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Chapitre 1
La sainte institution
LA SUCCESSION DU SAINT FONDATEUR
Ce chapitre se consacre à la situation actuelle de la confrérie des
Aïssâwa. Notre propos est de saisir la place de l’institution
religieuse dans le Maroc contemporain et la fonction
symbolique et sociale qu’elle revêt aux yeux des fidèles. Pour
cela notre travail se divise en deux parties. La première s’attache
aux modalités de la succession du saint fondateur et de la
situation actuelle de la hiérarchie de l’ordre religieux. La
seconde est une analyse micro sociale de la zâwiya-mère et des
pratiques rituelles qui s’y déroulent au quotidien.
La sociologie de M. Weber nous est ici d’un grand secours pour
comprendre comment le charisme d’une personne littéralement
« extraordinaire » peut s’intégrer aux structures de la société
malgré ses caractéristiques irrationnelles1. D’après Weber, c’est
la « routinisation » qui permet au charisme d’un homme de Dieu
tel que le Chaykh al-Kâmil d’être connu et donc reconnu. Par
son institutionnalisation, l’expérience personnelle, émotionnelle
et intime d’un individu s’insère peu à peu dans une entreprise
régulée par un processus de systématisation et de rationalisation
des pratiques religieuses collectives et individuelles. Ce
processus inscrit le charisme dans la quotidienneté, dans le
temps et dans l’espace. Néanmoins pour Weber, « la
routinisation ne va pas sans lutte »2 entre les héritiers
biologiques et les disciples – qui sont les héritiers spirituels -
d’un personnage charismatique. Retrouvons-nous cette
problématique dans la confrérie des Aïssâwa ? Etudions le
1. La sociologie de M. Weber est développée dans Le savant et le politique, 1996 (1919) trad. J. Freund, Économie et société dans l’antiquité, 1998 (1909) trad. J. Freund et L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1985 (1905), tard. J. Chavy. 2. WEBER, Le savant et le politique, 1996 (1919), op. cit., p. 132.
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phénomène de routinisation du charisme du Chaykh al-Kâmil
qui a permis à l’ordre religieux de s’institutionnaliser.
Le charisme comme héritage
La transmission du charisme en milieu confrérique soulève le
problème de la différence qu’il existe entre la transmission
héréditaire et la transmission initiatique. Ici et comme dans la
grande majorité des confréries mystiques Africaines, la
succession fut donnée d’abord aux fils biologiques sur les
disciples. Bien que Hammoudi nous dit qu’au sein de certaines
confréries, c’est un disciple qui prend la succession de son
maître1, les tensions entre les adeptes et les descendants du saint
fondateur sont récurrentes dans les ordres mystiques africains.
Boubrik nous informe que certains disciples de la tarîqa
Fâdiliyya (Mauritanie, 19ème siècle) révélèrent une opposition
aux descendants du chaykh Muhammad Fâdil2. De même,
Elboudrari nous cite le cas d’un disciple de la confrérie
Wazzâniyya (Maroc, 17ème siècle) qui refusa de reconnaître
l’autorité du fils de son chaykh après sa mort3. Le discours qui
fait l’éloge de la fraternité religieuse unissant les membres de la
tarîqa ne résiste pas longtemps face à la fraternité tribale.
D’après les sources historiographiques4 Muhammad ben Aïssâ
1. HAMMOUDI, Maîtres et disciples : genèse et fondements des pouvoirs autoritaires dans les sociétés arabes : essai d'anthropologie politique. 2001, p. 162. 2. BOUBRIK, « Fondateurs et héritiers. La gestion d'une succession confrérique (Mauritanie) » dans les Cahiers d'Études Africaines, N° 159, Paris, 2000, pp. 433-465, p. 451. 3. ELBOUDRARI, La « Maison du cautionnement ». Les Shurfa d’Ouezzane de la sainteté à la puissance, 1985, p. 224. 4. IBN ‘ASKAR, Dawhat al-Nâchir, 1577, révisé par M. Hijji, 1976. Ce texte est traduit en français par A. Graulle sous le titre de La "Daouhat an-nâchir" de Ibn 'Askar : sur les vertus éminentes des chaikhs du Maghrib au dixième siècle, 1913. AL-GHAZALI, Al-Mukhtassâr, 1550. AL-FASSI, Ibtihâj al-qulûb. Ouvrage imprimé à Fès, sans mention de date. AL-MAHDI, Mumatî’ al-asmâ, 1336. AL-KETTANI, Salâwat al-anfâs, 1316. AL MALHOUNI, Adwae ‘ala tassawouf bi l’maghrib : tarîqa al ‘isâwiyya mamouzajan. Min khilal chi’r al malhoun, al hikâya ch’biya soufiya, al mouradadât chafâhiya,
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ne désigna aucun successeur et que son fils Aïssâ al-Mehdi prit
la direction de l’ordre après la disparition du maître. Cependant
au cours d’un entretien, Moulay Idriss Aïssâwî, le responsable
de la direction spirituel de la confrérie, nous dit que le disciple
préféré du chaykh, Abû ar-Rawâyil, prit un temps la direction
spirituelle de l’ordre avant d’organiser des élections internes qui
placèrent Aïssâ al-Mehdi, à la tête de la confrérie des Aïssâwa.
Les enquêtés nous disent que celui-ci perpétua l’enseignement
doctrinal de son père pendant sept ans. Il disparu en 1452 (960
H.), laissant trois fils, Sîdî Muhammad, Sîdî Ahmed Hâritî et
Sîdî ‘Abdelsalam, le seul qui n’eut pas de descendance. Suite à
l’arrivée de Aïssâ al-Mehdi à la tête de l’ordre, les disciples
eurent l’obligation morale de faire allégeance à ce nouveau
successeur, sans quoi il leur fallait chercher de nouveaux
espaces d’épanouissement spirituelle. Cependant, certains
Aïssâwî enquêtés manifestent actuellement leur opposition aux
successeurs descendants du lignage du saint. Le nom de Aïssâ
al-Mehdi est très rarement mentionné par eux, et, lorsqu’ils le
connaissent, les interrogés contestent fermement cette
descendance. Pour eux seul Abû ar-Rawâyil fut l’unique
successeur du Chaykh al-Kâmil, car, selon une version
officieuse de l’histoire, ce dernier n’aurait eut qu’une seule et
unique fille : Lalla Rahmâ, qui fut, dit-on, la mère de Aïssâ al-
Mehdi. De fait, certains interrogés remettent en cause la
légitimité biologique des responsables hiérarchique de l’ordre.
Ce fait est significatif car, si la descendance masculine est
synonyme de statut social dans une société patriarcale, elle est
aussi, dans ce contexte confrérique, le principal vecteur qui
permet au processus de transmission et de routinisation du
charisme du saint de s’accomplir.
‘awaid tourouqiyyin. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL , Sîdî Muhammad ben Aïssa. Tarîqa wa zâwiya wa istimrariyya, 2004.
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Une transmission héréditaire
Avec l’arrivée du fils du fondateur à la tête de la confrérie des
Aïssâwa, le processus de routinisation du charisme s’insère dans
un modèle décrit par Weber comme « héréditaire »1 qui permet
au successeur de bénéficier, en tant que descendant biologique,
du charisme du saint. En choisissant cette option, les dirigeants
de l’époque restreignirent volontairement la succession à la
famille du fondateur, le charisme est vu comme un héritage
génétique. La généalogie répond d’ailleurs à une stratégie dans
le processus de la formation du charisme du saint fondateur lui-
même : l’un des éléments fondamentaux du charisme de
Muhammad ben Aïssâ était d’ordre généalogique puisqu’on
nous le présente comme un descendant du Prophète. En tant
qu’héritiers du Prophète, les churfa sont considérés comme les
bénéficiaires de la grâce divine, la baraka. Différentes vertus
leurs sont attribuées, qui se manifestent non seulement dans la
religiosité et les compétences intellectuelles, mais aussi et
surtout dans un capital symbolique reposant sur une légitimité
de sang, sanctionnée par une généalogie parentale qui, à travers
les siècles, remonte jusqu’au Prophète2. La baraka du Chaykh
al-Kâmil est sanctionnée et confirmée par son origine
chérifienne, le fait que la succession soit restreinte à sa
descendance directe répond au schéma de formation de la
sainteté familiale.
Un autre fait s’ajoute pour accentuer ce droit de l’hérédité et de
la légitimité fondées sur l’ascendance : il s’agit des alliances
tribales. Dans une société où les champs politiques, sociaux et
religieux sont régis par les règles de la parenté, cette idéologie
1. WEBER, op. cit. 2. A propos du système de croyance liée à la sainteté musulmane et à la baraka, voir pp. 31-38.
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du sang ne peut effectivement que se renforcer1. A ce sujet
Boubrik nous dit ceci :
« Étant donné que les saints sont souvent derrière la fondation des
tribus et que le modèle confrérique épouse la forme tribale, la
succession religieuse se calque sur la succession dans le système
tribal. Comme la chefferie tribale reste au sein de la lignée de
l'ancêtre éponyme, la chefferie spirituelle obéit aux mêmes règles. »2
La dimension tribale s’ajoute ici à d’autres éléments propres à la
sainteté maghrébine (miracles, baraka, pérégrination initiatique,
filiation spirituelle, doctrine mystique) et au chérif (ascendance
prophétique) pour encourager l’hérédité dans le processus de la
succession.
Ce modèle de transmission du charisme par hérédité s’inscrit
dans une longue tradition qui n’est pas propre au lignage
confrérique et s’applique également à d’autres milieux. Au
Ghana à Walâta, ville de grande tradition scripturaire, les
fonctions d’imam et de juge (qâdî), deux fonctions hautement
symboliques, furent réservées à quelques familles qui, par le
biais de l’hérédité, monopolisèrent ces positions sociales3.
D’après Touati, au Maghreb la légitimité religieuse par
l’ascendance chérifienne, qui trouva tout d’abord sa source dans
le milieu confrérique, se diffusa ensuite dans les fonctions
scripturaires officielles4. Ainsi des maisons de science se
constituèrent sur le mode de la reproduction dynastique du corps
des savants, les ‘ulamâ , ces charges officielles étant alors
héréditaires5. Cependant, la sainteté et l’hérédité, fondées sur
l’ascendance prophétique, furent source de polémiques au sein
1. Au sujet de la chefferie tribale au Maghreb au Moyen Age, voir HAMES, « De la chefferie tribale à la dynastie étatique : généalogie et pouvoir à l'époque almohado-hafside (XIIe-XIVe siècles) », dans La quête des origines, 1991, pp. 99-118. Pour une réflexion anthropologique sur les questions du politique dans le monde arabe (alliances matrimoniales et tribales liées aux stratégies de successions héréditaires), voir BONTE, Emirs et présidents : figures de la parenté et du politique dans le monde arabe, 2001. 2. BOUBRIK, op. cit., p. 451. 3. Ibid. 4. TOUATI, « Les héritiers : anthropologie des maisons de sciences maghrébines », dans Modes de transmission de la culture religieuse en islam, 1993, pp. 65-92, p. 92. 5. Ibid. p. 65.
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des milieux lettrés. Des ‘ulamâ du début du 19ème siècle
refusèrent l’idée de l’origine comme source de sainteté et
prestige religieux et social1.
Ainsi la sainteté musulmane maghrébine se présente parfois au
travers d’un charisme héréditaire transmis au sein d’un lignage
choisit et privilégié. Dans le cas de la confrérie des Aïssâwa, ce
lignage privilégié est représenté par les descendants de Sîdî
Ahmed Hâritî (le fils aîné de Aïssâ al-Mehdi) qui se succèdent à
la direction de la confrérie depuis le 15ème siècle et jusqu’à
aujourd’hui. Désigné par les enquêtés sous le terme de branche
Jazûlîyin-Hâritîyin, ce lignage devient dès la 18ème siècle (1250
H. / 1742) un groupement syndical (al-naqâha) des churfa
descendants du Chaykh al-Kâmil. Ce syndicat officiel est placé
sous tutelle du ministère de l’Intérieur depuis 1984 et veille sur
l’intégrité de la lignée en attestant la généalogie des héritiers. Le
responsable de ce syndicat (qui est aussi le surintendant de la
confrérie) gère et sauvegarde le patrimoine immobilier de
l’ordre religieux : terres, biens fonciers et logements privés.
Brunel nous informe sur ce syndicat et nous indique le nom du
surintendant de l’époque :
« De nos jours, la famille des Oûlâd Chîkh Al Kâmil, qui compte
parmi les plus importante du pays, est pourvue d’une ‘‘Niqâba’’,
surintendance. La ‘‘Niqâba’’ est de création très récente chez les
Aïssaoûa (…) elle est à l’heure actuelle entre les mains de Sîdî
Mohammad Al Boûhâlî. »2
Aujourd’hui le surintendant de la confrérie est l’arrière petit-fils
de Muhammad al-Bouhalî, Sîdî ‘Allal Aïssâwî. Notons enfin
qu’un autre descendant du saint fondateur s’est manifesté dès le
18ème siècle pour, dit-on, participer à la gestion des biens
fonciers : Sîdî Habib Aïssâwî. Bien que privé de descendance
masculine, ce sont actuellement ses arrières petits-enfants qui
prennent en charge la maintenance et les activités rituelles
1. BOUBRIK, op. cit. 2. BRUNEL, Essai sur la confrérie religieuse des Aïssaoua au Maroc, 1926, p. 43.
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quotidiennes du sanctuaire. Avec l’un d’entre eux, Moulay
Idriss Aïssâwî, le responsable de la direction spirituelle, nous
avons reconstitué la liste des successeurs de Muhammad ben
Aïssâ à la tête de la confrérie. Mis à part la présence
exceptionnelle de Abû ar-Rawâyil, tous les dirigeants sont issus
du lignage privilégié (appelé Jazûlîyin-Hâritîyin), celui de Sîdî
Ahmed Hâritî, le fils aîné de Sîdî Aïssâ al-Mehdi. La succession
se fait donc par primo géniture.
Fig. 1 : les successeurs du saint fondateur :
Dans le cas d’un ordre religieux tel que les Aïssâwa, l’hérédité
comme solution de succession change le sens de la domination :
la domination charismatique du saint fondateur était fondée sur
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une grâce personnelle extraordinaire, caractérisée par le
dévouement et l’allégeance des sujets à la cause d’un seul
homme. La routinisation du charisme modifie quelque peu son
caractère initial, car les successeurs s’engagent alors dans la
gestion des biens matériels au détriment du spirituel. Ainsi le
charisme personnel peut parfaitement faire défaut au prétendant
à la succession, qui devient alors un « gestionnaire » du capital
symbolique de son ancêtre et de sa confrérie. La conquête du
pouvoir social, qui débute par l’appropriation d’un pouvoir
religieux et spirituel de type charismatique, devient au final, par
le processus de routinisation, un pouvoir politique et social.
Cette situation, tout à fait caractéristique de l’évolution sociale
des confréries maghrébines, est entretenue à travers le temps et
l’espace par les descendants du saint qui deviennent des
« gestionnaires de la sainteté ». Définissons cette notion qui
nous aide à comprendre la fonction des responsables
hiérarchiques de l’institution religieuse.
Les gestionnaires de lignée
La désignation des descendants du Chaykh al-Kâmil qui dirigent
aujourd’hui la confrérie doit être précisément définie.
L’utilisation des termes tels que héritiers, prêtres, cadres ou
responsables nous parait inappropriés pour signifier avec
précision la nature des postes et des responsabilités qu’impose la
sainteté en islam sunnite, où le sacerdoce au sens précis n’existe
pas. C’est pourquoi, à la suite de Yassine Karamti1, nous avons
choisi d’employer le terme générique de « gestionnaire ». Nous
devons cette réflexion à Hassan Elboudrari qui analyse le cas de
la zâwiya de Wezzane au nord du Maroc sous un angle
1. KARAMTI, « La ville, les saints et le ‘‘sultan’’ : étude sur le changement social dans la région de Nefta (Tunisie) aux XIXe et XXe siècles. » Article paru dans Correspondances, bulletin scientifique de l’IRMC, 1999. Internet : http://www.irmcmaghreb.org/corres/textes/karamti.htm.
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historico-anthropologique. En suivant le devenir du charisme
personnel de Moulay ‘Abdallah Cherîf (1596 - 1678), saint
fondateur d’une confrérie active jusqu’au 20ème siècle après sa
disparition physique, l’auteur définit deux modèles types de la
sainteté maghrébine. Le premier correspond au modèle qu’il
appelle le « modèle fondateur » opposé au « modèle
gestionnaire ». Ce dernier étant chronologiquement l’héritier et
le continuateur du saint à la tête de l’institution, qui ne devient
telle que progressivement. Elboudrari base cette opposition sur
les différents niveaux de la pratique sociale. Le « modèle
fondateur » se définit par l’appropriation symbolique d’un
espace géographique où s’inscrivent les signes visibles de sa
sainteté, l’institutionnalisation, l’organisation et la
monopolisation des activités religieuses ainsi que son économie.
En revanche, le « modèle gestionnaire », successeur du maître,
se trouve à la tête d’un héritage légué par le saint fondateur. Sa
vocation est la gestion quotidienne de cet héritage matériel et
spirituel, en définitive ce que Weber définit comme la
« routinisation du charisme ». Cependant Boubrik a démontré
que, dans le cas de l’essaimage confrérique, ce modèle semble
limité : avec l’exemple des héritiers du chaykh de la confrérie
mauritanienne Fâdiliyya, nous apprenons qu’en partant à la
conquête d’autres territoires pour y fonder de nouvelles zâwiya-
s, les héritiers du saint fondateur ne furent pas seulement de
simples gestionnaires de son héritage. En s’installant dans des
espaces géographiques où l’influence du saint était inexistante
pour y enseigner la doctrine de leur aïeul, ils conquirent un
nouvel espace symbolique et instaurèrent leur pouvoir
indépendamment du charisme de leur père1.
Cependant, dans notre cas, cette proposition de « modèle
gestionnaire » semble être utile pour l’étude du personnel qui
dirige la zâwiya-mère et des groupes de disciples des villes de
1. BOUBRIK, op. cit.
176
Meknès et Fès. Ainsi, nous utiliserons ce terme pour désigner
toutes les personnes qui participent à la gestion de l’héritage du
saint, à l’intérieur comme à l’extérieur de la zâwiya, et ce quel
qu’en soit le poste. Comme nous le verrons, le travail de ces
« gestionnaires » déborde rapidement le spirituel pour investir
les domaines sociaux, économiques, politiques et artistiques.
A la vue de leurs responsabilités respectives et de leurs liens
avec l’Etat, avec les fidèles, avec la société civile et avec les
disciples, nous pouvons répartir ces gestionnaires en deux
groupes. Le premier groupe rassemble les descendants
biologiques du Chaykh al-Kâmil, du moins ceux qui se
présentent à nous comme tel. Nous les désignons sous le terme
de « gestionnaires de lignée » car, d’après leurs témoignages et
leur arbre généalogique (peu nous importe de son authenticité),
les gestionnaires de lignée sont les descendants biologiques du
Chaykh al-Kâmil que nous rencontrons très régulièrement dans
la zâwiya de Meknès. Ils sont aussi des churfa car leur
ascendance Idrisside fait remonter leur généalogie jusqu’au
Prophète. Le deuxième groupe de gestionnaires réunit des
adeptes de la confrérie n’ayant pas de liens de parenté avec la
famille du Chaykh al-Kâmil. Ils n’ont pas hérité de leurs postes
mais ont investi ce champ religieux suite à une action volontaire
et individuelle de leur part. Ils sont les disciples qui cheminent
sur la voie initiatique, les premiers destinataires de
l’enseignement doctrinal du saint. Nous les appelons donc les «
gestionnaires initiés ». Il s’agit des « délégués » (muqaddem-s)
qui dirigent les groupes musicaux des villes de Meknès et de
Fès. Leur étude détaillée faisant l’objet du prochain chapitre,
intéressons-nous maintenant aux descendants biologiques du
saint fondateur, les gestionnaires de lignée. Qui sont-ils ? Quels
liens entretiennent-ils avec l’Etat marocain ? Quelle est leur
organisation hiérarchique ? Jouent-ils un rôle dans le champ
politique ? Comment gèrent-ils leur héritage spirituel ? Nous
devons signaler qu’il nous a été très difficile de connaître les
177
trajectoires et les motivations des gestionnaires de
lignée interrogés. Beaucoup de réticences semblent les
empêcher de discuter de certains sujets. Face aux questions de
notre guide d’entretien établies dans le simple but de connaître
leur identité, leur catégorie socioprofessionnelle, leur formation
et leur parcours ; ceux-ci nous ont, lorsqu’ils acceptèrent de
répondre, tenus des propos évasifs tout en déplorant une certaine
indiscrétion de notre part. Nous nous sommes heurtés à quelques
moments de dissension et de résistance manifestant un processus
complexe, où plusieurs variables interviennent. Les descendants
biologiques du Chaykh al-Kâmil, à cause du capital symbolique
et du pouvoir économique dont ils disposent de façon
particulièrement ostensible au sein de la communauté, suscitent
des aspirations et des ambiguïtés affectives qui n’ont rien à voir
avec une mauvaise volonté ou un refus de collaboration de leur
part, ce que nous comprenons aisément.
Nous avons cependant réussi a réunir quelques données
fondamentales : les gestionnaires de lignée sont un groupe de
neuf hommes habitants en ville nouvelle de Meknès. Huit
d’entre eux appartiennent aux classes bourgeoises, six sont
bilingues (français / arabe) et ont des diplômes universitaires de
second cycle (jusqu’à bac +8) ; sept sont âgés de 30 ans à 45
ans ; cinq ont un emploi formel et huit sont mariés. Au niveau
de l’institution confrérique, ils se divisent en quatre groupes aux
responsabilités bien distinctes. A leur tête nous trouvons tout
d’abord le surintendant général, le mezwâr, qui s’occupe de la
gestion administrative de la confrérie. Par ses fonctions il est
physiquement absent de la zâwiya, qui est investie et gérée par
une « assemblée » (al-lajna) constituée de sept personnes.
Parallèlement nous trouvons aussi le muqaddem et un groupe
d’une dizaine de jeunes héritiers que, faute de dénomination
précise, nous nommerons les « auxiliaires ». L’existence d’une
hiérarchie rigide et clairement exprimée détermine leurs
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responsabilités respectives. Observons leurs fonctions
respectives :
Le surintendant (al-mezwâr)
Le terme de mezwâr est la forme arabisée du berbère amzwaru,
qui signifie « celui qui est placé à la tête »1. C’est le chef de la
confrérie, le surintendant agrée et nommé par l’Etat marocain
(Ministère des Habous et des Affaires Islamiques) sur
proposition des gestionnaires de lignée en vertu d’aptitudes
intellectuelles, sociales, morales et spirituelles qu’il est censé
posséder. Le mezwâr est aussi le responsable (al-naqib) qui
représente et défend leurs intérêts au niveau étatique, par le biais
du syndicat des churfa (al-naqâha) descendants du Chaykh al-
Kâmil placé depuis 1984 sous le contrôle du ministère de
l’Intérieur2.
Absent de la zâwiya, son champ d’action couvre uniquement le
domaine temporel et les intérêts supérieurs de l’ordre
(administration du patrimoine immobilier, liens avec l’Etat et
organisation du pèlerinage annuel, le mussem). Au niveau
interne, c’est lui qui nomme et autorise, suite à un examen, les
adeptes à devenir des gestionnaires initiés, c’est-à-dire des
muqaddem-s responsables des groupes de musique. Il est aussi
le juge qui, par son avis irrévocable, intervient pour résoudre les
éventuels conflits entre les autres descendants du saint
fondateur. Ce statut fait échos aux réflexions de Boubrik, pour
qui le responsable d’une confrérie « se transforme rapidement
en chef tribal, tout en conservant parfois des traditions
ostentatoires de caractère religieux. »3
1. LE TOURNEAU, Fès avant le protectorat : Etude économique et sociale d'une ville de l'Occident musulman. 1949, p. 312. 2. FERHAT, Chérifisme et enjeux du pouvoir au Maroc, dans Oriento Moderno, n°2, 1999, pp. 473-481, p. 479. Voir aussi « les chorfa mènent la danse » de Driss Ksiskes, dans Telquel n° 165, pp.2-28, p. 27. 3. BOUBRIK, op. cit.
179
Aujourd’hui le mezwâr de la confrérie est Sîdî ‘Allal Aïssâwî.
Né en 1928 à Meknès et diplômé de l’université Qarawiyine
(Fès) en 1957, Sîdî ‘Allal Aïssâwî officia tout d’abord comme
enseignant au lycée de Kenitra. En 1970, il est nommé directeur
l’institut d’Arabe (al-mahal) de Meknès après y avoir enseigné
la morale et l’éthique religieuse (al-assîl). Depuis 1971, il
réalise le prêche du vendredi dans les différentes mosquées de
Meknès (actuellement à la mosquée khilâfa). Membre officiel de
l’Assemblée Nationale de la Culture Marocaine et de la ligue
des ‘ulamâ du Maroc1 et du Sénégal, il a reçu de la part du roi
Hassan 2 de nombreuses distinctions officielles. Historien2,
poète (il prépare, nous dit-on, un recueil de ses poésies
religieuses) et conférencier, il est depuis 1988 le responsable
administratif et leader de la confrérie à la suite de Sîdî
Muhammad ben Hâdî.
Les autres gestionnaires de lignée enquêtés nous précisent
cependant que le rôle du mezwâr ne saurait être en aucun cas
confondu avec celui de guide spirituel3. Celle-ci est confiée à
une assemblée (al-lajna) présente au quotidien à la zâwiya.
La « commission » (al-lajna)
« On a dit que la confrérie des ‘Aïssâoûa était dirigée par un Conseil
permanant de quarante membres, choisis parmi les descendants du
Chîkh et les personnages les plus influents de la secte. Des
1. La Ligue des ‘ulamâ du Maroc a été fondée en 1961 à Tanger. Cette institution est au service des politiques du Pouvoir. Leur fonction est de cautionner la politique libérale de l’Etat. Ainsi, à travers le contrôle des ‘ulamâ transparaît la volonté de fonctionnariser ces intellectuels qui seuls sont habilités à légitimer islamiquement les politiques du Pouvoir. En conséquence, il est normal que, pour le pouvoir, seuls ces ‘ulamâ domestiqués soient habilités à éduquer les masses. A ce propos voir DIALMY, « L'islamisme marocain : entre intégration et révolution » dans les ASSR n°110, avril-mai-juin 2000, pp. 05-27. TOZY, Monarchie et islam politique au Maroc, 1993. AGNOUCHE, Histoire politique du Maroc : pouvoir, légitimités et institutions, 1987. 2. Il est l’auteur d’un récent ouvrage historique sur sa confrérie que nous avons déjà évoqué. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL, 2004. 3. El Abar, citant Brunel, dans son récent travail sur la confrérie, affirme néanmoins le contraire. EL ABAR, op. cit. 2005, pp. 103-105.
180
renseignements obtenus sur place ne nous permettent point de retenir
cette assertion. »4
Nous pouvons aujourd’hui, compte tenu de nos recherches,
corriger cette remarque de Brunel. Il est exact que la direction
spirituelle est assurée par un « conseil permanant », composé
non pas de quarante personnes selon certains récits
hagiographiques, mais par une « commission » (al-lajna,
appelée « assemblée » en français par les interrogés) de
sept gestionnaires de lignée, âgés de 30 à 50 ans. Choisis et
nommés par le mezwâr, ceux-ci sont actuellement : Moulay
Idriss ben Kâmil, Sîdî Muhammad ben Kâmil, Sîdî Muhammad
ben Ahmed, Sîdî Muhammad ben Moussa, Sîdî Ilal ben
Muhammad Tayek, Sîdî Hassan ben ‘Abdelmâlik, Sîdî Hicham
ben bû Mehdi. Certains sont diplômés de grandes écoles privées
(ingénierie, commerce, lettres ou informatique) ou d’universités
marocaines ou étrangères (France, Maghreb ou Egypte). Ils sont
souvent désignés par les fidèles comme « les grands de la
zâwiya » (al-kabar al-zâwiya) ou, plus généralement, comme
« les fils du chaykh » (al-awlâd al-chaykh). Ils assistent, avec le
mezwâr, aux examens qui hissent le disciple au statut de
muqaddem d’un groupe musical. Ils aussi sont chargés par le
surintendant d’administrer et d’entretenir le mausolée (al-darih)
de leur ancêtre et d’accueillir les visiteurs de la zâwiya. Ils
doivent répondre à toutes leurs demandes, qu’elles soient
spirituelles, comme la réalisation des bénédictions par des
courtes prières (dû`a’-s), ou plus utilitaires, tel que veiller au
confort des pèlerins qui souhaitent résider quelques jours dans le
sanctuaire. Ils dirigent en outre l’éducation spirituelle des
disciples en effectuant le pacte initiatique (al-‘ahd) par la
communication de l’invocation individuelle quotidienne (al-
wird) aux nouveaux affiliés. De ce fait, ils participent avec les
disciples aux invocations collectives quotidiennes qui se
4. BRUNEL, op. cit., p. 69.
181
déroulent à l’intérieur du tombeau du Chaykh al-Kâmil, sous la
direction du muqaddem de la zâwiya.
Le délégué (al-muqaddem) et les auxiliaires
Le muqaddem (« délégué ») de la zâwiya est le responsable du
bon déroulement des invocations collectives qui ont lieu tous les
jours dans le mausolée en présence des membres de l’assemblée,
des disciples affiliés et des visiteurs de passage. Choisit et
nommé par le mezwâr avec le consentement de l’assemblée, ses
compétences spirituelles, religieuses et organisationnelles ne lui
accordent cependant pas plus de responsabilités au sein de
l’institution. Le muqaddem actuel, âgé de quarante deux ans, est
Sîdî bû Mehdi.
Au coté du muqaddem et de la « commission » existe un groupe
d’une dizaine de jeunes hommes qui épaulent leurs aînés dans
l’accueil des visiteurs. En l’absence d’une dénomination précise,
nous appelons les « auxiliaires ». Agés de 18 à 30 ans, la
majorité d’entre eux sont encore étudiants et seul le gardien de
la zâwiya, qui se charge de l’ouverture (à l’aube), et de la
fermeture (la nuit tombée) des portes du sanctuaire, est le plus
âgé d’entre eux. Lors de nos visites, c’est toujours avec
courtoisie et camaraderie que ces « auxiliaires » nous
accueillîmes, avant que le muqaddem ou l’un des membres de la
« commission » ne puisse nous recevoir pour un entretien. Tout
à la disposition des visiteurs, ils participent eux aussi aux
pratiques rituelles quotidiennes.
Maintenant que nous connaissons les successeurs actuels du
saint fondateur, nous pouvons nous interroger sur les liens qu’ils
entretiennent avec l’Etat marocain. Jouent-ils un rôle dans le
champ politique ? Dans l’imaginaire collectif, la zâwiya-mère de
182
l’ordre représente un bastion de rébellion et de contestation
politique. Pourtant, cette figure de résistance, transmise par
l’hagiographie du saint fondateur, ne résiste pas longtemps face
aux faits historiques et contemporains. Nos recherches nous
montrent que l’allégeance des dirigeants de l’ordre envers le
Pouvoir est entretenue par les deux parties. Observons ce
phénomène.
Allégeance à la dynastie Alawite
A la fin du 15ème siècle, à un instant qui nous échappe, la
confrérie des Aïssâwa est matériellement assise à Meknès.
Depuis l’époque de sa fondation, la force et le pouvoir religieux
de l’ordre sont étroitement liés à la force matérielle et
symbolique de l’état Alawite1. Drague note bien, dans Esquisse
d’histoire religieuse au Maroc, Confréries et Zaouïas2, une
courte résistance politique manifestée par l’un des gestionnaires
de la zâwiya après la disparition du saint fondateur. Cependant,
pour récompenser le chef de la confrérie de sa rapide
soumission, Drague nous informe que le sultan Alawite Moulay
Ismail offrit à l’ordre religieux « d’importantes donations »3.
Interrogé sur cet épisode de l’histoire de la confrérie, le mezwâr
Sîdî ‘Allal Aïssâwî nous dit que ces largesses sultaniennes
furent un embellissement et un agrandissement du sanctuaire du
Chaykh al-Kâmil. Pour notre interlocuteur, la volonté de Moulay
Ismail fut, selon lui, la « sauvegarde » du patrimoine spirituel du
pays :
« La dynastie Alawite et ses rois ont concentrés leurs efforts sur la
sauvegarde et la protection de la nation, au niveau de son patrimoine
intellectuel, spirituel, social, politique et architectural. Il s’agit de
1. Il en va de même en Algérie. D’après Sossie Andezian, la zâwiya Aïssâwa de Oulhaça (région de Tlemcen) fit allégeance à l’administration Ottomane. ANDEZIAN, Expérience du divin dans l’Algérie contemporaine, 2001, p. 100. 2. DRAGUE, 1951. 3. Ibid., p. 81.
183
préserver l’identité marocaine tout en s’ouvrant sur la modernité. La
zâwiya et la mosquée ont joué un rôle conséquent et délicat dans la
formation du sujet marocain, qui croit en son Dieu, qui est fidèle à sa
patrie, qui est lié au pouvoir et au gouvernement, qui est ouvert au
monde autour de lui. Ainsi, les mosquées et zâwiya-s ont formé ce
type de marocain, elles ont acquis le soutient et l’estime de la part de
ces rois majestueux. Et c’est dans ce cadre que le mausolée du
chaykh et de sa zawiya ont attiré l’attention particulière de Moulay
Ismail, qui fut parmi les premiers churfa à avoir porté une attention à
ce mausolée. Et à ma connaissance, c’est ce grand roi, que Dieu ait
son âme, (…) qui a fait de ce sanctuaire l’un de ceux qu’il a rénové.
Après lui est venu son fils Moulay ‘Abdallah. Il a offert à la zâwiya
un cadeau inestimable, il a donné un saint Coran extraordinaire.»
Cependant, les motivations de Moulay Ismail vis-à-vis des
confréries ne peuvent être exemptes de toute manoeuvre
politique. Drague nous précise que le sultan ne vit, dans l’objet
confrérique, qu’un moyen supplémentaire d’asseoir son
influence :
« Sitôt, en effet, qu’il est assuré du loyalisme d’une confrérie ou
d’une zaouïa, Moulay Ismaïl cesse de la persécuter et lui accorde
même ses faveurs. Il n’est pas systématiquement hostile à l’élément
maraboutique, il veut seulement annihiler son influence ou tout au
moins l’utiliser à son profit.»1
D’une manière plus générale, l’existence institutionnelle des
ordres mystiques au Maroc est liée à la politique de la dynastie
Alawite, qui mène des stratégies d’assujettissement des ordres
mystiques et des familles chérifiennes influentes. Pour la
confrérie des Aïssâwa, le fils de Moulay Ismail, le sultan
Moulay Muhammad ben ‘Abdallah, établit en 1768 (1174 H.) un
décret sultanien (dahir) qui atteste l’ascendance chérifienne des
descendants du Chaykh al-Kâmil. Ce texte royal2 permet à la
zâwiya de bénéficier du statut de bien privé (habous)3 des
1. DRAGUE, op. cit., p. 81. 2. Voir le décret du sultan Muhammad ben ‘Abdallah et sa traduction, vol. annexe, p. 04. 3. Habous privés : également appelés waqf ou biens de main-morte : en droit musulman un bien foncier ou immobilier couvert par le habous est inaliénable, il ne peut être ni vendu, ni échangé. Le fondateur bénéficie de l’usufruit du bien-fonds sa vie durant : son pouvoir économique est conservé
184
descendants du saint fondateur. Exemptés d’impôts, ceux-ci se
doivent en contrepartie de redistribuer l’aumône légale (al-
zakât) aux nécessiteux. L’Etat intervient alors régulièrement
dans l’organisation hiérarchique de la confrérie, nommant par
décret royal tel gestionnaire pour occuper tel poste. En 1841, le
roi Moulay ‘Abderrahmân ben Hicham nomme Muhammad ben
Jilâlî al-Ghazal comme muqaddem de la zâwiya des Aïssâwa à
Tanger1. Par sa volonté de recenser, d’identifier et de
domestiquer les familles de churfa, la dynastie Alawite évite une
éventuelle dissidence des ordres religieux2.
Pendant le protectorat français (1912-1956) et face à la montée
du salafisme et du nationalisme, l’occupation étrangère
maintient les mouvements mystiques dans une volonté
d’équilibre des différentes forces politico-religieuses du pays3.
Malgré de très nombreuses histoires relevées au Maroc lors de
notre enquête, il n’existe aucune trace historiographique
mentionnant une quelconque résistance politique des dirigeants
de la confrérie des Aïssâwa face à l’occupant français. Après
l’indépendance, l’ordre religieux poursuit ses activités rituelles
malgré la modernisation et libéralisation du pays. Le rôle des
confréries dans le champ politique est neutralisé et restreint aux
domaines religieux, touristique et folklorique. L’Etat entretient
une certaine forme de pluriconfessionnalité musulmane et
contrôle le culte des saints et les pratiques mystiques. Par le
intact au sein du groupe familial auquel il appartient. Lorsque la lignée des bénéficiaires vient à s’éteindre, le bien est affecté à des œuvres charitables ou pieux que le fondateur a toujours eu soin de désigner dans l’acte constitutif. Le bien rentre ainsi dans la catégorie des Habous publics. Le but d’immobiliser le statut juridique d’un bien est de pérenniser le capital au sein du groupe familial, et donc la hiérarchie sociale de la famille. 1. Ibid.., p. 81. 2. La problématique des rapports entre chérisfisme et pouvoir politique a été étudié notamment par A. Agnouche, H. Elboudrari, A. Ferhat, H. Rachik. et A. Sebti. AGNOUCHE, Les chorfa face à l’Etat de droit dans le Maroc contemporain, 1991, Histoire politique du Maroc : pouvoir, légitimités et institutions, 1987. ELBOUDRARI, op. cit., FERHAT, « Chérifisme et enjeux du pouvoir au Maroc » dans Oriento Moderno n°2, 1999, pp. 473-481. RACHIK, Le sultan des autres : rituel et politique dans le Haut Atlas, 1993. SEBTI, Villes et figures du charisme, 2003. 3. A ce propos, voir notre paragraphe intitulé « les confréries dans le champ politique au Maroc », pp. 38-42.
185
biais du Ministère des Habous et des Affaires Islamiques, le
Palais Royal nomme le mezwâr à la tête de la confrérie et
entretient son capital symbolique par des dons annuels, à la fois
matériels (al-hadiyya) et financiers (al-hîba) et les rénovations
offertes au sanctuaire à l’occasion des festivités du mawlid
(l’anniversaire du Prophète, qui coïncide avec le pèlerinage
annuel des disciples). En contrepartie, les dirigeants de l’ordre
doivent afficher une opinion politique complaisante. Afin
d’éviter les tensions susceptibles d’apparaître, les gestionnaires
de lignée ne cessent de montrer des signes de sollicitude à
l’égard de l’Etat, comme nous le confirme ce très récent écrit
publié par le mezwâr Sîdî ‘Allal Aïssâwî :
« La famille, les descendants du Chaykh al-Kâmil et ses disciples,
ceux qui suivent sa tarîqa soufie basée sur l’amour du Prophète, de
sa descendance pure et de la fidélité au trône, se voit entourée par les
mains protectrices et les hommages successifs qu’à rendus à cette
noble famille sa majesté le Roi Hassan 2, que Dieu ait son âme et
qu’il l’accueille dans son paradis. Nous devons leur exprimer toute
notre gratitude, afin de remercier cette grande attention qui est venue
remettre dans le droit chemin le citoyen marocain ainsi que son
éducation islamique, forte et tolérante. »1
Dans un Maroc où le pouvoir central entend explicitement
contrôler le champ religieux, la dynastie Alawite contrôle et
assujettit les ordres religieux et des familles de churfa depuis
l’époque de son arrivée au pouvoir et jusqu’à aujourd’hui. il ne
fait plus aucun doute aujourd’hui que la confrérie des Aïssâwa
soutient, depuis l’époque de Moulay Ismail, les objectifs de la
dynastie chérifienne, contribue à en assurer les intérêts,
politiques et religieux ; ceci dans l’objectif de sauvegarder et de
maintenir son propre capital symbolique. Dans cet appui
réciproque, la réalité est bien éloignée de l’image romantique de
« confrérie rebelle » présente dans l’imaginaire collectif. Le
discours officiel des leaders de la confrérie des Aïssâwa place
l’ordre religieux loin de toute rébellion et de toute contestation
1. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL, op. cit., p. 190.
186
politique2. La confrérie demeure ainsi quiétiste en rejetant la
posture d’opposition politique3.
Conclusion
Suite à cette étude relative aux modalités de succession du saint
fondateur et à la situation actuelle des hauts responsables de
l’ordre religieux, six conclusions s’imposent :
1. Depuis le 15ème siècle et jusqu’à aujourd’hui, la succession du
fondateur à la tête de la confrérie est volontairement restreinte à
un lignage privilégié choisit parmi sa descendance biologique.
Depuis le 18ème siècle, cette lignée est gérée par un syndicat (al-
naqâha) qui veille sur son intégrité en attestant la généalogie des
héritiers.
2. La routinisation du charisme du saint fondateur s’insère dans un
modèle décrit par Weber comme « héréditaire ». Ce phénomène
modifie son caractère initial car les successeurs deviennent peu à
peu des « gestionnaires de la sainteté » (selon l’expression de H.
Elboudrari) auxquels le charisme fait défaut. Leur rôle actuel se
limite principalement à la gestion des biens fonciers et matériels
de l’ordre. Ceux-ci ayant hérités de leurs postes par voie
généalogique et sans démarche volontaire de leur part, nous les
appelons donc des « gestionnaires de lignée ».
3. Les gestionnaires de lignée se divisent en quatre groupes aux
fonctions distinctes : le surintendant (al-mezwâr) gère
l’administratif et le patrimoine immobilier, l’« assemblée » (al-
lajna,) accueille les fidèles dans le sanctuaire et s’occupe de la
2. ZEGHAL, op. cit. 3. Il y a plus d’un siècle, Rinn affirmait déjà que « les Aissawa sont toujours restés en dehors des insurrections et des troubles locaux; non pas sans doute d'une façon absolue, mais au moins en tant que groupes constitués d'un ordre religieux. » RINN, Marabouts et Khouan : étude sur l'Islam en Algérie, 1884, p. 332.
187
direction spirituelle et le « délégué » (al-muqaddem) dirige les
pratiques rituelles. Ce dernier est épaulé par un groupe d’une
dizaine de jeunes héritiers, que nous appelons les « auxiliaires ».
4. L’existence institutionnelle des ordres mystiques au Maroc est
soumise à la politique du Palais Royal qui mène des stratégies
d’assujettissement et de contrôle des familles chérifiennes
influentes afin de palier à de probables oppositions politiques de
type religieux. Depuis l’époque du sultan Moulay Ismail (17ème
siècle), la force et le pouvoir de la confrérie des Aïssâwa reste
liés à la force matérielle et symbolique de l’état Alawite.
5. Aujourd’hui les gestionnaires de lignée sont placés sous tutelle
du Ministère des Habous et des Affaires Islamiques. Le
surintendant général de l’ordre (qui est aussi membre de
l’Assemblée Nationale de la Culture Marocaine et de la ligue
des ‘ulamâ ) est officiellement nommé à la tête de la confrérie
par décret royal.
6. Les gestionnaires de lignée rejettent clairement la posture
d’opposition politique. A travers leurs discours, ils soutiennent
les volontés de l’Etat et contribuent à en assurer les intérêts.
La situation actuelle des successeurs du saint fondateur nous
interroge sur les modalités de gestion et de transmission de leur
héritage spirituel. Quel rôle joue la doctrine mystique établie par
leur ancêtre dans l’institution actuelle ? Pourquoi les fidèles se
rendent-ils dans son mausolée ? A quelles occasions ? Qu’y
font-ils ?
Pour répondre à ces interrogations nous proposons une
description et une analyse micro sociale de la zâwiya-mère et
des pratiques rituelles qui s’y déroulent.
LA ZAWIWA-MERE DE MEKNES
188
Située en périphérie de la médina de Meknès, la zâwiya-mère
des Aïssâwa a été fondée au 16ème siècle par le chaykh
Muhammad ben Aïssâ afin d’y enseigner et d’y mettre en
pratique sa doctrine mystique. Ce lieu abrite aujourd’hui son
tombeau, celui de ses premiers disciples et celui de son fils,
Aïssâ al-Mehdi. A l’exception de quelques rares photographies
de M. Chambon publié en 1928 par P. Dumas dans son ouvrage
de récits de voyage intitulé Le Maroc1, il est surprenant de
constater qu’il n’existe quasiment aucune trace de cette zâwiya-
mère dans la littérature ethnographique coloniale, pourtant très
loquace et descriptive sur le sujet des rituels des Aïssâwa. Si les
archives relatives à la présence française en Algérie mentionnent
les visites annuelles que le muqaddem de la zâwiya de Meknès
auprès des adeptes algériens de Tlemcen2, rien ne nous indique
en revanche les activités qui s’y déroulèrent. L’ouvrage, à visée
exhaustive, de R. Brunel n’en fait qu’une rapide allusion3. Dans
sa thèse d’ethnomusicologie, A. Boncourt nous offre un plan
sommaire des lieux, sans mentionner les nombreux dispositifs
visuels précieux pour une analyse de type micro sociale4.
Personne, parmi les auteurs contemporains qui se sont intéressés
aux Aïssâwa du Maroc - aussi bien les francophones5 que les
arabophones6 - ne corrige cet état de fait. Ainsi, nous nous
sommes appuyé sur les entretiens menés auprès des
gestionnaires de lignée et sur l’ouvrage historique du mezwâr
Sîdî ‘Allal Aïssâwî7 pour connaître quelles en furent les activités
rituelles aux époques antérieures. Cependant, par sa position de
1. DUMAS, Le Maroc, 1928. Ces photographies sont présentes dans notre volume annexe. 2. ANDEZIAN, op.it., p. 99. 3. BRUNEL, op. cit. p. 116. 4. BONCOURT, Rituel et musique, 1980, p. 291. 5. EL ABAR, op. cit., SAGHIR JANJAR, Expérience du sacré chez la confrérie religieuse marocaine des Isawa 1984. LAHLOU, op. cit. 6. AL MALHOUNI, op. cit., 2003. DAOUI, Mawassim Chaykh al-kâmil baïya al aws wa al yawn (Le mussem du Chaykh al-kâmil entre hier et aujourd’hui), 1994. 7. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL, op. cit.
189
dirigeant actuel de la confrérie, son texte ne peut, en raison des
objectifs qu’il ambitionne et qu’il est aisé de saisir, nous donner
d’autres informations que prosélytes.
Nous avons vu précédemment que Muhammad ben Aïssâ réalisa
une pérégrination spirituelle (siyâh’a) à travers le pays qui le
conduisit jusqu’au stade ultime de la sainteté1. Ce long voyage,
qui l’emmena de Fès à Marrakech via Meknès, nous interroge
sur les motivations qui poussèrent finalement le Chaykh al-
Kâmil à choisir cette dernière ville pour y bâtir sa zâwiya et y
enraciner sa confrérie et sa descendance. Ce fait ne peut, selon
nous, être anodin. Revenons sur les modalités selon lesquelles
l’implantation de la confrérie s’effectua à Meknès plutôt
qu’ailleurs.
Implantation géographique
Nous savons que Muhammad ben Aïssâ vécut dans l’époque la
plus troublée de l’histoire du pays (15ème - 16ème siècle). Dans ce
tumulte économique et politique, le choix du lieu d’implantation
d’une confrérie, si l’on voulait la voir perdurer, dut être
mûrement réfléchi. Davantage que toute autre région, le Nord du
Maroc (du Rarb à l’Altlas) fut l’endroit où la crise généralisée
aboutit à son paroxysme : pénétration des Portugais et des
Espagnols, batailles entre tribus, entre chrétiens et musulmans,
disettes, faiblesse économique, propagation de maladies…La
détresse du pays le poussa peu à peu à la désespérance2. Cette
atmosphère effrayante, ambiance dantesque où le destin de
chacun est lié à des ruses de survie, favorisa certainement
1. A propos de ce voyage initiatique, voir pp. 109-112. 2. Sur les caractéristiques de cette crise précédement évoquées, nous renvoyons aux ouvrages de Laroui, Nasiri et de Berque. NASIRI, Histoire du Maroc (al-‘Istiqsâ`‘akbar duwal al-Maghrib al-‘aqsa), T. 4. 1936, p. 320-323), LAROUI, Histoire du Maghreb. Un essai de synthèse, 1975, vol. 2, pp. 23-38 et 47-49. BERQUE, L'intérieur du Maghreb, 1978, chap. 4, pp. 142-198 ; et Ulémas, fondateurs et insurgés du Maghreb, 1982, chap. l à 4, pp. 13-160.
190
l’apparition et l’action d’un saint charismatique. Non seulement
parce qu’il promet le salut extra mondain, mais aussi parce qu’il
rétablit l’union et l’unité entre les musulmans. Le Chaykh al-
Kâmil offrit à la population une éducation mystico religieuse
tout en procurant aux nécessiteux hospitalité, protection,
nourriture et accueil au sein de sa zâwiya1. Essayons maintenant
de déterminer, dans ce contexte précis, les raisons qui
poussèrent le chaykh des Aïssâwa à se baser à Meknès.
Un territoire stratégique
La sainteté maghrébine s’inscrit dans un espace social et
géographique, le charisme du saint fondateur lui permet
d’acquérir l’allégeance des hommes et d’asseoir sa domination
sur un espace territorial. La date de fondation de la zâwiya-mère
des Aïssâwa n’est pas officiellement fixée, nos sources
hagiographiques et historiographiques semblent se contenter, en
évoquant cet instant originel, d’un récit en apparence très
ordinaire : après avoir achevé son enseignement mystique
auprès de Abû ‘Abdallah Muhammad as-Saghîr as-Sahlî à
proximité de Fès, c’est finalement à la mosquée Darb al-Fitîân
de Meknès que Muhammad ben Aïssâ enseigna l’exégèse
coranique (al-tafsîr), la tradition prophétique (al-hadîth), le droit
(al-fiqh) et la doctrine mystique (al-tasawwûf), à la suite de
Ahmad al-Hâritî. Sa renommée grandissante le poussa
rapidement, nous disent ses descendants, à bâtir sa propre
zâwiya hors des murs de la ville. Cette histoire nous importe
finalement peu, car le choix du site d’implantation releva
certainement d’une stratégie plus pragmatique.
Comme Fès sa voisine, Meknès est remarquablement située sur
le grand axe commercial qui traverse le Maroc d’ouest en est.
Elle se trouve également au carrefour des routes de Tanger et
1. Sur les propriétés de l’enseignement doctrinal du chaykh, voir pp. 142-149.
191
des voies d’accès au Rarb et au moyen Atlas. La fin de la
dynastie des Mérinides, qui choisirent Fès pour capitale, amena
le déclin de Meknès, qui connut le sort sans gloire des petites
villes de province, jusqu’au jour où, deux siècles plus tard, elle
eut rendez-vous avec l’Histoire. Moulay Ismail, qui remodela la
ville, la proclama capitale en 1672. C’est précisément pendant la
période de déclin de Meknès que le Chaykh al-Kâmil en fit, lui,
sa demeure. Après avoir longuement pérégriné lors de ses
années de formation, Muhammad ben Aïssâ devait certainement
avoir une connaissance précise de la situation sociale,
économique et politique du pays. La ville de Meknès s’imposa,
selon nous, au futur saint fondateur comme le lieu idéal à la
réalisation de ses intérêts religieux et spirituels, mais aussi
économiques et politiques. Fondée sur une colline de la pleine
du Saïs au 10ème siècle par une tribu berbère, les Meknâssa,
Meknès séduisit certainement l’aspirant chaykh, habitué des
plaines et des plateaux désertiques, par l’abondance des eaux et
la fertilité du sol, la ville étant situé dans un véritable Eden
agricole. D’ailleurs, le surintendant Sîdî ‘Allal Aïssâwî nous
informe que son ancêtre acquit très rapidement des jardins, des
terres et des oliviers sur les rives de la rivière Boufrekane afin
lui fournir, ainsi qu’à ses descendants, des ressources
économiques vitales. Il apparaît aussi le choix de Meknès fut
surtout stratégique dans l’optique d’affrontements probables
avec les Portugais, déjà présents sur les côtes, et du maintient de
l’équilibre politique intérieur. De plus, quelques années
seulement après le décès du maître, son bien aimé disciple et
successeur Abû ar-Rawâyil se fit connaître pour son soutien
apporté aux Saadiens dans leur conquête de Fès en 15491.
Choisir Meknès comme lieu d’implantation d’une confrérie ce
1. DRAGUE, op. cit., p. 60. BRUNEL, op. cit., p. 60. Sîdî ‘Allal Aïssâwî écrit que Abû ar-Rawâyil joua dans, cet épisode historique, le rôle de « médiateur ». Il aurait, parait-il, permit à un accord politique de s’établir entre les Tassiyines et les Saadiens, lors de la prise de Fès par ces derniers. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL, op. cit. p. 140.
192
fut, d’une façon ou d’un autre, choisir de participer aux
bouleversements politiques de l’époque.
Le Chaykh al-Kâmil dut en outre prendre en compte et peser,
d’une façon obligatoirement consciente et rationnelle, les
potentialités de son inscription dans le paysage religieux et
spirituel de la région. C’est pourquoi il s’installa dans une zone
vierge de toute concurrence religieuse. D’ailleurs, il s’éloigna de
Marrakech et de Fès, les deux villes où il fut formé et initié,
l’espace de la sainteté étant visiblement saturé. Le tombeau de
Jazûlî, déplacé de Safi à Marrakech dans le but de permettre à la
ville d’accroître son prestige symbolique1 ne lui laissa pas plus
d’espace qu’à Fès, où celui de Moulay Idriss al-Ahzar côtoyait
déjà et depuis longtemps la prestigieuse université Qarawiyine.
A Meknès, la neutralité apparente du territoire permit peut-être
aux desseins du futur fondateur confrérique de s’accomplir.
D’ailleurs, le décès de Ahmad al-Hâritî laissa le poste d’imam
de la mosquée Darb al-Fitîân vaquant.
Rien, dans nos sources historiographiques, ne nous autorise à
affirmer que le Chaykh al-Kâmil eut à exercer à Meknès une
fonction de conciliation ou de médiation tribale. A l’opposé, les
sources hagiographiques révèlent combien son rôle
d’intermédiaire, d’arbitre et de médiateur entre les dominants et
les dominés fut considérable. Dans cet univers social
segmentaire, sa légitimité spirituelle et religieuse, son autorité et
son prestige l’élevèrent, dans les mémoires, et selon l’heureuse
expression de André Vauchez, au rang de « saint admirable »2.
Son soutien constant apporté envers les nécessiteux est devenu
l’une des fonctions essentielles, relayée à l’échelle du pays tout
entier, de ses successeurs à la direction de la zâwiya.
Ainsi, il nous semble signifiant que Muhammad ben Aïssâ se
1. LAROUI, op. cit. BERQUE. 1978, op. cit. 2. VAUCHEZ, Saints, prophètes et visionnaires : le pouvoir surnaturel au Moyen Age, 1999, p. 62. Sur la biographie et le modèle de saint construit par l’hagiographie du Chaykh al-Kâmil, voir pp. 105-133.
193
soit basé à Meknès. Tout d’abord, la fertilité de ses sols et ses
ressources en eau, facteurs propices à l’installation humaine,
accordèrent au chaykh les éléments de subsistance
indispensables pour envisager le développement économique et
matériel de son ordre. De plus, Meknès permit, à la faveur de sa
position sur le principal axe commercial de l’époque, le passage
des hommes et des communications. Ceci autorisa certainement
le fondateur, ses successeurs, à remplir une fonction sociale,
politique ou symbolique face aux envahisseurs Ibériques. Enfin,
il est plus que probable que l’absence de toute concurrence
religieuse favorisa ici l’arrivée du chaykh, et par conséquent de
l’implantation de sa confrérie. Ce fut donc à Meknès qu’à cette
époque et selon nous, convergèrent ces trois facteurs
stratégiques qui nous apparaissent comme primordiaux dans la
création d’une telle entreprise. Assurément, le choix du site se
révéla ici judicieux pour la prospérité et l’extension de
l’institution confrérique sur le long terme.
L’accès à la zâwiya
La zâwiya-mère des Aïssâwa est située à l’extérieur ouest de la
médina de Meknès, près de la porte al-jdîd. Placée entre la ville
nouvelle et l’ancienne citée, son accès est particulièrement aisé
(voir plan fig. 2)
194
Fig. 2 : situation géographique1:
Aire d’extension
La zâwiya-mère de Meknès est dotée aujourd’hui d’une
envergure nationale et transnationale. Les gestionnaires de
lignée ne cachent pas leur fierté d’être les garants et les
représentants de la confrérie à l’échelle du monde arabe. C’est le
1. Ce plan de Meknès est retouché par nous. L’original est issu du Guide Vert Maroc, Michelin, 2001, p. 268.
195
lieu qui fédère et attire, d’après eux, la totalité des adeptes de la
confrérie disséminés à travers le Maroc et l’espace
panmaghrébin. D’après leur témoignage, ce fut aux alentours de
1725 (1132 H.) que l’essaimage confrérique débuta, sous
l’impulsion du mezwâr de l’époque, le chaykh Ibn Hassan Din.
Celui-ci propagea la doctrine du Chaykh al-Kâmil dans tout le
pourtour méditerranéen et jusqu’en Egypte, implantant de
nombreuses zâwiya-s secondaires, dirigées par des gestionnaires
que nous appelons initiés (c’est-à-dire des disciples hissés au
rang de dirigeants) ou de lignée (des descendants biologiques du
fondateur). Actuellement, et d’après les informations recueillies
auprès de ces derniers, les pays où la confrérie est implantée
sont les suivants1 :
- Le Maroc (Azemour, Azrou, Casablanca, Fès, Marrakech,
Meknès, Oujda, Tanger, Taroudant, Tétouan)
- L’Algérie (Alger, Annaba, Bejaïa, Blida, Constantine,
Médéa, Mostaganem, Oran, Tlemcen)
- La Tunisie (Tunis, Souss, Sfax), la Libye (Tripoli)
- L’Egypte (Alexandrie, Le Caire)
- La Syrie (Damas)
- L’Irak (Bagdad)
Ce vaste réseau, nous disent-ils, est sous leur seule et unique
autorité. Cependant, cette tutelle hiérarchique n’est que
théorique. Les diverses zâwiya-s de l’ordre connaissent des
situations et des évolutions bien distinctes. Sossie Andezian
s’est intéressé à la zâwiya Aïssâwa de Ouhalça, près de
1. Les recherches récentes de Sossie Andezian indiquent la présence dans le sud de la France d’une branche (firqa) de femmes algériennes affiliées à la confrérie (ANDEZIAN, op. cit. pp. 118-119). Ces femmes, placées sous le patronage de la zâwiya de Ouhalça en Algérie, semblent être inconnues des responsables de la zâwiya-mère de Meknès. La situation politique actuelle et la mésentente des deux pays au sujet du Sahara occidental ne facilitent pas la venue régulière d’Algériens à Meknès. Ainsi, les relations entre la zâwiya-mère et les autres zâwiya-s et les adeptes d’Algérie sont devenues, hormis les rares visites annuelles du mussem, de plus en plus distantes. Interrogés sur la possible présence d’adeptes Aïssâwî en Europe, les responsables de l’ordre nous font part de leur scepticisme, en avançant l’absence de nomination formelle, de leur part, de muqaddem-s pour les pays européens.
196
Tlemcen, nous dit (et nous la rejoignons) qu’une telle étendue
géographique ne peut composer un ensemble uniforme et
homogène :
« Tout en considérant la zâwiya de Meknès comme leur référence
territoriale, les diverses branches (firqa-s) n’en insistent pas moins
sur leurs spécificités locales respectives. L’oscillation entre
revendication d’intégration communautaire et affirmation de
particularismes locaux est la règle dans l’ensemble des branches.
Caractéristique inhérente des sociétés musulmanes, cette attitude
ambivalente à l’égard des instances totalisatrices d’identités que sont
les communautés religieuses est le principal facteur de permanence
des confréries au Maghreb, et plus généralement du soufisme à
travers les siècles. »1
A l’heure actuelle, du moins au Maroc, la quasi totalité des
anciennes zâwiya-s du réseau urbain sont définitivement
fermées. Celle de Fès, située l’ancienne route de bab ftuh, doit
être, nous dit-on, prochainement rouverte. Cette situation
s’explique par le fait que, depuis le milieu des années 1980, la
pratique mystique n’attire plus les nouveaux disciples de cette
confrérie. Ceux-ci, de plus en plus jeunes, ne se rendent plus
dans ces zâwiya-s participer aux invocations collectives. Nous
reviendrons sur cette problématique dans notre prochain
chapitre.
1. ANDEZIAN, op. cit., pp. 98-99.
197
Fig. 3 : carte du réseau transnational de la confrérie :
198
Etudions à présent la description des lieux et l’agencement des
pratiques rituelles des fidèles.
Description des lieux
La zâwiya-mère actuelle, d’une superficie totale d’environ
500m2, fut totalement rebâtie par le sultan Moulay Muhammad
ben ‘Abdallah (le fils de Moulay Ismail) en 1784 (1190 H.). Le
bâtiment, construit de plein pied, possède un étage composé
d’une unique pièce de 300m2 entièrement dévolu aux prières
canoniques individuelles ou collectives1. Repeinte à la chaux
chaque année par les services municipaux pour les festivités du
mawlid célébrant la naissance du Prophète, l’endroit abrite trois
principaux tombeaux : celui du saint fondateur, celui de son
disciple favori Abû ar-Rawâyil et celui du fils supposé du
chaykh, Aïssâ al-Mehdi. En raison des nombreux
embellissements et rénovations offerts à la demeure par la
dynastie Alawite, il nous est impossible de savoir si elle
s’apparente à celle que fit construire le Chaykh al-Kâmil de son
vivant. Dans les années 1960, le roi Hassan 2 fit rénover
l’endroit et y ajouta une coupole ainsi qu’un minaret. En signe
d’allégeance, une imposante photographie du souverain pendant
son pèlerinage à la Mecque (al-haj) est visible par tous dans le
sanctuaire non loin du testament spirituel attribué à Muhammad
ben Aïssa, la wassiya. Les gestionnaires du lieu nous informent
que d’autres travaux entamés depuis demeurent, suite au décès
du monarque survenu en juillet 1999, toujours suspendus. Pour
les mener à bien, ils en appellent aujourd’hui à son successeur,
le roi Muhammad 6 :
« Le roi Hassan 2 a ordonné à son ministère des Habous et Affaires
Islamiques la rénovation et l’agrandissement du mausolée du
Chaykh al-Kâmil pour le marquer de son emprunte, et ce en
construisant cette somptueuse mosquée et son minaret, ainsi que la
coupole dont les constructions sont arrêtés jusqu’à aujourd’hui. Et
1. Voir photographie dans notre volume annexe p. 47.
199
l’espoir repose sur son successeur sa Majesté le Roi Muhammad 6
pour qu’il termine ce que le grand défunt a commencé (…) Tu dois
savoir que depuis Moulay Ismail, les Alawites prennent soin des
zâwiya-s. Au 12ème siècle de l’Hégire, Le roi Muhammad ben
‘Abdallah a entièrement rebâtit le mausolée du Chaykh al-Kâmil,
c’est une tradition qui perdure et qui fut maintenue par tous ces rois
majestueux depuis plusieurs siècles. D’ailleurs, sais-tu que Sa
Majesté le roi Muhammad 6 est venu ici, à la zâwiya, le jour du
mawlid [anniversaire de la naissance du Prophète, ndr] ? Nous lui
avons fait part de l’avancement des travaux avant de réciter le hizb
Subhân al-Dâ`im, le dhikr et la wadhîfa. Nous avons prié pour que
Dieu le protège, ainsi que sa famille. Nous avons clôturé la soirée
par du samâ’ [chant religieux a cappella, ndr].
A ce niveau de l’étude il convient de différencier plusieurs
catégories de personnes qui fréquentent la zâwiya. Peut-on en
établir un profil type ? On observe une grande variété en termes
d’origine régionale et de classe sociale et la zâwiya ne revêt pas
la même signification pour tous les individus interrogés. Tout
d’abord, nous trouvons les disciples (al-fuqarâ’) qui ont fait
vœu de consacrer leur vie à la confrérie. Une seconde catégorie
rassemble des fidèles (al-ziyâratî) qui manifestent le besoin
ponctuel d’une médiation symbolique avec le tombeau du saint.
Leurs visites sont généralement répétées et se déroulent de façon
routinière tout au long de l’année. S’ajoutent enfin les
professionnels qui se proclament dépositaires du charisme du
chaykh : il s’agit des hanayat, des femmes qui réalisent des
tatouages au henné sur les mains des visiteurs et des mendiants.
Ces deux catégories de fidèles tentent de vendre la bénédiction
aux visiteurs contre quelques pièces.
Décrire la zâwiya-mère c’est tout d’abord s’interroger sur les
notions fondamentales de sacré et de profane, sachant qu’en
islam, le sacré est avant tout dominé par les notions de licite et
d’illicite. La religion musulmane étant fondée sur la distinction
entre halal (permis) et haram (interdit), la langue arabe possède
un champ sémantique qui manifeste cette idée, tel que la
sanctification (al-moqaddas), la délimitation du le périmètre
200
saint (al-hurm, « le refuge) et la pureté (al-quds). Mais, dans le
cas d’une zâwiya, les choses se compliquent quelque peu car la
séparation entre le licite et l’illicite n’est pas clairement
tranchée, du moins au niveau des actes de piétés réalisées par les
visiteurs. Nous devons, pour nous aider à analyser ce
phénomène, revenir un instant sur les définitions de Emile
Durkheim. Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse1, le
fondateur de la sociologie française nous informe que la religion
peut être définie comme un ensemble de croyances et de rites
portant sur des objets ou des domaines sacrés. Et le sacré, c’est
tout simplement ce qui se distingue du profane, cette distinction
étant le minimum nécessaire à la pensée pour établir une
première classification et s’affirmer ainsi comme pensée sociale.
Voici ce que nous enseigne E. Durkheim :
« Toutes les croyances religieuses connues, qu’elles soient simples
ou complexes, présentent un même caractère commun : elles
supposent une classification des choses, réelles ou idéales, que se
représentent les hommes, en deux classes, en deux genres opposés,
désignés généralement par deux termes distincts que traduisent assez
bien les mots de profane et de sacré. La division du monde en deux
domaines comprenant, l’un tout ce qui est sacré, l’autre tout ce qui
est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse. » 2
Si cette distinction existe au niveau de la pensée, nous allons
tenter de découvrir comment elle s’exprime au niveau de la
pratique sociale. La routinisation du charisme du saint fondateur
permet la fixation dans la vie sociale, et même dans les
accessoires matériels, de la croyance en la manifestation du
divin. Il faut donc qu’il y ait un lieu précis où se manifeste le
sacré par distinction avec le profane. Ce lieu, c’est le lieu au-
delà duquel le profane peut exister et qui concentre vers lui toute
l’activité sociale des croyants. Selon Durkheim, pour qu’il y ait
religion, il faut donc qu’il y ait une distinction spatiale entre le
lieu du sacré, l’endroit qui accueille la manifestation de la piété
1. DURKHEIM, 1998 (1912). 2. Ibid., pp. 50-51.
201
sociale à travers le culte, et le lieu du profane, où les activités
domestiques ordinaires se déroulent. C’est ce que nous allons
découvrir à travers la description physique et l’analyse des
pratiques rituelles qui se déroulent dans la zâwiya. Celle-ci
accueille des actes rituels et des dispositifs visuels qui ont pour
fonction de manifester l’appartenance du lieu non seulement à la
tarîqa mais aussi à l’islam sunnite. Les actes et dispositifs
visuels s’inscrivent au sein de deux espaces distincts que nous
nommons espace profane et espace rituel :
- L’espace profane : c’est le lieu où la présence du divin est
comme masquée par des activités ordinaires et triviales.
L’espace profane de la zâwiya-mère se compose de
l’esplanade, de la cour intérieure, de la salle de repos et de
méditation, du cénotaphe, du couloir d’accès à Aïssâ al-
Mehdi et Abû ar-Rawâyil, de leurs tombeaux respectifs, des
sanitaires et du minaret.
- l’espace rituel : c’est l’endroit où se manifeste la présence
extraordinaire du sacré. Il s’agit du mausolée (al-darih) du
Chaykh al-Kâmil. Selon les récits des gestionnaires de
lignée, c’est ici que le maître dispensait ses enseignements
de son vivant. Aujourd’hui, l’espace rituel accueille la
totalité des pratiques rituelles qui rythment la vie
quotidienne de la demeure.
Toutefois, la séparation entre sacré et profane n’est dans la
zâwiya que théorique et toute relative. En effet, dans ces deux
espaces, les fidèles réalisent des actes de piété rituelle où sacré
et profane cohabitent. La zâwiya est ouverte au public tous les
jours depuis l’aube (al-fajr) et jusqu’à la nuit noire (al-‘icha) et
autorise la mixité sexuelle. Décrivons maintenant les espaces
profane et rituel de la zâwiya-mère.
202
L’espace profane
Dans les divers endroits de l’espace profane, nous remarquons
un très grand nombre de sépultures de disciples et de
sympathisants qui ont souhaité se faire inhumer au plus près du
saint afin de bénéficier, dans l’autre monde, des bénéfices de sa
baraka. Le charisme du chaykh entraîne aussi des
rassemblements de fidèles sur l’esplanade (qui sert aussi de
parking) où diverses activités mêlant mendicité et commerce
informel se déroulent. Devant l’entrée de la zâwiya, des enfants
jouent souvent au ballon, dérangeant les hanayat (litt. « les
femmes au henné »), qui, assises contre les murs à l’ombre des
automobiles, réalisent des dessins au henné sur les mains et les
pieds des visiteurs en échange de quelques pièces de monnaie.
Un vieux fidèle, ami intime des gestionnaires, installe
régulièrement une table près de l’entrée de la demeure, où, sous
un parasol, il propose à la vente de l’eau de fleur d’oranger et les
« bougies du Chaykh al-Kâmil »1. Si la baraka du saint est un
influx divin et spirituel, ses réceptacles sont souvent matériels,
comme le henné, l’eau ou les bougies.
Une fois passé l’entrée, une vaste cour centrale à ciel ouvert
nous permet de découvrir l’imposant minaret. C’est dans cette
cour que résident les nombreux pèlerins pendant toute la période
du pèlerinage2. Au quotidien, de très nombreuses femmes sont
assises à même le sol et discutent paisiblement. Souvent, elles
viennent tout juste de terminer un acte de piété et restent un
moment dans la zâwiya afin de s’imprégner de la bénédiction du
lieu. Sur la droite après l’entrée, une petite pièce abrite le
cénotaphe3 du saint où certaines, venues en famille ou avec des
amies, aiment s’isoler et parfois s’endormir.
1. Voir photographie dans notre volume annexe p. 53. 2. Ibid., p. 46 et 68. 3. Ibid., p. 48.
203
Le tombeau de Abû ar-Rawâyil est de taille très modeste (9 m2
environ), ce qui ne lui accorde pas beaucoup de visites1. Il nous
est impossible de le décrire avec précision le tombeau de Aïssâ
al-Mehdi, beaucoup plus vaste (50 m2 environ), car il est
actuellement en rénovation2. Lors de notre dernière visite, nous
avons remarquée l’aménagement d’une importante pièce
(100m2), ouverte sur la cour centrale au fond la zâwiya. C’est ici
que les visiteurs sont conviés au repos et à la méditation. L’état
général des lieux est remarquable, bien que l’absence d’éléments
décoratifs de l’espace profane se fasse sentir. Les murs sont
peints en blanc, les piliers de la cour recouverts à mi-hauteur de
mosaïque artisanale. Sur le sol carrelé, un grand tapis en toile de
jute a été tout récemment disposé. L’aménagement spatial de
l’espace profane ainsi que sa neutralité visuelle pousse
inévitablement les visiteurs à se diriger vers le mausolée du
saint, qui est, comme nous allons le voir, un endroit où
l’ornementation est à l’inverse très étudiée.
L’espace rituel
L’espace rituel se compose uniquement du mausolée (al-darih)
du Chaykh al-Kâmil. Ce sanctuaire est un périmètre saint, appelé
al-hurm (litt. « le refuge » ), véritable pièce maîtresse de la
zâwiya où est localisée la source du sacré. C’est pourquoi les
visiteurs, accueillis par les jeunes auxiliaires, sont rapidement
invités par eux à se diriger vers le tombeau du saint, et ce
quelque soit le motif de leur présence en ces lieux.
Le mausolée du Chaykh al-Kâmil est accessible à tous les
croyants, hommes et femmes de tout âge sans aucune
distinction. L’entrée est exempt de tout système de fermeture et
1. Ibid., p. 52. 2. Ibid., p. 53.
204
donne directement sur la cour intérieure1. La sainteté du lieu
impose cependant l’obligation de se déchausser avant d’y
pénétrer, une zone de dépôt des chaussures étant réservée à cet
effet. Le sanctuaire est d’une superficie d’environ 65 m2. Face à
l’entrée se trouve la tombe de Muhammad ben Aïssâ. La
dépouille du saint, enterrée sous la terre, est recouverte d’une
sépulture en bois, de 2,50 m. de hauteur, de 5 m. de longueur et
de 1,20 m. de largeur2. Cet édifice imposant est recouvert de
tissus en soie de couleur rouge et vert. De nombreux éléments
décoratifs sont disposés sur ce tombeau, tels que 12 embouts
d’étendards (jamor-s) et deux cénotaphes. Le premier est de
taille modeste et de forme pyramidale. Le second, cubique, est
beaucoup plus imposant. Sur les deux sont inscrites, en lettres
d’or, la bismillah (« au nom de Dieu, le Clément, le
Miséricordieux ») et de nombreuses sourates du Coran. Le sol
est recouvert d’un revêtement en plastique sur lequel est disposé
de très nombreux tapis. Les murs sont peints en blanc, et seul
l’embase, d’environ 50 cm de hauteur, est constituée d’une
mosaïque en carrelage. De nombreuses sourates du Coran ornent
les murs du mausolée. L’endroit est assez sombre, et ce malgré
les deux fenêtres, les huit néons les neuf lustres allumés en
permanence.
La coupole, atteint près de 12 m. de hauteur. Le dôme, vert de
l’extérieur, est décoré à l’intérieur de peintures géométriques et
florales artisanales. Un immense lustre y est accroché et descend
du toit jusqu’à la tombe du chaykh. L’air est renouvelé par
quatre grands ventilateurs de plafond. Devant le tombeau du
saint et face à l’entrée, la caisse (al-rbi’a ) pour l’aumône (al-
zakât) rappelle que chaque demande de baraka doit, pour être
effective, s’accompagner d’un contre don.
Par son aménagement étudié, cet espace est à l’exact opposé de
l’espace profane qui reste volontairement dépouillé. Des très
1. Ibid., p. 48. 2. Ibid., p. 49.
205
nombreux éléments décoratifs (ou ceux que nous avons
identifiés comme tels) ont ici retenu toute notre attention. A
gauche de l’entrée est affiché un grand tableau (1,5 m. x 1m) où
les quatre vingt dix neuf noms de Dieu sont calligraphiés de
lettres d’or sur fond noir). Des deux cotés de la porte d’entrée
sont placés, à la vue de tous, deux signes visuels caractéristiques
et distinctifs de la confrérie : il s’agit de la généalogie et du
testament spirituel de Muhammad ben Aïssâ. Son arbre
généalogique, qui le rattache au Prophète par la branche
Idrisside, se présente sous la forme de deux textes en format A4
très banals. Le premier est simplement manuscrit et presque
illisible, le second est le même dactylographié. A l’inverse, son
testament spirituel, affiché sous verre, est représenté sous la
forme d’une grande bannière de couleur verte foncée (1,50 m. x
1,10 m) et brodée de lettre d’or. Affiché à droite de l’entrée, le
texte fait office de référent d’autorité et énonce une à une les
diverses recommandations qui appellent ses lecteurs au respect
de l’islam sunnite et de la pratique mystique1. A le comparer
avec la simple petite feuille sur laquelle est inscrite la
généalogie du saint, l’effort accomplit pour mettre en valeur
contribue à le situer, après le tombeau du saint, comme la
seconde pièce maîtresse du mausolée.
Sur le mur de droite est affichée la photographie déjà évoquée
de feu le souverain Hassan 2 lors de son pèlerinage à la Mecque
(70 cm. x 50 cm.). Cette grande effigie en couleur nous rappelle
l’allégeance que les chefs des ordres confrériques se doivent
d’afficher publiquement pour le dynastie Alawite. En dessous de
se trouve une porte d’accès au couloir conduisant à Abû ar-
Rawâyil et à Aïssa al-Mehdi, utilisée uniquement par les
gestionnaires de lignée. Autour de la niche (al-mehrab)
indiquant la direction de la Mecque (alqibla), sont placés des
calligraphies du nom du Prophète et du nom de Dieu inscrit.
1. Ibid., pp. 50-51.
206
Neufs petites horloges mécaniques sont fixées sur les murs.
Leurs cliquetis sont les seuls bruits qui perturbent la quiétude du
sanctuaire, en dehors des séances d’invocations collectives.
Quatre placards de rangements fermés à clés contiennent des
bougies, des livrets d’invocations (hizb, wadhîfa) et plusieurs
exemplaires du Coran. Lors de notre dernière visite, nous avons
remarqué qu’une petite aquarelle de format A4, figurant la
zâwiya vue depuis l’esplanade, a récemment été affichée tout
près du testament du Chaykh al-Kâmil.
A travers la présence de tous ces dispositifs matériels et
décoratifs, il se dégage, selon nous, une esthétique globale qui
permet la communication et engage le croyant à la pratique du
divin. Avant d’aborder les pratiques rituelles, nous allons tenter
de définir ce « décor » plus en détail par la description de ses
dispositifs visuels.
Les dispositifs visuels
La microsociologie d’Ervin Goffman nous aide à comprendre le
rôle joué par les nombreux éléments décoratifs présents dans la
zâwiya-mère. Dans La mise en scène de la vie quotidienne1,
Goffman envisage la vie comme un théâtre, avec ses acteurs et
ses scènes où « les rites d'interaction » sont au coeur de ce qu’il
appelle la « mise en scène de la vie quotidienne ». Le terme
d’interaction suggère, dans son étymologie même, l’idée d'une
action mutuelle, en réciprocité. Appliquée aux relations
humaines, cette notion implique de considérer la communication
comme un processus d’interaction sociale où des règles
théoriques et des dispositifs visuels fondamentaux règlent et
1. GOFFMAN, 1973. La mise en en scène de la vie quotidienne. T. 1 : Représentation de soi. T. 2 : Les relations en public, trad. de l’anglais par A. Accardo et A. Kihm, 1973.
207
ordonnent les relations entre les personnes1. Ce qui nous
intéresse dans les notions de Goffman et que nous pouvons
utiliser dans le cas de la zâwiya et du mausolée du saint, c’est ce
qui s’applique à la communication visuelle non verbale. Pour
Goffman, cette forme de communication utilise un
« appareillage symbolique » constitué du « décor » et de la
« façade personnelle » ou « façade collective »2. Le décor
possède évidement des « éléments scéniques » qui sont les tous
les dispositifs visuels dits décoratifs. La « façade personnelle »,
que nous allons étudier plus loin, est l’aspect extérieur des
acteurs (vêtements, sexe, âge, attitudes, manière de s’exprimer,
mimiques, comportement et gestuels)3. Dans ce décor, qui n’est
qu’une partie l’« appareillage symbolique » du lieu, s’insèrent
des « marqueurs » qui sont, selon Goffman, « des actes ou les
dispositifs qui ont pour fonction de manifester et de poser la
revendication d’une partie à un territoire (…) Tout signe
révélateur d’une relation joue un certain rôle de marqueur. »4
Goffman définit précisément, pour le décor, trois types de
marqueurs : les « marqueurs centraux », les « marqueurs
frontières » et les « marqueurs signets »5.
La décoration intérieure du mausolée du Chaykh al-Kâmil
aménage donc différents éléments visuels en relation étroite
avec les notions spirituelles, religieuses, esthétiques et politiques
qu’implique une telle fonction dans ce contexte culturel. Le
mausolée et la zâwiya étant soumis à l'attention continuelle de
ses visiteurs, qu’ils soient disciples appliqués, fidèles
sympathisants ou simples curieux, les marqueurs prennent ici la
forme de signes. Tout d’abord le « marqueur central », qui est
« placé au centre du territoire dont il annonce la
1. Ibid., t.2., op. cit., p. 13. 2. Ibid., t. 1., op.cit., p. 30. 3. Ibid. 4. Ibid., t. 2., p. 193. 5. Ibid., p. 55.
208
revendication »1, est sans aucun doute, en ce qui concerne
l’espace rituel, la tombe du Chaykh al-Kâmil qui se trouve face
à l’entrée du mausolée. Pour l’espace profane, le « marqueur
central » est le cénotaphe du saint, celui que nous voyons sur la
droit juste après l’entrée de la zâwiya. La zone de dépôt des
chaussures, située devant l’entrée du sanctuaire, est le
« marqueur frontière », qui « marque la ligne qui sépare deux
territoires adjacents »2. Enfin, les « marqueurs signets », qui
« revendiquent comme partie du territoire les possessions du
signataire »3 peuvent être déclinés, selon nous, en trois
versions : les « marqueurs signets canoniques », les « marqueurs
signets spirituels » et les « marqueurs signets d’allégeance ».
Les « marqueurs signets canoniques » informent sur
l’appartenance du lieu à l’islam sunnite et malékite. Ce sont le
minaret, la caisse (al-rbi’a ) pour l’aumône (al-sadâqa) devant la
tombe du chaykh, le tableau des quatre-vingt dix neufs noms de
Dieu, les calligraphies du nom du Prophète et du nom de Dieu
(Allah), les treize versets du Coran affichés sur les murs, les
exemplaires du Coran et la niche (al-mehrab) indiquant la
direction de la Mecque (al-qibla). Hormis le minaret qui indique
de très loin la présence de la zâwiya, ces marqueurs sont tous
présents dans l’espace rituel. Les « marqueurs signets
spirituels » nous avertissent sur l’affiliation du lieu à la
mystique, et implicitement, sur les pratiques rituelles qu’il
autorise. Uniquement situés dans le mausolée, ces marqueurs
sont le testament (al-wassiya) du saint et son arbre
généalogique, tout deux visibles sur les murs, les ouvrages
d’invocations spirituelles et les bougies qui sont, eux, rangées
dans les placards muraux. Pour finir, les « marqueurs signets
d’allégeance », qui nous rappelle la fidélité et la soumission de
l’ordre confrérique à la dynastie Alawite, sont représentés par un
1. Ibid. 2. Ibid. 3. Ibid.
209
seul et unique élément : la photographie couleur du roi Hassan
2, placée au dessus de la porte d’accès au couloir d’accès à Abû
ar-Rawâyil et à Aïssâ al-Mehdi. Nous avons donc le
tableau récapitulatif suivant :
Fig. 4 : le décor et ses marqueurs :
Nous constatons que treize de ces marqueurs sont présents dans
l’espace rituel, contre seulement deux dans l’espace profane,
sans prendre en compte la zone de dépôt des chaussures qui
marque la frontière entre le mausolée et la cour. La quasi-totalité
des marqueurs se trouvent dans le sanctuaire du saint car c’est
ici que se déroulent quotidiennement les pratiques rituelles des
gestionnaires de lignée, des disciples et des visiteurs
sympathisants. Nous allons observer maintenant leur
agencement.
210
Agencement des pratiques rituelles quotidiennes Dans les sources écrites de l’époque coloniale et post-coloniale,
les informations relatives aux pratiques rituelles de la zâwiya-
mère de Meknès sont presque inexistantes. Brunel nous informe
cependant qu’une cérémonie hebdomadaire dirigée par le
muqaddem de la zâwiya se tenait sur l’esplanade dans les années
1920 chaque vendredi1. Seul l’ouvrage récent du mezwâr Sîdî
‘Allal Aïssâwî nous renseigne sur ses activités aux époques
antérieures2. La totalité des autres écrits relatifs aux Aïssâwa du
Maroc abordent la zâwiya-mère seulement dans le contexte du
pèlerinage (mussem) annuel et délaissent l’examen des pratiques
routinières. C’est pourquoi notre propos s’attache d’une part, à
la description de ces activités rituelles quotidiennes, et, d’autre
part, au comportement des participants.
Actuellement la cérémonie hebdomadaire décrite par Brunel
(incluant des récitations collectives d’oraisons spirituelles, des
chants de poésies et des danses de transe) qui se déroulait sur le
parvis de la zâwiya dans les années 1920 n’existe plus.
Interrogées à ce propos, les gestionnaires de lignée nous disent
que les pratiques rituelles organisées à l’heure actuelle dans la
zâwiya-mère écartent volontairement les actes de piété qui
entraînent les phénomènes d’extases collectives tels que les
chants et les danses. Les pratiques rituelles actuelles se résument
uniquement à la récitation collective des oraisons de la confrérie
et s’adressent, nous disent les enquêtés, à deux types de
destinataires : les disciples de la voie initiatique et les visiteurs.
Voici le témoignage de Moulay Idriss Aïssâwî :
« En tant que responsables de la zâwiya-mère, nous avons deux
rôles, aussi important l’un que l’autre. Le premier est l’éducation
spirituelle des disciples par la récitation quotidienne du hizb et de la
1. Le rituel, exclusivement masculin, débutait après la prière de ‘assor (milieu d’après midi) et se déroulait jusqu’à la nuit. BRUNEL, op. cit, pp. 115-119. 2. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL, Sîdî Mohammed ben ‘Issa. Tarîqa wa zâwiya wa istimrariyya (Maître Muhammad ben Aïssâ. Tarîqa, zâwiya et continuité), 2004, op. cit.
211
wadhîfa. Le second est le soutien apporté par la baraka du chaykh à
ceux qui éprouvent le besoin de venir ici. Nous les écoutons et nous
tentons, par nos prières et grâce à Dieu seul, de les aider. »
Les gestionnaires de lignée aménagent et encadrent donc deux
types de pratiques rituelles. Celle-ci articulent deux fonctions
sociales réunies l’une dans l’autre. Nous les avons appelé
« l’application de la doctrine » et « la quête de la grâce divine » :
- L’application de la doctrine : il s’agit de la mise en pratique
du traité d’autoperfectionnement et de savoir-vivre établit
par le Chaykh al-kâmil. L’application de la doctrine est
réalisée par l’ensemble des disciples de la confrérie qui
suivent et respectent les recommandations du fondateur de
l’ordre. Pour cela, ceux-ci se rendent régulièrement à la
zâwiya afin d’y réciter les invocations surérogatoires
collectives.
- La quête de la grâce divine : ce niveau de pratique couvre un
plus champ beaucoup plus vaste et fait rayonner la zâwiya à
travers tout l’espace urbain. Il s’agit de la recherche de la
baraka, cette force bénéfique que le tombeau du saint est
censé éternellement diffuser. C’est véritablement ce qui
attire la très grande majorité des croyants, en quête de cette
énergie divine, dans le sanctuaire. Au-delà du traité
d’autoperfectionnement et de savoir-vivre, c’est d’abord la
fonctionnalité sociale, spirituelle et symbolique que le
tombeau du saint et sa zâwiya incarnent que les visiteurs
embrassent.
Observons plus en détail ces deux pratiques rituelles. Notre
analyse n’ambitionne en aucun cas la découverte de l’action
intime d’une telle pratique sur le psychisme et dans les cœurs
des disciples ; nous souhaitions simplement et modestement en
observer les procédés techniques.
212
L’application de la doctrine
L’application de la doctrine se réalise dans l’espace rituel et
s’adresse à l’ensemble des disciples, les « pauvres en Dieu » (al-
fuqarâ’) qui, tout en adhérant au modèle du saint homme, font le
cheminement dans sa « voie » (tarîqa) initiatique censée les
conduire jusqu’au divin. Ce niveau de pratique est effectuée
sous la direction des gestionnaires de lignée et se veut
l’application du traité d’autoperfectionnement et de savoir-vivre
élaboré par le chaykh il y a plus de quatre siècles : il s’agit
d’accomplir, d’une part, les cinq prières canoniques, et, d’autre
part, de réciter à voix haute, collectivement et quotidiennement
le hizb Subhân al-Dâ`im et la wadhîfa rabbâniyya. Ces réunions
spirituelles se déroulent tous les matins après la prière de l’aube
(al-fajr) et deux fois le vendredi, après l’aube et après la prière
de l’après midi (al-‘assor).
A l’heure des prières canoniques, le muqaddem de la zâwiya ou
l’un des membres de la « commission » se dévoue pour remplir
le rôle de l’imam. Pour cela il se place face à la niche qui
indique la direction de la Mecque et récite l’‘adhan qui appelle
les fidèles à la prière. A son appel, les personnes présentes dans
la zâwiya, hommes, femmes et enfants, se dirigent (s’ils le
désirent) dans le mausolée du saint et se disposent en rang
derrière l’imam (voir plan du mausolée fig. 6). Tous les fidèles
prient ensemble près de la tombe du Chaykh al-Kâmil, les
femmes se plaçant à quelques pas derrière les hommes. L’un des
membres de la « commission », ‘Abderrahim ben Moussa, nous
explique pourquoi le respect des prières canoniques fait partie de
ce niveau de pratique :
« Comme l’a dit le Chaykh al-Kâmil, ‘‘la sûnna nous rapproche et
l’innovation nous sépare’’. Les bienfaits du soufisme ne peut en
aucun cas être accessible sans la pratique de la charî`a. Cela serait
comme tenter de recueillir et de conserver de l’eau sans aucun
récipient. C’est pourquoi il ne peut avoirs de tarîqa sans charî`a.
213
Aussi, d’une manière plus générale, nous souhaitons montrer le bon
exemple et apporter un minimum d’éducation religieuse et
spirituelle aux gens. L’origine et la fin de tout sont entre les mains
de Dieu. Voila le message de notre saint Prophète et de al-Hâdî ben
Aïssâ.»
La récitation des oraisons surérogatoires matinales est
formellement dirigée par les gestionnaires de lignée mais se
déroule de façon simple et conviviale, d’ailleurs les disciples
assidus qui se rendent à la zâwiya dès les premières heures du
jour ne sont qu’une vingtaine. Ce sont principalement sont des
hommes, âgées de 35 à 65 ans, bien que parfois des femmes
sympathisantes se joignent à eux. Ce petit groupe est reçu par le
muqaddem, quelques membres de la « commission » et des
jeunes auxiliaires. Ensemble, ils se déchaussent à l’entrée du
mausolée du chaykh et s’assoient en tailleurs dans sur le coté
droit du sanctuaire et le dos contre le mur (du mausolée fig. 6).
Lorsque l’assistance est suffisamment conséquente, le
muqaddem commence la récitation du hizb Subhân al-Dâ`im,
suivit de quelques dhikr-s puis de la wadhîfa rabbâniyya, le tout
repris en chœur par les présents.
La récitation collective des litanies couvre plus d’une heure.
Quelques exercices respiratoires ont lieu durant les dhikr-s, en
clôture du hizb, pendant lesquels le nom de Dieu et la chahâda
sont réitérés à haute voix et avec ferveur plusieurs centaines de
fois de suite, sous la direction du muqaddem qui dirige
l’exercice à l’ide de son chapelet (subha). Le déroulement des
invocations se termine par une série de courtes prières sur le
Prophète, à la suite desquelles le muqaddem ou l’un des
gestionnaires de lignée implore le soutien et l’aide de Dieu
(du`â-s) en faveur des participants. Un petit déjeuner (café, thé
et pâtisseries) préparé pendant ce temps par les auxiliaires dans
la cour est offert à l’assistance. Un débat informel s’engage
entre les gestionnaires et les disciples, avec pour sujet les
bienfaits de la pratique mystique, l’hagiographie du chaykh et
214
les étapes historiques de la confrérie. D’autres fois, des
enseignements religieux (dars) clôturent la récitation des
litanies, mais l’aspect spéculatif du soufisme n’est pas, pour les
gestionnaires de lignée, la priorité. Moulay Idriss Aïssâwî, le
responsable de la direction spirituelle, nous informe que le plus
important à ses yeux est l’accueil des visiteurs et la pratique des
récitations collectives :
« Tu sais, ici il y a beaucoup de monde qui passe et qui nous
sollicite. C’est un endroit ouvert au public. Parfois on commence un
enseignement, qui peut être tenu par moi, par le muqaddem ou par
un faqîr. Mais rapidement les visiteurs arrivent et nous devons nous
interrompre pour les accueillir, c’est normal. Pour cette raison, nous
axons notre méthode uniquement sur la récitation du hizb Subhân al-
Dâ`im et de la wadhîfa. »
Effectivement et malgré l’heure matinale arrivent déjà les
premiers visiteurs. Certains disciples quittent alors les lieux pour
se rendre à leur travail ou pour rentrer chez eux, d’autres
demeurent un petit moment avec les gestionnaires.
Auprès des enquêtés, nous avons identifié deux formules de
politesse utilisées par eux qui expriment la volonté d’établir des
relations ancrées. La première est une marque de respect
employée par les individus pour se désigner : il s’agit des
locutions orales « Moulay » (« seigneur »), « Sî » ou « Sîdî »
(« Monsieur ») précédant leur prénom, bien que le plus souvent
c’est l’expression « frère » (khwân) qui est très couramment
employée. La seconde forme de politesse est le salut rituel :
lorsqu’ils se rencontre, les enquêtés se saluent mutuellement par
une poignée de main qu’ils portent ensuite sur leur cœur, en
prononçant la phrase « que la paix soit avec toi » (as-salâm
alaykûm).
Pour les interrogés, les oraisons mystiques sont censées contenir
de nombreuses propriétés surnaturelles. De ce fait et dans
l’idéal, les adeptes présents doivent respecter les conditions de
réalisation qui valident les séances d’invocations : bonne
intention (al-niyya), pureté rituelle corporelle (al-wudû’),
215
position assis en tailleur et orientation du corps vers la qibla.
Cependant, à l’inverse des zâwiya-s de la confrérie Qâdiriyya-
Bûdchichiyya où il est imposé aux fuqarâ’ de revêtir une jellâba
afin de pénétrer dans l’espace rituel1, les gestionnaires et les
disciples enquêtés nous affirment que cette distinction ne leur
apparaît pas nécessaire. Ainsi, la majorité des présents sont
habillés en civil, c’est-à-dire qu’ils ne portent pas de vêtements
cérémoniels. Seul le muqaddem et quelques membres de
l’assemblée ont passé la jellâba, certains des jeunes auxiliaires
sont parfois en jogging. Tous font preuve d’un grand
recueillement et accueille d’un sourire les retardataires qui
s’assoient avec eux.
Parfois un nouvel aspirant rejoint l’assemblée pour s’affilier à la
confrérie. La rencontre des disciples enquêtés avec l’ordre
religieux se fait toujours de façon informelle, par le biais d’amis,
de la famille ou même de façon fortuite. La prise du pacte (al-
‘ahd) initiatique qui engage le disciple dans la tarîqa se déroule
de la façon suivante : le candidat est invité à participer à une
séance d’invocations matinale dans la zâwiya. Juste après le
déroulement des litanies, l’aspirant et l’un des gestionnaires se
placent l’un à côté de l’autre, assis ou debout. Devant toute
l’assemblée, le descendant du saint prend la main du nouveau
venu et récite quelques sourates du Coran à voix basse. Il lui
donne ensuite un recueil d’invocation dactylographié qui
contient le hizb Subhân al-Dâ`im et les trois wird-s, et il lui
explique oralement les conditions de réalisation idéales des
oraisons qui règlementent le comportement et l’attitude
corporelle du pratiquant. Suite à cette courte séance, le nouveau
est présenté, par de chaleureuses embrassades, à la totalité de ses
confrères présents à la zâwiya. Un nouveau venu est
immédiatement reconnu par ses frères comme l’un des leurs au
1. Cet aspect normatif de la pratique mystique est abordé dans notre article « Une zâwiya Qâdiriyya-Bûdchichiyya en région parisienne. Mise en scène d’une spiritualité musulmane », à paraître dans les ASSR.
216
même titre que les « anciens », les enquétés aiment à dire que
dans la pratique mystique, le « temps » n’existe pas, seul
l’intention sincère (al-niyya) importe. Précisons tout de même
que la prise du pacte n’est pas un rite strict et figé. Il peut être
effectué par n’importe quel gestionnaire, indépendamment du
moment et du lieu.
Interrogeons-nous à présent sur les motivations des disciples
enquêtés. De par leur présence quotidienne en ces lieux, ils
considérés par les gestionnaires de lignée comme les partisans
les plus sincères de l’ordre. Qui sont-ils ? Pourquoi ceux-ci se
rendent-ils aux réunions matinales dans la zâwiya ? Quel est le
but de leur démarche ?
Auprès des disciples :
Les disciples interrogés qui se rendent régulièrement à ces
séances habitent tous Meknès : 70 % d’entre eux vivent dans la
vieille ville et 80 % sont mariés. 60 % sont âgés de 35 ans à 65
ans et appartiennent aux classes moyennes et défavorisés (seuls
40 % ont un emploi formel). 20 % sont bilingues (français /
arabe) et 90 % ne possèdent pas de diplômes de second cycle.
Passionnés par la pratique du mysticisme, certains sont des amis
de la famille du saint fondateur et affiliés depuis leur enfance,
comme M., 41 ans, pharmacien :
« J’habite Meknès, près de la préfecture. J’aimerai pouvoir venir
tous les jours à la zâwiya, mais ça n’est pas évident avec le rythme
de la vie moderne et les obligations familiales. J’essaie de venir au
moins tous les vendredi. Je suis un ami de la famille du chaykh, et
depuis l’adolescence je pratique la tarîqa. Je fais la prière, le hizb et
le dhikr ici, avant de partir au travail, je travaille dans une banque
(...) Pour moi le soufisme c’est une passion. Cela me remplit le cœur
de joie et de bonheur. A la zâwiya, tôt le matin, il n’y a que les vrais
disciples de Hâdî ben Aïssâ, nous sommes entre nous. C’est ici que
la vrai tarîqa Aïssâwiyya est pratiquée, c'est-à-dire la méthode
originelle que le Chaykh al-Kâmil nous a léguée. Ici, comme tu le
vois, pas de musique, pas de danse, car la vrai tarîqa du chaykh c’est
217
l’invocation continuelle de Dieu, le Roi des rois. »
Attirés par une recherche spirituelle personnelle, la confrérie des
Aïssâwa représente à leurs yeux la quintessence du mysticisme
musulman. C’est souvent le modèle du chaykh, transmis par un
membre de leur famille (père ou grand-père) ou l’un de leurs
amis, qui les a finalement motivé à vivre ce type de
cheminement initiatique. Ils sont aujourd’hui les premiers
destinataires des activités doctrinales de la zâwiya, ceux à qui
l’enseignement du Chaykh al-Kâmil doit les conduire, pas à pas,
vers l’ultime rencontre avec le divin. M., 45, sans emploi, et
adepte de la confrérie depuis plus de vingt ans, nous explique
comment, selon lui, le soufi doit vivre sa pratique :
« Il faut faire une distinction entre ceux qui aiment Dieu et ceux qui
cherchent à se faire remarquer en utilisant la religion et le soufisme.
Le soufi, en invoquant la gloire de l’Eternel, tente de s’approcher au
plus près de l’exemple du Prophète lui-même, et ainsi améliorer son
état humain et spirituel. Le soufi ne recherche pas l’ivresse mystique
et l’extase. Le soufi ne se montre pas dans les soirées mondaines
avec son chapelet pour dire ‘‘regardez-moi, je suis un soufi’’. Le
soufi est respectueux, serviable, généreux et humble. Il invoque le
seigneur en toute discrétion. Si l’on base ses efforts pour être admiré
des autres, on ne récolte pas plus que cela. »
Suivre à la lettre les recommandations du Chaykh al-Kâmil
entraîne, pour les sondés, l’idée que la pratique initiatique doit
s’allier à la recherche de la perfection morale, sociale et
spirituelle. L’endurance et la persévérance dans la pratique,
l’une des nombreuses recommandations du saint fondateur, sont
des éléments fondamentaux du cheminement mystique. Peu à
peu, suite à un laborieux travail sur soi vécu comme un devoir
pour bénéficier des grâces divines. A ce propos, S., 36 ans,
instituteur et disciple depuis dix ans, nous dit ceci :
« Ce que je peux dire, c’est que ça n’est pas facile de lutter contre
son ego, mais c’est le but du soufisme. C’est une pratique de tous les
jours. La tarîqa Aïssâwiyya et le soufisme en général c’est invoquer
Dieu, seul ou à plusieurs, avec abondance et dans l’intimité du cœur.
C’est quelque chose de difficile, il faut être constant, ne pas lâcher
218
prise, car au moindre moment de faiblesse, le démon arrive pour te
perturber. La méthode soufie est traditionnelle, il faut invoquer Dieu
en sans cesse, implorer son pardon et priez pour le Prophète, que la
paix et les bénédictions de Dieu soient sur lui. Vraiment, ça n’est pas
évident. On se décourage, on abandonne, on reprend, on se pose des
questions. A force de persévérance et avec la bonne intention, les
résultats finissent par apparaître. Tu vois tous les vieux Aïssâwî ? Ce
sont des gens saints et vertueux. Ils n’élèvent jamais la voix, ils
resplendissent de lumière. Rien ne peut les faire chavirer. Grâce à la
tarîqa, ils sont en paix avec la Création. J’aimerai moi aussi, devenir
comme eux, mais, même au bout de dix ans, j’ai toujours
l’impression de débuter [rires]. »
Le témoignage de O., 32 ans, sans emploi et disciple de la
confrérie depuis six ans, nous informe sur les bienfaits qu’il
attribue à l’application de la doctrine :
« La tarîqa Aïssâwiyya a prouvé la qualité de son éducation à
travers les siècles. Grâce au Chaykh al-Kâmil, de nombreuses
personnes, jeunes et moins jeunes, hommes ou femmes, ont eu le
privilège de goûter à la rencontre avec Dieu le Très Haut. La
rencontre avec Sa face est le but ultime de la vraie pratique soufie.
Pendant la récitation du dhikr et surtout du hizb Subhân al-Dâ`im,
nos cœurs entrent en relation, ils battent tous au même rythme. Nous
sommes reliés par les cœurs et non par l’intellect, car la méthode
traditionnelle éduque les êtres humains par l’invocation, et non par
la réflexion. Il est inutile de chercher le pourquoi du comment, il
suffit de s’asseoir avec les frères et invoquer, toujours invoquer.
Lorsqu’on a commencé on ne peut plus s’arrêter, car cela procure
une sensation de bonheur. »
Pour D., 29 ans, cuisiner dans un fast-food, la tarîqa lui permet
de retrouver ses émois spirituels :
« Le problème avec l’islam c’est que c’est une religion très difficile
à tenir. Ce que je veux dire, c’est que tu peux faire tes prières tous
les jours pendant un an, et ensuite ne plus avoir la force de continuer
sur ce rythme. Ton cœur devient froid. Ca arrive à tout le monde. Le
soufisme agit alors comme un remède. La récitation quotidienne du
dhikr, seul ou à plusieurs, est accessible à chacun selon ses
capacités. Untel est capable de faire 50 000 dhikr-s par jours, un
autre seulement 500. Ce n’est pas grave, car petit à petit, le dhikr te
donne la force de respecter la charî’a. Pour cela, il suffit de suivre la
219
méthode avec une bonne intention. »
Pour K., 42 ans, commerçant, les invocations quotidiennes à la
zâwiya lui ont permis d’opter pour un changement positif
d’environnement relationnel et social positif :
« Avant je ne connaissais des Aïssâwa que l’aspect folklorique, la
musique et les danses. Mais j’ai rencontré un ami qui m’a parlé de
l’histoire de Hâdî ben Aïssâ, il m’a emmené à la zâwiya et j’ai
participé au dhikr avec les frères, c’était pendant le mawlid, en 1997.
C’est ici que je me suis fait de nouveaux amis, qui sont maintenant
tous Aïssâwî. Auparavant je fréquentais surtout des amis d’enfance,
qui n’apportent rien de bon. Souvent on reste avec des gens par
habitude ou fainéantise. Ce qui m’a tout de suite plu ici, c’est que la
rencontre avec le soufisme offre d’autres perspectives de relations
amicales, qui sont souvent beaucoup plus saines. Avant j’avais de
gros problèmes avec l’alcool par exemple, maintenant j’ai arrêté,
petit à petit. Grâce au soufisme, ma vie est devenue plus
raisonnable. »
Tous les pratiquants interrogés s’accordent pour évoquer les
liens intimes qui les unissent ; le vocabulaire qu’ils emploient
s’inscrit dans différents champs sémantiques. Les notions
d’amour et d’amitié désintéressée entre fidèles de différents âges
reviennent souvent dans les témoignages. La pratique semble
leur apporter de nombreuses vertus morales qu’ils aiment
mettrent en avant, comme la sérénité, patience, générosité,
humilité, discipline, connaissances spirituelles, la politesse, le
respect ou le bon conseil.
Ce premier niveau de pratique rituelle alimente donc le lien
social et spirituel qui existe entre les disciples de la zâwiya et le
chaykh, les invocations mystiques sont le vecteur de la présence
auprès d’eux du saint, et donc, par son intermédiaire, de celle de
Dieu. Ce lien est établi lorsque l’aspirant scelle le pacte avec la
tarîqa, et doit être entretenu par la permanence, la régularité et
l’assiduité des pratiques rituelles. Alimenter et maintenir ce lien,
voilà un enjeu fondamental pour les gestionnaires de lignées.
C’est pourquoi les pratiques rituelles de la zâwiya ne se limitent
pas à l’application du traité d’autoperfectionnement, l’exemple
220
même de la vie du chaykh couvre tous les registres de
l’existence des croyants. Ainsi, sa baraka, influx divin et
immatériel diffusé par son tombeau, est recherché,
indépendamment (ou au dépend selon certains disciples) de son
enseignement doctrinal, par la quasi totalité des visiteurs de la
zâwiya. Les gestionnaires de lignée doivent, dès la fin de la
récitation des litanies, se mettre à leur disposition et répondre à
la demande de ceux qui voient, ici et plus qu’ailleurs, la source
du sacré qui autorise la quête de la baraka.
La quête de la grâce divine
Ce second niveau des pratiques rituelles abrité par la zâwiya-
mère correspond à la part essentielle de ses activités qui la fait
rayonner sur tout Meknès et à travers sa région. Le pouvoir du
saint sur les dimensions religieuses et spirituelles de la vie
sociale dépasse aisément le cercle étroit de quelques disciples
assidus. Tout au long de l’année la demeure offre l’hébergement
à tous les visiteurs, pèlerins et disciples, dans le but de satisfaire
leur recherche de la baraka. La zâwiya dans son ensemble est
pour ces visiteurs une source intarissable de bénédiction et de
faveurs divines.
La visite des fidèles est motivée par l’espoir de voir se réaliser
un vœu où la demande spirituelle, matérielle ou l’amélioration
d’un état de santé est censée se réaliser grâce la baraka du saint.
Pour cela, les visiteurs se déchaussent et pénètrent à l’intérieur
du mausolée en direction de la tombe du saint. Une fois près du
tombeau, deux procédures rituelles sont possibles. La première
consiste à demeurer plusieurs heures près de la tombe du chaykh
et d’y prier en récitant la Fâtiha (la sourate d’ouverture du
Coran) ou divers versets coraniques, tout en formulant
mentalement ses voeux. La seconde procédure consiste à
solliciter l’un des gestionnaires de lignée en lui demandant de
221
réaliser une courte prière de bénédiction (du’â`). Celui-ci, à
haute voix et les paumes des mains levées vers le ciel, s’adresse
alors à Dieu et requiert l’aide divine pour tenter de soulager le
croyant. Souvent, le public présent et les autres gestionnaires de
lignée participent à l’invocation en la ponctuant par de
nombreux amîn (« ainsi soit-il »). Le fidèle dépose ensuite de la
monnaie dans la caisse (al-rbi’a ) pour l’aumône (al-zakât),
cagnotte qui est officiellement redistribuée aux nécessiteux car
elle est l’un des piliers de la religion musulmane1. Dans le
système de croyance lié au culte des saints, la zakât est le
produit économique du système symbolique du don / contre don,
où, pour bénéficier de la baraka du saint, le fidèle donne un
change, appelé ziyâra (litt. « visite »)2. Le cycle baraka / ziyâra
implique et tisse de nombreux liens sociaux à connotation
symbolique que le croyant doit respecter et entretenir, dit-on par
des visites annuelles dans le mausolée du saint : le plus
important pour eux est de donner quelque chose pour recevoir,
la ziyâra est réellement l’acompte sur la baraka. Ce système de
dévotion transactionnel rappelle les réflexions de M. Weber sur
la primauté de l’orientation vers le salut intramondain dans les
formes de religiosité vécue3.
Interrogé sur l’existence de ce second niveau de pratique, le
responsable de la direction spirituelle, Moulay Idriss Aïssâwî,
l’identifie avant tout comme une forme de soutien moral :
« Nous continuons ce que notre ancêtre a commencé. L’aide que le
Chaykh al-Kâmil apporta aux pauvres et aux faibles de son époque
doit être maintenue à travers le temps, au même titre que sa méthode
d’illumination des cœurs. Il faut rester à leur écoute, car venir ici les
aides à surmonter leur chagrin. Il serait injuste de les rejeter. Mais
seul Dieu peut les délivrer de leurs souffrances. »
1. A propos du contexte religieux de l’étude et des cinq piliers de l’islam, voir pp. 19 et ss. 2. A propos du système de croyance qui sous-tend ce niveau de pratique, voir pp. 34-38. 3 . WEBER, Economie et société, 1998 (1909) trad. J. Freund, op. cit.
222
Cependant d’autres gestionnaires enquêtés sont beaucoup plus
critiques vis à vis des actes rituels réalisés par les visiteurs en
quête de la grâce divine. Rappelons que l’islam sunnite
condamne toute forme d’idolâtrie, d’associations religieuses et
de vénération de saints. Le Coran interdit la visite des tombeaux
des morts, notamment les ancêtres, forme primitive du culte des
saints1. Des hadîth-s du Prophète interdisent formellement les
prières et les sacrifices sur les tombeaux2. Ce sont les raisons
avancées par ‘Abderrahim ben Moussa, l’un des jeunes
auxilliaires de la zâwiya, qui juge ces pratiques futiles :
« Ecris bien dans ton étude que nous n’avons rien à voir avec ces
pratiques profanes. Tout cela, c’est juste psychologique. A la zâwiya
Aïssâwiyya, nous appliquons notre tarîqa qui est une méthode
spirituelle soufie. Si les gens ont des problèmes psychologiques ou
psychiatriques, il existe de vraies techniques liées au soufisme pour
palier à ce genre de problème. Ca leur fait du bien, alors on les laisse
faire. »
Les visiteurs qui se rendent dans la zâwiya sont considérés par
les gestionnaires du lieu comme des individus en état de détresse
en quête d’un soutien psychologique. Qu’en est-il réellement ?
Qui sont les croyants qui se rendent-ils dans la zâwiya auprès du
tombeau du saint ? Quel est le but de leur démarche ?
Auprès des visiteurs :
La majorité des visiteurs enquêtés dans ce niveau de pratique
sont des femmes âgées de 15 ans à 40 ans (75 %). Si l’on
observe une grande diversité en terme d’origine régionale, la
classe sociale représentée reste pauvre et défavorisée. 87 % ne
possèdent pas d’emploi, 77 % sont célibataires, 90 % sont
1. CORAN, s. 39 / v. 3, 29, 41-43, 64-66. Cette problématique est exposée dans notre introduction, pp. 34-38. 2. Par exemple ce hadîth rapporté par Muslim : « D’après Jundab a dit : ‘‘J’ai entendu le Prophète dire : « Certes, en vérité, ceux qui vous ont précédés faisaient des tombeaux de leurs prophètes et de leurs hommes de bien des lieux de culte. Je vous interdis cela’’. »
223
uniquement arabophones et aucun ne possèdent de diplômes de
second cycle.
Parmi ces visiteurs nous trouvons tout d’abord les fidèles qui
éprouvent le besoin d’une médiation symbolique avec le
tombeau du chaykh. Leurs visites sont souvent répétées et se
déroulent de façon routinière tout au long de l’année. S’y
ajoutent deux catégories de professionnels qui s’annoncent
comme les dépositaires du charisme du saint. La première
catégorie est représentée par les hanayat, ces jeunes femmes qui
interpellent les passants pour leur proposer des tatouages au
henné. La seconde catégorie se compose des mendiants qui
tentent d’échanger la baraka contre quelques pièces de monnaie.
Les visiteurs ne se rendent pas au sanctuaire toujours avec un
vœu précis. Une simple visite accompagnée de l’offre d’une
bougie ou de quelques pièces est suffisante pour obtenir un peu
de baraka. La simple présence dans l’espace sacré expose les
individus à l’émanation de la bénédiction. D’autres ont des
requêtes précises, comme l’espoir de trouver un conjoint, de
provoquer une grossesse ou de palier à une guérison psychique
ou somatique. Voici, à ce sujet, le témoignage de madame Y.,
sans emploi, 28 ans :
« Depuis deux semaines, j’ai les mains paralysées, elles se bloquent.
Une voisine m’a dit que c’était peut-être un démon [djinn, ndr], elle
m’a conseillé d’aller à la zâwiya de Sîdî ‘Ali [il s’agit de Sîdî ‘Ali
ben Hamdûch, le fondateur de la confrérie des Hamadcha, ndr ] et d’
y sacrifier une poule noire. Mon mari n’a pas voulut m’emmener, il
n’aime pas tout cela, et Sîdî ‘Alî c’est loin, nous n’avons pas de
véhicule. Mon état ne s’améliorant pas, il m’a emmené ici, au
Chaykh al-Kâmil. Des personnes m’ont dit que le Chaykh al-Kâmil
est mieux que Sîdî ‘Alî, alors je suis finalement contente d’être ici.
J’ai demandé aux ‘‘fils du chaykh’’ si je pouvais rester ici quelques
jours, pour prier et demander à l’esprit du chaykh de me guérir.»
Les demandes des croyants s’inscrivent toujours dans la
perspective de l’amélioration de leur vie quotidienne. Pour les
plus jeunes des enquêtés, il s’agit souvent de chercher à réussir
224
un examen, à trouver un emploi ou de l’argent. C’est ce que
nous exprime M., lycéen de 16 ans :
« Je suis juste venu avec mon petit frère prendre un peu de baraka.
Demain matin nous avons une interrogation de mathématiques.
J’espère que ça va bien se passer.»
De son coté, madame D., 34 ans, souhaite se donner de
l’assurance avant de quitter définitivement le pays pour
l’étranger :
« Demain soir, je quitte le Maroc. Je rejoins mon mari pour vivre au
Canada avec mon fils. C’est un changement de vie complet, je ne
connais pas cette culture. Je faisais les dernières courses en médina
et je suis passé rapidement au Chaykh al-Kâmil prendre de la
baraka. »
Si le nombre de visiteurs du lieu est le premier indice de
l’efficacité de la baraka du saint, ce capital symbolique est
alimenté au quotidien par de très nombreuses histoires évoquant
la guérison miraculeuse de visiteurs. Véhiculés dans la société
par tradition orale, ces récits extraordinaires constituent des faits
de signification qui participent à la diffusion des indices de
l’efficacité de la baraka. Le témoignage de Madame B., 58 ans,
sans emploi, est représentatif de ceux qui circulent autour du
sanctuaire :
« Une amie m’a téléphoné pour que je l’accompagne au Chaykh al-
Kâmil, elle était avec sa nièce, une adolescente très malade. Elle
avait un problème d’ovaires, et du sang lui coulait sans cesse entre
les jambes. On l’a emmené à l’intérieur de la zâwiya et les ‘‘fils du
chaykh’’ ont été très surpris, ils nous ont dit de la conduire à
l’hôpital. Mais c’était sa dernière chance, sa famille avait évidement
tout essayé. Alors je suis resté avec elles, pendant trois jours et trois
nuits dans la zâwiya. On a prié tous ensemble que Dieu lui vient en
aide. Le sang n’arrêtait pas de couler, et on épongeait toutes les
heures avec cinq serviettes de plage, j’ai bien cru qu’elle allait
mourir dans nos bras. On est ensuite rentré à la maison et je n’ai plus
eu de nouvelles. Une année plus tard, j’étais au marché de bab al-
jdîd lorsque j’ai aperçu cette jeune fille. Je lui ai demandé des
nouvelles, elle m’a répondu qu’elle s’est mariée et qu’elle est
enceinte. C’est la réalité, c’est la force de la baraka. »
225
Ce témoignage nous l’indique, la vie collective dans la zâwiya
permet à la piété rituelle de provoquer des solidarités intimes,
qui se mêlent aux expériences individuelles. Dans cette
interaction qui conduit les croyants dans un face à face avec le
divin, nous remarquons que les solidarités elles-mêmes
n’excluent pas toutes sortes de conflits et de tensions. La visite
des fidèles dans le mausolée est très fortement réprouvée par de
nombreux interrogés dont l’éducation religieuse se veut plus
dogmatique. Le mélange des sexes et la mixité dans les
sanctuaire entraîne automatiquement sa mauvaise réputation :
les soupçons de débauche et de mauvaise rencontre plus ou
moins réelle sont les arguments invariablement avancés par
certains sondés. Les actes de piété liés au culte des saints sont
alors jugés avec mépris par des individus se trouvant à
l’intérieur et aux alentours de la zâwiya. Chose étonnante, de
nombreux visiteurs se rendent dans le sanctuaire pour observer
et décrier ouvertement les fidèles. Les propos ne sont jamais
prononcés directement aux intéressés, mais toujours à leur insu
et parfois devant l’un des gestionnaires de lignée. Face à cette
situation, celui-ci rappelle sévèrement à l’ordre les impertinents.
Voici quelques déclarations entendues sur les lieux qui nous
révèlent la vision d’un système de croyance réputé « archaïque »
et anti-musulman :
. « Celui qui entre au Chaykh al-Kâmil ne ressort pas vivant »
. « Il n’y a que des cannibales là-dedans »
. « Le Chaykh al-Kâmil c’est le sous-développement »
. « C’est le repaire des prostituées »
. « Il faudrait mettre une bombe ici »
. « Le Maroc ne va vraiment pas bien »
Malgré les nombreuses tensions provoquées par ce système
transactionnel, celui-ci ne remet pas en cause la puissance du
charisme du saint, bien au contraire. Pour I. Melliti, le charisme
du saint maghrébin possède une faculté de résilience qui en fait
226
un « pouvoir prédisposé à la réussite »1, c’est-à-dire un pouvoir
qui possède la capacité de pallier à ses propres déficiences.
Effectivement, le couple baraka / ziyâra fonctionne si bien qu’il
peut attribuer à posteriori une dénouement positif à un
événement confus. Les nombreux entretiens menés auprès des
visiteurs soutiennent aisément cette idée. Nous avons très
fréquemment entendu les fidèles affirmer qu’il faut « y croire »
pour la quête de la baraka connaisse un déroulement positif.
Cette approche de la sainteté neutralise l’incrédulité et le doute
et met ensuite en action des mécanismes d’auto persuasion. Les
interrogés nous apprennent que les critiques, le scepticisme et
l’incrédulité sont vus comme l’impossibilité de faire preuve
d’une saine intention, la niyya. Cette carence en niyya fait, pour
eux, définitivement obstacle à la réception de la baraka. De
plus, la protection que le saint accorde à ses fidèles en échange
de la ziyâra à laquelle s’ajoute la niyya, ne saurait être
accessible aux incrédules qui manifestent leur réprobation.
Nous devons ajouter que cette croyance ne se transmet pas
forcément par tradition familiale. Au sein d’une même famille,
certains membres y adhèrent tandis que d’autres le rejettent avec
énergie. Voici le récit de mademoiselle J., 30 ans, secrétaire, qui
accompagne parfois sa mère à la zâwiya pour la recherche de la
baraka. Interrogée sur l’esplanade du sanctuaire, celle-ci nous
exprime franchement son point de vue. Selon elle, les zâwiya-s
freinent l’avancée socio intellectuelle du pays et d’éloignent les
croyants de la pratique canonique de l’islam :
« Tu dois citer mon témoignage dans ton travail, sinon les gens à
l’étranger vont croire qu’au Maroc nous sommes tous comme ça.
Depuis quand il faut s’adresser à une tombe pour avoir un cadeau de
Dieu, c’est écrit où ça ? Ca n’a rien à voir avec l’islam, celui qu’on
nous a appris, celui de notre Prophète. Il y a des gens qui viennent
ici et ils demandent au chaykh un visa pour la France ou un mari.
C’est vraiment ridicule, ce gars est mort depuis cinq cent ans. Les
1. MELLITI, « espace liturgique et formes de l’autorité chez les femmes tîjâniyya de Tunis », dans L’autorité des saints, 1998, pp. 133-149, p. 145.
227
‘‘fils du chaykh’’, en tant que musulmans, ont la responsabilité
d’éduquer les gens et de leur dire que c’est haram [illicite, ndr] de
prier une tombe. Au lieu de ça, ils vivent de tout ce cirque. Je
n’aimerai pas être à leur place le jour du Jugement Dernier, ils
auront des compte à rendre devant Dieu (…) Tu sais comment ça se
passe dedans ? Les gens prient devant la tombe pour avoir la baraka
et les ‘‘fils du chaykh’’ prient Dieu pour que les gens restent aussi
idiots et qu’ils continuent à encaisser leur argent (…) Tu te rends
compte qu’il y a des gens qui préfèrent venir ici plutôt que d’aller à
l’hôpital se faire soigner ? (…) Finalement je vais y aller faire un
vœu moi aussi. Il paraît que le Chaykh al-Kâmil les exauce tous. Tu
sais ce que je vais demander ? Qu’il disparaisse [rires] ! »
Ces témoignages indiquent-ils une réappropriation de l’islam au
détriment des pratiques rituelles traditionnelles ? A ce stade de
l’étude nous pouvons distinguer deux attitudes chez les visiteurs
enquêtés :
- Une attitude de dépendance usuelle vis-à-vis de la médiation
du saint. Le chaykh est vu par les croyants comme un « saint
admirable » (selon le modèle définit par Vauchez)1 capable
d’offrir à tous les individus dotés d’une saine intention (al-
niyya) le salut intra mondain.
- Une attitude critique ouvertement exprimée dans les locaux
de la zâwiya. Ce niveau de pratique est considéré par
certains comme archaïque et contraire à l’islam sunnite. Les
bienfaits supposés de la baraka sont rejetés et les actes de
piétés qu’elle engage sont désapprouvés.
Il n’est pas excessif de voir en la zâwiya-mère des Aïssâwa le
lieu qui monopolise à la fois les tensions religieuses, la vie
spirituelle et l’expérience du divin au sein de la ville de Meknès.
Par sa présence physique, la demeure impose et révèle la
présence du divin dans le territoire. Par son rôle polyvalent, elle
incarne un rêve d’évasion qui transcende l’aspect purement
fonctionnel des actions quotidiennes. Etudions cette idée.
1. Les caractéristiques du « saint admirable » ont été définies pp. 130 et ss.
228
Fig. 5 : plan de la zâwiya-mère1 :
1. Réalisé par nous en mai 2004.
229
Fig. 6 : plan du mausolée (darih) du Chaykh al-Kâmil1 :
1. Réalisé par nous en avril 2004.
230
Une demeure au rôle polyvalent
Le rôle polyvalent de la zâwiya est lié à sa capacité à proposer
un éventail de services qui, ailleurs, appartiennent à d’autres
autorités : séances d’invocations spirituelles, prières canoniques
collectives, hospitalité et accueille des fidèles et des visiteurs,
communication de la baraka. C’est cette polyvalence qui pousse
I. Melliti à la placer aux antipodes de la mosquée1. Entre les
deux espaces il est vrai que les contrastes sont nombreux : la
zâwiya permet la mixité des sexes, son ouverture au public est
quasi continuelle, l’investissement spatial des individus, leur
comportement ainsi que leurs actes de piété y sont tout à fait
spécifiques. Une autre différence doit être pointée : il s’agit des
purifications corporelles rituelles. Celles qui précèdent la prière
ou l’entrée dans une mosquée sont strictement codifiées, alors
que celles qui doivent être accomplies avant de se rendre dans la
zâwiya sont laissées à la volonté de chacun. Il est vrai qu’au delà
de la référence unitaire à l’islam, la piété maghrébine est ici
articulée par des éléments théoriques, symboliques, esthétiques
et rituels, tous mobilisés par la baraka du saint, véritable « agent
humain du surnaturel »2. Ces singularités nous invitent à
qualifier la zâwiya-mère des Aïssâwa d’espace « secondaire ».
Un espace « secondaire » calme et paisible :
La notion d’espace « secondaire » est empruntée à l’anthropo-
sociologue Pierre Sansot qui a analysé les formes
contemporaines, des résidences secondaires de citadins dans les
campagnes françaises. Selon Sansot, un espace secondaire
possède les mêmes codes sociaux que ceux de l’espace primaire,
mais ne prend de sens que par rapport à celui-ci. L’espace
secondaire « permet de résoudre beaucoup des contradictions
1. MELITTI, op. cit. 2. Terme emprunté à Peter Brown. BROWN, La Société et le sacré dans l’Antiquité tardive, trad. de l’anglais par A. Rousselle, 2002 (1985), p. 16.
231
sociales actuelles, de les contourner : il comble des failles que la
vie quotidienne et urbaine ne peut plus colmater »1. Cet espace
représente alors une possibilité d’écart et de mise à distance
spatiale, sociale et symbolique de la vie quotidienne. Dans son
analyse de la zâwiya des femmes Tijâniyya de Tunis2, Melitti
utilise aussi cette notion de secondarité, en désignant la zâwiya
féminine tunisienne comme un « contre espace social »3 qui
permet l’émergence de pratiques religieuses à caractères
périphériques qui privilégient la « religiosité »4 comme
expérience marginale du sacré sur la religion officiellement
instituée. Si la part du ludique, qui se manifeste par les chants,
les danses et les rires, est omniprésente dans les pratiques des
croyantes tunisiennes5, à Meknès en revanche les aspects festifs
du sacré sont volontairement réprimés par les gestionnaires de
lignée. L’analogie entre la zâwiya des Aïssâwa de Meknès et
celle des femmes Tijâniyya de Tunis doit donc être mesurée.
Interrogé sur l’atmosphère particulièrement calme et sereine de
la zâwiya, Moulay Idriss Aïssâwî nous dit que les pratiques
artistiques et spectaculaires du divin y sont formelles
interdites afin que les lieux, qui permettent la mixité, reste
décents :
« Il n’y a jamais d’instruments de musique ici. Parfois nous faisons
du samâ’ [chants religieux a cappella, ndr], par exemple la septième
nuit du mawlid, [fête qui correspond à l’attribution du non du
Prophète, ndr] nous organisons ici dans le mausolée du Chaykh al-
Kâmil une séance de chant spirituels. On le fait à l’occasion mais pas
systématiquement. Tu comprends, il y a beaucoup trop de passage et
de femmes dans la zâwiya pour nous permettre de pratiquer le samâ’
régulièrement. Cela attire des gens éloignés du soufisme. Dans ce
cas, nous ne pourrions plus garantir la sécurité des fidèles, les vols,
les agressions, c’est courant au Maroc. La zâwiya doit rester
1. SANSOT, L’espace et son double : de la résidence secondaire aux autres formes secondaires de la vie, 1978, p. 182. 2. MELLITI, op. it. 3. Ibid., p. 145. 4. Ibid. 5. Ibid., p. 143.
232
convenable. »
La zâwiya-mère de Meknès autorise une conception des
pratiques rituelles encadrées par ses gestionnaires et basées sur
la notion de sainteté musulmane. Elle manifeste un espace
« secondaire », certes, mais un espace paisible, ritualisé et
hiérarchisé. Les deux niveaux de pratiques qu’elle accueille
n’entraînent pas de d’états spirituels violents, ses participants ne
manifestent aucun signe extérieur d’extase. Ici, la retenue
comportementale des présents se veut règle implicite. Nous
n’avons jamais constaté la manifestation de cris, de pleurs, de
grondements ou de danses rituelles. Moulay Idriss Aïssâwî, à ce
propos, ajoute ceci :
« Les personnes qui recherchent la distraction ou l’extase se
trompent. Le soufisme ce n’est pas un jeu ou une mode, c’est une
pratique d’éducation par l’invocation de Dieu. Notre méthode
propose le cheminement de gens vertueux vers Dieu, et cela par le
bon comportement intérieur et extérieur. Le Chaykh al-Kâmil n’a
jamais enseigné l’extase, bien qu’il l’ait accepté de Abû ar-Rawâyil
[son disciple favori, ndr]. L’extase survient toujours lorsqu’on ne s’y
attend pas, c’est une bénédiction de Dieu, inutile de le provoquer par
de la musique ou des danses.»
Cette forme de piété offre la possibilité d’un usage pratique du
divin et articule une conduite sociale et morale conforme à un
modèle d’homme, le chaykh fondateur de la tarîqa. Cette
polyvalence permet à la zâwiya de faire cohabiter de deux
systèmes dévotionnels différents. Intéressons-nous à cette idée :
La cohabitation de deux systèmes dévotionnels :
Par la notion de système dévotionnel nous entendons un niveau
de pratique rituelle qui s’inscrit dans un cadre symbolique qui
permet au fidèle de réaliser des actes de piété orientés vers un
objectif théorique précis. Dans le cas de la zâwiya-mère des
Aïssâwa nous avons observé et décrit précédemment la présence
de deux systèmes dévotionnels dissemblables utilisés par deux
catégories différentes de fidèles : il s’agit de l’application de la
233
doctrine (pratiquée par les disciples de l’ordre) et de la quête de
la grâce divine (réalisée par les visiteurs des lieux). Ces
systèmes dévotionnels sont néanmoins basés sur la croyance
commune en la baraka du chaykh. Rappelons-en les propriétés :
- Premier système : l’application de la doctrine : cette mise en
pratique du traité d’autoperfectionnement et de savoir-vivre
établit par le Chaykh al-kâmil astreint véritablement les
adeptes à une discipline corporelle normative. Le but est
d’expérimenter la rencontre avec Dieu (l’« extinction de
l’être dans l’unicité », al-fanâ’ fî al-tawhîd) et de modéliser
l’« l’homme universel » (al-insân al-kâmil). Acceptant
l’idée d’une praxis longue et difficile, les pratiquants sont
motivés par la certitude du salut extra mondain accordé par
la baraka du saint.
- Second système : la quête de la grâce divine : les fidèles
prennent part à un cycle de dévotion transactionnel basé sur
le couple baraka / ziyâra. Leur démarche est orientée vers la
résolution de problèmes divers liés à la vie quotidienne et à
leur état de santé. Les croyants sont ici motivés par l’espoir
de voir se réaliser un vœu censé s’accomplir grâce la baraka
du saint pour leur salut intra mondain.
Peut-on tenter d’analyser, à partir des notions de E. Durkheim et
de E. Goffman, ces deux systèmes dévotionnels ?
Pour Emile Durkheim, les rituels religieux servent à créer un
ordre social. Il définit deux types de rituels qu’il appelle positif
et négatif. Le rituel positif a pour but de communier humain et
divin : pour cela le premier rend hommage au second de
diverses façons par diverses offrandes. Le rituel négatif décrète
des tabous, des interdits, et trace les limites entre sacré et
profane. Il aide à mettre l’individu en condition d’accéder au
234
domaine du religieux, à l’aide par exemple d’habits cérémoniels,
d’ornements ou par le jeûne1. Citant Radcliffe-Brown, qui
introduisit les analyses de E. Durkheim dans la sociologie anglo-
saxonne, Ervin Goffman propose une définition du rite comme
manifestation de la structure sociale dans les actions
individuelles :
« Il existe une relation rituelle dès lors qu’une société impose à ses
membres une certaine attitude envers un objet, attitude qui implique
un certain degré de respect exprimé par un mode de comportement
traditionnel référé à cet objet. »2
Le rituel est, toujours pour E. Goffman, un « acte formel et
conventionalisé par lequel un individu manifeste son respect et
sa considération envers un objet de valeur absolue, à cet objet ou
à son représentant. »3 Ces actes rituels, Goffman les voit comme
des « signes d’expressions corporelles »4 réalisés lors d’un rituel
goffmanien de type positif ou négatif5.
Dans le cas du premier système dévotionnel, l’adepte effectue
une mise en condition normative mentale et corporelle qui l’aide
à se mettre dans une situation où une rencontre avec divin doit
se vivre. Accepter de suivre le cheminement initiatique et le
traité d’autoperfectionnement mystique, c’est consentir à se
soumettre à ces règles qui définissent les contours théoriques de
l’expérience du sacré. C’est donc vivre un rituel définit par
Durkheim comme négatif dont le manquement correspond, pour
Goffman, à une « violation de la croyance »6. Les réunions
collectives d’invocations quotidiennes correspondent au rituel
positif où divers hommages sont rendu à Dieu par les fidèles
dans la perspective d’une communion divine.
1. DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, 1998 (1912), pp. 50-51. 2. RADCLIFFE-BROWN, « Le Tabou », dans Structure et fonction dans la société primitive, 1969, cité par E. Goffman, La mise en en scène de la vie quotidienne, t 1 : Représentation de soi, trad. de l’anglais par A. Accardo et A. Kihm, p. 51. 3. GOFFMAN, ibid., t.2, p.73. 4. Ibid., p. 132. 5. Ibid., p. 73. 6. Ibid.
235
Ces deux rituels positif et négatif imposent au disciple des règles
comportementales qui norment et gouvernent l’individu en
fonction de sa présence dans la zâwiya et vis à vis des autres
fidèles. Ces contraintes, définies par E. Goffman comme des
devoirs (et dont le manquement constitue un « affront »1)
couvrent aussi différents niveaux d’expression définissant la
« façade personnelle » ou « collective » qui dessinent la maîtrise
de ses impressions, le maintien physique, la tenue vestimentaire
et les manières des individus. Ceux-ci sont alors contraints par
l’autorité et tout au long de leur présence dans la zâwiya,
d’incarner temporairement un « rôle »2 qui prédéfinit leur
comportement idéal tout au long de la pratique rituelle. Goffman
propose trois expressions corporelles types pour modéliser les
comportements humains : il s’agit de l’expression corporelle
« d’orientation », de l’expression corporelle « de circonspection
» et de l’expression corporelle « d’outrance ». D’après lui, il
existe un « fond commun de croyances qui unit les sociétés
occidentales qui s’est vu négligé par tous ceux qui étudient le
comportement. »3 Goffman pense que la religion chrétienne a
joué, en Occident un rôle important dans le système de
transmission culturelle d’une certaine idéologie morale :
« Tout au long de l’histoire de la civilisation occidentale, il a existé
une continuité dans l’idéologie morale officielle qui définit les
attributs personnels convenables que les hommes et les femmes
devaient arborer dans leurs rapports en face à face. La littérature du
gentilhomme, remarquable à partir du 16ème siècle, n’est qu’un
exemple. Il s’agit, aussi des vertus classiques qui font une bonne
nature : l’honnête, la gratitude, l’équité, la générosité. Il y a
1. Pour les notions de « droit » et de « devoir », Goffman nous donne la définition suivante : « Les normes ou les règles empiètent sur l’individu (...). Ces obligations et ces attentes sont parfois nommées des droits quand la personne qui les a les désire, et des devoirs dans le cas contraire. », GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne, t1, op. cit., pp. 102-103. 2. Le terme de « rôle » est employé ici selon la définition que lui a donné Richard Sennet, à savoir qu’« un rôle est une conduite adaptée à certaines situations et non à d’autres (…) et impliquent un système de croyance particulier. » SENNET, Les tyrannies de l’intimité, 1979 (1974), pp. 35-36. 3. Ibid., p. 178.
236
également des valeurs associées au comportement corporel,
certaines particulière à chaque sexe, d’autres communes : propreté,
belle apparence, maîtrise des passions, force et courage physique,
dextérité, grâce et maintient. Et encore, les vertus propres à
l’interactant : sincérité, déférence, modestie et autres semblables.
Enfin, les vertus d’éducation associées au savoir, au langage et à la
culture. Dans tout cela, bien sur, la religion chrétienne joue un rôle
important. »1
Ces valeurs normatives nous les retrouvons aussi chez les
enquêtés : nous avançons l’idée que ceux-ci adoptent, lors de la
pratique de l’autoperfectionnement mystique, une expression
corporelle dite d’ « orientation », où « un individu en présence
des autres se sent souvent obligé de sa livrer à quelque activité
reconnaissable et ouvertement motivée par les objectifs officiels
du moment et du lieu. »2 Les disciples de l’ordre, qui se
déchaussent à l’entrée du sanctuaire pour y réciter à haute voix
les invocations spirituelles, s’assoient tous en position assise en
tailleur, le dos bien droit. Aidés seulement par leur chapelet, ils
font preuve d’une attitude introvertie indépendamment d’une
amabilité et d’une gentillesse les uns envers les autres, qui font,
nous disent-ils, le renom de la méthode d’autoperfectionnement
mystique. L’expression de ce savoir-vivre préalablement défini
et ritualisé par les enseignements théoriques du chaykh3, est la
combinaison des deux rituels positifs et négatifs durkheimiens
qui pénètre tout le tissu social, toute l’assemblée des croyants.
Selon N. Gole, cette forme d’autocontrainte corporelle est
caractéristique des micros pratiques corporelles musulmanes :
« [L’islam, ndr] s’est déployé dans un espace défini par ce que
Pierre Bourdieu appelle l’« habitus » qui englobe les habitudes
alimentaires, la façon de s’exprimer, les gestes corporels, tout ce qui
fonctionne en deçà de la conscience et du langage, loin du contrôle
de la personne, en dehors de sa volonté. Dans la mesure où le corps
est le lieu de la mémoire historique, tout projet qui cherche à
1 . Ibid. 2. Ibid., p. 135. 3. A propos des spécificités de la voie mystique d’autoperfectionnement, voir pp. 149-166.
237
produire « l’homme nouveau » met l’accent sur les détails les plus
insignifiants, comme le vêtement, la barbe, les manières de parler. »1
Cet habitus volontaire met en jeu des notions spirituelles,
religieuses, morales et sociales et facilite l’autocontrainte
corporelle qui pousse le croyant à se définir par une certaine
retenue dans l’attitude, le rejet de la violence et la bienséance,
préceptes imposés par le chaykh et acceptés par l’aspirant.
Cherchant avec opiniâtreté à se conformer au traité
d’autoperfectionnement créé par le fondateur, le disciple de la
zâwiya se présente à nous dans la méditation et l’invocation de
Dieu à travers lesquelles il vit un repli vers l’intérieur de son
être. Théoriquement, cette autocontrainte corporelle, véritable
habitus volontaire de l’émotion, doit lui permettre, au final,
l’ « extinction de l’être dans l’unicité » (al-fanâ’ fî al-tawhîd)
ou, du moins, de s’approcher le plus près possible de la
« présence divine » (al-hadra). Il pourra ainsi, peut-être, auprès
de ses frères, représenter « l’homme parfait » (al-insân al-
kâmil), cet être humain idéal qui se veut l’image du Prophète de
l’islam.
Lors leur quête de la baraka, les visiteurs manifestent ici aussi,
au même titre que les disciples de la zâwiya mais d’une façon
autre, leur respect pour le sacré. Ces fidèles qui ne cheminent
pas sur la voie initiée par le chaykh et ne pratique pas la
méthode d’autoperfectionnement. Cependant, cela ne signifie
pas qu’ils soient incapables, en ce lieu, de manifester une
certaine retenue comportementale soutenue par une droiture
morale. Les visiteurs de la zâwiya s’engagent à respecter un rôle
prédéfinit qui s’inscrit dans un rituel positif : le respect et
l’entretient du cycle symbolique du don / contre don (baraka /
ziyâra). Ces fidèles effectuent ici une mise en condition
normative mentale et corporelle qui les aide à se mettre dans une
situation qui doit permettre le contact avec le divin. Ceux-ci
1. GOLE, Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie, Paris, La découverte, Paris, 2003 (1993), p. 153.
238
adoptent eux aussi, selon la définition de Goffman, une
« expression corporelle d’orientation » : ils se déchaussent à
l’entrée du sanctuaire pour y réciter mentalement ou à voix
basse des prières et formuler des vœux, près de la tombe du
saint, parfois même en l’embrassant. Certains prolongeant la
visite en demeurant assis dans les lieux, soit dans l’espace rituel
ou dans l’espace profane. Lorsqu’ils se trouvent dans l’espace
rituel, les visiteurs sont soutenus par les gestionnaires de lignée
réalisent, à leur demande, des courtes prières d’invocations
(du’â`-s). Le don de quelques pièces de monnaies des fidèles
peut aussi être interprété comme un signe de gratitude « qui a
pour fonction de clore une rencontre. »1 Face aux descendants
du saint, les visiteurs font preuve d’une attitude extrêmement
réservée et d’une politesse qui signifie, nous disent-ils, leur
bonne intention, la niyya, condition morale qui sanctionne cette
transaction divine. Ces « expressions corporelles
d’orientations » révèlent deux types de conduites, l’une idéale,
l’autre alternative :
- La conduite idéale des visiteurs : se déchausser à l’entrée du
tombeau du saint. S’asseoir près de la tombe du Chaykh al-
Kâmil, la toucher et y réciter mentalement (ou à voix basse)
des prières et y formuler des vœux. Solliciter la bénédiction
de Dieu et déposer quelques pièces de monnaie dans la
caisse prévue à cet effet.
- La conduite alternative des visiteurs : placer sa tête contre la
tombe du chaykh et en embrasser les cotés. Dormir dans son
mausolée. Allumer une bougie dans une des pièces de la
zâwiya. Boire de l’eau de fleur d’oranger. Solliciter la
1. GOFFMAN, op. cit., p. 141.
239
bénédiction de des gestionnaires de lignée présents sur les
lieux. Se reposer dans l’espace profane.
Les tableaux suivants (fig.7 et 8) résume les caractéristiques de
ces deux systèmes dévotionnels qui doivent, idéalement,
s’accomplir de façon périodique. Ils nous révèlent, d’une part,
des activités définies par Goffman comme « communicantes »,
c’est-à-dire, « orientées vers un but précis »1 et, d’autre part des
rites d’« entretiens », qui « solidifient un lien de peur qu’il ne se
détériore à travers le temps. »2 :
Fig. 7 : tableau récapitulatif du 1er système dévotionnel :
1. Ibid., p. 67. 2. Ibid., p. 82.
240
Fig. 8 : tableau récapitulatif du 2nd système dévotionnel :
Les éléments esthétiques, symboliques et rituels qui
interviennent dans la naissance de ces deux systèmes sont
nombreux, mais c’est bien la même croyance au pouvoir du
saint, sa baraka, qui permet la cohésion sociale d’individus aux
démarches si hétérogènes. Cette baraka se diffuse parmi les
croyants selon des modalités inégales (à la fois matérielles,
orales ou contact physique) et par une réceptivité fort
ambivalente.
241
Conclusion
Sept thèmes nous permettent de conclure cette analyse micro
sociale de la zâwiya-mère des Aïssâwa et des pratiques
rituelles qui s’y déroulent aujourd’hui :
1. Fondée à Meknès par Muhammad ben Aïssâ à la fin du
15ème siècle, la zâwiya-mère a été totalement rebâtie trois
siècles plus tard par le sultan Moulay Muhammad ben
‘Abdallah. Rénovée de façon régulière par le Ministère des
Habous et des Affaires Islamiques et entretenue par les
services municipaux, la demeure est dotée d’une envergure
nationale et transnationale. Théoriquement, les gestionnaires
de lignée sont les dirigeants de la confrérie à l’échelle
panmaghrébin et les garants de la doctrine mystique
originelle.
2. La zâwiya-mère est ouverte au public tous les jours de
l’année du levé au couché du soleil. Elle abrite aujourd’hui
trois principaux tombeaux : celui du Chaykh al-Kâmil, celui
de son disciple favori Abû ar-Rawâyil et celui du fils
supposé du fondateur, Aïssâ al-Mehdi. C’est dans le
mausolée du Chaykh al-Kâmil qu’est localisée la source du
sacré. Par la présence de nombreux dispositifs visuels et
décoratifs, il s’y dégage une esthétique globale qui engage le
croyant à la pratique du divin.
3. La zâwiya-mère autorise la mixité sexuelle et la visite d’un
tombeau. Ces faits entraînent automatiquement sa mauvaise
réputation : les pratiques rituelles sont jugés contraire à
l’islam sunnite et les soupçons de débauche et de mauvaise
rencontre (prostitution, drogue etc.) sont couramment
avancés par certains enquêtés.
242
4. Du coté des visiteurs, la zâwiya-mère ne revêt pas la même
signification pour tous les sondés, dont on remarque une
grande variété en termes d’origine régionale et de classe
sociale. Nous y trouvons à la fois les disciples (al-fuqarâ’)
qui ont fait vœu de consacrer leur vie à la confrérie
(uniquement des hommes âgés de 35 ans à 65 ans), des
fidèles (al-ziyâratî) qui expriment le besoin occasionnel
d’une médiation avec le tombeau du saint (75 % sont des
femmes âgés de 15 à 40 ans) et différents professionnels ou
mendiants qui se proclament dépositaires du charisme du
chaykh.
5. Les gestionnaires de lignée aménagent et encadrent deux
types de pratiques rituelles qui correspondent à deux
systèmes dévotionnels singuliers : il s’agit de l’application
de la doctrine et de la quête de la grâce divine. Le premier,
pratiqué par les disciples assidus, aspire à mettre en pratique
le traité d’autoperfectionnement et de savoir-vivre établit par
le Chaykh al-kâmil. Ce système dévotionnel astreint ses
pratiquants à une discipline corporelle normative qui doit
leur permettre expérimenter l’union avec Dieu. Le second,
réalisé par les visiteurs de passage, met en action un cycle de
dévotion transactionnel orienté vers la résolution de
problèmes liés à la vie quotidienne et à l’état de santé. Les
croyants sont ici motivés par l’espoir de voir se réaliser un
vœu censé s’accomplir grâce la baraka du saint. Ces deux
systèmes dévotionnels trouvent leur cohérence dans la
croyance commune en la baraka du chaykh. Cette force
surnaturelle offre à la fois aux disciples la certitude du salut
extra mondain et aux visiteurs celle du salut intra mondain.
6. Ces deux modes de piété n’entraînent pas de d’états
spirituels violents, les pratiquants ne manifestent aucun
signe extérieur d’extase. Dans la zâwiya des Aïssâwa, la
243
retenue comportementale se veut règle implicite : les aspects
festifs et ludique du sacré sont volontairement neutralisés
par les gestionnaires de lignée. Les activités des croyants
sont définies comme « communicantes » au sein de rituels
d’« entretiens » (selon Goffman).
7. La demeure possède un rôle polyvalent : elle offre à ses
visiteurs la possibilité de participer à des séances
d’invocations collectives, la pratique des prières canoniques,
la communication de la baraka, l’hospitalité et l’accueil des
nécessiteux. Elle articule une forme de sociabilité qui
permet aux fidèles qui s’y retrouvent non seulement
d’effectuer des actes relevant du sacré mais aussi de se
retrouver dans une communauté émotionnelle pour pouvoir
accéder à un peu d’absolu. Elle semble représenter une
possibilité d’écart et de mise à distance spatiale, sociale et
symbolique de la vie quotidienne et correspondre au modèle
d’ « espace secondaire » avancée par P. Sansot.
La zâwiya-mère représente une manifestation particulière de la
présence physique du divin dans le territoire et le lieu où les
fidèles peuvent rencontrer les descendants du saint fondateur.
Cependant, aujourd’hui au Maroc la véritable cellule de base de
la confrérie est l’équipe (al-tâ`ifa) de disciples qui se présente
au public sous la forme d’un orchestre musical constitué d’une
quinzaine de personnes. C’est une configuration sociale
exclusivement masculine, hiérarchisée et placée sous l’autorité
d’un délégué (muqaddem). De nombreux groupes Aïssâwa
animent des cérémonies mêlant invocations mystiques,
exorcisme et danses d’extases. Cette forme de religiosité se
manifeste d’une part dans la sphère privée au cours de soirées
domestiques (les lîla-s) organisées à la demande de particuliers
et, d’autre part, dans la sphère publique lors des célébrations des
244
fêtes patronales (les mussem-s). Quelle est l’origine de ces
groupes de disciples ? Quel rapport ont-ils avec la bureaucratie
religieuse ? Qui sont leurs membres ? Ces interrogations nous
conduisent sur notre second chapitre.
245
Chapitre 2
Les équipes de musiciens
LES TA`IFA-S
Ce chapitre s’attache à l’étude des tâ`ifa-s (litt. « groupes » ou
« équipes ») de disciples musiciens de la confrérie des Aïssâwa
dans les villes de Fès et de Meknès. Notre travail se divise en
deux grandes parties : la première révèle la situation actuelle des
membres de ces orchestres, la seconde décrit le matériel et les
techniques musicales qu’ils utilisent pour animer les cérémonies
rituelles.
Notre première partie répond aux questionnements suivants :
quelle est l’origine de ces groupes de disciples ? Depuis quand
existent-ils ? Comment sont-ils considérés par la population ?
Pourquoi les Marocains rejoignent-ils ces orchestres ? Qui sont-
ils ? Connaissent-ils la doctrine du fondateur ? La respectent-
ils ? Quels liens entretiennent-ils les uns avec les autres ? Sont-
ils en contact avec la bureaucratie religieuse ? Leur statut est-il
reconnu par l’Etat ? Quelle place ces groupes accordent-ils au
spirituel, au religieux, au social, à la politique et à
l’économique ? Comment se caractérise la pratique sociale des
Aïssâwa enquêtés ?
Pour cela, nous commencerons par rappeler les circonstances et
les motifs qui entraînèrent, à un moment précis de l’histoire de
la confrérie, la création de groupes de disciples. Nous
continuerons par la monographie d’une tâ`ifa type pour
comprendre quelle place occupe ces orchestres dans la
hiérarchie de l’institution religieuse. Leur représentation sociale
et leur importance numérique seront ensuite dévoilées grâce aux
résultats d’une enquête d’opinion et d’un recensement. Afin de
saisir l’évolution de leur inscription dans la société, cette étude
statistique sera mise en échos, d’une part, avec les résultats du
recensement national de 2004, et, d’autre part, avec les sources
246
françaises du début du 20ème siècle à aujourd’hui. Enfin, pour
mettre à jour le modèle confrérique contemporain, nous
dévoilerons la pratique sociale d’un échantillon de disciples à
partir d’entretiens directifs. L’idée est de comprendre comment
ceux-ci s’approprient un système symbolique pour le mettre au
service de leur vie religieuse, économique et sociale.
Commençons par le commencement. Quelle est l’origine de ces
orchestres et depuis quand existent-ils ?
La confrérie hors les murs
D’après le surintendant (mezwâr) actuel de la confrérie, c’est
précisément en 1643 (1150 H.) que les gestionnaires de lignée
nommèrent certains adeptes à la tête des groupes de disciples
géographiquement éloignés de la zâwiya-mère. D’après lui, ces
affectations furent une tentative de régénération du charisme du
chaykh à l’extérieur de Meknès et dans des territoires où la
doctrine, lorsqu’elle ne fut pas ignorée, connut une dégradation :
d’autres dirigeants actuels interrogés nous affirment que
l’ « incompétence » de leurs prédécesseurs à la tête de la
confrérie entraîna l’apparition de pratiques rituelles qu’ils
qualifient d’innovations blâmables (bid’a-s)1. Pour palier à cette
transformation de la domination charismatique, des disciples
« délégués » (muqaddem-s) furent désignés par les responsables
de l’époque dans le but, nous dit le mezwâr, de « maintenir et de
rendre le visage originel de la tarîqa ». Ces adeptes endossèrent
à leur tour, mais exclusivement à l’extérieur de la zâwiya-mère,
le rôle de gestionnaires de la sainteté. Voici, à ce propos, son
récit :
« Après la mort du Chaykh al-Kâmil et de Abû ar-Rawâyil, la tarîqa
Aïssâwiyya attira beaucoup de monde (…) Ce succès entraîna aussi
1. Il s’agit, selon le surintendant, du sacrifice animalier (al-frissa, litt. « la proie ») sur lequel nous reviendrons.
247
une déviation dans le message initial du chaykh qui est amour (…)
Ceci provoqua l’éloignement mutuel de la zâwiya-mère et des
disciples, qui perdirent le lien avec l’enseignement du chaykh. Les
personnes que nous devons blâmer aujourd’hui sont les responsables
de la tarîqa de l’époque et ceux qui en dirigeaient les affaires
spirituelles et temporelles. Ils ont faillit à leur responsabilité qui est
l’appel à Dieu et la conduite du bon cheminement des disciples en
les éloignant de toutes les pratiques en contradiction avec sa
doctrine. C’est pourquoi les premiers délégués furent désignés et
nommés à la tête des groupes pour diffuser le véritable
enseignement du chaykh auprès des disciples dispersés dans tout le
Maroc. »
D’après les témoignages de certains vieux disciples enquêtés, il
semblerait que les premières tâ`ifa-s du 17ème siècle furent
mixtes, c'est-à-dire composées à la fois d’hommes et de femmes.
Aujourd’hui, du moins dans les grandes agglomérations
urbaines (Fès, Meknès, Rabat, Salé, Tanger, Marrakech) ces
groupes sont tous exclusivement masculins.
Décrivons l’organisation interne des tâ`ifa-s et les liens que les
disciples entretiennent avec la zâwiya-mère de Meknès et avec
l’Etat.
Les délégués et les serviteurs
Les tâ`ifa-s regroupent des gestionnaires de la sainteté que nous
appelons des « gestionnaires initiés » car ils n’ont pas hérité de
leurs postes mais ont investi ce champ religieux suite à une
action volontaire et individuelle de leur part. Ils sont
théoriquement tous des disciples qui cheminent sur la voie
initiatique du fondateur, donc les principaux destinataires de
l’enseignement doctrinal du saint : il s’agit des « délégués »
(muqaddem-s) et des musiciens dits « serviteurs » (khaddâma).
C’est par le biais d’un certificat officiel délivré par le Ministère
des Habous et des Affaires islamiques que le surintendant de la
248
confrérie nomme et autorise un disciple à fonder une tâ`ifa
Aïssâwa pour, théoriquement, enseigner la doctrine de la
confrérie à d’autres adeptes. De fait, un simple disciple peut
aisément devenir un délégué. Aujourd’hui chaque tâ`ifa
Aïssâwa regroupe douze à vingt musiciens placés sous l’unique
autorité d’un muqaddem auprès duquel ils ont pris le pacte
initiatique (al-‘ahd) qui scelle leur alliance avec la confrérie. La
totalité des muqaddem-s de tâ`ifa-s Aïssâwa de Fès sont eux-
mêmes sous la tutelle d’un « chef des délégués » (muqaddem-
muqaddmin lui-même muqaddem d’une tâ`ifa), qui joue le rôle
d’intermédiaire entre la zâwiya-mère, les autres tâ`ifa-s et la
préfecture (wilaya). Il se charge aussi de résoudre les différents
qui surgissent parfois au sein ou entre les groupes. Idéalement,
chaque tâ`ifa est placée sous le patronage d’un descendants
biologiques du Chaykh al-Kâmil, l’un des gestionnaires de
lignée de la zâwiya-mère qui s’occupe de faire obtenir au
muqaddem les papiers officiels des services municipaux qui
autorisent cette activité. Les tâ`ifa-s ont implicitement
obligation d’offrir chaque année aux gestionnaires de lignée
l’offrande (al-ziyâra, qui consiste en des dons en nature et en
argent très diverses selon les capacités la richesse du
muqaddem) lors de la fête patronale (mussem) afin de renouveler
l’allégeance au saint et de maintenir le cycle baraka / ziyâra.
Observerons les rôles précis du délégué, du chef des délégués et
des musiciens serviteurs :
Le délégué (al-muqaddem)
Le muqaddem est le seul et véritable chef de la tâ`ifa. Nommé
par le zâwiya-mère de Meknès, il est le disciple (al-faqîr) censé
réunir toutes les aptitudes morales, spirituelles et artistiques
indispensables qu’impliquent une telle fonction. Ce n’est qu’à la
249
suite de plusieurs années d’apprentissage auprès des autres
muqaddem-s en tant que musicien serviteur dans différentes
tâ`ifa-s qu’un adepte obtient, par la reconnaissance de ses pairs,
la possibilité de devenir lui-même muqaddem. Pour cela,
l’aspirant doit se rendre à la zâwiya-mère de Meknès afin d’y
passer un examen auprès de la « commission » (al-lajna), à la
suite duquel une attestation (al-chahâda, appelée « diplôme » en
français par les Aïssâwî francophones), lui est délivrée par le
Ministère des Habous et Affaires Islamiques via la préfecture.
Celle-ci est signée à la fois par le surintendant de l’ordre et le
chef des délégués.
Le muqaddem est censé avoir une connaissance sûre de
l’histoire de la confrérie, de l’hagiographie relative au Chaykh
al-Kâmil, de sa doctrine, des traditions mystiques locales et du
déroulement du rituel confrérique. Il lui faut en outre bénéficier
de l’accord moral d’une dizaine de musiciens serviteurs. Cette
condition est obligatoire et nécessaire à l’obtention de ce
« diplôme », car, en l’acceptant comme muqaddem, ceux-ci
s’engagent à constituer sa future tâ`ifa. Le nouveau muqaddem
se doit d’offrir une cérémonie d’investiture à Fès (appelée al-
nzûl) à laquelle sont conviés tous les autres muqaddem-s de la
région de Fès et Meknès ; leur présence constitue une
reconnaissance de fait. La fonction de muqaddem de tâ`ifa
implique inévitablement des compétences artistiques de haut
niveau. Il faut qu’il soit à la fois un bon danseur, un très bon
chanteur et un excellent musicien afin qu’il puisse former ses
compagnons et diriger le groupe au complet. Il doit être capable
de manipuler tous les instruments en usage dans la confrérie,
connaître tout le répertoire mystique (wird-s, dhikr-s, hizb
Subhân al-Dâ`im) et musical (rythmes, chants, poésies) et les
différentes techniques corporelles (danses de la hadra). Cette
compétence multiple lui est nécessaire dans la mesure où il
assume de lourdes responsabilités : c'est lui qui décide des
nouvelles affiliations en réalisant le pacte initiatique (al-‘ahd) et
250
qui mène de bout en bout toutes les cérémonies rituelles. Sa
maison étant le lieu où sont conservés le matériel appartenant à
la tâ`ifa, son domicile est alors considéré comme la zâwiya du
groupe. Aussi le muqaddem jouit-il, en général, auprès de ses
compagnons d’un très grand prestige et d’une autorité quasi-
absolue.
Malgré des procédures administratives souvent onéreuses pour
obtenir l’autorisation préfectorale de fonder une tâ`ifa et l’achat
de la totalité du matériel rituel, la fonction de muqaddem n’est
pas officiellement reconnue comme une activité professionnelle.
En revanche, les services des tâ`ifa-s n’étant pas gratuits, il
garde pour lui une part importante des recettes du groupe.
Le chef des délégués (al-muqaddem-muqaddmin) :
Dans chaque ville du Maroc où la confrérie est implantée, un
chef des délégués (muqaddem-muqaddmin), désigné par
succession et mandaté par le Ministère des Affaire Islamique et
le surintendant, a pour fonction d’être le juge et représentant des
muqaddem-s des tâ`ifa-s locales. Un document officiel de la
zâwiya nous informe que « le muqaddem-muqaddmin supervise
les muqaddem-s et s’occupe d’organiser leur travail et de
collaborer avec les autorités concernées. »1 Le muqaddem-
muqaddmin est lui-même un muqaddem de tâ`ifa mais il se
distingue, dit-on, en vertu de hautes valeurs morales et
spirituelles qui l’autorisent à résoudre les différents qui
surgissent parfois entre les tâ`ifa-s et à jouer le rôle
d’intermédiaire entre la zâwiya-mère, les muqaddem-s et la
préfecture2.
1. Extrait d’un rapport de réunion interne à la confrérie, daté du 06 juillet 1996, disponible avec sa traduction dans notre volume annexe, pp. 05-08. 2. Depuis l’année 1996, le muqaddem-muqaddmin de Fès et de Meknès est Haj Azedine Bettahi, désigné par son prédécesseur, Haj Muhammad Berrada (lui-même choisit par Haj Hamid Tazi). Son certificat de nomination et sa traduction française sont disponibles dans notre volume annexe, pp. 08-10.
251
A l’inverse des autres muqaddem-s, la fonction de muqaddem-
muqaddmin est reconnue en tant qu’activité professionnelle.
Fonctionnaire d’Etat salarié par la préfecture au titre de « chef
des troupes folkloriques », il est chargé par le Ministère de
l’Intérieur et la préfecture de sélectionner les autres musiciens
de la confrérie pour animer les festivités publiques organisées
par la municipalité à l’occasion des fêtes musulmanes.
Les relations entre la confrérie Aïssâwa et l’Etat marocain,
entretenues par le surintendant et par le muqaddem-muqaddmin
place parfois ce dernier au devant de la scène publique. Ainsi,
les liens supposés intimes qui unissaient feu Haj Muhammad
Bagrou, le muqaddem-muqaddmin de Marrakech (décédé en
décembre 2004) et le roi Hassan 2 ont récemment fait l’objet
d’un article controversé publié dans le quotidien arabophone
indépendant Menara, où sont décris des rituels magiques
introduits, selon l’article, par Haj Bagrou au plus sommet de
l’Etat1.
Les musiciens serviteurs (al-khaddâma)
Les musiciens serviteurs (al-khaddâma) sont situés au plus bas
de la hiérarchie confrérique. Leur nombre au sein d’une tâ`ifa
peut varier entre douze et vingt et se divise en deux groupes :
celui des anciens et celui des jeunes. Le mot fuqarâ’ (pluriel de
faqîr), employé dans la tradition mystique pour désigner les
disciples, est plutôt réservée aux vieux adeptes dont l’âge
avancé fait qu’il n’est plus possible pour certains de manipuler
les instruments de musique au cours des rituels. Leur rôle,
durant les cérémonies, se limite à réciter les litanies spirituelles,
à chanter les poésies et à participer aux danses collectives. Ils
entourent le muqaddem au sens propre comme au figuré et celui-
1. L’article en question, non signé, intitulé « Haj Muhammad Bagrou, le secret de Hassan 2 », fit la une du journal Menara paru le 11 mars 2005.
252
ci prendra grand soin à leur apporter toute l’attention nécessaire,
s’arrangeant à ce qu’ils bénéficient de tout le confort possible
(nourriture, rafraîchissements et transport).
Les jeunes musiciens sont voués à trois tâches principales : ils
jouent les instruments de musique, ils constituent le chœur
(raddâda, litt. « répondeurs ») de la « chorale » (le mot français
est très souvent employé par eux) et ils forment aussi le groupe
des danseurs. Leur initiation musicale se fait en général par
observation et imitation in situ ; quelquefois de façon plus
formelle par des exercices de pratique musicale au domicile du
muqaddem. Les plus habiles d’entre eux relaient aussi le
chanteur soliste (le muqaddem ou le « le récitant du le dhikr »)
lors des chants des longs poèmes.
Le « récitant du dhikr » (dhekkâr) :
Le dhekkâr est celui qui, par ses hautes compétences artistiques,
seconde le muqaddem lors des chants des cantiques et des
récitations du dhikr. Son capital sympathie, très élevé, fait qu’il
a toute la confiance du muqaddem et des autres membres de la
tâ`ifa. Il remplace aussi le muqaddem le cas échéant. Avant de
devenir muqaddem, il est d’usage qu’un musicien doit pratiquer
pendant plusieurs années la fonction de dhekkâr.
Souvent, avec une pointe d’humour et en anglais, les musiciens
serviteurs désignent leur groupe comme une dream
team (« équipe de rêve »), faisant référence ici à la célèbre
équipe américaine de basket ball du début des années 1990.
Ajoutons que la fonction de musicien n’est pas reconnue comme
une activité professionnelle.
Auprès des enquêtés nous avons appris que certains membres
des tâ`ifa-s ont aujourd’hui disparu. De qui s’agit-il ? Pourquoi
leurs fonctions sont devenues inutiles ?
253
Les anciens membres
Les muqaddem-s interrogés nous précisent que l’organisation
contemporaine des tâ ifa-s diffère quelque peu de ce qui existait
jusque dans les années 1970. Diverses fonctions cumulées
actuellement par le muqaddem et les musiciens serviteurs furent
auparavant partagées entre différents disciples : il s’agit de
l’adjoint (al-khalîfa), du trésorier (al-amîn), de l’annonciateur
(al-allam), du secrétaire (al-rkass), et de la responsable des
babouches (al-muqaddema al-belrat) :
L’adjoint (al-khalîfa) : c’était le second muqaddem, qui le
suppléait éventuellement (cette fonction est maintenant tenue
par le « récitant du dhikr »). Il ne participait pas aux soirées
rituelles en tant que musicien ou danseur mais, assis dans un
coin, il en supervisait le déroulement. Son rôle était de récupérer
la recette pour la confier au trésorier.
Le trésorier (al-amîn) : sa fonction était de conserver 30 à 40 %
des recettes annuelles de la tâ`ifa pour l’offrande (al-ziyâra)
offerte par les disciples aux responsables de la zâwiya-mère lors
de la fête patronale (mussem) de Meknès. Ces gains devaient
aussi subvenir à divers faux-frais (mariages, naissances ou
décès) liés à la vie communautaire du groupe. Aujourd’hui c’est
le muqaddem qui remplit la fonction de trésorier.
L’annonciateur (al-allam) : c’était l’un des musiciens qui, au
cours d’une cérémonie, se chargeait d’annoncer à ses
coéquipiers la tenue d’une prochaine soirée. Cette fonction
donnait lieu, dit-on, à une mise scène codifiée. Pendant la
première partie du rituel, après le chant du poème intitulé
« l’asile auprès de l’Envoyé de Dieu » (al-hurm ya rassul
254
Allah)1, l’annonciateur se levait et se plaçait face à ses
coreligionnaires pour formuler, à voix haute et devant le public,
la phrase suivante : « ô Messieurs Aïssâwî, je vous informe que
notre prochaine lîla se déroulera à l’adresse suivante… »
L’endroit et la date étaient confirmés ultérieurement par le
secrétaire qui contactait chaque membre du groupe.
Actuellement c’est le muqaddem qui se charge de prévenir ses
musiciens par téléphone portable.
Le secrétaire (al-rkass) : l’effectif des anciennes tâ`ifa-s pouvant
atteindre près de cinquante personnes, un secrétaire tenait et
conservait un répertoire manuscrit où les coordonnées de chaque
disciple était consciencieusement notées. Les effectifs étant
aujourd’hui beaucoup plus réduit, cette fonction ne se justifie
plus.
La responsable des babouches (al-muqaddema al-belra-s) : les
babouches s’intègrent dans les vêtements cérémoniels des
Aïssâwa. Lors des danses rituelles, certains muqaddem-s
imposent aux disciples de se déchausser afin de ne pas apporter
d’impuretés dans la zone sacralisée où se déroule l’expérience
du divin. Si aujourd’hui les enquêtés gardent leurs babouches
tout au long de la cérémonie, jadis l’une des femmes d’un
musicien avait la responsabilité de conserver et de restituer les
babouches à son propriétaire à la fin de chaque rituel.
Le tableau suivant (fig. 1) récapitule l’organisation hiérarchique
actuelle de la confrérie en mentionnant tous les protagonistes et
leurs fonctions :
1. Chant issu du répertoire musical poétique (melhûn) très célèbre au Maroc, écrit par Muhammad ben Msayeb (mort à Tlemcen en Algérie au 18ème s.).
255
Fig. 1 : tableau récapitulatif de la hiérarchie de la confrérie :
Niveau hiérarchique
Protagoniste Statut Nombres de personnes
Fonction
1
Mezwâr
Gestionnaire de lignée
1
Surintendant général
2
Lajna (« commission »)
Gestionnaire de lignée
7
Direction spirituelle
3
Muqaddem de la zâwiya
Gestionnaire de lignée
1
Direction des pratiques rituelles dans la zâwiya
4
Auxiliaire
Gestionnaire de lignée
10
Accueil des visiteurs dans la zâwiya
5
Muqaddem-muqaddmin
Gestionnaire initié
1
Juge et représentant des muqaddem-s de tâ`ifa
6
Muqaddem de tâ`ifa
Gestionnaire initié
1 par tâ`ifa
Chef d’un groupe de disciples
7
Musicien de tâ`ifa
Gestionnaire initié
12 à 20 par tâ`ifa
Disciple et serviteur
A près avoir décrit l’organisation interne des tâ`ifa-s et la
hiérarchie de la confrérie, nous pouvons tenter de saisir son
inscription sociale. A combien s’élève le nombre de tâ`ifa-s
aujourd’hui ? Constatons-nous une progression ou une
diminution de l’affiliation confrérique ? Notre recensement
répond à ces questions.
256
Recensement
La méthode de notre recensement a consisté à déterminer le
nombre précis de tâ`ifa-s à l’heure actuelle pour en déduire le
nombre total de muqaddem-s et de musiciens qui les composent.
Les résultats auxquels nous sommes parvenus permettent ainsi
d’évaluer un nombre relativement précis de disciples musiciens
au sein de la population de Fès et de Meknès. Précisons qu’il ne
faut manipuler ces chiffres qu’avec prudence, le secret qui
entoure les activités confrériques n’autorise pas qu’on leur
accorde un crédit aveugle. Mais étant donné précisément la
difficulté qu’il y a à les recueillir, et la rareté du genre, ils sont
précieux et peuvent donner d’utiles indications. Dans une
perspective comparative, nous allons tout d’abord retracer
l’historique des recherches statistiques sur les Aïssâwa au cours
du 20ème siècle.
Historique des recherches statistiques sur les Aïssâwa
Les études de Brunel1 (1926) et de Drague2 (1950) nous
fournissent les premières données statistiques qui situent
l’importance numérique des Aïssâwa au Maroc. Boncourt3
(1980) et Lahlou4 (1986) nous informent sur le nombre de
tâ`ifa-s présentent à Fès et à Meknès dans les années 1980.
Brunel est le premier à réaliser un recensement des Aïssâwa
marocains5. Dès sa fondation à Meknès au 15ème siècle, l’ordre
1. Essai sur la confrérie religieuse des Aïssaouas au Maroc, 1926. 2. DRAGUE, Esquisse d’histoire religieuse au Maroc. Confréries et Zaouias 1950. 3. BONCOURT, Rituel et musique chez les 'Isawa citadins du Maroc, 1980. 4. LAHLOU, Croyances et manifestations religieuses au Maroc : le cas de Meknès, 1986. 5. A propos des Aïssâwa algériens, signalons qu’à la fin du 19ème siècle, Rinn, le chef du Service Central des Affaires indigènes au Gouvernement Général Français en Algérie, révèle dans Marabouts et Khouan, étude sur l'Islam en Algérie1, le nombre de disciples des diverses confréries religieuses du pays qu’il compare avec les chiffres du recensement de la population algérienne en
257
religieux connaît dans le monde arabomusulman une audience
considérable. Son réseau transnational s’étend actuellement du
Maroc à l’Irak1 via le sud de la France2. Au début du 20ème
siècle, Brunel décrit ainsi sa popularité :
« A l’heure présente, la confrérie Aïssawa est l’une de celles qui
s’imposent le plus par le nombre de ses affiliés et par son aire
d’extension. Divisée en groupes ou ‘‘taifat’’ bien distinctes, placées
sous l’autorité de son ‘‘moqaddem’’, elle connaît dans le peuple une
vogue sans pareille. Cette popularité explique en partie l’extension
prise par elle dans le monde islamique. Il n’est pas en effet de pays
musulman, sauf l’Extrême-Orient, où le nom de Mohammed ben
Aïssa ne soit ignoré. »3
Selon lui, le nombre de tâ`ifa-s s’élevait à 17 pour Fès et à 30
pour Meknès4. Drague nous indique le nombre d’adeptes des
confréries en fonction du recensement de la population
marocaine de 1939. Sur 5 880 686 marocains, il y avait 227 417
disciples, soit 3,8 % de la population totale5. A l’échelle
nationale, l’ordre des Aïssâwa était classé en sixième position,
avec 21 591 disciples, loin derrière la Tijâniyya et la
Darqâwiyya6. Dans les villes de Fès et Meknès en revanche la
confrérie des Aïssâwa arrivait respectivement en seconde
position (6 867 affiliés, derrière la Wazzâniyya qui totalisait
1882. Sur 2 842 497 « indigènes musulmans », il y avait 1955 muqaddem-s et 167 019 disciples, ceci toutes confréries confondues. De plus, toujours d’après Rinn, un tiers des algériens de cette époque était affilié à une confrérie mystique, soit 33, 34 % de la population totale. La principale confrérie soufie était la Rahmâniyya, implantée principalement en Kabylie3. Derrière elle, nous trouvons la Qâdiriyya (avec 14 842 disciples), suivit de la Châdiliyya / Darqâwiyya (10 252 disciples) et enfin la confrérie des Aïssâwa, qui arrivait en troisième position avec seulement 3 116 adeptes4. La majorité des Aïssâwî résidaient dans les provinces d’Alger (2 zâwiya-s, 11 muqaddem-s et 750 disciples), d’Oran (7 zâwiya-s, 23 muqaddem-s et 1 364 disciples) et de Constantine (11 zâwiya-s, 11 muqaddem-s et 957 disciples). RINN, 1884, op. cit., pp. 513, 524, 533. 1. Voir notre carte du réseau transnational de l’ordre, p. 197. 2. ANDEZIAN, Expériences du divin dans l’Algérie contemporaine. Adeptes des saints de la région de Tlemcen, 2001, pp. 118-119. 3. BRUNEL, op.cit, p. 63. 4. Ibid., p.65-66. 5. DRAGUE, op. cit., pp. 120-121. Si l’on compare ce chiffre avec ceux de Rinn (ultérieurs de cinquante ans), cela fait tout de même un pourcentage total de disciples dix fois moins inférieur au Maroc qu’en Algérie. RINN, op. cit. 6. Ibid.
258
7 937 membres) et en tête (3 183 disciples Aïssâwî, devant
2 563 Tijânî).
En 1980 et d’après l’ethnomusicologue A. Boncourt, il y avait 7
tâ`ifa-s Aïssâwa à Fès et 10 à Meknès1. En 1986,
l’anthropologue A. Lahlou nous apprend que le nombre de
tâ`ifa-s à Meknès n’a pas bougé, mais à Fès en revanche leur
nombre a doublé en six ans2.
Ces chiffres sont essentiels pour signaler l’évolution du nombre
de tâ`ifa-s Aïssâwa tout au long du 20ème siècle et comprendre
les particularités des données actuelles.
Les données actuelles
De 2002 à 2006, nous avons réalisé une enquête quantitative
auprès des responsables de la zâwiya-mère de Meknès et du
muqaddem-muqaddmin de Fès. Nous nous sommes très
rapidement trouvé devant un problème qui souleva d’autres
interrogations…Effectivement, aujourd’hui la majorité des
muqaddem-s de ces deux villes ne possèdent pas l’attestation
délivrée par la zâwiya-mère et les services municipaux qui
nomme le disciple à la tête d’une tâ`ifa. Du fait, certains
muqaddem-s actuels, en passant outre l’obtention de ce titre
honorifique censé être indispensable, se placent volontairement
en marge de la bureaucratie religieuse et rompent ainsi tout
contact avec elle, faisant figure de dissidents. D’après notre
enquête il semble que le nombre de ces tâ`ifa-s non autorisées
soit en progression constante depuis une quinzaine d’année.
Devenus totalement indépendants et autonomes vis à vis de la
zâwiya-mère, ils ne sont par reconnus par le surintendant de
l’ordre et les membres de l’« assemblée ». Décrivons ce
phénomène récent.
1. BONCOURT, op. cit., p. 40. 2. LAHLOU, op. cit. p. 218.
259
Les nouvelles tâ`ifa-s dissidentes :
D’après Moulay Idriss Aïssâwî, l’un des gestionnaires de la
zâwiya-mère, le nombre et la situation des tâ`ifa-s Aïssâwa
commencèrent, selon ses propres termes, à « devenir
problématique » au début des années 1990. Selon lui, un nombre
toujours exponentiel de muqaddem-s apparaissaient à Fès sans
que la préfecture et la zâwiya-mère en soient informées. Le
maintien et la diffusion du charisme du Chaykh al-Kâmil
échappaient peu à peu à ses descendants biologiques au profit de
nouveaux gestionnaires autoproclamés. Les descendants du
fondateur ont alors inscrit leur œuvre dans une dynamique de
refondation de la sainteté pour réorganiser autour de la zâwiya-
mère et du tombeau de leur ancêtre une nouvelle communauté
religieuse mise à mal par la pratique sociale des disciples. Pour
cela, le 06 juillet 1996, une réunion interne à la confrérie s’est
tenue à Fès sous la direction du substitue du « contrôleur de
qualité de l’artisanat » (muhtassîb) de la ville, à laquelle ont
participé les membres de la « commission » et un groupe de
muqaddem-s. L’objectif de cette rencontre fut « l’organisation
des tâ`ifa-s et d’endiguer le désordre dont elles souffrent, et ce
en accord et en collaboration avec les autorités locales. »1 Au
final, la solution proposée par les gestionnaires de la zâwiya fut
de limiter à onze le nombre de tâ`ifa-s pour la ville de Fès afin
d’ « éloigner le reste des tâ`ifa-s qui nuisent à cette tarîqa et font
atteinte à sa réputation. »2 Le rapport du surintendant stipule en
outre que tout muqaddem n’ayant pas une lettre du responsable
est considéré comme un « imposteur » (mutaramiyan) et que la
gestion administrative des tâ`ifa-s est confiée au muqaddem-
1. Extrait du rapport du surintendant de la confrérie qui nous a été fourni par le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi. Le texte complet et sa traduction est disponible dans notre volume annexe, pp. 05-08. Les muqaddem-s mandatés et reconnus par la zâwiya-mère furent à cette occasion distingués par écrit. Il s’agit de Muhammad ben Hassan Soussi, Driss ben al-haj al-‘Alami, Haj Saïd Berrada, Haj Saïd El Guissy, Haj Muhammad ‘Azzam, Laarbi Guessous, ‘Abdelkrim Filali, Al Bachir ‘Azizi, Muhammad al-Bhour, Driss Boumaaz et Al-Mehdi al-Hiddawi. 2. Ibid.
260
muqaddmin Haj Azedine Bettahi.
Bien que le nombre de tâ`ifa-s mandatées à Fès furent donc
fixées à onze pour l’année 1996, les gestionnaires de lignée
évaluent ente 25 et 50 le nombre de groupes Aïssâwa pour Fès
et entre 10 et 20 pour Meknès à l’heure actuelle. Ils nous
précisent que les « vrais muqaddem-s » (ceux qui possèdent
l’attestation délivrée par la zâwiya) sont aujourd’hui en nombre
minoritaire. Le muqaddem-muqaddmin Haj Bettahi nous offre
de son coté les chiffres les plus précis : ses archives personnelles
nous apprennent qu’il existe actuellement 29 tâ`ifa-s mandatées
par la zâwiya-mère à Fès et 9 à Meknès. D’après lui, et nous
l’avons aussi constaté lors de nos enquêtes, le nombre de tâ`ifa-s
dissidentes s’élèvent à environ 50 à Fès et 20 à Meknès.
L’approximation des gestionnaires de lignée de la zâwiya-mère
s’avère donc correcte. Le muqaddem Haj Saïd Berrada, 52 ans,
ne blâme pas les muqaddem-s non mandatés et pense cette
situation relève aussi de la responsabilité des sympathisants et
des descendants du fondateur. Selon lui, les premiers se
désintéresseraient de cette tradition mystique et les seconds n’y
verraient qu’un moyen de subsistance économique :
« Le problème c’est que les gens qui font appel à nous se
désintéressent de l’origine et de la profondeur des Aïssâwa. Moi,
cela fait plus de vingt-cinq ans que je suis muqaddem, je suis le
septième muqaddem de ma famille. Je connais bien le sujet et les
gens me connaissent. Mais lorsqu’un nouveau groupe se forme, les
gens n’interrogent pas le muqaddem sur son parcours, où il a étudié
et avec qui il a été formé. Ils pensent que c’est facile d’être
muqaddem, que c’est une distraction, alors que c’est un engagement,
un choix de vie. Les ‘‘fils du chaykh’’ ont aussi une part de
responsabilité, car ils se désintéressent de la tarîqa. Avant, le
‘‘diplôme’’ de muqaddem était très difficile à obtenir, maintenant, il
suffit juste de boire un café avec l’un des ‘‘fils du chaykh’’ et de lui
donner 500 dirhams. Ca n’a plus de valeur. »
Cette situation ne vas pas sans créer des tensions et des
ressentiments entre les membres des tâ`ifa-s. Cependant, les
sondés s’accordent pour dénoncer le manque de débouchés
261
professionnels des jeunes, qu’ils soient diplômés ou non. Ceux-
ci trouveraient donc, par la professionnalisation informelle de
l’activité de musicien rituel le moyen de subvenir aux besoins de
leur famille. Cette nouvelle situation est plus complexe qu’elle
ne veut bien apparaître, car, derrière la volonté sincère et vitale
de subsistance économique, ce sont aussi les notions de
légitimité et de pouvoir du charisme du saint qui est fortement
remis en question par les Aïssâwî actuels. Nous reviendrons plus
en détail sur le phénomène de professionnalisation et les
stratégies de réappropriation du pouvoir religieux par les
enquêtés.
Récapitulons maintenant le recensement des tâ`ifa-s Aïssâwa
dans les villes de Fès et de Meknès depuis le début du 20ème
siècle et jusqu’à aujourd’hui. Précisons nous chiffres pour la
situation actuelle englobe le nombre de tâ`ifa-s mandatées et les
dissidentes, notre propos est d’identifier le nombre de groupes
Aïssâwa se définissant comme tel.
Récapitulatifs et résultats
Notre enquête, complétée par les données issues des ouvrages de
Brunel, Drague, Boncourt et Lahlou, nous permet de définir
l’évolution du nombre de tâ`ifa-s de 1925 à aujourd’hui. Voici
nos conclusions : après une diminution qui s’étale de 1925 à
1980, l’évolution du nombre de tâ`ifa-s est en augmentation
constante depuis vingt ans. Nous comptabilisons 79 tâ`ifa-s au
total dans les villes de Fès et de Meknès en 2006 contre 24 en
1986 et 47 en 1925. Soit une progression de 157,6 % en quatre-
vingt ans. Précisons que l’accroissement du nombre de tâ`ifa-s
dans la ville de Fès (50 groupes aujourd’hui pour 17 en 1925)
est flagrante, alors que pour Meknès leur nombre actuel, 19 au
total, est en dessous de celui de 1925 qui était de 30. Le tableau
262
et la représentation graphique suivants récapitulent cette
évolution :
Fig. 2 : tableau de l’évolution du nombre de tâ`ifa-s dans les villes de Fès et Meknès :
FES MEKNES 19251 17 30 19602 11 11 19803 07 10 19864 14 10 19965 11 10 20066 Tâ`ifa-s mandatées Tâ`ifa-s dissidentes
50 29 21
29 09 10
Fig. 3 : représentation graphique de l’évolution du nombre de
tâ`ifa-s dans les villes de Fès et Meknès depuis les années 1920 :
1. BRUNEL, op. cit., pp. 65-66. 2. Chiffres recueillis auprès du muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi. 3. BONCOURT, op. cit., p. 40. 4. LAHLOU, op. cit., p. 218. 5. Chiffres sont issus du rapport du mezwâr daté du 06 juillet 1996, op. cit. 6. Chiffres issus de notre enquête, croisés avec les chiffres recueillis oralement auprès de la zâwiya-mère et des archives manuscrites du muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi.
263
Pour conclure ce recensement, nous devons y ajouter une
donnée : il s’agit de l’effectif interne des tâ`ifa-s. Aujourd’hui
chaque groupe se compose de 12 à 22 personnes, soit 17 en
moyenne. C’est un fait récent, car d’après le témoignage des
muqaddem-s, nous savons que jusque dans les années 1980
chaque tâ`ifa accueillait près de 50 disciples. Connaissant le
nombre de tâ`ifa-s et le nombre de personnes qui les composent,
nous pouvons comparer maintenant le pourcentage d’Aïssâwî
par rapport à la population totale des viles de Fès et de Meknès,
sachant qu’en décembre 2004, les chiffres du recensement
national marocain ont été diffusés publiquement.
Fès abrite près de 1 400 000 habitants et Meknès environ
1 540 0001. D’après nos calculs, le nombre d’Aïssâwî totalise un
pourcentage de 0,09 % de la population totale à Fès et de 0,02
% de celle de Meknès. Comparons ces chiffres avec ceux du
recensement par Drague dans les années 1940 : le pourcentage
d’Aïssâwî était alors est 5,53 % à Fès et de 6,02 à Meknès. Les
tableaux suivants illustrent bien ce phénomène en révélant le
pourcentage de disciples en 1939 et en 2006.
Fig. 4 : pourcentage d’Aïssâwî en 1939 selon Drague :
Ville Population Nombre d’Aïssâwî Pourcentage Fès
124 294
6 867
5,53 %
Meknès
52 871
3 183
6,02 %
1. Il s’agit du nombre d’habitants regroupant les médinas et les villes nouvelles d’après les résultats officiels du recensement de septembre 2004 publiés sur le site Internet du Haut Commissariat au Plan du royaume du Maroc (www.hcp.ma).
264
Fig. 5 : pourcentage d’Aïssâwî en 2006 selon notre
recensement :
Ville Population Nombre d’Aïssâwî Pourcentage Fès
1 400 000
850 env. (50 x 17)
0, 09 %
Meknès
1 540 000
323 env. (19 x 17)
0, 02 %
Si le nombre de tâ`ifa-s a augmenté d’une façon pouvant
paraître étonnante, le nombre de disciples qui les composent a
parallèlement fortement diminué, ce qui relativise au final cet
accroissement et masque en réalité une diminution de
l’affiliation à la confrérie.
A ce stade de l’étude, intéressons-nous au jugement porté sur les
Aïssâwa par les habitants de Fès et de Meknès.
Enquête d’opinion
Nos résultats s’inscrivent dans le cadre d’une enquête par
questionnaire et entretiens directifs effectués à Meknès et à Fès
en janvier 2002. Le sondage s’est effectué en français et en
arabe dialectal sur la base d’un échantillon de cent personnes
interrogeables et représentatives de la composition de la
population marocaine. Pour cela, nous avons eu recours aux
résultats officiels du recensement de 1994 projetés sur un panel
de cent personnes interrogeables1.
Auprès des interrogés, la simple évocation des Aïssâwa
provoque des effets contrastés : respect, mépris, fascination ou
désintérêt. Lorsqu’ils ont connus, les Aïssâwa sont considérés à
la fois comme des orchestres folkloriques (77 %), des charlatans
1. Le profil social de cet échantillon est exposé dans le protocole de notre enquête, p. 87.
265
(11%), des mystiques (09%) ou des magiciens (03 %). La
majorité (68 %) des enquêtés apprécient les Aïssâwa avant tout
pour leur musique et leurs danses d’extase auxquels ils les
associent. Cependant, les réponses varient sensiblement en
fonction du sexe des sondés : il semble que les Aïssâwa
bénéficient de plus de sympathie auprès des femmes qu’auprès
des hommes. Le tableau suivant résume les différences entre le
deux sexes :
Avis positif sur les Aïssâwa
Hommes Femmes
A Fès A Meknès
21 % 32 %
86 % 78 %
Sur ce point les hommes semblent être les plus intransigeant et
jugent les Aïssâwa en fonction des pratiques rituelles qui,
d’après eux, maintiennent dans le Maroc dans un état de « sous-
développement ». De même que les pratiques rituelles des
visiteurs de la zâwiya-mère, les Aïssâwa sont systématiquement
accusées de freiner l’avancée socio intellectuelle du pays et
d’éloigner les croyants de la pratique canonique de l’islam
sunnite. Quelques déclarations masculines révèlent la
persistance d’un modèle qu’ils définissent comme « archaïque »,
c’est à dire en déficit à la fois de modernité et d’islam :
. « Les Aïssâwa sont dépassés et sans intérêt pour le Maroc ».
Lycéen, 16 ans, médina de Meknès.
. « Ce sont des fous et des sauvages ». Gérant d’un cybercafé, 26
ans, ville nouvelle de Fès.
. « Ils perpétuent des superstitions et n’aident pas le Maroc à se
développer ». Ingénieur, 34 ans, ville nouvelle de Meknès.
. « Ils sont ‘‘sortis’’ de l’islam et leurs pratiques sont illicites ».
Bijoutier, 43 ans, médina de Fès.
. « Ils ne s’adressent qu’aux personnes sans éducation et abusent
de leur ignorance ». Fonctionnaire de police, 43 ans, ville
nouvelle de Meknès.
266
. « Ils sont la ‘‘racaille’’ du Maroc ». Boucher, 48 ans, ville
nouvelle de Meknès.
. « Ils ne font que du spectacle et du commerce avec l’islam ».
Propriétaire d’un restaurant, 59 ans, médina de Meknès.
. « Ce sont des voleurs et des idiots ». Universitaire, 38 ans, ville
nouvelle de Fès.
A l’opposé des réponses masculines, les femmes semblent
considérer les Aïssâwa avant tout sur leur aspect artistique,
divertissant, spirituel et thérapeutique :
. « La musique des Aïssâwa c’est bien pour danser ». Secrétaire,
27 ans, ville nouvelle de Fès.
. « Les Aïssâwa sont des vrais musulmans, ils invoquent Dieu et
prient pour le Prophète ». Femme de ménage, 32 ans, médina de
Meknès.
. « Ils possèdent un pouvoir et peuvent guérir ». Employée de
fast food, ville nouvelle de Meknès.
. « C’est notre tradition spirituelle ». Employée de banque,
médina de Meknès.
. « Ils savent mettre une bonne ambiance ». Cadre, 30 ans, ville
nouvelle de Fès.
. « Avec eux on est sûr de s’amuser ». Lycéenne, ville nouvelle
de Fès.
. « Ils jouent pour les femmes ». Cadre à la retraite, 58 ans, ville
nouvelle de Fès.
. « Ils permettent aux femmes de faire la fête et d’évacuer le
stress ». Pharmacienne, médina de Fès.
Les résultats montrent nettement que l’adhésion est plus
marquée chez les femmes auprès desquelles le capital sympathie
des Aïssâwa est élevé. Cette dichotomie séparant les réponses
des hommes et des femmes doit être quelque peu modérée car
nous constatons que les enquêtés de plus de cinquante ans (les
deux sexes confondus) semblent être plus enclins à estimer les
267
Aïssâwa de façon positive. A ce niveau il faut distinguer deux
attitudes présentes dans l’échantillon :
- Une attitude traditionaliste qui lie les Aïssâwa aux fêtes
religieuses (Ramadan, naissance du Prophète) ou profanes
(mariages, naissances, circoncision). L’invitation des
Aïssâwa pour animer ces festivités est alors considérée
comme un événement familier dont la fréquence doit être
maintenue.
- Une attitude réformiste qui tend à stigmatiser les Aïssâwa en
condamnant certaines pratiques rituelles et plus précisément
leur rite d’exorcisme des mluk (litt. « les démons
possesseurs ») et le sacrifice animalier de la frissa (litt. la
« proie ») sur lesquels nous nous arrêterons plus loin. Pour
77 % des interrogés, ces pratiques rituelles sont littéralement
contraires à l’islam. 65 % d’entre eux pensent que les soirées
des Aïssâwa, disent-ils, « favorisent l’adultère » car « les
femmes dansent devant les hommes ». 20 % affirment qu’ils
invoquent les démons « au détriment de Dieu ». 07 %
condamnent le modèle confrérique qui, selon eux, aurait trop
d’influence sur la vie privée des disciples et entraverait leur
esprit critique. Une infime minorité des interrogés (03 %)
pensent que les Aïssâwa sont des homosexuels (parfois
même des sataniques) et refusent dès lors de les considérer
comme des musulmans.
Les notions de religiosité et de spiritualité que nous serions en
mesure d’attendre d’un ordre mystique font défaut à la
représentation des Aïssâwa dans l’imaginaire collectif. Ceux-ci
sont davantage reconnus comme les représentants d’un folklore
ancestral, désuet voire méprisable. Stigmatisation des pratiques
rituelles, dévalorisation du modèle confrérique et mise en valeur
de leur coté « divertissement » par le panel nous conduisent à se
questionner sur la présence et l’influence des valeurs religieuses
et mystiques dans la pratique sociale des Aïssâwa eux-mêmes.
Qui sont-ils ? Pourquoi intègrent-ils la confrérie ? Qu’y
268
trouvent-ils ? La confrérie est-elle un bloc monolithique ou des
voix internes s’élèvent-elles pour manifester une dissidence ?
Pour répondre à ces interrogations initiales nous avons réalisé
une enquête sur la base d’entretiens directifs auprès de membres
des tâ`ifa-s Aïssâwa.
La pratique sociale
La pratique sociale des Aïssâwa a été définie à l’aide
d’entretiens libres et directifs. Rappelons que notre guide
d’entretien, exposé en introduction1, se compose de onze thèmes
définissant l’identité sociale, la tradition familiale, l’initiation,
la hiérarchie, les premières expériences, le réseau confrérique,
les pratiques rituelles, la connaissance et la perception de la
doctrine, le comportement social, l’économie et le soufisme et
l’islam.
Nous avançons l’hypothèse que la pratique sociale des
interrogés est traversée à la fois par la conscience musulmane et
par l’adhésion à la modernité, les deux étant liés l’un à l’autre au
sein du cadre symbolique des pratiques confrériques. Décrivons
cette conscience musulmane.
La conscience musulmane2
Dans les discours des interrogés la conscience musulmane est
très clairement formulée. Les enquêtés mettent
systématiquement en avant leur connaissance de l’islam qui,
disent-ils, faisait défaut aux anciens disciples. Pour le
1. Voir pp. 93-95. 2. La « conscience musulmane », qui renvoie à une identité religieuse, doit être différenciée de la « conscience islamique » qui réfère à un mouvement politique. A ce propos voir Gole, « Islam in Public : new visibilitées and new imaginaires », Public Culture, 2002, Durham, Angleterre, 2002, pp. 173-191, p. 173.
269
muqaddem Haj Saïd Berrada, ce fait distingue nettement les
tâ`ifa-s actuelles de celles du passé :
« Les Aïssâwî de maintenant sont meilleurs que les anciens. Avant,
les Aïssâwî faisaient des choses interdites par Dieu [haram, ndr]
pendant les cérémonies. Ils fumaient du haschich et buvaient de
l’alcool, même dans la zâwiya. Maintenant c’est fini, tout le monde
pratique le vrai islam. »
Cette déclaration nous interroge sur ce que les interrogés
appellent le « vrai islam ». Lorsque nous les questionnons, nous
constatons que tous croient à la baraka, à la magie (al-tawqâl),
au mauvais œil (al-‘ayn) et à l’envie (al-i‘hsâd). Une minorité
d’entre eux (14 %) croient aux effets négatifs des démons (jinn-
s), mais beaucoup rejettent vivement la divination des voyantes
(chuwâfat) en inscrivant leur réflexion, nous disent-ils, dans une
réappropriation de l’islam sunnite. Cette démarche se déploie
selon quatre axes :
- L’affiliation sélective des disciples
- La critique de la doctrine mystique
- Le rejet des anciens rites
- Les controverses internes
L’affiliation sélective des disciples :
Aujourd’hui, l’affiliation à la confrérie des Aïssâwa se fait soit
dans la zâwiya-mère par l’intermédiaire de ses gestionnaires1
soit par le biais des muqaddem-s de tâ`ifa-s. Les sources
historiographiques francophones nous révèlent que l’affiliation
dans une tâ`ifa donnait lieu à un rite particulier. Lors de la venue
des Aïssâwa d’Algérie à l’exposition universelle coloniale de
1900 à Paris, un fascicule décrivant succinctement leurs
pratiques rituelles fut édité à l’occasion sous le titre Les
Aïssaouas à l’expo de 1900, une séance de fakirisme2. Nous y
trouvons une description du pacte initiatique ainsi que les
1. Le rite d’affiliation des disciples par les gestionnaires de la zâwiya-mère de Meknès est décrit dans notre chapitre « l’application de la doctrine », p. 215. 2. Fascicule dactylographié sans mention d’auteur. Fonds Ninards, Paris, 1900.
270
modalités de récitation de l’invocation intime quotidienne (al-
wird) que les disciples doivent réciter après chacune des cinq
prières quotidiennes. Voici comment la brochure décrit
l’affiliation :
« Il n’y a pas d’âge fixe pour recevoir l’initiation Aïssaoua. A
certains jours la secte se réunit en des sortes fêtes, où sont conviés
les parents et les amis. Tout le monde peut assister à ses assemblées,
l’entrée est gratuite. Si, touché par la grâce, un néophyte se présente,
il est amené par le Chaouch, sorte d’huissier, devant le mokadem.
Celui-ci le fait mettre à genoux, lui fait jurer obéissance aux règles
de la société, il lui crache dans la bouche. Le nouvel initié est reçut
dans la secte et va embrasser les autres Aïssawa présent qui le
reconnaissent pour frère. On lui apprend certains versets du Coran
qu’il aura à réciter cinq fois par jour pendant toute la durée de sa
vie : avant le lever du soleil. A dix heures du matin. Vers trois
heures. A cinq heures. Et une heure après le coucher du soleil. Ces
prières sont accompagnées d’ablutions et de diverses
cérémonies…»1
Après avoir interrogé plusieurs muqaddem-s et musiciens
serviteurs, nous constatons que le rite d’affiliation actuel s’en
tient à une simple poignée de main (qui symbolise, disent-ils, le
pacte d’allégeance que les fidèles compagnons firent au
Prophète) ainsi qu’une présentation informelle du nouveau à ses
frères. Y., 23 ans, Aïssâwî depuis l’age de 15 ans, est vendeur de
prêt-à-porter en ville nouvelle de Fès ville et vit dans le quartier
de Rcif (médina). Il nous raconte comment un aspirant est
intégré dans une tâ`ifa :
« C’est très simple et ça se fait naturellement. Il faut déjà connaître
quelqu’un qui est dans une tâ`ifa, un ami qui demande au muqaddem
si tu peux le rencontrer. Après avoir discuté en privé avec lui, il te
propose de venir chez lui, il te présente le groupe, et ensuite tu te
joins à nous lors d’une soirée. Petit à petit, tu apprends à jouer les
instruments de musique, le hizb, les dhikr-s, les poèmes et la danse.
Si le muqaddem pense que tu es ‘‘valable’’, tu es intégré à la tâ`ifa.
Après tu sers la main de tout le monde, car ils deviennent tes amis,
tes frères. »
1. Ibid., pp.40-41.
271
Tous les muqaddem-s insistent sur deux notions fondamentales
pour que le novice soit accepté par eux. La première est le
respect de l’islam que le candidat doit obligatoirement endosser.
La seconde est la capacité à jouer des instruments de musique et
de chanter juste. Certains soulignent aussi l’apparence extérieure
du postulant, car la négligence vestimentaire est souvent
réprimée. Voici le témoignage du muqaddem Haj Saïd Berrada,
52 ans, né à Fès. Cet ancien ouvrier spécialisé est le septième
muqaddem de sa famille et Aïssâwî depuis l’âge de 13 ans.
Devenu aujourd’hui une célèbre vedette de la chanson
religieuse, il habite aujourd’hui un quartier huppé de la ville
nouvelle de Fès (Hay Azhar) et nous donne sont avis à propos de
l’affiliation :
« Tout d’abord il [l’aspirant, ndr] faut que je le connaisse, au moins
de vue. Aucun muqaddem ne prendra un inconnu dans son groupe. Il
doit être un bon musulman, c'est-à-dire qu’il pratique correctement
l’islam. Ensuite je lui demande pourquoi il veut faire Aïssâwa et
pourquoi pas autre chose, qu’est-ce qu’il cherche exactement. Je
regarde son apparence extérieure, c’est très important, si il est bien
rasé, bien habillé. Je souhaite savoir si c’est une personne soignée
(…) Tu comprends, on se rend chez des gens qui nous invitent, c’est
une marque de respect de bien se présenter, c’est la politesse
minimum. Après, je m’assure qu’il peut jouer de la musique
correctement et chanter plus ou moins juste. Pour cela on fait des
exercices. Il faut avoir un bon sens du rythme, car la musique
Aïssâwa c’est le rythme avant tout. Et pour jouer, il faut être solide
car chacun fait un rythme différent, les instruments se « croisent ».
Si ça marche, il entre dans mon groupe et commence par jouer le
plus petit des instruments de musique, et au fil du temps il apprend
le hizb, les dhikr-s, les poésies et tout le reste. Cela prend des
années. »
Généralement les muqaddem-s interrogés font preuve d’une
« circonspection dramaturgique »1 dans le choix des musiciens.
1.Terme emprunté à E. Goffman. Selon lui, la « circonspection dramaturgique » est une stratégie employée par un individu pour s’entourer de coéquipiers qui puissent véhiculer dans la société une image précise de sa propre représentation. GOFFMAN, la mise en scène de la vie quotidienne, t.1, 1973, trad. de l’anglais par A. Accardo, pp. 205-206.
272
Ils sélectionnent des individus qu’ils pensent loyaux et
disciplinés, et se font une idée précise du degré de loyauté et de
discipline sur lequel ils peuvent compter de la part de
l’ensemble des membres de leur groupe pour donner à leur
activité propre tout son sérieux, toute son importance et toute sa
dignité. Ils choisissent les membres de leur tâ`ifa les plus
adéquats par rapport à l’image qu'ils souhaitent présenter aussi
bien que par rapport à l’image qu’ils veulent à tout prix ne pas
avoir à présenter.
L’adepte Aïssâwî qui fait le choix d’intégrer une tâ`ifa doit
nécessairement être musicien, c’est-à-dire être capable de
chanter et de jouer tous les instruments de musique à l’œuvre
dans la confrérie, à l’exception des hautbois reta-s.
Effectivement, cet instrument exige un long apprentissage
technique et possède un répertoire musical si étendu que les
hautboïstes deviennent rapidement des professionnels qui
monnaient leurs services d’une tâ`ifa à l’autre. Mais certains ont
des parcours atypiques, comme le muqaddem Haj Saïd El
Guissy qui est, à notre connaissance, le seul muqaddem qui
débuta comme joueur de hautbois. Cet ancien masseur devenu
professionnel de la musique vit maintenant dans un quartier de
standing de la ville nouvelle de Fès (Hay Tariq). Voici son
témoignage :
« J’ai commencé Aïssâwa dans les années 1970, j’étais joueur de
hautbois. Et j’étais même parmi les bons, j’étais le professeur de
Muhammad Slawi et Haj Muhammad lui-même, tu les connais. Mais
un jour, en 1977, j’ai décidé de devenir muqaddem, avec l’aide de
Dieu. Je suis passé de hautboïste à muqaddem sans transition [rires].
C’est rare, parce que le parcours habituel c’est de commencer par les
instruments de percussions, puis de devenir dhekkâr [« récitant du
dhikr », ndr] et enfin muqaddem. »
A propos de leur affiliation, les muqaddem-s semblent souvent
réticents à nous livrer des informations précises, mettant en
avant la tradition familiale. D’ailleurs, pour Haj Berrada,
273
évoquer les anciens Aïssâwa semble être un sujet de discussion
sans importance :
« J’étais en contact avec la confrérie par mon père, par le père de
mon père et par le père du père de mon père. Ils furent tous des
muqaddem-s. Mais j’ai connu ensuite des grands chaykh-s de la
tarîqa, des vrais musulmans, ceux que les jeunes ne connaissent pas.
C’est inutile de citer leurs noms dans ton travail, ils sont tous mort
maintenant, ça y est (…) De toutes façons, les informations que tu
recherches sur la tarîqa tu ne peux pas les avoir auprès des anciens
Aïssâwî. Ils sont presque tous très malade, ils n’ont plus de mémoire
(…) De plus, chez les anciens c’est ‘‘marche arrière’’ dans leur tête.
Ils ne vivent pas avec leur époque. Il n’y a rien à faire avec eux. »
Le manque de collaboration des muqaddem-s enquêtés à ce
propos se justifie selon d’autres par la concurrence qui règne
actuellement dans la confrérie. C’est ce que nous dit le
muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi, 59 ans et Aïssâwî
depuis l’âge de 12 ans. Fonctionnaire d’Etat à la préfecture, il
habite un quartier avenant de la ville nouvelle de Fès (Hay
Tariq) :
« Aucun muqaddem ne va te dire la vérité sur son apprentissage, ils
ont un statut à défendre. Tu sais, je suis, avec Haj ‘Azzam, le plus
âgés des muqaddem-s en activité. Ma première tâ`ifa je l’ai eu dans
les années 1970, et tous les autres muqaddem-s actuels sont passés
‘‘chez moi’’. Y., il ne t’a jamais parlé de moi ? Et M. ? Non plus ?
C’est normal, ils veulent se mettre en avant et ne vont pas dire que
c’est moi qui leur ai tout appris. Moi je suis vieux et je n’ai rien à
gagner. Mais la vérité c’est qu’ils ont tous commencé avec moi
comme « récitant du dhikr », c’était des débutants. Maintenant ils
jouent les vedettes et s’inventent une biographie. Tout le monde
reçoit l’initiation des anciens, moi-même je l’ai reçu de mon père et
de Baba Chawi, l’ancien muezzin de Qarawiyine. Il est mourrant
maintenant. »
Si de nombreux récits contradictoires et conflictuels émergent
régulièrement des entretiens menés auprès des muqaddem-s au
sujet de leur propre affiliation, la parole des musiciens serviteurs
est en revanche beaucoup plus libre. Souvent, ces jeunes (notre
échantillon montre que 86 % d’entre eux sont âgés de 20 ans à
274
35 ans) ont rejoint les Aïssâwa contre la volonté de parents
réticents ou hostiles, et, à l’inverse des muqaddem-s, ils ne
possèdent que très rarement des membres de leur famille eux-
mêmes affiliés. Assignés idéalement à une seule et unique tâ`ifa,
ils doivent demeurer exclusivement avec leur muqaddem qui
leur donne, au besoin, l’autorisation d’effectuer un
remplacement temporaire dans une autre tâ`ifa. Motivation
personnelle, amour et attirance pour l’islam et pour la musique
spirituelle, voila les raisons premières avancées par les jeunes
musiciens pour expliquer leur affiliation. H., 24 ans, musicien
dans une tâ`ifa de Meknès est aujourd’hui sans emploi. Il vit en
médina et nous a confié son expérience :
« Ca fait huit ans maintenant que je suis Aïssâwî. J’allais rejoindre le
muqaddem et la tâ`ifa tous les jours après l’école, j’ai failli rater
mon bac. Mes parents m’ont interdit de continuer à les fréquenter.
Ils détestent çà ! Pour eux, Aïssâwa, ça n’a aucun intérêt. Après le
bac ils m’ont inscrit dans une école d’informatique, ici à Meknès.
J’aimais bien mais je suis retourné petit à petit avec le muqaddem,
j’étais attiré tu comprends ? Mes parents m’ont dit de choisir, soit
arrêter Aïssâwa soit partir de la maison…Alors je suis parti. Je suis
chez le muqaddem, ça fait trois mois maintenant. Mon cœur est pour
les Aïssâwa.»
Ecoutons, toujours au sujet de l’affiliation, le témoignage de Y.,
27 ans, vendeur de céramiques artisanales en médina de Fès. Il
vit dans un quartier pauvre de Fès (bab Ftuh) :
« Lorsque j’ai rejoins la tâ`ifa, c’étais très compliqué avec ma
famille. J’avais seize ans, j’étais à l’école, en cours au fond de la
salle. C’était le printemps, je regardais par la fenêtre qui était
ouverte et j’ai vu un ami Aïssâwî, plus âgé que moi, qui passait dans
la rue. Je l’ai appelé pour lui demander où il allait. Il m’a répondu
qu’il allait à un rendez-vous chez le muqaddem pour se rendre à une
cérémonie. Le professeur, en colère, m’a crié dessus et m’a dit de
fermer la fenêtre. Alors j’ai pris mes affaires et j’ai sauté dans la rue
pour rejoindre mon ami [rires] (...) J’ai rencontré le muqaddem, et
bien sur, je ne savais pas jouer de musique, donc il n’a pas voulu de
moi. Je lui ai demandé de me prêter un nefir [une longue trompe en
fer, ndr], avec lequel je m’entraînais sur la terrasse de la maison.
275
Après avoir avoué à mon père que je voulais devenir musicien
Aïssâwî, il m’a répondu ‘‘ dans cette maison, je n’accepte qu’une
seule chose : le nefir ou toi, mais pas les deux à la fois’’ [rires]. J’ai
alors attendu la fin de l’année scolaire pour intégrer le groupe, le
temps de connaître deux trois rythmes au bendîr et de me faire
oublier par mon père. Lorsque j’ai commencé avec les Aïssâwa,
c’était l’été, en cachette. Ma famille l’a apprit lorsque un cousin m’a
vu dans une soirée. Sa mère a téléphoné à la maison, elle a tout
raconté. J’ai dit à mon père, pour le calmer, que c’était juste une
distraction pour les vacances. Avec le temps, il a fini par accepter. »
Ces deux témoignages nous indiquent que la tradition familiale
n’est plus un élément déterminant pour intégrer la confrérie :
seuls 23 % d’entre eux affirment avoir un parent (souvent la
mère ou la grand-mère) sympathisant des Aïssâwa. De même,
nous avons questionné les muqaddem-s afin de savoir s’ils
souhaitent voir leurs fils suivent leurs traces. Les réponses
négatives du muqaddem Y., 55 ans, propriétaire d’une boutique
de réparation de téléphone mobile en médina de Meknès,
résument bien les propos recueillis :
« Mon fils ? Je ne crois pas que ça l’intéresse. Pour le moment il
chante les dhikr-s, il connaît le hizb et tout le reste…Mais il veut être
informaticien ou médecin. Et franchement c’est très bien ! Ce n’est
pas obligatoire d’être Aïssâwî, c’est très dur tu sais, regarde mes
cheveux, j’y ai laissé ma santé. Si mon fils décide de lui-même c’est
d’accord pour moi, mais sinon je ne le forcerai jamais, ça demande
de très gros sacrifices. C’est un ‘‘travail de force’’. »
Dans tous les cas, le disciple peut à tout moment renoncer à sa
vie d’Aïssâwî et rejoindre un autre ordre religieux voire même
quitter définitivement le mouvement confrérique sans encourir
aucune réprobation. Cette affiliation sélective suppose la
connaissance, c’est-à-dire un état de connaissance mutuelle
rituellement admis par les enquêtés. On intègre la confrérie de
deux façons : par présentation (par l’intermédiaire d’un tiers ou
d’un proche direct) et progressivement, quand, par exemple, le
nouveau membre s’intègre lentement dans le cercle de
connaissances. Ajoutons d’autre part que lorsqu’ils lient
276
connaissance, les enquêtés sont usuellement introduits dans une
relation où l’indenté confrérique est automatiquement ancrée.
Cette forme de recrutement nous questionne sur la place exacte
de la doctrine mystique chez les interrogés. Connaissent-ils
l’enseignement mystique du Chaykh al-Kâmil ? Le respectent-
ils ? Nous allons le voir, le respect de l’islam sunnite pousse les
enquêtés à une critique ouverte de la doctrine mystique.
La critique de la doctrine mystique :
Il n’est pas sans intérêt de rappeler que l’orthodoxie sunnite
condamne toute forme d’idolâtrie, de vénérations des saints, et
ne tolère aucune association religieuse qui permet l’autorité d’un
maître spirituel. Les musulmans sunnites croient au Jugement
Dernier et en un Dieu unique et miséricordieux qui protège,
aide, nourrit, guérit et exauce les vœux des croyants. Le
soufisme, la mystique musulmane qui se développe dès le 7ème
siècle, désigne les tendances et les écoles doctrinales qui ont
pour objectif d’atteindre une communication directe avec Dieu.
Ces méthodes d’approches élaborées par des maîtres spirituels
(chaykh-s) sont faites de litanies, d’oraisons surérogatoires et
d’un code éthique, le tout transmis (dans ce cas précis)
oralement. Ceci doit permettre d’expérimenter l’union avec
Dieu en mettant en pratique une sensibilisation exacerbée des
facultés spirituelles, intuitives et artistiques de l’aspirant afin de
lui faire vivre l’expérience d’une rencontre ultime avec le divin.
Le chaykh, qui se présente souvent comme un descendant du
Prophète, se voit entouré d’une aura mystérieuse ; il est
considéré comme un « ami de Dieu » (walî), titre honorifique
qui lui confère le statut d’intercesseur entre Dieu et les hommes.
Dans l’idéal, chaque disciple doit s’engager dans une stricte
allégeance à son maître, ou, le cas échéant, à ses descendants
biologiques et à ses représentants. Que reste-t-il de ces idées
théoriques chez les groupes étudiés ? Quel lien les aïssâwî
entretiennent-ils avec la doctrine du saint fondateur ? Pour les
277
plus anciens muqaddem-s, le soufisme est à pratiquer à la
mesure de ses moyens tout en agissant avec discernement vis-à-
vis des recommandations doctrinales, comme nous le dit le
muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi :
« Chez les Aïssâwa, le plus important est d’invoquer Dieu en
fonction de ses capacités personnelles, voilà ce que j’ai appris de
mes maîtres et ce que j’enseigne à mon équipe. Par exemple le matin
ou le soir avant de se coucher, il est bon de réciter le Nom de Dieu,
mais c’est inutile de compter les invocations…C’est la ‘‘bonne
intention’’ [niyya, nrd] qui importe avant tout. Aussi, je précise qu’il
n’y a pas de wird-s. Ces histoires de petits, moyens et grands wird-s
c’est de la foutaise. Rien ne remplace le Coran, c’est la parole de
Dieu. D’ailleurs le Chaykh al-Kâmil a juste conseillé de réciter le
hizb Subhân al-Dâ`im et de réciter le dhikr. Il éduquait par le rappel
à Dieu et à l’explication du Coran. Le Chaykh al-Kâmil était un saint
homme, c’est vrai, mais un homme de chair et de sang comme toi et
moi. Et aujourd’hui il est mort et enterré. C’est juste un ‘‘pont’’ pour
aller vers Dieu, un exemple à suivre…Mais ce n’est pas Dieu. »
Au cours de notre enquête, nous avons été surpris par la
franchise des interrogés, car 87 % d’entre eux remettent
ouvertement en question la méthode d’autoperfectionnement du
Chaykh al-Kâmil et même du soufisme confrérique. Les
enquêtés condamnent la croyance aux pouvoirs des saints et à
leur supposée intercession entre Dieu et les hommes. Voici le
témoignage de Y., 26 ans, cuisiner et membre de la confrérie
depuis une dizaine d’année. Il vit en médina de Fès près du
marché au henné :
« Moi j’ai décidé d’arrêter de réciter le hizb Subhân al-Dâ`im. Il y a
des vieux Aïssâwî qui ne connaissent rien du Coran, même pas une
ligne et ils connaissent le Subhân al-Dâ`im. Certains pensent même
que c’est du Coran. C’est grave. Les tarîqa-s embrouillent les gens
qui ne sont pas éduqués et les naïfs. Il n’y a qu’un seul hizb, c’est le
Coran. »
T., 28 ans, et habitant près de la gare de Meknès, sans emploi et
Aïssâwî depuis l’age de 17 ans. Il voit les litanies d’invocations
surérogatoires comme une perte de temps et la mystique comme
une déformation du message prophétique :
278
« Pour moi le dhikr ça ne sert à rien. Tu te
lèves le matin et tu répètes ‘‘Allah’’ cent
fois ou mille fois…Tu deviens peu à peu une
carcasse sans cerveau. Le mieux c’est de lire
le Coran et de réfléchir sur le message de
Dieu (…) Pour moi les tarîqa -s c’est devenu
une supercherie. J’ai un ami français, il veut
se convertir à l’islam, mais à l’islam des
tarîqa -s. Il aime les Aïssâwa et il veut
apprendre le hizb . Mais ça, ce n’est pas le
vrai islam. Le vrai islam c’est faire les
prières et le Ramadan. Lorsque je lui ait dit
ça il n’a plus voulut se convertir. Je lui ai
dit alors que l’islam n’avait pas besoin de
lui. Si tu suis une tarîqa tu ne suis pas
l’islam, mais une interprétation. »
H., 29 ans et habitant près de la zâwiya-mère de Meknès et lui
aussi sans emploi. Affilié depuis l’âge de 16 ans, il est
aujourd’hui très amer vis-à-vis de ses religionnaires. Selon lui il
existe un décalage trop important entre la théorie doctrinale et le
comportement des disciples :
« Je sais qu’en Europe vous aimez bien les
tarîqa -s, vous voyez ça comme quelque chose de
romantique. Mais toutes les tarîqa -s c’est la
merde. Le soufisme ça ne sert à rien, parce
que ceux qui se présentent comme des soufis ne
respectent même pas les bases de l’islam.
Comment tu peux faire le dhikr toute la
journée et le soir tu ramènes des putes et tu
baises dans la zâwiya ? C’est ça la vérité. Le
problème c’est que c’est les grands muqaddem-s
qui font ça. Ce n’est pas l’islam qui est en
cause, c’est les gens qui foutent la merde.»
H., 26 ans, sans emploi, vit près de la mairie de Meknès et est
musiciens serviteur depuis l’âge de 17 ans. Selon lui, les
pratiques rituelles de toutes les confréries mystiques ne peuvent
se rattacher à l’islam :
« Pour moi il y a quatre religion dans le monde : il y a le judaïsme,
le christianisme, l’islam et…le ‘‘maroquisme’’ [rires] ! Le Maroc
279
c’est le seul pays au monde où il y a des dizaines de tarîqa-s qui font
toutes n’importe quoi avec l’islam. Il y a la zâwiya Aïssâwiyya ici à
Meknès, Il y a la zâwiya bidule à Tanger, la zâwiya truc à
Oujda…Tout cela n’arrange pas les problèmes des gens et divise le
peuple. Moi je ne crois pas au pouvoir des chaykh-s, je crois en Dieu
et au Prophète, point final. »
Pour O., 27 ans, sans emploi et affilié depuis l’age de 15 ans,
certaines formes de visibilité publique du mysticisme
contemporain au Maroc ne sont que des simulations à but
lucratif totalement détachées de toute spiritualité et de l’islam :
« Il ne faut pas te laisser aveugler par les belles paroles des
muqaddem-s. Le soufisme ici ce n’est rien d’autre que du toc, de la
camelote, comme tout ce que tu peux trouver au Maroc (…) Il n’y a
pas d’islam dedans. L’année dernière on a joué avec la tâ`ifa pour
le festival des musiques sacrées de Fès…Mais
il n’y a rien de sacré dans ce festival, untel
chante pour sa femme, l’autre pour sa mère (…)
il est où est le sacré là-dedans ? »
Du point de vue des Aïssâwî interrogés, la confrérie s’inscrit
dans le cadre des pratiques religieuses familiales et culturelles.
Les rituels confrériques ne se substituent en aucun cas à la
pratique canonique de l’islam. Maintenue au même titre que
d’autres traditions, cette continuité n’est cependant pas assurée
par tous les enfants des Aïssâwî. La transmission de cet héritage
est disparate selon les familles et au sein d’une même famille.
Généralement, les enfants des muqaddem-s en âge d’être dans la
vie active sont totalement indifférents à cette tradition. Voici le
témoignage de Muhammad, 22 ans et fils du muqaddem-
muqaddmin Haj Azedine Bettahi. Cet étudiant en école de
commerce et ancien Aïssâwî nous éclaire sur les tensions qui
peuvent apparaître chez les nouvelles générations :
« Pour être honnête, je ne porte pas beaucoup d’intérêt aux Aïssâwa.
J’ai commencé à m’y intéresser à l’adolescence, je récitais le hizb
mais j’ai abandonné parce que je ne voulais pas faire comme mon
père. Je suis ensuite devenu ‘‘frère musulman’’, tout l’inverse ! Je
portais la barbe et la jellâba, je lisais le Coran. Mon père
commençait à s’inquiéter, je ne sortais plus pour m’amuser et voir
280
des amis (…) Après j’ai eu un accident de scooter et aucun des
‘’frères musulmans’’ n’est venu prendre de mes nouvelles. Lorsque
j’ai retrouvé la santé, j’ai eu envie de m’amuser, sortir et voir des
filles (…) De toutes façons les tarîqa-s c’est quoi ? Ca sert juste à
apprendre à faire la prière et à s’adresser à Dieu, non ? Et ça, c’est
de l’islam. Le reste, le wird, le dhikr et le hizb c’est des conneries,
du blabla. Moi j’emmerde toutes les tarîqa-s du Maroc et du monde
entier. J’emmerde tous les chaykh-s leurs disciples. Suivre un
chaykh ne peut te conduire qu’en enfer ; parce qu’il n’y a qu’un
Dieu et Muhammad est Son messager. Moi je n’ai peur que de Dieu,
c’est tout. Même mon père ne me fait pas peur. »
Ces indices indiquent-ils une réappropriation de l’islam au
détriment des pratiques confrériques traditionnelles ? A ce stade
nous pouvons distinguer deux attitudes chez les enquêtés:
- Une attitude « réformiste » qui, dans le discours, lie la
confrérie à l’islam. Le respect de l’islam et du Coran passe
avant la connaissance de la doctrine du Chaykh al-Kâmil
pour la totalité des Aïssâwî interrogés. 66 % d’entre eux ne
croient pas aux supposées bienfaits spirituels de la récitation
quotidienne des invocations surérogatoires de l’ordre (hizb,
wird-s et dhikr) au profit du respect des cinq prières
canoniques quotidiennes.
- Une attitude de « délivrance » qui ambitionne d’émanciper
la confrérie des croyances et des pratiques rituelles
contraires à l’islam sunnite.
Auprès des enquêtés nous avons constaté que ces deux attitudes
aboutissent sur le rejet des anciens rites. Pour justifier leur
appartenance à la confrérie, les Aïssâwî enquêtés avancent leur
attachement au respect de la pratique de l’islam et souhaitent,
pour reprendre leur propre expression (en français), faire en
sorte que « les Aïssâwa ‘‘ça marche’’ avec l’islam ». Les sondés
contestent aujourd’hui la pratique de certains rites tel que le
rituel d’exorcisme des démons et en censurent d’autres, comme
le sacrifice animalier.
281
Le rejet des anciens rites :
Les rejet des anciens rites par les enquêtés se manifeste dans
leur discours à propos de l’exorcisme des démons (appelé mluk)
et du sacrifice animalier (appelé la frissa, la « proie »). Ces deux
pratiques rituelles, qui ont contribuées à la renommée de la
confrérie à travers tout le Maghreb, subissent les critiques
violentes et ambiguës des Aïssâwî interrogés, bien que, comme
nous le verrons dans le chapitre suivant, l’exorcisme des mluk
est toujours pratiqué par eux (et ce malgré leurs discours) et
semble même bénéficier à l’heure actuelle d’une grande
popularité auprès du public. Mais pour les enquêtés le rejet le
plus virulent de leur part se manifeste à propos de la frissa. C’est
un rite très spectaculaire, vivement critiqué depuis ses origines
par les autorités politiques et religieuses du pays, qui met en
scène le sacrifice d’un animal et qui se déroule de la façon
suivante : dans un état de conscience altéré (hâl) provoqué par
les danses rituelles de la hadra, certains disciples singeant des
animaux (lions, lionnes, panthères) sacrifient un animal
(généralement un mouton) à mains nues et le dévorent cru. Pour
justifier ce geste, on dit que les « dévoreurs » (farassî) sont
possédés par l’esprit d’un fauve qui les contraint à sacrifier une
proie. Pour la totalité des disciples enquêtés, ce sacrifice
animalier devenu quasi légendaire au Maghreb est formellement
interdit à tout musulman. Jugé contraire à l’islam, son exercice
est considéré par eux comme illicite (haram). L’origine et le
symbolisme de la frissa fait l’objet de différentes interprétations
au sein même de la confrérie. Aborder ce sujet auprès des
membres de notre échantillon fait rapidement apparaître des
récits et des opinions divergentes de celles disponibles dans les
textes des archives coloniales et des textes scientifiques des
chercheurs qui se sont penchés sur le sujet. La mésentente des
enquêtés autour de ce mythe est telle qu’un éclaircissement est
nécessaire.
282
Mésentente autour d’un mythe confrérique :
La frissa a toujours suscité les sentiments les plus extrêmes à
l’égard des Aïssâwa. Selon R. Brunel l’origine de ce rite est liée
à un acte désespéré d’un disciple nommé Wuld Khumsiyya.
Celui-ci, après avoir apprit la mort du Chaykh al-Kâmil, fut prit
d’une crise d’hystérie qu’il dévora, dit-il, un mouton noir1. Voici
comment Brunel nous explique l’origine de la frissa :
« Selon les ‘Aïssâouâ, c’est Oûld Khomsîa qui, pour la première
fois ; mangea la frissa (…) Le Chîkh venait d’expirer ; accablé de
douleur, Oûld Khomsîa, qui était avec Aboû ar-Râoûaîn, son
disciple le plus dévoué, déchira ses vêtements et se mit en fureur
jusqu’à vouloir dévorer sa propre chair. Afin de l’apaiser, ses
collègues durent lui présenter un mouton qu’il éventra de ses ongles
et mangea en grande partie (…) Oûld Khomsîa avait des crises
d’extases si fortes que ses Achâb devaient le tenir pour l’empêcher
de se mutiler. Livré à lui-même, il se précipita sur des moutons
préalablement égorgés, les éventrait de ses propres mains et les
dévorait. »1
Le musicologue A. Boncourt confirme lui aussi cette version,
indiquant en outre que certains disciples identifient Abû ar-
Rawâyil comme le premier farassî :
« Selon quelques informateurs, c’est Barwâyil al-Mahgûb lui-même
qui, à la mort du sîh, fut la premier Aïssaoui à pratiquer la frisa.
Mais les mieux informés affirment que ce rite a été institué par un
autre disciple de Sîh al-Kâmal, un certain Wald l-Humsiyya, en
présence de Barwâyil, à l’occasion de la mort du sîh. Fou de
douleur, Wald l-Humsiyya, après s’être déchiré les vêtements,
commençait à lacérer son propre corps ; pour le calmer, ses
compagnons lui présentèrent un mouton (variante : une chèvre),
qu’il dévora aussitôt. »2
Cependant, interrogés sur l’origine de la frissa, les descendants
1. Certains Aïssâwî enquêtés nous disent que Wuld Khumsiyya chuta mortellement du toit de la zâwiya-mère après y être monté pour nettoyer les boules décoratives (jamor-s) que son père offrit au Chaykh al-Kâmil. Sa tombe est toujours visible à l’endroit même de sa chute, sur le parvis et à gauche de l’entrée de la zâwiya. Voir plan p. 228. 1. BRUNEL, op. cit., p. 211. 2. BONCOURT, op. cit., p. 52.
283
du Chaykh al-Kâmil nous répondent par une histoire très
différente. D’après eux, la frissa n’est pas liée à Abû ar-Rawâyil
ni à Wuld Khumsiyya. Voici comment Moulay Idriss Aïssâwî,
le responsable de la direction spirituelle, nous explique la chose
:
« Non, Abû ar-Rawâyil n’a pas fait la frissa. Après la mort du
Chaykh al-Kâmil, d’autres chaykh-s ont pris la direction de la tarîqa,
mais ils étaient très différents car leur enseignement était basé sur la
transe [hâl, ndr]. Ainsi, lorsque les disciples étaient en transe,
certains visiteurs, hostiles et extérieurs à la zâwiya, venaient ici et
leur jetaient des tissus ou des animaux noirs. Bien entendu, le noir
est la couleur du diable, et c’est ce qui dérangeait les fuqarâ’-s.
Lorsque certaines personnes sont en transe, ils identifient le noir
comme le démon et se jettent sur lui pour le tuer. Ce n’est pas
propre au Maroc. En Libye, on bandait les yeux des fuqarâ’-s pour
qu’ils ne voient pas le noir pendant la transe… On ne peut pas
précisément identifier un faqîr qui serait à l’origine de la frissa.
Mais il faut retenir que la frissa apparue à cause des successeurs du
chaykh à la direction de la tarîqa. Ils avaient la connaissance de la
transe mais ils n’avaient pas la légitimité du Chaykh al-Kâmil…De
plus, la frissa n’a rien à voir avec notre méthode spirituelle, c’est
une pratique innovante et déviante [bid’a, ndr] d’une minorité
d’illuminés qui a causé beaucoup de tort aux vrais Aïssâwî. »
Ce récit de Moulay Idriss Aïssâwî nous indique que certains
adeptes, sous l’emprise de la transe, abhorrent la couleur noire
qui symbolise pour eux le démon. Mais surtout il contredit les
informations que nous pouvons recueillir dans les travaux de
Brunel et de Boncourt. Ceci nous a passablement intrigué, si
bien que nous nous sommes de nouveau rendu à la zâwiya-mère
pour d’autres explications. Devant notre carnet de notes et après
lui avoir évoqué notre précédente entrevue, Moulay Idriss
Aïssâwî nous dit, très fermement, ceci :
« Tu ne m’as pas bien écouté, je n’ai jamais parlé des chaykh-s de la
tarîqa, mais des disciples. Ce sont les fuqarâ’-s qui ont détourné
l’enseignement du Chaykh al-Kâmil et introduit la transe dans la
méthode spirituelle. N’oublie pas de corriger cela dans ton travail. »
Cette rencontre nous a encore plus troublé que la précédente. Il
284
nous apparaît impossible, dans ces conditions, de statuer sur les
motifs exacts et l’origine de la frissa. Devant nos interrogations,
le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi confirme nos
doutes :
« L’origine de la frissa est indéterminée. Untel va te dire ça, un autre
va te dire le contraire. Les ‘‘fils du chaykh’’ ne connaissent rien, ils
n’ont pas l’historique de la tarîqa en tête. Ils ne sont là que pour
l’argent, pour eux c’est un travail comme un autre. Ils inventent des
histoires en fonction de la personne qu’ils ont en face d’eux. »
D’autres muqaddem-s expliquent l’apparition de ce rite par le
déficit d’activités et de modernité qui caractérise le Maroc et
surtout ses zones rurales. C’est ce que nous apprend le M., 48
ans, sans emploi et muqaddem à Meknès :
« C’était les anciens Aïssawî qui faisaient ça, aujourd’hui nous
sommes tous civilisés ! Dans le temps, les anciens pratiquaient la
transe entre eux, simplement par distraction. A l’époque beaucoup
étaient à la campagne, inactifs, sans travail. Il n’y avait pas la
télévision, pas d’Internet…Il n’y avait rien. Alors ils la frissa c’était
comme un passe-temps, un amusement. Tu comprends ? Mais tout
ça c’est fini maintenant, grâce à Dieu.»
Pour d’autres, c’est un épisode hagiographique de la vie du
Chaykh al-Kâmil qui explique la frissa. En effet, une histoire
bien connue véhiculée par un cantique chanté par les disciples
révèle le chaykh victorieux d’un combat mené face à des fauves
et des reptiles. Par la force de son regard et par la pensée, il
aurait, dit-on, assujettit et fait fuir des lions et autres serpents qui
auraient envahis Meknès. C’est ce que nous explique M., 44 ans,
muqaddem à Meknès depuis dix-sept ans. Il nous indique aussi
que les disciples qui réalisent la frissa, les farassî, sont
exclusivement des Aïssâwî appelés Rarbawî (litt. « du Rarb »,
région agricole du nord-ouest du pays). M. nous affirme
d’ailleurs que, mis à part la période du mussem de Meknès où la
zâwiya-mère reçoit des milliers de pèlerins dont ces farassî dits
« campagnards », c’est seulement en milieu rural que la frissa se
pratique aujourd’hui :
« Les Rarbawî sont les Aïssâwî de la campagne. Ils sont les
285
descendants de la tribu berbère des Banî Hassan. On les appelle
aussi Sâym Mokhtar. Ils peuvent être très dangereux, surtout
pendant le mussem de Meknès. Lorsqu’ils sont en transe, ils sont
possédés par des animaux et, le seul moyen de les calmer, c’est de
leur offrir un mouton. Alors ils font ce qu’on appelle la ‘‘ frissa’’, ils
se jettent sur lui et, avec deux doigts, ils le tuent et le dévorent. C’est
à cause du Chaykh al-Kâmil, c’est lui qui a passé un pacte avec les
bêtes sauvage, les serpents et les fauves, pour qu’ils laissent
tranquilles les habitants de Meknès. Mais il y a un pris à payer, et les
esprits des animaux tourmentent maintenant certains
Rarbawî…Mais pas tous. Lorsqu’ils sont possédés, comme les
taureaux détestent le rouge, eux, ils détestent le noir, c’est ce qui les
excite. Si tu vas dans une soirée Aïssâwa à la campagne, il faut
t’habiller en blanc, car ils ne te laisseront pas entrer si tu portes du
noir, ça peut être dangereux pour toi.»
Brunel signale qu’en 1921 à Fès et à Casablanca, la frissa fut
interdite par les autorités administratives1. En 1924 à Meknès, le
surintendant de la confrérie interdit aux disciples de pratiquer ce
rite « déshonorant pour l’islam »2. Mais, devant « la fureur de
l’opinion publique, il fut amené à lever son interdiction quatre
jours avant le moussem. »3 A cette époque et toujours selon
Brunel, « le moment ne semble pas venu d'interdire une coutume
si ancrée dans les mœurs du pays. »4. De 2002 à 2005, soit après
trois années de recherches, nous n’avons jamais assisté à une
frissa. Le simple fait de l’évoquer provoque, chez les Aïssâwî de
Fès et de Meknès, une attitude de répulsion et de mépris. Ils
rejettent vivement tout type d’interprétation symbolique en
affirmant que cet acte est, d’un point de vue dogmatique, interdit
par Dieu. Du fait, elle ne peut être pratiquée que par des
« sauvages » ou des « gens vulgaires ». A travers leurs
témoignages, nous apprenons que la frissa est connue pour être
la spécificité des Rarbawî, qu’ils désignent en français comme
les « Aïssâwî de la campagne » et qu’ils considèrent comme des
1. BRUNEL, op. cit. p. 176. 2. Ibid. 3. Ibid. 4. Ibid.
286
frustres et des hérétiques. Cette remarque du muqaddem Haj
Saïd Berrada, visiblement irrité par notre intérêt sur cet aspect
de la confrérie, le manifeste clairement :
« Non, il ne faut pas dire que c’est intéressant ! Les Rarbawî ce sont
des fous, des cannibales, ils sont mal élevés…Ils ne connaissent rien,
ils restent à la campagne, ils n’étudient pas. Ce n’est pas ça l’islam.
Dieu n’a jamais dit de manger cru des animaux vivants. Un animal
on le sacrifie, on dit ‘‘bismillah’’, on ne le tue pas pour le
plaisir…C’est haram [illicite, ndr]. La frissa, ça ne marche pas avec
l’islam.»
Devant nos questions, le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine
Bettahi préfère évoquer l’aspect théâtral du sacrifice. Selon lui,
l’animal sacrifié n’est pas consommé par les exécutants :
« Il est difficile de savoir ce que les gens qui font la frissa ont dans
la tête. Moi-même, je n’observe que le phénomène de l’extérieur,
qui est fait pour impressionner [il mime le geste des sacrificateurs,
l’index et le majeur de la main droite perforent d’un coup sec
l’estomac de la victime, ndr]. Mais tu dois savoir que les farassî ne
mangent pas l’animal. Ils le mâchent tout au plus, ils font semblant.
Ils savent que c’est haram de consommer un animal mort dans ces
conditions. »
De même, pour tous les musiciens des tâ`ifa-s de Fès et de
Meknès, la frissa n’a rien à voir avec le soufisme en particulier
et l’islam en général. Bien qu’ils vont parfois jusqu’à nier son
existence, nous savons, d’après la thèse de Boncourt, que la
frissa était encore présent dans les tâ`ifa-s urbaines jusqu’au
début des années 1980. Dans son étude, nous trouvons même la
citation d’un vieil Aïssâwî de Meknès affirmant que « si la frisa
disparaissait, il n'y aurait plus d’ ‘Isâwa »1. Si le sujet de la
frissa irrite souvent les interrogés, c’est que cette pratique remet
en question l’image qu’ils souhaitent véhiculer de la tarîqa et
d’eux-mêmes. Selon certains Aïssâwî enquêtés, ce type de
sacrifices « maintiennent le Maroc dans un état de sous-
développement » et « éloignent les croyants de l’islam. » Mais
ces mésententes semblent récurrentes dans l’histoire de la
1. BONCOURT, op. cit.
287
confrérie. Al Malhouni, un historien marocain auteur de
Lumières sur le soufisme au Maroc : la tarîqa al-Aïssâwiyya
pour exemple2 (un ouvrage publié récemment par le ministère de
la culture du Maroc) nous révèle un poème dans lequel un faqîr
de la tarîqa évoque sa peine face à l’apparition de la frissa.
Voici ce texte qui, d’après Al Malhouni, fut écrit par un Aïssâwî
anonyme au 18ème siècle :
Etrange destin que ceux des Aïssâwî,
Et ce qu’ils ont associé au walî Ben Aïssâ,
Ils l’ont associé à l’égarement,
Pensant que cet égarement était guidance prophétique,
Ils ont prétendu bien faire, mais,
Dans ce triste pari, ce sont eux les plus perdants,
Ils ont apporté toutes bid’a`-s
Et ils ont méprisé la charî’a
Ils ont abandonné la religion et la prière,
Et ceci comme n’importe quel égaré,
Ils ont perturbé toutes les mosquées,
Et ils y ont répandu le mal,
Ils ont, sans aucun scrupule, embrassé toutes enfantillages,
Ils ont mangé l’animal mort et ils ont bu son sang,
Alors que c’est une abomination évidente,
Ils ont dévoré ce que dévore le chient errant,
Ils ont sali ta mémoire, ô Ben Aïssâ,
Que Dieu nous préserve de t’attribuer toutes ces bassesses,
Tu n’as jamais ordonné le divertissement,
Tu n’as jamais montré l’égarement apparent,
Si tu avais vu réellement, tu en aurais honte,
Tu t’en serais lavé les mains s’en aucun doute,
Et toi, mon frère, tu aurais suivi la parole véritable de Ben Aïssâ.1
Rejeter les pratiques et les croyances des anciens et se dissocier
d’eux semble aussi être la prérogative des Aïssâwa
contemporains. Ce fait nous impose la question suivante : si les
disciples actuels souhaitent se démarquer des anciens, que
représentent pour eux la zâwiya-mère et ses gestionnaires ?
2. AL MALHOUNI, Adouae ‘ala tassawouf bi l’maghrib : tarîqa al- aïssâwiyya mamouzajan. 2003. 1. Ibid., p. 331.
288
Quels liens entretiennent-ils avec les descendants biologiques du
saint fondateur, garants de la doctrine mystique qu’ils critiquent
? Existe-t-il des tensions entre les gestionnaires de la zâwiya-
mère, les muqaddem-s et les musiciens serviteurs ? Ces
questionnements nous conduisent sur le thème des controverses
internes.
Les controverses internes :
Tout au long des entretiens menés auprès des Aïssâwa, les
discours stigmatisant les « faux » des « vrais » disciples sont
récurrents. Les enquêtés se distinguent selon trois catégories :
les Aïssâwa, les Guissâwa et les Kissâwa :
1. Les Aïssâwa proprement dits pieux et sincères, qui
maîtrisent le répertoire liturgique de la confrérie et qui se
présentent à nous comme des « vrais musulmans ».
2. Les Guissâwa sont considérés comme des disciples de
seconde zone, qui ne connaissent qu’à moitié le répertoire
liturgique et qui aiment se mettre en avant lors des
cérémonies. D’après l’avis des sondés, ils transgressent les
préceptes religieux par leur consommation régulière de
drogue et d’alcool.
3. Les Kissâwa sont vus comme des « faux musulmans »,
d’une hypocrisie flagrante et qui utilisent le nom d’Aïssâwa
pour jouir du prestige de la confrérie auprès de la population
féminine.
Inutile de préciser que les enquêtés se situent eux-mêmes
invariablement dans la première catégorie d’adeptes. Cette
classification distinctive n’est pas récente, mais les attributs
appliqués aux trois catégories par les intéressés ont nettement
évolué : Brunel nous indique qu’au début du 20ème siècles les
Aïssâwa se différenciaient en fonction de leurs capacités à
accomplir des prodiges1. Aujourd’hui, c’est surtout les querelles
1. BRUNEL, op. cit., p. 146.
289
liées au respect de l’islam qui engendre de très nombreux
conflits au sein de la confrérie. Sur ce sujet nous devons
détacher deux types de controverses :
- Les controverses liées à la licéité de la pratique religieuse
formulées par les muqaddem-s à l’encontre des gestionnaires
de la zâwiya-mère. Celle-ci vont jusqu’à provoquer la
négation de l’allégeance confrérique de ces disciples qui
affirment leur dissidence vis-à-vis de la hiérarchie religieuse.
Ce fait provoque un phénomène de réappropriation de
l’autorité religieuse que les muqaddem-s tentent d’imposer à
leurs musiciens serviteurs.
- Les controverses liées à la bonne moralité formulées par les
musiciens serviteurs vis-à-vis des muqaddem-s à qui ils
reprochent un déficit d’éthique musulmane.
1. Les controverses liées à la licéité de la pratique
religieuse :
Dans la très grande majorité des cas (93%), les Aïssâwî
interrogés refusent énergiquement de penser leur pratique
religieuse sous la notion d’allégeance au Chaykh al-Kâmil et à
ses descendants biologiques. Parmi ceux qui établissent cette
relation (07 %), une majorité (70 %) possède des liens familiaux
ou amicaux avec la famille du saint fondateur. Les enquêtés
reprochent fermement aux gestionnaires de la zâwiya-mère de
favoriser la quête de la baraka1 des visiteurs de la zâwiya-mère
au détriment du respect du respect de l’islam qui interdit le culte
des saints. Pour le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi,
la gestion de la zâwiya-mère est inconciliable avec l’islam :
« Tous les visiteurs de la zâwiya font des actes interdits par Dieu. Ils
demandent à la tombe du Chaykh al-Kâmil de les aider, c’est très
grave ! Il n’y a qu’un Dieu…Et si on a besoin de quelque chose, il
suffit de s’adresser directement à Lui. Ca veut dire quoi de
s’adresser au chaykh ? Haram, haram, haram…Les ‘‘fils du
1. Cette pratique est étudiée dans notre chapitre précédent, pp. 220 et ss.
290
chaykh’’ savent très bien tout cela. Mais, c’est leur travail
d’accueillir les gens et de maintenir le lieu. S’ils interdisent l’accès
de la zâwiya aux visiteurs qui croient à cela, il n’y aurait personne
dedans. C’est les visiteurs qui ‘‘font tourner’’ la zâwiya, pas les
Aïssâwî. Moi-même je n’y vais jamais. Je passe juste une fois par an
pour dire bonjour. Je monte en voiture, je prie dans la salle de prière
et je m’en vais. Si les ‘‘fils du Chaykh al-Kâmil’’ souhaitent me voir
en privé, ils ont l’habitude de venir discuter à la maison. »
Les muqaddem-s conseillent aussi à leurs musiciens serviteurs
de ne pas se rendre à la zâwiya-mère pour demander
l’intercession du Chaykh al-Kâmil. C’est ce que nous apprend
Z., 27 ans, sans emploi et membre de la confrérie à Meknès
depuis dix ans:
« Ma mère et ma grand-mère étaient des ‘‘fans’’ des Aïssâwa et se
rendaient régulièrement à la zâwiya pour prier le Chaykh al-Kâmil.
J’ai prit moi aussi cette habitude mais lorsque je suis entré dans le
groupe du muqaddem H., celui-ci m’a dit que c’est interdit en islam
de demander l’aide du chaykh. Il m’a dit aussi que Dieu ne me
pardonnerait pas de m’adresser à une tombe. Il m’a fait peur ! De
toute façon la zâwiya c’est un endroit ambigu…Qu’est-ce que
c’est au juste ? Moi j’aime que les choses soient claires, un homme
c’est un homme, une femme c’est une femme, non ? Une zâwiya
c’est une mosquée ou une tombe ? Il faut choisir, ça ne peut pas être
les deux à la fois. »
Auprès des interrogés un autre sujet de discussion est
régulièrement évoqué par eux : l’avarice allouée par eux aux
descendants du Chaykh al-Kâmil. Les gestionnaires de la
zâwiya-mère sont toujours considérés par les disciples comme
des « grippe-sous » car l’économie engendrée par la quête de la
baraka est sujette à de très nombreuses critiques. K., 27 ans,
sans emploi et Aïssâwî depuis l’âge de 16 ans, refusa
formellement de nous accompagner à la zâwiya-mère de
Meknès. Voici son explication :
« Le Maroc c’est le seul pays au monde où les pauvres donnent aux
riches, c’est l’inverse de la logique démocratique. Il y a des petites
vieilles, sans aucune ressource, qui se rendent au Chaykh al-Kâmil
pour donner aux ‘‘fils du chaykh’’ les cinquante ou cent dirhams
qu’elles ont pu gagner en faisant douze heures de ménage. Et eux ils
291
prennent l’argent, sans travailler, ils font fructifier leur héritage.
Déjà ils sont riches, ils possèdent la moitié de Meknès, mais en plus
les pauvres leur donnent de l’argent. C’est vraiment stupide !
Personnellement je ne crois pas à la baraka du chaykh. Ce n’est pas
de l’islam, c’est des rites venus du passé. La baraka vient de Dieu et
du Coran, pas d’une tombe. De toutes façons, il n’y a que deux types
de personnes qui croient à la baraka des
saints : ceux qui en font commerce, comme eux,
et ceux qui n’ont pas eu d’éducation, comme la
majorité des pauvres gens. C’est profiter de leur
ignorance que de prendre leur argent, c’est du vol. »
Selon d’autres sondés, la saine intention, la niyya, est absente de
la démarche des descendants actuels du saint fondateur. Voici le
témoignage du muqaddem Haj Saïd Berrada :
« Je ne vais plus à la zâwiya du Chaykh al-Kâmil. Je te déconseille
d’y aller, il n’y a que des fous là-bas. Les ‘‘fils du chaykh’’, dès
qu’ils vont voir que tu es un Français, ils vont te demander de
l’argent. Leur niyya est mauvaise, ils ne respectent pas l’islam.
Avant il y avait un autre mezwâr, un grand homme, pas comme celui
de maintenant. A cette époque, les ‘‘fils du chaykh’’ freinaient les
visiteurs, ils les éduquaient, par la parole et par le comportement.
Mais maintenant, les nouveaux ‘‘fils du chaykh’’, les jeunes, eux-
mêmes ne sont pas éduqués. »
C’est par ce discours sévère et récurrent que les enquêtés nous
expliquent le motif de leur refus de sa rendre à la zâwiya-mère,
les réprimandes des muqaddem-s vis-à-vis des « fils du chaykh »
sont récurrentes. ‘Abdallah Yaqoubi, 32 ans, sans emploi et
muqaddem à Fès depuis cinq ans, n’a pas souhaité se rendre à la
zâwiya-mère pour obtenir l’autorisation de fonder une tâ`ifa,
car, à ses yeux, l’aval des descendants du Chaykh al-Kâmil est
discrédité. Il se considère pourtant lui-même comme un « vrai
Aïssâwî » et un « vrai musulman » :
« Je n’ai pas le ‘‘diplôme’’ de muqaddem mais j’ai ma tâ`ifa depuis
l’année 2000. Je suis resté quinze ans avec le muqaddem Y., j’étais
son dhekkâr [chanteur soliste, ndr]. C’est lui qui m’a motivé à
devenir moi-même muqaddem, et c’est le plus important, non ? Ce
sont les personnes qui te connaissent qui savent si tu as les capacités
de devenir muqaddem, pas les ‘‘fils du chaykh’’. On ne se connaît
292
pas, on n’est pas du même monde, on n’est pas en contact. Ils sont
riches, et moi tu as vu ma maison ? En plus, je devrais payer le
mezwâr et la préfecture pour avoir le papier qui m’autorise à être
muqaddem ? Le ‘‘diplôme’’ de la zâwiya ne sert à rien, c’est juste un
système que les ‘‘fils du chaykh’’ ont inventé pour gagner encore
plus d’argent. Je suis contre la zâwiya et les ‘‘fils du chaykh’’. Je
n’ai pas peur de me présenter devant Dieu le jour du Jugement
Dernier. Je suis un vrai croyant et un vrai Aïssâwî, ce n’est pas leur
cas. »
Certains anciens muqaddem-s soutiennent les jeunes dans leur
fronde face à l’institution confrérique, comme par exemple Haj
Muhammad ‘Azzam, 58 ans, artisan à la retraite. Ce muqaddem
qui vit en médina de Fès pense que les gestionnaires de la
zâwiya sont incapables de diriger correctement l’ordre religieux,
jugeant leur connaissance de la pratique rituelle insuffisante :
« Je suis d’accord avec les jeunes qui se rebellent contre la zâwiya.
Le ‘‘diplôme’’ du mezwâr ne sert à rien aujourd’hui. Alors pour
savoir qui est un vrai muqaddem et qui ne l’est pas, il n’y a que
nous, les anciens, qui peuvent dire qui est valable. Les ‘‘fils du
chaykh’’ ne connaissent rien à la tarîqa. Pour eux, gérer la zâwiya
c’est comme travailler dans une banque. D’ailleurs nous ne sommes
pas en en contact avec eux, ils restent toujours dans le mausolée et
nous connaissent que par ouï dire…Nous, on travaille, on fait des
lîla-s [soirées rituelles, ndr], c’est fatiguant. Mais eux ils ne
travaillent pas, ils sont riches grâce à la tarîqa …Et ils veulent en
plus qu’on leur donne un pourcentage de nos recettes chaque
année. Ca n’est pas normal. »
Ces récits nous poussent à nous détacher de l’avis de S.
Andezian qui constate qu’en Algérie, les descendants du Chaykh
al-Kâmil (ou ses représentants) sont vus par les disciples comme
les premiers dépositaires de sa baraka, bénéficiant d’un capital
sympathie élevé1. Pour les Aïssâwî enquêtés à Fès et à Meknès,
la zâwiya-mère n’est pas perçue comme le centre spirituel de la
confrérie, bien au contraire. D’un coté, les interrogés jugent
avec sévérité les gestionnaires de la zâwiya-mère qui autorisent
les visiteurs à la réalisation récurrentes d’actes de piété illicites
1. ANDEZIAN, op. cit., pp. 114-116.
293
selon l’islam sunnite. D’un autre coté, l’économie souterraine
dont bénéficient les gestionnaires de la zâwiya-mère provoque
chez eux rancœur et jalousie. C’est pourquoi la distinction qu’ils
effectuent entre la zâwiya-mère et leur propre tâ`ifa est très
nette. Les deux termes sont souvent pour eux opposés et
inconciliables, et leur tâ`ifa représente, par la présence et les
retrouvailles régulières avec les autres disciples, la référence
absolue où prend racine l’origine de leur engagement
confrérique. A partir de cette constatation, nous pouvons nous
questionner sur les relations qui unissent les muqaddem-s ? Se
fréquent-t-ils ? S’apprécient-ils ? Etonnement et dans le meilleur
des cas, ceux-ci ne se connaissent que de vue et n’entretiennent
aucun rapport les uns avec les autres, malgré le fait que le
muqaddem-muqaddmin se charge de les convier chaque année à
une soirée rituelle (appelée la « nuit des muqaddem-s », qui se
tient en période du mawlid) pour tenter, nous dit-il, de maintenir
le lien social entre les membres de la confrérie. Notre recherche
nous a très rapidement fait constater que les conflits entre les
muqaddem-s, nombreux et particulièrement récurrents,
s’inscrivent dans leurs volontés individuelles de s’approprier
l’autorité religieuse. Dans cette optique, appartenir à la même
confrérie ne semble pas être la condition de création du lien
social, comme nous l’indique le muqaddem T., 46 ans, sans
emploi et habitant la médina de Fès :
« Tous les muqaddem-s dont tu me parles je ne les connais pas, ils
habitent loin de chez moi. Ils sont en ville nouvelle et moi je suis en
médina. On ne se croise jamais, et je ne vais pas à la ‘‘nuit des
muqaddem-s’’, ça ne m’intéresse pas. Il y a les ‘‘fils du chaykh’’, il
y a untel et untel, je ne veux pas les voir. »
Lorsque nous questionnons madame L., 47 ans, institutrice et
épouse d’un célèbre muqaddem de Meknès a propos du lien
social entre les disciples, celle-ci nous fait cette déclaration
étonnante :
« Mis à part les membres de sa tâ`ifa, mon mari ne fréquente pas les
autres Aïssâwî, ce sont des gens mal élevés. Il n’entretien aucun
294
rapport avec eux simplement parce qu’ils ne le respectent pas.
Poses-lui la question, tu verras qu’il refusera d’aller dans un endroit
où il y a d’autres muqaddem-s, jamais de la vie. Mon mari est un
vrai Aïssâwî, un invocateur de Dieu, pas eux. »
Les entretiens menés auprès des autres muqaddem-s questionnés
confirment les deux précédents récits. Au cours de notre
enquête, qui nous a permis de rencontrer dix-sept d’entre eux, la
gestion des conflits et des successibilités des uns et des autres
fut pour nous une occupation permanente. Nous devons ajouter
que les liens (familiaux ou amicaux) qui existent entre les
interrogés et les disciples d’autres confréries sont nombreux et
d’une nature, à leurs yeux, beaucoup plus importante que
l’union symbolique qui les unit avec leurs « frères » Aïssâwî.
Plus qu’avec les membres de leur propre confrérie, les enquêtés
entretiennent des relations intimes avec des adeptes des
confréries Qâdiriyya-Bûdchichiyya, Hamdûchiyya et Jîlala. Le
muqaddem Haj Saïd Berrada nous informe qu’il possède des
liens familiaux avec l’un des hauts responsables de la confrérie
Qâdiriyya-Bûdchichiyya à Fès1. Le muqaddem-muqaddmin Haj
Azedine Bettahi nous proposa souvent de l’accompagner et
d’assister à ses cotés aux soirées rituelles des Hamadcha, mais
jamais aux cérémonies célébrées par d’autres muqaddem-s
Aïssâwî qu’il juge « sans intérêt ». Selon le muqaddem
‘Abdallah Yaqoubi, les liens entre les disciples Aïssâwî ne sont
que théoriques. Le plus important à ses yeux est de fréquenter
des personnes qui partagent ses valeurs religieuses et ses centres
d’intérêts :
« A mon avis, appartenir à la tarîqa n’à aucune conséquence sur les
rapports entre les gens. Savoir quelle tarîqa untel suit ne m’intéresse
1. Nous devons préciser ici que cette estime des Aïssâwa envers les Qâdirî-Bûdchich n’est que très rarement réciproque. Les nombreux disciples de cette confrérie, rencontrés en France ou au Maroc, méprisent les Aïssâwa en raison de leur « musique de sauvages » et des pratiques rituelles qu’ils jugent contraires à l’islam sunnite. Pour les Qâdirî-Bûdchich interrogés, les Aïssâwa encouragent la mixité, la danse des femmes et la consommation de drogues et d’alcool. Rien ne semble distinguer leurs discours de celui prôné par certains étudiants islamistes rencontrés lors d’une enquête à l’université de Fès.
295
pas. Les centres d’intérêts sont plus important…La majorité des
Aïssâwî ne pensent qu’à l’argent, ils n’ont que ça en tête. Moi j’aime
la poésie, la littérature, c’est pour ça que je fréquente régulièrement
le muqaddem Hamdûchî A., c’est un spécialiste et j’apprends
beaucoup avec lui…De toutes façons il n’a y pas d’amitié entre les
muqaddem-s Aïssâwî, je n’ai pas de contacts avec les personnes
extérieures de mon groupe. La majorité d’entre eux ne respectent pas
l’islam et ils donnent une mauvaise image des Aïssâwa. »
Les muqaddem-s enquêtés n’entretiennent pas de relations
suivies et ne se fréquentent jamais. Leurs rapports sont très
lointains et la confrérie ne semble pas permettre, chez eux,
l’apparition d’un sentiment d’appartenance à une communauté
de croyants. Par les liens familiaux ou une passion artistique
commune, certains muqaddem-s se sentent même plus proches
de membres d’autres confréries que d’autres muqaddem-s
Aïssâwî. La totalité des muqaddem-s nous confient qu’ils
limitent volontairement les liens confrériques avec leurs propres
musiciens serviteurs, auprès desquels ils se présentent comme le
modèle de l’Aïssâwî accompli, c’est à dire indépendant de la
zâwiya-mère et respectueux de l’islam sunnite et du message
prophétique. Cette réappropriation de l’autorité religieuse
entraîne les muqaddem-s à présenter leurs musiciens serviteurs
comme leurs « frères » ou leurs « enfants », dans un champ
sémantique usant de nombreuses métaphores familiales.
Ecoutons l’avis du muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi
à propos de ses coéquipiers :
« Les membres de ma tâ`ifa sont les fils de mes anciens
compagnons, je les ai vu naître, je les ai vu grandir, je les ai mariés,
ils font partie de ma famille. Je préfère ne pas avoir de tâ`ifa plutôt
qu’une tâ`ifa comme celle du muqaddem Y., avec des gens
interchangeables. »
Cependant, au-delà de leurs récits, les muqaddem-s bénéficient-
ils, vis-à-vis de leurs musiciens, d’un capital sympathie
important ? De quels types sont leurs relations au sein des tâ`ifa-
s ? Notre recherche nous emmène à présent sur le sujet des
296
controverses liées à la bonne moralité formulées par les
musiciens serviteurs vis-à-vis des muqaddem-s.
2. Les controverses liées à la bonne moralité :
Dans quatorze des dix-sept tâ`ifa qui composent notre
échantillon, nous avons relevé de nombreux récits de musiciens
serviteurs qui imputent à leurs muqaddem-s une direction trop
autoritaire. Les musiciens serviteurs interrogés nous ont souvent
confiés les ressentiments qu’ils éprouvent dans la relation qu’ils
vivent avec leur muqaddem. Selon eux, le comportement
littéralement amoral de ces derniers serait à l’origine de
discordes internes aux groupes disciples. Ces conflits sont liés à
la répartition des flux économiques issus de la célébration des
soirées rituelles, à leur enrichissement consécutif à leur
participation aux réseaux d’immigration clandestine, à la
consommation de drogue, d’alcool, et, enfin, à la sexualité. 76 %
des sondés imputent à leur propre muqaddem une grande avarice
doublée d’une certaine forme d’autosuffisance. Voici le
témoignage de K., 32 ans et Aïssâwî à Meknès depuis l’âge de
15 ans :
« Musicien de tâ`ifa c’est le métier de merde…On est comme les
paysans, on travaille au rythme des saisons, tu comprends ? L’été il
y a beaucoup de travail, l’hiver quasiment rien. Le muqaddem nous
interdit d’aller jouer avec d’autres groupes, mais nous on vit
comment ? Il gagne beaucoup d’argent grâce à nous, il a deux villas
et nous on a quoi ? Ce n’est pas normal de ne pas partager plus
équitablement les recettes de la tâ`ifa…Le problème c’est que tous
les muqaddem-s sont comme ça, ils sont radins. Ils savent juste faire
les beaux devant les gens mais en privé ils ne nous respectent pas.
Par exemple il y a trois ans j’ai demandé une augmentation de 20
dirhams au muqaddem H., c'est-à-dire passer de 120 dirhams à 140
dirhams par soirée. Il s’est énervé en hurlant ‘‘vas-t’en, tu ne
connais rien à la tarîqa, c’est moi le muqaddem, c’est moi qui décide
qui a le droit à une augmentation !’’ Ensuite il m’a viré et suis allé
voir le muqaddem U. avec qui j’étais à l’époque de mon
adolescence. Il m’a repris heureusement. Mais ce que je veux dire,
297
c’est que nous, les musiciens, on est constamment dans une relation
de soumission avec le muqaddem, comme des enfants. »
Pour O., 25 ans et Aïssâwî à Fès depuis l’age de 14 ans, la
malhonnêteté des muqaddem-s est de notoriété publique :
« 90 % des muqaddem-s ne respectent pas leurs
musiciens. Tu peux chercher des années avant
de trouver un muqaddem honnête. Ils ne pensent
qu’à l’argent et ce sont des frimeurs. I ls sont
capables de tout pour ramasser encore plus d’argent. Je vais te
raconter une histoire que tu peux vérifier tout le monde est au
courant au poste de police et à la préfecture. Lorsque le Roi a eu son
bébé, en 2003, il y a eu des festivités publiques organisées à Fès,
parce que sa femme est d’ici. Le muqaddem-muqaddmin a contacté
mon muqaddem pour que la tâ`ifa fasse deux heures de musique sur
la ‘‘place de Florence’’. Le contrat mentionnait un salaire de 2200
dirhams pour le groupe, que le muqaddem devait partager en douze
parts égales. Le nombre de musicien était imposé par la préfecture.
Cela fait donc 180 dirhams par personnes. Le jour de la paye, le
muqaddem nous a donné à chacun 80 dirhams, ça veut dire qu’il a
gardé dans sa poche 1200 dirhams au total. Lorsqu’on lui a dit qu’il
nous arnaquait, il nous a répondu en riant ‘‘tu peux aller voir la
police et déposer plainte’’. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse dans
ces conditions ? »
Le muqaddem est toujours présenté par les musiciens serviteurs
sur un plan moral. La « bonne » ou « mauvaise » moralité des
individus serait un signe de leur personnalité intrinsèque et
typiquement caractéristique, disent-ils, de certains Marocains.
Leur fréquentation, vécue comme un « mal nécessaire », est
censée faire « parti du métier ». Un grief fréquemment formulé
par les musiciens serviteurs à propos des muqaddem-s se
rapporte au thème de l’immigration clandestine à destination des
pays européens. A travers ces récits, les muqaddem-s sont
présentés comme des « passeurs » profitant d’un concert à
l’Etranger pour faire sortir, moyennant finances, plusieurs
disciples du pays. Voici, à ce propos, le témoignage de L., 29
ans et Aïssâwî à Meknès depuis l’âge de 18 ans :
298
« Moi je suis juste un musicien de tâ`ifa, je ne suis pas muqaddem.
Mais un jour le muqaddem U. m’a téléphoné pour aller faire un
concert en Slovaquie. Je lui ait dit que je n’avais pas de tâ`ifa et
qu’il doit prendre contact avec mon muqaddem. Il m’a dit qu’il a
tout arrangé et que je vais partir avec un groupe de musiciens et que
je serai un faux muqaddem. C’était un plan d’immigration
clandestine, tu comprends ? Je lui ai répondu qu’il ne m’entraînerait
pas avec lui dans les flammes de l’enfer. Qu’est-ce que j’irai faire en
Slovaquie, sans papiers et sans argent ? (…) C’est ce genre de
muqaddem qui ont ‘‘cassé’’ la tarîqa en faisant passer des Aïssâwî
en clandestin en Europe, ils sont tous maintenant serveurs en
Espagne ou en Italie. Le résultat de tout ça c’est que maintenant il y
a plein de muqaddem-s suivit par interpole [rires]. »
La plupart des muqaddem-s interrogés nient farouchement tout
implication dans les cas - réels - d’évasion de disciples
consécutive à leur participation à divers concerts à travers toute
l’Europe (principalement en France, en Italie, en Allemagne,
aux Pays-bas et en Espagne). Cependant, certains nous avouent
contribuer effectivement à ce type d’activités illégales aux yeux
de la loi mais qu’ils estiment, à la lumière de la situation
économique du pays, d’utilité humaine et sociale. Voici le
témoigne du muqaddem Y., 43 ans, sans emploi et responsable
d’une tâ`ifa à Meknès :
« Moi je ‘‘fais sortir’’ les gens du pays, sans aucun problème. C’est
normal, si tu veux t’en sortir au Maroc tu es obligé de faire du
‘‘bizness’’. Si j’ai un contrat pour six musiciens en Europe, il y a en
minimum trois qui restent là-bas. C’est l’unique chance pour eux de
vivre une vie correcte. Il vaut mieux ‘‘ramasser la merde’’ en
Europe que d’être Aïssâwî au Maroc, crois-moi. C’est mieux pour
leurs enfants et pour la qualité de vie, en Europe il y a la démocratie,
ici il n’y a rien (…) J’organise même des mariages s’il le faut. Tu te
rappelles de I., ma voisine. A l’âge de 28 ans, son copain l’a quitté
en la laissant seule avec le petit. Elle vivait sur les ressources de son
père, ce n’est pas une vie acceptable. Une femme comme elle, non
marié avec un bébé, ne peut pas vivre au Maroc. Je lui ai trouvé un
mari en France, un touriste que j’ai connu en médina. Ils sont mariés
et maintenant ils vivent tous à Toulouse, elle fait des ménages à
299
l’université et gagne sa vie. Elle ne reste pas ici à rien faire, grâce à
Dieu. »
Certains jeunes musiciens attribuent même aux muqaddem-s la
responsabilité de leur propre consommation régulière de
stupéfiants. D., 26 ans sans emploi et habitant la médina de Fès,
est Aïssâwî depuis l’age de 17 ans. Il nous avise de son
expérience après avoir séjourné dans plusieurs tâ`ifa-s :
« Les muqaddem-s de la médina ne sont pas des gens bien, ils
aiment trop l’alcool et les prostitués. Moi je ne reste pas avec eux, ce
n’est pas mon genre de personnes. C’est pour cela que la majorité
des Aïssâwa sont des drogués et des alcooliques. Moi-même j’essaie
d’être un bon musulman, mais l’islam ce n’est pas facile. Grâce à
Dieu j’ai arrêté de boire de l’alcool l’année dernière, mais comme
beaucoup mon problème c’est le haschich. C’est à cause des
muqaddem-s, ils me pourrissent l’esprit. Ce sont des voleurs et des
menteurs. Cette ambiance me pousse à fumer des joints, simplement
pour oublier. »
La consommation de drogue (haschich) et d’alcool (bières et
vin) est courant chez les interrogés (chez certains muqaddem-s
mais plus encore chez les musiciens serviteurs) et fait toujours
l’objet d’accusation plus ou moins fondées. Au cours de notre
enquête, nous avons assisté à plusieurs exclusions de musiciens
serviteurs et de violentes bagarres entre disciples en raison,
semble-t-il, à la fois de consommation trop systématique de
haschich et d’alcool mais surtout suite à des vols d’argents ou de
vêtements cérémoniels (jellâba-s ou handira-s). La manière la
plus virulente de discréditer les muqaddem-s, plus encore que de
l’accuser d’être un « passeur », de boire de l’alcool, de fumer de
la drogue ou de détourner les recettes de la tâ`ifa, est d'émettre
un doute sur son comportement sexuel. L’accusation - souvent
formulée de manière clairement explicite mais parfois aussi
simplement suggérée par des sous-entendus - est d’affirmer que
certains muqaddem-s sont homosexuels et qu’ils infiltrent les
réseaux marginaux pour profiter des services des prostituées des
deux sexes. Une plaisanterie interne à la confrérie dit que
certains muqaddem-s, sous l’effet de l’extase résultant des
300
danses rituelles, ne peuvent plus contrôler leurs pulsions
sexuelles. Le reproche n’est jamais énoncé directement à
l’intéressé, mais circule entre les musiciens serviteurs de
différentes tâ`ifa-s en par des imitations gestuelles féminisées
des incriminés. Cette accusation, sérieuse en elle-même, fait
écho au fait que l’espace des tâ`ifa-s est entièrement masculin.
En somme, la fraternité toujours affichée entre les enquêtés
(musiciens et muqaddem-s) et leur constante affabilité ne
doivent pas laisser ignorer les tensions qui existent au sein des
groupes Aïssâwa. Selon nous, ces tensions se situent à
l’intersection de deux registres : entre la licéité de la pratique
religieuse (es-tu un bon musulman ?) et de la bonne moralité
(es-tu correct avec tes frères ?). Le visage actuel de la confrérie
fait apparaître à la fois une fronde face aux gestionnaires de la
zâwiya-mère, des discordes liées à la drogue, à l’alcool, à la
répartition des flux économiques et à la sexualité…Ces
nombreux conflits internes, liés à la problématique de l’autorité
en Islam, nous questionnent sur les raisons qui motivent certains
Marocains à intégrer une tâ`ifa et à y demeurer. Comment
vivent-ils, concrètement, la vie confrérique ? Quelle rôle
endosse pour eux les tâ`ifa-s ? Ces interrogations nous
conduisent sur le thème de l’adhésion à la modernité.
L’adhésion à la modernité
Les enquêtés affichent ostensiblement leur volonté de vivre dans
et par la modernité. Beaucoup s’intéressent de prêt aux
nouvelles technologies de communication (fréquentation
quotidienne des cybercafés) et tous soignent particulièrement
leur apparence par le port de costumes occidentaux. Les plus
jeunes sont souvent vêtus de larges joggings à la mode
américaine et les plus aisés conduisent des voitures luxueuses
301
(berlines allemandes ou françaises). Souvent passionnés de
musique, ils s’intéressent et aiment d’autres traditions musicales
(Le reggae, la salsa, le jazz, le funk, les variétés arabes,
libanaises et américaines) bien qu’ils écoutent principalement
des vedettes de la musique maghrébine comme Khaled, Cheb
Mami, Jil Jîlala, Nas El Ghiwan ou ‘Asri. Les modèles des
jeunes Aïssâwî interrogés sont, dans l’ordre, le Prophète,
quelques grands muqaddem-s (comme Haj al-Rali Kohen qui
connut une grande renommée dans les années 1970-1980), des
sportifs marocains et des stars du football comme Zinedine
Zidane. Au delà des références culturelles, l’adhésion à la
modernité des enquêtés entraîne l’éclosion de différents types de
stratégies individuelles des disciples et leur professionnalisation
récente, cette dernière s’inscrivant dans un phénomène de
commerce du sacré. Ces deux phénomènes altère le lien social
entre les enquêtés mais leur autorise une visibilité publique et
médiatique inédite. Commençons par l’étude des stratégies
employées par les sondés pour vivre leur vie d’Aïssâwî
contemporains.
Les stratégies individuelles :
Sur ce thème nous devons détacher deux catégories de
stratégies :
- Une stratégie de « renversement du stigmate » utilisée par
les muqaddem-s pour faire émerger leur personnalité dans la
sphère publique et mettre en valeur leurs (ré)interprétations
personnelles des pratiques confrériques, qu’ils jugent à la
lumière de l’islam.
- Une stratégie d’opportunité employée par les musiciens
serviteurs qui utilisent la confrérie comme véhicule
d’intégration sociale.
1. La stratégie de « renversement du stigmate » :
302
Nous empruntons la notion de « reversement du stigmate » à
Nilufer Gole1, qui, pour étudier les micropratiques musulmanes,
propose d’inverser le concept de « stigmate » de Erving
Goffman2. Celui-ci définit comme « stigmatisé » l’individu qui
présente un attribut qui le disqualifie dans ses relations sociales
et jette le discrédit en installant un écart par rapport aux attentes
normatives d’autrui vis-à-vis de son identité :
« Ainsi diminué à nos yeux, il cesse d’être pour nous une personne
accomplie et ordinaire, et tombe au rang d’individu vicié, amputé. »1
Le stigmate n’est pas déterminé par un attribut objectif, mais par
le rapport entre l’attribut et son stéréotype véhiculé dans la
société, en particulier dans son rapport à l’identité. Pour
Goffman, l’étude des stigmates met en lumière la façon dont
certains attributs vont, dans une société donnée, avoir des effets
sur la constitution de l’identité individuelle dans l’interaction
sociale. Souvent, les stigmates affectent ce que Goffman appelle
la « façade personnelle »2 de l’individu et, plus précisément, ils
marquent le corps par des handicaps physiques de différents
types. Ils peuvent aussi consister en des « défauts de caractères »
que l’on attribut à autrui du fait de son comportement passé ou
présent (être sans abris, drogué ou homosexuel) ou être liés à
l’appartenance d’un groupe (racial, social ou religieux). Ils
peuvent être directement visibles (dans le cas d’un handicapé,
d’un Noir ou d’une femme) pour les situations où ces
caractéristiques constituent une stigmate. Dans ce cas, Goffman
parle d’individus « discrédités »3. L’importance de cette notion
1. Le « renversement du stigmate » est développé par N. Gole dans « the voluntary adoption of islamic stigma symbols », Social Research, vol. 70, n° 3, 2003, pp. 810-828 et dans « Le voile, le renversement du stigmate et la querelle des femmes », Femmes entre violence et stratégies de liberté. Maghreb et Europe du Sud, Saint-Denis, 2004, p. 213-222. 2. GOFFMAN, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Paris, éd. de Minuit, 2003 (1963). 1 . Ibid. p. 12. 2. Le concept de « façade » est exprimée par E. GOFFMAN dans La mise en en scène de la vie quotidienne, T. 1 : Représentation de soi. Trad. de l’anglais par Al. Accordo. Alençon, éd. de Minuit, 1973, pp. 30 et suivantes. 3. GOFFMAN, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, 2003 (1963) op. cit., p.14
303
est directement lié à la métaphore théâtrale qui insiste sur la
capacité des individus à maîtriser leurs impressions en public car
les stigmatisés doivent prendre en compte le caractère plus ou
moins visible de leur stigmate. Ainsi, les individus discrédités
doivent gérer le malaise qui s’est introduit d’emblé dans
l’interaction avec autrui. Les relations entre les « gens
normaux » et les stigmatisés sont appelés par Goffman
« contacts mixtes »4 peuvent générer des troubles de
l’interaction : il en résulte que les normaux et les stigmatisés en
arrivent à éviter les « contacts mixtes ».
Au vu de ces paramètres, les stigmatisés peuvent former une
communauté qui tente de faire admettre et accepter une contre
définition de leur identité (avec le risque que ce « militantisme »
confirme la différence que l’on cherche à amoindrir). C’est dans
cette perspective de renversement que N. Gole propose le
« contre stigmate » pour désigner les pratiques sociales du
mouvement Black Power1 et le port du voile chez certaines
4. Ibid. 1. Le Black Power (« Pouvoir Noir ») est un mouvement politique né à la fin des années soixante aux États-Unis et qui trouve ses origines dans une organisation étudiante non violente, le SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committee). Le Black Power a représenté à la fois l’aboutissement d’une bataille de dix ans en faveur des droits civiques et une réaction contre le racisme qui sévissait encore, malgré les efforts déployés par les activistes dès le début des années soixante. L’apogée du Black Power s’est située à la fin de cette décenie. Les enjeux du mouvement sont l’objet de sérieuses controverses tout au long de son histoire. Malcolm X (1925-1965), des intellectuels noirs ou encore les tenants d’une révolution marxiste ont développé chacun à leur manière les revendications du Black Power. Selon certains, il s’agit pour les Noirs de faire reconnaître leur dignité propre, d’accéder à une autonomie (généralement interprétée comme une indépendance économique et politique) et de se libérer de la tutelle des Blancs. Ces thèses sont vigoureusement défendues au début des années soixante par Malcolm X, chef de file controversé des Black Muslims (Noirs Musulmans). Malcolm X affirme que les Noirs doivent s’attacher à améliorer le sort de leur propre communauté plutôt que de s’acharner à rechercher une totale intégration (certains Black Muslims vont jusqu’à prôner le séparatisme). Il prétend aussi qu’ils ont parfaitement le droit de répondre par la violence aux agressions violentes dont ils sont l’objet. D’autres mettent l’accent sur l’héritage culturel, notamment sur les racines africaines de l’identité noire. Cette conception encourage l’étude et la célébration du passé historique et culturel des Noirs. À la fin des années soixante, les étudiants des collèges noirs exigent des programmes d’étude spécifiques qui leur permettent d’explorer les caractères distinctifs de leur histoire et de leur culture. Ce nationalisme culturel trouve une expression dans le port de larges
304
jeunes musulmanes en Europe et en Turquie2. Le port volontaire
de la coupe dite « afro » par les Noirs et le port du voile
musulman, véritables stigmates dans les sociétés américaines et
européennes, constituent, selon N. Gole, une réappropriation
d’un attribut négatif. Ce « renversement du stigmate », valorisé
dans le Black Power par le slogan militant I’m black and I’m
proud (« je suis Noir et j’en suis fier »), est utilisé par les
musulmanes qui affirment elles aussi leur fierté d’être
musulmane. Cette démarche d’une réappropriation d’attributs
jugés négatifs par la société se rapproche de la stratégie
employée par les Aïssâwa pour valoriser leurs pratiques
rituelles. Nous savons que les Aïssâwa, soumis à des préjugées
négatifs très négatifs, sont fréquemment perçus comme des
rustres « dépassés » et accusés d’éloigner les croyants de la
pratique canonique de l’islam et donc « sans intérêt pour le
Maroc »1. C’est précisément pour s’opposer à ce stéréotype que
certains Aïssâwî, particulièrement les muqaddem-s les plus
renommés utilisent aujourd’hui la stratégie de « renversement
du stigmate » pour d’une part, tenter d’associer la confrérie à
l’islam et, d’autre part, de s’efforcer à se présenter dans l’espace
public comme des « vrais musulmans », pieux, respectables
mais aussi modernes. Ils délaissent la place marginale qui leur
avait jusque là été attribuée par l’institution confrérique (et donc
par l’Etat) et se retrouvent en concurrence avec les autres
vêtements africains aux couleurs chatoyantes et le retour à un type de coiffure naturelle, le style « afro ». L’hostilité envers le Black Power se renforce en 1968 avec l’apparition du mouvement des Black Panthers (« Panthères Noires ») fondé en 1966 qui devient la plus importante organisation militant pour le Black Power. Le parti des Black Panthers éclate en 1972, certaines individualités préférant privilégier les moyens pacifiques, notamment le vote, pour atteindre leur but, tandis que d’autres prônent toujours la révolution. Bien que le Black Power ait pratiquement disparu en tant que mouvement après 1970, ses idées ont laissé une empreinte profonde dans la conscience des Noirs américains. A ce propos voir l’ouvrage de P. CARLES & J.-L. COMOLLI, Free Jazz, Black Power, Paris, éd. Gallimard, 2001 (1971). 2. Séminaire de N. Gole à l’EHESS Paris en 2003-2004. Modernités multiples. Espace public, islam et globalisation. A propos du port du voile chez les jeunes musulmanes, voir Musulmanes et modernes, voile et civilisation en Turquie, 2003 (1993). 1. A propos de la perception sociale des Aïssâwa, voir pp. 264-268.
305
groupes musicaux non religieux, et ce dans tout l’espace urbain,
qu’il soit privé (pour l’animation de soirées domestiques) ou
public (pour la participation à des concerts et des festivals de
musiques dites « sacrées » ou « folkloriques »). C’est dans cette
optique que nous trouvons affichés aujourd’hui, sur les murs des
médinas de Fès et de Meknès, des posters promotionnels des
disques de certains muqaddem-s, qui, vêtus de la jellâba (ou de
la handira, une tunique berbère utilisée par les Aïssâwa lors des
danses d’extases2) posent les mains levés au ciel, devant une
mosquée ou la Mecque. L’enregistrement de disques est l’une
des activités principales des Aïssâwî (nous y reviendrons) et
certains, comme le muqaddem Haj Saïd El Guissy, se montrent
sur les pochettes tout sourire sous la mention de « star
Aïssâwa ». Les sujets construisent et possèdent une image
d’eux-mêmes qu’ils tentent de soutenir dans l’espace public, en
partie grâce à la transmission de ces images. L’époque où il était
honteux d’avouer son affiliation (selon les dires des muqaddem-
s) semble donc bien lointaine, et les Aïssâwa n’hésitent plus à
afficher publiquement leur appartenance à la confrérie, comme
nous l’a fait comprendre le discours du célèbre présentateur de
télévision Nabil Jay qui annonça publiquement son affiliation à
la confrérie des Aïssâwa lors de la célébration de l’anniversaire
de la naissance du Prophète (mawlid) au théâtre national de
Rabat en avril 2005 devant un parterre de notables et de
personnalités officielles. Voici un extrait de son discours que
nous avons pu enregistrer :
« C’est avec grand plaisir que j’anime ce soir une soirée artistique à
l’occasion du mawlid (…) Nous allons tout d’abord écouter du
samâ’ avec l’orchestre de Haj Lbissi (…) et, je suis sûr que vous
êtes tous venus pour cela, nous finirons la soirée avec du dhikr de la
tarîqa Aïssâwiyya par la tâ`ifa du célèbre Haj Saïd Berrada de Fès
[manifestation enthousiaste du public, ndr] (…) c’est un honneur
pour moi de recevoir Haj Berrada, car c’est lui qui m’a donné il y a
2. Voir notre seconde partie relative au matériel de la tâ`ifa et plus précisément « les vêtements cérémoniels », pp. 329-330.
306
plus de vingt maintenant, le pacte confrérique. C’est lui qui m’a
initié aux Aïssâwa et qui a influencé la trajectoire de ma vie, dans le
respect du droit chemin et de l’islam. Je lui rends ici un hommage
public [applaudissements, ndr]. »
Nous avons assisté à cette scène étonnante depuis les coulisses
car nous étions avec la tâ`ifa de Haj Berrada pour participer au
concert. Visiblement coutumier de ce genre de déclaration les
Aïssâwî n’ont fait aucun commentaire et discutaient du choix
des litanies et des musiques à jouer pendant le spectacle.
Cette stratégie de « retournement du stigmate » vise donc à
associer la confrérie à l’islam de la part des Aïssâwa qui ont
accès aux espaces publics de communications modernes
(concerts, médias et différentes formes de promotion
publicitaire) pour signifier leur attachement à l’islam mais aussi
leur distance vis-à-vis des anciens Aïssâwa. Cette confrérie,
synonyme jusqu’à présent d’aliénation pour les Marocains et de
fanatisme pour les Occidentaux, devient peu à peu un symbole
de prestige. Le récit de Y., 29 ans, vendeuse de prêt-à-porter en
ville nouvelle de Meknès, nous confirme que la perception
sociale des Aïssâwa est amenée à changer positivement :
« Tu sais les Aïssâwa ce sont des gens très corrects, des vrais
croyants. Mon petit frère a des amis Aïssâwî, et lorsqu’il sort avec
eux je sais qu’il ne va pas boire de l’alcool ou prendre de la drogue.
Je les ai vu dans les soirées, ils sont bien habillés, ils sourient, ils
restent assis entre eux et sont très polis. Des gens viennent du monde
entier pour les voir et étudier leur histoire, ils ont du prestige. »
La stratégie de « retournement du stigmate » autorise donc les
Aïssâwa à profiter d’une reconnaissance inédite, du moins pour
les muqaddem-s, qui se situent hiérarchiquement au dessus des
musiciens serviteurs. La situation de ces disciples anonymes
face à la notoriété grandissante des muqaddem-s ne peut en
aucun cas être similaire. C’est la raison pour laquelle ils utilisent
un autre type de stratégie, que nous appelons « d’opportunité »
et qui se fonde sur une utilisation beaucoup plus pragmatique de
la confrérie.
307
2. La stratégie d’opportunité :
La perception des tâ`ifa-s par les musiciens serviteurs interrogés
se réfère d’abord à son utilité artistique, économique, sociale et
religieuse. Lorsque nous les interrogeons sur les motifs de leur
présence dans la confrérie, nous obtenons les réponses suivantes
:
- La tâ`ifa est espace où je peux pratiquer ma passion : la
musique spirituelle (52 %)
- La tâ`ifa me donne du travail et fait vivre ma famille (39 %)
- La tâ`ifa permet une pratique de l’islam entre amis (12 %)
Ajoutons que l’espace sociale des tâ`ifa-s autorise aussi
l’apparition d’un discours critique de la société et contient les
germes d’une contestation politique. Vu leurs classes sociales
d’origine et l’identité musulmane qu’ils revendiquent, les
musiciens serviteurs enquêtés ressentent tout d’abord la
nécessité de s’intégrer dans la société par le biais des tâ`ifa-s. Le
droit à un travail devient de plus en plus, pour eux, une
revendication centrale et 78 % aspirent que leur présence dans la
confrérie soit éphémère, comme Y., 27 ans, sans emploi et
musicien serviteur à Meknès depuis l’age de 15 ans :
« Mon problème, c’est que j’ai arrêté les études à l’âge de 16 ans. Je
voulais juste rester avec la tâ`ifa, faire le dhikr et la hadra sans
penser plus loin (…) Maintenant j’ai 27 ans, bientôt 28, et je ne sait
rien faire d’autre que jouer du bendir. Pour le moment ça va,
Aïssâwa ça me fait un peu d’argent, mais je n’ai pas de perspective
d’avenir, je n’ai pas d’argent pour me marier. Et sans diplômes, je
suis bloqué. Je n’ai pas d’autre solution que de rester musicien
Aïssâwî. Mon rêve, c’est de faire des reportages vidéo sur la culture
du Maghreb, sur la musique Aïssâwa, Hamadcha, Gnawa et sur les
arts culinaires. J’essaie d’économiser de l’argent pour m’acheter une
caméra numérique. J’aimerai passer de l’autre coté, garder le contact
avec Aïssâwa mais quitter la tâ`ifa, si Dieu le veut.»
Parallèlement certains interrogés affirment avoir aussi un grand
amour pour la confrérie dont le coté religieux ne doit pas être
mésestimé. La religion, à travers les invocations collectives,
308
socialise par l’intermédiaire du groupe. Il existe chez les
musiciens serviteurs un sentiment d’appartenance à une équipe
et, par extension, à tous les croyants à travers la notion
prophétique de suhba (« compagnonnage »). La tâ`ifa est
identifiée comme un lieu de socialisation identitaire où les
enquêtés aiment s’y retrouver entre amis, formant une
communauté émotionnelle. Le témoignage de T., 48 ans, sans
emploi et Aïssâwî à Fès depuis l’âge de 12 ans, nous le fait
comprendre aisément :
« J’étais musicien professionnel dans l’orchestre de la radio et
télévision marocaine, on jouait le répertoire du melhûn [répertoire de
poésies musicales, ndr] et du chaâbî [musique populaire, ndr]. Mais
les musiciens n’étaient pas corrects : drogue, alcool, bagarre et tout
le reste. Fatigué de cette ambiance, j’ai quitté l’orchestre mais la
musique me manquait, c’est la raison principale qui m’a fait
rejoindre la tâ`ifa de Haj. Avec les Aïssâwa c’est une autre tout
ambiance, même si nous n’avons pas tous les mêmes âges, on
s’entend bien et il y a du respect les uns envers les autres. C’est pour
cela comme je disais tout à l’heure on aime aussi se voir entre nous
et faire des répétitions pour le dhikr, pour, d’une part, que la qualité
des invocations soit toujours au meilleur niveau, et, d’autre part,
pour garder le contact. Nous sommes frères. »
Par ailleurs, beaucoup de jeunes interrogés nous disent que
rester dans une tâ`ifa est aussi un moyen d’élargir leur horizon
et même de trouver une identité. Voici le récit de O., 26 ans,
vendeur de bibelots touristiques dans la médina de Meknès :
« Aïssâwa c’est une culture typique marocaine. Pour moi c’est toute
l’histoire du Maroc, c’est nos racines dans qui nous permettent de
s’épanouir, parce qu’avec les amis de la tâ`ifa, on discute de tout, on
met nos idées sur la table. On se chamaille, on plaisante, on prie
ensemble. On peut aussi rencontrer beaucoup de monde voyager
avec la tâ`ifa, ça permet de ‘‘changer le décor’’ et de connaître autre
chose que la médina. »
Pour la très grande majorité des sondés, être Aïssâwî fait partie
du cours naturel de leur existence, et le mysticisme n’est plus
seulement une pratique pour évoquer et connaître Dieu mais un
jalon dans une stratégie de vie. Evidement cette
309
professionnalisation informelle fait apparaître de nouvelles
contraintes pour les Aïssâwî lorsque le public leur demande
d’animer une fête d’anniversaire éloignée de toute ambition
spirituelle ou transcendantale. Les Aïssâwî les plus âgés
n’acceptent pas l’idée qu’une confrérie religieuse deviennent,
finalement, une institution commerciale d’orchestres de
divertissement. Mais les jeunes musiciens, très critiques vis-à-
vis de la mystique, de la hiérarchie confrérique et des
institutions publiques doivent faire face à une crise de l’emploi
sans précédent. Ils semblent donc accepter ce fait plus aisément,
comme nous l’indique le témoignage de O., 27 ans, sans emploi
et Aïssâwî à Fès depuis l’âge de 15 ans :
« Le problème c’est l’éducation publique au Maroc.
C’est bas de gamme…. Tu prends un bachelier,
tu lui demandes d’écrire une lettre en
français, c’est nul. En arabe classique, c’est
nul aussi. Les diplômes au Maroc ça ne vaut
rien. Alors tu comprends pourquoi tu trouves
dans les tâ`ifa-s des jeunes qui, malgré les
diplômes, préfèrent faire Aïssâwa plutôt que
chômeur. Mais ils partiront lorsqu’ils
trouveront un vrai travail et il ne restera
que ceux qui gagnent beaucoup d’argent, comme
les muqaddem-s (…) Lorsque tu t’assoies deux minutes et que
tu réfléchis sur la situation du pays, tu te dis que c’est vraiment la
folie. Moi-même j’ai un bac + 2 en hôtellerie,
c’est des études très difficiles sur concours
d’entrée. J’ai 27 ans et je n’ai pas encore de
vrai travail. Il faut connaître quelqu’un qui
te ‘‘pistonne’’, mais moi je ne connais
personne mis à part ceux de mon quartier (…)
L’année dernière j’ai travaillé dans un hôtel
à Agadir, en tant que responsable de la
cuisine. Le salaire c’était 800 dirhams par
mois, mais le smig est à 1800 dirhams ! Le
responsable du personnel m’a dit de ne pas me
plaindre car c’était déjà bien que je puisse
être là. C’était un travail non déclaré, alors j’ai appelé la
310
CNSS [Caisse Nationale de Sécurité Sociale, ndr] pour le dénoncer.
C’est pour cette raison que je suis rentré à Fès. Mais qu’est-ce
qu’il croit, je gagne le double avec la tâ`ifa !
Je ne vais pas travailler comme un esclave pour rien du tout (…) Au
Maroc tout le monde est corrompu, du petit vendeur de cigarette
jusqu’au sommet de l’Etat, tout le monde à tous les niveaux de la
société détourne de l’argent. Les muqaddem-s et les ‘‘ fils du
chaykh’’ aussi. C’est peut-être culturel, chaque pays à son truc. Nous
c’est la corruption. Tu as vu la zâwiya du Chaykh al-
Kâmil , c’est quoi ce qui se passe là-bas ?
C’est quoi le lien avec l’islam, avec la
fraternité, avec la tolérance ? Les Aïssâwa
maintenant c’est très éloigné de l’islam et de
la vrai tarîqa. Si la tarîqa est devenue ce
qu’elle est, ce n’est pas de notre faute,
parce que nous on subit une situation qui
vient de loin. On essaie juste de s’en
sortir….Avec l’aide de Dieu. »
Ce mouvement réflexif exprime un désir de participer à la vie
sociale pays et un refus de limiter obligatoirement leurs
perspectives d’avenir à l’espace clos de la tâ`ifa et même de la
confrérie en général. De fait, cette tentative d'affirmation de soi
glisse vers le domaine de la vie culturelle et sociale. Certains
d’entre eux s’engagent dans une association sportive (souvent
des arts martiaux) ou artistique (musique ou poésie). Cependant,
le discours des musiciens serviteurs est toujours très libre et
souvent vindicatif vis-à-vis des institutions politiques du pays. A
l’inverse des témoignages policés des gestionnaires de la
zâwiya-mère, les musiciens serviteurs ne se privent pas de
critiques envers la monarchie et ses institutions représentatives,
bien qu’ils ne militent pas dans des syndicats et affirment
n’avoir aucune appartenance politique. M., 43 ans, sans emploi
et Aïssâwî à Fès depuis l’âge de 14 ans, nous apprend qu’un
petit groupe de musiciens confrériques avaient, à une époque,
tenter de rassembler les membres de diverses confréries pour
constituer une association d’aide sociale :
311
« Au début des années 1990, le muqaddem A. et moi-même avons
tenté de créer une association de défense des pauvres et des gens
exploités dans leur travail, comme les couturières ou les femmes de
ménages. Nous avons été voir tous les membres des tarîqa-s Jîlala,
Ahl-Twat, Aïssâwa, Hamadcha, même les chanteurs du melhun et
les Gnawa, on a voulu rassembler tout ce qui existe dans la région
pour faire une caisse commune et pour payer des avocats et entamer
des procès. C’était ça l’idée. Quelques jours après, M., le chanteur
de melhun qui est propriétaire d’une épicerie, a reçut une visite des
inspecteurs des impôts. Ils lui ont dit d’abandonner cette association
sous menace d’augmentation des taxes professionnelles de sa
boutique. Lorsque les autres ont été au courant de l’histoire, ils se
sont tous désengagés. Tu comprends, ils ont peur du makhzen
[l’appareil d’Etat, ndr], parce qu’ici la démocratie ça n’existe pas. »
Le sujet de la démocratie revenait souvent lors des entretiens
menés auprès des Aïssâwî, surtout auprès des plus jeunes. Du
reste, ceux-ci n’hésitaient pas à nous questionner sur la situation
politique de la France qu’ils comparent avec le Maroc en raison
de la présence de la diaspora maghrébine en hexagone. Le
témoignage de B., 27 ans, sans emploi et musicien dans une
tâ`ifa à Meknès depuis l’âge de 15 ans, est particulièrement
intéressant :
« Moi je ne connais pas bien l’histoire des Aïssâwa, je connais juste
ce que les muqaddem-s nous apprennent, c’est à dire la musique, le
hizb et les dhikr-s. Mais je sais que le Chaykh al-Kâmil était un
démocrate, sinon sa tarîqa aurait disparue avec lui. Aujourd’hui on a
besoin de la démocratie au Maroc, mais actuellement ce n’est pas
possible avec les ‘‘pantins’’ qui entourent le Roi. Il faut dire à G.
Bush de venir au Maroc apporter la démocratie, il a bien été en Irak.
Bon d’accord, ici on n’a pas de pétrole mais on a le haschich [rires]
(…) Je m’intéresse beaucoup à la politique française parce que j’ai
mon grand frère qui habite à Cergy Pontoise, à coté de Paris, il a une
entreprise de gardiennage (…) On a vu lorsque vous aviez Le Pen et
Chirac aux élections présidentielles [en mai 2002, ndr] c’était
comme un choc pour vous. Mais pour moi c’est positif, parce que ça
permet de faire tenir la démocratie, les gens se réveillent et
réfléchissent. Ici c’est tout l’inverse parce que la seule opposition
politique qu’on a c’est des types comme chaykh Yassine [chef du
parti politique islamique ‘‘justice et bienfaisance’’, al-adl wa al-
312
ihsân, ndr.]. Pour lui, nous les Aïssâwî et même les 90 % des
Marocains nous sommes juste bon à brûler en enfer. Ces personnes
partagent le monde entre les ‘‘bons’’ et les ‘‘mauvais’’, avec deux
options possibles. Avec ce genre de pensée, la démocratie n’est pas
prête d’arriver au Maroc, et le pire c’est que je ne vois venir aucune
amélioration venir, bien au contraire. On va finir par devenir une
république islamique, comme en Iran, mais sans révolution…»
Le fait d’appartenir à une tâ`ifa mandatée (c’est-à-dire reconnue
par la zâwiya-mère et l’Etat) ou à une tâ`ifa
dissidente n’influence pas la perception des enquêtés sur la
confrérie. La majorité d’entre eux (76 %) avoue aisément la
détermination de quitter définitivement les Aïssâwa si une
quelconque perspective d’avenir s’offre à eux. De fait, dans la
pratique, les tâ`ifa-s dissidentes et leurs membres sont largement
tolérées par certains hauts responsables de l’ordre. Après avoir
voulu interdire ces groupes « irréguliers » et suite à une
discussion avec les Aïssâwî mis en cause, le muqaddem-
muqaddmin Haj Azedine Bettahi a décidé de fermer les yeux sur
cette conjoncture inédite pour permettre à ces hommes de
gagner leur vie, car les services des tâ`ifa-s se monnaient,
comme nous le verrons plus loin, de façon assez importante et
engendre un phénomène de professionnalisation plus ou moins
formel. Voici comment il nous explique la situation :
« Ma première réaction a été d’interdire les tâ`ifa-s qui n’avaient pas
mon autorisation. Cela fait partie de mon travail de surveiller les
Aïssâwa et de les sanctionner. Mais tous les muqaddem-s sont venus
ici, devant ma porte, pour me parler. Ils m’ont dit qu’ils avaient des
femmes et des enfants, et que ce travail est la seule chose qui leur
permette de gagner leur vie honnêtement. J’en ai discuté avec ma
femme et on est tombé d’accord sur le fait de fermer les yeux sur
cette situation. Je préfère les voir gagner de l’argent comme cela
plutôt que dans le trafic de drogue ou de les voir mourir en essayant
de passer en Europe en clandestin. »
Madame Bettahi, chef comptable à la retraite, se joint à la
discussion pour nous évoquer la situation socio économique du
Maroc actuel :
« C’est triste de voir que des jeunes utilisent la tarîqa dans un
313
objectif uniquement financier, mais si cela peut aider à la combattre
le chômage, l’un des fléaux du Maroc, alors il faut le faire. Ce sont
nos enfants, il faut les aider. La situation du pays est catastrophique,
dans les années 1970 nous étions plus riche que l’Espagne et le
Portugal, et maintenant nous sommes dans le tiers-monde. C’est une
vérité qu’il faut prendre en compte. Personne n’aurait pu prévoir une
situation pareille.»
Interrogé sur son parcours, le muqaddem fassi Haj Saïd El
Guissy évoque aussitôt ce nouvel état de fait :
« Aujourd’hui, la situation économique n’est plus la même que
lorsque j’avais ton âge. C’est parce qu’il y a trop de chômage, les
jeunes ne trouvent pas de travail, et si ils en trouvent, ils gagnent une
misère. C’est pourquoi depuis une dizaine d’année le nombre de
tâ`ifa-s a augmenté. Pour moi c’est positif, il faut bien que les jeunes
vivent et nourrissent leur famille. Par exemple, dans les années 1960
il n’y avait que onze tâ`ifa-s, dont ceux des célèbres muqaddem-s
Kohen et Bouzouba. Moi je suis passé muqaddem en 1977. Dans les
années 1980, il y avait tout juste une quinzaine de tâ`ifa-s à Fès et
une dizaine pour Meknès. Maintenant, rien qu’à Fès, il doit en avoir
plus de cinquante.»
Comme nous l’apprend ce récit, il semblerait que c’est la
situation socio économique du Maroc actuel pousse de
nombreux jeunes à rejoindre les Aïssâwa. Beaucoup, comme H.,
25 ans, sans emploi et habitant la médina de Meknès, ont un
discours critique sur la politique et les croyances traditionnelles
liées au soufisme :
« Tu sais, la vie c’est pas facile au Maroc. Etre musicien dans une
tâ`ifa, c’est le ‘‘chômage déguisé’’. Ici il n’y a pas de retraite, on est
comme dans une jungle où chacun doit survivre. Mais le pire ici
c’est l’injustice. Par exemple hier j’ai vu à la télévision que le Maroc
va donner un million cinq de dollars pour les naufragés du cyclone
Katrina, à la Nouvelle Orléans. Et quoi ? Depuis quand
l’Amérique a besoin du Maroc? C’est pas la
Roumanie là bas ! Et ici il n’y a pas de pauvres ? Au
Maroc on a des gens qui n’ont aucunes ressources pour faire vivre
leur famille et le Roi donne un million de dollars aux
Américains…Tu comprends pourquoi je fais Aïssâwa, c’est pour
essayer de gagner ma vie honnêtement dans un pays totalement
314
inégalitaire, c’est tout. Moi je me moque du Chaykh al-Kâmil et des
zâwiya-s, Aïssâwa pour moi c’est un travail comme un autre. »
Certains restent dans leur tâ`ifa pour profiter d’un apprentissage
musical qui leur permettrait de chercher des débouchés
professionnels dans d’autres orchestres musicaux. Y., 26 ans,
sans emploi et membre de plusieurs tâ`ifa-s de Fès depuis l’âge
de 16 ans, nous dit, à ce propos, ceci :
« Ca fait dix ans que je suis Aïssâwî, je connais bien la méthode du
Chaykh al-Kâmil et l’art de la tarîqa. Je constate maintenant et grâce
à la tâ`ifa, qu’il y a au moins quatre style musicaux où je me sens à
l’aise et que je peux jouer facilement : Hamdûchî, gnawî, chaâbî et
daqqa Marrakchiyya. Je peux jouer dans tous les orchestres, même
du jazz. Les gens me connaissent et m’appellent lorsqu’ils veulent
un bon musicien, je connais le métier. C’est l’avantage d’avoir
débuté avec les Aïssâwa. »
La stratégie « d’opportunité » des musiciens serviteurs vise une
utilisation pragmatique et utilitaire des tâ`ifa-s qui endossent,
pour eux, une fonction artistique, sociale et économique et fait
apparaître les prémices d’une contestation politique. Ces
multiples aptitudes libérales des tâ`ifa-s font que les enquêtés ne
sont pas sur le champ de l’indétermination, même si le degré de
religiosité et de spiritualité présent dans les discours varient
selon les sondés et les situations dans lesquelles se déroulèrent
les entretiens.
Notre enquête nous conduit maintenant sur un aspect
particulièrement saisissant de l’évolution de la confrérie : il
s’agit de la professionnalisation des Aïssâwa qui entraîne
l’apparition de nouvelles normes esthétiques.
La professionnalisation et les nouvelles normes esthétiques :
A Fès et à Meknès, c’est réellement la confrérie des Aïssâwa qui
donne le ton à la culture sacrée de ces deux villes par les
activités rituelles qu’elle tient, de façon régulière - et même
routinière - auprès de la population. Les services des Aïssâwa
315
peuvent se résument à l’animation, au sein des domiciles des
particuliers, d’une soirée appelée lîla (litt. « nuit ») célébrée à
diverses occasions (mariages, célébration des fêtes religieuses,
recherche de baraka ou exorcisme). Avant les années 1980 et
d’après les muqaddem-s, la rémunération des Aïssâwa était
laissée à l’estimation de leurs clients en fonction des capacités
financières du foyer. Mais, les témoignages des muqaddem-s
enquêtés se rejoignent pour nous informer que l’aspect
proprement « commercial » (selon leur propre terme) de la
cérémonie fit son apparition lorsque les tâ`ifa-s furent peu à peu
invité à célébrer les mariages des notables de Fès, popularisant
une vogue des Aïssâwa qui se diffusa peu à peu par imitation à
travers toutes les couches sociales, dans un phénomène défini
par N. Elias comme une « normalisation des comportements »1.
C’est ce que nous explique le muqaddem Haj Saïd Berrada :
« Avant les années 1978 - 1980, il était interdit aux Aïssâwî d’être
payés. C’était les gens qui donnaient de l’argent au groupe pour la
baraka. Maintenant les Aïssâwa c’est devenu un commerce (…)
C’est moi qui, le premier, eu l’idée de proposer mon groupe pour les
mariages. C’était fin des années 1970, j’ai eu cette idée d’animer les
mariages pour changer, pour essayer des choses nouvelles. Et
aujourd’hui c’est devenu la mode. Tous les gens veulent les Aïssâwa
pour leur mariage. C’est parce que la musique Aïssâwa est festive,
les clients peuvent danser et se défouler. Il y a maintenant beaucoup
de muqaddem-s et tout le monde gagne bien sa vie, grâce à Dieu. »
L’étude du rituel des Aïssâwa faisant l’objet de notre troisième
chapitre, nous passons ici sur le déroulement et les motivations
des clients pour nous intéresser uniquement aux flux
économiques qu’elle engendre. Tout d’abord, c’est le muqaddem
qui fixe le prix de la soirée en fonction de sa popularité et de la
1. Dans La Dynamique de l’Occident, Norbert Elias défini la « normalisation des comportements » comme « l’interpénétration des manières de la noblesse et de celles de la bourgeoisie. Reflétant le rapport des forces, le produit de l’interpénétration est dominé d’abord par des modèles empruntés aux couches supérieures, à quoi viennent s’ajouter bientôt les modes de comportement des couches montantes ; ce qui apparaît à la fin, c’est le reflet des processus passés, un amalgame, une unité nouvelle d’un caractère absolument inédit », ELIAS, trad. de l’allemand par P. Kamnitzer. 2003 (1939), p. 221.
316
qualité artistique de sa tâ`ifa. Toutefois, pour une soirée type, la
fourchette des prix pratiquée par les Aïssâwa s’étale de 1000
dirhams (pour un muqaddem débutant ou inconnu) à 10 000
voire parfois 20 000 dirhams1 (pour un muqaddem prestigieux).
Au vue des qualités organisationnelles et relationnelles
qu’impose son statut de chef de la tâ`ifa, le muqaddem garde
pour lui la majorité des recettes des soirées rituelles, soit 65 %
en moyenne. Le « récitant du dhikr » (dhekkâr) reçoit
généralement 25 % et les musiciens serviteurs (khaddâma) se
partagent, à part plus ou moins égales, les 10 % restant (fig. 6) :
Fig. 6 : répartition des recettes au sein des tâ`ifa-s :
Les salaires des musiciens serviteurs varient sensiblement d’une
tâ`ifa à l’autre en fonction de la réputation de leur muqaddem. Si
la grande majorité d’entre eux ne gagnent pas plus de 30
dirhams la soirée, ceux qui ont la chance d’être avec un
muqaddem célèbre peuvent gagner entre 100 dirhams et 200
dirhams la soirée. Toute l’ambition des jeunes musiciens est
alors de tenter de rejoindre, après s’être aguerri, l’une des tâ`ifa-
s les plus réputées pour avoir l’honneur de côtoyer un grand
muqaddem et, peut-être, de devenir à leur tour dhekkâr puis
muqaddem et s’autoriser un salaire de plus de 6000 dirhams par
soirée. Evidemment cette répartition inégalitaire des gains est la
principale source de tensions qui apparaissent entre le
muqaddem et les musiciens qui ne se partagent que 10 % de la
1. 10 dirhams marocains = env. 1 euro.
317
recette générale, et ce quelque soit la réputation de leur tâ`ifa.
Comme nous l’avons vu précédemment, les musiciens serviteurs
reprochent immanquablement aux muqaddem-s de s’enrichir à
leur dépends et de jamais leur accorder d’augmentation. De leur
coté les muqaddem-s justifient cette différence de salaire par
l’investissement financier qu’impose l’entretient des accessoires
rituels et des vêtements cérémoniels de la tâ`ifa. C’est ce que
nous confirme le muqaddem Haj Saïd El Guissy, à la tête d’une
tâ`ifa depuis trente ans :
« C’est normal que je prenne 60 % ou 65 % des recettes du
groupe…C’est moi qui achète tous les instruments de musique,
toutes les jellâba-s, les jellâba-s d’été, jellâba-s d’hiver, et le tout en
double car il faut les laver. J’achète aussi les babouches, et tout ça
plusieurs fois par an. C’est moi qui trouve le travail, c’est moi qui
téléphone à tous les membres du groupe, c’est moi qui les
forme…Tout cela c’est beaucoup de travail et de stress. Sans oublier
de gérer en plus les problèmes à l’intérieur de la tâ`ifa, les
chamailleries, essayer de faire en sorte que tout se passe bien. C’est
un vrai travail. »
Ajoutons que la demande d’activités rituelles au sein des
domiciles des particuliers varie selon les périodes de l’année :
elle chute au cours de la période hivernale et connaît une nette
progression pendant la période estivale, les festivités du mawlid
et du Ramadan. Il est donc très difficile de chiffrer avec
précision le salaire fixe mensuel des musiciens et des
muqaddem-s qui constitue un travail non déclaré, c’est-à-dire
non réglementé et sans protections sociales inhérentes. Nos
chiffres doivent être comparés avec les niveaux de rémunération
salariale, bien que les données réelles sur les salaires au Maroc
soient quasiment absentes, ce qui n'est d'ailleurs sûrement pas
sans lien avec cette flexibilité qui les caractérise, comme le
souligne N. El Aoufi1. Toutefois, le salaire minimum
interprofessionnel garanti (SMIG), qui s’élève à 8,78 dirhams
1. EL AOUFI, « L’impératif social au Maroc : de l’ajustement à la régulation », Critique économique n °3, 2000, pp. 109-150. AOUNI, op. cit., p. 114.
318
par jour soit 1 826 dirhams par mois, est rarement respecté. Il
n'est pas vu comme une obligation par le patronat privé, qui ne
le respecte qu’à la marge, et jusqu’en 2003, il ne s’appliquait pas
à la fonction publique2. Les inspecteurs de la CNSS n’ont
aucune attribution légale pour en sanctionner le non-respect et
les procédures de sanctions des employeurs sont rarement mise
en œuvre3. Il semble que seulement 5,6 % seulement des salariés
ou fonctionnaires perçoivent effectivement le SMIG4. Deux
conséquences à ces incertitudes en matière de rémunération :
tout d’abord une hausse de la pauvreté chez les salariés, car
l’emploi ne garanti pas une sortie de la pauvreté ; et ensuite,
évidement, une propension au travail non déclaré et informel,
type musicien dans une tâ`ifa Aïssâwa. Il est difficile de chiffrer
la progression de cette économie informelle et « hors la loi »,
mais R. M. Alami souligne « qu’on assiste à un changement
d’attitude et de discours à son égard (…) : de la négation on est
passé à sa reconnaissance positive. L’emploi informel est
supposé jouer désormais un rôle social vital en ce sens qu’il
recèlerait des possibilités des possibilités de création d’emploi et
de revenu en période de crise qui lui permettrait de se substituer
à la chute de l’emploi officiel. »1 Effectivement et grâce à cette
économie souterraine, nous constatons que certains muqaddem-s
vivent aujourd’hui très correctement de cette
professionnalisation des pratiques rituelles qui leur permet de
s’élever socialement. Les plus réputés d’entre eux ont d’ailleurs
totalement abandonné leur précédente activité professionnelle
(ils furent souvent masseur, vendeur, ouvrier ou artisan) pour
investir soit dans l’immobilier soit dans le commerce. Les
muqaddem-s font l’acquisition, dès qu’ils en ont les moyens
2. CATUSSE, « Les réinventions du social dans le Maroc ‘‘ajusté’’ », Le travail et la question sociale qu Maghreb et au Moyen Orient, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée n°105-106, 2004, pp. 221-246, p. 229. 3. Ibid. 4. Ibid. 1. ALAMI , « L’ajustement structurel et la dynamique de l’emploi informel », dans Critique économique n°2, 2000, pp. 81-97, p. 83
319
financiers, d’appartements et de villas en ville nouvelle de Fès
ou de Meknès pour y loger leur famille proche et éloignée. Mais
c’est généralement dans les médinas qu’ils ouvrent un magasin
de vente d’accessoires hi-fi, de disques et cassettes, de
téléphonie mobile voire une téléboutique publique, trouvant ici
ou là une place de vendeur, de gardien ou de gérant à certains de
leurs musiciens. A Fès et à Meknès, l’age des muqaddem-s est
très variable : le plus jeune a 32 ans (Moulay ‘Abdellah
Yaqoubi), le plus âgé a 59 ans (Hadj Touati Muhammad
‘Azzam). Parmi eux, rares sont ceux qui entretiennent encore le
lien avec la zâwiya-mère de Meknès prélèvent l’offrande (al-
ziyâra) du pèlerinage annuel (le mussem en l’honneur du
Chaykh al-Kâmil), non plus sur les gains de la tâ`ifa mais sur
leurs ressources économiques personnelles. Ceci explique
pourquoi la ziyâra varie beaucoup d’un groupe à l’autre et reste
l’un des motifs de querelles entre les gestionnaires de la zâwiya-
mère et les tâ`ifa-s. Le niveau social et le train de vie de des
muqaddem-s sont largement supérieurs à celui de leurs
musiciens serviteurs qui sont très jeunes. Certains tentent parfois
de coupler cette professionnalisation avec un second travail,
lorsqu’ils ont la chance d’en trouver. Quelques Aïssâwî sont
vendeurs de prêt à porter, de bibelots pour touristes, cuisiniers
ou artisans, exerçant en médina ou en ville nouvelle. Mais la
quasi-totalité deviennent peu à peu des musiciens professionnels
qui, à l’inverse du certificat délivrée par la zâwiya-mère,
possèdent tous la carte du Syndicat Libre des Musiciens
Marocains (SLMM) qui fait valoir et respecter leurs droits au
niveau institutionnel1. Sans la possession de cette carte, ils ne
peuvent participer aux festivités nationales organisées par la
préfecture (les mussem-s), à des concerts (au Maroc et à
l’étranger) et à des passages télévisés. Pour gagner leur vie, ils
n’hésitent pas à braver l’autorité de leur muqaddem en proposant
1. La carte du Syndicat Libre des Musiciens Marocains du muqaddem ‘Abdallah Yaqoubi est disponible dans notre volume annexe, p. 15.
320
leurs services aux autres tâ`ifa-s Aïssâwa. Le reste du temps, ils
sont aussi musiciens dans divers orchestres de chaâbî ou de
daqqa Marrakchiyya et constituent aussi la moitié de l’effectif
des dernières tâ`ifa-s de la confrérie des Hamadcha. Signalons
que les musiciens serviteurs Hamdûchî, tous plus âgés que les
Aïssâwî, sont dans une situation beaucoup plus précaire et
tentent de survivre en faisant eux aussi commerce du sacré, mais
avec moins de bonheur. Les Hamadcha restent à ce jour
marginaux et méconnus de la population2. Aussi, lorsqu’ils sont
demandés, les Aïssâwa ne ménagent pas leurs efforts pour plaire
au public et vont jusqu’à adapter leur répertoire musical en
fonction des demandes de ceux qu’ils appellent leurs « clients »
(en français). C’est ainsi que les tâ`ifa-s Aïssâwa, même les plus
célèbres, doivent incorporer (surtout lors des fêtes de mariages
et des anniversaires) des chansons populaires (chaâbî) à la suite
des poèmes spirituels (qasâ`id) et des invocation (dhikr-s) de
louange à Dieu, et cela dans l’optique de satisfaire l’assistance
(nous reviendrons sur ce point dans notre troisième partie
consacrée à la soirée rituelle, la lîla). Ces nouvelles données
provoquent une concurrence entre les groupes Aïssâwa mais
entraîne parallèlement, chez eux, une polyvalence artistique et
une habileté d’exécution toute nouvelle. La curiosité manifestée
pour d’autres types de musique semble être d’ailleurs un
véritable signe distinctif qui permet aux enquêtés de se
distinguer, d’une part, les uns les autres, et, d’autre part, vis-à-
vis des anciens disciples. Voici, à ce propos, le témoignage de
Y., 44 ans, commerçant et muqaddem d’une tâ`ifa à Fès :
2. D’après le muqaddem de la confrérie des Hamadcha ‘Abderrahim Amrani Marrakchi, il ne resterait à l’heure actuelle que deux tâ`ifa-s Hamadcha à Fès et plus aucune à Meknès. Nos propres recherches de terrain confirment le chiffre avancé pour Fès, mais il nous semble que cinq tâ`ifa-s Hamadcha sont encore actives à Meknès. Ce nombre très réduit doit être interrogé et le travail, déjà ancien (1968) de Crapanzano sur les Hamadcha mérite une remise à jour. Une étude sociologique sur cette confrérie reste à entamer. CRAPANZANO, Les Hamadcha. Une étude d'ethnopsychiatrie marocaine. Trad. de l’anglais par O. Ralet, 2000.
321
« Nous sommes différents des anciens Aïssâwa et même des vieux
muqaddem-s que tu connais. Nous sommes passionnés de culture et
de musique, pas eux. Tu leur parles de Randy Weston1, ils ne
connaissent pas. Tu leur parles de Jimi Hendrix2, ils ne connaissent
pas. Ils connaissent juste la musique des Aïssâwa c’est tout. Mais le
monde a changé, maintenant il est important de s’ouvrir sur les
autres musiques, rap, jazz. Les jeunes Aïssâwî sont plus ouverts à
réaliser toutes sortes d’expériences musicales que les anciens. »
La concurrence ouverte qui existe entre les tâ`ifa-s semble
apparemment dégrader les liens entre les muqaddem-s, comme
l’affirme le muqaddem Haj Berrada :
« Il y a beaucoup trop de muqaddem-s. J’en connais certains de vue,
mais c’est juste ‘‘bonjour bonsoir’’, il y a trop de jalousie, certains
se croient meilleurs que d’autres. Mais moi je reste à la maison je ne
fréquente plus personne. »
Les rivalités entre les tâ`ifa-s accentuent la recherche d’une
qualité artistique qui, nous disent les enquêtés, faisait défaut aux
anciens Aïssâwa. Ceci augmente considérablement le capital
sympathie des tâ`ifa-s à travers tout le pays et explique peut-être
le fait que les groupes Aïssâwa de Fès (dont leur nombre
représente presque le double de celui de Meknès) sont aussi les
plus actifs : en effet, ceux-ci n’hésitent pas à se déplacer parfois
très loin (jusqu’à Casablanca, Marrakech ou Rabat) pour
célébrer des soirées rituelles à l’invitation de leurs clients. Enfin,
signalons que deux maisons de disques spécialisées dans la
promotion de la musique maghrébine, l’une marocaine (« Fès
Maâtic ») et l’autre belge (« Fassi Phone »), sont implantées à
Fès, les studios d’enregistrements et les usines de pressage sont
1. Randy Weston, né à New York en 1926, est un pianiste Afro Américain qui vécut à Tanger dans les années 1970. Après avoir enregistré toute une série de disques avec des Gnawa Marocains, il tente aujourd’hui de fusionner le blues avec la musique mystique du Maghreb. 2. Jimi Hendrix (1942 - 1970) est un guitariste de blues et de rock américain célèbre pour ses innovations musicales lors de la période psychédélique des 60’s aux USA. On dit souvent au Maroc qu’il vécut à Essaouira et qu’il se lia d’amitié avec le maâlem (« maître ») Gnawî Mahmoud Ganiya. Ce dernier, toujours en vie, garderait jalousement, dit-on, des bandes audio de ses rencontres musicales avec Hendrix, recherchées par les amateurs du monde entier.
322
situés dans la zone industrielle et dans le quartier de Rcif. Les
producteurs proposent aux tâ`ifa-s Aïssâwa, par le biais de
contrats de cession et d’exclusivité, l’enregistrement pour la
diffusion nationale et internationale (France et Belgique) de
compact disques et de cassettes des musiques et des chants de la
confrérie. Lorsque les tâ`ifa-s enregistrent, c’est parfois piste par
piste pour quatre titres en deux ou trois jours, chaque musicien
est alors payé au tarif syndical journalier (1000 dirhams / jour, à
l’exception du muqaddem qui bénéficie d’un salaire plus élevé).
Les clauses du contrat imposé aux Aïssâwî stipulent que leur
tâ`ifa est sous contrat exclusif et qu’ils cèdent leurs droits
d’image et d’interprète au producteur, renonçant de ce fait aux
bénéfices financiers des ventes futures. Quant aux droits
d’auteurs ils n’existent pas. Cette musique, considérée comme
folklorique, appartiennent au domaine public. Les cassettes et
les disques officiels produits par « Fassi Phone » ou « Fès
Maâtic » (dont certains présentent le muqaddem comme une
« star Aïssâwa », rappelons-le) sont d’une qualité sonore
excellente et offrent aux muqaddem-s la possibilité d’endosser le
rôle de directeur artistique : ce sont eux qui sélectionnent et
arrangent les morceaux publiés selon leur choix, parfois avec
l’aide des ingénieurs du son, en respectant la contrainte qui
limite la durée du produit commercialisé à quarante minutes de
musique. Ces disques et cassettes sont l’occasion pour eux de se
mettre en valeur, et chacun témoigne de sa spécificité artistique
distinctive, de sa « marque de fabrique ». Ainsi Haj Saïd El
Guissy joue parfois du violon avec allégresse sur les invocation
de louange à Dieu (dhikr-s), Haj Saïd Berrada improvise
d’habiles variations mélodiques vocales sur les poésies
(qasâ`id), ‘Abdallah Yaqoubi chante avec une telle justesse que
sa tâ`ifa gagne en tonus et la voix grave de Haj Azedine Bettahi
impose un caractère solennel aux invocations de prélude (ftûh)
aux danses rituelles de la hadra. Les amateurs peuvent être
déconcertés face au nombre important de cassettes et de disques
323
des tâ`ifa-s disponibles sur ce marché bientôt saturé1 et jugé
avec sévérité par la zâwiya-mère. Voici ce que nous dit, à ce
propos, l’un des responsables de la zâwiya, Moulay Idriss
Aïssâwî :
« Les tâ`ifa-s ont vulgarisée la tarîqa Aïssâwiyya. Tous les
muqaddem-s font du commerce avec le soufisme en diffusant les
dhikr-s de la tarîqa dans des mariages. Les dhikr-s sont sacrés et ne
doivent pas être divulgués comme des chansons populaires (…)
maintenant ils enregistrent des disques avec les dhikr-s de la tarîqa,
tout a changé…Disons qu’ils s’occupent de la musique spirituelle et
nous de la vraie discipline soufie. »
Les descendants actuels du Chaykh al-Kâmil savent que, bien
avant le respect de la doctrine de la confrérie, ce sont à présent
les aptitudes musicales qui sanctionnent l’entrée du novice dans
une tâ`ifa Aïssâwa. De même, les Aïssâwî enquêtés nous
indiquent que la première motivation qui entraîna leur affiliation
est l’amour de la musique de la confrérie. Qu’ils soient
muqaddem-s ou musiciens serviteurs, la passion artistique des
enquêtés les pousse à tenter de sauvegarder ce répertoire
liturgique. Cette interrogation semble se résoudre ici par sa
transmission, d’une part aux nouvelles générations par la
pratique musicale proposée à l’œuvre dans les tâ`ifa-s et, d’autre
part au public via divers supports de communication (disques
audio et vidéo, cassettes audio). Avec l’arrivée des nouvelles
techniques de compression numérique, nous trouvons
actuellement, dans les disquaires (officiels ou officieux), des
disques audio (format MP3) ou vidéo (format DIVX) des rituels
1. A ce propos, nous sommes en désaccord avec El Abar lorsqu’il affirme qu’« à l’heure actuelle, on trouve quelques enregistrements en studio, toujours avec la même troupe, la troupe de Hadj Berrada de Fez (…). Les autres troupes n’arrivent pas à se faire connaître, ou ne veulent pas tout simplement marchander leur voie spirituelle. » EL ABAR, Musique, rituels et confrérie au Maroc : les ‘Issâwâ, les Hamâdcha et les Gnawa, 2005, p. 361. C’est effectivement ignorer le travail réalisé depuis déjà dix ans par les muqaddem-s Haj ‘Azedine Bettahi, Haj Saïd El Guissy, ‘Abdallah Yaqoubi, Muhammad Benhamou, Mohcine ‘Arafa Bricha, ‘Omar ‘Alawi, Hassan Amrani, ‘Abdelhak Khaldun (pour ne citer que les plus célèbres). Voir les pochettes des disques et cassettes des Aïssâwa dans notre volume annexe, pp. 76-78.
324
Aïssâwî, Hamdûchî, Gnawî, Jîlâlî et même des pèlerinages (les
mussem-s du Chaykh al-Kâmil, de Moulay Idriss Zerhoun et de
Sîdî ‘Ali ben Hamdûch) filmés par des sympathisants ou des
amis des Aïssâwa. Les bénéfices de ces ventes souterraines et
locales constituent une économie parallèle qui ne profite pas aux
principaux protagonistes. Si le confort d’écoute ou la qualité
d’image ne sont pas au rendez-vous, les Aïssâwa y voient
cependant une forme de promotion publicitaire. Le commerce
du sacré engagé par les tâ`ifa-s Aïssâwa de Fès et de Meknès,
articule, selon nous, une définition d’un intérêt collectif et crée
de nouvelles formes de prise en charge économique et sociale.
C’est dans cette perspective des réseaux de solidarités et
d’emplois non déclarés que s’inscrit la situation actuelle des
membres des tâ`ifa-s Aïssâwa de Fès et de Meknès. Les
enquêtés manifestent, selon nous, une utilisation utilitaire et
pragmatique du mysticisme.
Une utilisation pragmatique du mysticisme
Le mysticisme musulman, qui donne à ses dévots le statut de
« pauvres » (fuqarâ’) et de « serviteur » (khaddâma) dans le
cadre de la foi, est censé, dans l’idéal, offrir aux pratiquants la
résolution des problèmes matériels et spirituels qu’ils
rencontrent dans le cadre de leur vie quotidienne. Mais la
doctrine de l’islam mystique est construite indépendamment de
la réalité sociale contemporaine, composée des expériences de
chaque individu. La mise en pratique du soufisme proposé par le
Chaykh al-Kâmil renvoie à l’utopie du modèle prophétique (le
passé) et à la possible rencontre du disciple avec le divin (le
futur). Ce système est mis à l’épreuve par disciples qui, en
325
désaccord avec le modèle imposé par les gestionnaires de la
zâwiya-mère, se distinguent par une pratique sociale qui trouble
la communication de la doctrine mystique et qui fait oublier à
chacun le traité d’autoperfectionnement élaboré par le Chaykh
al-Kâmil il y a maintenant cinq cent ans. Le discours des
Aïssâwî contemporains ne fait place à aucune utopie passéiste. Il
s’agit plutôt d’une une notion progressive de l’histoire, d’une
projection vers le futur et d’une tentative de compromis avec le
monde actuel. Les tâ`ifa-s Aïssâwa aident ainsi à définir le sujet
musulman dans le Maroc contemporain, entraînant des stratégies
de vie individuelles où des tensions intimes avec la mystique
surgissent. Les Aïssâwî s’imposent en tant que personnes
individuelles et développent une critique personnelle du
soufisme et des anciennes croyances de leurs ancêtres. C’est
surtout une conscience politique couplée à une réappropriation
de l’islam qui joue un grand rôle dans l’élaboration de stratégies
individuelles de vie.
Par leur professionnalisation informelle, les tâ`ifa-s Aïssâwa
articulent une définition d’un intérêt collectif et créent de
nouvelles formes de prise en charge économique et sociale. En
proposant une réponse pragmatique à une situation socio
économique difficile, ces orchestres confrériques offrent aux
jeunes hommes une professionnalisation de la fonction de
muqaddem et de musiciens serviteurs où mode de vie,
ressources économiques vitales, artistiques, religieuses et
spirituelles s’y trouvent mêlées. S’intégrer socialement par le
biais du commerce du sacré c’est créer un domaine économique
en accord à leur identité d’Aïssâwî, mais c’est aussi établir une
distance par rapport à l’institution confrérique originelle.
Conclusion
326
Nous pouvons détacher onze conclusions essentielles qui
résultent de cette étude :
1. Les tâ`ifa-s (litt. « groupes ») de disciples sont apparues au
17ème siècle. Il s’agissait alors d’une stratégie employée par
les gestionnaires de lignée qui nommèrent des délégués
(« muqaddem-s ») pour tenter une régénération du charisme
du chaykh à l’extérieur de Meknès et dans des territoires où
la doctrine, lorsqu’elle ne fut pas ignorée, connut une
certaine dégradation.
2. Les tâ`ifa-s actuelles sont des orchestres musicaux
exclusivement composés d’hommes qui regroupent douze à
vingt gestionnaires de la sainteté que nous appelons
« gestionnaires initiés » ; ceux-ci ne sont pas issus du
lignage du saint fondateur et n’ont donc pas hérité de leurs
postes. Ces disciples investissent ce champ religieux suite à
une action volontaire et individuelle : il s’agit de muqaddem-
s à la tête de musiciens dits « serviteurs » (khaddâma).
3. Théoriquement, les tâ`ifa-s actuelles sont placées sous la
tutelle de la zâwiya-mère et du Ministère des Habous et des
Affaires islamiques. Les muqaddem-s sont sous l’autorité
d’un « chef des délégués » qui joue le rôle d’intermédiaire
entre la bureaucratie religieuse, les autres tâ`ifa-s et la
préfecture (wilaya). Les tâ`ifa-s se doivent d’offrir chaque
année aux gestionnaires de lignée une offrande (matérielle et
financière) lors de la fête patronale de l’ordre religieux afin
de renouveler l’allégeance au saint et de maintenir le cycle
baraka / ziyâra.
4. Dans les villes de Fès et Meknès et d’après notre enquête
d’opinion, les Aïssâwa sont jugés en déficit à la fois de
modernité et d’islam. Les sondés les considèrent comme des
327
musiciens folkloriques, des charlatans, des mystiques ou des
magiciens. La majorité des hommes interrogés les accusent
de freiner l’avancée socio intellectuelle du pays et d’éloigner
les croyants de la pratique canonique de l’islam sunnite. A
l’inverse, les Aïssâwa bénéficient d’un capital sympathie
élevé auprès des femmes.
5. Le nombre total de tâ`ifa-s a progressé de 157,6 % en quatre
vingt ans. La moitié de ces orchestres ne sont pas
officiellement reconnus par l’Etat et la zâwiya-mère. De fait,
ils sont considérés par les descendants du fondateur comme
des imposteurs.
6. Le visage actuel de la confrérie fait apparaître de
nombreuses tensions internes liées à la problématique de
l’autorité religieuse. Ces conflits se situent à l’intersection de
la licéité de la pratique musulmane et de la bonne moralité :
une fronde face à la zâwiya-mère côtoie des discordes liées à
la drogue, à l’alcool, à la répartition des flux économiques et
à la sexualité.
7. A l’exception des muqaddem-s, la doctrine du Chaykh al-
Kâmil est inconnue pour la quasi totalité des interrogés, bien
que le degré de religiosité et de spiritualité présents dans les
discours varient selon les sondés. Cependant, tous excluent
avec énergie la notion d’allégeance au fondateur et à ses
descendants en vertu du respect de l’islam sunnite qui
interdit le culte des saints. Se détacher des pratiques et des
croyances des anciens Aïssâwa et se dissocier de la zâwiya-
mère de Meknès en raison d’une meilleure connaissance de
l’islam semble être la prérogative des disciples
contemporains.
8. C’est une professionnalisation informelle du métier de
musicien et la commercialisation du sacré qui permettent
328
aux enquêtés de vivre aujourd’hui leur intégration sociale.
Ce phénomène provoque, d’une part, l’apparition de
nouvelles normes esthétiques (adaptation des oraisons dans
la perspective d’enregistrements commerciaux et de
concerts), et, d’autre part, une sévère concurrence entre les
tâ`ifa-s qui altère le lien social entre les disciples.
9. Les muqaddem-s utilisent une stratégie de « retournement du
stigmate » (selon N. Gole) pour faire émerger leur
personnalité dans la sphère publique et mettre en valeur leurs
(ré)interprétations personnelles des pratiques confrériques.
Le but avoué est double : associer la confrérie à l’islam et
acquérir du prestige. De leur coté, les jeunes musiciens usent
d’une stratégie d’opportunité où les tâ`ifa-s sont employées
comme véhicules d’intégration sociale. La majorité d’entre
eux disent vouloir quitter définitivement la confrérie si une
quelconque opportunité professionnelle s’offre à eux. Les
tâ`ifa-s incarnent aussi, pour les plus jeunes, un espace
d’expression qui porte les germes d’une contestation
politique.
10. Les tâ`ifa-s actuelles offrent une réponse pragmatique à une
situation socio économique difficile. Par leur
professionnalisation informelle, ces orchestres confrériques
articulent une définition d’un intérêt collectif et créent de
nouvelles formes de prise en charge économique et sociale.
Cette volonté d’intégration sociale par le biais du commerce
du sacré permet une redéfinition de l’identité Aïssâwî.
Néanmoins, cette démarche bouleverse le modèle
confrérique traditionnel et crée une distance conflictuelle
avec l’institution religieuse originelle.
329
Découvrons à présent le matériel utilisé par les Aïssâwa pour
mener à bien tous leurs rituels.
LE MATERIEL
D’après les interrogés, cet équipement fut employé à l’origine
vers le 17ème siècle par les deux premiers cortèges (appelés rakb-
s, réunion de plusieurs tâ`ifa-s) qui se rendirent à la zâwiya-mère
pour visiter le tombeau du Chaykh al-Kâmil1. Aujourd’hui, c’est
le muqaddem qui achète et qui conserve en son domicile le
matériel de sa tâ`ifa qui se compose de vêtements cérémoniels
(jellâba, babouches, turban, chemise, pantalon et handira),
d’accessoires rituels (les étendards et le brûle parfum), et
d’instruments de musique (idiophones et aérophones)2.
Les vêtements cérémoniels
La jellâba
La jellâba est une longue robe à capuche et à manches larges,
généralement de couleur crème, jaune, rouge ou bleue. C’est le
muqaddem qui fait confectionner sur mesure chez un tailleur
toutes les jellâba-s de la tâ`ifa en double exemplaire (pour l’été
et l’hiver). Sous la jellâba, les Aïssâwa portent une chemise
blanche et un pantalon traditionnel (réalisé lui aussi sur mesure),
le sarwel. D’une façon facultative, certains portent sur la tête un
turban (characheker ou reza) de couleur jaune. Les babouches
1. Ces deux cortèges se rendirent à Meknès depuis le Tafilalt (le cortège Filalî ) et le Rarb (le cortège Rarbawî) pour la visite annuelle sur le tombeau du Chaykh al-Kâmil à l’occasion du pèlerinage. 2. Nous utilisons ici le système de classification des instruments de musiques établit par les ethnologues E. M. von Hornboste et C. Sachs. VON HOMBOSTEL E.M., “The ethnology of African sound instruments : a tentative grouping of African sound-producing instruments with reference to their extra-African distribution”, Africa : journal of the International Institute of African Languages and Cultures, april 1933, vol. 6, n. 2, pp. 277-311. SACHS C., La signification, la tâche et la technique muséographique des collections d’instruments de musique, 1934.
330
(al-belrat), de couleur jaune ou blanche complètent le port de la
jellâba.
Fig. 7 : dessin de la jellâba :
La handira
La handira est une tunique sans capuche et sans manches, tissée
en laine et teintée en rouge, dans laquelle de nombreux motifs
géométriques et de larges bandes blanches verticales de coton
sont insérés. Les Aïssâwa francophones l’appellent parfois
« tapis berbère » car la handira est réalisée à la main par des
femmes berbères artisanes de la région d’Azrou (Moyen Atlas)
et ne nécessite aucun entretien. D’après les interrogés, ce
vêtement très lourd, utilisé lors des danses collectives (hadra),
fit son apparition dans la confrérie des Aïssâwa au 17ème siècle
sous l’impulsion de Sîdî ‘Alî ben Hamdûch (mort en 1722 dans
le massif montagneux du Zerhoun), le saint fondateur de la
confrérie des Hamadcha. Ce chaykh fut le premier à porter la
331
handira par signe, dit-on, de dépouillement, de pénitence et de
détachement du monde matériel. La handira symbolise
aujourd’hui pour les Aïssâwa le vêtement du mystique qui
chemine vers le divin.
Fig. 8 : dessin de la handira :
Les
accessoires rituels
Les étendards
Les étendards de la confrérie sont constitués d’embouts (jamor-
s) d’une banderole (lallam, qui signifie également
« signe », « sceau » ou « marque ») où des sourates du Coran, le
nom de Dieu, du Prophète et des quatre premiers califes de
l’islam sont brodés de lettres d’or. Lorsqu’une tâ`ifa mandatée
par la zâwiya-mère se constitue, l’un des gestionnaires du lieu
offre au muqaddem un étendard, qui devient à la fois le gage du
contrat passé entre eux et le symbole concret de la baraka. La
tâ`ifa paie cet étendard et l’argent versé chaque année aux
332
gestionnaires de la zâwiya-mère lors de sa visite pendant le
pèlerinage est vu comme un tribut payé pour pouvoir conserver
l’étendard. Ce contre don renouvelle et entretien le cycle baraka
/ ziyâra. L’étendard se compose d’une hampe longue de 3,50 m.
(démontable en trois parties) surmontée d’une boule semblable à
celles qui ornent les minarets et la coupole de la zâwiya-mère,
d’un tissu aux couleurs variées mais où dominent le vert
(symbolisant le paradis) et le rouge (symbolisant la vie). Parfois
un foulard est noué au sommet de la hampe, il est censé
emporter le mal loin de son propriétaire. Chaque tâ`ifa s’efforce
d’augmenter le nombre de ses étendards (certaines en possèdent
une dizaine), qui sont fermés et placés en tête du cortège lors de
chaque déplacement de l’équipe. Ils encadrent aussi la porte
d’entrée du domicile des particuliers qui invitent une tâ`ifa afin
de signifier au voisinage le déroulement imminent d’une
cérémonie domestique. Dans l’idéal, les étendards doivent être
en nombre impair, en souvenir du premier cortège venu du
Tafilalt (rakb al-filalî ) qui défilait, dit-on, avec plusieurs
centaines de disciples et quatre vingt dix neufs étendards placés
en tête.
Fig. 9 : photographie d’un étendard déplié :
333
Fig. 10 : dessin de la tenue des étendards lors des défilés de la
tâ`ifa :
Le brûle-parfum ou encensoir (al-mbakhra)
Le mbakhra (de bakhar : exhaler une vapeur, une fumée, une
odeur) est un récipient sphérique en cuivre doré et ajouré, muni
d’un couvercle fixé solidairement par un pied à un plateau
ouvragé reposant lui-même sur trois courts pieds. Ses
dimensions sont 65 cm. de hauteur et 60 cm. de largeur. Les
Aïssâwa y font brûler de l’encens (bkhur) de bois d’aloès (‘ud)
lors des soirées rituelles.
334
Fig. 11 : photographie d’un mbakhra :
Les instruments de musique
Les instruments de musiques des Aïssâwa se classent en deux
catégories, les percussions (idiophones) et les vents
(aérophones) :
Les idiophones
Les instruments de percussions utilisés par les Aïssâwa sont le
tâbla, le buznazen, le bendîr, la ta’rîja , la tassa et le tbel.
Boncourt propose une interprétation symbolique à propos de
l’utilisation des idiophones dans la confrérie. Selon un mythe
interne que nous avons précédemment évoqué, c’est lorsque
Abû ar-Rawâyil découvrit le Chaykh al-Kâmil mort qu’il se
saisit d’une assiette (ou d’un daff selon certains témoignages)
pour danser, en mimant les gestes d’un joueur de bendîr. C’est
335
ce récit qui fait dire à Boncourt que les Aïssâwa tirent leur
substance musicale du décès du Chaykh al-Kâmil, et par
extension, de l’acte de mort en général1. Les interrogés
contestent ce symbolisme mortifère et nous expliquent que, mis
à part certaines percussions qui furent utilisées par les premiers
cortèges de disciples du Tafilalt et du Rarb, le tâbla, la tassa et
les ta’rîja-s furent introduit au 17ème sous l’impulsion d’un
disciple (Sîdî ‘Abdû Rahman ech-Chantîr) dans le but de
soutenir le chant des poèmes spirituels (qasâ`id). Il s’agissait,
selon les témoignages, de communiquer les litanies de la tarîqa
(hizb-s et dhikr-s) et les enseignements doctrinaux du Chaykh
al-Kâmil par le biais de cantiques écrits par certains poètes du
melhun affiliés à l’ordre.
Le tâbla (la « table »):
Le tâbla est l’instrument maître de la tâ`ifa. C’est avec le tâbla
que le muqaddem dirige le groupe et de joue les phrases qui
indiquent aux musiciens les changements de rythme ou de
tempo. Le tâbla se compose de deux tambours (l’un de 14 cm.
de diamètre et l’autre de 27 cm. de diamètre) en terre cuite et
réunis par le coté sur lesquels sont tendus deux peaux de chèvre
frappées à l’aide de deux baguettes (la’wade) de 20 cm. de
longueur. Sa hauteur est de 30 cm.
Fig. 12 : photographie d’un tâbla :
1. BONCOURT, op. cit., p. 393.
336
Fig.13 : dessin de la tenue de jeu du tâbla :
Généralement le tâbla se joue calé sur une chaise par deux
coussins. Parfois, comme le présente ce dessin, un stand est
utilisé pour plus de stabilité :
La tassa (la « tasse ») :
La tassa est un bol en cuivre
retourné frappé à l’aide
de deux baquettes, employé uniquement lors du dhikr pour
337
installer un bourdon sonore. Il est généralement joué par le
nouveau venu dans le groupe. Son diamètre est d’environ 32 cm.
Fig. 14 : photographie d’une tassa :
Fig. 15 : dessin de la tenue de jeu de la tassa :
La tassa est simplement posée sur une table basse face au
musicien :
Le bendîr :
Le bendîr est un tambour sur cadre de 45 cm. de diamètre et
d’une profondeur de 15 cm. équipé d’un timbre résonateur en
338
boyau de chèvre. C’est une percussion digitale dont l’unique
peau est aujourd’hui en plastique.
Fig. 15 : photographie d’un bendîr :
Le buznazen :
Le buznazen est un bendîr dépourvu de timbre résonateur mais
équipé de dix paires de cymbalettes disposées sur le coté le long
de deux rangés.
Fig. 16 : photographie d’un buznazen :
Fig. 17 : dessin de la tenue de jeu du bendîr et du buznazen :
339
La ta’rîja :
La ta’rîja est un tambour en sablier en terre cuite d’une longueur
variable de 20 à 40 cm. C’est une percussion digitale frappée
d’une seule main. Son unique peau de chèvre est collée sur la
partie la plus large du sablier, dont le diamètre est de 15 cm. La
ta’rîja est équipée d’un timbre résonateur interne en intestin de
chèvre.
Fig. 18 : photographie de ta’rîja -s :
Fig. 19 : dessin de la tenue de jeu de la ta’rîja :
340
Le tbel :
Le tbel est un tambour à deux faces en peau de chameau. Sa
profondeur est de 28 cm. et son diamètre est de 25 cm. Le tbel
est porté sur l’épaule et frappé à l’aide de deux baguettes d’une
longueur de 30 cm.
Fig. 20 : photographie d’un tbel :
Fig.
21 : dessin de la tenue de jeu du tbel :
341
Les aérophones
Les instruments à vents utilisés par les Aïssâwa sont les trompes
nefir-s et les hautbois reta-s.
Le nefir :
C’est une longue trompe en fer blanc d’une longueur de 1, 80 m.
démontable en trois parties de 60 cm. chacune. Il ne s’agit pas à
proprement parler d’un instrument mélodique, le nefir intervient
seulement pour ponctuer la fin des invocations répétitives et
sonores du nom de Dieu (dhikr) et aussi lors des défilés pour,
selon les Aïssâwa, provoquer l’exaltation (al-hâl) des auditeurs.
Fig. 21 : photographie des nefir-s :
342
Fig. 22 : dessin de la tenue de jeu du nefir :
La reta :
La reta (syn. mizmar, zurna, en français « bombarde ») est le
seul et unique instrument mélodique de la confrérie. C’est un
hautbois de 39 cm. de longueur, taillé dans du bois d’abricotier
(michmech) et équipé d’anche double (qasba) en roseau. La reta
n’appartient pas au muqaddem car les hautboïstes sont les seuls
musiciens spécialisés du groupe. Effectivement, la reta demande
un long apprentissage car c’est la technique du souffle continu
qui permet à l’instrumentiste de jouer les airs plusieurs minutes
sans interruption. La reta possède en outre son propre répertoire
mélodique, très vaste, qui se transmet uniquement de maître à
343
élève. C’est à l’aide d’une flûte (lyra) en roseau (de 27 cm de
long. env.) que le maître hautboïste (maâlem riata) apprend les
mélodies de la confrérie Aïssâwa à l’apprenti. La formation
musicale se fait uniquement par imitation et mémorisation.
Fig. 23 : photographie d’un hautbois reta :
Fig. 24 : photographie d’une flûte lyra :
Fig. 25 : dessin de la tenue de
344
jeu de la reta :
Avec les deux types d’accordage (kba et jra) de l’instrument, il
est possible de jouer tous les modes mélodiques arabo-andalous,
bien que l’absence de clés n’autorise pas l’instrumentiste de
moduler dans des tonalités éloignées au cours du même
morceau. Voici toutes les notes jouées par la reta, les deux
accordages confondus :
Fig. 26 : gamme de la reta :
Si la profession de joueur de reta était en déclin à la fin des
années 19701, nous constatons qu’il existe aujourd’hui de très
nombreux jeunes qui s’investissent dans la pratique du hautbois
dans les villes de Fès et de Meknès, chaque tâ`ifa possédant au
minimum deux hautboïstes attitrés. Ceux-ci, avec l’autorisation
de leur muqaddem et même parfois contre son gré, monnaient
leurs services à d’autres groupes Aïssâwa ou Hamadcha. De part
leur compétences musicales distinctives, les hautboïstes
jouissent d’un capital sympathie élevé au sien des tâ`ifa-s ; mais
il est intéressant de remarquer que certains dictions populaires
1. BONCOURT, 1980, op. cit., vol. annexe, p. 95.
345
stigmatisent les hautboïstes et les joueurs de tbel. L’expression
« laisse tomber le hautboïste » (tayyah ‘ala al-rayyât) est
employée pour négliger les paroles d’une personne considérée
comme désagréable. Aussi, la phrase « joue du tambour ou du
hautbois » (tabbâl wa rayyât) coupe court à une discussion
ennuyeuse ou déplaisante. La reta, utilisée lors des soirées
rituelles pour invoquer les esprits (jinn-s) joue le même rôle que
le luth guembré chez les Gnawa. Mais les interrogés déplorent
l’analogie avec ces descendants d’esclaves Noirs qu’ils
méprisent souvent. L’utilisation de la reta dans la confrérie des
Aïssâwa doit, avant tout disent-ils, mettre en musique les paroles
des oraisons mystiques (dhikr-s) de la confrérie. Voici, à ce
propos, le témoignage de Moulay Hassan, 52 ans, employé à la
RATF (Régie Autonome des Transports de Fès) et hautboïste
dans la tâ`ifa du muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi :
« Tu dois savoir que les mélodies de hautbois sont des dhikr-s, tu
dois tout d’abord apprendre les paroles, on ne joue pas comme ça à
l’aveuglette. Il y a des airs pour le début de la soirée, d’autres pour
la fin, certaines lorsque le tempo est lent et certaines lorsque le
tempo est rapide.»
Ces mélodies (naqt ou ttaba’) sont des litanies (dhikr-s) de
l’imam Jazûlî ou du Chaykh al-Kâmil. Elles sont vues comme
sacrées et donc réputées contenir de nombreuses vertus
ésotériques et divers bienfaits thérapeutiques. Moulay Hassan
évoque une anecdote qui illustre cette idée :
« Si je peux me permettre de te donner un conseil, c’est de faire
attention si tu joues les mélodies Aïssâwa avec le hautbois en
France. Tu sais, elles sont sacrées, elles rendent fou ! Mais elles
peuvent aussi guérir, car elles font appel à un pouvoir qui nous
dépasse, elles rentrent dans le sang et ne te quittent jamais (…) Au
début des années 1980, j’allais avec un autre hautboïste à l’hôpital
psychiatrique Ibn Al-Hassan pour jouer de la reta devant un groupe
de malades. C’était une idée d’un médecin, on a fait ça tous les
jeudis pendant une année entière. Les médecins avaient constaté que
les malades, qui avaient perdu la parole et toute notion de
temporalité, identifiaient le jeudi comme le jour des reta-s. Ils
346
devenaient calmes et nous attendaient, ils étaient heureux, se
levaient, dansaient et chantaient lorsqu’on jouait. »
Notons que les hautboïstes ne sont pas enthousiastes à
communiquer les paroles des dhikr-s du hautbois, dont la
connaissance est un de leur apanage1. Lorsque nous avons suivit
l’enseignement du hautbois auprès de Driss Filali, graveur sur
cuivre et hautboïste de la tâ`ifa du muqaddem Haj Saïd Berrada,
celui-ci refusa cordialement de nous communiquer les paroles
des dhikr-s de reta, hormis ceux qui illustrent les airs les plus
connus. A titre indicatif, en voici trois parmi les plus célèbres de
la confrérie.
Dhikr de hautbois n° 1 :
Ce dhikr est la mise en son sur le mode ‘ajam de la déclaration
de foi du musulman, la chahâda, « il n’y a de dieu que Dieu et
Muhammad est Son Messager » (lâ ilâha illâ Allah, Muhammad
rassûl Allah). Ce dhikr est joué cinq à dix fois d’affilé lors des
danses de la hadra (sur la fin du rabbânî, nous y reviendrons) et
pendant l’entrée (dakhla) de la tâ`ifa au domicile des particuliers
lors des soirées rituelles (lîla-s) :
Dhikr de hautbois n° 2 :
Il s’agit du plus célèbre dhikr de la confrérie, connu par le public
qui le reprend en cœur lorsque les hautboïstes le jouent. Exécuté
sur le mode ‘ajam une dizaine de fois lors des danses de la
hadra et pendant la dakhla, il est aussi psalmodié à haute voix
dans au cours des enterrements à Meknès. Ses paroles sont
1. Boncourt le constate aussi dans son travail sur les relevés musicaux. BONCOURT, vol. premier, op. cit. p. 226.
347
« levez-vous, levez-vous pour louer Dieu, ô vous qui aimez
l’Envoyé de Dieu. C’est une heure parmi les heures de Dieu. Le
Prophète, l’Envoyé de Dieu y sera présent » (Qûmû qûmû, timda
hû lillah, yâ al-âchiqîn fî rassûl Allah. Hâdî sâ’a min sâ’at
Allah, yah dar fîhan-nabî rassûl Allah) :
Dhikr de hautbois n° 3 :
Ce dhikr est issu du hizb Subhân al-Dâ`im (« gloire à l’Eternel
»), la litanie mystique et caractéristique de la confrérie qui est
connue de tous les Aïssâwa. Cet air est joué uniquement pendant
le début de la dakhla, lorsque la tâ`ifa se dirige vers le domicile
des particuliers qui ont fait appel à leurs services pour célébrer
une soirée rituelle. Lorsque les hautboïstes le jouent, le
muqaddem et les khdâm-s le récitent à l’unisson et à haute voix,
une dizaine de fois d’affilé : « Le Puissant, qui a la majesté ! Il
n’y a d’autre dieu que Dieu ! Celui décrit comme Parfait ! Il n’y
a d’autre dieu que Dieu ! » (al-‘azîzu dû al-jalâl, lâ ilâha illâ
Allah, al-manûfu bil kâmal, la ilâha illâ Allah).
348
Quelles sont les techniques de jeu instrumental employées par
les Aïssâwa pour mener à bien leur cérémonie ? Pour cela, un
système de référence symbolique permet aux musiciens de
mémoriser les mélodies et le mode de jeu collectif. Intéressons-
nous au symbolisme de la technique musicale.
Le symbolisme de la technique musicale1
La technique musicale utilisée par les Aïssâwa est basée sur
deux notions fondamentales : la sexualité et la parole des
instruments de musique.
La sexualité et la parole des instruments, deux notions
fondamentales
Pour les Aïssâwa, les instruments de musiques sont dotés d’une
sexualité (non pas dans leur forme, mais dans leur fonction) et
de la capacité à réciter des oraisons mystiques.
Le mode de jeu collectif des Aïssâwa est basé sur le rapport de
genre masculin / féminin. Cette notion permet aux musiciens
d’utiliser leurs instruments en de complexes polyrythmies
superposées. Dans la pratique, la tâ`ifa se divise en deux
groupes distincts et complémentaires : une partie des musiciens
constituent le groupe « féminin » (hâchiyya) et l’autre le groupe
« masculin » (zwâq, litt. « broderie »). Les instruments de
musique sont joués en binôme ou trinôme : un musicien (ou
deux) joue avec une percussion un rythme fixe, immuable et
répétitif appelée « la mère du rythme » en français (hâchiyya en
arabe) par-dessus lequel un autre réalise la « broderie » (zwâq),
qui est improvisé et variable. Souvent, les percussions sont joués
1. La musique des Aïssâwa et son symbolisme a été étudiée en détail par Boncourt. Nous présentons ici quelques-unes de nos propres données qui peuvent être un complément au travail presque exhaustif de ce chercheur. BONCOURT, op. cit.
349
en couple « homme » et « femme » (un bendîr hâchiyya et un
autre bendîr zwâq par exemple) mais il existe des
exceptions notables : lorsque la tâ`ifa joue la musique des
danses de la hadra, les musiciens utilisent deux buznazen-s
hâchiyya contre un seul zwâq, afin de détacher et d’appuyer plus
précisément la « mère du rythme ». Effectivement, si plusieurs
percussions peuvent jouer le hâchiyya, il n’y a toujours qu’un
seul zwâq par famille d’instrument. Un seul instrument est
capable de jouer les rythmes hâchiyya et zwâq simultanément :
c’est le tâbla, le double tambour à baguettes du muqaddem, qui
l’autorise ainsi à de spectaculaires démonstrations de virtuosité.
A l’inverse, le bol en cuivre retourné (la tassa) est restreint à
jouer les hâchiyya-s dans le but de créer un bourdon sonore au
cours des chants des poésies. Lorsqu’un aspirant fait son entrée
dans une tâ`ifa, il doit d’abord apprendre tous les rythmes
hâchiyya-s des instruments de musique avant d’obtenir
l’autorisation du muqaddem de réaliser les zwâq-s, qui
requièrent une sûreté d’exécution et une maîtrise instrumentale
assez avancées. Les musiciens doivent rapidement et
nécessairement, afin de se relayer lors des soirées rituelles (qui
sont, par leur longueur, physiquement éprouvantes), maîtriser
tous les instruments à l’exception de la reta. Cette technique,
n’est pas propre aux Aïssâwa (les tâ`ifa-s de la confrérie des
Hamadcha fonctionnent aussi de la même façon), peut être
rapprochée des orchestres de musique des cérémonies
d’incantations Yoruba1 aux « Orichas » cubaines (litt. « têtes
choisies », diverses manifestations spirituelles de Dieu incarnées
dans les cinq éléments de la nature) où les trois « tambours qui
parlent » (talking drums ou « bata ») s’appellent la mère (iya), le
fils aîné (itotélé) et le cadet (okontolo). A l’instar des Cubains,
les Hamdûchî marocains appellent eux aussi leurs tambours
1. A propos des religions afro-cubaines et de leurs symbolisme, voir le travail récent de Erwan Dianteil. DIANTEILL, Des dieux et des signes : initiation, écriture et divination dans les religions afro-cubaines, 2000.
350
« ceux qui parlent » (guwal-s). Chez les Hamadcha comme chez
les Aïssâwa, les rythmes « mères » (hâchiyya) sont des paroles
d’incantations (dhikr-s). Les interrogés nous disent que, hormis
de l’aspect purement mystique qui caractérisent ces litanies
prononcées par les instruments, ces paroles ont aussi pour
fonction de faciliter la mémorisation des cellules rythmiques par
les musiciens.
Fig. 27 : organisation de la tâ`ifa :
351
Nous allons exposer maintenant quelques exemples d’utilisation
de ce système appliqué à la rythmique des instruments de
percussion et aux mélodies des hautbois. Voici tout d’abord
deux exemples de rythmes joués aux percussions où les cellules
femmes (hâchiyya) et hommes (zwâq) sont aisément repérables.
Il s’agit du Gubbâhî et du Rabbânî :
Le rythme Gubbâhî :
Le Gubbâhî est un rythme en 5 temps (5/8, à ne pas confondre
avec le Gubbâhî du chaâbî algérien en 2/4) exécuté lors des
chants des poèmes spirituels (qasâ`id) du melhun au cours de la
première partie de la cérémonie des Aïssâwa. L’invocation
(dhikr) du rythme « mère » est « Dieu » (Allah). Les instruments
utilisés pour jouer ce rythme sont la tassa et les ta’rîja -s (parfois
un bendîr souligne le hâchiyya). Voici le Gubbâhî joué par deux
ta’rîja -s.
Fig. 28 : combinaison du Gubbâhî par les ta’rîja -s :
Le rythme Rabbânî :
Le Rabbânî (« divin ») est, avec le rythme Mjerred
(« dépouillé »), le moment fort du rituel des Aïssâwa car il
constitue l’une des deux danses de la hadra qui est aussi joué
pendant les processions des tâ`ifa-s. C’est un rythme en 2 temps
réalisé avec trois buznazen-s (deux hâchiyya-s et un zwâq) et
deux tbel-s (un hâchiyya et un zwâq). Le dhikr du rythme
352
« mère » est « Dieu Eternel » (« Allah Dâ`im »). Voici le
Rabbânî joué par les trois buznazen-s :
Fig. 29 : combinaison du Rabbânî par les buznazen-s :
Le jeu des aérophones est lui aussi basé sur la sexualité et la
parole. Tout d’abord, les trompes nefir-s qui sont jouées
uniquement en duo (hâchiyya et zwâq), récitent des invocations
mystiques. Elles interviennent pendant les processions et à la fin
des poésies (qasâ`id), au moment où, sur un tempo allant
crescendo, le nom de Dieu est réitéré à haute voix par les
Aïssâwa plusieurs dizaines de fois. La facture du nefir contraint
le musicien à jouer une seule et unique note de ponctuation. Le
dhikr des nefir-s est tout simplement « Dieu » (Allah) :
Fig. 30 : combinaison du dhikr « Allah » par les nefir-s :
L’organisation du jeu hâchiyya et zwâq des nefir-s et des
percussions exprime une recherche de superposition de
353
différents rythmes croisés pour créer une polyrythmie.
Cependant, les hautbois reta-s, qui ont pour fonction de jouer de
véloces phrases mélodiques qui font leur distinction,
l’application technique hâchiyya et zwâq diffère sensiblement. Il
n’est plus question d’organisation rythmique, mais plutôt
d’agencer le jeu mélodique et collectif de plusieurs
instrumentistes. Comme nous l’avons précédemment exprimé,
les hautbois reta-s possèdent un très vaste répertoire d’airs
mélodiques qui sont autant d’invocations jouées à l’unisson, la
reta n’étant jamais employée en solo par les Aïssâwa. Ce sont
deux à cinq hautboïstes qui jouent les airs simultanément, sous
la direction d’un unique hautboïste zwâq qui dirige ses autres
compagnons hâchiyya en leur signifiant le moment de passer à
une autre mélodie. Pour cela, le musicien zwâq joue une note
tenue en utilisant la technique du souffle continu. C’est le signal
pour que son (ou ses compagnons) hâchiyya joue aussi cette
longue note. Lorsque les hautbois sont à l’unisson, le musicien
zwâq réalise une courte improvisation, une « broderie »
(traduction exacte du mot zwâq) mélodique sur le mode de l’air
qu’il va jouer ensuite. Lorsqu’il entame la nouvelle mélodie, les
autres hautboïstes le rejoignent pour, à l’unisson, exécuter
ensemble et une dizaine de fois cette invocation. Lorsque le
musicien zwâq décide de jouer une autre litanie, il réalise une
note tenue qui signifie la reprise du cycle. Cette technique,
appelée simera, ne cesse qu’au signal du muqaddem qui, par un
geste de la main ou un simple regard aux hautboïstes, clos les
séries de litanies des reta-s. Le simera permet à la tâ`ifa de jouer
pendant de longues minutes les musiques de la hadra, pendant
que les participants réalisent des danses de transe ; c’est la
raison pour laquelle les hautboïstes doivent connaître un très
grand nombre de mélodies. Lors de soirées prestigieuses
(organisés pour les fêtes patronales ou en période du Ramadan),
les meilleurs hautboïstes de Fès et de Meknès, réputés pour leur
savoir faire et leur connaissance exhaustive des airs mélodiques,
354
sont sollicités par les tâ`ifa-s Aïssâwa de tout le Maroc. A ce
titre, signalons que nous avons assisté, en mai 2003 à Meknès
(avec la tâ`ifa de feu le muqaddem ‘Abdelhadi Kohen) à une
danse rituelle au cours de laquelle cinq hautboïstes ont joué
soixante-sept mélodies à la suite pendant plus de cinquante huit
minutes.
Fig. 31 : dessin illustratifs du simera par deux hautbois :
Lorsqu’il y a deux hautboïstes, l’un des musiciens est
l’ « homme » qui réalise le zwâq (« broderie ») et l’autre est la
« femme », hâchiyya, qui le suit et le rejoint à l’unisson après
son improvisation :
Au-delà du binôme, le musicien zwâq, toujours unique, se place
au milieu des hautboïstes hâchiyya-s :
Fig. 32 : dessin illustratifs du simera par cinq hautbois :
Pour mémorise le très vaste répertoire mélodique, les
hautboïstes effectuent une classification mentale des airs par un
355
système de familles composées de trois personnes : la « mère »
(hâchiyya, c’est la première mélodie jouée), du « fils aîné » (al-
wuld al-kabîr, la seconde mélodie jouée) et du « fils
cadet » (al-wuld al-sarîr, la troisième et dernière mélodie de la
famille). Entre chaque membre de la famille, ils réalisent le
simera :
Fig. 33 : dessin illustratif des changements de mélodies des
hautbois :
Pour conclure cet exposé présentant le matériel et les
instruments utilisés par les Aïssâwa, nous devons ajouter que
certaines tâ`ifa-s utilisent aussi les castagnettes (qarkab-s) et le
grand tambour (tbel) des Gnawa. Cependant, ils considèrent ces
instruments comme allogènes à leur confrérie et ils nous ont
formulé la demande de ne pas les intégrer à notre travail. Nous
respectons ici leur requête.
Conclusion
Nous pouvons résumer cette étude consacrée au matériel des
tâ`ifa-s en six points essentiels :
1. Le matériel des tâ`ifa-s Aïssâwa se compose de vêtements
cérémoniels (jellâba, handira), d’accessoires rituels
(étendards, encensoir) et d’instruments de musiques
(idiophones et aérophones). Les enquêtés affirment que cet
équipement fut utilisé dès le 17ème siècle par les premiers
356
cortèges (regroupant plusieurs tâ`ifa-s) des zones rurales qui
se rendirent à la zâwiya-mère de Meknès en pèlerinage sur le
tombeau du Chaykh al-Kâmil. Certains instruments de
percussions (le tâbla, la tassa et les ta’rîja-s) furent introduit
dans la confrérie à la fin du 17ème sous l’impulsion d’un
disciple (Sîdî ‘Abdû Rahman ech-Chantîr) afin de
communiquer d’une façon musicale et poétique les oraisons
spirituelles et les enseignements doctrinaux du Chaykh al-
Kâmil.
2. Aujourd’hui, c’est le muqaddem qui achète et qui conserve
en son domicile le matériel de sa tâ`ifa, à l’exception des
hautbois.
3. Le hautbois (al-reta) est le seul et unique instrument
mélodique de la confrérie et les hautboïstes sont des
musiciens spécialisés : l’instrument demande un long
apprentissage technique et possède un répertoire mélodique
très vaste transmis uniquement de maître à élève. Chaque
tâ`ifa possède au minimum deux hautboïstes attitrés qui
monnaient leurs services à d’autres groupes Aïssâwa ou
Hamadcha.
4. De part leur compétences musicales distinctives, les
hautboïstes jouissent d’un capital sympathie élevé au sien
des tâ`ifa-s malgré des dictons populaires qui les
stigmatisent. Leurs mélodies possèdent des paroles cachées
issues des litanies (dhikr-s) de Jazûlî ou du Chaykh al-
Kâmil. Elles sont donc vues comme sacrées.
5. La technique musicale utilisée par les Aïssâwa est basée sur
deux notions fondamentales : la sexualité et la parole des
instruments de musique. Ce système symbolique est avant
tout fonctionnel : il permet aux musiciens d’utiliser leurs
357
instruments de façon polyrythmique et de mémoriser les
nombreux rythmes utilisés au cours des cérémonies. Cette
technique n’est pas propre aux Aïssâwa (les Hamadcha
fonctionnent aussi de la même façon) et se retrouve aussi
dans les orchestres de tradition Yoruba.
6. Chaque percussionniste du groupe doit nécessairement
apprendre à jouer de tous les instruments de percussions
pour pouvoir se relayer lors des soirées rituelles.
Cette étude du matériel utilisé par les Aïssâwa nous interroge
sur les cérémonies qu’ils animent. Dans quel contexte et à
quelles occasions se déroulent leurs soirées ? Quel en est le
symbolisme ? Le rôle social ? Quelle place y est accordée aux
femmes ? Que représentent ces pratiques pour les participants et
les officiants ? Quels en sont les aspects artistiques (musique,
danse) et esthétiques ? Constatons-nous une évolution par
rapports aux anciennes cérémonies ? Notre prochain chapitre
répond à ces questions.