contraintes par une quelconque nature féminine, mais uniquement par les préjugés

de l’opinion à leur égard :

La réputation d’une femme bel esprit ne me paraît qu’un persiflage inventé par les hommes pour se venger de ce qu’elles ont communément plus d’agréments qu’eux dans l’esprit […]. Je dis donc qu’une femme n’est point à portée, par la raison qu’elle est femme, d’en acquérir d’assez étendues [i.e. des connaissances] pour être utile à ses semblables et il me semble qu’il n’y a que celles-là dont on puisse raisonnablement tirer vanité. Pour pouvoir faire un usage utile de ses connaissances en quelque genre que ce soit, il faut pouvoir joindre la pratique à la théorie sans quoi on n’a que des notions très imparfaites. Que de choses dont il ne leur est pas permis d’approcher ! […] Les voilà donc réduites à la musique [,] à la danse et aux vers innocents [,] chétive ressource ! et qui n’a qu’un temps limité. Concluons donc de tout cela qu’une femme a grand tort et n’acquiert que du ridicule lorsqu’elle s’affiche pour savante ou pour bel esprit et qu’elle croit pouvoir en soutenir la réputation ; mais elle a grande raison néanmoins d’acquérir le plus de connaissances qu’il lui est possible. Elle a grande raison, les devoirs de mère, de fille et d’épouse une fois remplis, de se livrer à l’étude et au travail, parce que c’est un moyen sûr de se suffire à soi-même, d’être libre et indépendante, de se consoler des injustices du sort des hommes […] 39.

L’une des prémisses fondamentales de sa réflexion à propos de l’éducation féminine nous est

révélée dans cette lettre : si les femmes doivent s’adonner à l’étude et développer autant que

possible leurs capacités intellectuelles, c’est afin de gagner sur elles-mêmes comme sur leur

entourage une indépendance qu’elles ne peuvent obtenir autrement 40. Cette formation doit

38 L’intimité et la confiance de la relation d’amitié que partage Louise d’Épinay avec Ferdinando Galiani

autorisent cette attitude, qu’elle n’oserait d’ailleurs prendre avec des gens qui ne seraient pas aussi proches d’elle, ce qu’elle confesse explicitement dans l’une de ses lettres : « je me garderai de dire à d’autres qu’à vous ce que j’en pense, ni de prendre dans le monde un ton aussi tranché », annonce-t-elle avant de poursuivre par une critique sévère d’un essai de Thomas ; idem., p. 30. (Cette critique nous occupera d’ailleurs plus loin dans ce chapitre.)

39 Louise d’Épinay, lettre du 4 janvier 1771, ibid., tome II, 1771-février 1772, p. 25-26. (Nous soulignons.) 40 Louise d’Épinay se rapproche encore une fois, sur cette question, d’Anne-Thérèse de Lambert, qui encourage

semblable formation de l’esprit et semblable autonomie en ce qui regarde la raison et la recherche de la vérité. Les « lumières » appartiennent, selon Anne-Thérèse de Lambert, également aux deux sexes et les femmes ne doivent pas négliger le développement de leurs facultés : « Il faut qu’une jeune personne ait de la docilité, peu de confiance en soi-même ; mais ne faut-il pas pousser cette docilité trop loin. En fait de religion, il faut céder

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toutefois être motivée par une volonté et une satisfaction toute personnelles et non pas être

guidée par un désir de réputation savante. Louise d’Épinay rejette en effet toute forme de

transgression ouverte des normes sociales et si elle encourage l’activité intellectuelle féminine,

c’est pour que les femmes en tirent partie de façon individuelle 41, pour qu’elles puissent

conquérir, à l’abri du mépris et des préjugés, une autonomie les affranchissant des influences

néfastes ou de ce qu’elle appelait, dans un autre texte, des « tyrannies » 42. Tout en impliquant

une forme d’acceptation – en apparence du moins – des interdits de l’époque, cette idée de la

connaissance intime n’exclut toutefois pas la possibilité d’une participation féminine à la

sphère sociale. Simplement, elle la rend indirecte, puisque le savoir que promeut

Louise d’Épinay regarde, pour les deux sexes, ce qu’elle appelle l’utilité et tend vers

l’implication de chaque individu au mouvement général du progrès social. Ruth Plaut

Weinreb souligne l’importance de cette notion dans sa réflexion et en explique les motifs, qui

recoupent somme toute les idées des philosophes de l’époque sur le sujet :

The idée fixe for Mme d’Épinay was utilité, what today would be called public service. When she speaks of the advantages of education, usefulness figures foremost among them […]. Utility or public service, conscience, and virtue are interrelated according to Mme d’Épinay, and they develop out of deliberate and severe self discipline. […] Her appeal stems from an affirmative motive, the will to serve the nation. Public service implies a commitment to life on earth not to the after-life, a view that represents a fundamental principle in the mentality of Enlightenment 43.

Ce qui est différent chez Louise d’Épinay, et qui la distingue des penseurs de son entourage,

c’est que l’utilité est pour elle une finalité pédagogique en soi qui doit, comme nous le disions,

motiver autant la formation des garçons que celle des filles, orienter autant le cours de la vie des

aux autorités ; mais sur tout autre sujet, il ne faut recevoir que celle de la raison et de l’évidence. En donnant trop d’étendue à la docilité, vous prenez sur les droits de la raison, vous ne faites plus d’usage de vos propres lumières, qui s’affaiblissent. C’est donner des bornes trop étroites à vos idées que de les renfermer en celles d’autrui. Le témoignage des hommes ne peut avoir créance qu’à proportion du degré de certitude qu’ils se sont acquis en s’instruisant des faits. Il n’y a point de prescription contre la vérité : elle est pour toutes les personnes et de tous les temps. » ; op. cit., p. 113-114. (Nous soulignons.)

41 Cette manière de circonscrire l’espace d’intellectualité accessible aux femmes ne limite en rien, nous le verrons, la dimension prosélyte de la réflexion de Louise d’Épinay. En effet, le modèle qu’elle mettra en place dans Les Conversations d’Émilie cherchera sa propre adaptation dans le temps et, quoique individuellement et intimement transmis, visera à permettre la formation de plus en plus de femmes et donc, un accès à l’indépendance de plus en plus envisageable pour elles. Nous reviendrons de manière plus précise sur cette particularité de son modèle dans notre chapitre IV.

42 Louise d’Épinay, « Mon portrait », op. cit., p. 6. 43 Ruth Plaut Weinreb, op. cit., p. 102.

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hommes que celui de la vie des femmes. À la lumière de cette conception, qui implique un

savoir partagé et discuté, et à la lumière de la nature de la critique sociale de la lettre adressée

à Galiani, il est manifeste que ce que Louise d’Épinay reproche à la société de son époque,

c’est l’impossibilité pour les femmes de participer à la vie publique et de devenir, elles aussi,

utiles à leur collectivité. Elle est intimement convaincue que les femmes peuvent,

pareillement aux hommes, contribuer au progrès général par leur expérience, leurs idées, leurs

ouvrages ; mais puisque la société n’est pas prête à le reconnaître et encore moins à l’accepter,

il faut contourner cet interdit et imaginer une autre forme de participation féminine aux

débats : d’une part, en réformant l’éducation des femmes, qu’elle juge insuffisante, et d’autre

part, en leur assurant la possibilité de poursuivre une activité intellectuelle après le moment de

leur formation, ce qu’elle croit possible dans un cadre privé, sinon intime. La participation

féminine à la vie publique ne peut dès lors se faire qu’indirectement – pareillement à ce que

faisait Louise d’Épinay elle-même par l’intermédiaire de sa correspondance avec

l’abbé Galiani 44. C’est du moins ce qui lui paraît réaliste au moment où elle fait cette critique,

quoique la réforme qu’elle imagine soit porteuse d’une dynamique de longue haleine et

appelle, comme nous permet de le constater une lettre plus tardive, un renouvellement des

44 Les lettres du Napolitain, qui étaient parfois lues dans les salons parisiens, assuraient à la femme de lettres une

diffusion de ses propres idées – auxquelles répondait nécessairement son correspondant – au sein de la sphère intellectuelle de son temps : « […] ses lettres [i.e. celles de Galiani] sont à la fois privées et publiques, puisque Mme d’Épinay en donne parfois lecture à ses amis. » ; Rosena Davison, « Lettres d’une “femme de grand mérite.” La correspondance entre Mme d’Épinay et l’abbé Galiani », dans Marie-Laure Girou-Swiderski et Marie-France Silver (éds), Femmes en toutes lettres. Les épistolières du XVIIIe siècle, p. 142. Si les lettres de Galiani pouvaient être rendues publiques de la sorte, celles de Louise d’Épinay ne jouissaient évidemment pas d’un auditoire à Naples. Les deux correspondants savaient toutefois pertinemment que leur correspondance allait être publiée de manière posthume et ils ont même échangé quelques lettres à ce propos : « Vous savez bien, ma belle dame, que notre correspondance après notre mort commune sera imprimée. Quel plaisir pour nous ! Comme cela nous divertira ! Or je travaille de toute ma force à faire en sorte, que mes lettres l’emportent sur les vôtres, et je commence à me flatter d’y réussir. On remarquera dans les vôtres un peu trop de monotonie d’amitié. Toujours tendre, toujours affectueuse, toujours caressante, toujours applaudissante. Au contraire les miennes auront une variété charmante : quelquefois je vous dis des injures ; quelquefois des sarcasmes, j’ai de l’humeur de chien, et même quelquefois je commence sur un ton et je finis d’un autre, et toujours je me porte bien. [Louise d’Épinay est très malade lorsque Galiani écrit cette lettre] Voilà surtout ma supériorité. Car enfin vos quatre derniers numéros quelle figure pitoyable, et lamentable ne feront-ils pas dans le recueil ? Admirez donc mon adresse si je vous dis des injures parfois, et portez-vous bien quand ce ne serait que pour le succès de notre recueil. » ; Galiani, lettre du 5 juin 1773, dans Louise d’Épinay et Ferdinando Galiani, op. cit., tome IV, juin 1773-mai 1775, p. 21. Louise d’Épinay lui répondait quelques semaines plus tard : « Vous êtes insupportable en me rappelant que notre correspondance sera imprimée après nous. Je le savais bien, mais je l’avais oublié. Voilà à présent que je ne sais plus que vous dire : l’immortalité me fait une peur épouvantable. Au reste, mon cher abbé, vous savez que les repos sont une règle du beau, et comme on intercalera mes lettres avec les vôtres, cela fera à tout prendre une collection parfaite. » ; lettre du 26 juin 1773, ibid., p. 27. Notons que Louise d’Épinay bénéficiait d’un autre terrain pour diffuser ses idées, celui de la

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positions sociales des hommes et des femmes au sein de l’espace public légitimé par une

conception culturaliste des rapports entre les sexes.

Selon Louise d’Épinay, les femmes, tout comme les hommes, possèdent à la naissance

les dispositions cognitives qui leur permettent de travailler à l’élaboration et à l’amélioration

du bien public. Convaincue de leur égalité naturelle, tant au point de vue intellectuel que

physique, elle propose, dans sa lettre du 14 mars 1772, une explication aux différences

observables entre les hommes et les femmes, différences qui n’ont pour elle rien à voir avec la

nature et auraient pour seules causes la culture et l’éducation. La lecture de l’essai de

l’académicien Antoine-Léonard Thomas Sur le caractère, les mœurs et l’esprit des femmes lui

fournit alors l’occasion d’en faire la démonstration à son correspondant. Reprenant, sous

couvert faussement élogieux, les préjugés naturalistes de l’époque à l’égard du comportement

des femmes, cet ouvrage choque Louise d’Épinay par sa banalité argumentative et son

hypocrite louange de la féminité et la pousse à exposer ses vues culturalistes, qui pour elles

relèvent de l’évidence :

Il est bien constant que les hommes et les femmes sont de même nature et de même constitution. La preuve en est que les femmes sauvages sont aussi robustes aussi agiles que les hommes sauvages, ainsi la faiblesse de notre constitution et de nos organes appartient certainement à notre éducation et est une suite de la condition qu’on nous a assignée dans la société. Les hommes et les femmes étant de même nature et de même constitution sont susceptibles des mêmes défauts, des mêmes vertus et des mêmes vices. Les vertus que l’on a voulu donner aux femmes en général, sont presque toutes des vertus contre nature, qui ne produisent que de petites vertus factices et des vices très réels. Il faudrait sans doute plusieurs générations pour nous remettre telles que la nature nous fit, nous pourrions peut-être y gagner, mais les hommes y perdraient trop, ils sont bien heureux que nous ne soyons pas pires que nous ne sommes, après tout ce qu’ils ont fait pour nous dénaturer par leurs belles institutions etc. cela (sic.) est même si évident que cela ne vaut pas plus la peine d’être dit que tout ce qu’a dit M. Thomas 45.

Rendant l’éducation réservée aux femmes exclusivement responsable de la faiblesse et de

l’infériorité que la collectivité leur reconnaît par rapport aux hommes, Louise d’Épinay se

montre convaincue qu’une réforme de cette éducation entraînerait nécessairement, quoique à

Correspondance littéraire, philosophique et critique, dans laquelle elle a publié nombre de textes, qui sont toutefois tous demeurés anonymes.

45 Louise d’Épinay, lettre du 14 mars 1772, ibid., tome III, p. 33-34. (Nous soulignons.)

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long terme, de nouvelles possibilités pour elles. L’inégalité des conditions des deux sexes ne

serait donc qu’un fait de société auquel le temps et un changement des mentalités pourraient

remédier. Une réforme aplanirait entre les sexes toute distinction d’ordre moral ou intellectuel

et rendrait aux femmes les dispositions qu’elles détiennent naturellement 46. La conscience de

la lenteur de la transformation des habitudes et des mœurs imprègne toutefois sa réflexion et

oriente sa pensée pédagogique. Le modèle d’éducation féminine qu’elle mettra en place dans

Les Conversations d’Émilie visera d’ailleurs justement une telle réforme et s’articulera dans

une structure s’opposant à la certitude philosophique que Louise d’Épinay reproche aux

penseurs qui s’intéressent, tout comme elle, à la question de la formation des citoyens.

L’abbé Gabriel-François Coyer, avec son Plan d’éducation publique, qui paraît en

1770, et le baron d’Holbach, dont le Système social est publié trois ans plus tard, figurent

parmi ces penseurs. Leurs thèses, trop abstraites, ne peuvent selon Louise d’Épinay offrir de

réelles solutions au problème de l’éducation. Les deux critiques qu’elle fait de leurs ouvrages

réitèrent la valeur qu’elle accorde au pragmatisme octroyé par la réflexion empirique et

dénoncent la stérilité de systèmes d’éducation uniquement bâtis à partir d’une conception

abstraite de l’enfant ou d’une sorte d’élève modèle entièrement imaginaire. C’est au cours de

ces mêmes années que les possibilités et les limites de l’éducation sont questionnées par les

épistoliers, qui réagissent notamment à l’Émile, alors toujours très populaire auprès du lectorat

français. Les commentaires de l’abbé Galiani sont précieux sur ce chapitre et nous aident à

préciser la pensée de Louise d’Épinay par rapport au modèle pédagogique de Jean-Jacques

Rousseau, mais aussi par rapport aux acquis inaltérables de l’enfance qui, selon elle,

participent autant d’un donné naturel que culturel.

46 Une nuance doit ici être établie entre les deux contextes dans lesquels le mot nature est employé par

Louise d’Épinay. La nature de l’homme et de la femme est pour elle la même, dans la mesure où tous deux naissent avec des dispositions physiques qui les rendent tout aussi aptes à développer leur esprit et à exercer des fonctions semblables à celles qui sont exclusivement réservés aux hommes de son époque. Les femmes comme les hommes sont donc des individus à part entière, dotés de dispositions physiques et intellectuelles comparables. La nature des enfants, dont il a été question jusqu’à maintenant, ne regarde quant à elle pas le sexe, mais les caractéristiques distinctives propres à chaque individu naissant. Toute personne voit en effet le jour avec un certain tempérament et ce, indépendamment de son sexe. En résumé, Louise d’Épinay a une vision culturaliste de l’état des mœurs et rend l’éducation responsable des inégalités entre les sexes, mais elle a une conception naturaliste de l’éducation, dans la mesure où elle croit que chaque nouveau-né est un individu, une personne d’ores et déjà différente de ses semblables, et qu’il faut par conséquent prendre en compte cette différence pour penser son éducation.

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Le premier ouvrage que commente Louise d’Épinay est celui de Gabriel-François Coyer.

L’application du plan d’éducation qu’il propose est selon elle impossible, ce plan étant fondé

sur une fausse – parce que trop abstraite – idée de l’enfant et sur un idéalisme ne prenant pas

en compte les contingences sociales et physiques d’une éducation publique. L’ironie de sa

critique est éloquente et montre bien l’irréalisme, et donc l’inutilité pratique, qu’elle reproche

au projet de cet auteur :

Il paraît un ouvrage de l’abbé Coyer intitulé Plan d’éducation publique. C’est encore un de ses ouvrages séduisants dans la théorie mais dont la pratique est impraticable. Pour que celui-ci pût être utile, il faudrait trois ou quatre petites conditions sans lesquelles tout son édifice tombe et se réduit à rien.

La 1ère de ces conditions serait que les hommes changeassent de nature, ne fussent plus des hommes, mais des anges ou peu s’en faut, et cette condition serait tout aussi essentielle pour les élèves et pour les hommes avec qui ils auraient à vivre leur éducation finie car il la termine à 16 ans.

La 2de condition indispensable c’est que ces collèges ou maisons publiques occupassent chacun un espace de deux lieues de tour pour pouvoir contenir tout ce qui devient nécessaire à l’éducation qu’il propose. […]

La 3ème que chacune de ces maisons eût deux cents précepteurs ou maîtres, tous d’un mérite équivalent aux Montesquieu, La Chatolais, etc. […]

La 4ème condition serait qu’il faudrait préliminairement trouver le secret de faire adopter à la nation l’esprit les mœurs et la politique républicaine au milieu d’un gouvernement monarchique.

Il ne faut assurément pas prétendre suivre le Plan d’éducation publique de l’abbé Coyer, mais il faut le lire, c’est le rêve d’un homme bienfaisant, d’un citoyen zélé, mais c’est le livre d’un homme qui n’a jamais eu d’enfants à élever ni à lui ni aux autres 47.

L’abbé Coyer n’a pas lui-même été précepteur – et encore moins père – et c’est précisément cette

inexpérience, doublée d’irréalisme, qui discrédite toute son entreprise aux yeux de

Louise d’Épinay. Il y a certes reconnaissance de la bonne volonté du penseur dans sa critique,

mais il y a surtout constat de stérilité, dû à l’abstraction onirique de son projet. Encore une

fois, l’occasion est donnée à la mère d’affirmer la supériorité de la connaissance empirique sur

l’abstraction de la réflexion d’un citoyen, puisqu’elle seule permet de mesurer de façon

47 Louise d’Épinay, lettre du 15 juillet 1770, ibid., tome I, 1769-1770, p. 210-211. (Nous soulignons.)

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réaliste les possibilités mais aussi les limites d’un plan d’éducation ; elle seule sait donner au

penseur le pragmatisme nécessaire à toute réflexion endossant un objectif d’utilité sociale.

Une critique similaire est adressée au baron d’Holbach en 1773, alors que paraît le

Système social ou principe naturel de la morale et de la politique avec un examen de

l’influence du gouvernement sur les mœurs. Pareillement au Plan d’éducation publique, c’est

à l’abstraction théorique de cet ouvrage que s’en prend Louise d’Épinay. Elle y dénonce la

généralisation philosophique de l’auteur qui, comme chez ses confrères, ne peut être

réellement porteuse de changement ni de progrès, étant donné son trop-plein théorique :

Sans doute on fait très bien de prêcher aux hommes de se défaire de leurs préjugés et de leurs erreurs et de perfectionner l’éducation, mais de croire que les hommes éclairés deviendront meilleurs ou parfaits [,] que les passions de chaque individu se plieront aux spéculations de la philosophie par le seul pouvoir des lumières de la raison, c’est une belle chimère qui fait tomber les profonds raisonnements de ces messieurs dans la classe des amplifications rhétoriques et des déclamations ordinaires. Ils ne commenceront jamais par le commencement ! C’est d’examiner l’homme dans sa nature et de se bien dire que tel il est tel il a été, tel il sera, et puis distinguer la nature d’une masse d’hommes de la nature de l’individu ; j’appelle la nature d’une masse d’hommes, le résultat de tout ce qui constitue essentiellement le caractère national sur lequel influe le local, le climat, etc. 48

Le philosophe observe l’enfant, observe l’humain. Louise d’Épinay préconise pour sa part

l’observation d’un enfant, d’un humain, d’un individu afin de construire un programme qui

puisse s’avérer un facteur de changement. Tous deux valorisent donc une approche naturaliste

et prennent en considération les passions humaines dans leur démarche, mais tous deux

revendiquent des autorités et choisissent des moyens différents pour présenter leurs idées.

Alors que l’un adopte le ton de la certitude philosophique et de la démonstration scientifique,

l’autre opte pour une forme laissant une large place à l’expérience et à l’étude de cas

particuliers – soit par l’écriture épistolaire, soit par l’écriture autobiographique. Les thèses

défendues, pourtant issues d’une même vision de l’enfance 49, n’endossent alors pas le même

48 Louise d’Épinay, lettre du 11 janvier 1773, ibid., tome III, p. 186. (Nous soulignons.) Nous reviendrons plus

loin sur le caractère national que définit ici Louise d’Épinay. 49 Pour le baron d’Holbach, tout comme pour Louise d’Épinay, l’enfant naît avec un tempérament qui, sans être

altérable, peut être orienté par l’éducation. L’expérience joue pour tous deux un rôle déterminant dans la constitution de la personnalité, de l’individualité : « Chaque homme apporte en naissant des passions plus ou moins vives ; leur force dépend du tempérament, de l’organisation, de la dose d’imagination que la nature lui a donnée. Il devient un être utile et nuisible, soit pour lui-même soit pour les concitoyens, suivant que les

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mode de réflexion ni ne conduisent à de semblables postures intellectuelles à l’égard du

pédagogique, l’écriture de la femme de lettres étant en effet symptomatique d’un courant

philosophique qui, à rebours de l’esprit de système, pose la nécessité du particulier, du

qualitatif. La nature de son commentaire sur le Système social assure ainsi à nouveau la

valorisation d’une approche empirique, mais elle permet surtout la légitimation de la forme de

ses ouvrages sur l’éducation. Implicitement, Louise d’Épinay démontre l’adéquation entre le

fond et la forme écrite de sa pensée, qui ne saurait s’articuler dans un exposé scientifique

comparable à celui du baron d’Holbach.

Un dernier philosophe occupe la Parisienne et le Napolitain sur le chapitre de la

pédagogie : Jean-Jacques Rousseau, qui jouit toujours de la faveur du public en matière

d’éducation. Ce n’est toutefois pas l’abstraction du philosophe qui fait ici l’objet de leurs

réflexions, mais plutôt la malléabilité qu’il attribue à l’enfance. Sur un ton humoristique et

faisant ironiquement allusion aux difficultés qu’éprouve Louise d’Épinay avec l’éducation de

son aîné, Galiani oppose ses convictions au sujet de la nature enfantine à cette attitude

manipulatrice de Rousseau, qui laisse entendre dans l’Émile que tout enfant peut devenir ce

que choisit d’en faire son précepteur :

Quelle diable de folie vous prit-il d’aller faire des enfants avec M. d’Épinay ! Ne saviez-vous pas que les enfants ressemblent à leur père ? Vous voyiez que M. d’Épinay était prodigue, il fallait donc faire des enfants avec mon ambassadeur, le marquis de Castromonte, qui était à Paris lors de la conception de votre fils, et il aurait rétabli les affaires de la famille. Avez-vous jamais eu le délire de croire à Rousseau et à son Émile, et de croire que l’éducation, les maximes, les discours fassent rien à l’organisation des têtes ? Si vous y croyez, prenez-moi un loup, et faites-en un chien, si vous pouvez. Ce qui est donc irréparable est un mal calculé, et par conséquent, il ne faut pas l’augmenter par des mauvais calculs ; le plus faux et le plus dangereux serait celui de croire qu’on peut y remédier. Persuadez-vous bien qu’il n’y a point de remède, et vous n’aurez que la dose du mal nécessaire, sans qu’il y ait rien de votre part de volontaire. Mais vous savez tout cela, et peut-être vous l’avez fait 50.

circonstances le tournent vers le bien ou vers le mal ; c’est-à-dire suivant que le fond qu’il a reçu de la nature est bien ou mal cultivé par l’éducation qu’on lui donne, par les exemples qu’il voit, par les discours qu’il entend, par les personnes qu’il fréquente, par les idées qu’il se fait ou qu’on lui inspire, par les habitudes qu’il contracte, et surtout par le gouvernement qui règle sa conduite. » ; Paul Henri Thiry, baron d’Holbach, op. cit., p. 27-28.

50 Ferdinando Galiani, lettre du 19 janvier 1771, dans Louise d’Épinay et Ferdinando Galiani, op. cit., tome II, p. 35-36. (Nous soulignons.) Une métaphore animale semblable à celle qu’utilise Galiani dans cette lettre est convoquée par Denis Diderot dans sa Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’Homme : « – Monsieur Helvétius, vous êtes chasseur, je crois ? – Oui, je le suis. – Voyez-vous ce petit chien-là ? – Qui a des jambes torses, le corps bas et long, le museau pointu et les pattes et la peau tachetées de feu ? – Oui. Qu’est-ce ? – C’est

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Ce que pensent l’abbé Galiani et Louise d’Épinay, contrairement à Rousseau, c’est

essentiellement que le pédagogue ne peut pas tout. L’enfant n’est pas une matière malléable à

souhait et l’individu ne peut se réduire à devenir ce que les maîtres ou la société veulent en

faire. Rousseau a peut-être initié – et c’est là toute l’importance de son apport pédagogique – ce

qui est devenu la psychologie de l’enfance, mais quoiqu’il recommande dans son ouvrage une

observation minutieuse de chaque enfant que l’on veut éduquer, il propose tout de même un

modèle pouvant selon lui être appliqué à tous les enfants et donner des résultats similaires.

Les idées de Rousseau sur les possibilités de l’éducation sont ainsi manifestement aux

antipodes des prémisses naturalistes de Louise d’Épinay et de Ferdinando Galiani, qui limitent

le champ d’intervention de l’action pédagogique étant donnée la part inaltérable qu’ils

reconnaissent à l’individualité.

Pour les correspondants, tout ce que peut faire l’éducation, donc, c’est de reconnaître la

différence individuelle de chacun et de construire un plan pédagogique en fonction de cette

unicité. Mais puisque l’éducation ne commence pas à la naissance, ils croient aussi que le

pédagogue doit compter avec des traits culturels qui se sont déjà amalgamés à la nature

première de l’enfant. Voilà ce qui est particulièrement nouveau dans cette correspondance et

qui complète la vision de l’enfance de Louise d’Épinay. Les sens d’un enfant seraient en effet

actifs non pas à partir du moment où il peut en rendre compte par la parole, ainsi que le

souligne l’abbé, mais bien dès les premiers jours de son existence – ce que confirment

d’ailleurs les théories contemporaines. Tout ce qui participe de son environnement contribue à

un basset ; cette espèce a du nez, de l’ardeur, du courage : cela se fourre dans le terrier d’un renard, au hasard d’en sortir les oreilles et les flancs déchirés. – Et cet autre ? – C’est un braque. C’est un animal infatigable : son poil dur et hérissé lui permet de s’enfoncer dans les buissons épineux et touffus ; il arrête la perdrix, il chasse le lièvre à voix ; il supplée lui seul à trois ou quatre chiens. – Et cet autre ? – Ce sera un des plus beaux lévriers. – Et ce troisième ? – Un chien couchant. Je ne puis rien vous en dire : sera-t-il docile, ne le sera-t-il pas ? aura-t-il du nez ou n’en aura-t-il pas ? C’est une affaire de race. – Et ce quatrième ? – Il promet un très-beau chien courant. – Ce sont tous des chiens ? – Oui. – Et, dites-moi, j’ai un excellent garde-chasse, il fera tout ce que je voudrai ; ne pourrais-je pas lui ordonner de faire du basset un braque, du braque un lévrier, du lévrier un chien de plaine, du chien de plaine un chien courant, et du chien courant un barbet ? – Gardez-vous en bien. – Et pourquoi ?… Ils ne font que naître, ils ne sont rien ; propres à tout, l’éducation en disposera à son gré. – Vous vous moquez de moi. – Monsieur Helvétius, vous avez raison. Mais si cependant il y avait dans l’espèce humaine la même variété d’individus que dans la race des chiens, si chacun avait son allure et son gibier ? » ; Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’Homme, dans Œuvres complètes, tome II, p. 406-407.

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imprimer en lui une autre forme de tempérament, que Galiani et sa correspondante qualifient

de national :

C’est une folie de croire aux influences de l’air et du lait dans les enfants. Mais notre faute est de croire que les enfants ne sachent rien ou presque rien avant l’âge où ils commencent à parler. Point du tout. L’enfant a reçu le plus fort de l’éducation avant deux ans ; mais comme nous ne pouvons pas connaître ce qu’un autre être à visage humain sait à moins qu’il ne nous parle par voix ou par signes, nous croyons que les enfants ne sachent rien. C’est une erreur grossière. Un homme qui serait resté un an à Londres sans apprendre un seul mot de la langue anglaise, saurait pourtant infiniment de choses sur ce pays. Les rues, les maisons, les mœurs, les lois, les hommes, les charges, le système politique etc. Ma réflexion détruit, je le vois, tout le système d’Émile, et des autres pédagogues ; mais j’en conclus qu’à deux ans la chose est faite, les plis des vices et des vertus sont donnés 51.

Les épistoliers sont parfaitement d’accord sur ce point : des données naturelles et culturelles

définissent déjà l’enfant au moment où il est prêt à commencer son éducation et doivent

nécessairement participer du processus pédagogique pour que celui-ci s’avère efficace. Ils

adhèrent entièrement à cette idée que l’enfant se particularise grâce aux moindres expériences

qui s’offrent à lui, mais que tout en devenant de plus en plus différent de ses semblables, il

devient également plus proche de ceux qui l’entourent, dans la mesure où il acquiert aussi les

traits de sa nation, de son pays, de sa famille. La personnalité de la petite-fille de

Louise d’Épinay apporte d’ailleurs une preuve supplémentaire à la démonstration de la femme

de lettres :

L’éducation de ma petite-fille me fait faire journellement de très belles remarques sur le caractère national. Elle est sortie à deux ans de son pays ne sachant pas parler, et elle conserve bon gré mal gré l’éducation, le ton, les mœurs, le caractère et l’esprit montagnard. Elle a quelque chose de sauvage et de rustique qui est immorigénable, et ce qu’il y a de singulier c’est que je connais deux jeunes personnes du même pays sorties comme elle dès le berceau de leurs montagnes et qui depuis dix ans qu’elles sont au couvent à Paris ont conservé les mêmes qualités, les mêmes défauts dont je vois le germe dans ma petite 52.

Selon Louise d’Épinay, l’enfant acquiert très tôt une identité « sociale » qu’il a en partage avec

les gens éprouvant les mêmes expériences que lui, tant à l’échelle climatique et géographique

51 Ferdinando Galiani, lettre du 3 avril 1773, dans Louise d’Épinay et Ferdinando Galiani, op. cit., tome III,

p. 223-224. (Nous soulignons.) 52 Louise d’Épinay, lettre du 15 mars 1773, ibid., p. 217.

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qu’à l’échelle coutumière. Il est ainsi porteur d’une double opacité, naturelle et culturelle,

qu’il est du ressort du pédagogue de mettre au jour, sans qu’il soit pour autant en son pouvoir

de les altérer ou même de les modeler. L’expérience maternelle de la femme de lettres

l’atteste une fois de plus et lui permet de confirmer la thèse anti-rousseauiste qu’elle partage

avec Galiani.

***

Les idées de Louise d’Épinay sont révélées avec plus de profondeur dans cette

correspondance qui autorise, vu son caractère amical authentique et la nature intellectuelle de

ses échanges, une fermeté argumentative et une sévérité critique que l’on ne retrouve pas dans

ses autres écrits. La dénonciation de l’indifférence générale face à l’éducation des femmes et

la valorisation d’une participation féminine à la sphère sociale accompagnent ainsi, dans les

lettres adressées à Galiani, l’exposition d’une pensée culturaliste et égalitaire à l’égard des

sexes. Quoique le respect des mœurs soit de mise dans la vie intellectuelle féminine qu’elle

imagine, tout comme l’est la soumission première des femmes aux devoirs qui leur incombent,

il n’en demeure pas moins qu’une réforme des mœurs oriente cette logique et qu’un

dépassement de cet état de fait soit espéré. La correspondance des deux amis offre d’ailleurs

un cadre de réflexion corroborant cette conception de l’intellectualité féminine, puisque sa

structure intime témoigne justement d’une intégration des contingences sociales de l’époque.

Si une approche empirique de la nature de chaque enfant est ici opposée aux modèles

théoriques de Coyer et de d’Holbach – ce que nous retrouvions sensiblement dans les écrits

antérieurs –, la critique de l’enfant tel que vu par Rousseau permet enfin de compléter la

définition du « tempérament » à laquelle adhère Louise d’Épinay, qui implique autant les traits

naturels que les acquis culturels qu’un enfant a déjà avec lui au moment où commence

l’éducation proprement dite. La correspondance avec Galiani constitue en ce sens un

témoignage clé de la femme de lettres à l’égard du modèle pédagogique qu’elle conçoit à la

même époque pour sa petite-fille et qui donne naissance aux Conversations d’Émilie.

S’offrant au public comme un modèle d’éducation destiné aux filles, et non pas simplement

aux enfants, cet ouvrage s’appuie certes sur les prémisses pédagogiques générales de l’auteure,

mais véhicule tout à la fois une confiance et une ambition à l’égard des femmes que l’on ne

saurait comprendre aussi bien sans la lecture de ces lettres.

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71

***

Ce qui intéresse Louise d’Épinay, somme toute, c’est l’éducation du citoyen.

Concevant l’utilité comme une finalité indéniable de tout projet pédagogique, elle pense un

modèle qui regarde à la fois la formation des garçons et des filles : les mêmes principes

moraux d’amour du devoir, de satisfaction dans l’accomplissement, de participation au

bonheur collectif sous-tendent en effet tous ses écrits, qu’ils se destinent à son fils, à sa fille,

aux mères désireuses de se charger de l’éducation de leurs filles ou à son correspondant

philosophe. Peu importe le sexe de l’enfant, le rôle maternel y est tout aussi rayonnant, étant

donnée la préséance accordée à l’éducation morale, dont dépend la solidité de toute

l’éducation. La tendresse et le zèle d’une mère permettent une compréhension intime de la

nature de l’enfant, un soin attentif à son bonheur quotidien, le développement d’une amitié

réciproque qui assure une meilleure compréhension de l’élève en même temps qu’une plus

grande possibilité d’adaptation à ses besoins et à ses intérêts. Chaque enfant étant par essence

un être unique, il importe de savoir individualiser l’enseignement qu’on lui destine et la

manière dont il sera amené à prendre part à ce processus d’apprentissage. L’amitié et la

sincérité maternelles permettent cette adéquation, tout en offrant à l’élève un exemple

authentique et une rigueur non pas dictée par la contrainte, mais par la douceur et l’acceptation

d’une autorité démystifiée.

Si l’individualité – et non le sexe – détermine le projet éducatif, il n’en demeure pas

moins que les contingences sociales de la seconde moitié du XVIIIe siècle incitent

Louise d’Épinay à penser un modèle de pédagogie essentiellement féminin, afin de contourner

les interdits sociaux et culturels auxquels les femmes sont alors confrontées. Tout en faisant

état d’un rôle maternel actif et entièrement responsable de la formation morale des enfants,

Les Conversations d’Émilie ménagent ainsi un espace où peut se déployer une intellectualité

féminine qui est nécessaire à l’atteinte de l’autonomie. Cet ouvrage, en accord avec la thèse

pédagogique de Louise d’Épinay, avec sa dénonciation de l’état des mœurs et avec son mode

de réflexion empiriste, s’articule sur le modèle de la conversation philosophique des Lumières.

Par l’élection de cette forme, qui offre la possibilité d’une constitution graduelle et rigoureuse

du savoir en même temps qu’elle favorise une souplesse et une adaptabilité de la pédagogie au

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caractère de l’élève, elle peut investir son œuvre d’un discours doublement critique et

réformateur, tant sur le plan de l’éducation des filles que sur celui des possibilités sociales des

femmes.

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Chapitre III :

La conversation d’Émilie

L’idéal de la conversation, ainsi qu’il s’est constitué au XVIIe siècle, se transforme

considérablement au XVIIIe siècle : de légère, autosuffisante et limitée à un cercle restreint de

privilégiés, la conversation devient graduellement un espace de travail sérieux, ouvert au

public, tourné vers l’avenir et le progrès. Alors que la conversation classique constituait une

fin en soi, celle des philosophes du XVIIIe siècle devient un outil de recherche de vérité, un

moyen de penser, de créer et de construire collectivement un savoir. La structure de

réciprocité qui régissait l’échange mondain du XVIIe siècle demeure au siècle suivant et

continue de régler la participation des interlocuteurs, mais elle se modifie et se double d’un

idéal d’égalité visant le dépassement des conditions sociales et l’intégration de l’ensemble des

citoyens. Directement inspirées de cette nouvelle dynamique dialogique, Les Conversations

d’Émilie revêtent les principales caractéristiques de la conversation philosophique de l’époque

des Lumières. Louise d’Épinay adapte à son entreprise pédagogique cette forme cognitive qui

épouse ses idées sur l’éducation des enfants, notamment grâce à l’espace d’échange et

d’invention qu’elle permet d’instaurer. Ce faisant, elle accorde à cette structure d’interaction

intellectuelle, déjà porteuse d’une dimension éducative, une réelle potentialité pédagogique,

dans la mesure où elle y sert la formation de l’esprit d’une toute jeune enfant. Conforme à ses

vues quant à la rigueur et à la douceur de l’éducation, la réciprocité de la conversation lui offre

par ailleurs un cadre de réflexion ouvert au partage de l’expérience et au dialogue avec son

lectorat. Au-delà de la relation discursive mère-enfant qui est mise en scène dans l’ouvrage,

s’inscrit en effet un autre type d’échange, celui des idées pédagogiques entre l’auteure et les

mères auxquelles est destinée son œuvre. La conversation représente pour Louise d’Épinay un

temps et un espace d’invention et tout à la fois, un outil de constitution et de transmission du

savoir, Les Conversations d’Émilie s’inscrivant dans un dialogue collectif lui-même orienté

vers l’utilité publique.

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1. La conversation philosophique des Lumières

La conversation de l’époque classique ainsi que son espace de prédilection, le salon,

ont constitué des lieux de choix pour l’implantation des structures publiques émergeant à la fin

du XVIIe siècle. Ainsi que l’a démontré Jürgen Habermas, l’espace de critique qui a été mis

en place par la tradition salonnière, et qui était d’abord orienté vers la critique littéraire, était

tout désigné pour accueillir le débat public et la critique politique 1. L’opinion publique a

donc pu se déployer à l’intérieur de ces structures jadis réservées au milieu aristocratique.

Cette ouverture et ce changement de vocation expliquent les transformations observables entre

les différentes conceptions que l’on a, d’un siècle à l’autre, de la nature et des finalités de la

conversation. Le ton de la conversation, ses motivations, les individus qu’elle met en relation,

presque tout est en effet bouleversé par sa publicisation, qui contribue à transformer un loisir

d’élite en un outil de travail collectif et inclusif. Tous les citoyens sont désormais appelés à

contribuer au progrès social en participant à une dynamique d’échange fondée sur le mérite

individuel et l’intérêt pour le bien commun. Issue du modèle anglais de la conversation, la

nouvelle sphère publique offre la possibilité d’un partage intellectuel favorisant un débat

d’idées efficace et performant, dans la mesure où il permet la création et l’émergence de

nouveaux savoirs. Moyen de connaissance, la conversation guide donc une marche collective,

mais assure en contrepartie un gain individuel, puisqu’elle se porte garante d’une rigueur

propice au développement de l’esprit de chacun des participants.

1.1 D’une pratique à l’autre. De la conversation classique à la conversation des Lumières

Dans La muse galante. Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine

de Scudéry, Delphine Denis propose une définition de la conversation du XVIIe siècle

« conforme à la conscience des usagers de l’époque 2. » Elle y cerne la conversation à partir

1 « Le processus, au cours duquel le public constitué par les individus faisant usage de leur raison s’approprie la

sphère publique contrôlée par l’autorité et la transforme en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir de l’État, s’accomplit comme une subversion de la conscience publique littéraire, déjà dotée d’un public possédant ses propres institutions et de plates-formes de discussion. » ; Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, p. 61.

2 Delphine Denis, La muse galante. Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, p. 20.

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de ses différentes composantes, c’est-à-dire relativement à sa finalité, à son déroulement et à

son style :

a. finalité

Toute visée strictement utilitaire doit être écartée de la conversation, ainsi que tout enjeu relevant du domaine public, celui des officia (décisions politiques, judiciaires etc.). […] Il s’agit donc de se mettre hors du circuit fonctionnel de la communication, et surtout de quitter pour un temps les rôles sociaux […] il ne s’agit pas d’abord de décider du vrai ou du faux : c’est ailleurs que se situe la conversation, précisément sur l’axe esthétique du plaisir. […] La visée de la conversation est donc avant tout ludique ; elle exige la gratuité, le désintéressement – mais non le désintérêt ; surtout, la conversation est autocentrée, et trouve en elle-même sa propre justification. […]

b. déroulement

La conversation obéit d’autre part à un rituel spécifique. On y affirme l’exigence de liberté, dans le choix du sujet d’abord, qui n’est jamais imposé, et demeure en permanence susceptible d’être négocié de nouveau. D’autre part, le déroulement de la conversation est soumis au principe général de réciprocité : l’interlocution, l’échange, l’interaction la définissent – malgré l’anachronisme des termes – mieux que ne le font ses synonymes [i.e. les termes entretien et dialogue]. […]

c. style

Dernier trait distinctif repérable dans les définitions de la conversation, le « ton » adopté, c’est-à-dire comme on le verra le niveau de style, est partout nommé « familier ». La conversation se voit alors opposée aux « Harangues », discours apprêtés, « affectés », à l’éloquence ostentatoire : au contraire, la familiarité désigne pour le siècle un style « sans façon », « sans cérémonie », un certain idéal du naturel […] 3.

Cette approche tripartite nous permettra de mesurer l’ampleur du changement que subit cette

pratique de l’époque classique à l’époque des Lumières, alors que la conversation devient un

moyen cognitif plutôt qu’une fin ludique, une structure publique de partage plutôt qu’un

espace exclusif de reconnaissance élitiste, un outil de communication performant plutôt qu’un

loisir verbal auto-contemplatif.

3 Ibid., p. 20-23. (C’est l’auteure qui souligne.)

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76 « Toute visée strictement utilitaire doit être écartée de la conversation, ainsi que tout

enjeu relevant du domaine public », précise le premier terme de la définition de

Delphine Denis. « Il s’agit donc de se mettre hors du circuit fonctionnel de la communication,

et surtout, de quitter pour un temps les rôles sociaux 4. » S’exerçant dans un cadre privé

volontairement indifférent aux enjeux relevant du monde des sciences et de celui des

« affaires », la conversation a pour finalité première de réunir les habitués d’un même milieu

aristocratique, dont le rassemblement est motivé par une quête partagée de plaisir et de

divertissement. Se voulant agréable et plaisante pour tous et chacun, la conversation constitue

en soi un loisir et permet la rencontre d’une classe oisive, qui laisse à la porte du salon ses

fonctions et ses charges pour s’adonner à un jeu de langage visant à faire preuve d’une

virtuosité d’autant plus valorisée qu’elle n’est pas directement récupérable. Toute démarche

cognitive est exclue de cette dynamique conversationnelle, qui a pour fin un narcissisme

individuel autant que collectif, dans la mesure où elle est essentiellement le fait d’une élite.

Ainsi que le formule Delphine Denis, la conversation des aristocrates est « autocentrée » : « il

ne s’agit pas d’abord de décider du vrai ou du faux : c’est ailleurs que se situe la conversation,

précisément sur l’axe esthétique du plaisir 5. » La concorde et l’entente étant de mises, il n’y a

pas de place pour le débat intellectuel au sein des sociétés mondaines de l’époque classique 6 :

l’opposition et la contradiction sont en effet honnies, puisqu’elles nuisent à la qualité de

l’échange et constituent une source d’ennui pour le reste de l’assemblée 7. Essentiellement

4 Ibid., p. 20-21. 5 Ibid., p. 22. (C’est l’auteure qui souligne.) 6 Les auteurs de l’époque insistent tous sur le caractère agréable que doit avoir la conversation. Dans l’une des

Conversations sur divers sujets que Madeleine de Scudéry consacre justement à cette forme d’échange, on retrouve cette importance accordée au divertissement et à l’esprit de consensus, typiques de la conversation de l’époque : « Comme la conversation est le lien de la société de tous les hommes, le plus grand plaisir des honnêtes gens, et le moyen le plus ordinaire d’introduire, non seulement la politesse dans le monde, mais encore la morale la plus pure et l’amour de la gloire et de la vertu : il me paraît que la compagnie ne peut s’entretenir plus agréablement, ni plus utilement, dit Cilenie, que d’examiner, ce qu’on appelle conversation. Car lorsque les hommes ne parlent précisément que pour la nécessité de leurs affaires, cela ne peut pas s’appeler ainsi. En effet, dit Amilcar, un plaideur qui parle de son procès à ses juges, un marchand qui négocie avec un autre, un général d’armée qui donne des ordres, un roi qui parle de politique dans son conseil ; tout cela n’est pas ce qu’on doit appeler conversation. Tous ces gens-là peuvent bien parler de leurs intérêts et de leurs affaires ; et n’avoir pas cet agréable talent de la conversation, qui est le plus doux charme de la vie, et qui est peut-être plus rare qu’on ne le croit. – Pour moi, je n’en doute point du tout, reprit Cilenie, mais il me semble qu’avant de bien définir en quoi consiste principalement le charme et la beauté de la conversation, il faudrait que toutes les personnes qui composent la compagnie se souviennent des conversations ennuyeuses qui les ont le plus importunées. – Vous avez bien raison, dit Cilenie. » ; « De la conversation », Conversations sur divers sujet, dans L’art de la conversation. Anthologie, p. 103. (Nous soulignons.)

7 « La contradiction désigne un énoncé critique qualifiant le discours d’un interlocuteur de faux ou d’incomplet. Elle est refusée de la même manière que l’offense. » ; Christoph Strosetzki, Rhétorique de la conversation.

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77

ludique, la conversation est donc recherchée pour le plaisir qu’elle procure. Trouvant sa

justification en elle-même, elle représente, somme toute, le miroir d’une élite.

Le second terme de la définition précise qu’un certain rituel caractérise le déroulement

de la conversation et contribue à créer cet esprit de concorde que l’on y recherche. Des règles

de liberté et de réciprocité assurent le partage de la parole, tout en bannissant le monopole

langagier d’un des membres de la société réunie : « On y affirme l’exigence de liberté, dans le

choix du sujet d’abord, qui n’est jamais imposé, et demeure en permanence susceptible d’être

négocié de nouveau. D’autre part, le déroulement de la conversation est soumis au principe

général de réciprocité […] 8. » La structure même de la conversation est ainsi porteuse de

spontanéité et d’ouverture à la participation de chacun, mais aucune recherche créatrice ne

motive pourtant l’échange. La réciprocité dont il est ici question n’implique pas l’idée d’une

collaboration mutuelle visant l’élaboration et la réalisation d’un projet commun – ainsi qu’il

en sera au siècle suivant –, mais simplement la concorde par le partage d’une parole et

l’échange d’une culture que l’on sait commune à tous. Cette dynamique implique que les

convives puissent trouver un terrain d’entente et adopter un sujet de conversation convenant à

tous et pour lequel chacun a quelque chose à dire. Ce sont les règles de bienséance qui

assurent cette forme de consensus, comme le présente Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde

dans ses Modèles de conversations pour les personnes polies (1697) : « Le plus grand secret

de la Conversation est de se proportionner au caractere des personnes que l’on frequente ; il

faut en quelque maniere prendre le point & le degré de leur esprit, pour s’abaisser, ou pour

s’élever selon les occurrences, & pour leur dire des choses qui leur conviennent 9. » Tout

relève donc du plaire : se plaire dans le rapport au groupe, grâce à sa structure de réciprocité,

mais aussi à la satisfaction esthétique qu’on peut en tirer, et plaire à l’autre par sa conversation.

Le plaisir ne peut advenir que grâce à cet idéal d’honnêteté qui gouverne et oriente l’échange de

façon à ce que soit assurée l’harmonie du groupe. Des principes de liberté et de séduction

sous-tendent donc entièrement le déroulement de la conversation à l’époque classique.

Sa dimension littéraire et linguistique dans la société française du XVIIe siècle, p. 39. (C’est l’auteur qui souligne.)

8 Delphine Denis, op. cit., p. 22. (C’est l’auteure qui souligne.) 9 Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde, « Avertissement », dans Modèles de conversations pour les personnes

polies, 5e page (la première partie de l’ouvrage n’étant pas paginée).

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« Dernier trait distinctif repérable dans les définitions de la conversation, le “ton”

adopté […] est partout nommé “familier”. […] la familiarité désigne pour le siècle un style

“sans façon”, “sans cérémonie”, un certain idéal du naturel […] 10. » La distinction de l’élite

passe ainsi par le style, par la reconnaissance d’une culture dont l’expression se fait de

manière familière et enjouée 11. Ce naturel discursif est régi par des règles bien précises qui

condamnent à la fois une trop grande familiarité entre les interlocuteurs et un ton empesé et

maniéré privant la conversation de toute apparence de spontanéité 12. Le bon goût, apanage de

la seule aristocratie, imprègne ainsi l’idéal classique de la conversation et rend hermétique sa

pratique. L’espace de la conversation, issu de la cour et d’une pratique élitiste, pénètre

peut-être graduellement le milieu urbain en gagnant l’enthousiasme d’une partie de la

bourgeoisie – notamment des bourgeoises, également désireuses de tenir salon –, mais il

demeure néanmoins indifférent à ce qui lui est étranger et ce, jusqu’à l’aube du siècle suivant.

L’aspect ludique de la conversation, sa dynamique d’autojustification, ses principes

d’harmonie et de réciprocité essentiellement fondés sur un art de plaire, son style spontané et

naturel qui contribue à la reconnaissance sociale d’une élite oisive, tout cela est remis en

10 Delphine Denis, op. cit., p. 23. 11 Ainsi que l’explique à son tour Stéphane Pujol, le naturel et la familiarité de la conversation mondaine

contribuent à la distinction d’une élite, qui revendique une culture propre et se reconnaît à travers l’expression de cette culture : « À côté, parfois en même temps, lettrés et honnêtes gens “s’entretiennent” dans la reconnaissance de leurs attributions réciproques. Cette rencontre tient au mouvement d’ouverture vers le grand public impulsé par les cartésiens. Elle est favorisée par le nouvel idéal de connaissance propre à l’honnête homme, qui se targue de posséder au moins quelque teinture de science. Cette culture moyenne, nécessaire et suffisante, la conversation est à même de la lui procurer. Elle répond à merveille au dogme de l’esthétique classique : docere et delectare, instruire en divertissant. Dès lors, la conversation familière apparaît comme l’envers de la contention d’esprit. Elle rompt avec le modèle de la conférence érudite chère aux humanistes, mais aussi avec la dispute dogmatique que l’on associe de plus en plus à l’École. N’en déplaise aux esprits graves, la légèreté et la superficialité mondaines sont désormais revendiquées. » ; « De la conversation à l’entretien littéraire », dans Alain Montandon (éd.), Du goût, de la conversation & des femmes, p. 133.

12 François de Callières exprime cette idée dans un ouvrage intitulé De la Science du monde et des connaissances utiles à la conduite de la vie (1717) : « [la conversation] consiste particulierement à bien sçavoir le bel usage qui est l’arbitre de toutes les Langues vivantes : mais il ne faut pas avoir là-dessus une délicatesse assez scrupuleuse pour n’oser se servir de façons de parler communes dans les conversations ordinaires, ni affecter de ne s’y exprimer qu’en des termes choisis & recherchez ; il faut qu’il y regne un air libre & naturel ennemi de cette éxactitude, qu’il est bon d’observer avec plus de soin en écrivant, parce qu’on a tout le tems necessaire pour bien penser à ce qu’on veut dire, & pour le mettre dans un bel ordre : Mais pour les discours ordinaires qui se font dans la conversation, quand ils sont si étudiés & si arrangés, & qu’on affecte d’y vouloir toûjours paroître spirituel & éloquent ; cette étude & cette affectation leur fait perdre beaucoup de leurs graces, elle devient même ennuïeuse & fatigante à ceux qui écoûtent ces beaux parleurs accoûtumez à s’écouter

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question au tournant du siècle avec l’avènement de nouvelles structures sociales. La

conversation se voit alors investie d’enjeux inédits qui forcent la remise en question du

ludisme narcissique et de l’esprit de concorde factice de la conversation classique :

Le XVIIe siècle français en particulier a identifié la conversation à un art d’agréer, et lui donne pour principe les bienséances. Le XVIIIe siècle soumet à l’inventaire cet héritage et en dénonce la vacuité : ce reflet que chacun doit renvoyer à l’autre est bien la condition d’un accord heureux, mais il cerne le vide […]. Privilège d’une aristocratie frivole, la conversation fonctionne comme un moyen dérisoire pour marquer sa différence sociale : elle recourt à des signes de connivence, à un langage à double entente dont le groupe seul a la clef 13.

Jean-Paul Sermain rend ainsi compte de l’aspect élitiste de la conversation mondaine qui est

critiqué dès le début du XVIIIe siècle. La vacuité de la forme « autocentrée » du

divertissement aristocratique est rejetée dès lors que la conversation devient le lieu d’une

critique plus élargie : dépassant le domaine littéraire, qui était l’apanage des salons du

XVIIe siècle, l’espace de critique instauré par la conversation de la tradition salonnière s’étend

en effet de plus en plus à la chose publique et permet la naissance de ce que l’on appellera

désormais l’opinion publique 14. La conversation apparaît à ce moment comme le lieu

privilégié de la rencontre de personnes privées faisant usage de leur raison de manière

publique 15. L’exclusivité aristocratique est ainsi battue en brèche, tout comme le sont les

principes de distinction qui lui donnaient forme. L’espace dialogique conversationnel, en

intégrant la place publique, devient un outil de recherche et de progrès social ouvert à tous les

citoyens.

***

eux-mêmes, & qui sont d’ordinaire les seuls à s’admirer. » ; De la Science du monde et des connaissances utiles à la conduite de la vie, p. 37-38.

13 Jean-Paul Sermain, « Le code du bon goût (1725-1750) », dans Marc Fumaroli (éd.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne. 1450-1950, p. 932.

14 Voir à ce sujet Jürgen Habermas, op. cit. 15 Reprenant la thèse de Jürgen Habermas, Roger Chartier résume de la façon suivante la définition qu’il donne

de la sphère publique : « Plusieurs principes organisent la sphère publique politique, qui est directement issue de la sphère publique littéraire, appuyée sur les salons, les cafés, les journaux. Sa première définition est d’être un espace où les personnes privées font un usage public de leur raison […] » ; Les origines culturelles de la révolution française, p. 37-38.

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80 La conversation bascule donc entièrement au tournant du siècle. D’abord exclusive à

une société aristocratique auto-contemplative, elle devient, au XVIIIe siècle, une pratique

publique motivée par une volonté de réforme et favorisant le débat et l’échange d’opinions

divergentes. Elle incarne l’esprit des Lumières et endosse parfaitement son idéal prosélyte en

offrant un espace de travail en tout point contraire, dans ses motivations comme dans ses

finalités, au divertissement qu’elle représentait à l’époque classique. La dynamique de

réciprocité constitutive de cette forme poursuit d’ailleurs un idéal égalitaire et cherche à

réduire – plutôt qu’à renforcer – les distinctions sociales, pour faire primer le seul mérite. La

reconnaissance consensuelle n’est plus : elle cède sa place à la multiplicité et à la prolifération

des idées, au choc des opinions et touche désormais une pluralité d’individus, conformément à

la conception de la conversation philosophique mise de l’avant par les philosophes anglais du

début du siècle.

1.2 La performance critique. L’influence anglaise sur la conversation des Lumières

L’influence anglaise est fondamentale dans la nouvelle conception de la conversation

qui anime la sphère intellectuelle de la France du XVIIIe siècle. Dès qu’elles sont traduites

pour le public français, les parutions anglaises du début du siècle ébranlent l’idée que l’on se

faisait jusqu’alors de cette pratique. Reprenant les structures de la conversation mondaine, les

Addison, Steele, Swift et Shaftesbury bouleversent le statisme de ces structures et les dote

d’une dynamique critique élargie, dans la société, dans le temps comme dans l’espace, ce que

résume ici Jean-Paul Sermain :

Dans cette invention d’une nouvelle rhétorique de la conversation pour les Lumières, l’Angleterre de 1710 joue un rôle décisif. D’un côté, Addison et Steele créent avec le Spectator un nouveau mode d’expression et de diffusion de la réflexion morale et philosophique : une feuille de journal quotidienne par laquelle l’auteure communique directement avec ses lecteurs, développant sa pensée à partir de leurs réactions (et de leurs lettres), et à partir de ce qui s’offre à tous dans l’actualité des mœurs ou de la pensée 16.

16 Jean-Paul Sermain, op. cit., p. 932-933.

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L’objectif principal ne réside plus dans le divertissement, mais dans l’élaboration de la pensée

et de la réflexion sur le bien commun. La conversation devient créative et vise, par la mise en

commun qu’elle promeut, l’avancement des idées. Elle implique désormais une pluralité

dépassant largement les cercles aristocratiques du XVIIe siècle et englobant tous les citoyens

désireux de contribuer, par l’usage de leur raison, à l’amélioration de la vie en société. Un

espace de critique politique peut donc se mettre en place dès lors que la finalité

conversationnelle est remise en question et que la diffusion des idées de chacun est assurée,

notamment par le journal et le périodique ou encore par des institutions telles que le salon et le

café. L’écriture et l’oralité participent à parts égales de cette structure propre à la conversation

du XVIIIe siècle, dans la mesure où ce n’est pas le canal qui prime, mais la possibilité d’un

échange – direct ou non, différé ou non – entre les citoyens 17.

Les auteurs anglais ne conçoivent plus la vérité de manière fixiste et investissent ainsi

la conversation de nouveaux enjeux. La réflexion du comte Anthony Ashley Cooper

de Shaftesbury, qui publie, en 1710, un Essai sur l’usage de la Raillerie et de l’enjouement

dans les conversations qui roulent sur les matières les plus importantes, permet de

comprendre la logique discursive qui oriente désormais la conversation vers la découverte de

la vérité. Shaftesbury insiste sur le fait que, contrairement à l’art oratoire, la conversation

permet un échange et convoque la raison des auditeurs, eux-mêmes appelés à devenir

locuteurs. Elle met en place une autre forme de réciprocité qui favorise l’interaction

intellectuelle collective : « Shaftesbury reprend l’opposition entre l’art oratoire et la

conversation, et lui donne un sens philosophique (et non plus esthétique) », résume

Jean-Paul Sermain ; « l’éloquence est ou vaine ou dangereuse ; la conversation conduit chacun

à découvrir le vrai. La première suscite une réception passive, et donc non critique, l’autre

transforme l’auditeur en acteur, et l’oblige ainsi à user de sa raison 18. » Chaque membre de la

société est sollicité par cette structure active et est amené à contribuer, par sa réflexion, au

17 Louise d’Épinay offre d’ailleurs une définition de la correspondance en parfait accord avec cette double

modalité, à la fois orale et écrite, de la conversation du XVIIIe siècle. Dans Les Conversations d’Émilie, la fillette, trouvant sa mère en train d’écrire dans son cabinet, se fait expliquer la correspondance de la manière suivante : « […] je causais tout bas avec un absent. L’écriture est la conversation avec les absens. On n’a pas d’autre moyen de leur communiquer ses pensées. » ; « Onzième conversation », dans Les Conversations d’Émilie, p. 209. (Nous soulignons.)

18 Jean-Paul Sermain, op. cit., p. 933.

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développement de celle de ses semblables. Est ainsi créé un espace essentiellement tourné

vers la découverte et l’invention, lesquelles reposent sur un intérêt partagé pour le bien social.

Conservant l’idéal d’esprit de communauté prônée par la conversation, Shaftesbury

conçoit un nouveau mode d’identification des interlocuteurs en accord avec sa définition. Le

lien conversationnel ne relève plus, en effet, chez cet auteur, d’affinités ou de reconnaissances

de classe, mais bien d’un sentiment d’attachement au groupe et d’une volonté partagée

d’harmonie sociale :

Le sentiment de la communauté est à la fois la condition qui rend la conversation possible, et son contenu : ce qu’elle actualise, renforce, dont elle fait prendre conscience. L’art d’agréer était également fondé sur la relation à l’autre : mais il concernait des individus particuliers qui s’accommodaient réciproquement de leurs particularités afin de les mettre mutuellement en valeur. Chez Shaftesbury, c’est le sentiment d’appartenir au groupe qui est premier, et c’est cette appartenance qui définit les « citoyens » […] et les droits et les devoirs qu’il leur confère 19.

Ce sentiment d’appartenance, combiné à la conception de la réciprocité conversationnelle du

même Shaftesbury, investit le modèle d’une nouvelle efficace : « La grande Loi de la

conversation […], c’est que chacun puisse parler à son tour. En fait de raisonnement, on

avance plus dans deux ou trois minutes, par des questions ou par des répliques, que par des

discours suivis qui durent des heures entières 20. » La raillerie, ainsi que l’indique le titre de

l’essai de ce penseur anglais, joue d’ailleurs un rôle fondamental dans ce processus,

puisqu’elle en devient en quelque sorte le moteur. C’est en effet en elle que réside, pour

Shaftesbury, l’espace de critique permettant la progression des idées : « Voulez-vous qu’on

goûte les Conversations qui roulent sur des matières de spéculation ? Donnez à ceux qui s’y

trouvent la liberté de railler, et de révoquer tout en doute d’une manière civile et honnête :

permettez qu’on développe ou qu’on réfute tout argument qui vient à être proposé, en sorte

qu’on ne choque point, celui qui en est l’auteur 21. » Non plus contrainte par une éthique,

19 Jean-Paul Sermain, « La conversation au dix-huitième siècle : un théâtre pour les Lumières ? », dans

Alain Montandon (éd.), Convivialité et politesse. Du gigot, des mots et autres savoir-vivre, p. 123. (Nous soulignons.)

20 Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury, Essai sur l’usage de la Raillerie et de l’enjouement dans les conversations qui roulent sur les matières les plus importantes, p. 20-21, tel que cité par Jean-Paul Sermain, « Le code du bon goût (1725-1750) », op. cit., p. 933.

21 Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury, ibid., p. 20, tel que cité par Jean-Paul Sermain, ibid., p. 934.

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l’interruption devient essentielle au débat en provoquant l’argumentation. Ainsi que le

formule Jean-Paul Sermain :

[l]a raillerie est une critique ouverte qui oblige celui qui en est la cible à se défendre, à s’assurer de ses raisons, à reconnaître ses failles. La raillerie, comme, dans un autre contexte historique, le débat public, est solidaire de la démocratie : l’une et l’autre ont donc fleuri à Athènes. Alors que l’éloquence joue aujourd’hui des contagions du fanatisme et des adhérences de la superstition, la conversation fait prendre conscience de ses préjugés et oblige la raison à sortir de son sommeil […]. Plus de halo religieux ni de superstition qui puisse tenir, plus de mauvaise foi ou d’automystification. La conversation est une épreuve de relativité […] 22.

Il n’y a plus de parole d’autorité incontestable. La recherche du progrès réside dans la

relativité, dans une joute intellectuelle rendue possible grâce au doute, au questionnement, à

l’interrogation, à la raillerie intrinsèques à la conversation. La démarche cognitive des

Lumières prend ainsi tout son sens dans cette forme nouvelle de l’échange : ouverte à

l’ensemble des citoyens, tournée vers le bien-être collectif et encourageant le débat public, la

conversation instaure en effet un mode de réflexion porteur de réforme. Elle apparaît alors

toute désignée pour diffuser le projet prosélyte et la démarche critique des philosophes de cette

époque dans chacune des sphères de la connaissance.

1.3 Vers un espace de travail public et démocratique

Créatif plutôt que contemplatif, le principe de réciprocité de la conversation des

Lumières offre des conditions d’interaction permettant une collaboration intellectuelle dans un

cadre de réflexion démocratique. La nouvelle forme de conversation qu’il institue s’oppose

ainsi à la conversation mondaine non seulement parce que la reconnaissance du groupe

s’appuie désormais sur le mérite de la contribution individuelle et sur la valeur des idées

offertes en partage, mais aussi parce que ces idées peuvent toucher et aborder les domaines de

la science, de la religion, des affaires publiques ou de l’exercice du pouvoir, lesquelles

n’auraient pu franchir les limites du salon du siècle précédent.

22 Jean-Paul Sermain, ibid., p. 934.

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84 Au XVIIIe siècle, la conversation imprègne entièrement la sphère publique et dépasse

largement l’espace privé qu’elle investissait au XVIIe siècle, d’abord parce que ses

intervenants ne sont plus strictement issus d’une élite sociale, puis parce que les sujets qu’elle

permet d’aborder regardent tous les champs de savoir et les aspects de la vie en société. Ainsi

que le précise Roger Chartier : « Le “public” nécessaire à l’avènement des Lumières, et dont

la liberté ne peut être limitée, est ainsi constitué par des individus qui ont les mêmes droits, qui

pensent par eux-mêmes et parlent en leur nom propre, et qui communiquent par l’écrit avec

leurs semblables. Aucun domaine ne doit être soustrait à l’empire de leur activité critique : ni

les arts et les sciences, ni les “questions de religion”, ni la “législation” 23. » La pensée

individuelle est encouragée et le public se constitue d’une pluralité de voix, d’une pluralité

d’expériences et de réflexions. La confrontation et l’exposition, à tous les niveaux, de points

de vue divergents motivent ainsi la conversation d’un public par définition expansif.

Un idéal d’égalité sous-tend ce mode de communication conversationnel. Alors que la

conversation mondaine des classiques perpétuait le modèle hiérarchique de la structure

monarchique, celle des Lumières a en effet des ambitions davantage démocratiques :

Dans l’échange des jugements, dans l’exercice de la critique, dans la confrontation des opinions, s’établit une égalité a priori entre les individus que ne distingue que la plus ou moins grande évidence et cohérence des arguments avancés. À la fragmentation d’un ordre organisé à partir de la multiplicité des corps, la nouvelle sphère publique oppose un espace homogène et unifié ; à une distribution strictement modelée sur l’échelle héritée des conditions, une société qui n’accepte que ses propres principes de différenciations 24.

L’égalité instituée entre les interlocuteurs assure la promotion par le mérite. La naissance, la

condition, le statut social ne permettent plus la distinction : seule la valeur de l’apport

individuel reconnue par les pairs peut la justifier. Le travail collectif, pour être rigoureux et

efficace, doit donc faire fi des provenances sociales. Pour que puisse advenir un espace

égalitaire dans le cadre d’une conversation orale, certaines règles doivent cependant continuer

de régir l’échange, lesquelles règles ne relèvent plus d’un idéal d’honnêteté, mais participent

23 Roger Chartier, op. cit., p. 44. Expressions citées tirées du texte Qu’est ce que les Lumières ?,

d’Emmanuel Kant. 24 Ibid., p. 38-39.

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d’une nouvelle forme de politesse assurant l’harmonie tout en favorisant le débat 25, la

conversation philosophique autorisant une argumentation qui ne débouche pas nécessairement

sur le consensus. La liberté des sujets comme la liberté de l’expression de la pensée est

garantie par ces règles et contribue à faire de la conversation une forme en parfaite adéquation

avec un des principes fondamentaux des Lumières, le refus du dogmatisme :

Dans la conversation des Lumières, la politesse n’exclut […] pas la divergence d’opinion, et l’interlocuteur représente le moment de la contradiction nécessaire. En refusant le modèle de la conversation purement mondaine, le dialogue des idées apparaît en même temps comme un moyen élégant de repousser la tentation du système, et ce mode de pensée sied aussi bien à Diderot qu’à Voltaire, à Hume qu’à Shaftesbury. À travers lui, en effet, se manifeste un double refus du dogmatisme dans la forme et du dogmatisme dans le propos. Cette valorisation du dialogue représente d’autre part un moment d’une réflexion épistémologique plus large : parce qu’elle encourage toutes les formes de la connaissance et de la diffusion du savoir, la philosophie des Lumières trouve dans la conversation le modèle d’une pratique élégante autant qu’utile 26.

Le choc des idées permet certes le progrès, mais la politesse fait en sorte que les débats se

déroulent sans heurts et dans le respect de l’espace de parole octroyé à chacun. Le rôle des

salonnières trouve d’ailleurs sa justification dans cette exigence de politesse, leur présence

étant à l’époque jugée essentielle au maintien de l’harmonie et au bon déroulement de la

conversation des philosophes :

The salon gave the Republic of Letters a social base, but even more important, it provided the republic with a source of political order in the person of the salonnière. She gave order both to social relations among salon guests and to the discourse in which they engaged. The salonnière had always been crucial to the functioning of the salon ; now she became crucial to the project of Enlightenment carried out in and through it. […]

Philosophes and salonnières agreed that the salonnière achieved success by balancing and blending voices into a harmonious whole. On one level, this was the rococo aesthetic of order and variety applied to the discursive space of the salon : the salonnière brought order to the variety of views expressed by her guests. Such harmonizing was necessary both because different views were expressed, and because strong egos were involved. Because social and intellectual identities could not be easily separated when philosophes interacted directly, it was essential that the salonnière bring them into harmony. Her function was political as well as aesthetic.

25 Voir à ce sujet Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750). 26 Stéphane Pujol, op. cit., p. 144-145.

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86 […] The qualities that defined the successful salonnière were thus thought to be gender-specific 27.

Que la conversation s’inscrive dans la rencontre privée d’un cercle ou dans la diffusion

publique des journaux, un principe d’égalité est ainsi toujours recherché, afin que le mérite

seul puisse orienter le cours de la réflexion.

***

Espace de critique ouvert à tous les domaines, la conversation philosophique encourage

la rencontre fructueuse des idées et nourrit une dynamique intellectuelle garante de

changement. Quoique le principe de séduction régissant la conversation des mondains de

l’époque classique ait été remplacé par un principe de recherche et de découverte, il n’en

demeure pas moins que certaines règles continuent de gouverner l’échange cognitif afin de

préserver une réciprocité et une égalité parmi les interlocuteurs. Le débat poli assure donc une

prise de parole pour chacun indépendamment de sa condition et contribue à la bonne

circulation des idées qui, si mises en commun, représentent une richesse incomparable pour la

constitution d’un savoir.

1.4 La conversation comme outil de savoir et de constitution de savoir

La conversation se veut à la fois agréable à tous et utile au bien commun ; mais elle

assure en contrepartie un gain individuel, dans la mesure où la poursuite d’un projet collectif

et le partage que cette démarche implique offrent aux interlocuteurs une possibilité de retour

sur leur propre réflexion. La conversation devient ainsi individuellement bénéfique en

permettant le perfectionnement des raisonnements et l’acquisition d’un meilleur jugement au

contact des idées d’autrui. En ce sens, l’instruction fait partie intégrante de cette forme de

communication. Ce caractère éducatif est toutefois a priori indéterminé, dans la mesure où la

logique aléatoire de la pratique conversationnelle laisse son issue, pour tous et à chaque fois,

inconnue, parce qu'inévitablement soumise au hasard de l’échange.

27 Dena Goodman, The Republic of Letters. A Cultural History of the French Enlightenment, p. 99-101.

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87 L’abbé Morellet insiste sur cet aspect dans la définition de la conversation qui figure

dans son Essai sur la conversation, ouvrage qui ne paraît qu’en 1812 mais qui rend compte de la

conversation des Lumières, puisqu’il est directement issu de la réflexion de Jonathan Swift,

datant elle-même du début du siècle. Sans consister en une traduction fidèle de Hints Towards

an Essay on Conversation (1709-1710), plusieurs passage de l’ouvrage de Morellet en sont

malgré tout des traductions exactes. Ainsi en est-il de la définition qu’il donne de la

conversation : « La conversation est la grande école de l’esprit, non-seulement en ce sens

qu’elle l’enrichit de connoissances qu’on auroit difficilement puisées dans d’autres sources,

mais en le rendant plus vigoureux, plus juste, plus pénétrant, plus profond 28. » Une fonction

éducative et prosélyte est donc attribuée à la conversation – non seulement par Morellet, mais

par l’ensemble des philosophes et des gens de lettres de l’époque. Ainsi que le rappelle

Stéphane Pujol, la conversation des Lumières « a d’abord une valeur cognitive. Elle permet

de vérifier ses propres connaissances, en les soumettant à l’épreuve du discernement et du

jugement d’autrui. […] L’orientation transitive du savoir s’accompagne d’un mouvement

réflexif de retour sur soi. Vecteur de la connaissance, la conversation a encore pour vertu de

rendre problématique l’instruction acquise par l’étude des livres […] 29. » Investissant la

conversation d’un contenu critique réflexif, les philosophes des Lumières érigent cette forme

en un outil de savoir, mais surtout, en un moyen de perpétuation de la constitution du savoir :

la conversation cognitive offre certes la possibilité d’apprendre au contact des idées de ses

interlocuteurs, mais elle assure avant tout une formation rigoureuse de l’esprit par ses

exigences argumentatives, exigences qui impliquent tolérance et respect envers l’altérité et la

diversité. Le doute et la nécessité de la démonstration permettent à l’individu de réévaluer ses

acquis et de départager le vrai du faux, ce à quoi une lecture solitaire n’invite pas. En ce sens,

la conversation est à même de former des esprits avides de progrès et de vérité, puisqu’il est de

son ressort de favoriser, par sa pratique, la transmission des structures cognitives la régissant.

Ainsi que le résume Jean-Pierre Sermain, « le XVIIIe siècle mène à son terme le transfert de

l’ambition rhétorique dans l’espace de la conversation et lui demande non plus seulement

d’établir une concorde sociale, mais d’être le véhicule des idées, et le mode privilégié de leur

28 André Morellet, Essai sur la conversation, dans André Morellet et Jean Le Rond d'Alembert, Éloges de

Madame Geoffrin, contemporaine de Madame Du Deffand, par MM. Morellet, Thomas et d'Alembert, suivis de Lettres de Madame Geoffrin et à Madame Geoffrin, et d'un Essai sur la conversation, p. 158.

29 Stéphane Pujol, op. cit., p. 143-144.

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diffusion : elle n’est plus séparée de l’élaboration d’un contenu, de ce qui correspond à la

recherche et à la mise en forme des arguments 30. »

La potentialité créatrice et par conséquent instructrice de la conversation représente

une richesse inestimable aux yeux des philosophes des Lumières. En effet, détenteurs d’un

certain savoir au début d’une conversation, les interlocuteurs ne peuvent prévoir ce qu’il en

adviendra après que celui-ci aura été soumis à la critique et confronté aux idées des autres.

Denis Diderot, fasciné par cette indétermination, exprime avec enthousiasme à Sophie Volland

les possibilités imprévisibles pouvant émerger de cette hasardeuse rencontre des idées. Après

lui avoir relaté une conversation ayant eu lieu à La Chevrette – chez Louise d’Épinay,

justement – il poursuit de la façon suivante :

C’est une chose singulière que la conversation, surtout lorsque la compagnie est un peu nombreuse. Voyez les circuits que nous avons faits ; les rêves d’un malade en délire ne sont pas plus hétéroclites. Cependant, comme il n’y a rien de décousu ni dans la tête d’un homme qui rêve, ni dans celle d’un fou, tout se tient aussi dans la conversation ; mais il seroit quelquefois bien difficile de retrouver les chaînons imperceptibles qui ont attiré tant d’idées disparates. Un homme jette un mot qu’il détache de ce qui a précédé et suivi dans sa tête ; un autre en fait autant, et puis attrape qui pourra. Une seule qualité physique peut conduire l’esprit qui s’en occupe à une infinité de choses diverses 31.

Le mouvement aléatoire de la conversation assure une intensité, une fécondité à l’exercice de

la pensée qu’un usage individuel et solitaire de la raison ne saurait permettre. La culture

livresque n’est certes pas devenue condamnable, mais elle doit être partagée pour être vivante,

pour se mettre au service de la connaissance et ne pas sombrer dans la stérilité. La

conversation des Lumières fait de la vérité une œuvre collective, essentiellement rendue

possible grâce à la forme interactionnelle qui lui permet d’advenir :

[…] les conditions concrètes de l’échange conversationnel déterminent l’émergence ou la conception des idées, qui se trouvent à leur tour modifiées et façonnées par les développements ou les objections qu’elles suscitent. La pensée n’appartient à personne mais se constitue d’un intervenant à l’autre, et associe ainsi progressivement les membres du groupe autour d’une vérité qui a été conçue collectivement. Chacun cherche bien à persuader l’autre, mais ce mouvement vise à ce que chacun

30 Jean-Paul Sermain, « Le code du bon goût (1725-1750) », op. cit., p. 932. (Nous soulignons.) 31 Denis Diderot, lettre du 20 octobre 1760, dans Lettres à Sophie Volland, tome I, p. 255.

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89 progressivement se persuade de ce qu’il était incapable d’entrevoir isolément : la conversation est le creuset du savoir et de sa transmission, ou, plus exactement, du savoir en tant qu’il s’élabore dans le mouvement de sa transmission 32.

Assurant la constitution du savoir en même temps que la perpétuelle relativisation des acquis,

la conversation s’offre ainsi comme une forme de choix pour la formation de l’esprit.

L’épreuve de relativité qui lui est intrinsèque assure un mode de réflexion rigoureux, parce

qu’incessamment soumis à la critique, au doute et à la remise en question, et qui plus est,

créatif, étant donné son caractère implicitement indéterminé.

***

La finalité, le déroulement et le style de la conversation, pour reprendre les termes de

la définition de Delphine Denis, deviennent à l’époque des Lumières totalement étrangers à ce

qu’ils ont été au cours du siècle classique. Rejetant l’autocentrisme d’une aristocratie oisive,

les philosophes du XVIIIe siècle, en cela influencés par la réflexion anglaise sur la

conversation, confèrent à la pratique dialogique une finalité essentiellement cognitive. On ne

vise plus la reconnaissance de ce que l’on a déjà en partage, mais la découverte de ce qu’un

partage peut engendrer comme nouvelle connaissance. Performance et productivité régissent

ainsi l’espace public et l’élaboration d’une opinion publique dans un esprit démocratique et

égalitaire se fondant sur le mérite. Outil de connaissance, la conversation permet un retour sur

les acquis de chacun en même temps que l’élaboration collective d’un savoir, et ce sont

précisément les deux fonctions pédagogiques que Louise d’Épinay sait reprendre et adapter à

son modèle d’éducation. En accord avec le principe de la participation heureuse de l’enfant à

sa formation, cette forme lui permet de bâtir une œuvre épousant une sensibilité à l’égard du

développement psychologique de l’élève en même temps que le cadre cognitif de la réflexion

des gens des Lumières. En plus d’orchestrer la présentation générique des Conversations

d’Émilie, la structure dialogique qu’adopte la femme de lettres inscrit en effet son œuvre au

sein de la recherche collective de l’époque sur l’éducation des citoyens.

32 Jean-Paul Sermain, « Le code du bon goût (1725-1750) », op. cit., p. 932. (Nous soulignons.)

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2. La structure dialogique des Conversations d’Émilie

Dans Les Conversations d’Émilie, Louise d’Épinay met en place un dialogisme

s’articulant à un double niveau : d’une part, entre l’auteure et son lectorat ; d’autre part, entre

la pédagogue et l’élève. L’adoption de cette forme lui donne l’occasion d’exposer une

méthode pédagogique se réclamant d’une autorité basée sur l’expérience, sans pour cela

s’imposer comme marche à suivre. Hostile à la systématisation et à la généralisation de la

pensée théorique, Louise d’Épinay propose en effet au public une œuvre qui se veut davantage

un partage, un exemple, une sorte de canevas s’articulant sur une connaissance pratique et

quotidienne de la pédagogie, plutôt qu’un plan strictement ordonné empruntant le ton de la

démonstration. La forme comme le contenu de son œuvre témoigne de son opposition à toute

programmation, valorise le hasard dans le cheminement de l’entreprise éducative, invite à la

réception d’une idée de l’éducation pouvant être reprise, repensée et adaptée par chacun ou

chacune en fonction de l’individualité de l’enfant qu’il ou elle éduque. Le rapport que

Louise d’Épinay veut instaurer avec ses lecteurs relève ainsi de l’échange bien plus que de

l’exposé magistral. Du point de vue pédagogique, le dialogue entre la mère et la fille permet à

la première de connaître et de comprendre la seconde, tout en favorisant sa participation active

et sensible à son éducation : par ses questions, par ses commentaires, mais aussi par

l’expression des sentiments qu’elle éprouve, par le plaisir et la satisfaction qu’elle tire de la

relation qui l’unit à sa mère. L’espace de réciprocité et d’égalité qu’instaure la dynamique de

la conversation soutient et alimente les visées empiriques de l’auteure, qui espère mettre en

place un climat d’amitié et de confiance assurant l’authenticité de l’échange et donc, la solidité

de la formation, alors que l’épreuve de relativité intrinsèque à la conversation philosophique

assure le gain d’une rigueur et d’une autonomie essentielles à l’objectif d’indépendance

sous-tendant son approche. Par leurs multiples ressources, les dialogues que Louise d’Épinay

imagine dans Les Conversations d’Émilie concourent ainsi à la valorisation d’une formation

intellectuelle féminine qu’elle appelle de tous ses vœux et qu’elle revendique implicitement

dans toute son œuvre.

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2.1 Le projet pédagogique et littéraire de Louise d’Épinay

Les Conversations d’Émilie sont publiées pour la première fois en 1774, alors que

Louise d’Épinay est déjà plusieurs fois grand-mère. Elle a eu l’occasion de mener différentes

éducations et possède l’expérience et la connaissance autorisant la présentation publique du

fruit de ses réflexions 33. Choisissant sa petite-fille Émilie pour modèle, elle construit une

œuvre valorisant l’individuation du savoir et la compréhension de chaque étape du

développement psychologique de l’élève. Les Conversations d’Émilie sont ainsi présentées

comme le premier volet d’un triptyque pédagogique s’étendant du début de l’enfance jusqu’au

moment du mariage. Le travail stylistique de Louise d’Épinay, dont témoigne la seconde

édition, parue en 1781, renforce sa thèse empiriste, qui bénéficie dans l’œuvre du réalisme de

son écriture. Les préfaces de chacune des éditions, d’abord la « Lettre de l’auteur à

l’éditeur », puis l’« Avertissement sur la seconde édition », annoncent clairement ces

orientations idéologiques et légitiment la recherche littéraire de l’auteure, qui veut insuffler à

son œuvre cette vitalité nécessaire à l’adhésion sensible de son lectorat, et particulièrement des

mères lectrices, à sa méthode.

La « Lettre de l’auteur à l’éditeur » qui figure dans l’édition de 1774 fait mention d’un

vaste projet pédagogique que Louise d’Épinay divise en trois périodes, auxquelles devaient

initialement correspondre trois ouvrages et surtout, trois approches. Soucieuse de trouver une

méthode adéquate pour chaque moment de l’éducation, Louise d’Épinay annonce cette

division en précisant toutefois qu’elle ne relève d’aucune façon d’une programmation ni ne

consiste en une prescription théorique. Bien que sa santé ait empêché l’auteure de donner

suite à son projet et de communiquer au public ses vues sur l’éducation adolescente et sur celle

des années précédant le mariage, le plan général de son programme permet d’en saisir

33 La fille de Louise d’Épinay, Angélique de Belsunce, est à cette époque elle-même mère de trois enfants : deux

garçons et une fille cadette, Émilie. Une lettre de Louise d’Épinay expédiée à Galiani évoque le concours de la femme de lettres dans l’éducation de ces petits-enfants, témoigne de son expérience en matière d’éducation et assoit ainsi son autorité dans ce domaine : « J’ai déjà fait cinq éducations tant de mes enfants que de pauvres parents dont je me suis chargée, aucuns n’ont réussi que ceux que j’ai forcés par l’application et l’assiduité à vaincre les difficultés. J’élève actuellement mes petits-enfants, je me proposerai cette rigueur avec eux, et certainement, ils y passeront. » ; lettre du 2 septembre 1770, dans Louise d’Épinay et Ferdinando Galiani, Correspondance, tome I, 1769-1770, p. 248.

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l’essence et d’en dégager le refus de systématisation, qui néanmoins ne s’oppose pas à une

rigoureuse conception de l’éducation :

Il ne s’agit […] ici ni de plan ni de systême. Cependant, sous ce point de vue même, l’éducation doit être divisée, comme dans un systême bien conçu et bien lié, en plusieurs époques, et il faudrait faire un travail différent pour chacune. On peut en marquer trois principales. La premiere finit à l’âge de dix ans ; la seconde à quatorze ou quinze ans ; la troisieme doit durer jusqu’à l’établissement de l’enfant. Suivant ce plan, je n’aurais encore essayé à travailler que pour la premiere époque, où il s’agit de présenter à l’esprit des idées simples, de lui enseigner et de l’aider à les développer, et de profiter souvent d’une niaiserie, pour le conduire à des réflexions solides et sensées 34.

Les Conversations d’Émilie visent ainsi la formation générale du cœur et de l’esprit qui, s’ils

sont régis par de solides principes moraux et intellectuels, se porteront garants de la formation

à venir de la fillette. La première des étapes de l’éducation endosse donc une méthode qui

prend pour principe organisateur celui du hasard et des aléas de la vie quotidienne. Profiter de

ce que la vie peut apporter à l’enfant et puiser là l’enseignement du moment : voilà ce qui est

préconisé dans cet ouvrage qui se moule sur la structure ouverte et l’issue toujours

indéterminée de la conversation 35.

Si la « Lettre à l’éditeur » pose ces trois étapes distinctes de l’éducation,

l’« Avertissement sur la seconde édition » insiste pour sa part davantage sur

l’individuation de la méthode relativement au tempérament de chaque élève. Le plaisir et les

goûts d’Émilie – âgée de cinq ans au début de l’ouvrage – justifient dans cette préface la

forme d’enseignement qui a été adoptée : « Une mere à qui une santé déplorable n’a laissé

d’autre consolation que celle qu’elle trouve dans l’éducation d’une fille chérie, s’était aperçue

que cet enfant dès l’âge le plus tendre, prenait un intérêt particulier à la conversation, et qu’il

34 Louise d’Épinay, « Lettre de l’auteur à l’éditeur de la première édition », dans Les Conversations d’Émilie,

p. 50. (Nous soulignons.) 35 Si le second ouvrage n’a jamais été écrit, des notes ont toutefois été retrouvées dans les manuscrits laissés par

Louise d’Épinay. Il apparaît à leur lecture, ainsi que nous l’a appris madame Rosena Davison, que l’éducation adolescente aurait consisté en une exploration de différents domaines d’étude – ceux qui étaient propres à la formation des hommes de l’époque : sciences, mathématique, langues, histoire, géographie, etc. – et ce, par le moyen du préceptorat. Une remarque de la mère, dans Les Conversations d’Émilie, laisse d’ailleurs deviner un semblable projet de l’auteure. Lorsque Émilie lui reproche de lui refuser les maîtres qu’elle lui demande, elle se voit en effet répondre ceci : « Lorsque vous aurez douze ou quatorze ans et une santé de fer, je vous donnerai tous les maîtres que vous désirez. » ; « Sixième conversation », ibid., p. 119.

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serait aisé de s’en servir avec avantage, pour lui former l’esprit, et l’accoutumer à la réflexion

sans gêne et sans éfort 36. » C’est l’observation de la nature de la jeune élève qui a conduit au

choix de la conversation comme procédé pédagogique. Il est par ailleurs précisé que cette

méthode ne saurait convenir à tous et qu’il revient à chaque mère de déterminer le canal

pédagogique qui sied au caractère de son propre enfant :

Il est vrai qu’il n’existe pas deux enfans qui se ressemblent en tout point, d’esprit et de tête, comme il n’en existe pas deux qui se ressemblent exactement de figure ; ainsi ces Entretiens ne peuvent, à la rigueur, convenir à aucun autre enfant : mais s’ils ont quelque mérite, s’ils remplissent en quelque sorte le but qu’on s’est proposé, ils doivent mieux que toutes les maximes générales, guider une mere dans cette entreprise douce et pénible, dont sa tendresse lui exagere tout-à-tour et les difficultés et les succès 37.

L’éducation d’Émilie se présente comme une inspiration et la conversation, dont la dynamique

aléatoire servait déjà le refus d’une programmation, concourt à dénoncer la stérilité de la

généralisation philosophique. La forme de l’ouvrage épouse en effet cette volonté de l’auteure

dans la mesure où elle consiste en une mise en scène de l’éducation quotidienne d’une

enfant 38. Pareillement à ce qu’elle faisait dans sa correspondance avec Ferdinando Galiani,

Louise d’Épinay légitime d’ailleurs explicitement, dans cette seconde préface, les fondements

empiriques de son entreprise en déplorant ouvertement l’abstraction argumentative. Elle

prend alors significativement comme point de comparaison la première version des

Conversations d’Émilie qui, si elle ne représente pas une réussite pour l’auteure, est tout de

même fort éloignée, dans sa forme comme dans son contenu, d’une démonstration théorique :

C’est que la premiere édition était l’ouvrage de la prévoyance, et que celle-ci l’est de l’expérience ; ou, pour mieux dire, la premiere était un livre de la mere, et celle-ci est l’ouvrage de l’enfant. C’est l’enfant qui en a fourni tous les matériaux ; qui, sans le savoir, a appris à la mere le secret d’en tirer parti ; qui lui a enseigné les routes les plus sûres pour ariver à son cœur et à sa raison ; qui enfin, par la docilité et la douceur de son caractere, lui a démontré les avantages d’une noble confiance, d’une ironie innocente et légère, d’une allusion indirecte et enjouée, sur la sécheresse des préceptes et la sévérité des réprimandes : souvent il n’a fallu qu’un soin léger et de la mémoire pour rédiger ces Conversations d’après celles qui ont eu lieu entre la mere et la fille.

36 Louise d’Épinay, « Avertissement sur la seconde édition », ibid., p. 47. (Nous soulignons.) 37 Idem., p. 47. (Nous soulignons.) 38 Louise d’Épinay fait entièrement sienne la structure de la conversation des Lumières qui, comme le souligne

Stéphane Pujol, « manifeste un double refus du dogmatisme dans la forme et du dogmatisme dans le propos. » ; op. cit., p. 145.

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94 Envisagées sous ce point, elles peuvent indiquer aux persones chargées de l’instruction des enfans, plus d’un sentier ignoré dans cette carriere importante et difficile. Les préceptes généraux sont dans la science de l’éducation, comme dans toute autre science, de peu de ressource. Persone ne les conteste, mais pour les répéter continuélement, on n’en est pas plus avancé, ou l’on ne s’en égare pas moins, parce qu’ils sont vagues par leur nature, et n’indiquent aucune route précise ; il n’est pas même fort rare de voir marcher dans des routes entiérement opposées ceux qui ont sans cesse les mêmes maximes dans la bouche 39.

Le réalisme que Louise d’Épinay parvient à insuffler à son écriture fait ainsi toute la

différence entre les deux éditions de l’ouvrage et dote la seconde d’une plus grande efficacité

en regard de ses convictions épistémologiques 40. Son style littéraire embrasse son choix

argumentatif et contribue à la réussite de son projet, qui tend d’abord et avant tout à toucher la

sensibilité maternelle et à lui communiquer des moyens susceptibles de satisfaire ses

ambitions filiales.

Plusieurs procédés stylistiques permettent d’atteindre à un tel réalisme, notamment la

ponctuation, qui transmet aux lecteurs les émotions des personnages. Ainsi en est-il de la joie

et de l’agitation d’Émilie qui transparaissent ici grâce au concours des points d’exclamation,

qui donnent d’emblée le ton à l’ensemble de sa réplique :

Ah, vous voilà, enfin ! Bon soir, ma chère Maman ! Que je suis aise de vous revoir ! Comment vous portez-vous à présent ? Mieux que tantôt. Je vois cela à votre air, et je m’en vais danser de joie. Tenez, je ne peux pas vous voir soufrir ; c’est au dessus de mes forces : notez cela dans vos tabletes ; mais ne l’oubliez plus. Vous m’avez

39 Louise d’Épinay, « Avertissement sur la seconde édition », op. cit., p. 48. La dernière partie de cet extrait

pourrait être dirigée contre Jean-Jacques Rousseau, qui tout en ayant écrit l’Émile et en ayant inspiré par cet ouvrage un grand mouvement pédagogique dans la seconde partie du XVIIIe siècle, a lui-même abandonné tous ses enfants.

40 Dans la présentation qu’elle fait des Conversations d’Émilie, Rosena Davison compare ces éditions et en analyse les principales différences stylistiques, soulignant ainsi la nature du travail d’écriture de Louise d’Épinay : « Une comparaison des deux éditions nous permet de mesurer l’écart entre l’édition de 1774 et celle de 1782, et de constater le travail exécuté par Mme d’Épinay pour perfectionner son œuvre. Tout d’abord on remarque la différence de longueur (vingt conversations au lieu de douze) ; ensuite que le tout a été entièrement remanié […]. Le ton “impératif et didactique” parfois même fastidieux qui caractérisait la première édition a été remplacé par un ton plutôt enjoué et amical […]. Le conditionnel devient le temps préféré des verbes afin de mitiger la sévérité apparente des conseils. Grâce au ton plus aimable et aux ajouts qui apportent des renseignements supplémentaires en éclaircissant certaines parties restées obscures, l’ensemble de la deuxième édition ressemble davantage à un authentique échange entre mère et fille. Mme d’Épinay a davantage recours à l’ironie et à l’humour pour raisonner avec Émilie de sorte que la différence d’âge réelle semble moins évidente. Ces changements d’ordre stylistique sont une preuve (s’il en faut) de l’attention exacte qu’elle porte au travail de révision afin d’améliorer et rehausser l’expressivité de son texte. » ; « Introduction », dans Louise d’Épinay, Les Conversations d’Émilie, p. 41.

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95 envoyée aux Tuileries : eh bien, j’y ai été, et j’y ai vu quelque chose de bien extraordinaire. […] 41

La vitesse avec laquelle Émilie change de propos est également une méthode fort utile à

l’auteure pour reproduire le babil des enfants. Le rythme rapide des échanges, les multiples et

incessantes questions de la fillette, la nature même de ses questions, qui témoigne de cette

curiosité intarissable propre à l’enfance, et l’attitude gentiment moqueuse de la mère, qui

s’amuse manifestement des expressions de sa fille, contribuent tout autant à insuffler aux

conversations l’effet de réel recherché :

Émilie – (frape doucement à la porte du cabinet) Mère – Qui est là ? Émilie – Maman, c’est la petite persone qui vient sur la pointe des pieds. Mère – Et que me veut la petite persone sur la pointe des pieds ? Émilie – Ah, vous écrivez… J’en suis fâchée. Mère – Pourquoi ? Émilie – Mais à qui écrivez-vous donc ? Mère – C’est à quelqu’un à qui j’ai à faire et que vous ne connaissez pas. Émilie – Et qu’est-ce que vous lui mandez ? Mère – Ah, la petite persone est curieuse ! Et qu’est-ce que cela vous fait ? Mère – Rien, mais c’est pour le savoir 42.

Malgré son aspect tout à fait anodin, ce début de la onzième conversation fournit pourtant à la

mère matière à plusieurs leçons, notamment sur l’intimité et la discrétion, mais il permet

surtout la reconnaissance des attitudes typiques de l’enfance. Le ludisme qui teinte l’ensemble

des dialogues ainsi que l’esprit de connivence qui unit les interlocutrices poursuit le même

objectif d’identification de la part des parents-lecteurs, tout en rendant compte du naturel et de

la familiarité avec lesquels il importe, pour l’auteure, de mener une conversation à la fois

pédagogiquement efficace et agréable pour l’enfant. Cet aspect, récurrent dans l’ouvrage,

apparaît par exemple lorsque la mère enseigne à sa fille à ne pas faire dans l’hyperbole et à

choisir avec justesse son vocabulaire. Elle invite alors Madame, la poupée d’Émilie, à se

prononcer sur le sujet qui les occupe :

Mère – […] Le désespoir est la privation de toute espérance. Or tous les moralistes sont d’accord que sans l’espérance, cette fille du ciel, l’homme ne pourrait conserver un seul instant le désir de sa misérable existence. Ainsi, lorsque vous dites que vous êtes au désespoir, il est clair que je dois trembler pour vos jours.

41 Louise d’Épinay, « Dixième conversation », ibid., p. 181. 42 Louise d’Épinay, « Onzième conversation », ibid., p. 208.

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96 Émilie – C’est-à-dire, Maman, que j’ai parlé comme une fole ? Mère – Mais demandez-le plutôt à Madame. Émilie – Madame me fait un signe qui ne m’est pas favorable. Mère – C’est que Madame est un bon esprit 43.

Si l’art de Louise d’Épinay parvient à incarner, dans les commentaires, questions et remarques

d’Émilie, toute la vitalité de l’enfance, il s’efforce aussi d’en montrer le caractère indiscipliné,

étourdi et maladroit. En effet, ainsi que le souligne Rosena Davison, « Émilie n’est pas une

fille modèle. Nous sommes en présence d’une fille qui, comme toutes les autres, a des sautes

d’humeur, des faiblesses et des incartades qui permettent à toute mère de reconnaître en

Émilie son propre enfant. Mme d’Épinay atteint l’objectif qu’elle s’était fixé au départ : elle

fait appel à l’esprit et au cœur des mères-lectrices 44. » Au début de la septième conversation,

nous sommes ainsi en présence d’une Émilie repentante, honteuse de sa témérité et n’osant

avouer à sa mère la chute qu’elle a faite. Son discours montre clairement qu’elle essaie

d’esquiver les questions qui lui sont posées et tente d’attirer l’attention de sa mère sur les

effets de son malheur plutôt que sur sa cause ; mais il nous communique également, par la

présence des adverbes d’intensité, l’enthousiasme que retrouve immédiatement la fillette

lorsque vient le temps de décrire le contexte si invitant de cet événement :

Émilie – Êtes-vous seule, Maman ? Mère – Oui, pourquoi ? Émilie – Je n’ose me montrer ; je vous ferais peur. Mère – Peur ! Et comment ? Émilie – Tenez, voyez comme me voilà faite. Mère – Ah !… En effet, vous voilà jolie persone. Une bosse au front, le nez enflé, le

menton écorché… Où donc vous êtes-vous si bien accommodée ? Émilie – Heureusement, ce ne sera rien. J’ai beaucoup saigné du nez et ma bonne dit

que c’est une bonne marque. Je vous avoue, Maman, que je me suis cru tuée. Mère – Vous avez donc fait une chute ? Émilie – Mon dieu oui. […] Je me promenais dans le jardin. Ma bonne était un peu

derriere moi, à cueillir, je crois, du thym. Je tourne dans une allée. J’y trouve cette grande échele qui est sur des roulettes. Elle vient d’être repeinte. Elle est d’un verd si beau, si luisant quand le soleil donne dessus. Ne voilà-t-il pas que, sans rime ni raison, l’envie me prend d’y grimper. […] 45

43 Louise d’Épinay, « Quinzième conversation », ibid., p. 306. (Nous soulignons.) Plus tôt, dans le même

échange, une remarque d’Émilie témoigne également de cette connivence mère-fille, tout en soulignant la connaissance intime que la fillette a du caractère de sa mère : « Tenez, Maman, vous avez aujourd’hui votre air malin ; vous vous moquez de moi, je vois cela. » ; idem., p. 304.

44 Rosena Davison, op. cit., p. 24. (C’est l’auteure qui souligne.) 45 Louise d’Épinay, « Septième conversation », dans Les Conversations d’Émilie, p. 129.

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Contrairement aux autres entretiens, magasins et dialogues qui abondent à l’époque, la fillette

que mettent en scène Les Conversations d’Émilie n’est donc pas dépourvue de défauts et

apparaît souvent sous un jour indocile, inattentif ou paresseux. Ce que Marcel Grandière

observe par rapport à la personnalité des personnages du mouvement qu’il appelle celui de

« la morale en action », qui se compose justement de ce genre d’écrits destinés à la fois aux

éducateurs et aux enfants et dont les principales représentantes sont Jeanne-Marie Leprince

de Beaumont et Stéphanie-Félicité de Genlis, ne se vérifie ainsi pas dans l’ouvrage de

Louise d’Épinay :

Il s’agit d’une morale essentiellement pratique, suivie dans les événements de la vie quotidienne et au travers de l’observation du monde. On s’arrange pour créer les événements selon les besoins, et la fiction est constamment sollicitée. Les instituteurs font vivre en fait les élèves dans un monde imaginaire bien loin de la vie qu’on prétend cependant leur montrer. […] C’est une méthode pour les bons enfants, intéressés et attentifs, sollicitant et priant eux-mêmes les maîtres de les instruire. Ils sont très pressés d’apprendre et habitués très tôt à recevoir leurs petits camarades pour jouer sagement et accomplir quelque geste de bienfaisance envers un pauvre du voisinage. Les contre-modèles, les mauvais sujets sont honnis et rejetés, sans plus d’égard 46.

Certes, Émilie n’est pas ce qu’on peut appeler « un mauvais sujet », mais elle ne correspond

pas pour autant à la description de l’enfant sage idéal que décrit ici Marcel Grandière. La

volonté de Louise d’Épinay est manifestement d’offrir au public un personnage ancré dans le

monde pratique et réel, qui a des défauts et des qualités dont il faut s’accommoder et qui, par

cette complexité, se distingue des personnages de ses contemporains. En travaillant son

écriture pour faire d’Émilie une fillette pétillante et énergique, Louise d’Épinay rejoint ainsi

plus efficacement les mères, qui reconnaissent davantage leur enfant dans sa différence

attachante que dans la froide uniformité d’un enfant modèle. Grâce à ce procédé

d’identification parentale, la femme de lettres peut mieux convaincre son lectorat de son

modèle ; mais cela lui permet en contrepartie d’atteindre un autre de ses objectifs et

d’encourager la participation des mères à la réflexion publique sur l’éducation, puisqu’en

publiant son œuvre, elle fait elle-même la preuve de la pertinence et de l’utilité du partage

d’une expérience pédagogique individuelle.

46 Marcel Grandière, L'idéal pédagogique en France au dix-huitième siècle, p. 317. Notons que cette remarque

suit précisément l’analyse d’Adèle et Théodore, de Stéphanie-Félicité de Genlis, ouvrage rival des Conversations d’Émilie pour l’obtention du prix Montyon de l’année 1783.

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2.2 L’utilité publique de l’expérience maternelle

Louise d’Épinay destine explicitement son œuvre à ses descendantes afin que celles-ci

puissent bénéficier de son expérience pour éduquer leurs propres filles. Faisant parvenir un

exemplaire de son ouvrage à son correspondant napolitain, elle le lui présente par deux fois

comme un legs filial : « C’est un ouvrage que j’ai fait étant mourante l’année dernière, pour

laisser à ma fille un modèle de la manière dont elle devait s’y prendre pour élever ses

enfants 47 », lui dit-elle dans une première lettre. Elle reprend une formulation similaire dans

une seconde lettre, qu’elle lui envoie quelques jours plus tard : « […] c’est l’ouvrage d’une

mourante, une espèce de testament, un modèle que je voulais laisser à ma fille de la manière

dont j’élevais la sienne 48. » Certes, le but avoué est authentique et le modèle même de

l’éducation mis en place dans l’ouvrage vise ce type de transmission de mère en fille 49, mais il

est toutefois manifeste que cette volonté testamentaire est appelée à dépasser le cadre familial,

ne serait-ce que par la publication de l’ouvrage, qui témoigne des ambitions d’utilité sociale de

la femme de lettres. La préface à l’édition de 1781 rend d’ailleurs clairement compte d’un

désir d’offrir son modèle en partage au public de son époque 50. L’empirisme constitutif de

l’œuvre ainsi que l’appel explicite de l’auteure à une mise en commun publique des

expériences maternelles laissent entrevoir une autre conception de la constitution du savoir,

qui semble avoir été heureusement reçue à l’époque, ce dont il est possible de juger d’après le

47 Louise d’Épinay, lettre du 15 novembre 1774, dans Louise d’Épinay et Ferdinando Galiani, op. cit., tome IV,

juin 1773-mai 1775, p. 201. (Nous soulignons.) 48 Louise d’Épinay, lettre du 5 décembre 1774, ibid., p. 205. (Nous soulignons.) 49 Nous aurons l’occasion de revenir sur cet aspect essentiel du modèle pédagogique des Conversations d’Émilie

dans le chapitre suivant. 50 Élisabeth Badinter interprète même la publication de l’œuvre de Louise d’Épinay comme une réponse publique

à Sophie, c’est-à-dire au modèle féminin de Jean-Jacques Rousseau : « Il ne lui suffisait pas [à Louise d’Épinay] de réussir l’éducation d’Émilie. Il fallait aussi que ses principes, sa méthode et ses buts devinssent un modèle pédagogique pour les autres mères. En élevant Émilie et en notant leurs conversations en vue d’un livre, Louise poursuit un double objectif. Tracer le portrait de la bonne mère et celui du modèle féminin qu’elle souhaite voir se développer. En ce sens, Mme d’Épinay se présente comme une rivale de Rousseau sur le terrain de la pédagogie. » ; Émilie, Émilie, ou L’ambition féminine au XVIIIe siècle, p. 382. Il est plus que probable que l’auteure des Conversations d’Émilie réponde en effet à l’Émile, mais il est surtout évident qu’elle s’oppose à l’ensemble des plans pédagogiques féminins de son époque, qui ne reconnaissent pas aux femmes les mêmes capacités qu’aux hommes et qui, par la pensée naturaliste ambiante à l’égard de la différence entre les sexes, les jugent inaptes à toute activité publique.

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succès qu’ont connu Les Conversations d’Émilie 51 et les témoignages d’auteures

pédagogiques de l’époque qui en ont souligné le mérite pour la formation des jeunes filles.

Valorisant et justifiant la voix maternelle, Louise d’Épinay prône une réflexion collective

prenant appui sur le témoignage des mères, ce qui fait implicitement des femmes une source

précieuse de connaissance et de progrès.

Le public a accueilli Les Conversations d’Émilie comme une œuvre utile et surtout,

nouvelle par sa forme 52. En plus de s’être mérité, en 1783, la première édition du

prix Montyon, décerné par l’Académie française à l’œuvre la plus utile parue dans l’année,

Louise d’Épinay a reçu des témoignages de gratitude de la part de ses pairs. Ainsi

Stéphanie-Félicité de Genlis, qui était également en lice pour le prix, loue Les Conversations

d’Émilie dans Adèle et Théodore (1782), un traité d’éducation se présentant sous forme

épistolaire. L’une des lettres de cet ouvrage recommande explicitement la lecture du livre de

Louise d’Épinay pour une jeune enfant : « Pour en revenir à la prose, Adèle, pour toute

lecture, n'aura jusqu'à sept ans, que mes contes ; ensuite je lui donnerai les conversations

d'émilie (sic.), ouvrage charmant que vous m'avez entendu louer tant de fois, et qui l'occupera

jusqu'à huit ans 53. » Madame de La Fite, auteure plus tardive, recommande également

l’œuvre de Louise d’Épinay dans la préface de ses Entretiens, drames et contes moraux, a

l’usage des enfans (1820) : « On se plaint généralement qu’il est peu de livres qu’on puisse

mettre entre les mains de ceux qui sont sortis de la première enfance. Quelques-uns des écrits

de madame de Beaumont, et les Conversations d’Émilie sont presque les seuls ouvrages

français où la morale soit mise à leur portée 54. » Le plus grand enthousiasme se retrouve

51 La seconde version de l’ouvrage a été éditée une douzaine de fois et traduite en quatre langues : l’anglais,

l’allemand, l’espagnol et le russe ; Rosena Davison, « Madame d’Épinay’s Contribution to Girl’s Education », dans Roland Bonnel et Catherine Rubinger (éds), Femmes savantes et femmes d’esprit. Women Intellectuals of the French Eighteenth Century, p. 237 et p. 241, note 30.

52 Louise d’Épinay s’étonne et s’amuse d’ailleurs de son succès dans une lettre qu’elle envoie à Galiani : « Vous n’avez pas encore reçu mes dialogues, ils sont publics ici malgré les précautions que je croyais avoir prises pour rester ignorée. Ils ont un succès fou, réellement à mourir de rire, parce que cela n’était pas fait pour tourner les têtes qui n’ont ni enfants ni petits-enfants. Il n’y a pas jusqu’à la mère Geoffrin qui est obligée d’en dire du bien, elle en est bien fâchée je crois. » ; lettre du 9 janvier 1775, dans Louise d’Épinay et Ferdinando Galiani, op. cit., tome IV, p. 214.

53 Stéphanie-Félicité de Genlis, Adèle et Théodore, p. 88. L’auteure ne savait évidemment pas, à l’époque de la rédaction de cette louange, qu’elle allait elle-même devenir la rivale de Louise d’Épinay pour l’obtention du prix académique de 1783…

54 Madame de La Fite, Entretiens, drames et contes moraux, a l’usage des enfans, p. vij.

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toutefois sous la plume de Galiani, qui remarque la grande originalité de l’œuvre, tant du point

de vue de sa méthode pédagogique que de la forme dans laquelle cette méthode se déploie :

Tout ce que je vous en dirai ce soir, c’est qu’il [le livre] m’a paru très original, et très nouveau à cause du genre. Il y a une infinité de dialogues didactiques, mais tous prennent l’écolier quelques tons plus haut. Vous le prenez au bégaiement pour ainsi dire, ce qui n’avait pas été encore fait par personne, mais au fond en touchant par le ré-sol-ut vous prenez la basse fondamentale de tout le savoir humain. Je vous dirai aussi que vous avez été furieusement aidée par Émilie, qui a composé en entier son rôle, sans quoi vous ne vous en seriez jamais tirée 55.

Galiani souligne le mérite qu’a Louise d’Épinay d’entreprendre très tôt l’éducation de l’enfant,

et c’est précisément ce qui rend, selon lui, son ouvrage si nouveau par rapport à l’ensemble de

la production pédagogique de l’époque. De manière plus implicite, il applaudit également

dans cette lettre au réalisme des dialogues, mais c’est seulement après avoir lu la seconde

édition qu’il revient précisément sur cet aspect de l’écriture de Louise d’Épinay. Il

communique alors son admiration pour la dixième conversation de l’ouvrage, dans laquelle

Émilie raconte une histoire de manière complètement désordonnée, en ponctuant sans cesse

son récit de « et puis » qui étourdissent visiblement sa mère et finissent par l’essouffler

elle-même :

Émilie – Il y avait deux vieux bons hommes qui étaient une fois sur les montagnes… les montagnes…

Mère – Tout est-il écrit avec cette élégance ? Émilie – Mais, Maman, je n’ai pas retenu les mots, je vous conte les choses d’après

moi. J’ai oublié le nom de la montagne ; mais c’est égal. Mère – Comment égal ? Vous voulez me faire grimper sur une montagne sans nom ? […] Émilie – Ah, voilà que je m’en souviens. C’était au bord de la mer… Non, non, ils

devaient y aller… Mais non, ils sont restés dans les Alpes, proche de la Savoie, si je ne me trompe.

Mère – Dieu merci, me voilà orientée ! À présent je les vois d’ici, ces bonnes gens. […] Émilie – Eh bien, Maman, ces deux vieillards étaient là. Ils s’étaient fait une petite

maison, et ils avaient un lit avec deux matelas et un sommier de crin, et puis

55 Louise d’Épinay, lettre du 14 janvier 1775, dans Louise d’Épinay et Ferdinando Galiani, op. cit., tome IV,

p. 215-216. (Nous soulignons.) La fille de Louise d’Épinay et mère d’Émilie rectifiera dans une lettre la méprise de Galiani, qui ne reconnaît pas dans cet extrait tout le mérite littéraire de sa correspondante : « Maman est bien flattée de votre jugement sur ses dialogues [.] Si vous n’aviez pas pensé comme cela nous nous serions brouillés ensemble [,] je trouve que dans son genre ce petit volume est un chef-d’œuvre et maman diminue sa gloire quand elle dit que ma fille a dicté toutes ses réponses. » ; Mme de Belsunce (à Galiani), lettre du 6 février 1775, ibid., p. 220-221. (Nous soulignons.)

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des livres, et puis deux chaises de paille, et puis ils priaient le bon dieu, et puis…

Mère – Et ils étaient là avec tous ces Et puis ? Émilie – Mais non, Maman, c’est que je conte. [Mère] Émilie – Allons, allons, je m’en vais bien dire. Il leur était arivé bien des malheurs à

ces deux messieurs. Il y en avait un qui était bien bien riche. Mère – C’est un malheur dont on se console ordinairement. Émilie – Oui, mais l’autre ne l’était pas. Mère – Et pourquoi ne l’était-il pas ? Qu’est-ce qu’ils faisaient tous deux sur cette

montagne avec un lit et des livres, l’un étant si riche ? Émilie – Mais non, Maman, un moment de patience ; c’est qu’il ne l’était plus, comme

vous allez voir. Mère – Voyons donc. Émilie – C’est-à-dire, qu’il n’est devenu riche qu’à la fin de mon conte. Mère – Vous le commencez donc par la fin ? Il fallait m’en prévenir, car ce n’est pas

l’ordinaire. Émilie – Oh Maman, cela n’y fait rien. Mère – Pour vous qui savez votre histoire ; mais pour moi ! 56

À sa manière toujours humoristique, Galiani complimente Louise d’Épinay sur la spontanéité

et la drôlerie qu’elle a su donner à cette narration tout enfantine : « Savez-vous bien, ma belle

dame, que vous avez pensé me faire étouffer à force de rire. Si j’en étais mort votre livre en

aurait été la cause. Cette dixième conversation est chose incroyable ; (car le mot chef-d’œuvre

est trop avili) 57. » Il la félicite ensuite plus explicitement sur sa réussite quant à l’incarnation

de sa thèse pédagogique dans la naïveté de ses Conversations : « Les dialogues sont charmants

tout à fait. Ce rôle d’Émilie est si vrai ! Jamais on n’a dit de plus grandes vérités avec plus

d’enfantillage. C’est un grand ouvrage en un mot, et qui pèse autant par ce qu’on y dit, que

par ce qu’on n’y dit pas 58. » Justement, Louise d’Épinay « ne dit pas », elle montre. De la

même façon que son personnage est appelé à déduire par l’observation, à comprendre par

l’expérience de la vie courante, sa lectrice ou son lecteur est interpellé/e par un ouvrage qui

n’énonce pas une liste de leçons, mais qui déploie un certain espace d’opacité que doit

56 Louise d’Épinay, « Dixième conversation », dans Les Conversations d’Émilie, p. 190-193. Commentant le

même conte, Rosena Davison souligne le réalisme littéraire de l’écriture de l’auteure : « Called the “conte des et puis” because Émilie’s repetition of these words during the story, the delightful episode is Émilie’s first attempt at formulating a story for others in a coherent and logical fashion : the reader can almost hear her breathless enthusiasm and confusion as she struggles to answer her mother’s requests for clarification. » ; « Madame d’Épinay’s Contribution to Girl’s Education », op. cit., p. 225.

57 Ferdinando Galiani, lettre du 28 janvier 1775, dans Louise d’Épinay et Ferdinando Galiani, op. cit., tome IV, p. 218-219.

58 Ferdinando Galiani, lettre du 16 juin 1781, ibid., tome V, juin 1775-juillet 1782, p. 245.

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combler l’individualité du pédagogue s’appropriant sa méthode 59. Derrière l’innocence des

questions d’Émilie, la simplicité des réponses maternelles, le ton enfantin de l’ensemble de

l’ouvrage, dont nous savons tout ce qu’il requiert de savante mise en scène, tout un système

d’interaction et d’identification se met donc en place, dans lequel l’exemple se fait plus

éloquent et convainquant que le discours. Selon Louise d’Épinay, ce système ne peut toutefois

prétendre à une réelle performance que si l’exemple devient multiple.

L’« Avertissement sur la seconde édition » invite ainsi au partage de l’expérience

maternelle :

Il serait sans doute à désirer que toute mere attentive voulût confier au public les fruits de son expérience, surtout dans un moment où l’amour maternel semble pénétrer tous les cœurs avec plus d’énergie et de force, et où, dans la plupart des jeunes meres, tous les goûts, tous les intérêts ont cédé la place à cette passion impérieuse et touchante. Ce serait un sûr moyen de jeter des fondemens permanens et solides pour une éducation générale et raisonnée 60.

La mise en commun de différentes éducations permettrait la constitution d’un savoir

pédagogique plus réaliste, plus pragmatique et donc, plus utile à la société et à la formation de

la jeunesse. Louise d’Épinay valorise une pensée sensible qui allie à la fois l’expérience et la

théorie, et met en place l’idée d’une pédagogie ne tablant pas sur un principe d’autorité

« martial » assimilable à celui des philosophes qu’elle critique. Ce faisant, elle confère aux

mères un rôle inédit dans l’avancement de la science de l’éducation, puisque leurs expériences

deviennent une base essentielle à l’élaboration d’une pensée éducative et permettent de mettre

au jour encore plus de contingences pédagogiques, encore plus de solutions pour parfaire la

formation des futurs citoyens (et citoyennes).

Apostrophant les mères par cette invitation à la publication, Louise d’Épinay veut

rejoindre ses lectrices par ce qui les unit – leur amour commun pour leur enfant –, mais elle

59 « What makes this book more readable and accessible than many contemporary texts on girls’ education is the

active role played by Émilie, not just in the formulation of the text through her spirited rejoinders, but also her participation in her own training. The dialogue form of the book permits madame d’Épinay to involve the reader directly in both levels (the child’s and the mother’s) and in all aspects of the discussion on Émilie’s education. » ; Rosena Davison, « Madame d’Épinay’s Contribution to Girl’s Education », op. cit., p. 234.

60 Louise d’Épinay, « Avertissement sur la seconde édition », op. cit., p. 49.

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cherche surtout à faire émerger une voix féminine publique qui puisse s’imposer dans la

sphère d’échange sociale. Tablant dans cette préface sur la qualité maternelle que l’on

reconnaît alors essentiellement aux femmes 61, elle subvertit de manière implicite, comme le

souligne Mary Seidman Trouille (qui commente le même extrait de la seconde préface), les

normes sociales confinant les femmes au silence :

What make this passage subversive is that d’Épinay invokes the twin cults of motherhood and the public good (both drawn from Rousseau) as pretexts to encourage other women to write and publish. This « call for paper » presents a clever challenge to the ideal of female silence and to the authority of male educators. Not only does d’Épinay urge women to defy the prejudices against women writers ; she also encourages them to share their experiences as mother with each other to supplement (indeed to supplant) the abstract and, in her view, often useless writing of pedagogical theorists like Rousseau 62.

L’ambition de Louise d’Épinay à l’égard des femmes se présente en grande partie sous le

couvert du rôle pédagogique qui incombe aux mères. Ainsi que nous le verrons plus loin,

cette ambition imprègne également tout le modèle des Conversations d’Émilie et participe

justement de ce que « ne dit pas » l’ouvrage. Au-delà de la formation d’une mère, l’éducation

d’Émilie vise en effet celle d’une femme à la fois indépendante et utile à la société et ce,

autrement que simplement par son rôle d’éducatrice. Si une volonté testamentaire anime le

projet d’écriture des Conversations d’Émilie, force nous est donc de constater que son objectif

global dépasse le cadre de la transmission familiale, valorise l’émergence d’une voix féminine

publique et la prise en charge, par les femmes, d’un rôle plus important, en termes de

responsabilité, que celui qui leur était jusqu’alors assigné.

***

61 « L’intérêt porté à la mère n’est justifié que dans la mesure où sa fonction est une courroie de transmission

obligée entre l’enfant et la société. À la mère est proposée une vie par procuration dans le développement harmonieux de ses enfants. L’échec de la mère dans la Nouvelle Héloïse est aussi l’échec d’une femme. L’occultation de l’image de la femme est, en effet, une des caractéristiques des ouvrages de fiction orientés vers la réflexion pédagogique sur le rapport mère-enfant. » ; Isabelle Brouard-Arends, Vies et images maternelles dans la littérature française du dix-huitième siècle, p. 413. Il va sans dire que Les Conversations d’Émilie ne se rangent pas parmi ce type d’ouvrages.

62 Mary Seidman Trouille, Sexual politics in the Enlightenment. Women writers read Rousseau, p. 149-150. (Nous soulignons.)

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104 Les Conversations d’Émilie s’inscrivent et participent pleinement de cette conversation

philosophique des Lumières qui favorise l’échange et le débat d’idées. Interpellant d’une part

la mère, en offrant un ouvrage pédagogique ouvert plutôt qu’un programme strictement

ordonné, elle convoque d’autre part la femme lectrice, puisqu’elle l’incite à partager, par le

biais de la publication, son expérience propre. Une autre idée du savoir est mise en place par

cette dernière volonté, Louise d’Épinay étant convaincue que la réflexion théorique ne peut

rien sans un support empirique et multiple et une connaissance intime de ce qu’est

une éducation. Son ouvrage se fait à ce titre exemplaire, puisqu’il allie la réflexion à la

pratique, mais laisse parler la seconde en lieu et place de la première. Louise d’Épinay fait

donc sienne la dynamique conversationnelle dans le rapport qu’elle cherche à instaurer entre

son lectorat et son ouvrage, mais aussi entre les différentes lectrices de son ouvrage et

l’ensemble de la collectivité. Si elle vise l’utilité publique féminine par son appel à la

publication, elle le fait cependant tout autant en s’appropriant la conversation comme mode de

formation féminine et en usant de tous les ressorts intrinsèques à cette structure d’échange

pour doter son Émilie d’une rigueur intellectuelle et d’une force morale garantes

d’indépendance, qui font contraste avec l’enseignement alors traditionnellement réservé aux

filles.

3. Les Conversations d’Émilie et le dialogisme des Lumières

Le choix de Louise d’Épinay pour la forme conversationnelle comme canal

pédagogique s’accorde parfaitement avec le commentaire d’André Morellet qui considérait la

conversation comme « la grande école de l’esprit », c’est-à-dire comme le moyen le plus sûr

de rendre l’esprit « plus vigoureux, plus juste, plus pénétrant, plus profond 63. » Si le

philosophe se réfère surtout aux salons et à la conversation éclairée entre personnes ayant

63 André Morellet, op. cit., p. 158. Ruth Plaut Weinreb insiste d’ailleurs sur la communauté d’esprit que partage

Louise d’Épinay avec les philosophes de son époque par son goût pour le dialogue : « The stylistic preference for the dialogue, a form favored by the philosophes, forges another link between Mme d’Épinay and her confrères, especially Diderot. The form allows for a free exchange of ideas and invites contradiction ; it establishes equality between interlocutors and creates a natural vehicule for philosophe debate. Her novel [i.e. Histoire de Madame de Montbrillant] abounds with miniature comedies ; by definition, the Conversations is dialogically constructed. The letters to Galiani themselves constitute a dialogue enacted in slow motion since it took forty to fifty days between the dispatching of a letter and the receipt of a reply. Passages of dialogue,

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achevé leur éducation, Louise d’Épinay adapte pour sa part le modèle de la conversation

philosophique aux balbutiements de l’éducation, soit au tout début de la formation de l’esprit

d’une fillette de cinq ans. Dans Les Conversations d’Émilie, le dialogue permet à la mère de

mener progressivement sa fille vers un savoir plus étendu, plus complexe et, grâce à la

structure aléatoire et à la trajectoire indéterminée de la conversation, de le faire au rythme des

aléas de la vie quotidienne et selon les expériences qui se présentent à elle. La connaissance

de la nature d’Émilie est ainsi fondamentale, pour la mère autant que pour l’élève, qui apprend

elle-même à se positionner dans le monde en sa qualité d’enfant avant d’entreprendre toute

démarche cognitive. Sa participation à son éducation est par ailleurs assurée par le souci

toujours présent chez la mère d’adapter ses leçons au niveau de la compréhension d’Émilie et

d’illustrer ses enseignements, ce que rend possible la convocation de différents genres

littéraires, notamment le conte. Les questions, commentaires et réactions de la fillette peuvent

dès lors surgir et offrir à la mère l’occasion de réviser les connaissances de sa fille, de vérifier

la solidité de ses acquis. Si cette épreuve de relativité est essentielle à la constitution du

savoir, elle sert également à la remise en question des préjugés et à la transmission graduelle

du doute nécessaire à la rigueur de la raison que seule une dynamique dialogique est à même

d’insuffler à l’esprit de l’élève. Les principes définitoires de réciprocité et d’égalité, propres à

la conversation du XVIIIe siècle, régissent ainsi les échanges mère-fille et permettent à l’élève

d’atteindre une maturité intellectuelle qui donne lieu, à la fin de l’ouvrage, à une interaction

dialogique dépassant la simple compréhension réciproque et attestant du succès de la méthode.

3.1 La méthode dialogique

La mère d’Émilie adopte une approche qui lui permet de progresser pas à pas dans la

formation d’Émilie, ainsi que l’annonce explicitement la préface à la première édition : « il

s’agit de présenter à l’esprit des idées simples », écrit Louise d’Épinay, « de lui enseigner et de

l’aider à les développer, et de profiter souvent d’une niaiserie, pour le conduire à des

réflexions solides et sensées 64. » À cette conception se greffe une considération typique de la

which comes naturally to the épistolière, are scattered throughout these letters. » ; Eagle in a Gauze Cage. Louise d’Épinay Femme de Lettres, p. 111-112.

64 Louise d’Épinay, « Lettre de l’auteur à l’éditeur de la première édition », op. cit., p. 50. Cette méthode, issue du cartésianisme, est celle que valorise également Locke dans ses Quelques pensées sur l’éducation. Une

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philosophie des Lumières qui consiste à définir la nature humaine avant d’entreprendre toute

quête de sens. Les premières conversations de l’ouvrage insistent en effet sur cet aspect : par

le moyen de questions et de réponses, Émilie réfléchit d’abord à la nature humaine, au statut

de l’enfance, au bonheur, à la vertu. Si ces notions, toutes convoquées dès le premier

entretien 65, lui permettent de se situer d’emblée par rapport aux gens et au monde qui

l’entourent, elles demeurent tout de même présentes tout au long de l’ouvrage et constituent

l’essentiel du contenu pédagogique propre à la formation de l’enfance. La finalité de

l’entreprise pédagogique est donc immédiatement mise en place et Émilie prend très tôt

conscience des objectifs fondamentaux que poursuit sa mère pour son éducation. Cette

première étape pédagogique, qui se fonde sur l’acquisition de notions générales, quoique assez

complexes pour une jeune enfant, doit cependant se faire dans les limites qu’impose l’âge de

la fillette, ce qui se traduit notamment par les différents procédés d’identification auxquels a

recours la mère et qui consistent pour la plupart en des narrations d’histoires de jeunes enfants

ou en des relations d’événements touchant des gens que connaît Émilie. Cette tactique, qui

permet une compréhension sensible des phénomènes par la fillette, donne à la mère la

possibilité de suivre l’évolution de son élève, ainsi qu’en fait montre dans l’œuvre la

progression graduelle des genres littéraires qui y sont insérés et qui s’y succèdent.

« La question du devenir prend d’abord la forme d’une expérience intime : celle des

métamorphoses infinies qui affectent le moi. Pour le philosophe [i.e. Diderot], le premier

objet de réflexion, c’est lui-même. Avant de s’interroger sur le monde, il faut s’interroger sur

sa propre identité : que suis-je, moi qui ne suis jamais le même ? 66 » Louise d’Épinay aborde

la question du savoir à partir de cette prémisse épistémologique qui guide l’ensemble de sa

démarche et à laquelle est entièrement consacrée la première conversation de son ouvrage, où

elle pose d’emblée la nécessaire préséance de la connaissance de soi dans toute entreprise de

communauté d’esprit entre Louise d’Épinay et le philosophe anglais se remarque d’ailleurs à la lecture de leurs œuvres pédagogiques respectives. Un commentaire d’Élisabeth Badinter sur la jeunesse de Louise d’Épinay confirme cette impression, l’œuvre de Locke ayant en effet figuré au nombre de ses lectures : « Mme d’Épinay avait bien dévoré la bibliothèque de son beau-père […]. Elle lisait les meilleurs philosophes, Locke, Montaigne, Montesquieu, elle notait soigneusement ses réflexions sur un cahier […]. » ; op. cit., p. 208.

65 Consulter l’annexe pour plus de détails. 66 François Laforge, « Les frères ennemis. Diderot », dans Robert Mauzi (éd.), Précis de littérature française du

XVIIIe siècle, p. 141.

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savoir. Une parade de singes qui défile dans la rue offre en effet à la mère la possibilité de

faire réfléchir Émilie à la nature humaine et ce, dès les toutes premières lignes de l’ouvrage :

Mère – Et qu’est-ce qu’un singe ? Puisque vous les aimez, vous devez savoir ce que c’est.

Émilie – Oui, sûrement ; c’est un animal. Mère – Est-il fait comme un chien, comme un chat ? Émilie – Mais non, Maman ; il est fait comme un singe. Mère – A quel animal trouvez-vous qu’il ressemble le plus ? Émilie – Je ne sais pas, Maman. Voulez-vous bien me le dire ? Mère – C’est à l’homme ; il en approche par la figure, les mains, les pieds. Émilie – Est-ce que l’homme est un animal ? Mère – C’est un animal raisonable. Émilie – Pourquoi dites-vous un animal raisonable, Maman ? Mère – C’est la maniere dont on s’exprime pour distinguer l’homme des bêtes, parce

que l’homme est la seule créature qui ait l’usage de la raison et de la parole 67. La première leçon d’Émilie dans l’ouvrage concerne, et ce de manière fort significative, la

définition de l’« homme. » Le terme employé par la mère pose toutefois problème et laisse

croire à la fillette que cette définition exclut les femmes. Le climat conversationnel ouvert qui

régit l’échange mère-fille lui permet de soulever sans gêne cette ambiguïté en posant une

question témoignant de sa confusion, que sa mère est alors immédiatement à même

d’éclaircir :

Émilie – Les hommes sont donc des animaux ! Cela est drôle ! Et nous, Maman, sommes-nous aussi des animaux ?

Mère – Quand je dis « l’homme », j’entends toutes les créatures humaines ; quand je dis « un homme », alors je désigne seulement une créature humaine du genre masculin ; et quand je dis « une femme », je désigne une créature humaine du genre féminin 68.

Tout en offrant un exemple patent de l’efficacité didactique de l’échange dialogique, qui

permet la mise au point immédiate des connaissances 69, cette distinction que fait la mère entre

les deux sens du mot « homme » est fondamentale, tant parce qu’elle apprend à Émilie que les

67 Louise d’Épinay, « Première conversation », dans Les Conversations d’Émilie, p 51-52. Seule la conversation

et la ou les pages de référence figureront désormais en note, dans ce chapitre tout comme dans le chapitre IV. 68 Idem., p. 52. (Nous soulignons.) 69 Si le niveau de la conversation devient trop abstrait pour Émilie et se situe au-delà de son pouvoir de

compréhension, celle-ci est également en mesure de le signaler à sa mère. Ainsi en est-il dans la septième conversation : « Émilie – Je crois, Maman, que c’est fort beau ce que vous dites-là, mais je ne le comprends pas bien. / Mère – Vous avez raison et j’ai tort, moi. Je me suis un peu échaufée ; et sans votre avertissement, j’allais me perdre dans des régions audessus de notre sphere ; mais me voici heureusement de retour à côté de mon Émilie. » ; « Septième conversation », p. 138.

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hommes et les femmes relèvent d’une même nature, d’une même espèce – ce qui permet à

l’auteure d’asseoir d’emblée sa position culturaliste à l’égard des distinctions sociales entre les

sexes –, que parce qu’elle lui définit les femmes comme des êtres raisonnables, qui possèdent

aussi bien que les hommes « l’usage de la raison et de la parole. » Tout le principe de

l’éducation d’Émilie est donc mis en place dès les premières lignes de l’ouvrage : certes fille,

mais d’abord et avant tout être de raison, Émilie recevra une éducation intellectuelle à la

hauteur de ses capacités, sans que les préjugés entretenus contre son sexe interviennent dans la

formation de son esprit. Ruth Plaut Weinreb souligne également cette attitude pédagogique,

d’abord asexuée, qui caractérise l’approche de la mère : « In Conversations Mme d’Épinay

treats Émilie as an individual but not specifically as a female, seeking to reform and educate

the child, and to strengthen her character 70. » Émilie ne se fait donc pas d’abord dire, ainsi

que le veut l’usage, à quel sexe elle appartient et à quel avenir ce sexe la détermine : au

contraire, elle se fait présenter ses ressources intellectuelles en même temps qu’elle apprend

que son premier devoir, en tant qu’enfant, est de les développer autant que possible.

La poursuite de la conversation offre à la mère l’occasion de signaler à Émilie cet autre

aspect d’importance qui la définit et dont elle doit prendre conscience : si Émilie est un être de

raison, il n’en demeure pas moins qu’elle n’est pas encore raisonnable, ce qui la distingue des

adultes qu’elle côtoie. La mère pose ainsi plusieurs questions à Émilie afin de l’amener

graduellement à comprendre ce qu’elle est et pourquoi elle est au monde. Ne sachant que

répondre, Émilie se fait donner une définition somme toute assez sévère de l’enfance, mais qui

rend bien compte de l’attitude rigoureuse que valorise Louise d’Épinay dans la première

éducation, laquelle permet d’atteindre cet objectif essentiel qu’est l’autonomie :

Mère – Moi, je trouve qu’un enfant est une créature faible, dans la dépendance de tout le monde, qu’un enfant est innocent, ignorant, étourdi, importun, indiscret…

Émilie – Quoi, j’ai tous ces défauts ? Mère – Ce sont ceux de votre âge. Vous voyez qu’un enfant ne doit les soins qu’il

éprouve, qu’à la tendresse de ses parens, et qu’il ne peut être qu’à charge et insupportable aux autres. […] Son ignorance et son étourderie ne lui permettent ni de prévoir, ni d’éviter le danger, et sa faiblesse l’empêche de s’en garantir. Il a besoin d’avoir sans cesse auprès de lui quelqu’un qui le garde, qui le protege ; persone n’a même intérêt à se donner ce soin qui est très pénible, parce que l’enfant n’a rien en lui qui en dédomage ; et ce n’est

70 Ruth Plaut Weinreb, op. cit., p. 43.

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que par sa douceur, par sa docilité, par ses égards pour ceux qui lui rendent des services, qu’il peut se flater de les voir continuer : car s’il a de l’humeur, s’il répond avec dureté, si ce n’est pas son cœur qui lui fait sentir l’obligation qu’il a à tous ceux qui font quelque attention à lui, il afaiblira bientôt la compassion naturelle qu’il inspire ; il sera abandoné de tout le monde, et dans cette position il sera bien à plaindre 71.

Exposée en ces termes, l’enfance ne semble guère vue comme positive, ce qui ne représente

toutefois pas le fond de la pensée de la mère, qui glorifiera plus tard cette étape heureuse de la

vie 72. Son discours vise donc ici essentiellement à montrer à Émilie la dépendance dans

laquelle elle se trouve afin de faire naître en elle le désir de dépasser cet état et de concourir,

par intérêt, à sa propre formation. Elle doit avoir conscience de la force et de la discipline

qu’il lui faut acquérir, ce que cette définition de l’enfance permet de lui communiquer, dans la

mesure où la mère y table principalement sur la répulsion de sa fille pour une semblable

posture de soumission. Par cette insistance sur la faiblesse et l’innocence enfantines, elle pose

par ailleurs les principes d’une pédagogie du cœur : d’une part, en affirmant que l’éducation se

fonde sur la tendresse maternelle et sur la gratitude de l’enfant qui, par amour et

reconnaissance, doit répondre à cette attention qu’on lui témoigne par sa docilité ; d’autre part,

en faisant surgir, par ses propos, des sentiments – dans ce cas-ci de dégoût et d’ambition – dans

le cœur d’Émilie, ce qui lui permet d’atteindre sa volonté. Cependant, d’autres procédés

deviennent nécessaires pour réaliser pleinement cette entreprise de conviction, l’explication de

la mère demeurant malgré tout trop abstraite pour permettre la compréhension effective d’une

enfant de cinq ans.

Le discours maternel de la première conversation sera ainsi exemplifié et rendu

accessible à Émilie dans la quatrième conversation, grâce à la narration d’un conte moral

71 « Première conversation », p. 55-56. (Nous soulignons.) 72 La dernière partie de l’ouvrage présente en effet l’enfance comme un moment d’innocence et d’insouciance

heureuses, que l’on n’a plus l’occasion de retrouver une fois venue l’adolescence. La mère s’attarde par ailleurs, dans la seizième conversation, sur les égards qu’il importe d’avoir pour les enfants, afin de leur transmettre le sentiment de la dignité humaine : « […] s’il est vrai que le sentiment de la dignité de la nature humaine est une source féconde de grandes et belles actions parmi les hommes ; s’il est vrai que sans élévation, la vertu même reste privée de son plus bel ornement, je ne connais rien de plus pour faire naître et fortifier ce sentiment dans les enfans, pour ainsi dire dès leur berceau, que de leur témoigner des égards. C’est les avertir de la maniere la plus noble et la plus précise, de l’engagement sacré que chaque homme contracte dès son entrée dans ce monde, à ne rien faire de contraire à ce caractere de dignité. Ce ne sont pas à la vérité des égards de respect, comme on en doit aux persones vertueuses, aux grands hommes, aux héros de la patrie, mais des égards

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intitulé « La Mauvaise fille » 73. Ce mode d’illustration, auquel a souvent recours la mère,

permet l’identification sensible de la fillette à des personnages qui ont habituellement le même

âge qu’elle, qui sont confrontés au même genre d’envies et de peines, qui endossent des

réactions similaires ou lui permettent de faire la lumière sur les siennes propres. L’histoire qui

nous intéresse ici met par exemple en scène deux fillettes, l’une docile et disciplinée, l’autre

perdant le temps précieux de son éducation à cause de sa mauvaise attitude, de sa propension

au jeu et de son manque de sensibilité à l’égard de ses parents : « Mademoiselle d’Orville était

paresseuse, volontaire, entêtée, n’avait aucun sentiment de tendresse pour ses parents, et

n’était occupée toute la journée que de ses joujoux et de sa parure. Dès qu’on voulait lui

parler d’étude ou causer avec elle de ses devoirs, l’humeur s’en mêlait ; elle pleurait, elle

criait, et il n’y avait point de jour où elle ne méritât deux ou trois punitions humiliantes 74. »

Cette narration, qui suit l’aveu d’Émilie de ne pas avoir écouté sa mère et d’avoir joué plutôt

qu’étudié, permet à la fillette de mesurer les conséquences que peut engendrer sa paresse,

sinon son ingratitude et, à partir de la comparaison des jeunes filles qui lui sont présentées

dans ce conte, comprendre qu’il importe pour elle de se doter d’une discipline si elle ne veut

pas sacrifier inutilement le temps dévolu à son éducation. Ce mode d’identification – sur

lequel nous reviendrons plus loin – assure donc une coopération de la part de la jeune élève,

désormais sensibilisée à la fortification de ses facultés. La définition de l’enfant donnée au

début de l’ouvrage avait certes mis Émilie en contact avec les idées de sa mère à l’égard de

l’éducation et du devoir des enfants, mais seules son indiscipline et sa disponibilité sensible

due à ses remords pouvaient permettre à la pédagogue de la lui faire comprendre tout à fait.

Un dernier aspect de la condition humaine est enfin présenté à Émilie dans la

conversation initiale de l’œuvre et concerne son caractère essentiellement sociable. Après

avoir compris que les humains ne sont pas des bêtes, que les femmes sont, comme les

hommes, dotées de raison, que les enfants doivent une reconnaissance à ceux qui veillent à

d’intérêt et de cette bienveillance qui contemple avec complaisance, dans la race naissante, la gloire et la postérité de la génération prochaine. » ; « Seizième Conversation », p. 326. (Nous soulignons.)

73 L’histoire de la petite Julie, une fillette pauvre ayant fort mauvais caractère et étant condamnée à faire sa vie au couvent, puisqu’elle n’a pas su assurer son bonheur – son mariage – par manque de sagesse et de vertu, est déjà racontée dans la première conversation, mais elle ne permet pas l’identification d’Émilie au personnage de manière aussi exemplaire que dans la quatrième conversation, notamment à cause de la rapidité avec laquelle la mère évoque cette histoire.

74 « Quatrième conversation », p. 82.

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leur santé et à leur formation, Émilie se fait expliquer qu’un même type de reconnaissance doit

également régir et garantir les liens unissant l’ensemble des gens vivant en société :

Émilie – Et les hommes, pourquoi sont-ils dans le monde ? Mère – Pour y vivre en société. Émilie – Et que font-ils toute la journée ? Mère – Ils s’aident mutuélement dans leurs besoins, dans leurs affaires, et meme dans

leurs plaisirs. Émilie – Et celui qui n’aiderait pas les autres, que lui en ariverait-il ? Mère – Que les autres ne l’aideraient pas ; qu’il ne serait bon à rien ; que bientôt il ne

serait ni aimé, ni estimé, ni recherché ; que bientôt il manquerait de tout, et qu’il finirait par mourir d’ennui, de besoin et de chagrin 75.

Une exigence d’entraide et de gratitude caractérise la vision du monde qui est transmise à

Émilie et orientera d’ailleurs toute son éducation. Ici encore, la réflexion de Louise d’Épinay

s’inscrit pleinement dans la pensée encyclopédique : non seulement par le caractère sociable

que la mère attribue à la condition humaine, mais aussi par la notion d’« utilité » qu’elle

promeut et qui représente une finalité ayant partie liée avec l’idée de bonheur qu’elle

défend 76. Puisque tout individu, enfant ou adulte, est sociable par essence, il faut

effectivement, pour qu’il soit heureux, qu’il apprenne à vivre avec ses semblables et à puiser

satisfaction au sein de ce mode de vie collectif :

Émilie – Il faut donc être utile aux autres pour être heureux ? Mère – C’est un des moyens les plus sûrs pour ariver au bonheur. Émilie – Qu’est-ce que c’est que le bonheur ? Mère – C’est ce que vous éprouvez, mon enfant, quand vous êtes contente de vous, et

que vous avez satisfait à ce que nous exigeons de vous 77. La mère communique d’emblée à l’enfant une idée du bonheur associant plaisir et sens du

devoir. Il s’agit là de la même conception que mettait en place Louise d’Épinay dans les

Lettres à mon fils, mais le mode conversationnel fournit ici davantage de précisions quant à la

nature de ce bonheur, et surtout quant à la vertu, qui constitue le moyen par lequel on peut

aspirer et parvenir à une satisfaction personnelle en même temps qu’à une reconnaissance par

75 « Première conversation », p. 53. Louise d’Épinay s’oppose encore une fois implicitement à Jean-Jacques

Rousseau dans cet extrait, puisqu’elle prend position contre la solitude et le retrait de la vie sociale prônés et défendus par le philosophe.

76 Cette vision du monde et de la vie sociale que véhicule l’œuvre de Louise d’Épinay participe de ce prosélytisme philosophique propre au discours des gens des Lumières.

77 Idem., p. 53. (Nous soulignons.)

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ses pairs. Les questions et interventions de l’enfant permettent encore ici à la mère de préciser

et de mieux transmettre sa pensée à cet égard :

Mère – […] Peu-à-peu vous grandirez, votre esprit se développera, vos connaissances augmenteront, et vous deviendrez avec le temps une persone raisonable.

Émilie – Oui parce que j’aurai travaillé à corriger mes défauts. Mère – Et à acquérir une force sur vous-même, qui est ce qu’on appelle vertu, et sans

laquelle on ne peut se promettre ni bonheur, ni estime, ni succès ; mais vous ne serez pas parfaite.

Émilie – Comment ? Et quand donc le serai-je ? Mère – C’est un avantage qui n’est point donné à l’homme. De même que vous avez

vos défauts, notre âge a les siens, et nous travaillons tous comme vous, à nous corriger pour notre propre satisfaction, et pour conserver l’estime des autres 78.

Une double contingence, individuelle et sociale, sous-tend ainsi le bonheur valorisé et

recherché par la mère. Le plaisir personnel doit permettre de vivre en repos, c’est-à-dire

d’assurer sa réputation : « Voyez comme c’est commode. On n’a rien à cacher, rien à

déguiser. On dort bien tranquillement, et le lendemain, on se leve la tête haute ; on ne craint

pas qu’on parle de nous, ou si quelqu’un en veut parler absolument, tant mieux, il n’aura que

du bien à dire 79. » Encore une fois, une conversation plus tardive illustrera la compréhension

sensible de l’enfant et présentera au lecteur une Émilie témoignant de la joie qu’elle ressent

lorsqu’elle travaille bien et ne se laisse pas distraire par les jeux :

Mère – Mais si vous disiez : Allons, courage ! un mauvais quart d’heure est bientôt passé. Ne soyons pas distraite. Un peu d’attention, un peu d’application !

Émilie – Ah quand cela m’arrive, mes devoirs sont faits dans un clin-d’œil ; je suis heureuse, heureuse… Tenez, ma petite Maman, je sens là quelque chose dans mon cœur qui me rend si aise, si aise ! … Oh, comme je suis gaie et contente.

Mère – Ainsi, quand vous faites le contraire, vous vous trompez évidemment sur les moyens qui menent au bonheur. Ne serait-il pas plus sage, dans ce cas, de se dire : Au lieu du bien que je cherche, il va m’ariver malheur, si je me laisse aller à ma fantaisie ; et si au contraire je sais la vaincre, je jouirai d’un bonheur plus grand que celui auquel je renonce.

Émilie – Et lequel donc ? Mère – Le plus grand de tous, celui qu’il n’est au pouvoir de personne de vous faire

perdre, quand une fois vous l’avez. Émilie – Maman, apprenez-moi donc vîte ce que c’est. Mère – Mais c’est vous qui me l’avez appris. C’est d’être contente de vous, de sentir

là au cœur ce qui vous rend si aise. Je ne sais comment on a le courage de se priver d’un si grand bonheur.

78 « Deuxième conversation », p. 65. (Dans la dernière réplique, nous soulignons.) 79 « Sixième conversation », p. 116.

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113 Émilie – Oh, c’est vrai, c’est le plus grand plaisir quand j’ai là au cœur je ne sais quoi

qui me fait rire toute seule. Comment cela s’appelle-t-il, Maman ? Mère – Cela s’appelle la joie de la bonne conscience ! 80

L’expérience d’Émilie lui permet de mesurer les ressources de la vertu et d’éprouver la

satisfaction heureuse – ici stylistiquement véhiculée par la présence de la ponctuation et des

nombreuses interjections – que lui faisait auparavant entrevoir sa mère par ses propos. En lui

assurant une compréhension de la nature humaine et des exigences du bonheur selon la raison

de son âge, la conversation lui offre ainsi l’éventuelle possibilité de ressentir les effets de la

vertu à l’intérieur des limites posées par le type d’expériences et de sentiments qui lui sont

accessibles et qui sont ceux de l’enfance. La sensation complète alors la leçon et le dialogue,

qui est à la source de cet enseignement, vient finalement en mesurer le succès. Pour que cette

dynamique puisse advenir, il aura toutefois d’abord fallu exposer à Émilie l’ensemble des

aspects essentiels de la vie humaine qui, quoiqu’ils lui aient d’abord paru flous ou difficiles à

saisir, lui ont tout de même permis de se faire une idée, préalable et nécessaire à sa

compréhension, de sa position et de sa finalité dans le monde.

Si la participation sensible d’Émilie est assurée par cette forme de compréhension tout

empirique, les différents genres littéraires insérés dans l’œuvre, comme le conte moral, le

dialogue théâtral et la critique artistique, représentent par ailleurs autant de moyens

pédagogiques pour favoriser une telle compréhension. Les histoires qui lui sont d’abord

racontées ou qu’elle a elle-même l’occasion de lire mettent ainsi en scène des enfants de son

âge qui vivent des situations auxquelles elle peut facilement s’identifier, ce que nous a déjà

permis de constater le conte « La Mauvaise fille. » Dans la huitième conversation, la relation

de la mort récente et accidentelle du petit Duplessis, fils de laquais que connaît Émilie, qui est

due à la dissimulation, par l’enfant, d’une chute qu’il a faite et qu’il ne voulait pas avouer

parce qu’il avait désobéi à un ordre maternel, enseigne à la jeune élève à ne pas mentir et à

révéler jusqu’à ses fautes à sa mère :

Émilie – Voilà une triste aventure ! Mère – Vous voyez qu’une faute cachée n’en est pas moins une faute, et pour être

ignorée, n’en a pas moins des effets dont un enfant ne peut pas prévoir les conséquences souvent funestes.

80 Idem., p. 125-126. (Nous soulignons.)

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114 Émilie – Ah, je le vois de reste, Maman ; cela parle de soi-même, et d’une maniere

assez frapante. Il est bon d’avoir une amie… vous savez bien ?… à laquelle on puisse confier toutes ses sotises sans scrupule 81.

L’histoire de deux jeunes garçons, l’un sourd et l’autre aveugle, fait suite à cet échange et

démontre d’une autre manière, et cette fois par le biais de la fiction, l’importance d’avoir un

bon guide auprès de soi et de savoir se fier à lui, notamment pendant la période de la

formation 82. La narration d’événements touchant des gens qui sont proches d’Émilie offre

toutefois une exemplarité d’autant plus efficace, selon la mère, que les gens qu’ils font

intervenir lui sont chers, ce qu’elle lui expose explicitement dans une conversation plus

tardive :

Vous connaissez le pouvoir de l’exemple en général. Plus les exemples sont près de nous, plus leur efficacité doit augmenter ; jugez de leur force, lorsque nous pouvons les choisir dans notre propre famille. De combien de nobles désirs ne doit-on pas se sentir embrâsé, quand on peut dire, La liste de mes ancêtres est remplie de noms révérés, de noms chers à la patrie ; quand on a le bonheur de compter parmi eux des héros et des modeles ! 83

Toutes les histoires ou aventures imbriquées dans les conversations poursuivent donc un

même objectif : favoriser chez l’enfant, par le sentiment de sympathie, l’éclosion de son

« humanité. »

Les progrès d’Émilie se traduisent ainsi dans l’œuvre par la complexité des genres

convoqués par l’auteure. Après quelques contes moraux racontés par la mère, figure par

exemple un dialogue inventé de toutes pièces et joué par Émilie, dans lequel elle incarne tour à

tour une gouvernante et une écolière (qui est désignée comme « La Poupée »). Cette

représentation témoigne à ce moment de la créativité d’Émilie, mais aussi des connaissances

qu’elle a acquises et qui regardent autant son savoir effectif que sa compréhension et son

intégration du modèle pédagogique conçu pour elle par sa mère. Ainsi que nous le verrons

plus en détail dans le chapitre suivant, il importe en effet qu’Émilie assimile les principes de sa

81 « Huitième conversation », p. 141. (Nous soulignons.) 82 « Neuvième conversation », p. 159-179. 83 « Dix-huitième conversation », p. 366.

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propre éducation afin de pouvoir les reproduire, ce qui est rendu manifeste dans l’échange

didactique qu’elle invente dans la dix-septième conversation :

Poupée. […] Dites-moi pourquoi je ne comprends pas tout. Gouvernante. Dites-moi pourquoi vous pouvez atteindre avec votre main jusqu’à ce

buste de Henri IV, qui est placé là sur cette cheminée. Poupée. C’est que c’est à ma portée. Gouvernante. Et pourquoi ne pouvez-vous pas atteindre aux bobêches qui sont dans

les bras ? Poupée. C’est que je ne suis pas assez grande. Gouvernante. Eh bien, c’est la même raison qui fait que vous compreniez de certaines

choses, et que vous n’en entendez pas d’autres 84. L’importance de savoir adapter son enseignement à la compréhension de l’élève ainsi que

d’instruire par l’exemple semble ainsi déjà démontrée à la fillette, qui reproduit cette attitude

dans ses jeux. Dans la dix-huitième conversation, ce sont enfin les capacités d’analyse

d’Émilie qui sont mises à l’épreuve : une véritable critique d’art 85 figure dans cette

conversation, critique qui est surtout le fait de la mère – qui par la même occasion initie sa

fille à l’appréciation de l’art pictural –, mais qui exige d’abord d’Émilie un important effort de

déduction. Confrontée à un dessin représentant un événement s’étant réellement déroulé mais

dont elle ignore tout, la fillette se fait alors demander de décrire cette œuvre 86 et d’en dégager

84 « Dix-septième conversation », p. 350. Notons que la suite de ce dialogue inventé par Émilie montre une

gouvernante impatientée par les répliques de son élève, ce qui rajoute au réalisme du jeu de la fillette, celle-ci étant évidemment loin d’avoir compris tous les enjeux qu’implique le modèle de sa propre éducation. Nous pourrions ajouter que cet épisode rend également compte d’une certaine maîtrise de l’art dialogique, ou à tout le moins d’une habitude de la conversation chez la jeune Émilie que lui aurait déjà bien transmise sa mère.

85 La critique d’art se constitue en tant que genre littéraire à l’époque des Lumières, notamment grâce à Diderot : « [Au XVIIe siècle, les] textes montrent l’importance prise par la peinture dans la littérature : non plus réservée aux peintres, elle devient un sujet littéraire qui tend à l’autonomie. Peut-être est-ce là la naissance de la critique artistique, qui se constitue en genre au siècle suivant, au moment même où les peintres et les théoriciens commencent à rejeter la doctrine de l’ut pictura poesis. Au XVIIIe s., en effet, le lien jusque-là sacré des deux arts est pour la première fois remis en cause. […] Sans nier les analogies de la peinture et de la poésie, [Lessing] leur donne des principes et des champs indépendants : la valeur de la peinture n’est pas dans l’histoire qu’elle raconte, mais dans le pouvoir d’expression qui lui est propre. […] Premier pas dans la séparation des deux arts, cette autonomisation de la peinture semble appeler celle de la critique artistique : c’est l’apparition des comptes-rendus littéraires des tableaux exposés aux salons officiels qui se tiennent chaque année. Cette pratique sociale, artistique et littéraire, initiée par Diderot en 1759, impose au genre de la critique artistique un statut dans le champ littéraire. » ; Karine Lanini, article « Peinture », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala (éds), Le Dictionnaire littéraire, p. 429. Robert Dion précise par ailleurs que « [l]a critique d’art concerne la critique picturale uniquement. » ; article « Critique d’art », ibid., p. 124.

86 Il s’agit là d’un ekphrasis : « Hermogène (IIe s.) définit l’ekphrasis (description minutieuse) en ces termes : “L’ekphrasis est un discours détaillé, vivant et mettant sous les yeux ce qu’il montre. On fait des descriptions tant de personnes que d’événements, de saisons, d’états, de lieux et de nombreux autres sujets” (à partir du Ve s. le terme s’appliquera surtout à la description d’objets d’art). » ; Jean Lebel, article « Description », ibid., p. 136-137.

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la signification à partir des expressions des personnages, de leurs postures, de leurs positions

spatiales :

Voyons, donc, Maman, puisque vous voulez que je sois sorcière… Voilà d’abord une femme couchée… Est-ce Madame la Duchesse ?… Oh, non, elle est couchée sur de la paille. C’est un mauvais grabat que cela… Et puis, sa chambre… C’est un angar… Maman, cette femme est dans la peine… Est-elle malade, est-elle en santé ? je n’en sais rien… Je la crois malade, puisqu’elle est couchée… Mais il lui est arivé ou un grand bonheur ou un grand malheur, car elle leve les bras au ciel… Est-ce pour le remercier ou pour se lamenter ? je ne le crois pas 87.

Beaucoup plus exigeant pour l’élève que ne peut l’être l’écoute d’une histoire, cet exercice

atteste de son évolution cognitive et de l’augmentation du niveau de difficulté des méthodes

employées par la mère pour former l’esprit de sa fille, mais aussi pour atteindre son cœur, le

dessin dont il est ici question étant entièrement orienté vers une leçon de charité et de

compréhension humaine allant au-delà des conditions sociales.

A contrario, le recours à certains genres littéraires traduit parfois cette idée que tout

procédé n’est pas nécessairement approprié ni pédagogiquement efficace, aussi louable qu’il

puisse parfois d’abord paraître. Émilie a ainsi l’occasion de lire une lettre du régisseur de son

père, un conte de fées, « L’Isle heureuse ou Les Vœux en l’air », et un ouvrage intitulé

« Méditations des premiers principes de la morale », mais ces trois genres sont convoqués par

l’auteure pour signifier à son lecteur ou à sa lectrice qu’ils ne conviennent pas au niveau de la

formation d’Émilie. Le premier, parce qu’il est au-dessus de la compréhension de la fillette,

celle-ci n’ayant ni l’âge ni l’intérêt nécessaires pour s’adonner et comprendre les « secrets

d’affaire », ce qu’elle reconnaît d’ailleurs dès que sa lecture est terminée : « Tenez, ma chere

Maman, tout considéré, il vaudra peut-être mieux de renvoyer les secrets d’afaires à l’année

prochaine, c’est-à-dire jusqu’à ce que j’y comprene quelque chose ; si ce n’est pas l’année

prochaine, ce sera celle d’après 88. » Le second, parce qu’il est empreint de merveilleux et que

87 « Dix-huitième conversation », p. 363. 88 « Douzième conversation », p. 232. Cette lettre, qui pique la curiosité de Galiani, est effectivement d’une

complexité stylistique qui rend difficile sa compréhension. Louise d’Épinay confesse d’ailleurs de façon comique le contexte de sa rédaction dans une lettre qu’elle envoie à son correspondant : « Oui la lettre du régisseur est absolument de ma composition et ce que je puis vous certifier sans la moindre exagération c’est qu’elle a été composée il y a eu deux ans cet été dans les intervalles d’une colique néphrétique où je fus si mal que l’on me donnait de trois heures en trois heures quatre et cinq grains d’opium. Le résultat de mes

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la mère insiste sur la force d’identification et le réalisme des histoires qui sont lues ou

racontées :

J’aime moins ce champ [i.e. celui des contes de fées] qu’un autre, parce que je crois qu’il est fort aisé de s’y égarer et de s’y perdre ; et si je ne m’oppose pas même aux folies, j’ai un droit de plus pour ne pas aimer les extravagances. J’aime pour moi, qui ai la vue courte, qu’un champ soit borné par un grand but d’utilité et de morale, et que la fantaisie des hommes s’exerce dans l’imitation de la nature qui lui offre des richesses inépuisables, au lieu de se jeter à perte de vue dans le chimérique et le fantastique, dont les trésors sont immenses aussi, mais fastidieux et insipides 89.

Le dernier, parce qu’il ne consiste qu’en une suite de discours abstraits et n’a pas l’énergie que

doivent contenir, comme nous l’avons déjà vu, les exemples de morale et de vertu : « La vie

d’un seul homme vertueux est plus instructive, plus contagieuse, plus inflammatoire, si l’on

peut s’exprimer ainsi, que tout ce que les plus beaux diseurs peuvent écrire sur la vertu 90 », dit

la mère à sa fille. Ainsi les genres littéraires incorporés dans l’œuvre représentent diverses

ressources pédagogiques qui, si elles sont bien choisies, permettent à la pédagogue de garder

l’attention de son élève tout en favorisant sa participation et sa compréhension des notions

abordées pendant la conversation. Surtout, ces genres attestent de l’évolution cognitive et

sensible de la fillette, rendant de cette façon le texte encore plus éloquent à l’égard de la

validité et de l’efficacité du modèle qu’il véhicule.

***

vingt-quatre heures fut que j’avais avalé vingt-quatre grains d’opium et que j’avais dicté à un scribe la lettre du régisseur. Ce qui fut terminé par un délire et un accès de fièvre. Ledit scribe qui me voyait alternativement me rouler à terre faire des cris de brûlée et dicter des folies, a avoué depuis qu’il m’avait crue folle et mes gardes aussi. Ce n’est pas la seule fois que j’ai eu l’occasion de remarquer que les douleurs vives exaltent ma gaieté naturelle. » ; lettre du 12 novembre 1781, dans Louise d’Épinay et Ferdinando Galiani, op. cit., tome V, p. 251.

89 « Treizième conversation », p. 266. Soulignons que, lorsque Émilie rappelle à sa mère qu’elle a déjà émis des réserves à l’égard des contes de fées, celle-ci se défend explicitement de tout hermétisme générique : « Je n’ai jamais donné l’exclusion à aucun genre » ; idem., p. 265. Cela étant, le merveilleux demeure pour elle susceptible de représenter un danger, dans la mesure où il peut être difficile pour un enfant de distinguer la part de réel de la part d’imagination dans un conte et d’en tirer clairement une morale. Ses idées à ce sujet recoupent celles déjà formulées à propos de la proximité des exemples qui, pareillement à une histoire tirée du réel et contrairement à un conte de fées, est davantage porteuse de force et d’énergie. Madame de La Fite adopte une position similaire dans la préface de ses Entretiens, drames et contes moraux, à l’usage des enfans lorsqu’elle justifie le principe de son approche pédagogique : « Pour rendre la leçon plus sûre et non moins intéressante, il faut, ce me semble, éviter avec soin toute invraisemblance, toute exagération, peindre des caractères vrais, offrir des situations analogues à celles où peuvent se trouver les enfans pour lesquels on écrit. » ; op. cit., p. viij.

90 « Seizième conversation », p. 337.

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118 La forme conversationnelle favorise non seulement le dialogue mère-fille, mais aussi le

dialogue des enseignements maternels avec les histoires racontées, avec les expériences

vécues et relatées par Émilie, avec les ressources pédagogiques le plus souvent incarnées par

différents genres littéraires. Les récits, fictifs ou réels, lus ou racontés, joués sous forme de

dialogue ou déduits d’une œuvre picturale, qui sont insérés dans l’œuvre représentent ainsi des

moyens didactiques adaptables à chaque étape de la formation, mais surtout, des preuves

tangibles de l’évolution cognitive d’Émilie et donc, du mérite manifeste du modèle qui se

déploie dans l’œuvre. Le va-et-vient conversationnel et la dynamique de questions et de

réponses qui rythment les dialogues assurent l’adéquation du niveau de l’enseignement à celui

de la compréhension réelle de l’élève, mais également la vérification et l’approfondissement

constants du savoir par l’attitude de doute qu’ils autorisent.

3.2 L’épreuve de la relativité

Sollicitée par toutes les interprétations que lui demande la compréhension des sujets

abordés ou des histoires racontées au fil des conversations, Émilie est constamment en train de

faire la preuve de ses acquis. Les questions de sa mère permettent en effet à celle-ci

d’infirmer ou de confirmer les raisonnements que tire sa fille de ses diverses expériences.

Cette vérification consiste en une épreuve de relativité, d’une part par rapport aux

connaissances qu’Émilie croit détenir, d’autre part en regard des idées communément admises

et avec lesquelles Émilie peut avoir déjà été – ou sera inévitablement – mise en contact. La

conversation offre ainsi le moyen de passer au crible les préjugés que pourrait avoir une jeune

enfant et assure d’emblée l’adoption d’une attitude morale rigoureuse par l’élève, attitude

rendue toutefois uniquement possible grâce au concours de l’intérêt maternel pour son enfant,

qui fait foi d’une volonté de profondeur et de véracité. La mère d’Émilie énonce

effectivement que toute conversation ne permet pas la relativisation des connaissances, dans la

mesure où tout interlocuteur n’est pas vivement intéressé par la formation de l’enfant. Cette

position corrobore toujours l’importance accordée par Louise d’Épinay au concours maternel

dans la formation des enfants, qu’elle juge essentiel, voire indispensable à la transmission d’un

enseignement de qualité fondé sur un réel travail de l’esprit plutôt que sur une mémorisation

purement mécanique de définitions ou de concepts.

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La cinquième conversation fait état de façon explicite de ce qu’est une vaine

mémorisation par rapport à une compréhension approfondie des phénomènes.

Louise d’Épinay y campe un épisode où la mère, en conversant avec Émilie, démantèle un

savoir que la fillette croyait avoir acquis et lui démontre ainsi la stérilité d’une simple

répétition de formules apprises. Cette conversation s’ouvre sur l’arrivée d’une Émilie

euphorique qui annonce qu’elle est désormais beaucoup plus savante qu’auparavant :

Émilie – Maman, Maman, embrassez-moi ! Mère – Très-volontiers. Vous me direz sans doute pourquoi ? Émilie – Oui, Maman, c’est que je le mérite bien ; c’est que je suis bien savante à

présent : je sais trois choses de plus. Mère – Trois choses ! Mais vraiment c’est beaucoup de choses. Sont-elles belles ?

Sont-elles utiles ? Émilie – Vous allez voir, Maman… C’est que je sais qu’il y a quatre élémens ! le feu,

l’eau, la terre et l’air 91. La fillette récite alors une série de définitions, que sa mère écoute sans interrompre, pour

ensuite orienter la conversation vers l’approfondissement de ce supposé nouveau savoir :

Émilie – […] Mais dites-moi donc, ma chere Maman, si vous n’êtes pas bien contente de moi.

Mère – Je le suis de votre émulation et du plaisir que vous avez, en croyant m’en avoir fait. Je vous en sais très bon gré, je vous en remercie même. Il ne s’agit plus que de voir, si après avoir appris tout cela, il ne vaut pas mieux l’oublier.

Émilie – Pourquoi donc, Maman ? Mère – C’est que je crains que vous ne compreniez pas un mot de ce que vous croyez si

bien savoir ; et rien n’est si dangereux, à votre âge surtout, que de parler de choses qu’on n’entend pas ; il en arive toutes sortes d’inconvéniens.

Émilie – Mais, pardonez-moi, maman, j’entends très bien tout ce que j’ai appris. Mère – C’est ce que nous allons voir. […] 92

L’usage du pronom personnel « nous », dans la dernière réplique de la mère, fait état d’un

travail collectif, mais aussi d’une démarche exclusivement conduite par la mère – ce sur quoi

nous aurons l’occasion de revenir plus loin. À partir des questions qui lui sont adressées,

Émilie se rend donc rapidement compte qu’elle est incapable d’y répondre. La mère

s’exclame : « Comment, votre science ressemble à celle des perroquets ? Dès qu’on vous

change la demande, vous n’y êtes plus ? Ce serait une preuve que vous n’attachez nulle idée

91 « Cinquième conversation », p. 89. 92 Idem., p. 90. (Nous soulignons.)

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précise à ce que vous dites 93. » La suite de la conversation dévoilera la source de la

connaissance d’Émilie : un petit livre que possède une de ses amies 94. La dénonciation d’une

forme de culture livresque apparaît alors, pareillement à celle des philosophes à l’égard de

l’acquisition solitaire du savoir, et contribue à légitimer la structure dialogique du modèle. La

conversation, contrairement à la lecture personnelle, assure un approfondissement grâce à la

remise en question qu’impliquent nécessairement les questions, doutes, demandes

d’éclaircissements ou de précisions d’un interlocuteur. L’énergie du dialogue s’oppose donc

clairement ici à la passivité de la lecture. Ce que disait Shaftesbury à propos de l’efficacité de

la conversation se vérifie et s’incarne dans ce cinquième entretien. Une exigence envers ses

propres connaissances est communiquée à Émilie qui comprend, par constat d’ignorance,

l’importance de discuter de son savoir pour en vérifier le fondement ou la véracité. Plus loin

dans l’ouvrage, l’assimilation de cette leçon sera d’ailleurs éloquemment démontrée. Jouant

près de sa mère avec une lanterne magique, Émilie fait état de tout un pan de son savoir

artistique et géographique qu’elle intègre à ses jeux, témoignant ainsi de la compréhension

profonde qu’elle en a :

Et dès que j’aurai allumé, vous verrez, Madame, l’intérieur de Saint-Pierre de Rome, et sa façade avec la fameuse colonade ; et la place de Navone avec ses fontaines ; et la fontaine de Trévi ; et l’intérieur de l’église, dite la Rotonde et éclairée par le comble ; et le palais de Caserte ; et le dôme de Milan avec toutes ses petites figures ; et la maison quarrée ainsi que la fontaine de Nismes ; et la colonade du Louvre ; et l’église de Saint-Paul de Londres ; et l’intérieur du Panthéon de Londres ; et l’hôtel-de-ville d’Amsterdam ; et la maison d’Opéra de Berlin ; et le nouveau Palais de Sans-Souci, et le Palais de l’Hermitage de l’Impératrice de Russie, à Pétersbourg, sur la Néwa, et son superbe lac de Czarskozélo avec le pont de marbre ; et tant d’autres curiosités dignes de toute votre attention 95.

Par cette mise en scène du jeu de la lanterne magique, l’auteure expose de façon implicite les

progrès qu’a faits Émilie, l’exigence de compréhension qui dicte désormais l’assimilation de

93 Idem., p. 93. 94 L’amie d’Émilie dont il est ici question s’appelle Mademoiselle de Saly, qui est le nom, dans l’Histoire de

Madame de Montbrillant, de la cousine d’Émilie de Montbrillant. Un personnage nommée Madame de Montbrillant apparaîtra d’ailleurs dans la quinzième conversation : « Émilie – […] Ne vous ai-je pas ouï dire l’autre jour, quand Madame de Montbrillant fut sortie : Que cette femme est bien mise ! Quel goût dans tous ses ajustemens ; souvent dans le plus petit chifon ! Quelle élégance sans recherche ! Cela tient à un rien ; mais c’est ce rien qu’il faut trouver. Il est vrai que tout lui sied à ravir… […] » ; « Quinzième conversation », p. 304. Les œuvres de Louise d’Épinay entretiennent ainsi également entre elles un certain dialogue et se font écho.

95 « Douzième conversation », p. 251.

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ses connaissances et, somme toute, la maîtrise d’un savoir qu’a su lui transmettre la méthode

pédagogique qui a été choisie pour elle.

Si la conversation est porteuse d’une telle efficacité, tout adulte ne constitue cependant

pas un bon interlocuteur, dans la mesure où tout adulte n’est pas nécessairement intéressé par

l’éducation d’un enfant qui le questionne – ni d’ailleurs compétent et apte à lui répondre. Un

rapport dialogique exclusif est ainsi valorisé entre la mère et l’enfant 96. En effet, par la

tendresse et l’intérêt qu’elle nourrit pour Émilie, la mère est présentée comme la seule

personne qui puisse faire office d’interlocutrice fiable pour elle et s’assurer vaillamment de la

vérité et de la solidité de ses connaissances :

Émilie – Et pourquoi Maman, ne faut-il demander qu’à vous ? Mère – C’est que je ne connais persone qui prene à vous un aussi grand intérêt que

moi. C’est que les questions des enfans fatiguent et importunent communément tout autre que leur mere ; et pour s’en débarasser, on leur répond souvent la premiere chose qui vient en tête, qu’elle soit juste ou non.

Émilie – Fort bien ! On m’atrape donc, quand je demande aux autres ce que je n’entends pas ?

Mère – Cela arive très-souvent ; et lorsque l’on a une fois une idée fausse dans la tête, il est très-difficile de la détruire, surtout à votre âge, où l’on n’est pas encore en état d’en sentir le côté faux 97.

Soucieuse de la formation d’Émilie, exigeante quant aux fondements de son savoir, la mère se

présente comme un guide exclusif en vérifiant la profondeur des acquis de sa fille, mais aussi

en filtrant avec elle toute notion ou idée provenant de l’extérieur. Une rigueur personnelle

veut lui être transmise, qui va nécessairement de pair avec un esprit de doute à l’égard des

croyances qui circulent autour d’elle, la réévaluation cognitive impliquant en effet non

seulement celle des connaissances, mais également celle des préjugés.

Se situant dans la lignée philosophique des Lumières, Louise d’Épinay conçoit

l’éducation comme un moyen de faire le jour sur les superstitions et les fausses croyances

96 Certes, le seul intérêt ne peut se porter garant de la réussite de toute une éducation et les mères doivent

évidemment posséder les ressources nécessaires à une semblable responsabilité pédagogique pour pouvoir la mener à bien. C’est d’ailleurs précisément ce vers quoi tendent les Conversations d’Émilie, puisqu’il est clairement inscrit au cœur de leur projet – de la même façon que dans l’ensemble de l’œuvre de Louise d’Épinay – que les mères doivent avoir elles-mêmes l’esprit bien formé pour, à leur tour, veiller à la formation morale et intellectuelle de leurs enfants.

97 « Cinquième conversation », p. 96. (Nous soulignons.)

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répandues. Dès la quatrième conversation, à partir de la narration du conte « La Mauvaise

fille », une critique de l’éducation des filles est ainsi faite par la mère et offre un premier

exemple à Émilie de l’obscurité caractérisant parfois la pensée commune. Dans cette histoire,

les voisins de mademoiselle d’Orville, la fillette maussade et indisciplinée du conte, tiennent

les propos suivants au sujet de ses parents, qui se sont éloignés de la ville pour mieux se

consacrer à l’éducation, jusque-là très difficile, de leur fille :

Mais, Messieurs, disait le plus raisonnable de tous, pourquoi se presser de juger, pourquoi vouloir pénétrer les secrets des autres ? Et si le Comte et la Comtesse d’Orville renonçaient au grand monde pour veiller de plus près à l’éducation de leur fille, qu’en diriez-vous ? – Bon, quelle apparence ! Si c’était là leur motif, ils le diraient ; mais quiter tous les agrémens de la société pour une petite fille de sept ans ! Quelle extravagance ! On donne à cela de la soupe, des maîtres ; le fouet quand cela s’avise de raisoner, une poupée pour qu’elle vous laisse en repos : voilà à quoi pere et mere sont obligés ; quand ils font davantage ils ont bien de la bonté 98.

Le second personnage qui intervient dans cet extrait endosse la pensée populaire sur

l’éducation des filles, que le conte et l’ouvrage entier visent évidemment à réfuter.

L’indifférence à l’égard de la formation féminine y apparaît non fondée et perpétuée par

ignorance plutôt que par réflexion. La fiction permet alors à la mère de communiquer à sa

fille l’odieux de cette pensée. Par identification, Émilie ressent intimement la fausseté du

préjugé – elle sait déjà qu’elle mérite davantage que le fouet, la soupe et une poupée – et

devient à même de comprendre la critique que fera sa mère de sa propre éducation, qu’elle

comparera explicitement, dans une conversation plus tardive, à celle dont bénéficie Émilie :

Je ne me permets point de fixer les bornes du savoir aux persones de notre sexe ; peut-être ne faut-il pas même une regle générale à cet égard ; mais du temps de mon enfance ce n’était pas l’usage de rien apprendre aux filles. On leur enseignait les devoirs de religion tant bien que mal, pour les mettre en état de faire leur premiere communion. On leur donnait un fort bon maître à danser, un fort mauvais maître de musique, et tout au plus un médiocre maître de dessin. Avec cela un peu d’histoire et de géographie, mais sans aucun attrait ; il ne s’agissait que de retenir des noms et des dates, qu’on oubliait dès que le maître était réformé. Voilà à quoi se réduisaient les éducations soignées. Sur-tout on ne nous parlait jamais raison ; et quant à la science, on la trouvait très-déplacée dans les persones de notre sexe, et l’on évitait avec soin toute espece d’instruction 99.

98 « Quatrième conversation », p. 80. 99 « Douzième conversation », p. 238-239. (Nous soulignons.)

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La médiocrité de l’éducation reçue par la mère peut alors être saisie par la fillette, d’autant

plus que les exemples qu’elle lui donne sont tout le contraire de ce qu’elle lui a enseigné :

ainsi de son apprentissage exclusivement mnémonique ; ainsi de l’inconvenance que l’on

associait à l’instruction intellectuelle des femmes. La fausseté d’un tel préjugé est donc

pleinement démontrée à Émilie et la convainc, puisque ce premier exemple la concerne

directement, de l’importance d’adopter une attitude critique avec l’ensemble des idées

auxquelles elle sera confrontée.

***

Émilie doit devenir en mesure de penser par elle-même et de distinguer le vrai du faux

dans les discours et les attitudes des gens qui l’entourent. Sa mère lui apprend surtout à

douter, d’elle-même comme des autres, en cherchant à retrouver les fondements de sa pensée

et la validité des idées qu’elle conçoit ou qu’elle reçoit. Elle joue ainsi dans ce processus un

rôle central qui contribue à faire de la conversation une méthode pédagogique exclusive et

fondée sur l’amour maternel. Au-delà de cette dynamique éducative soutenue par l’intérêt,

doit toutefois pouvoir s’installer un climat d’échange assurant une confiante conversation chez

la fillette, ce qui est rendu possible, dans l’ouvrage, grâce à l’instauration d’une structure

d’interaction égalitaire régissant l’espace de parole que partagent la pédagogue et l’élève.

3.3 L’égalité dialogique, ou la performance pédagogique du modèle

Réciprocité et égalité, qui sont les valeurs fondamentales de la conversation

philosophique des Lumières, le sont tout autant pour le modèle pédagogique qui se déploie

dans Les Conversations d’Émilie. L’accès à la parole qui est assuré à Émilie par sa mère

témoigne d’un intérêt toujours fondé sur le respect de l’enfant. Le début de l’ouvrage est

cependant marqué par une posture socratique qui confère à la mère une position de

supériorité – d’ailleurs légitime, s’agissant de la toute première étape de l’éducation –, puisque

c’est elle qui oriente d’abord le fil de leurs conversations vers un objectif connu d’elle seule.

Ce faisant, elle instaure un cadre d’échange pragmatique qui assigne à la réciprocité et à la

liberté certaines limites. Or, si cette attitude est explicitement exposée au début de l’œuvre, il

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n’en demeure pas moins qu’Émilie influence de façon de plus en plus significative le cours

des échanges. La dernière conversation offre d’ailleurs une autre configuration des positions

des interlocutrices, dans la mesure où un débat sur l’éducation les oppose par leurs prises de

position respectives. La réciprocité discursive fait alors place à un espace de réflexion

proprement égalitaire, se fondant non plus simplement sur le respect dû à l’enfance, mais aussi

et surtout sur la reconnaissance d’un mérite intellectuel indéniable et ce, malgré la fin à

première vue équivoque que donne à l’ouvrage cette discussion. Il y a donc une manifeste

progression de la structure dialogique dans les conversations de l’ouvrage, qui apparaissent de

ce point de vue exemplaires, puisqu’elles en offrent une démonstration en actes.

Comparant Les Conversations d’Émilie à l’ensemble de la production antérieure de

Louise d’Épinay, Ruth Plaut Weinreb souligne l’égalité pédagogue-élève qui caractérise cette

dernière œuvre et la distingue des précédentes : « In the Conversations, a shift in her pedagogy

is evident as she turns from a sort of sermon to dialogues. That very form invites a certain

equality, and Émilie is encouraged to ask questions and explore ideas, and is addressed with

seriousness and respect 100. » Quoique demeurant toujours ouverte à l’entière participation

d’Émilie dans la conversation, la mère doit parfois imposer des limites à la parole de sa fille,

limites dont celle-ci ne peut pas toujours saisir les motivations étant donné son bas âge et son

peu d’expérience, qui restreint nécessairement le champ de sa compréhension. Une certaine

forme d’autorité régit ainsi les premiers échanges de l’ouvrage :

Mère – Quand je vous ai dit ce que vous devez faire, je crois qu’il faut vous y soumettre sans réplique.

Émilie – Maman, je vais obéir ; mais permettez-moi de vous demander pourquoi vous voulez bien dans de certains momens que je vous fasse des questions, et que je dise tout ce qui me passe par la tête, et que vous ne voulez pas le soufrir dans d’autres.

Mère – Quand nous causons ensemble, soit pour votre instruction, soit pour votre amusement, vous pouvez avec liberté et avec confiance me communiquer toutes vos idées ; alors je vous réponds, et vos questions ne sont point déplacées. Mais lorsque je vous prescris votre conduite, le plus court est d’obéir sans réplique.

Émilie – Pourquoi cela, Maman ?

100 Ruth Plaut Weinreb, « Émilie or Émile ? Madame d’Épinay and the Education of Girls in Eighteenth-Century

France », dans Frederick M. Keener et Susan E. Lorsch (éds), Eighteenth-Century Women and the Arts, p. 63.

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125 Mère – Par respect et par confiance. M’avez-vous jamais vu exiger rien de vous qui ne

fût pour votre bien ? 101 La conversation, comme le précise la mère, se déroule donc sur une base égalitaire où l’espace

de la parole est agréablement partagé entre la mère et la fillette ; mais la formation de la toute

jeune Émilie nécessite parfois qu’un terme soit mis à cette conversation, que la voix de l’élève

soit tue, qu’un ordre soit donné par la mère et suivi sans riposte par la fille. Il est demandé à

Émilie de faire un acte d’amour et de foi en acceptant de se laisser guider de la sorte. C’est

cependant un principe de confiance, et non pas de pure autorité 102, qui sous-tend cette attitude,

la mère témoignant d’un souci constant d’expliquer ses agissements et ses décisions. Leur

conversation revêt donc, dans un premier temps, une dynamique socratique, dans la mesure où

la mère sait où elle veut mener Émilie en conversant avec elle et la guide, sans qu’elle s’en

aperçoive, vers une connaissance en quelque sorte déjà « déterminée. » Ainsi que le

remarque Rosena Davison dans son introduction aux Conversations d’Émilie, cette méthode

philosophique fournit de nombreux avantages stylistiques à l’entreprise littéraire de

Louise d’Épinay :

Le dialogue socratique élaboré par Mme d’Épinay comporte plusieurs avantages. D’abord en évitant la pédanterie, elle s’assure qu’Émilie (et le lecteur) ne s’ennuie jamais ; elle l’emmène du connu vers une compréhension de l’inconnu par des étapes graduelles qui lui demandent une réflexion de plus en plus précise et mûre. Deuxièmement, les sujets abordés découlent de façon si naturelle de leurs discussions qu’Émilie ne se rend pas compte qu’elle est en train d’apprendre. L’enseignement devient ainsi une sorte de jeu. Toutefois, Mme d’Épinay prend soin de rappeler les leçons en les appliquant à des situations réelles, soulignant l’utilité de tout ce qu’elles étudient ensemble 103.

101 « Première conversation », p. 53-54. 102 L’autorité n’est pas un principe pédagogiquement valable dans la méthode de Louise d’Épinay. Il vaut mieux

que l’enfant comprenne par lui-même ce qu’il peut ou ne peut pas faire plutôt qu’il obéisse à des ordres qui n’ont pour lui aucun sens, ce que la mère d’Émilie transmet d’ailleurs rapidement à sa fille : « Émilie – À vous dire la vérité, quand on me défend une chose, je ne la fais point, mais je crois pourtant que j’ai quelquefois envie de la faire, pour voir si l’on m’a dit la vérité, et si l’on me laissait seule, là tout de suite, je ne sais ce qui en ariverait. / Mère – Vous voyez que la méthode de vous défendre, tantôt ceci, tantôt cela, n’est pas aussi bonne que vous me l’aviez assuré. / Émilie – Il est vrai que quand c’est moi qui me suis dit, je ne veux pas faire cela, ma volonté est bien ferme, et que je n’ai pas la tentation d’y manquer. » ; « Septième conversation », p. 131.

103 Rosena Davison, « Introduction », op. cit., p. 24.

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Au-delà de la finalité didactique avouée des conversations mère-fille, de leur ton familier et de

leur trajectoire indéterminée 104, une allusion directe de la mère faite aux péripatéticiens, dans

la dernière conversation de l’œuvre, confirme explicitement le lien qu’entretiennent les

dialogues de Louise d’Épinay avec la tradition socratique. À l’aube du passage à l’éducation

adolescente d’Émilie, lorsque la mère fait l’inventaire, avec sa fille, de ce qu’elle considère

être ses torts ou ses fautes pédagogiques, il est en effet précisé par les interlocutrices que la

plupart de leurs conversations se sont déroulées pendant la promenade, ce qui rend encore plus

évidente leur association à celles de l’école d’Athènes :

Émilie – Si vous saviez, Maman, comme c’est triste de se promener, sans causer avec vous !

Mère – Vous me rapelez-là un autre de mes torts, c’est de vous avoir laissé prendre trop de goût à nos conversations.

Émilie – Comment, vous vous reprochez nos conversations ! Mère – Je crains qu’elles n’aient contribué à vous acoutumer à trop de réflexion et de

tranquillité pour votre âge, et par conséquent nui au projet important de former votre constitution.

Émilie – Maman, si c’était à recommencer, vous me priveriez du plaisir de causer avec vous !

Mère – Du moins, j’y mettrais la condition de ne jamais causer assises. Avec cette loi fondamentale nous pourions renouveller l’école des Péripatéticiens.

[…] Émilie – En ce cas, maman, je vous en rends deux de plus [deux syllabes], car nous

sommes, pour le moins, des demipéripatéticiennes : la moitié de nos conversations se sont passées à la promenade 105.

La forme dialogique de l’ouvrage, associée à ce contexte récurrent de la promenade, rend

compte d’un aspect essentiel du projet de Louise d’Épinay, qui vise le développement

parallèle des facultés du corps et de l’esprit. Si la promenade permet la fortification de ces

premières facultés, la conversation libre n’assure toutefois pas à elle seule celle des secondes,

ce qui justifie la position d’abord « autoritaire » qu’endosse parfois la mère et qui la fait se

rapprocher de la méthode de Socrate. Cette configuration conversationnelle s’atténue

toutefois graduellement : au fil du temps et des conversations, Émilie fait preuve de plus

104 « If we look for the specific curriculum followed by madame d’Épinay, we rapidly conclude that there is no

overall plan, that the subjects of their discussions flow spontaneously from their activities which in turn depend on the weather or the season. » ; Rosena Davison, « Madame d’Épinay’s Contribution to Girl’s Education », op. cit., p. 227. Cette impression d’indétermination propre à la conversation est effectivement bien rendue dans l’œuvre. La spontanéité des dialogues, qui témoigne de la maîtrise littéraire de l’auteure, dissimule toutefois une certaine progression thématique. Consulter à ce propos le schéma des Conversations d’Émilie placé en annexe.

105 « Vingtième conversation », p. 400-401. (Nous soulignons.)

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d’assurance dans ses propos et offre d’ailleurs à la fin de l’ouvrage une répartie éclatante à sa

mère, ce qui sanctionne une autonomisation de l’élève et atteste d’une évolution significative

des positions dialogiques des interlocutrices.

La mère fait toujours figure de guide dans la vingtième conversation, Émilie

n’étant encore âgée que de dix ans, mais le rapport de docile soumission que la fillette

entretenait avec elle a changé : la position d’ignorance (et donc d’infériorité) qu’elle occupait

n’est plus. Ce dernier épisode pédagogique, qui se déroule à la veille du dixième anniversaire

d’Émilie – moment associé, par les deux interlocutrices, à la fin de l’enfance – met en scène un

débat sur l’éducation, débat dans lequel la mère et la fille endossent des positions opposées.

Par l’exposition de leurs arguments, elles orientent conjointement le cours de la discussion, ce

qui consacre une première émancipation du modèle. Alors que, toujours dans le cadre de la

révision de ses torts pédagogiques, la mère regrette de n’avoir pu donner une éducation

publique à Émilie, ce qu’elle justifie en arguant que les institutions et le climat politique ne lui

sont pas favorables, la fillette défend de son côté la position de l’éducation privée à partir de

l’expérience qu’elle en a. À ce moment, ses ressources argumentatives pour faire valoir sa

position participent non plus d’un dialogue poursuivant un objectif pédagogique, mais d’une

conversation intellectuelle entre deux femmes d’esprit qui débattent ensemble d’un sujet qui

leur est cher :

Émilie – Ah, nous y voilà encore ! Je sais au bout des doigts tout ce que vous m’allez dire des avantages de l’éducation publique sur l’éducation domestique et particuliere : mais vous savez bien aussi, ma chere Maman, que sur ce chapitre jamais je ne serai de votre avis.

Mère – Je croyais que vous pouviez en avoir changé, depuis que vous m’avez vanté la grande utilité des extraits de Plutarque.

Émilie – Qu’est-ce que ces extraits ont de commun avec votre éducation publique ? Mère – D’abord on y rencontre souvent son éloge. Émilie – Eh bien, peut-être avait-on raison dans ce temps-là ; mais moi, j’ai raison

aujourd’hui. [Mère] Émilie – […] Et vous me persuaderez, par exemple, que dans ces écoles on sait, mieux

que vous, se mettre au niveau de l’enfance ? Mère – Sans contredit, ma chere amie. Mon censeur prétend qu’un jardinier qui

n’aurait qu’une plante à soigner, courrait grand risque de lui nuire par trop de soins, par un excès d’attention et de culture : au lieu qu’obligé de partager ses soins entre un certain nombre de plantes diverses, il est efficacement garanti de

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cet inconvénient, et heureusement borné à ne donner à chaque plante confiée à ses soins, que la portion de culture qui lui est salutaire.

Émilie – Mon dieu, Maman, que votre censeur m’impatiente avec son jardinier ! Ce monsieur me prend apparemment pour une laitue ; c’est-à-dire, que je ne suis venue au monde que pour végéter ?

Mère – Voulez-vous qu’il vous parle sans figure ? – Entre nous deux je suis la plus forte ; et par un effet naturel de ma force, il m’arive, vraisemblablement à tout instant, de vous élever vers moi, au lieu de descendre vers vous ; mais si j’avais vingt enfans autour de moi, il n’en serait plus de même […] 106.

Les répliques d’Émilie n’ont plus le même impact dialogique qu’elles avaient au début de

l’ouvrage et l’issue de la conversation ne relève plus de la seule volonté maternelle. Le

discours de la fillette témoigne par ailleurs d’une profonde connaissance de son interlocutrice,

ce qui rend compte du caractère authentique de leurs conversations. Il fait également état

d’une capacité de relativisation et d’analyse qui a été acquise par l’élève, celle-ci soulevant

l’historicité du problème pédagogique et mettant ainsi en place l’idée que chaque période

possède sa « vérité » et que la période de Plutarque – tout comme celle de sa mère, évoquée

plus tôt dans l’ouvrage – est différente de la sienne et n’implique plus les mêmes enjeux : « Eh

bien, peut-être avait-on raison dans ce temps-là ; mais moi, j’ai raison aujourd’hui », dit-elle

avec conviction. La ferme appropriation du pronom « je » renforce le caractère déterminé de

son argumentation et donne une intensité au point de vue critique qu’elle endosse à l’égard de

l’éducation publique – qui s’avère également être celui de l’auteure 107.

Si la nature et la fermeté des propos d’Émilie sanctionnent une nouvelle dynamique

conversationnelle mère-fille, les opinions exposées et endossées par la mère permettent à

Louise d’Épinay d’inscrire, à l’intérieur même de son ouvrage, une critique de la méthode

pédagogique privée, sinon intime, qu’elle y propose. Le dernier point que la mère soulève à

106 Idem., p. 403-404. (Nous soulignons.) Le censeur auquel se réfère la mère n’est pas désigné et aucun détail

n’est donné à son sujet. Il se pourrait qu’il dissimule Jean-Jacques Rousseau et ce, pour différentes raisons : il fait figure d’autorité dans le domaine pédagogique au moment de la publication des Conversations d’Émilie ; ses idées sont en accord avec la critique de ce censeur ; il a déjà désapprouvé certaines conceptions de Louise d’Épinay à l’égard de l’éducation, comme nous l’avons vu dans l’Histoire de Madame de Montbrillant ; il propose, dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, un modèle d’éducation publique républicain auquel la fin de l’ouvrage de Louise d’Épinay pourrait bien vouloir répondre : « In this open-ended conclusion, d’Épinay may have been responding to the national education plan proposed by Rousseau to the government of Poland in his Considérations sur le gouvernement de Pologne. According to this plan, public education would be exclusively reserved for males, while girls would be relegated to the home for a strictly utilitarian education to prepare them for their limited role as housewives and mothers. » ; Mary Seidman Trouille, op. cit., p. 136.

107 Rappelons ce « nous » qui guidait auparavant souvent l’échange et qui était déterminé par la mère.

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propos de l’inégalité de l’expérience, des connaissances et donc, des ressources des

interlocutrices, désigne effectivement, mais de manière toute rhétorique, les limites de la

méthode choisie par l’auteure – quoique, comme nous le verrons, l’ultime objectif soit de la

légitimer complètement. Rappelant cette inégalité par rapport au savoir qui caractérise

nécessairement tout pédagogue envers son élève, le discours de la mère invalide à première

vue l’éducation privée, alors que parallèlement, celui d’Émilie fait la démonstration des

ressorts que lui a conférés ce type de formation pour l’argumentation et la défense de ses

idées. Les propos de la mère semblent avertir le lecteur ou la lectrice d’un danger inhérent à la

méthode, qui est celui de ne pas toujours pouvoir rejoindre adéquatement, et ce malgré une

bonne volonté, le niveau psychologique de l’enfant que l’on éduque ; mais tout ce débat

concourt en fait essentiellement à sanctionner la pertinence du modèle. La figure d’Émilie

représente un contre-exemple éclatant à la critique de la mère et confirme, notamment par son

ironie argumentative, qui rappelle la raillerie de Shaftesbury, la réussite de son éducation 108.

Grâce à cette stratégie discursive, le texte programme et neutralise lui-même les

objections qui pourraient lui être adressées. Quoique aucune des interlocutrices ne convainque

explicitement l’autre de sa position, force est toutefois de constater qu’il y a eu – outre les

progrès évidents de la jeune élève – dépassement du dialogue socratique, la mère ne se

trouvant plus dans une position de supériorité typiquement pédagogique. Prête à quitter

l’enfance, Émilie est également prête à la conversation philosophique, qui est caractérisée par

une recherche commune de la « vérité. » Le savoir, les opinions, voire l’expérience circulent

désormais dans les deux sens et influent sur le cours des réflexions de l’une et de l’autre. La

décision de poursuivre de concert l’élaboration du plan d’éducation de l’adolescence d’Émilie

atteste d’ailleurs de cette nouvelle position intellectuelle qu’occupe la jeune fille par rapport à

sa mère :

Mère – Puisque nous nous sommes rendues exclusivement responsables du succès de votre éducation, il nous est bien essentiel de nous garantir de tout reproche, de tout malheur.

Émilie – Vous m’avez dit, je m’en souviens très-à-propos, qu’il faut s’accoutumer à se rendre clairement compte des motifs qui nous font agir ; qu’il est très-important de ne pas se tromper sur cet article, de ne pas prendre pour sagesse le penchant que l’on sent à faire une chose plutôt qu’une autre ; qu’il

108 Il s’agit bien d’une réussite, si l’on considère l’adage de la tête bien faite plutôt que bien pleine.

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faut faire cet examen non-seulement avant d’agir, mais encore après l’action ; et que celui qui ne se trompe jamais sur les vrais motifs de ses actions, est bien avancé dans le chemin du bonheur et de la sagesse.

Mère – Avec cette méthode on peut se flater de remédier aux erreurs passées, de les remplacer par des principes sûrs et solides, d’éfacer jusqu’au souvenir des fautes, et de prendre pour l’avenir des engagemens réfléchis.

Émilie – Comme, par exemple, celui de ne jamais nous quiter. Mère – Cela s’appelle ébaucher un plan d’éducation tant bien que mal 109.

Acceptation d’une faillibilité, reconnaissance de ses erreurs, volonté de dépassement et de

perfectibilité : non seulement le discours de la mère, mais aussi celui de la fille est désormais

imprégné de ces valeurs essentielles à la progression des connaissances et surtout, à l’échange

authentique des sentiments. La position égalitaire dont jouissait Émilie au début de l’ouvrage

regardait surtout la possibilité d’user de la parole et était due au respect intrinsèque à la

relation qu’elle entretenait avec sa mère ; elle regarde, à la fin de l’ouvrage, davantage la force

d’argumentation et l’usage de la raison dans la poursuite d’une réalisation commune, qui

implique la libre circulation des opinions et des sentiments, mais aussi le dévoilement et la

confidence des erreurs ou des faiblesses.

***

Si la conversation offre un support de choix à une pédagogue soucieuse d’adapter son

enseignement à la compréhension effective de l’enfant qu’elle éduque, soit en illustrant ses

leçons et en diversifiant ses méthodes, soit en vérifiant ses acquis par le dialogue, elle permet

également l’élaboration d’une relation pédagogique égalitaire conduisant à une maturité

intellectuelle, quoique cet ultime objectif ne fasse pas l’économie d’une soumission de

l’enfant à une certaine forme d’autorité. Un passage obligé par la discipline caractérise donc

la méthode de Louise d’Épinay, qui vise certes le bonheur de l’enfant, mais non pas aux

dépens de l’acquisition d’une vertu et d’une force de contrôle sur soi, puisque ce bonheur

nécessite l’intégration préalable de l’amour du travail et du sens du devoir. La dernière

conversation témoigne ainsi de la validité de son approche, tant parce qu’elle met en scène une

fillette qui a fait sien le raisonnement éclairé par le moyen du dialogisme, que parce que

l’argumentation de cette fillette invalide, par sa présence et par sa force, les oppositions – certes

toutes rhétoriques – de la mère à propos de cette méthode qu’elle avait initialement choisie

109 « Vingtième conversation », p. 405.

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pour elle. L’éducation d’Émilie apparaît alors comme une réponse réaliste à l’absence d’un

contexte social favorable à l’éducation publique et à l’éducation des filles. Les idéaux

pédagogiques de Louise d’Épinay sont donc finalement montrés comme découlant d’un

réalisme et d’un pragmatisme issus de l’expérience, mais aussi présentés à l’intérieur d’un

débat intellectuel et critique qui épouse entièrement la logique dialogique et démonstrative de

son œuvre.

Émilie est ainsi toujours déjà traitée en tant qu’être de raison. La conversation qu’elle

partage avec sa mère lui communique une rigueur cognitive typiquement philosophique qui

pourrait tout aussi bien guider la formation d’un garçon, d’un futur citoyen. Or, Émilie

deviendra une femme et sera inévitablement confrontée, pareillement à sa mère, aux interdits

et aux préjugés de son temps à l’égard de son sexe. Pour cette raison, la conversation

pédagogique imaginée par Louise d’Épinay doit assurer la constitution et la préservation

d’un espace où Émilie pourra faire librement usage de son esprit une fois sa formation

terminée – étant entendu que la fin de cette formation, qui correspond à la période consacrée à

l’éducation proprement dite, ne constitue qu’une première étape sur la voie de la connaissance.

Grâce au contexte intime dans lequel l’auteure campe son modèle, un semblable lieu

d’intellectualité féminine peut advenir et offrir, même après le moment de l’éducation, un

refuge pour le savoir des femmes. Les Conversations d’Émilie s’offrent ainsi comme une

réponse aux contingences sociales de l’époque et ce, à deux niveaux : d’une part, au niveau de

la pédagogie et d’autre part, au niveau de l’activité savante des femmes.

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Chapitre IV :

L’intimité pédagogique

Les Conversations d’Émilie ne se destinent qu’à la seule formation des filles. Si leur

structure dialogique permet de mettre en place une méthode valable pour la formation de tout

individu, leur contenu pédagogique concède une large place aux devoirs, aux rôles et aux

interdits sociaux liés à la condition des femmes. Parallèlement au dépassement des limites

habituellement posées à l’éducation des filles, se déploie ainsi dans l’œuvre un discours qui

semble à première vue en contradiction avec sa méthode et qui insiste sur la modestie, la

discrétion et la bonne réputation que doit acquérir et que devra conserver la jeune Émilie. La

coexistence de ces deux attitudes antinomiques est toutefois pleinement justifiée et épouse la

volonté pragmatique de l’auteure, qui souhaite inscrire sa méthode pédagogique dans un

contexte réaliste et proposer une solution concrète aux contingences sociales de son temps.

L’intimité contextuelle dans laquelle se déroulent les conversations entre la mère et la fille lui

offre le moyen d’encourager une formation allant à l’encontre des normes tout en préservant

des apparences de conformité sociale délimitant un espace d’indépendance et de liberté. Cet

espace, parfois explicitement ancré dans des lieux historiquement associés à l’intime, ne peut

toutefois réellement advenir que grâce à la sincérité de la relation mère-fille : en favorisant,

dans un premier temps, la transmission du modèle pédagogique par l’authenticité maternelle,

cette sincérité facilite en effet, dans un deuxième temps, le déploiement d’une amitié filiale de

nature intellectuelle autant qu’affective, qui peut donner suite à la première forme d’activité de

l’esprit ayant uni la mère et la fille. Parfois conservatrice dans son contenu, l’éducation

d’Émilie est ainsi subversive dans sa forme, puisqu’elle admet et invite à la mise en place et à

la perpétuation d’un espace favorisant l’émergence renouvelée et démultipliée d’un savoir et

d’une pratique savante pour les femmes et, à long terme, la remise en question des rôles,

devoirs et responsabilités qui leur incombent.

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1. L’intimité mère-fille dans Les Conversations d’Émilie

Les conversations d’Émilie et de sa mère sont explicitement présentées, dans la préface

à l’édition de 1781, comme des entretiens exclusifs marqués par le sceau de l’intimité. Si la

préface donne immédiatement le ton à l’ouvrage, plusieurs indices textuels d’intimité le

jalonnent et renforcent cette dimension essentielle de la méthode de Louise d’Épinay qui régit,

et ce de manière de plus en plus manifeste, l’ensemble des dialogues de l’ouvrage. Une

définition de l’intimité est par ailleurs significativement donnée par la mère d’Émilie et nous

renseigne sur le statut que lui octroie l’auteure. Confrontée à une définition historique de

l’intime au XVIIIe siècle, elle nous permettra d’appréhender cet élément fondamental d’un

modèle, mais aussi de toute une pensée sur l’éducation féminine. L’analyse des lieux dans

lesquels prennent place les conversations, tel le cabinet ou la chambre à coucher, mais aussi le

contexte de leur occurrence, la plupart se déroulant pendant la promenade – ce qui renvoie au

topos du dialogue « philosophique » – et répondant à une recherche de solitude, notamment

lorsqu’elles se font à la campagne, rend également compte de cette atmosphère caractéristique

des entretiens imaginés par Louise d’Épinay. Enfin, l’exclusivité des conversations mère-fille

ainsi que les expressions de plaisir et d’affection qu’endosse chacune des interlocutrices

constituent une dernière preuve de leur proximité. La compréhension des enjeux qu’implique

la notion d’intimité, émergeante au XVIIIe siècle, s’avère toutefois d’abord indispensable, afin

de cerner l’idéologie qui la sous-tend et donc, la potentialité dont elle est porteuse aux yeux de

la femme de lettres.

1.1 Éléments de définition de l’intimité

Les Conversations d’Émilie se posent d’emblée comme une œuvre intime et la préfacière

revendique ouvertement ce statut pour qualifier la relation qu’elle a pu développer avec sa fille.

Dans l’« Avertissement sur la seconde édition », la mère d’Émilie – puisqu’il s’agit bien d’un

discours endossé par le personnage plutôt que par l’auteure – souligne la dimension exclusive

de la conversation pédagogique qu’elle a partagée avec sa fille, dimension qui repose sur le

dévoilement du secret pédagogique, dont l’expression est constitutive de sa méthode. C’est

lui qui permet en effet à la relation pédagogue-élève d’ouvrir sur une intimité qui est

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bénéfique à la formation de la fillette, dans la mesure où celle-ci peut intégrer les principes

régissant le processus de sa formation, et qui représente pour la mère une récompense, étant

donnés les sacrifices que demandent les soins de l’éducation :

Il en est résulté une tendresse et, pour ainsi dire, une intimité entre la mere et l’enfant, qui au milieu de la petite société de leurs amis, ont concentré entre elles deux le secret de l’éducation, comme un secret d’état l’est entre un roi et les ministres au milieu des discours de la cour. Cette confiance réciproque est sans doute le principal ressort d’une éducation généreuse et noble que les anciens appellaient libérale, et tant qu’une mere ne l’a point obtenue, elle ne peut se flater de recueillir le fruit de ses peines et de sa vigilance 1.

L’intimité est donc rendue possible grâce à une exclusivité pédagogique qui lui permet de

prendre forme et de se déployer. Il ne s’agit pas d’une condition préalable à l’éducation,

l’intimité dont il est ici question impliquant, davantage qu’une solitude ou qu’une retraite

physique du monde, des sentiments qui lient les interlocutrices dans une relation unique et

sans lesquels il faudrait simplement parler d’éducation privée. L’intimité peut donc se bâtir et

se renforcer, mais elle ne peut se commander ni advenir par la simple volonté, puisqu’elle

concerne les émotions qui appartiennent en propre à l’individu. Comme le privé, l’intime peut

se reconnaître dans une pratique ou s’identifier dans une circonscription spatiale, mais

contrairement à lui, il relève d’une intériorité singulière qui demeure secrète tant qu’elle n’est

pas volontairement dévoilée, ainsi que le souligne Jean-Marie Goulemot dans la définition

qu’il en donne :

[L]e XVIIIe siècle reconnaît l’existence d’un ensemble de pratiques obéissant à la seule autorité de l’individu, échappant au contrôle de l’institution et à cette volonté gestionnaire, constituant, au sens métaphorique, un lieu pourvu de frontières, relevant enfin du secret de chacun et marquant sa séparation d’avec la sphère du public. On aura reconnu là, d’abord, le privé, et particulièrement l’intime, même si l’on admet que le privé peut apparaître souvent comme sa forme socialisée. Si le privé est ce que l’institution admet ou se résout à admettre comme espace de liberté ou comme territoire échappant à son droit de regard, l’intime est ce qui appartient à l’individu en

1 Louise d’Épinay, « Avertissement sur la seconde édition », dans Les Conversations d’Émilie, p. 49.

Rosena Davison résume clairement l’intention de l’auteure : « Mis à part son désir d’écrire un ouvrage pour la bibliothèque d’Émilie, [Mme d’Épinay] était persuadée, et avec raison, qu’elle avait quelque chose de nouveau à offrir aux autres mères qui, comme elle, se trouvaient démunies de textes convenables consacrés à ce stade de l’enfance. D’une part elle voulait écrire un ouvrage utile et agréable qui ferait appel en même temps à la mère et à la fille, et d’autre part montrer toutes les possibilités qui résulteraient de cette étroite collaboration, encore peu à la mode à l’époque des Conversations. » ; « Introduction », dans Louise d’Épinay, Les Conversations d’Émilie, p. 17. (Nous soulignons.)

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135 propre comme son secret, ce dont il a, lui seul, une connaissance intuitive. Il peut s’agir de pratiques – et elles relèvent alors du privé –, mais aussi et plus encore de sentiments, d’une intériorité spécifique qui constituent la nature propre et marquent les différences entre les individus 2.

Secret, liberté, sentiments, individualité, différence. L’intimité consiste en la reconnaissance

de ce qu’un individu possède intérieurement et exclusivement, de ce qu’il soustrait au regard

du public et de ce qui le définit par rapport à ses semblables. Cette reconnaissance peut se

faire de deux façons : individuellement, dans l’exercice solitaire de la pensée, ou encore dans

le cadre d’une relation de confiance permettant le partage volontaire de cette pensée.

L’importance accordée par Louise d’Épinay à l’individuation de la méthode et de

l’enseignement, nous le voyons, prend tout son sens dans une telle structure d’intimité, qui

rend possible la reconnaissance de la différence et de l’unicité du sujet, tout comme le

dévoilement sincère de ses pensées et de ses sentiments. La définition de l’intimité qui figure

dans l’œuvre atteste d’ailleurs du caractère personnel de la pensée et insiste sur ce qui fonde

l’intimité d’une personne ou d’une relation. Cette définition apparaît au début de la onzième

conversation, lorsque Émilie entre dans le cabinet de sa mère, trouve celle-ci en train d’écrire

et la questionne, par curiosité, sur le contenu de la lettre qu’elle rédige. Désapprouvant cette

attitude indiscrète, sa mère l’amène à réfléchir au statut de sa pensée comme à celui de la

pensée d’autrui et au respect que l’on doit à cette propriété individuelle. Elle énonce alors

l’idée que l’intimité est ce qui permet à chacune et à chacun de réellement « s’appartenir » :

Mère – Votre pensée est-elle à vous ? Peut-on vous empêcher de penser ? Émilie – Non, on ne peut pas m’empêcher de penser à ce que je veux. Mère – Ni vous obliger de dire votre pensée, que lorsque cela vous convient et à qui

vous jugez à propos. Or, qu’est-ce que vous écrivez sur le papier ? Émilie – Mais ce que je veux, ce qui me passe par la tête. Mère – C’est-à-dire, vos pensées. Et quelqu’autre que vous peut-il savoir si votre

intention est qu’on connaisse vos pensées, ou si vous voulez les tenir cachées, ou ne les confier qu’à une telle persone ?

Émilie – Non, à moins que je ne le dise, on ne le sait pas. Mère – On sait encore moins de quelle importance il peut être pour vous que votre

pensée ne soit connue que de la persone à laquelle elle s’adresse, parce que persone ne sait nos afaires comme nous-mêmes.

2 Jean Marie Goulemot, « Tensions et contradictions de l’intime dans la pratique des Lumières », dans

Benoît Melançon (éd.), L'invention de l'intimité au siècle des lumières, p. 13-14.

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136 Émilie – Cela est vrai. Mère – Ainsi notre pensée est notre propriété la plus sacrée, la plus intime 3.

Il y a ici un double enseignement : d’une part, la pensée est intime et appartient en propre à

l’individu ; d’autre part, l’intimité doit être respectée et ne peut être partagée que par

consentement 4 – d’où la raison pour laquelle la curiosité peut devenir un vice dont il faut se

préserver. La définition de l’intimité donnée à Émilie la rend donc seule maîtresse du cours de

sa pensée, comme de son dévoilement, et fait de son esprit une possession exclusive, une

source et un lieu de liberté que rien ni personne ne peut forcer ni altérer. Une certaine forme

d’indépendance est ainsi d’ores et déjà transmise à la fillette, dans la mesure où l’intimité

intellectuelle constitue, dans le discours de la mère, un quant-à-soi garantissant au sujet un

espace préservé du jeu des apparences et de tout ce qui participe du social.

***

Telle que définie dans la onzième conversation de l’ouvrage, l’intimité regarde

l’intériorité de chaque individu, alors que dans la préface de la mère, elle renvoie à des

sentiments partagés, c’est-à-dire à une relation d’intimité. On le voit, ces discours se

complètent et véhiculent cette idée que, grâce à la communication des pensées, un espace

d’intimité peut advenir, qui s’appuie nécessairement sur une sincérité et une franchise

volontairement octroyées et mues par la confiance. S’agissant de conversations dites intimes,

les échanges de la mère et de la fille impliquent une semblable dynamique, ce que permet

notamment d’induire leur contexte spatio-temporel ainsi que l’expression explicite d’une

recherche de solitude inscrite dans les propos des interlocutrices. Ces indices d’intimité

transmettent une connotation intime à l’ensemble des dialogues, tout en contribuant à

renforcer le discours sur l’intimité qui est tenu dans l’œuvre.

3 « Onzième conversation », p. 211. (Nous soulignons.) 4 Rappelons le caractère politique de la pensée de Louise d’Épinay à l’égard de ce consentement de l’élève,

semblable à celui du citoyen dans la logique de la politique contractuelle.

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137

1.2 Les marques d’intimité dans l’œuvre

Le contexte spatial des Conversations d’Émilie, quoique peu détaillé, demeure toujours

exclusif et essentiellement partagé par les deux interlocutrices, ce qui informe l’œuvre et rend

tangible une atmosphère intime entourant les échanges d’Émilie et de sa mère. Par les

répliques de ses personnages, l’auteure renseigne parfois explicitement son lecteur ou sa

lectrice, lui indiquant par exemple que certains entretiens ont lieu à la ville ou à la campagne,

ou encore qu’ils s’inscrivent dans le cadre d’une promenade. Un seul lieu est toutefois

précisément désigné : le cabinet de la mère d’Émilie, qui revêt une symbolique d’importance

en regard de la nature d’abord cognitive de l’intimité unissant la mère et la fille. Les répliques

des interlocutrices se réfèrent également en quelques occasions à des conversations ne figurant

pas dans l’ouvrage et en précisent le contexte : ainsi la vingtième conversation renvoie à la

chambre de la mère, présentée comme le lieu d’entretiens nocturnes. Le cabinet et la chambre

étant historiquement les premiers lieux où a pu se développer l’intimité, ils connotent

inévitablement ces conversations, pareillement à la promenade qui, lorsqu’elle a lieu à la

campagne, devient le signe d’une recherche de solitude. L’exclusivité de la conversation se

double enfin d’expressions d’affection mutuelle qui témoignent de la proximité sentimentale

des interlocutrices et plus généralement, d’une relation qui est amenée à dépasser le rapport

pédagogique qui la motive.

Dans Les Conversations d’Émilie, aucune place n’est laissée à une voix autre que celle

d’Émilie ou de sa mère. Totalement exclusives, les conversations se terminent tout

simplement avant qu’un tiers ne puisse y prendre part : ainsi en est-il des cinquième, neuvième

et quatorzième conversations, qui prennent respectivement fin lorsque du monde arrive chez la

mère, lorsque Émilie aperçoit et court rejoindre des enfants de sa connaissance, lorsque le curé

de campagne vient à la rencontre des promeneuses. Si certains personnages apparaissent ainsi

dans l’ouvrage et contribuent, par leur présence, à ancrer les conversations dans le réel – de la

même manière que le font les marques d’affection mère-fille qui sont inscrites dans le texte et

que nous aborderons plus loin –, ils ne pénètrent toutefois jamais l’espace dialogique : leur

présence est seulement évoquée par les interlocutrices et, au mieux, leurs propos sont

rapportés par elles et servent de base à une nouvelle discussion. La convocation de

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personnages donne par ailleurs accès au quotidien d’Émilie en même temps qu’à son

entourage, qui ne se compose pas uniquement de sa mère 5 : on apprend ainsi qu’elle suit des

leçons de clavecin, son maître arrivant à la fin de la quinzième conversation ; qu’elle fréquente

des gens de la campagne, va à la ferme (sixième conversation) et assiste à une noce dans une

famille de paysans (dix-huitième et dix-neuvième conversations) ; qu’elle connaît des enfants de

son âge, mais aussi plusieurs adultes que côtoie sa mère, tels Monsieur le Comte de Vieuxpont

(douzième conversation), Madame de Solignac (treizième conversation), Madame de

Montbrillant (quinzième conversation), Monsieur de Gerceuil (dix-septième conversation),

Madame la Maréchale (dix-neuvième conversation) 6. L’aspect le plus récurrent de sa vie

quotidienne demeure toutefois la promenade qui, tant par sa fréquence que par sa dimension

symbolique, acquiert dans l’œuvre une valeur hautement significative.

Dix des vingt conversations se déroulent en effet avant, pendant ou après une

promenade, ce que les répliques des personnages annoncent habituellement dès le début des

conversations – ou alors à la fin, si les conversations les précèdent – ainsi que quelques rares

didascalies, le plus souvent également placées en tête des conversations. Dans la seizième

conversation, nous pouvons par exemple observer ce double emploi pour situer le cadre du

dialogue mère-fille : « Émilie – (rentrant avec sa mere, et posant un paquet sur la table.)

Nous voici, Maman, heureusement de retour, et nous et nos empletes en sûreté. Convenez que

ces embaras de Paris sont quelque chose de terrible, ou, si cela vous paraît trop fort, quelque

chose de bien incommode. […] 7 » Les promenades qui ont lieu, comme cette dernière, à la

ville précèdent la conversation, alors que celles de la campagne la mettent plutôt en scène ou

lui offrent un prolongement. Ces dernières sont généralement le fait d’une activité partagée

entre la mère et la fille, alors que les promenades urbaines d’Émilie se font le plus souvent en

l’absence de la mère – la conversation convoquée à titre d’exemple étant d’ailleurs la seule à

faire exception à cette configuration. Si l’exercice physique et le développement de la santé

5 Quoique les conversations pédagogiques relèvent exclusivement de la compétence de la mère, l’accès au

quotidien d’Émilie qui est ménagé dans l’ouvrage montre bien que la fillette ne vit pas en vase clos ni ne côtoie que des femmes – en l’occurrence sa mère et sa gouvernante.

6 Pour plus de détails, se référer aux éléments soulignés qui apparaissent dans le schéma des Conversations d’Émilie placé en annexe.

7 « Seizième conversation », p. 322.

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d’Émilie justifient ses nombreuses promenades, une distinction d’ordre idéologique peut

toutefois être établie entre celles qu’elle fait à la ville et celles qu’elle fait à la campagne.

« Il existe deux types de promenades, l’une sociale qui est déambulation civile, ouverte

et offerte à la vision de la communauté, parade et rite d’interaction, l’autre qui se soustrait à

l’agitation des villes, aux regards des autres et cherche dans la nature et la solitude le calme

idéal et harmonieux d’une vie loin des tracas du monde 8. » Cette distinction établie par

Alain Montandon explique clairement la dichotomie à l’œuvre pour les promenades urbaines

et champêtres que fait Émilie. Lorsqu’elle se pratique dans les parcs ou les jardins de la ville,

son activité est effectivement désignée comme le lieu d’une reconnaissance et implique « un

acte d’extériorisation mettant en jeu l’identité individuelle et sociale 9. » Les promenades

faites aux Tuileries constituent ainsi le moment d’une socialisation, d’une découverte de

l’espace mondain et de la vie en société. Émilie peut à loisir y observer les comportements

des gens qu’elle rencontre et communiquer par la suite ses impressions à sa mère. Revenant

de l’une de ses promenades, elle lui relate par exemple un événement dont elle a été témoin et

qui a attiré les moqueries des promeneurs qui l’entouraient, et lui rapporte la discussion qui

s’en est suivie avec des gens qu’elle a rencontrés avec sa bonne :

Émilie – […] Vous m’avez envoyé aux Tuileries : eh bien, j’y ai été, et j’y ai vu quelque chose de bien extraordinaire.

Mère – Et quoi donc ? Émilie – Une petite demoiselle bien parée, qui n’était pas plus grande que moi et qui

regardait toujours ses nœuds de manches, tournant toujours ses yeux de la gauche à la droite, et de la droite à la gauche.

Mère – Bon ! On ne s’atend pas à un événement de cette importance. Émilie – Elle ne regardait pas seulement autre chose ; aussi tout le monde riait et se

moquait d’elle. Mère – Comment, tout le monde s’occupait de ces nœuds de manches ? Vous avez

raison de vous vanter d’avoir vu quelque chose d’extraordinaire. Émilie – Eh bien, elle ne s’apercevait de rien de tout cela. Mère – Toujours à cause de ses nœuds de manches ? Et vous, étiez-vous du côté de

tout le monde qui riait ? Émilie – À vous dire la vérité, Maman, cela ne m’a pas paru bien plaisant ; mais

j’entendais dire tout autour de moi que c’était bien ridicule. Mère – C’est que le ridicule n’est pas toujours plaisant. Et vous ne connaissez pas

cette petite demoiselle aux nœuds de manches ?

8 Alain Montandon, Sociopoétique de la promenade, p. 89. 9 Alain Montandon, « Des promenades », dans Alain Montandon (éd.), Les espaces de la civilité, p. 56-57.

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140 Émilie – Non, Maman, je ne la connais pas, ni ma bonne non plus. Mais la bonne de

Mademoiselle de Solanges, que nous avons rencontrée à la promenade a dit que c’était sûrement la fille de quelque cuisiniere, que sa maîtresse s’était divertie à parer, parce que si c’était une demoiselle de condition, elle ne serait pas si étonée d’être bien mise et d’avoir des nœuds de manches.

Mère – Vraiment, voilà une remarque bien noble et bien belle ! Émilie – Et puis, elle s’est tout de suite retournée vers son élève, et lui a dit avec un ton

fort aigre : Pour vous, Mademoiselle, c’est encore pis : car vous voyez fort bien quand on se moque de vous ; mais vous ne vous en souciez nullement, et vous allez toujours votre train.

Mère – Voilà, après une remarque très-fine, une leçon de morale donnée très-à-propos ! Et vous, comment avez-vous trouvé cette remarque et cette morale ? 10

Émilie raconte ainsi un événement sur lequel elle ne peut porter de jugement, puisqu’elle ne

comprend pas les motivations qui font rire les gens ni le ridicule de la chose. Sa mère lui pose

diverses questions au cours de son compte rendu, tant pour obtenir davantage de détails sur ce

qu’elle a vu que pour avoir son opinion relativement aux attitudes qu’elle dépeint. Cette

relation d’événement lui permet alors d’amorcer une conversation sur la moquerie et la

médisance – qu’elle condamne – et de transmettre graduellement à Émilie une distance

critique par rapport aux mœurs et aux comportements des gens en société. Les commentaires

ironiques de la mère nous renseignent d’ailleurs déjà, dans cet extrait qui ne comporte encore

aucun enseignement explicite, sur la teneur des propos qu’elle tiendra par la suite.

La position d’Émilie est donc celle d’une observatrice en quête de sens 11, que sa mère

guide au fil des situations auxquelles elle se trouve confrontée. Ses promenades urbaines lui

permettent, grâce au concours de la conversation qui leur succède, et qui donne le plus souvent

lieu à une critique des mœurs, de connaître et de comprendre toujours un peu plus le monde

qui l’entoure et auquel elle participe déjà. Indulgence et rigueur morale lui sont ainsi tout à la

fois communiquées. Un conte de fées, « L’Isle heureuse ou Les vœux en l’air », que lira

Émilie dans la quatorzième conversation, épouse d’ailleurs cette attitude critique à l’égard des

valeurs sociales, dans la mesure où il consiste en une réelle satire des mœurs de l’époque.

Sous couvert de merveilleux et de féerie, cette histoire montre en effet les ridicules d’une

société éprise de modes passagères et frivoles, de personnages abusés par les apparences, de

10 « Dixième conversation », p. 181-182. (Nous soulignons.) 11 Alain Montandon souligne cet aspect, ici « instructif », de la promenade : « Son activité lectrice du monde

découvre un espace de signes. Elle est fondatrice d’une sémiologie. » ; « Des promenades », op. cit., p. 55.

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mères insouciantes de l’éducation de leurs filles, d’un peuple confondant le mérite et la beauté,

d’une foule d’aspects, bref, qui renvoient allégoriquement à la société de Louise d’Épinay 12.

La distance analytique qui est transmise à la fillette par rapport au monde via son activité

citadine de la promenade permet qu’un tel conte puisse figurer dans l’ouvrage et être compris

par la jeune Émilie. Le regard sur la ville conduit ainsi le plus souvent à une exposition des

ridicules, des faiblesses ou des torts d’une société, ce qui s’oppose en tous points à la

sensibilité et à l’authenticité des mœurs des gens de la campagne qui lui font contrepoids dans

le discours de la mère.

Aux contre-exemples de la ville répondent, dans l’œuvre, les enseignements moraux de

la campagne, qui devient pour Émilie le théâtre d’exemples édifiants et vertueux. Si la

promenade citadine permet à la mère de dévoiler à Émilie la fausseté des apparences, la

promenade champêtre représente en contrepartie le moyen de lui communiquer une sensibilité

humaine et une sympathie dépassant le fait des conditions 13. Dans la dix-huitième

conversation, alors qu’Émilie revient d’une bénédiction nuptiale ayant eu lieu chez des

paysans chers aux interlocutrices, sa mère réfléchit ainsi avec elle à l’uniformité des

sentiments ressentis par toutes et par tous devant les grandes étapes de la vie, comme celle du

mariage :

Mère – […] en accomplissant le désir de toute une famille, cet instant [le mariage] marque l’époque la plus décisive de notre vie, sans nous répondre de ses suites. Le rideau qui nous cache l’avenir s’entr’ouvre. Au milieu de la joie qui nous environe, nous y portons un regard inquiet : car comment fixer sans trouble, sans une terreur secrete, ce lointain où tout est indécis, où tout est vague et où néanmoins tout intéresse ? Ce jour vous fait d’ailleurs contracter un

12 Ferdinando Galiani soulève le caractère subversif de ce conte dans l’une de ses lettres : « Et ce conte de fées ?

Si j’en avais fait un pareil à Naples on m’aurait fourré depuis longtemps au château Saint-Élme. Ne vous a-t-on rien dit sur le compte de ce conte ? » ; lettre du 22 septembre 1781, dans Louise d’Épinay et Ferdinando Galiani, Correspondance, tome V, juin 1775-juillet 1782, p. 248. Louise d’Épinay lui répondra qu’il n’a guère retenu l’attention du public : « Quant au conte de fées il n’a pas eu assez de succès ici pour me faire des affaires, personne n’y a rien compris […]. » ; lettre du 12 novembre 1781, ibid., p. 251.

13 Élisabeth Badinter explique l’importance de cette conception morale chez Louise d’Épinay, conception qui rassemble les humains plutôt qu’elle ne les divise ou les hiérarchise : « […] c’est vers la philanthropie, si chère au XIXe siècle, que s’oriente sa pédagogie. Mme d’Épinay a adopté, comme beaucoup de ses contemporains, le nouveau code moral et sentimental qui fait une place nouvelle à la solidarité humaine. Progressivement, l’idée d’humanité s’impose aux esprits, jadis plus habitués à distinguer les hommes selon leur ordre plutôt qu’à les rassembler en un même concept. » ; Émilie, Émilie, l’ambition féminine au XVIIIe siècle, p. 172. Pour plus de détails, voir les thèmes inscrits en bleu dans notre annexe qui regardent la sensibilité, la générosité, la charité, la bonté, etc.

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engagement éternel. Cela ne vous paraît-il pas redoutable pour des êtres si faibles, si variables, si inconstans, si fugitifs, si passagers ? Un engagement éternel qu’il n’est plus possible de rompre, quelles qu’en soient les suites ! Si cet engagement devient malheureux, c’en est fait du bonheur de toute la vie ; s’il est heureux, son commencement vous avertit, dès à présent et même malgré vous, de sa fin, puisque tout ce qui commence doit aussi nécessairement finir. L’inexorable loi à qui tout est soumis, vous entraînera dès cet instant, progressivement vers le terme de cette union si tendre, sur laquelle le bonheur de votre vie était fondé, et plongera dans les regrets et dans les larmes celui des deux qu’elle aura condamné à survivre.

Émilie – Ah, Maman, comme tout ce que vous dites-là est triste ! Heureusement je suis partie ce matin pour la maison du pere Noël, sans penser à rien de tout cela.

Mère – C’est que ce n’était pas vous qui deviez vous marier. Émilie – Vous croyez donc que Babet [la mariée] a fait toutes ces réflexions ? Mère – Ou distinctement ou confusément, suivant que l’habitude de se rendre compte

de ce qui se passe dans son cœur et dans sa tête, est plus ou moins perfectionée chez elle. Je crois que dans les situations importantes de la vie les vraies pensées, les vrais sentimens se présentent à peu-près uniformément à tout le monde, sans distinction d’état, et que le rafinement n’y ajoute que très-peu de chose 14.

Ce type d’enseignement requiert un espace propre à l’expression de propos sincères et

sensibles et dérobé au regard d’une société jugée frivole. La promenade à la campagne

représente ainsi pour Émilie et pour sa mère le moyen de conquérir une solitude propice à une

réflexion sur les vertus humaines et à une forme d’authenticité devenue possible seulement

grâce au retrait du tumulte et du jeu des apparences sociales :

Fuite du monde, du bruit, loin des honneurs et de la foule, du travail et du souci, du mouvement et de l’agitation, la retraite offre l’espace d’un repos qui loin d’être vécu comme une absence ou une perte permet d’accéder à une véritable authenticité, de soi avec soi-même, avec la nature et avec Dieu. Le promeneur qui peut « loin du monde et du bruit goûter l’ombre et le frais » accède à une plénitude interdite par la vie sociale 15.

14 « Dix-huitième conversation », p. 360-361. (Nous soulignons.) 15 Alain Montandon, Sociopoétique de la promenade, p. 89. L’extrait cité est tiré d’une fable de Jean de

La Fontaine que Bernard Beugnot – auquel se réfère ici Alain Montandon – utilise dans l’introduction de son ouvrage intitulé Le discours de la retraite au XVIIe siècle. Loin du monde et du bruit : « “Loin du monde et du bruit”, l’expression appartient pour la postérité à une fable de La Fontaine (XI, 4, Le songe d’un habitant du Mogol), récit d’un rêve paradoxal où un ermite brûle aux Enfers tandis qu’un vizir connaît le plaisir “pur et infini” des Champs-Élysées : “Ce vizir quelquefois cherchait la solitude, / Cet ermite aux vizirs allait faire sa cour. / Si j’osais ajouter au mot de l’interprète / J’inspirerais ici l’amour de la retraite (…). / Solitude où je trouve une douceur secrète, / Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais, / Loin du monde et du bruit goûter l’ombre et le frais ?” La fluidité et le naturel des vers dissimulent la pluralité des registres de retraite qui viennent ici s’épouser sans heurt : opposition vie politique / vie privée, cour / solitude, esquisse d’un locus amœnus, vie intérieure faite de rêverie savante, de sommeil et de poésie. » ; Le discours de la retraite au XVIIe siècle. Loin du monde et du bruit, p. 8. (Nous soulignons.)

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Pareille volonté d’intimité est par ailleurs clairement inscrite dans les répliques des

interlocutrices. Dans la neuvième conversation, par exemple, alors qu’elle s’apprête à

raconter à Émilie le conte moral du jeune sourd et du jeune aveugle, la mère – qui, à l’instar de

la morale du conte, fait ici explicitement figure de guide pour sa fille – invite Émilie à

emprunter un chemin peu fréquenté pour pouvoir mieux causer avec elle :

Émilie – Faut-il que la morale fasse toujours des reproches ? Mère – Non, elle peut nous avertir d’un danger avant que nous ayons fait la faute d’y

tomber. Émilie – Alors, Maman, je l’aime. Mère – Nous verrons si vous aimerez la morale de mon conte. Émilie – Est-ce une belle histoire, votre conte ? Mère – Vous allez en juger. Tout en nous promenant, je vous conterai l’aventure de

deux petits messieurs, et vous me direz ce que vous pensez de leur conduite. Émilie – Oh oui, Maman, je vous le promets. Étaient-ils bien aimables, bien sages ? Mère – Vous le verrez. Prenons par ce sentier ; le chemin est beau, et nous ne

rencontrerons persone qui nous interrompe 16. Pareil souhait ne pourrait évidemment être exprimé en plein Paris, où l’on rencontre

incessamment du monde. Outre qu’elle est symptomatique d’une recherche évidente de

solitude, la dernière réplique de la mère peut également être lue comme un emblème de

l’individuation, dont nous connaissons toute l’importance chez l’auteure et qui elle-même

requiert un minimum d’intimité pour favoriser la connaissance de son élève. Si la promenade

peut revêtir semblable signification dans l’œuvre, certains lieux, explicitement porteurs d’une

dimension intime, sont toutefois aussi convoqués et contribuent à asseoir davantage

l’authenticité de la relation mère-fille.

Le seul lieu qui soit clairement identifié dans Les Conversations d’Émilie, nous le

disions, est le cabinet, désigné dans la didascalie apparaissant en tête de la onzième

conversation 17. Cet espace, qui revêt différentes connotations selon qu’il est celui d’une

femme ou celui d’un homme, figure parmi la recension des lieux d’intimité que fait

Orest Ranum dans l’Histoire de la vie privée : « Les études et les cabinets deviennent de plus

16 « Neuvième conversation », p. 158-159. (Nous soulignons.) Une réplique semblable figure à la fin de cette

même conversation, signifiant métaphoriquement que la leçon de morale est terminée : « Voici notre chemin », dit encore la mère ; idem., p. 180. De fait, la conversation prend alors fin et Émilie court rejoindre des amis rencontrés sur leur route.

17 « Émilie – (frape doucement à la porte du cabinet) » ; « Onzième conversation », p. 208.

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en plus [au XVIIIIe siècle] l’expression de l’individu comme créateur et comme intellectuel,

mais ils ne perdront jamais tout à fait leur origine d’espace pour l’étude, la prière et les

rencontres amoureuses 18. » Lieu de solitude et de retraite, le cabinet permet le recueillement

d’un individu, c’est-à-dire son retrait momentané de l’activité sociale ou familiale. Féminins,

les cabinets sont « ces pieces où les dames font leur toilette, leur oratoire, leur méridienne, ou

autres qu’elles destinent à des occupations qui demandent du recueillement & de la

solitude » ; masculins, ce sont des « pieces destinées à l’étude, ou dans lesquelles l’on traite

d’affaires particulieres, ou qui contiennent ce que l’on a de plus précieux en tableaux, en

bronzes, livres, curiosités, &c. 19 » C’est du moins ainsi que l’Encyclopédie (1751) définit, au

milieu du XVIIIe siècle, le cabinet de toilette et le cabinet d’étude. Si le cabinet féminin

peut représenter un lieu de socialisation – dans la mesure où les femmes y faisaient parfois

leur toilette devant des invités 20 – ou s’il revêt, au courant du siècle, une connotation

érotique 21, aucun de ces pôles thématiques ne se retrouve toutefois dans le onzième dialogue

de l’ouvrage, le cabinet apparaissant alors comme le lieu du traitement des affaires de la mère.

La symbolique de cet espace est donc aux antipodes des connotations typiquement féminines

du cabinet de toilette et revêt bien davantage celles du cabinet d’étude, habituellement associé

à l’univers masculin, d’autant plus que la mère y tient ce discours sur la propriété de la pensée

que nous avons abordé dans le chapitre précédent. Espace de rédaction épistolaire et de

règlement des affaires, le cabinet maternel incarne et sanctionne l’alliance, fondamentale dans

l’œuvre, entre la féminité et l’intellectualité 22. Il permet d’inscrire la onzième conversation

dans une configuration intime se doublant d’une dimension cognitive et devient par le fait

même emblématique du modèle que met en place Louise d’Épinay, lequel fait de l'intimité le

lieu d’une possible activité intellectuelle pour les femmes.

18 Orest Ranum, « Les refuges de l’intimité », dans Philippe Ariès et Georges Duby (éds), Histoire de la vie

privée, tome III, Roger Chartier (éd.), De la Renaissance aux Lumières, p. 230. (Nous soulignons.) 19 Jacques-François Blondel, article « Cabinet », dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des

arts et des métiers, tome II, p. 489. (Nous soulignons.) 20 Voir à ce sujet Caroline Jacot-Grapa, « La toilette au XVIIIe siècle. Rituel et thématisation », dans

Alain Montandon (éd.), op. cit., p. 283-309. 21 Voir à ce sujet Orest Ranum, op. cit., p. 227-228. 22 Dans les Lettres d’une Péruvienne (1747), de Françoise de Graffigny, Zilia a, elle aussi, un cabinet d’étude, et

celui-ci sanctionne l’autonomie sociale du personnage, de la même manière qu’il symbolise l’autonomie intellectuelle dans l’œuvre de Louise d’Épinay. Ce type d’espace féminin préfigure en quelque sorte la « chambre à soi » que pensera Virginia Woolf, dans la mesure où il permet qu’advienne cette nécessaire solitude et cette nécessaire indépendance que requiert toute forme d’activité intellectuelle et créatrice.

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Un autre lieu d’intimité est également identifiable dans la vingtième conversation de

l’œuvre, sans qu’il soit pour autant le cadre effectif de cette dernière conversation : la chambre

à coucher maternelle. Émilie mentionne dans cette ultime conversation les entretiens

nocturnes qu’elle a désormais le loisir de poursuivre avec sa mère, ayant transporté son lit

dans la chambre de cette dernière. Elle désigne par le fait même un autre lieu où mère et fille

peuvent encore se retrouver, donner libre cours à leur conversation et à leurs confidences, et

prolonger le plaisir qu’elles prennent à leurs entretiens diurnes :

Émilie – En tout cas, si nous n’avons pas fini pendant le jour, nous pouvons en conférer [i.e. de l’éducation de l’enfance d’Émilie] encore le soir, de notre lit, car, dieu merci, le mien n’est plus sur la frontiere ; il s’est emparé de l’intérieur de votre chambre-à-coucher. Cela ne s’appelle-t-il pas une prise de possession ?

[…] Mère – Pour deux persones qui ne se quitent guere du matin au soir, ne pouvions-nous

pas prendre le parti du silence en même temps que celui de la retraite dans notre lit ?

Émilie – Oui ; mais quand il vous reste quelque chose sur le cœur ou dans l’esprit, comment faire ? C’est souvent une misere, une miete ; mais ce sont précisément les mietes qu’il ne faut pas laisser accumuler pour le lendemain.

Mère – Je remarque que le soir la provision des mietes est inépuisable chez vous. Émilie – Mais, ma chere Maman, n’est-il pas bien plus joli de jaser, comme cela, d’un

lit à l’autre, à deux toises de distance, jusqu’à ce que l’homme au sable s’empare des yeux ? 23

Premier espace qui, historiquement, apparaît dans les habitations et sépare l’intimité du

couple de l’activité générale de la maison 24, la chambre à coucher constitue l’un des forts

symboles de l’intimité et ne peut, pour cette raison, être négligée dans notre analyse. Le fait

qu’Émilie et sa mère y poursuivent leurs conversations atteste encore une fois du caractère

authentique de leur relation 25. Par l’expression de leur proximité physique – explicitement

soulevée par Émilie, qui apprécie le fait de pouvoir échanger avec sa mère « à deux toises de

distance » – la proximité sentimentale des interlocutrices est rendue manifeste et véhicule cette

23 « Vingtième conversation », p. 395. (Nous soulignons.) 24 « L’espace primordial de l’habitat – la salle, stube, hall, etc. – est le lieu de multiples activités. […] Si ceux

qui vivent ensemble n’ont qu’une pièce, c’est bien dans la salle qu’ils font tout […]. S’ils possèdent un espace au-delà de la salle, au même étage et fermé par la porte qui donne sur celle-ci, cette pièce est désignée par le mot “chambre” […]. » « Bien sûr, les milieux aisés ont agrandi leur espace privé, mais, pour les autres, c’est-à-dire la population dans son ensemble, l’imaginaire intime restera toujours la chambre à soi, ou même le lit à rideaux. » ; Orest Ranum, op. cit., p. 218 et p. 225. (Nous soulignons.)

25 Notons par ailleurs que cette « prise de possession » de l’espace maternel signifie également le devenir, la croissance d’Émilie.

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idée que l’exclusivité de leur conversation dépasse largement le temps que l’on consacre

généralement à la pédagogie, d’autant plus que la mère précise qu’elle et sa fille ne se quittent

pas de toute la journée. Leurs entretiens pénètrent donc ici un temps et un espace

habituellement placés sous le signe d’une intimité physique et sentimentale d’un tout autre

ordre. Alors que le cabinet maternel endossait une symbolique d’intellectualité, la chambre à

coucher se double, elle aussi, d’une symbolique différente de celle qu’on lui accordait

généralement à l’époque et tend non seulement vers le partage de sentiments et de

confidences, mais aussi d’idées et de projets, dans la mesure où Émilie propose d’y poursuivre

une conversation portant sur son éducation. Les propos qu’échangent la mère et la fille dans

la dernière conversation font ainsi signe vers l’avènement d’un autre type de relation, qui

s’apparente de plus en plus à une authentique relation d’amitié.

Par la connotation qui leur est rattachée, ces différents indices contextuels permettent

de camper une atmosphère intime dans l’ouvrage, ce à quoi s’ajoutent certaines répliques qui

rendent explicitement compte d’une recherche de solitude. L’exemple le plus patent apparaît à

la toute fin de l’ouvrage, à la veille du dixième anniversaire d’Émilie, alors que celle-ci

exprime un désir qui met clairement en évidence le plaisir qu’elle prend aux conversations

qu’elle partage seule avec sa mère, en même temps qu’il se fait l’expression d’un besoin

d’intimité inusité pour une occasion se déroulant habituellement sous le signe de la fête et du

rassemblement :

Émilie – Eh bien, Maman, que ferons-nous donc demain ? Mère – Votre tante suppose que vous voudrez danser, parce que nous sommes en

carnaval. Si c’était aussi bien la saison de la campagne, un bal champêtre serait bientôt arangé […]

[…] Émilie – Tenez, Maman, si nous faisions une chose. Mère – Et quoi ? Émilie – Si vous faisiez fermer votre porte, nous passerions toute notre journée

tête-à-tête ensemble, et cela serait bien charmant. Mère – Cela le serait sûrement pour moi ; mais ce serait à-peu-près comme tous les

jours, il n’y aurait rien d’extraordinaire à cela ; et ne craindriez-vous pas que la journée ne vous parût bien longue ?

Émilie – Non, je vous assure. Je vous défie d’imaginer quelque chose qui me fasse autant plaisir 26.

26 « Vingtième conversation », p. 393.

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Cette demande véhicule toute l’affection que ressent Émilie pour sa mère, la valeur qu’elle

accorde à leurs conversations, quoiqu’elles soient très fréquentes, tout comme la gravité

qu’elle confère à son dixième anniversaire, qui consacre la fin de son enfance. L’intimité fait

ainsi figure, à la fin de l’ouvrage, d’un espace de sensibilité qui ne relève plus d’une forme

d’empirisme pédagogique, mais plutôt d’une volonté de partage associée à un événement

symbolique et chargé d’émotions. Sans qu’il s’agisse d’un mariage, il s’agit tout de même

d’une étape d’importance pour la fillette, qui désire allier ici le plaisir de la conversation à la

réflexion que demande un tel moment.

Des marques de tendresse, de soulagement, de bonheur ou encore de tristesse

accompagnent enfin les retrouvailles ou les séparations d’Émilie et de sa mère, ce qui induit

d’une autre manière le caractère affectif de leur relation. Lorsqu'elles ont l’occasion de passer

une première soirée ensemble après plus de six mois de séparation causée par une maladie de

la mère, Émilie ne dissimule par exemple ni l’ennui ni l’inquiétude ni le désarroi qu’elle a

ressentis pendant cette période. De son côté, la mère manifeste semblablement le bonheur

qu’elle éprouve en ayant à nouveau la possibilité de jouir de la compagnie et de la

conversation de sa fille :

Émilie – Qu’il y a longtemps, ma chere Maman, que nous n’avons été assises l’une à côté de l’autre, tête à tête, et que ce temps a été cruel à passer ! […]

Mère – Il est certain que depuis six mois je ne me suis pas sentie aussi bien… Aussi je n’ai pas voulu avoir pendant cette soirée d’autre garde à côté de moi que mon enfant.

[Émilie] Mère – Vous pouvez bien juger à quel point cette séparation forcée a été cruele pour

moi. Mais ne pensons plus au passé que pour nous réjouir de notre réunion. Ah, comme nous allons jaser ensemble ! 27

Si le début de cette conversation se fait éloquent sur la privation ressentie pendant le temps de

la séparation et sur le plaisir réciproque que partagent mère et fille une fois réunies, la fin de

leur entretien témoigne du regret qu’elles ont de se quitter. La mère y exprime sa tristesse de

devoir à nouveau se séparer de sa fille et son désir de la retrouver sous peu, et fait montre de

son attachement pour elle par des marques d’affection physiques qui sont inscrites dans la

dernière réplique de la conversation. Les points de suspension et d’exclamation, les

27 « Dix-septième conversation », p. 340. (Nous soulignons.)

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répétitions, les interjections véhiculent toute l’émotion de la mère, qui formule le besoin

d’embrasser Émilie une seconde fois avant de se résigner à la laisser s’éloigner d’elle :

Mère – Tenez, voilà qu’on vient nous séparer. Votre souper est servi. Émilie – Quoi, déjà ? Mère – Il n’y a si bonne compagnie qui ne soit obligée de se séparer. Émilie – Voilà le mal. Mère – Mais bientôt nous nous réunirons pour ne plus nous quiter. Émilie – Dormez donc bien, ma chere Maman, pour que ce moment arive vîte, vîte.

J’espère au moins qu’on ne me reprochera pas ma pauvre petite soirée d’aujourd’hui.

Mère – Allez, ma chere amie, et dormez sans inquiétude… Bon soir, bon soir, ma chere Émilie… Ah, revenez, que je vous embrasse encore une fois ! 28

La charge émotive de cette requête témoigne d’une tendresse et atteste de la réciprocité des

sentiments filiaux – l’expression affective ayant été jusqu’alors davantage le fait de la fillette.

Le mot « chère », qui connote le discours en ce sens, devient par ailleurs de plus en plus

fréquent dans les dialogues et sanctionne ici, parce qu’il est accompagné du mot amie,

l’avènement d’une autre étape dans l’évolution de la relation mère-fille.

***

Les contextes spatiaux tout comme les répliques et les mouvements affectifs des

personnages qui sont inscrits dans le texte sont autant de preuves que nous fournit l’œuvre

pour nous permettre de conclure à l’intimité de la relation mère-fille mise en scène dans

Les Conversations d’Émilie. Ce caractère intime, qui s’interprète comme une conséquence et

non pas simplement comme un pré-requis de l’éducation, implique une sincérité et une

confiance qui ne peuvent être le fait de la seule volonté. L’émergence de tels sentiments est

donc attribuable à l’attitude pédagogique de la mère, qui valorise une approche sensible et

permet ainsi à la relation qu’elle partage avec sa fille d’ouvrir sur une intimité et une amitié se

déployant dans un espace d’échange cognitif et émotif qui sanctionne la réussite de son projet

et surtout, qui assure son prolongement dans une autre forme d’échange : celle de l’amitié

intellectuelle.

28 Idem., p. 354-355. (Nous soulignons.)

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2. Les ressources féminines de la conversation intime

Si une relation intime peut se développer dans Les Conversations d’Émilie, c’est grâce

au concours d’une démarche pédagogique favorisant la révélation et l’expression des

sentiments de l’enfant comme de la mère. Une confiance méritée ainsi qu’une sincérité

réciproque donnent aux dialogues une dimension authentique à partir de laquelle le modèle

même de l’éducation peut se transmettre, cette authenticité regardant largement le dévoilement

pédagogique. L’intimité qui prend forme dans l’œuvre est présentée comme une ressource

féminine essentielle pour l’acquisition d’une autonomie intellectuelle qui est, selon

Louise d’Épinay, nécessaire au bonheur et à l’accomplissement des femmes. Elle consiste en

un refuge, dans la mesure où elle offre la possibilité d’une formation cognitive, mais aussi

parce qu’elle représente un lieu d’indépendance à une époque où les vies des femmes sont

habituellement placées sous le signe de la soumission. Émilie fait ainsi figure de

contre-modèle rousseauiste puisqu’elle s’oppose en tout point à la représentation féminine

qu’incarne la Sophie de l’Émile. Toutefois, malgré cet aspect critique et novateur de l’œuvre

de Louise d’Épinay, l’éducation qui est donnée à Émilie intègre explicitement certains

interdits sociaux qui sont rattachés à la condition des femmes de son temps. La mère veut

peut-être qu’elle soit une femme d’esprit, mais elle tient par ailleurs à ce qu’elle devienne une

épouse et une mère de bonne réputation. Quoique ces exigences semblent contradictoires,

elles coexistent parfaitement dans l’œuvre, l’intimité conversationnelle représentant le lieu

d’une subversion que l’on pourrait qualifier de convenable, dans la mesure où une amitié

savante peut s’y développer en toute liberté, sans danger quel qu’il soit pour l’ordre social

établi.

2.1 De la confiance réciproque. Les possibilités pédagogiques de l’intime

L’un des points de rupture les plus importants de la pensée de Louise d’Épinay avec

celles de ses contemporains concerne l’authenticité de se démarche pédagogique, comme nous

avons déjà eu l’occasion d’en discuter. Ainsi qu’elle le formule clairement dans l’Histoire de

Madame de Montbrillant, Louise d’Épinay valorise en effet une attitude maternelle

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caractérisée par la franchise, qui offre à l’enfant un modèle humain en quête de perfectibilité,

et non pas un exemple factice de perfection qu’il s’agirait de reproduire. L’authenticité de cet

exemple va, pour la femme de lettres, jusqu’au dévoilement des intentions, voire des faiblesses

de la pédagogue. Un double investissement est ainsi requis pour que le projet des

Conversations d’Émilie puisse prendre forme. Surtout, pour qu’advienne pareille

configuration, il importe qu’une confiance mutuelle régisse l’échange et que cette confiance

ne soit pas le fait d’une autorité, mais bien d’un mérite, qu’elle soit gagnée par la mère et non

pas imposée à la fille. Si Jean-Jacques Rousseau s’oppose à Louise d’Épinay sur la question

de l’authenticité pédagogique, il s’oppose encore nécessairement au fondement la permettant,

c’est-à-dire justement à ce type de confiance. Il faut dire que les intentions de ces auteurs sont

bien différentes et que les ambitions de Louise d’Épinay dépassent largement celles du

philosophe, dans la mesure où il est question pour elle d’éduquer aussi une future pédagogue.

La circulation des sentiments, des expériences et du savoir doit ainsi être assurée afin

qu’Émilie puisse discuter et éventuellement intégrer la méthode de sa mère en vue de l’adapter

à un futur projet d’éducation. L’intimité joue donc un rôle fondamental dans ce processus :

permettant l’instauration des conditions nécessaires de confiance et de sincérité, c’est elle qui

favorise la passation et la perpétuation du modèle d’éducation.

La confiance que doit avoir Émilie en sa mère est l’un des premiers sujets abordés dans

l’œuvre, puisqu’elle constitue une base solide sur laquelle celle-ci souhaite bâtir toute son

entreprise pédagogique. Il ne s’agit toutefois pas d’une confiance accordée aveuglément par la

fillette ou issue d’une sorte d’entente contractuelle entre les interlocutrices, mais plutôt d’un

acte de foi qui doit être compris et accepté par l’enfant et qui consiste, chez la mère, en

l’expression consciente et mesurée d’une autorité. Lorsque le discours et les questions

d’Émilie se font imposer des limites, dès les toutes premières pages de la première

conversation, et que la fillette demande à sa mère pourquoi elle se doit de lui obéir, elle se fait

ainsi rapidement expliquer que ces restrictions ne visent que son bien, c’est-à-dire le bien de sa

formation :

Mère – […] lorsque je vous prescris votre conduite, le plus court est d’obéir sans réplique.

Émilie – Pourquoi cela, Maman ?

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151 Mère – Par respect et par confiance. M’avez-vous jamais vu exiger rien de vous qui ne

fût pour votre bien ? Émilie – Non, Maman. Mère – Je me suis toujours assujettie, autant que votre âge le permet, à vous expliquer

le motif des ordres que je vous donne ; vous le savez : d’où viendrait donc votre répugnance à m’obéir ? 29

La mère, qui cherche à rendre les fondements de ses agissements aussi transparents que

possible, suscite ainsi la coopération de sa fille et table sur sa bonne volonté en lui demandant

d’accepter qu’il lui faille parfois avoir autorité sur elle. Si elle lui dit que certaines limites ne

peuvent être franchies, que certaines règles doivent être respectées, même si pour lors elle n’en

comprend ni le fond ni la motivation, elle le fait toujours en insistant sur l’objectif louable de

ses décisions. Malgré le ton autoritaire de la dernière réplique citée, aucune attitude

manipulatrice n’imprègne toutefois cette démarche. Plus loin dans l’ouvrage, la mère est

d’ailleurs amenée à nuancer ses propos lorsqu’elle constate qu’Émilie croit lui devoir sa

confiance. Grâce à cet épisode, le lecteur ou la lectrice comprend avec netteté que le principe

pédagogique du modèle de Louise d’Épinay ne se fonde pas sur une naïve confiance de

l’enfant, mais bien sur une confiance qui est dûment méritée :

Émilie – […] N’avons-nous pas dit l’autre jour qu’il fallait avoir une confiance entiere en vous ?

Mère – Moi ? Je ne vous ai jamais dit cela. Émilie – Comment, vous ne voulez pas que j’aie confiance en vous ? Mère – Pour vouloir, oui je vous assure que je le veux bien fort. Émilie – Mais, ma chere Maman, expliquez-vous donc. Il faut qu’une porte soit

ouverte ou fermée. Mère – Je voudrais mériter votre confiance, je ne penserai jamais à l’exiger. Émilie – Mais c’est la même chose, puisque vous l’avez. Mère – Point du tout, cela est fort différent. La confiance est le don le plus libre qui

existe ; on peut l’acorder à celui qui nous l’inspire, mais elle ne peut s’exiger. Si j’ai votre confiance comme vous dites, c’est que vous avez remarqué sans doute que j’en ai beaucoup en vous ; c’est que les premiers essais que vous avez faits en me confiant vos petites affaires, vous ont apparemment réussi ; que vous vous en êtes bien trouvée. Point d’inconvénient, et très souvent peut-être du profit ; c’est une bonne afaire que cela. Cette expérience a fortifié et augmenté de jour en jour votre confiance en moi 30.

La mère expose là tout le fondement de la morale de l’intérêt, dont nous avons eu l’occasion

de montrer l’importance dans la logique pédagogique de Louise d’Épinay et qui lui permet ici

29 « Première conversation », p. 54. (Nous soulignons.) 30 « Onzième conversation », p. 212-213. (Nous soulignons.)

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d’asseoir le principe de la confiance qui unit chez elle la pédagogue et l’enfant. Toutefois,

cette confiance ne regarde ni n’anime seulement les sentiments de la fillette pour sa mère :

c’est le respect et la compréhension maternels qui la justifient, la nourrissent, lui permettent

d’advenir et de continuer de croître au fil de l’éducation et ce, grâce au mérite qui lui est

reconnu. A fortiori, l’idée d’une confiance qui ne serait ni entière ni volontaire est

catégoriquement refusée et s’avérerait un contresens dans l’œuvre.

L’attitude de la mère d’Émilie est, à cet égard, très différente de celle du précepteur de

l’Émile de Jean-Jacques Rousseau. Celui-ci adopte en effet un comportement tout à fait

opposé envers son élève, dont il conduit les pensées et les sentiments sans qu’il ne sache où ni

pourquoi. La confiance est également essentielle dans la conception pédagogique du

philosophe et elle imprègne, de fait, l’entièreté de son modèle ; mais elle a ceci de particulier

qu’elle n’implique que le seul élève et n’est motivée que par l’autorité et l’habile manipulation

du précepteur. Le ton ferme de son discours véhicule d’ailleurs une assurance inébranlable

quant à l’issu de ses enseignements et une absolue certitude relativement à la conduite de la

formation de « son » Émile, qu’il entraîne là où il veut bien le mener, sans rencontrer la

moindre résistance :

[…] n’épargnez rien pour devenir son confident : ce n’est qu’à ce titre que vous serez vraiment son maître. […] Je ne doute pas un instant que, si sur ces maximes j’ai su prendre toutes les précautions nécessaires, et tenir à mon Émile les discours convenables à la conjecture où le progrès des ans l’a fait arriver, il ne vienne de lui-même au point où je veux le conduire, qu’il ne se mette avec empressement sous ma sauvegarde, et qu’il ne me dise avec toute la chaleur de son âge, frappé des dangers dont il se voit environné : O mon ami, mon protecteur, mon maître, reprenez l’autorité que vous voulez déposer au moment qu’il m’importe le plus qu’elle vous reste ; vous ne l’aviez jusqu’ici que par ma faiblesse, vous l’aurez maintenant par ma volonté […] 31.

Quoique cet extrait concerne la quatrième étape de l’éducation d’Émile, qui est alors âgé de

quinze ans, le ton du précepteur témoigne de l’attitude manipulatrice qui a régi depuis le début

la formation du garçon. Celui-ci ne semble pas avoir été conscient, jusque-là, du système de

son précepteur, ce dont atteste l’évocation finale d’une confiance établie sur sa propre

faiblesse et abandonnée par ignorance plutôt que consentie par choix. Malgré cette

31 Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, p. 426.

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compréhension récente des liens qui le gardaient auprès de son précepteur et assuraient à ce

dernier un pouvoir sur son cœur et son esprit, Émile apparaît dans ce même extrait – et

toujours selon les vues du précepteur – tout à fait disposé à continuer d’interagir de façon

sincère avec un précepteur dont les manœuvres sont pour leur part calculées et prévues

d’avance.

A contrario, la mère d’Émilie ne cherche aucunement à diriger sa fille et veut plutôt lui

ouvrir les yeux dès que possible sur ses motivations et ses objectifs afin qu’elles puissent les

poursuivre ensemble et d’un commun accord. La rencontre des discours du philosophe et de

la femme de lettres est donc fort éloquente et fait apparaître clairement les différences

essentielles de leurs conceptions pédagogiques, que souligne ici Ruth Plaut Weinreb : « The

Conversations differ both in method and in substance from Rousseau’s Émile, whose

preceptor is as evasive and manipulative as Émilie’s teacher is straightforward 32. » Si la mère

d’Émilie est directe, elle se fait cependant un point d’honneur d’être toujours franche avec son

élève et ouverte à son entière participation dans le cours de la conversation (et donc, du

processus de son éducation), ce qui a pour conséquence qu’elle ne peut la « manipuler » à sa

guise, étant incapable de prévoir toutes ses réactions, questions ou observations. La confiance

qu’Émilie a en sa mère ne permet donc pas à cette dernière de simplement mener à son terme

un cheminement préétabli ou de satisfaire à une volonté programmatique, mais rend plutôt

possible le développement d’une riche interaction, porteuse d’une indétermination discursive

pouvant déboucher sur l’heureuse découverte de voies pédagogiques inattendues. Surtout, la

forme d’autorité qu’admet ce principe, loin d’être imposée, est comprise, acceptée, voire

approuvée par la jeune élève. C’est elle qui rend possible le dévoilement authentique de la

pensée de la mère, une attitude que le précepteur d’Émile ne pourrait – ne saurait – adopter.

Sans crainte de voir diminuer sa légitimité de pédagogue, la mère peut ainsi avouer à

Émilie les doutes qu’elle ressent à l’égard de son éducation ou encore les reproches qu’elle

peut se faire à ce propos. Dans la septième conversation, alors que s’achève une discussion

sur la bonne conscience, la mère fait par exemple explicitement mention d’une faillibilité liée

32 Ruth Plaut Weinreb, « Émilie or Émile ? Madame d’Épinay and the Education of Girls in Eighteenth-Century

France », dans Frederick M. Keener et Susan E. Lorsch (éds), Eighteenth-Century Women and the Arts, p. 63.

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à son double statut de mère et d’éducatrice, la tendresse maternelle l’emportant parfois à tort

sur la rigueur pédagogique qui s’impose :

Mère – […] Une regle générale, c’est qu’il n’y a aucun danger à être trop sévere sur son compte, et qu’il n’y en aurait beaucoup à ne l’être pas assez.

Émilie – Mais faut-il absolument que je sois plus sévere que vous-même ? Mère – Sans doute, ma chère amie, et d’autant plus que je ne me sens pas

irréprochable de ce côté-là. Je ne suis peut-être que trop disposée à excuser vos fautes, à vous voir du beau côté, du côté qui rassure et console 33.

En d’autres circonstances, ce type de dévoilement pourrait ébranler l’autorité de la pédagogue,

mais la nature de la confiance d’Émilie écarte cette possibilité, dans la mesure où, à l’écoute

de semblables confessions, la fillette constate qu’elle jouit de la confiance de sa mère, ce qui

ne peut qu’accentuer la sienne en même temps que le sens de la responsabilité qui lui

incombe. Parallèlement à ces aveux pédagogiques, certaines répliques invitent même à la

discussion de la méthode, la pédagogue souhaitant connaître l’avis de son élève à propos de

l’éducation qu’elle a reçue et qu’elle continue de recevoir. Elle la met de la sorte dans le

« secret » de ses projets et de ses intentions : « Vous voyez que sans faire semblant de rien,

je vous ai mise dans le secret de mon plan d’éducation : vous voilà ma confidente ; il ne me

manque plus qu’à vous demander vos conseils dans l’occasion 34. » La relation de la mère et

de la fille atteint ainsi un autre niveau : en plus d’avoir en partage une expérience et un savoir,

elles ont désormais aussi une ambition qui leur appartient en propre et qui les unit dans une

relation acquérant, du fait de l’exclusivité de son secret, un statut unique. Si la sincérité de la

mère concerne surtout son entreprise pédagogique, c’est qu’elle désire former une autre

pédagogue ; mais il est manifeste qu’elle vise tout à la fois la formation d’une autre femme

d’esprit, avec laquelle elle pourra poursuivre, au-delà de l’éducation, une conversation

intellectuelle et une quête savante. Dans ce modèle, le gain n’est donc pas unique, mais bel et

bien réciproque.

Certaines conversations font explicitement état de cette double formation qui a cours

dans l’œuvre. La dimension anti-programmatique de la méthode de Louise d’Épinay est ainsi

inculquée à Émilie par sa mère qui, dans la dix-septième conversation, a par exemple

33 « Septième conversation », p. 137-138. (Nous soulignons.) 34 « Douzième conversation », p. 242.

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l’occasion de lui enseigner qu’une pédagogue n’est pas détentrice de tout savoir et qu’il est

possible, sinon normal qu’elle ne sache pas toujours répondre aux interrogations de l’enfant

qu’elle éduque. Dans cette conversation, Émilie joue ce dialogue entre une enseignante et son

élève, à qui elle fait poser une question dont la réponse dépasse ses propres connaissances :

« Mais, ma bonne, qu’est-ce que c’est que l’esprit ? 35 » Constatant son ignorance à ce propos,

la fillette met alors un terme à sa représentation et, réintégrant sa réelle position d’élève, se

tourne vers sa mère pour obtenir une réponse. Celle-ci profite de l’occasion pour sensibiliser

sa fille à la franchise pédagogique et à cette forme de faillibilité qu’il importe de reconnaître et

d’adopter :

Émilie – Maman, qu’est-ce qu’il faut répondre ?… J’avais bien besoin de lui faire cette question !… Je me suis embourbée là, comme une franche étourdie… Il serait pourtant bien honteux pour une gouvernante de rester court vis-à-vis d’une morveuse ?

Mère – Mais cela m’arive tous les jours avec vous. M’en voyez-vous honteuse ? Émilie – Mais il ne tenait qu’à moi de lui faire demander tout autre chose. Mère – C’est donc un grand malheur de dire : Je ne sais pas cela ? Moi, je lui aurais

répondu tout simplement : Mon chou cette question a embarassé de plus grands esprits que vous et moi. [...] 36

Nous avons ici un éclatant contre-exemple rousseauiste. Ne comprenant pas encore tous les

enjeux qu’implique l’éducation qui lui est donnée, Émilie aurait souhaité prévoir toutes les

questions et toutes les réponses de son dialogue improvisé afin de personnifier ce qu’elle

considère être une « vraie » gouvernante. Cette attitude est typiquement celle du précepteur

d’Émile et il est fort significatif qu’elle soit rapidement condamnée par la mère, qui en montre

l’irréalisme, la vanité, le statisme. Plus qu’une approche sincère, un rapport non-autoritaire au

savoir est ainsi transmis à Émilie, ce qui, de surcroît, permet à la mère d’enchaîner avec cette

idée de la double circulation du savoir, qui doit dicter la démarche de toute bonne pédagogue.

En effet, il importe que celle-ci sache bénéficier humblement de la conversation de son élève,

qui lui offre à tout moment la possibilité d’augmenter ses connaissances grâce aux questions

ou aux réflexions que suscitent ses leçons. Le travail de la mère dépasse ainsi cette mise à

niveau du savoir, puisqu’il faut par ailleurs qu’elle sache se préparer autant que possible, et le

mieux possible, à assumer tout ce que suppose une éducation :

35 « Dix-septième conversation », p. 353. 36 Idem., p. 353-354. (Nous soulignons.)

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156 Mère – […] Quant au peu que je puis savoir et qui se réduit à très-peu de chose, c’est à

vous, Émilie, que j’en ai l’obligation. Émilie – Comment, ma chere Maman ? En voilà bien d’une autre ! Je vous ai donné

leçon peut-être ? Mère – Vous l’avez dit. Ne fallait-il pas se préparer à vous mieux élever, un peu

mieux du moins, qu’on ne nous élevait de notre temps ? 37 Le savoir circule donc de l’une à l’autre, dans un climat de franchise et de confiance. La

mère, pareillement à ce qu’elle demande à sa fille, se rend disponible au changement et à la

relativisation des connaissances que favorise la conversation, ce qui est tout à fait

symptomatique d’une nouvelle saisie du savoir et des processus qui le constituent. Le

dévoilement des ressources pédagogiques et la franchise intellectuelle de la mère contribuent à

transformer la relation mère-fille en relation femme-future femme et sanctionnent un

changement de régime d’autorité, à la fois dû à une maturité de plus en plus évidente chez la

fille, mais aussi à une nouvelle exigence du temps, la « citoyenneté » d’Émilie devenant de

plus en plus imminente.

***

Émilie étant elle-même appelée à remplir une fonction d’éducatrice, il importe pour

sa mère de l’initier à ce rôle ainsi qu’aux difficultés, interrogations et doutes qui lui sont

intrinsèques. Cette attitude contribue à la perpétuation générationnelle de sa pensée et de son

modèle 38 : mère à son tour, Émilie agira avec sa ou ses filles comme on a agi avec elle et

garantira, ce faisant, la vitalité d’une méthode pensée en fonction de son éventuelle adaptation,

de son renouvellement multiple quoique toujours unique. Au-delà du procédé dialogique,

c’est donc l’intimité qui rend possible cette transmission en favorisant le dévoilement des

intentions pédagogiques. Ce modèle confère cependant un autre rôle à l’intimité, qui devient

37 « Douzième conversation », p. 239. 38 Il est intéressant de souligner qu’une fois devenue mère, Émilie de Belsunce a réellement fait siens les

principes pédagogiques que lui avait transmis sa grand-mère. Dans son introduction aux Conversations d’Émilie, Rosena Davison souligne la manière dont elle a assumé l’éducation de ses enfants en se référant aux mémoires de la fille aînée d’Émilie, Katharina von Bechtolsheim : « […] Émilie, ravie de retrouver ses filles [au retour d’un séjour en Russie], reprit avec ardeur la direction de leur éducation au sein d’une famille bien unie. Katinka nous apprend que sa mère lui fit faire des leçons de musique et de dessin et lui laissa le choix des lectures de romans et de pièces de théâtre, même modernes, du moment qu’elle n’y trouvait rien contre la religion ou la moralité. À l’âge de quatorze ans elle fut présentée à la cour, mais sa mère n’insista pas sur sa présence puisque, à mesure que son esprit mûrissait, elle s’ennuyait devant le caractère superficiel de la cour, préférant rester auprès de sa famille. […] Un peu plus tard Émilie organisa pour elle des leçons d’anglais et d’espagnol. » ; « Introduction », op. cit., p. 31.

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par ailleurs le moteur d’une dynamique cognitive dépassant le fait de l’éducation et assurant

les fondements de cette vie intellectuelle féminine vers laquelle tend l’œuvre entière de

Louise d’Épinay.

2.2 L’espace intime comme refuge féminin

Si la mère d’Émilie bâtit avec sa fille une relation de confiance qui vise la réussite de

l’éducation et la perpétuation de son modèle, elle favorise également la formation d’une amie,

d’une interlocutrice rigoureuse, d’une femme d’esprit avec laquelle elle pourra partager une

activité savante et ce, tout en respectant les exigences culturelles et sociales que reconnaît

Louise d’Épinay aux femmes de son temps. Le compromis que permet l’intimité se situe ainsi

non seulement au niveau pédagogique, mais aussi au niveau cognitif, dans la mesure où il

contribue à favoriser une pratique savante entre des femmes se reconnaissant mutuellement un

mérite de cet ordre, mais sans pour cela manquer au respect des mœurs et à la sauvegarde de la

réputation féminine qui sont à cette époque incompatibles avec une libre activité de l’esprit.

Contrairement à la Sophie de l’Émile, Émilie est donc appelée à être une femme d’esprit, mais

ne jouira de la satisfaction que procurent le savoir et l’échange cognitif que dans l’intimité

d’une amitié intellectuelle. C’est le cadre conversationnel intime qui permet le développement

de ce type d’amitié savante et c’est lui qui véhicule, mieux que tout discours ne saurait le faire,

l’aspect subversif d’un modèle qui n’est pas totalement « dit » dans l’œuvre.

Le modèle de pédagogie mis en place dans Les Conversations d’Émilie est novateur

par sa structure dialogique et par sa critique implicite de la condition féminine, qui est

porteuse d’une grande confiance dans les capacités cognitives des femmes. Pourtant,

l’éducation que reçoit Émilie à l’égard de ses obligations et devoirs futurs peut dans

l’ensemble sembler plutôt traditionnelle et conforme aux attentes que l’on a envers les

femmes, lesquelles sont essentiellement envisagées comme des épouses et des mères dans

l’ordre social de l’époque. Si les prémisses culturalistes de Louise d’Épinay la conduisent à

penser un modèle assurant un développement rigoureux de la raison comparable à celui que

l’on pourrait donner à un garçon, la vision qui se dégage du discours de la mère d’Émilie en ce

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qui a trait aux rôles sociaux des femmes demeure somme toute assez conservatrice, comme le

souligne ici Rosena Davison :

Madame d’Épinay’s contribution to girls’ education was substantial : it was the result of many years of direct experience and reflexion which finally became to fruition in the education she gave to her granddaughter. However, we cannot conclude that madame d’Épinay’s formula was revolutionary : Émilie’s first duty on reaching adulthood would remain unquestionably that of her role as wife and mother, and she would be expected to adhere to society’s expectations with regard to that role 39.

Un certain conformisme idéologique teinte ainsi plusieurs dialogues apparaissant dans

l’œuvre. Ce conformisme participe toutefois non pas d’une intégration des valeurs et des

conditions féminines de l’époque, mais d’une tactique rhétorique employée par l’auteure pour

assurer la diffusion et l’acceptation des principes de son modèle.

Dans la vingtième conversation, on retrouve une remarque de la mère qui fait état

d’une vision étonnamment étroite – quoique fort réaliste – des possibilités féminines au sein

de l’espace social. Rappelant à Émilie que son père et ses frères ne pourront être à son

anniversaire à cause des fonctions et devoirs militaires qu’ils doivent assumer et qui les

retiennent au loin, sa mère lui explique qu’étant donnée la nature fort contraignante de ces

devoirs, les femmes ne doivent pas vivre dans la dépendance des hommes. Or, elle justifie

cette affirmation en donnant une idée diminuée, sinon réductrice du rôle social des femmes :

Mère – […] votre expérience vous a déjà appris qu’il ne faut pas compter sur les hommes ; qu’ils apartiennent au public, avant d’apartenir à leur famille ; qu’à peine sortis de l’enfance, dès leur entrée dans le monde, ils sont obligés de rester à la place que le devoir leur a marquée.

[…] Mère – Vous voyez que notre rôle est bien plus facile. La faiblesse de notre sexe et la

sphere étroite de nos petits talens nous confinent dans l’exercice des devoirs domestiques : en les remplissant, nous avons satisfait à tout ce que la société attend de nous 40.

Parallèlement à des propos valorisant l’indépendance féminine, la mère d’Émilie tient un

discours assoyant le préjugé à l’égard de la « faiblesse » des femmes, limitant leurs possibilités

39 Rosena Davison, « Madame d’Épinay’s Contribution to Girl’s Education », dans Roland Bonnel et

Catherine Rubinger (éds), Femmes savantes et femmes d’esprit. Women Intellectuals of the French Eighteenth Century, p. 235.

40 « Vingtième conversation », p. 393-394. (Nous soulignons.)

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sociales et ce, même en ce qui regarde l’éducation des enfants. Dans une autre conversation,

prenant sa propre expérience pour exemple, elle confie en effet à sa fille comment elle-même

n’a pu concevoir pour elle une éducation à la mesure de ses ambitions :

La crainte de me singulariser, et plus encore de faire un essai malheureux, vous a sauvée de ce danger [celui de ne pas savoir lire vers 6 ou 7 ans]. On peut courir de grands risques, en s’écartant de la route ordinaire. Il faut être bien confiante, pour croire à ses opinions qu’aucun succès n’a encore justifiées, de préférence aux institutions que la sagesse publique a consacrées. Il vaut mieux, sans doute, s’en tenir à l’expérience commune, que de s’exposer à un tort irréparable, en tentant sans succès une expérience nouvele. La hardiesse ne sied à notre sexe en aucun genre. Cette seule considération vous a peut-être préservée, ma chere amie, du danger d’être une merveille. On a dit qu’une femme parfaite est celle dont on n’entend jamais parler ni en bien, ni en mal ; ainsi j’espere qu’on ne pourra jamais vous citer en rien 41.

Ces remarques de la mère ne sont pas sans surprendre qui connaît l’ensemble de l’œuvre de

Louise d’Épinay. Bien qu’on puisse y déceler une certaine forme d’ironie, il s’agit somme

toute là d’un artifice rhétorique permettant à la femme de lettres de faire accepter un modèle

en soi contestataire de l’ordre établi sous couvert de conformisme. Par son attitude, la mère va

d’ailleurs à l’encontre du conservatisme que peut revêtir son discours et y offre un

contrepoids : elle se présente en effet telle une femme d’idées et de tête qui aurait eu

davantage à dire sur l’éducation de sa fille si sa réputation n’avait pas été mise en cause. Par

ce procédé, l’auteure imprime davantage de réalisme et, donc, de crédibilité à sa méthode.

Elle fait preuve d’un grand pragmatisme et favorise ainsi l’acceptation d’un modèle qui tend

vers une transformation de l’ordre social par un public qui, lui, est toujours empreint de

fausses croyances à l’égard des femmes.

Hormis ces apparentes parentés d’esprit avec l’enseignement traditionnel, d’autres

répliques présentent malgré tout dans l’œuvre des valeurs qui sont inusitées pour les femmes

du XVIIIe siècle : ainsi de la satisfaction intellectuelle, habituellement associée au monde

masculin. Alors que, dans la onzième conversation, la définition de l’intimité donnée par la

mère suggère qu’une liberté intérieure est toujours déjà accessible parce que constitutive de

l’individu, la conversation suivante va plus loin en mentionnant explicitement l’autonomie

qu’octroie le savoir. Dans la douzième conversation, le développement de l’esprit et la quête

41 « Douzième conversation », p. 242.

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de connaissances sont présentés comme des moyens de puiser une satisfaction intellectuelle en

accord avec la notion de bonheur qui s’inscrit dans l’œuvre, la raison rendant en effet

l’individu potentiellement plus utile aux siens, mais se portant aussi garante d’une

indépendance jugée salvatrice :

Mère – […] l’instruction a un but bien plus grand et plus noble que celui d’une vaine ostentation de science.

Émilie – Lequel donc ? Mère – Lorsque vous portez vos soins à cultiver votre raison, et l’orner de

connaissances utiles et solides, vous vous ouvrez autant de sources nouvelles de plaisir et de satisfaction ; vous vous préparez autant de moyens d’embélir votre vie, autant de ressources contre l’ennui, autant de consolation dans l’adversité, que vous acquérez de talens et de connaissances. Ce sont des biens que persones ne peut vous enlever, qui vous afranchissent de la dépendance des autres, puisque vous n’en avez pas besoin pour vous occuper et pour être heureuse ; qui mettent au contraire les autres dans votre dépendance : car plus on a de talens et de lumieres, plus on devient utile et nécessaire dans la société. Sans compter que c’est le remede le plus efficace et le plus sûre contre le désœuvrement, qui est l’ennemi le plus redoutable du bonheur et de la vertu 42.

La multiplication des ressources intellectuelles et la satisfaction toute personnelle qui en

découle permettent l’avènement d’une autonomie qui fait défaut aux femmes de l’époque et

qui contribue à perpétuer l’état de dépendance dans lequel elles se trouvent. Ainsi que le

souligne Rosena Davison après l’évocation de cette même conversation, Louise d’Épinay

endosse parfaitement là les idéaux des Lumières : « This is perhaps madame d’Épinay’s most

important statement on education and its role. It reflects three fundamental beliefs of the

Enlightenment : firstly, the belief in the perfectibility of man, secondly, the power of

knowledge and learning to transform one’s own life and society, and thirdly, the inextricable

link between virtue and happiness 43. » Si Louise d’Épinay fait siennes ces prémisses

épistémologiques et idéologiques, elle les adapte toutefois à la condition féminine, pense

l’éducation comme l’outil d’une possible transformation de cette condition et dépasse en cela

les conceptions des philosophes de son temps, qui n’appliquent ces principes qu’aux seuls

citoyens, c’est-à-dire aux hommes. À travers les propos de la mère, et malgré la présence

occasionnelle d’enseignements conventionnels – toute rhétorique que soit leur fonction dans

42 Idem., p. 248-249. (Nous soulignons.) 43 Rosena Davison, « Madame d’Épinay’s Contribution to Girl’s Education », op. cit., p. 232.

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l’ouvrage –, l’auteure valorise donc une autonomie que les modèles de l’époque, et a fortiori

celui de Rousseau, alors rayonnant, refusent entièrement aux femmes.

Le modèle féminin que propose Louise d’Épinay à travers le personnage d’Émilie est

une complète antithèse de la Sophie de Jean-Jacques Rousseau, qui se fait élever dans et pour

un état de soumission. En effet, Rousseau explique dans son ouvrage qu’il est dans l’ordre de

la nature que les femmes soient soumises aux hommes, et c’est là le principe essentiel qui

guide l’entièreté de l’éducation qu’il leur destine :

Ainsi toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. Tant qu’on ne remontera pas à ce principe, on s’écartera du but, et tous les préceptes qu’on leur donnera ne serviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre 44.

Sophie se fait ainsi inculquer des valeurs en tout point contraires à celles d’Émilie. Elle est

élevée pour s’incliner en silence et subir l’injustice, chose qui, selon Rousseau, est naturelle

aux femmes, mais incompatible avec la nature des hommes. L’auteur résume :

En un mot, [Sophie] souffre avec patience les tords des autres, et répare avec plaisir les siens. Tel est l’aimable naturel de son sexe avant que nous l’ayons gâté. La femme est faite pour céder à l’homme et pour supporter même son injustice. Vous ne réduirez jamais les jeunes garçons au même point ; le sentiment intérieur s’élève et se révolte en eux contre l’injustice ; la nature ne les fit pas pour la tolérer 45.

Cet extrait table sur une profonde distinction entre les tempéraments dits naturels des sexes, ce

qui est par ailleurs totalement incompatible avec les vues culturalistes de Louise d’Épinay.

Alors que la Sophie de Rousseau se fait inculquer qu’elle est naturellement faible et est

éduquée pour seconder et veiller aux besoins des hommes, en l’occurrence ses fils et son mari,

Émilie, dont l’éducation est guidée par des principes d’indépendance et de liberté, se conçoit

comme égale aux hommes, dans ses capacités intellectuelles comme dans sa potentielle utilité

sociale. Malgré tout son côté réactionnaire, la conception rousseauiste de la féminité véhicule

somme toute les préjugés de l’époque, notamment celui faisant des femmes des compagnes et

44 Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 475. 45 Ibid., p. 520.

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non pas des sujets à part entière. En regard de cette vision et de cette définition de la féminité,

reflets de la pensée de toute une société, l’éducation d’Émilie ne peut être qualifiée de

traditionnelle et revêt bien au contraire une dimension pleinement contestataire. L’attitude

d’Émilie renforce d’ailleurs cette idée, notamment dans la dix-huitième conversation, alors

que, discutant du mariage avec sa mère, elle manifeste même son intention de ne pas vouloir

se marier, ce qui va évidemment à l’encontre des valeurs de son temps : « Maman, je crois

que, toute réflexion faite, je ne me marierai pas 46. » Ces propos sont toutefois présentés

comme ceux d’une gamine et ne sont pas même pris au sérieux par la mère, mais ils rajoutent

néanmoins au caractère subversif de l’œuvre et sanctionnent indubitablement une ferme

volonté d’indépendance de la part de la fillette. Les conversations ménagent donc un espace

pour qu’un semblable discours fasse contrepoids aux idées plutôt conformistes que nous avons

pu en dégager ; mais elles mettent surtout en place une dynamique d’interaction intellectuelle

permettant la naissance d’une amitié qui, elle, ne laisse aucun doute quant aux orientations

progressistes dont Louise d’Épinay a voulu doter son ouvrage.

L’égalité constitutive du modèle pédagogique de Louise d’Épinay débouche en effet

sur une amitié filiale qui permet à la conversation de la mère et de la fille d’ouvrir sur une

dimension autre que pédagogique. Au-delà de la formation d’une femme d’esprit, il y a en

effet formation d’une alter ego avec laquelle la mère pourra partager cet espace

d’intellectualité intime qu’elle a su mettre en place pendant la période de l’éducation. Comme

le souligne Dimitri El Murr, qui a préparé une anthologie de textes philosophiques consacrés à

l’amitié depuis l’Antiquité jusqu’au vingtième siècle, l’amitié réunit les individus dans une

forme d’égalité participant d’une « logique du semblable » :

Puisque l’amitié semble supposer la vie commune, on voit clairement pourquoi, à la différence de l’amour, elle implique une égalité entre personnes partageant une amitié réciproque. Comment espérer mener une vie commune, comment être intime, si rien ne nous rapproche et si l’on ne se ressemble pas ? Cela paraît évident. Mais de quelle sorte d’égalité s’agit-il ? Cette égalité implique la similitude, l’amitié semblant irrémédiablement enracinée dans une logique du semblable. [...] L’ami est un autre moi-même (heteros autos, alter ego) 47 .

46 « Dix-huitième conversation », p. 361. 47 Dimitri El Murr, « Introduction », dans L’amitié, p. 19. (C’est l’auteur qui souligne.)

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163

Conformément à ce que suggère cette définition, la mère forme sa fille en s’érigeant comme

exemple et en lui communiquant, forcément, ses valeurs et ses idées, ce qui leur permet de se

rejoindre et de se comprendre. Si l’exemple maternel guide la formation de la fillette, la mère

ne cherche cependant pas à en faire son double : l’analyse de la vingtième conversation nous

interdit d’ailleurs d’en venir à cette conclusion, le débat opposant Émilie et sa mère demeurant

ouvert et apparemment non résolu à la fin de l’ouvrage. Leur différence d’opinions se fait

d’ailleurs alors beaucoup plus significative qu’un consensus : mère et fille se ressemblent,

certes, mais la personnalité d’Émilie ne s’épuise pas dans celle de sa mère. L’autonomie

individuelle, si chère à la pédagogue, ne saurait d’ailleurs la réduire à cette posture.

Hormis cette forme d’égalité, un autre facteur est essentiel à la relation que mère et

fille entretiennent à l’issue de l’ouvrage et réside dans le caractère proprement cognitif de leur

amicale intimité. L’indépendance féminine advenant, dans l’œuvre, par la connaissance, il est

évident que l’amitié filiale qui s’y met en place participe de cette dimension, d’ailleurs

constitutive des amitiés père-fils qui ont jalonné l’histoire, ainsi que le souligne Orest Ranum

dans l’Histoire de la vie privée. Comme l’indique cet auteur, de telles amitiés filiales entre

femmes se rencontrent rarement dans l’histoire et le modèle que présente Louise d’Épinay a eu

peu d’équivalents réels, mis à part le célèbre exemple de Marie de Sévigné et de sa fille. La

rareté des amitiés entre les mères et leurs filles s’explique selon lui par le fait que les amitiés

père-fils qui sont devenues célèbres étaient des amitiés intellectuelles et donc, susceptibles de

s’inscrire dans l’histoire en laissant des traces écrites de leur existence. Force est de constater

que la pauvreté de l’éducation des filles a longtemps justifié que cette pratique demeure

quasi-exclusivement masculine. Lorsqu’il en est autrement, c’est-à-dire lorsque le savoir

devient accessible aux femmes, il faut cependant bien admettre qu’une amitié savante devient

dès lors susceptible d’émerger :

Dans les milieux féminins éduqués, un semblable concept de l’amitié [c’est-à-dire semblable à celui qui unit les hommes d’une même famille] n’est que rarement rencontré entre filles. La documentation est beaucoup plus rare, peut-être parce qu’il y avait moins de femmes éduquées. Il se peut toutefois que les mères aient surmonté leurs inhibitions émotionnelles pour parler de tout à leurs filles aimées. L’amitié de Mme de Sévigné pour sa fille est certainement le grand exemple de l’amitié intime maternelle. Séparée d’elle par une grande distance et pour de longues années, la marquise se donne à sa fille. Elle sait qu’elle vit à travers ses amis en philosophe de

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164 l’amitié intime et créative, car ce n’est pas seulement la chaleur émanant du cœur qui la pousse vers ces intimités, mais l’esprit, cette force humaine et religieuse qui tient les amis ensemble pour l’éternité 48.

La condition de l’amitié filiale semble donc résider dans l’« esprit », dans la possibilité de

réfléchir, de penser, d’échanger. La conception antique de l’amitié comprend d’ailleurs cette

association avec l’intellectualité, ce dont rend compte Emmanuel Bury dans une analyse de

l’amitié savante unissant les membres de la République des lettres :

L’articulation fondamentale entre le savoir et l’amitié se trouve très tôt dans la tradition antique : si l’on part de Platon, il suffit de rappeler que, outre le climat traditionnel des dialogues, qui refusent l’éristique et la « disputatio » sophistiques et lui préfèrent l’échange amical – ce qui culmine dans le Banquet –, l’affirmation que le savoir est une clé de l’amitié apparaît dès le Lysis : […] on voit affirmé le caractère « utile » du savoir, en ce qu’il procure, justement, l’amitié de tous 49.

Quoiqu’il soit ici question d’une amitié rendant possible une quête intellectuelle désintéressée,

le lien entre amitié et savoir y est clairement mis en place et nous permet de comprendre les

conditions d’émergence d’une amitié féminine filiale comparable à celle qu’a partagée

Marie de Sévigné avec sa fille, et à celle que la mère d’Émilie souhaite également vivre avec

la sienne. Une quête de savoir commune permet donc l’amitié, tout comme l’amitié peut être

entretenue par cette quête. L’« esprit » et la raison motivent l’échange et rendent la relation

amicale « utile » par l’orientation cognitive dont ils la dotent. Reproduisant cette circularité

dans leurs conversations, Émilie et sa mère en viennent ainsi à partager une amitié savante,

dans la mesure où la fin de l’ouvrage laisse place à un échange intellectuel et égalitaire qui

s’ouvre sur un projet pédagogique communément pensé et à venir. L’éducation adolescente

d’Émilie sera à cet effet le produit d’une réflexion commune, la jeune fille pouvant désormais

accompagner la mère dans sa démarche.

***

La forme conversationnelle dans laquelle se module la méthode pédagogique de

Louise d’Épinay fait ainsi des Conversations d’Émilie une œuvre en soi subversive qui, tout

48 Orest Ranum, op. cit., p. 257. 49 Emmanuel Bury, « L’amitié savante, ferment de la République des lettres », dans Frédéric

Charbonneau (éd.), L’amitié, p. 732-733.

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165

en valorisant explicitement une formation intellectuelle pour les femmes, ne remet pas en

question de façon aussi limpide, dans son discours, la place qu’elles occupent réellement au

sein de la société. Le contenu des conversations, qui témoigne d’un profond pragmatisme, se

double ainsi d’une structure d’amitié intellectuelle et intime où peut se créer et se perpétuer un

espace propice à une telle remise en question de la condition féminine sociale. C’est donc

l’intimité qui permet de faire coexister, chez Louise d’Épinay, le respect des mœurs sociales,

le respect de soi-même et le respect de ses capacités intellectuelles.

***

L’intimité des conversations que partage Émilie avec sa mère répond donc à une

nécessité, pour les femmes, d’accéder au savoir, mais d’y accéder de telle sorte qu’aucune

norme sociale ne soit explicitement transgressée. Pour que puisse se perpétuer, de mère en

fille, un espace d’intellectualité, il faut que le modèle pédagogique puisse se transmettre, ce

que rend possible la sincérité de l’échange et l’intimité issue d’une confiance qui croît et se

fortifie grâce à la reconnaissance réciproque d’un mérite. L’intimité joue donc un rôle

fondamental dans l’œuvre : elle offre un refuge au savoir et à l’indépendance des femmes ;

elle assure la viabilité de cet espace, étant donnée la transmissibilité qui est inscrite au cœur

même du modèle pédagogique dont elle participe ; elle permet, parallèlement à une formation

de l’esprit, le développement d’une amitié ouverte à la conversation savante et véhicule

l’espoir d’une responsabilité féminine sociale. L’intimité, puisqu’elle favorise le débat

intellectuel, est ainsi porteuse d’une dynamique semblable à celle de la conversation

philosophique, mais elle seule peut rendre cette activité pleinement accessible aux femmes.

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Conclusion :

L’idée de progrès dans la

conversation intime des Conversations d’Émilie

Les Conversations d’Émilie représentent un aboutissement dans le cheminement

intellectuel de Louise d’Épinay, faisant se rejoindre à la fois sa réflexion sur l’éducation des

citoyens et ses critiques à l’égard des préjugés entretenus envers des femmes. Dans cette

œuvre, les principes qu’elle juge essentiels à la formation des enfants, tels la compréhension

de leur tempérament, l’authenticité des rapports pédagogiques et surtout, l’amitié et la

confiance devant régir la relation que partagent pédagogue et élève, servent une éducation

féminine orientée vers une autonomie intérieure et une remise en question de la position

sociale des femmes. Ces principes éducatifs offrent la possibilité d’instaurer un cadre

d’échange intellectuel novateur pour l’époque et prometteur pour les générations à venir. La

forme conversationnelle constitue effectivement une structure de choix pour un semblable

projet, dans la mesure où elle assure à la fois une formation rigoureuse de l’esprit, grâce aux

exigences d’égalité interactionnelle et de relativité intellectuelle qu’elle implique, et une

souplesse pédagogique ouverte à l’intégration de l’enfant dans le processus de son éducation,

processus appelé à être compris, reproduit et finalement, adapté à d’autres enfants.

Conformément aux fondements épistémologiques de la réflexion de Louise d’Épinay,

le modèle mis en place dans Les Conversations d’Émilie véhicule l’idée d’une transmissibilité

générationnelle en valorisant l’implication de l’élève dans une réflexion sur l’éducation, sur

son éducation, qui rend possible la formation d’une future mère. Faillibilité, transparence,

authenticité de l’exemple maternel contribuent à favoriser la passation de cette structure

d’éducation favorable au développement de l’intellection et de l’échange cognitif chez

d’autres femmes. La méthode conversationnelle imaginée par la femme de lettres est ainsi

appelée à survivre au passage du temps, ce qui atteste la reconnaissance d’une nécessité de

former les filles, et de les former de telle sorte que pourra se renverser la fausse opinion de

l’infériorité féminine communément admise à son époque. Un espoir sous-tend donc tout le

programme pédagogique de Louise d’Épinay, dans la mesure où il vise la perpétuation d’une

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167

formation féminine rigoureuse en même temps que la reconnaissance du mérite intellectuel

des femmes, qui peut être équivalent à celui des hommes pour peu qu’on leur laisse la

possibilité de développer leurs facultés.

Étant donnée l’importance accordée par l’auteure à l’utilité et au mérite, et étant

donnée la finalité qu’elle attribue à l’éducation et à la vie des femmes, finalité en tout point

comparable à celle du citoyen qu’imaginent les philosophes des Lumières, force est ainsi de

constater qu’elle appelle dans cet ouvrage une participation féminine à la vie publique,

c’est-à-dire un rôle social qui pourrait inscrire les femmes dans le projet collectif gagnant

l’enthousiasme des penseurs de son époque. Pour Louise d’Épinay, les femmes peuvent être

bien plus que des mères, et si Les Conversations d’Émilie invitent explicitement à un partage

public des expériences maternelles, leur conférant d’ores et déjà une responsabilité sociale, le

modèle qui y est inscrit propose un dépassement de cet état : orientée, dans son propos, vers la

formation de mères capables d’assumer l’éducation des futurs citoyens (et citoyennes),

l’œuvre suggère en effet, grâce à sa structure formelle, que la fonction sociale des femmes ne

soit pas limitée à cette occupation et qu’elle se rapproche davantage de celle que l’on réserve,

justement, au seul citoyen.

Pareille autonomie demande toutefois un progrès préalable qui se situe au niveau des

mentalités. Pour la femme de lettres, c’est la reconnaissance des capacités intellectuelles des

femmes qu’il importe d’abord de faire reconnaître, laquelle reconnaissance ne peut toutefois

advenir que par la diffusion, le partage et l’acceptation d’un modèle pédagogique assurant la

formation de femmes d’esprit et de mérite. Afin de transmettre efficacement cette idée d’une

potentielle utilité féminine et pour que soit jugé utile son modèle, la femme de lettres doit ainsi

ne pas choquer ni froisser son lectorat, mais plutôt le convaincre et le convier à une nécessaire

remise en question de l’opinion. C’est donc principalement grâce à la forme conversationnelle

et au contexte intime de son ouvrage que Louise d’Épinay véhicule ses idées progressistes et

communique au public sa conception – alors marginale – de la féminité. Confiante en les

possibilités de l’éducation et en les capacités cognitives des femmes, pensant pour elles un

modèle respectueux de leur nature en même temps que de leur réalité sociale, elle incarne,

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avec Les Conversations d’Émilie, le pendant pédagogique de ce que l’on pourrait appeler les

« Lumières au féminin. »

***

Plus de vingt ans avant Olympe de Gouges et sa Déclaration des droits de la Femme et

de la Citoyenne (1791), Louise d’Épinay fait signe, dans les limites qui sont celles de son état

et de son époque, vers la revendication, pour les femmes, d’une autonomie tant intellectuelle

que sociale. Les valeurs bourgeoises auxquelles elle adhère et la pensée philosophique à

laquelle elle souscrit lui permettent de penser un nouveau rôle féminin au sein de la vie

familiale, rôle qui contribue à rehausser l’image des mères et de leur fonction dans

l’organisation sociale, et d’imaginer pour elles les fondements d’une vie intellectuelle riche et

utile. Le confinement domestique des femmes qui accompagne la montée des valeurs

bourgeoises aura toutefois le dessus sur cette contribution féminine à la vie publique que

Louise d’Épinay a elle-même pu réaliser et qu’elle souhaitait accessible à un plus grand

nombre de femmes. Il faudra en effet attendre plus d’un siècle avant que les préjugés qu’elle

confronte dans son œuvre commencent réellement à être ébranlés et avant que les moyens

qu’elle identifie pour parvenir à l’autonomie deviennent accessibles : soit la solidité de la

formation des filles, soit l’indépendance intellectuelle et sociale des femmes. À ce titre,

Les Conversations d’Émilie constituent une œuvre d’intérêt dans la genèse de la pensée qui

commence à prendre forme peu de temps après la mort de Louise d’Épinay : la pensée

féministe.

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Liste des œuvres et des ouvrages cités

1. Corpus historique CALLIÈRES, François de, De la Science du monde et des connoissances utiles à la conduite

de la vie.

CHÂTELET, Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du, Discours sur le bonheur.

CONDORCET, Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de, Esquisse d’un tableau

historique des progrès de l’esprit humain.

DESCARTES, René, Discours de la méthode.

DIDEROT, Denis, Lettres à Sophie Volland.

DIDEROT, Denis, Pensées philosophiques.

DIDEROT, Denis, Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’Homme.

Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société

de Gens de lettres.

ÉPINAY, Louise Florence Pétronille de Tardieu d’Esclavelles Lavive d’, Les Contre-Confessions.

Histoire de Madame de Montbrillant.

ÉPINAY, Louise Florence Pétronille de Tardieu d’Esclavelles Lavive d’, Les Conversations

d’Émilie.

ÉPINAY, Louise Florence Pétronille de Tardieu d’Esclavelles Lavive d’, Histoire de Madame

de Montbrillant. Les pseudo-mémoires de Madame d’Épinay.

ÉPINAY, Louise Florence Pétronille de Tardieu d’Esclavelles Lavive d’, Lettres à mon fils.

ÉPINAY, Louise Florence Pétronille de Tardieu d’Esclavelles Lavive d’, Mes moments heureux.

ÉPINAY, Louise Florence Pétronille de Tardieu d’Esclavelles Lavive d’ et Ferdinando GALIANI,

Correspondance.

GENLIS, Stéphanie-Félicité Ducrest de Saint-Aubin, marquise de Sillery, Comtesse de,

Adèle et Théodore, ou Lettres sur l’éducation.

HOLBACH, Paul Henri Thiry, baron d’, Système social.

KANT, Emmanuel, Qu’est-ce que les Lumières ?

LA FITE, Madame de, Entretiens, drames et contes moraux, à l’usage des enfans.

LAMBERT, Anne-Thérèse de Marguenat de Courcelles, marquise de, Avis d’une mère à sa fille.

Page 187: CONVERSATION INTIME ET PÉDAGOGIE DANS LES … · Résumé Dans Les Conversations d’Émilie (1782), Louise d’Épinay, femme de lettres des Lumières liée au milieu encyclopédique,

182

LAMBERT, Anne-Thérèse de Marguenat de Courcelles, marquise de, Avis d’une mère à son fils.

LOCKE, John, Essai philosophique concernant l’entendement humain.

LOCKE, John, Quelques pensées sur l’éducation.

MORELLET, André, Essai sur la conversation.

MORVAN DE BELLEGARDE, Jean-Baptiste, Modèles de conversations pour les personnes

polies.

ROUSSEAU, Jean-Jacques, Émile ou de l’éducation.

SAINT-AUGUSTIN, Confessions.

SCUDÉRY, Madeleine de, Conversations sur divers sujets.

SÉVIGNÉ, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de, Lettres de madame de Sévigné, de sa

famille et de ses amis.

VAUVENARGUES, Luc de Clapiers, marquis de, Fragments.

VAUVENARGUES, Luc de Clapiers, marquis de, Introduction à la connaissance de l’esprit

humain.

2. Corpus théorique L’amitié, anthologie préparée, commentée et présentée par Dimitri El Murr.

ARIÈS, Philippe, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime.

ARIÈS, Philippe et Georges DUBY (éds), Histoire de la vie privée.

ARON, Paul, SAINT-JACQUES, Denis et Alain VIALA (éds), Le Dictionnaire littéraire.

AYERS, Michael, Locke. Les idées et les choses.

BADINTER, Élisabeth, L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel (XVIIe-XXe siècle).

BADINTER, Élisabeth, Émilie, Émilie, ou L'ambition féminine au XVIIIe siècle.

BAYARD, Pierre, « Les frères ennemis. Jean-Jacques Rousseau », dans MAUZI, Robert (éd.),

avec la collaboration de Sylvain Menant et Michel Delon, Précis de littérature

française du XVIIIe siècle.

BEUGNOT, Bernard, Le discours de la retraite au XVIIe siècle. Loin du monde et du bruit.

BROUARD-ARENDS, Isabelle, Vies et images maternelles dans la littérature française du

dix-huitième siècle.

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183

BURY, Emmanuel, « L’amitié savante, ferment de la République des Lettres », dans

CHARBONNEAU, Frédéric (éd.), L’amitié, XVIIe siècle.

BURY, Emmanuel, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750).

CASSIRER, Ernst, La philosophie des Lumières.

CHARTIER, Roger, Les origines culturelles de la Révolution française.

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Mme d’Épinay et l’abbé Galiani », GIROU-SWIDERSKI, Marie-Laure et

Marie-France SILVER (éds), Femmes en toutes lettres. Les épistolières du

XVIIIe siècle.

DAVISON, Rosena, « Madame d’Epinay’s Contribution to Girls’ Education », dans

BONNEL, Roland et Catherine RUBINGER (éds), Femmes savantes et femmes

d’esprit. Women Intellectuals of the French Eighteenth Century.

DELON, Michel, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820).

DELON, Michel, « La somme et le fragment », dans MAUZI, Robert (éd.), avec la

collaboration de Sylvain Menant et Michel Delon, Précis de littérature française du

XVIIIe siècle.

DENIS, Delphine Delanda, La muse galante. Poétique de la conversation dans l'œuvre de

Madeleine de Scudéry.

DOLLE, Jean-Marie, Politique et pédagogie. Diderot et les problèmes de l'éducation.

EHRARD, Jean, L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle.

GÉLIS, Jacques, « L’individualisation de l’enfant », dans ARIÈS, Philippe et Georges

DUBY (éds), Histoire de la vie privée, tome III, CHARTIER, Roger (éd.), De la

Renaissance aux Lumières.

GOODMAN, Dena, The Republic of Letters. A Cultural History of the French Enlightenment.

GOULEMOT, Jean-Marie, « Tensions et contradictions de l’intime dans la pratique des

Lumières », dans MELANÇON, Benoît (éd.), L'invention de l'intimité au siècle des

lumières.

GRANDIÈRE, Marcel, L'idéal pédagogique en France au dix-huitième siècle.

GRASSI, Marie-Claire, « Naissance de l’intimité épistolaire (1780-1830) », dans

MELANÇON, Benoît (éd.), L'invention de l'intimité au siècle des lumières.

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184

HABERMAS, Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive

de la société bourgeoise.

JACOT-GRAPA, Caroline, « La toilette au XVIIIe siècle. Rituel et thématisation », dans

MONTANDON, Alain (éd.), Les espaces de la civilité.

LAFORGE, François, « Les frères ennemis. Diderot », dans MAUZI, Robert (éd.), avec la

collaboration de Sylvain Menant et Michel Delon, Précis de littérature française du

XVIIIe siècle.

LAUNAY, Michel et Georges MAILHOS, Introduction à la vie littéraire du XVIIIe siècle.

MAUZI, Robert, L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle.

MONTANDON, Alain, « Des promenades », dans MONTANDON, Alain (éd.), Les espaces

de la civilité.

MONTANDON, Alain, Sociopoétique de la promenade.

PUJOL, Stéphane, « De la conversation à l’entretien littéraire », dans MONTANDON,

Alain (éd.), Du goût, de la conversation & des femmes.

RANUM, Orest, « Les refuges de l’intimité », dans ARIÈS, Philippe et Georges DUBY (éds),

Histoire de la vie privée, tome III, CHARTIER, Roger (éd.), De la Renaissance aux

Lumières.

SERMAIN, Jean-Paul, « Le code du bon goût (1725-1750) », dans FUMAROLI, Marc (éd.),

Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne. 1450-1950.

SERMAIN, Jean-Paul, « La conversation au XVIIIe siècle. Un théâtre pour les Lumières ? »,

dans MONTANDON, Alain (éd.), Convivialité et politesse. Du gigot, des mots et

autres savoir-vivre.

SNYDERS, Georges, La pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles.

STROSETZKI, Christoph, Rhétorique de la conversation. Sa dimension littéraire et

linguistique dans la société française du XVIIe siècle.

TROUILLE, Mary Seidman, Sexual politics in the Enlightenment. Women writers read

Rousseau.

WEINREB, Ruth Plaut, Eagle in a Gauze Cage. Louise d'Épinay Femme de Lettres.

WEINREB, Ruth Plaut, « Émilie or Émile? Madame d'Épinay and the Education of Girls in

Eighteenth-Century France », dans KEENER, Frederick M. et Susan E.

LORSCH (éds), Eighteenth-Century Women and the Arts.

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ANNEXE :

SCHÉMA THÉMATIQUE DES

CONVERSATIONS D’ÉMILIE

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Première conversation Deuxième conversation Troisième conversation Quatrième conversation Cinquième conversation En brodant. Définition de l’homme : un animal raisonnable. Deux sens du mot homme : toutes les créatures humaines et une créature humaine du genre masculin. Le caractère social de la vie humaine ; nécessité de l’entraide. L’utilité : un des moyens les plus sûrs pour parvenir au bonheur. Définition d’un enfant : un être appelé à devenir raisonnable, mais qui est pour le moment faible et à charge. Constat d’ignorance d’Émilie. HISTOIRE DE JULIE Julie, une jeune fille pauvre et

méchante, ne peut se marier,

malgré sa beauté, et doit faire sa

vie au couvent.

L’importance de faire des efforts, de prendre de bonnes habitudes étant enfant, et de faire bonne impression.

Le lendemain. Avant la promenade, où se prolongera la conversation. Définition et distinction entre ce que c’est qu’être charmante et être jolie. La fausse politesse, à laquelle il ne faut pas accorder foi. Rappel de la position d’enfant d’Émilie et de sa faiblesse, qu’elle ne doit pas oublier pour pouvoir se fortifier. Émilie ne peut prétendre qu’à la raison de son âge. L’impossible perfection humaine ; chaque âge a ses défauts et demande des efforts pour les surmonter. Définition de la vertu : le fait d’acquérir une force sur soi-même. Définition de l’estime des autres : l’approbation de sa conduite.

À l’extérieur : journée chaude devenant pluvieuse. (Probablement à la campagne.) Le bonheur que procure la bonté ; l’utilisation de sa force pour aider les plus faibles que soi. Le respect de la nature. L’étourderie des enfants ; la réflexion en bas âge permet d’éviter l’ignorante méchanceté. Enseignement à partir d’exemples historiques : L’enfance de Domitien versus celle de Titus, qui est un modèle de vertu et de bonté. Les moyens dont dispose Émilie pour être bonne : sagesse, docilité, douceur avec sa bonne ; écoute des avis maternels. L’insouciance envers l’éducation des enfants comparée à l’empoisonnement. Le rôle de la gouvernante (suppléer au manque d’expérience de l’enfant) et le devoir de la mère (veiller à sa formation morale). La charité ; l’honneur de ne rien accepter des gens bien nés. Mère et fille arrosent les plantes. Définition du végétal.

Conversation intérieure. Avant la promenade. Indiscipline avouée d’Émilie. LECTURE DU CONTE MORAL « LA MAUVAISE FILLE »

Définition de la jalousie. Critique de la pensée

commune sur l’éducation des filles.

Bien se conduire pour éviter la médisance.

Définition des mœurs : « le résultat de toute la conduite d’une personne. »

Refus des punitions humiliantes par la mère.

Le bonheur que l’on tire de la bonté.

La sagesse qui permet aux enfants d’être bons.

Les efforts nécessaires de l’enfance pour plaire en société, avoir bonne réputation, éviter l’ennui, s’assurer un mariage

Le caractère précieux et irrécupérable des années destinées à l’éducation.

L’importance de sentir ses torts pour pouvoir se corriger.

Conversation intérieure, journée pluvieuse. Faux savoir d’Émilie (sur les quatre éléments) désamorcé par la mère ; le danger de parler de choses qu’on n’entend pas. Compréhension par Émilie des quatre éléments grâce à un nouvel apprentissage, cette fois par expérience sensorielle. Le danger des opinions acquises sans réflexion. Le respect des femmes obtenu par la réserve et la modestie. Définition d’une fille « bien née » : jeune personne ayant des dispositions naturelles portant au bien ainsi que du discernement, un bon maintien et de la tempérance. Retour sur le conte « La Mauvaise fille » : Émilie ne veut pas être prise pour une marionnette comme une des fillettes de ce conte. La parure, non garante de

bonheur ; la vanité.

Définition du bonheur : sagesse et sentiment du devoir accompli ; non-dépendance des richesses. Fin de la conversation : arrivée de monde chez la mère.

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Sixième conversation Septième conversation Huitième conversation Neuvième conversation Dixième conversation Avant la promenade et la visite d’une ferme, à la campagne. Indiscipline, distraction d’Émilie. La nécessité de vaincre sa paresse et son humeur, d’avoir de la bonne volonté, de la vertu. La bonne réputation représente le bien le plus précieux. Le mensonge et la franchise. Retour sur la définition des gens « bien nés » et sur les distinctions sociales. Le déshonneur.

L’importance de prendre de bonnes habitudes, d’avoir bonne conscience, d’acquérir une autonomie. L’humeur causée par le mécontentement de soi. La confiance mère-fille : la mère représente un guide pour Émilie. Le jeu : un plaisir seulement lorsqu’il est le délassement d’une occupation. Apprentissage par l’expérience de la bonne conscience. Sujet principal de la conversation : la bonne conscience, qui est le plus grand des bonheurs.

Après une chute d’Émilie lors d’une promenade., à la campagne. Deux types d’autonomie : l’un relatif à la morale, et l’autre, à la conservation physique. Distinction entre les activités des garçons et des filles, celles des dernières devant être modestes. Retour sur l’autonomie morale ; définition de la conduite morale. La contenance et le respect que doit imposer Émilie par son maintien. Liberté relative laissée par la mère à Émilie : apprentissage par l’expérience ; silence de la mère sur une faute d’Émilie pour lui permettre de découvrir son erreur par elle-même.

Avant la promenade. Annonce à Émilie de la mort du petit Duplessis. Définition de l’expérience et de son rôle pédagogique : connaissances acquises par le souvenir de ce qui nous est arrivé. Le sacrifice qu’implique la discipline de l’éducation. Distinctions entre les classes sociales ; détermination du rang social par la naissance et les fonctions. Le fonctionnement du royaume ; comparaison de sa gouverne avec celle d’une famille ; éloge du bon Roi. L’organisation domestique des affaires de la famille par la mère ; distinction des sphères/affaires privées et publiques, respectivement du ressort de la mère et du père. Indocilité d’Émilie, qui veut repousser ses tâches. Les bonnes habitudes et l’esprit d’ordre.

Pendant la promenade, à la campagne. La fonction pédagogique du conte moral HISTOIRE DU GARÇON SOURD ET DU GARÇON AVEUGLE

Les jugements rapides. La netteté des idées. La police, le gouvernement,

les lois, l’ordre et la sécurité publics ; les voleurs.

L’importance d’avoir un guide (pour le voyageur comme pour l’enfant).

Fin de la conversation : Émilie court rejoindre des enfants de sa connaissance.

(Ellipse temporelle due à une maladie de la mère.) Au retour d’une promenade d’Émilie aux Tuileries. Conversation à partir d’un événement survenu aux Tuileries (le ridicule de la fillette aux nœuds de manche). Les défauts et les qualités, de soi et des autres. Condamnation de la moquerie. Narration d’une histoire par Émilie. Critique de la mère à l’égard de l’ordre des événements racontés. Inattention et paresse d’Émilie. Le danger de prendre de l’humeur, qui prive du bonheur. La satisfaction et le bonheur que procure le savoir. La parure de la poupée d’Émilie : une perte de temps et un non-contentement de l’esprit. Liberté relative laissée par la mère à Émilie. Refus d’une éducation tyrannique. NARRATION D’UNE AVENTURE DU PÈRE D’ÉMILIE AVEC UNE MÈRE DE FAMILLE PAUVRE. Danger des jugements rapides.

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Onzième conversation Douzième conversation Treizième conversation Quatorzième conversation Quinzième conversation

Dans le cabinet de la mère ; Émilie entre alors que la mère est en train d’écrire. La correspondance est la conversation avec les absents. L’indiscrétion et la mauvaise curiosité. La propriété et l’intimité des pensées. La confiance mère-fille doit être réciproque et méritée. La fausse honte. Quelques préceptes pour la conversation : la précision du vocabulaire ; l’impolitesse et l’inconvenance des affaires comme sujet de conversation. Les affaires : prétexte des différentes leçons et sujet principal de la conversation. Fin de la conversation : promesse faite à Émilie de se faire confier un « secret d’afaires. »

Quelques jours plus tard. Retour sur la promesse de la dixième conversation. LECTURE D’UNE LETTRE DU RÉGISSEUR DU PÈRE D’ÉMILIE

L’adaptation des lectures au niveau de la compréhension.

Conscience d’Émilie de l’inconséquence des enfants. Le devoir maternel le plus important : l’éducation. Les vertus à acquérir par Émilie : vérité, secret, prévoyance. Relativisation du savoir d’Émilie. Développement parallèle des facultés du corps et de l’esprit. La mère s’instruit pour remplir son rôle d’éducatrice. L’ennui : des affaires de la vie de société pour la mère ; des leçons pour Émilie. Condamnation de la médisance. La responsabilité de guider la conversation de ses invités. L’importance de la modestie des femmes à l’égard du savoir. Les ressources du savoir : utilité sociale, satisfaction personnelle, recours contre l’ennui.

Au retour d’une promenade d’Émilie aux Tuileries et, plus généralement, d’un séjour à la campagne. Retour sur la médisance et l’esprit de dénigrement. À propos du teint d’Émilie (dont on a dit qu’il était noir) :

L’éphémère de la beauté VS la durabilité de l’esprit et des vertus.

Les sources du bonheur résident dans la vertu et non pas dans la beauté.

Refus de la mère de donner un livre de morale à Émilie, jugeant que certains passages sont au-dessus de sa portée. Définition d’extraire : « ne prendre d’un ouvrage que sa substance. » La féerie, l’imagination, la fable. Définitions du poète et de l’auteur : « celui qui prend le public pour confident de ses pensées. » Mention de Rollin, qui occupe Émilie tous les jours. Fin de la conversation : promesse faite à Émilie de lire un conte de fées lors de leur prochaine journée à la campagne.

En route pour la campagne (deux heures) ; puis, à la campagne. Expression d’une volonté d’intimité. L’espoir et la mélancolie. LECTURE D’UN CONTE DE FÉES : « L’ISLE HEUREUSE OU LES VŒUX EN L’AIR »

La ressource du savoir contre l’ennui.

La sensibilité. La beauté, le teint,

l’apparence. La négligence de

l’éducation ; les conditions d’une bonne ou d’une mauvaise éducation (souvent due à des causes involontaires).

L’indiscrétion et la mauvaise curiosité.

Le mariage. La dissipation, la frivolité

des amusements de la société.

Fin de la conversation : rencontre du curé de campagne sur la route.

Émilie joue avec sa poupée, sa mère fait sa toilette. La poupée « participe » à la conversation. La futilité de la dépense pour l’élégance physique ou verbale, comparée à la valeur de la dépense charitable. Le bon esprit : savoir choisir un vocabulaire précis pour exprimer sa pensée. Comparaison des enfants à des singes ou des hannetons, qui ont l’esprit soit juste soit faux. Les ridicules de la mode. Comparaison du discours (simple) d’une femme pauvre à celui (exagéré) d’une dame. Définitions du bon ton : la vérité dans le discours ; définition de l’exagération : la volonté de fortifier un discours, mais en l’affaiblissant. Le bon goût dans la conversation. Retour sur les aspects satyriques du conte de fées : l’exagération, l’affectation de la sensibilité, la perte du bon goût. Émilie range définitivement sa poupée. Fin de la conversation : arrivée du maître de clavecin.

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Seizième conversation Dix-septième conversation Dix-huitième conversation Dix-neuvième conversation Vingtième conversation Mère et fille rentrant de leurs emplettes faites à Paris. Les activités d’Émilie ne doivent pas être sédentaires (telle la broderie). Différence entre l’impertinence et l’étourderie. Le respect dû à ses égaux et aux gens qui ne sont pas de son rang. Les égards d’intérêt dus aux enfants ; l’importance de leur donner le sentiment de la dignité humaine dès leur naissance. Les causes de l’impolitesse d’une nation : l’insensibilité, la frivolité, l’indifférence, la dissipation. LECTURE DES « MÉDITATIONS DES PREMIERS PRINCIPES DE LA MORALE » Critique du style de l’ouvrage moral, de sa formulation vague. La force et l’énergie de l’exemple sont supérieures à la douceur des maximes pour enseigner la vertu. Le bonheur que procure la tempérance. La science de bien vivre ; la vertu comme source de bonheur.

(Ellipse temporelle de six mois due à une maladie de la mère.) Après une promenade d’Émilie aux Tuileries et de la mère sur sa terrasse. Bonheur de l’intimité retrouvée. NARRATION D’UN RÊVE DE FAIT LA MÈRE Comparaison de l’enfance à de la cire molle se durcissant ; une fois acquises, les bonnes habitudes doivent demeurer. La dépendance, la détérioration et la corruption des mœurs des pauvres dues à l’insensibilité et à l’injustice des riches. DIALOGUE D’ÉMILIE, QUI JOUE UNE GOUVERNANTE S’ENTRETENANT AVEC SON ÉCOLIÈRE

Retour sur les cinq sens et la mémoire, sur le processus d’acquisition des connaissances.

La possible faillibilité de l’enseignante, qui doit pouvoir admettre ne pas tout savoir.

Au retour d’Émilie d’un mariage, à la campagne. Le bonheur des paysans ; la valorisation de leur simplicité et de leur sincérité. Le mariage, irrévocable, sanctionne le bonheur ou le malheur de toute une vie. L’égalité des sentiments liés aux étapes importantes de la vie. Définition de la sensibilité : « une grande facilité de s’affecter et de s’émouvoir. » Émilie annonce son refus du mariage et sa volonté de demeurer auprès de sa mère. Le privilège de l’enfance, qui ne s’inquiète pas du lendemain. EKPHRASIS Critique du dessin et des choix du peintre. Les marques du génie. Le pouvoir des exemples, proportionnel à leur proximité par rapport à l’élève. Le contentement : cousin germain du bonheur. Fin de la conversation : dîner, arrivée de la noce, promesse faite de raconter l’histoire du dessin à Émilie.

Le soir, même journée, après la fête de la noce, à la campagne. Les joies simples des fêtes de campagnes, les sentiments et la sincérité comparés à l’ennui des fêtes de la cour, aux égards dus et aux apparences. La sagesse de la tempérance : pour la santé physique comme pour la santé morale. Retour sur la corruption des mœurs des pauvres gens par la négligence et l’insouciance des riches. L’égalité des conditions et des rangs en ce qui concerne l’honnêteté, l’honneur, la probité. NARRATION DE L’HISTOIRE DU DESSIN

La liberté et l’indépendance de la pauvreté honnête.

Le bonheur familial, la retraite familiale, l’amour conjugal.

La haine, le mensonge et l’escroquerie ; la justice et l’injustice.

L’espérance que doit garder l’innocence.

L’importance de la tempérance, même pour le bonheur.

L’incertitude de l’avenir ; l’importance d’avoir du courage et de la fermeté.

La veille du dixième anniversaire d’Émilie. La mère prépare des fleurs pour la fête. Émilie souhaite célébrer son anniversaire seule avec sa mère et faire le point sur son enfance. Distinction sociale des rôles masculins et féminins, des rôles publics et domestiques. Expression d’une intimité familiale, du regret que le père et les frères d’Émilie soient absents à son anniversaire à cause de leurs devoirs. Le bonheur de l’enfance, que l’on reconnaît souvent trop tard, c’est-à-dire lorsqu’elle est déjà passée. Retour sur l’enfance d’Émilie et sur son éducation. Retour sur les conversations pédagogiques mère-fille. Débat sur l’éducation privée et l’éducation publique, respectivement défendues par Émilie et par sa mère. Prévision de l’élaboration commune du plan de l’éducation adolescente. Vœu d’Émilie de ne jamais quitter sa mère.

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Légende Le contexte spatio-temporel. La nature humaine, l’organisation sociale, les règles et les mœurs sociales, la vie à la cour. Le bonheur, la vertu, la force morale. Les traits propres à l’enfance : la faiblesse, l’étourderie, la paresse, etc. Le mariage, la vie familiale. La beauté, la parure, l’apparence physique. La bonne réputation, l’estime des autres. La sensibilité, la sagesse, la bonté, la générosité, la charité, etc. La condition féminine, les devoirs d’une femme, d’une épouse et d’une mère. Le savoir, l’organisation de la pensée, le jugement. L’éducation. La conversation. L’intimité. LES GENRES LITTÉRAIRES. Les enseignements ou les thèmes issus de narrations ou de lectures contenues dans l’œuvre. Le thème ou le sujet général guidant une conversation.