Clouzot et les vertiges de l’art - Cinéma · Clouzot et les vertiges de l’art ... Il tentera...

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A la Cinémathèque, Clouzot, tyran brillant Clouzot et les vertiges de l’art Jacques Morice Publié le 11/11/2017. SUR LE MÊME THÈME A la Cinémathèque Française, Henri- Georges Clouzot, tyran brillant Abo A Peintre à ses heures, collectionneur et préfacier… Amateur d’art éclairé, Henri-Georges Clouzot a fait vivre sa passion plasticienne jusque dans son œuvre, en filmant Picasso au travail bien sûr, mais aussi en expérimentant l’art cinétique de Vasarely. pprocher au plus près le mystère de la création. Suivre sa floraison dans la continuité, du commencement à la fin. Ce vœu, Henri-Georges Clouzot le réalise pleinement, durant l’été 1955, dans le studio de la Victorine, à Nice. L’auteur du Corbeau est fasciné par la peinture depuis l’adolescence. Il y a pris goût, notamment auprès de son oncle, critique et conservateur au musée Galliera, promoteur important de l’art nègre en France. Clouzot dessine (à tout moment, dans des carnets) et peint aussi. Mais il accorde peu de valeur à son travail, depuis peut-être ce jour où Picasso en personne, juste avant une corrida à Nîmes, lui a glissé ce commentaire cuisant, au sujet d’un de ses dessins : « Tes bouteilles, elles ne s’aiment pas. Si tu veux apprendre à dessiner, tu regardes ton sujet, tu fermes les yeux, tu fais ton dessin […].Tu regardes après. » Clouzot en prend-il ombrage ou retient-il la leçon ? Il continue en tout cas de se rendre dans les galeries, collectionne les œuvres d’art moderne (Dubuffet, Vieira Da Silva, etc.), fréquente certains artistes (Hans Hartung). Il signe même des préfaces, dans des ouvrages consacrés aux bronzes, à l’art de la soie, aux arts décoratifs. Picasso, Clouzot : un duel entre deux hommes, deux arts… L’art s’avère donc une obsession chez ce lettré doublé d’un esthète. Ainsi grandit l’idée d’un film exclusivement centré sur le domaine pictural. Et qui, mieux que Picasso, « aveugle de génie », symbole de l’artiste absolu, pourrait l’aider ? Les deux hommes, qui se sont croisés à la fin des années 1920, se fréquentent de plus en plus au lendemain de la guerre. Dès 1952, ils deviennent presque voisins, chacun ayant une maison en Provence. Le projet de faire un film ensemble naît mais traîne. Clouzot, maintenant au zénith de sa carrière, refuse d’obéir à une simple commande du maître, lequel lui demande à un moment d’écrire un scénario. Une bataille d’ego, un duel, fertile, entre deux hommes, deux arts, c’est aussi ce que raconte de manière souterraine Le Mystère Picasso (1955). Clouzot et les vertiges de l’art - Cinéma - Télérama.fr http://www.telerama.fr/cinema/clouzot-et-les-vertiges-de-lart,n53...

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A la Cinémathèque, Clouzot, tyran brillant

Clouzot et les vertiges de l’art 

Jacques Morice Publié le 11/11/2017.

S U R L E M Ê M E T H È M E

A la Cinémathèque Française, Henri-

Georges Clouzot, tyran brillant Abo

A

Peintre à ses heures, collectionneur et préfacier… Amateur d’art éclairé, Henri-Georges Clouzot a fait vivresa passion plasticienne jusque dans son œuvre, en filmant Picasso au travail bien sûr, mais aussi enexpérimentant l’art cinétique de Vasarely. 

pprocher au plus près le mystère de la création. Suivre sa floraison dans la continuité, du commencement à la fin. Ce vœu, Henri-GeorgesClouzot le réalise pleinement, durant l’été 1955, dans le studio de la Victorine, à Nice. L’auteur du Corbeau est fasciné par la peinture depuis l’adolescence. Il y a pris goût,notamment auprès de son oncle, critique et conservateur au musée Galliera, promoteur important de l’art nègre en France. Clouzot dessine (à tout moment, dans des carnets) etpeint aussi. Mais il accorde peu de valeur à son travail, depuis peut-être ce jour où Picasso en personne, juste avant une corrida à Nîmes, lui a glissé ce commentaire cuisant, ausujet d’un de ses dessins : « Tes bouteilles, elles ne s’aiment pas. Si tu veux apprendre à dessiner, tu regardes ton sujet, tu fermes les yeux, tu fais ton dessin […].Tu regardesaprès. »

Clouzot en prend-il ombrage ou retient-il la leçon ? Il continue en tout cas de se rendre dans les galeries, collectionne les œuvres d’art moderne (Dubuffet, Vieira Da Silva, etc.),fréquente certains artistes (Hans Hartung). Il signe même des préfaces, dans des ouvrages consacrés aux bronzes, à l’art de la soie, aux arts décoratifs.

Picasso, Clouzot : un duel entre deux hommes, deux arts…L’art s’avère donc une obsession chez ce lettré doublé d’un esthète. Ainsi grandit l’idée d’un film exclusivement centré sur le domaine pictural. Et qui, mieux que Picasso, « aveuglede génie », symbole de l’artiste absolu, pourrait l’aider ? Les deux hommes, qui se sont croisés à la fin des années 1920, se fréquentent de plus en plus au lendemain de la guerre.Dès 1952, ils deviennent presque voisins, chacun ayant une maison en Provence. Le projet de faire un film ensemble naît mais traîne. Clouzot, maintenant au zénith de sa carrière,refuse d’obéir à une simple commande du maître, lequel lui demande à un moment d’écrire un scénario. Une bataille d’ego, un duel, fertile, entre deux hommes, deux arts, c’estaussi ce que raconte de manière souterraine Le Mystère Picasso (1955).

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Dans ce face-à-face, le choix de l’arme, côté peinture, a été décisif. C’est un « feutre-pinceau magique » que Picasso a reçu d’un graveur aux Etats-Unis. Il permet au tracé de l’encred’apparaître sans baver et en transparence, Clouzot filmant, en plan-séquence et plan fixe, depuis l’autre côté du chevalet. Cette première partie du film, en noir et blanc, est la plusbelle, la plus imprévisible. Un moment de pur suspense calligraphique, où le talent supérieur s’exprime comme un jeu, presque enfantin. Ensuite, Clouzot est obligé de procéderautrement. Il fait apparaître la couleur de manière éclatante et claironnante (avec l’appui d’une musique de Georges Auric) mais en trichant savamment, montrant les différentesétapes du travail via un montage rapide.

La captation du work in progress des artistes est devenue, depuis, monnaie courante. Mais à l’époque, c’est l’une des premières fois que l’on assiste ainsi, dans la durée, à lacréation de tableaux. La critique plébiscite le film, même si la musique omniprésente de Georges Auric est décriée. André Bazin, protecteur de Truffaut et pionnier de la théorie ducinéma, consacre au documentaire un article important, « Un film bergsonien : Le Mystère Picasso » (1).

En plus de peindre, Clouzot pratique la photographieClouzot n’en a pas fini pour autant avec les artistes et l’art moderne. Il tentera d’en reproduire la magie par la suite en soignant décors, couleurs, rythmes, comme un plasticien.Hors du cinéma, il a, de fait, plusieurs cordes à son arc : en plus de peindre, il pratique la photographie. L’exposition « Le Mystère Clouzot », à la Cinémathèque française, permetde découvrir cette facette méconnue du réalisateur. Ses photos tiennent de l’expérimentation. Ce sont des recherches formelles sur la couleur, le nu, la lumière, l’ombre créant desformes géométriques, la solarisation.

Tous ces essais se concrétisent huit ans après Le Mystère Picasso, autour du projet hallucinant de L’Enfer, œuvre inachevée, devenue légendaire et dont la genèse a été raconté parSerge Bromberg et Ruxandra Medra dans leur documentaire L’Enfer, d’Henri-Georges Clouzot (2009).

Très influencé par l’op art (Vasarely) et l’art cinétique, Clouzot profite d’un budget illimité (!) pour expérimenter tous azimuts : disques avec spirales logarithmiques, jeux demiroirs, filtres de couleurs, effets stroboscopiques… Il recrute spécialement plusieurs opérateurs (dont le fils de Vasarely !) pour s’occuper des effets spéciaux. Techniciens, acteurs,tout le monde se prête alors au jeu très sérieux de cette quête formaliste (du modernisme aujourd’hui daté, déjà pas si « moderne » que ça à l’époque). Lancé dans un mouvementde spirale infernale, le réalisateur s’enferme de plus en plus à l’intérieur de sa création, jusqu’à la rupture brutale : son infarctus, provoquant l’interruption définitive du tournage.

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L’Enfer était sans doute voué à l’échec, dans sa volonté jusqu’au-boutiste de greffer deux choses a priori incompatibles : d’un côté, le cinéma classique (avec une narration, desstars, etc.), de l’autre, le cinéma expérimental. N’empêche, en y ajoutant une bonne dose de dérision, voire d’autodérision, Clouzot atteint presque son but dans son dernier film,La Prisonnière (1968), chant du cygne limite psychédélique, avec ses effets kaléidoscopiques, ses corps désarticulés.

On peut d’ailleurs y voir le galeriste d’art moderne qu’interprète Laurent Terzieff comme une sorte d’alter ego du cinéaste : un sadomasochiste, sans doute plus raffiné que ne l’étaitle vieux producteur cochon (Charles Dullin) de Quai des Orfèvres, amateur de filles posant dénudées. Mais, comme lui, voyeur amer, aimant « mitrailler » les jeunes femmes etfétichiser leur chair jusqu’au vertige.

(1) Cet article, à l’origine publié dans Les Cahiers du cinéma, a été repris dans un recueil incontournable, Qu’est-ce que le cinéma ? (éd. du Cerf).

A voirLe Mystère Clouzot, exposition à la Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, Paris 12e, jusqu’au 29 juillet 2018, complétée par une rétrospective intégrale, jusqu’au 26novembre. Reprises de tous les longs métrages en salles, dans des versions restaurées.Clouzot. L’essentiel, tous ses films sauf La Vérité, en coffret 13 DVD chez Studio Canal. Le Corbeau, Quai des Orfèvres et La Prisonnière sont également disponibles enBlu-ray chez Studio Canal.Clouzot avant Clouzot, les films scénarisés par le cinéaste à ses débuts et ses premières réalisations, en coffret 6 DVD chez Lobster Films.Le Salaire de la peur, édition collector Héritage DVD/Blu-ray chez TF1 Vidéo.Les Diaboliques, édition collector Héritage DVD/Blu-ray chez TF1 Vidéo.Miquette et sa mère, édition collector DVD/Blu-ray chez Pathé.Manon, 1 DVD aux éditions Montparnasse.A lireLes Métamorphoses d’Henri-Georges Clouzot, de Chloé Folens, éd. Vendémiaire, 304 p. (plus 32 p. d’illustrations), 25 €.Le Mystère Clouzot, sous la direction de Noël Herpe, catalogue de l’exposition de la Cinémathèque française, coéd. Lienart-Cinémathèque française, 216 p., 29 €. Etparticulièrement l’article « L’esthète phobique : pulsion et répulsion du pictural chez Clouzot », de Pauline Mari.

Cinéma Cinémathèque française Expo cinéma français Henri-Georges Clouzot Pablo Picasso Victor Vasarely

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