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167 Chapitre 1 La sainte institution LA SUCCESSION DU SAINT FONDATEUR Ce chapitre se consacre à la situation actuelle de la confrérie des Aïssâwa. Notre propos est de saisir la place de l’institution religieuse dans le Maroc contemporain et la fonction symbolique et sociale qu’elle revêt aux yeux des fidèles. Pour cela notre travail se divise en deux parties. La première s’attache aux modalités de la succession du saint fondateur et de la situation actuelle de la hiérarchie de l’ordre religieux. La seconde est une analyse micro sociale de la zâwiya-mère et des pratiques rituelles qui s’y déroulent au quotidien. La sociologie de M. Weber nous est ici d’un grand secours pour comprendre comment le charisme d’une personne littéralement « extraordinaire » peut s’intégrer aux structures de la société malgré ses caractéristiques irrationnelles 1 . D’après Weber, c’est la « routinisation » qui permet au charisme d’un homme de Dieu tel que le Chaykh al-Kâmil d’être connu et donc reconnu. Par son institutionnalisation, l’expérience personnelle, émotionnelle et intime d’un individu s’insère peu à peu dans une entreprise régulée par un processus de systématisation et de rationalisation des pratiques religieuses collectives et individuelles. Ce processus inscrit le charisme dans la quotidienneté, dans le temps et dans l’espace. Néanmoins pour Weber, « la routinisation ne va pas sans lutte » 2 entre les héritiers biologiques et les disciples – qui sont les héritiers spirituels - d’un personnage charismatique. Retrouvons-nous cette problématique dans la confrérie des Aïssâwa ? Etudions le 1 . La sociologie de M. Weber est développée dans Le savant et le politique, 1996 (1919) trad. J. Freund, Économie et société dans l’antiquité, 1998 (1909) trad. J. Freund et L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1985 (1905), tard. J. Chavy. 2 . WEBER, Le savant et le politique, 1996 (1919), op. cit., p. 132.

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Chapitre 1

La sainte institution

LA SUCCESSION DU SAINT FONDATEUR

Ce chapitre se consacre à la situation actuelle de la confrérie des

Aïssâwa. Notre propos est de saisir la place de l’institution

religieuse dans le Maroc contemporain et la fonction

symbolique et sociale qu’elle revêt aux yeux des fidèles. Pour

cela notre travail se divise en deux parties. La première s’attache

aux modalités de la succession du saint fondateur et de la

situation actuelle de la hiérarchie de l’ordre religieux. La

seconde est une analyse micro sociale de la zâwiya-mère et des

pratiques rituelles qui s’y déroulent au quotidien.

La sociologie de M. Weber nous est ici d’un grand secours pour

comprendre comment le charisme d’une personne littéralement

« extraordinaire » peut s’intégrer aux structures de la société

malgré ses caractéristiques irrationnelles1. D’après Weber, c’est

la « routinisation » qui permet au charisme d’un homme de Dieu

tel que le Chaykh al-Kâmil d’être connu et donc reconnu. Par

son institutionnalisation, l’expérience personnelle, émotionnelle

et intime d’un individu s’insère peu à peu dans une entreprise

régulée par un processus de systématisation et de rationalisation

des pratiques religieuses collectives et individuelles. Ce

processus inscrit le charisme dans la quotidienneté, dans le

temps et dans l’espace. Néanmoins pour Weber, « la

routinisation ne va pas sans lutte »2 entre les héritiers

biologiques et les disciples – qui sont les héritiers spirituels -

d’un personnage charismatique. Retrouvons-nous cette

problématique dans la confrérie des Aïssâwa ? Etudions le

1. La sociologie de M. Weber est développée dans Le savant et le politique, 1996 (1919) trad. J. Freund, Économie et société dans l’antiquité, 1998 (1909) trad. J. Freund et L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1985 (1905), tard. J. Chavy. 2. WEBER, Le savant et le politique, 1996 (1919), op. cit., p. 132.

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phénomène de routinisation du charisme du Chaykh al-Kâmil

qui a permis à l’ordre religieux de s’institutionnaliser.

Le charisme comme héritage

La transmission du charisme en milieu confrérique soulève le

problème de la différence qu’il existe entre la transmission

héréditaire et la transmission initiatique. Ici et comme dans la

grande majorité des confréries mystiques Africaines, la

succession fut donnée d’abord aux fils biologiques sur les

disciples. Bien que Hammoudi nous dit qu’au sein de certaines

confréries, c’est un disciple qui prend la succession de son

maître1, les tensions entre les adeptes et les descendants du saint

fondateur sont récurrentes dans les ordres mystiques africains.

Boubrik nous informe que certains disciples de la tarîqa

Fâdiliyya (Mauritanie, 19ème siècle) révélèrent une opposition

aux descendants du chaykh Muhammad Fâdil2. De même,

Elboudrari nous cite le cas d’un disciple de la confrérie

Wazzâniyya (Maroc, 17ème siècle) qui refusa de reconnaître

l’autorité du fils de son chaykh après sa mort3. Le discours qui

fait l’éloge de la fraternité religieuse unissant les membres de la

tarîqa ne résiste pas longtemps face à la fraternité tribale.

D’après les sources historiographiques4 Muhammad ben Aïssâ

1. HAMMOUDI, Maîtres et disciples : genèse et fondements des pouvoirs autoritaires dans les sociétés arabes : essai d'anthropologie politique. 2001, p. 162. 2. BOUBRIK, « Fondateurs et héritiers. La gestion d'une succession confrérique (Mauritanie) » dans les Cahiers d'Études Africaines, N° 159, Paris, 2000, pp. 433-465, p. 451. 3. ELBOUDRARI, La « Maison du cautionnement ». Les Shurfa d’Ouezzane de la sainteté à la puissance, 1985, p. 224. 4. IBN ‘ASKAR, Dawhat al-Nâchir, 1577, révisé par M. Hijji, 1976. Ce texte est traduit en français par A. Graulle sous le titre de La "Daouhat an-nâchir" de Ibn 'Askar : sur les vertus éminentes des chaikhs du Maghrib au dixième siècle, 1913. AL-GHAZALI, Al-Mukhtassâr, 1550. AL-FASSI, Ibtihâj al-qulûb. Ouvrage imprimé à Fès, sans mention de date. AL-MAHDI, Mumatî’ al-asmâ, 1336. AL-KETTANI, Salâwat al-anfâs, 1316. AL MALHOUNI, Adwae ‘ala tassawouf bi l’maghrib : tarîqa al ‘isâwiyya mamouzajan. Min khilal chi’r al malhoun, al hikâya ch’biya soufiya, al mouradadât chafâhiya,

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ne désigna aucun successeur et que son fils Aïssâ al-Mehdi prit

la direction de l’ordre après la disparition du maître. Cependant

au cours d’un entretien, Moulay Idriss Aïssâwî, le responsable

de la direction spirituel de la confrérie, nous dit que le disciple

préféré du chaykh, Abû ar-Rawâyil, prit un temps la direction

spirituelle de l’ordre avant d’organiser des élections internes qui

placèrent Aïssâ al-Mehdi, à la tête de la confrérie des Aïssâwa.

Les enquêtés nous disent que celui-ci perpétua l’enseignement

doctrinal de son père pendant sept ans. Il disparu en 1452 (960

H.), laissant trois fils, Sîdî Muhammad, Sîdî Ahmed Hâritî et

Sîdî ‘Abdelsalam, le seul qui n’eut pas de descendance. Suite à

l’arrivée de Aïssâ al-Mehdi à la tête de l’ordre, les disciples

eurent l’obligation morale de faire allégeance à ce nouveau

successeur, sans quoi il leur fallait chercher de nouveaux

espaces d’épanouissement spirituelle. Cependant, certains

Aïssâwî enquêtés manifestent actuellement leur opposition aux

successeurs descendants du lignage du saint. Le nom de Aïssâ

al-Mehdi est très rarement mentionné par eux, et, lorsqu’ils le

connaissent, les interrogés contestent fermement cette

descendance. Pour eux seul Abû ar-Rawâyil fut l’unique

successeur du Chaykh al-Kâmil, car, selon une version

officieuse de l’histoire, ce dernier n’aurait eut qu’une seule et

unique fille : Lalla Rahmâ, qui fut, dit-on, la mère de Aïssâ al-

Mehdi. De fait, certains interrogés remettent en cause la

légitimité biologique des responsables hiérarchique de l’ordre.

Ce fait est significatif car, si la descendance masculine est

synonyme de statut social dans une société patriarcale, elle est

aussi, dans ce contexte confrérique, le principal vecteur qui

permet au processus de transmission et de routinisation du

charisme du saint de s’accomplir.

‘awaid tourouqiyyin. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL , Sîdî Muhammad ben Aïssa. Tarîqa wa zâwiya wa istimrariyya, 2004.

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Une transmission héréditaire

Avec l’arrivée du fils du fondateur à la tête de la confrérie des

Aïssâwa, le processus de routinisation du charisme s’insère dans

un modèle décrit par Weber comme « héréditaire »1 qui permet

au successeur de bénéficier, en tant que descendant biologique,

du charisme du saint. En choisissant cette option, les dirigeants

de l’époque restreignirent volontairement la succession à la

famille du fondateur, le charisme est vu comme un héritage

génétique. La généalogie répond d’ailleurs à une stratégie dans

le processus de la formation du charisme du saint fondateur lui-

même : l’un des éléments fondamentaux du charisme de

Muhammad ben Aïssâ était d’ordre généalogique puisqu’on

nous le présente comme un descendant du Prophète. En tant

qu’héritiers du Prophète, les churfa sont considérés comme les

bénéficiaires de la grâce divine, la baraka. Différentes vertus

leurs sont attribuées, qui se manifestent non seulement dans la

religiosité et les compétences intellectuelles, mais aussi et

surtout dans un capital symbolique reposant sur une légitimité

de sang, sanctionnée par une généalogie parentale qui, à travers

les siècles, remonte jusqu’au Prophète2. La baraka du Chaykh

al-Kâmil est sanctionnée et confirmée par son origine

chérifienne, le fait que la succession soit restreinte à sa

descendance directe répond au schéma de formation de la

sainteté familiale.

Un autre fait s’ajoute pour accentuer ce droit de l’hérédité et de

la légitimité fondées sur l’ascendance : il s’agit des alliances

tribales. Dans une société où les champs politiques, sociaux et

religieux sont régis par les règles de la parenté, cette idéologie

1. WEBER, op. cit. 2. A propos du système de croyance liée à la sainteté musulmane et à la baraka, voir pp. 31-38.

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du sang ne peut effectivement que se renforcer1. A ce sujet

Boubrik nous dit ceci :

« Étant donné que les saints sont souvent derrière la fondation des

tribus et que le modèle confrérique épouse la forme tribale, la

succession religieuse se calque sur la succession dans le système

tribal. Comme la chefferie tribale reste au sein de la lignée de

l'ancêtre éponyme, la chefferie spirituelle obéit aux mêmes règles. »2

La dimension tribale s’ajoute ici à d’autres éléments propres à la

sainteté maghrébine (miracles, baraka, pérégrination initiatique,

filiation spirituelle, doctrine mystique) et au chérif (ascendance

prophétique) pour encourager l’hérédité dans le processus de la

succession.

Ce modèle de transmission du charisme par hérédité s’inscrit

dans une longue tradition qui n’est pas propre au lignage

confrérique et s’applique également à d’autres milieux. Au

Ghana à Walâta, ville de grande tradition scripturaire, les

fonctions d’imam et de juge (qâdî), deux fonctions hautement

symboliques, furent réservées à quelques familles qui, par le

biais de l’hérédité, monopolisèrent ces positions sociales3.

D’après Touati, au Maghreb la légitimité religieuse par

l’ascendance chérifienne, qui trouva tout d’abord sa source dans

le milieu confrérique, se diffusa ensuite dans les fonctions

scripturaires officielles4. Ainsi des maisons de science se

constituèrent sur le mode de la reproduction dynastique du corps

des savants, les ‘ulamâ , ces charges officielles étant alors

héréditaires5. Cependant, la sainteté et l’hérédité, fondées sur

l’ascendance prophétique, furent source de polémiques au sein

1. Au sujet de la chefferie tribale au Maghreb au Moyen Age, voir HAMES, « De la chefferie tribale à la dynastie étatique : généalogie et pouvoir à l'époque almohado-hafside (XIIe-XIVe siècles) », dans La quête des origines, 1991, pp. 99-118. Pour une réflexion anthropologique sur les questions du politique dans le monde arabe (alliances matrimoniales et tribales liées aux stratégies de successions héréditaires), voir BONTE, Emirs et présidents : figures de la parenté et du politique dans le monde arabe, 2001. 2. BOUBRIK, op. cit., p. 451. 3. Ibid. 4. TOUATI, « Les héritiers : anthropologie des maisons de sciences maghrébines », dans Modes de transmission de la culture religieuse en islam, 1993, pp. 65-92, p. 92. 5. Ibid. p. 65.

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des milieux lettrés. Des ‘ulamâ du début du 19ème siècle

refusèrent l’idée de l’origine comme source de sainteté et

prestige religieux et social1.

Ainsi la sainteté musulmane maghrébine se présente parfois au

travers d’un charisme héréditaire transmis au sein d’un lignage

choisit et privilégié. Dans le cas de la confrérie des Aïssâwa, ce

lignage privilégié est représenté par les descendants de Sîdî

Ahmed Hâritî (le fils aîné de Aïssâ al-Mehdi) qui se succèdent à

la direction de la confrérie depuis le 15ème siècle et jusqu’à

aujourd’hui. Désigné par les enquêtés sous le terme de branche

Jazûlîyin-Hâritîyin, ce lignage devient dès la 18ème siècle (1250

H. / 1742) un groupement syndical (al-naqâha) des churfa

descendants du Chaykh al-Kâmil. Ce syndicat officiel est placé

sous tutelle du ministère de l’Intérieur depuis 1984 et veille sur

l’intégrité de la lignée en attestant la généalogie des héritiers. Le

responsable de ce syndicat (qui est aussi le surintendant de la

confrérie) gère et sauvegarde le patrimoine immobilier de

l’ordre religieux : terres, biens fonciers et logements privés.

Brunel nous informe sur ce syndicat et nous indique le nom du

surintendant de l’époque :

« De nos jours, la famille des Oûlâd Chîkh Al Kâmil, qui compte

parmi les plus importante du pays, est pourvue d’une ‘‘Niqâba’’,

surintendance. La ‘‘Niqâba’’ est de création très récente chez les

Aïssaoûa (…) elle est à l’heure actuelle entre les mains de Sîdî

Mohammad Al Boûhâlî. »2

Aujourd’hui le surintendant de la confrérie est l’arrière petit-fils

de Muhammad al-Bouhalî, Sîdî ‘Allal Aïssâwî. Notons enfin

qu’un autre descendant du saint fondateur s’est manifesté dès le

18ème siècle pour, dit-on, participer à la gestion des biens

fonciers : Sîdî Habib Aïssâwî. Bien que privé de descendance

masculine, ce sont actuellement ses arrières petits-enfants qui

prennent en charge la maintenance et les activités rituelles

1. BOUBRIK, op. cit. 2. BRUNEL, Essai sur la confrérie religieuse des Aïssaoua au Maroc, 1926, p. 43.

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quotidiennes du sanctuaire. Avec l’un d’entre eux, Moulay

Idriss Aïssâwî, le responsable de la direction spirituelle, nous

avons reconstitué la liste des successeurs de Muhammad ben

Aïssâ à la tête de la confrérie. Mis à part la présence

exceptionnelle de Abû ar-Rawâyil, tous les dirigeants sont issus

du lignage privilégié (appelé Jazûlîyin-Hâritîyin), celui de Sîdî

Ahmed Hâritî, le fils aîné de Sîdî Aïssâ al-Mehdi. La succession

se fait donc par primo géniture.

Fig. 1 : les successeurs du saint fondateur :

Dans le cas d’un ordre religieux tel que les Aïssâwa, l’hérédité

comme solution de succession change le sens de la domination :

la domination charismatique du saint fondateur était fondée sur

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une grâce personnelle extraordinaire, caractérisée par le

dévouement et l’allégeance des sujets à la cause d’un seul

homme. La routinisation du charisme modifie quelque peu son

caractère initial, car les successeurs s’engagent alors dans la

gestion des biens matériels au détriment du spirituel. Ainsi le

charisme personnel peut parfaitement faire défaut au prétendant

à la succession, qui devient alors un « gestionnaire » du capital

symbolique de son ancêtre et de sa confrérie. La conquête du

pouvoir social, qui débute par l’appropriation d’un pouvoir

religieux et spirituel de type charismatique, devient au final, par

le processus de routinisation, un pouvoir politique et social.

Cette situation, tout à fait caractéristique de l’évolution sociale

des confréries maghrébines, est entretenue à travers le temps et

l’espace par les descendants du saint qui deviennent des

« gestionnaires de la sainteté ». Définissons cette notion qui

nous aide à comprendre la fonction des responsables

hiérarchiques de l’institution religieuse.

Les gestionnaires de lignée

La désignation des descendants du Chaykh al-Kâmil qui dirigent

aujourd’hui la confrérie doit être précisément définie.

L’utilisation des termes tels que héritiers, prêtres, cadres ou

responsables nous parait inappropriés pour signifier avec

précision la nature des postes et des responsabilités qu’impose la

sainteté en islam sunnite, où le sacerdoce au sens précis n’existe

pas. C’est pourquoi, à la suite de Yassine Karamti1, nous avons

choisi d’employer le terme générique de « gestionnaire ». Nous

devons cette réflexion à Hassan Elboudrari qui analyse le cas de

la zâwiya de Wezzane au nord du Maroc sous un angle

1. KARAMTI, « La ville, les saints et le ‘‘sultan’’ : étude sur le changement social dans la région de Nefta (Tunisie) aux XIXe et XXe siècles. » Article paru dans Correspondances, bulletin scientifique de l’IRMC, 1999. Internet : http://www.irmcmaghreb.org/corres/textes/karamti.htm.

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historico-anthropologique. En suivant le devenir du charisme

personnel de Moulay ‘Abdallah Cherîf (1596 - 1678), saint

fondateur d’une confrérie active jusqu’au 20ème siècle après sa

disparition physique, l’auteur définit deux modèles types de la

sainteté maghrébine. Le premier correspond au modèle qu’il

appelle le « modèle fondateur » opposé au « modèle

gestionnaire ». Ce dernier étant chronologiquement l’héritier et

le continuateur du saint à la tête de l’institution, qui ne devient

telle que progressivement. Elboudrari base cette opposition sur

les différents niveaux de la pratique sociale. Le « modèle

fondateur » se définit par l’appropriation symbolique d’un

espace géographique où s’inscrivent les signes visibles de sa

sainteté, l’institutionnalisation, l’organisation et la

monopolisation des activités religieuses ainsi que son économie.

En revanche, le « modèle gestionnaire », successeur du maître,

se trouve à la tête d’un héritage légué par le saint fondateur. Sa

vocation est la gestion quotidienne de cet héritage matériel et

spirituel, en définitive ce que Weber définit comme la

« routinisation du charisme ». Cependant Boubrik a démontré

que, dans le cas de l’essaimage confrérique, ce modèle semble

limité : avec l’exemple des héritiers du chaykh de la confrérie

mauritanienne Fâdiliyya, nous apprenons qu’en partant à la

conquête d’autres territoires pour y fonder de nouvelles zâwiya-

s, les héritiers du saint fondateur ne furent pas seulement de

simples gestionnaires de son héritage. En s’installant dans des

espaces géographiques où l’influence du saint était inexistante

pour y enseigner la doctrine de leur aïeul, ils conquirent un

nouvel espace symbolique et instaurèrent leur pouvoir

indépendamment du charisme de leur père1.

Cependant, dans notre cas, cette proposition de « modèle

gestionnaire » semble être utile pour l’étude du personnel qui

dirige la zâwiya-mère et des groupes de disciples des villes de

1. BOUBRIK, op. cit.

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Meknès et Fès. Ainsi, nous utiliserons ce terme pour désigner

toutes les personnes qui participent à la gestion de l’héritage du

saint, à l’intérieur comme à l’extérieur de la zâwiya, et ce quel

qu’en soit le poste. Comme nous le verrons, le travail de ces

« gestionnaires » déborde rapidement le spirituel pour investir

les domaines sociaux, économiques, politiques et artistiques.

A la vue de leurs responsabilités respectives et de leurs liens

avec l’Etat, avec les fidèles, avec la société civile et avec les

disciples, nous pouvons répartir ces gestionnaires en deux

groupes. Le premier groupe rassemble les descendants

biologiques du Chaykh al-Kâmil, du moins ceux qui se

présentent à nous comme tel. Nous les désignons sous le terme

de « gestionnaires de lignée » car, d’après leurs témoignages et

leur arbre généalogique (peu nous importe de son authenticité),

les gestionnaires de lignée sont les descendants biologiques du

Chaykh al-Kâmil que nous rencontrons très régulièrement dans

la zâwiya de Meknès. Ils sont aussi des churfa car leur

ascendance Idrisside fait remonter leur généalogie jusqu’au

Prophète. Le deuxième groupe de gestionnaires réunit des

adeptes de la confrérie n’ayant pas de liens de parenté avec la

famille du Chaykh al-Kâmil. Ils n’ont pas hérité de leurs postes

mais ont investi ce champ religieux suite à une action volontaire

et individuelle de leur part. Ils sont les disciples qui cheminent

sur la voie initiatique, les premiers destinataires de

l’enseignement doctrinal du saint. Nous les appelons donc les «

gestionnaires initiés ». Il s’agit des « délégués » (muqaddem-s)

qui dirigent les groupes musicaux des villes de Meknès et de

Fès. Leur étude détaillée faisant l’objet du prochain chapitre,

intéressons-nous maintenant aux descendants biologiques du

saint fondateur, les gestionnaires de lignée. Qui sont-ils ? Quels

liens entretiennent-ils avec l’Etat marocain ? Quelle est leur

organisation hiérarchique ? Jouent-ils un rôle dans le champ

politique ? Comment gèrent-ils leur héritage spirituel ? Nous

devons signaler qu’il nous a été très difficile de connaître les

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trajectoires et les motivations des gestionnaires de

lignée interrogés. Beaucoup de réticences semblent les

empêcher de discuter de certains sujets. Face aux questions de

notre guide d’entretien établies dans le simple but de connaître

leur identité, leur catégorie socioprofessionnelle, leur formation

et leur parcours ; ceux-ci nous ont, lorsqu’ils acceptèrent de

répondre, tenus des propos évasifs tout en déplorant une certaine

indiscrétion de notre part. Nous nous sommes heurtés à quelques

moments de dissension et de résistance manifestant un processus

complexe, où plusieurs variables interviennent. Les descendants

biologiques du Chaykh al-Kâmil, à cause du capital symbolique

et du pouvoir économique dont ils disposent de façon

particulièrement ostensible au sein de la communauté, suscitent

des aspirations et des ambiguïtés affectives qui n’ont rien à voir

avec une mauvaise volonté ou un refus de collaboration de leur

part, ce que nous comprenons aisément.

Nous avons cependant réussi a réunir quelques données

fondamentales : les gestionnaires de lignée sont un groupe de

neuf hommes habitants en ville nouvelle de Meknès. Huit

d’entre eux appartiennent aux classes bourgeoises, six sont

bilingues (français / arabe) et ont des diplômes universitaires de

second cycle (jusqu’à bac +8) ; sept sont âgés de 30 ans à 45

ans ; cinq ont un emploi formel et huit sont mariés. Au niveau

de l’institution confrérique, ils se divisent en quatre groupes aux

responsabilités bien distinctes. A leur tête nous trouvons tout

d’abord le surintendant général, le mezwâr, qui s’occupe de la

gestion administrative de la confrérie. Par ses fonctions il est

physiquement absent de la zâwiya, qui est investie et gérée par

une « assemblée » (al-lajna) constituée de sept personnes.

Parallèlement nous trouvons aussi le muqaddem et un groupe

d’une dizaine de jeunes héritiers que, faute de dénomination

précise, nous nommerons les « auxiliaires ». L’existence d’une

hiérarchie rigide et clairement exprimée détermine leurs

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responsabilités respectives. Observons leurs fonctions

respectives :

Le surintendant (al-mezwâr)

Le terme de mezwâr est la forme arabisée du berbère amzwaru,

qui signifie « celui qui est placé à la tête »1. C’est le chef de la

confrérie, le surintendant agrée et nommé par l’Etat marocain

(Ministère des Habous et des Affaires Islamiques) sur

proposition des gestionnaires de lignée en vertu d’aptitudes

intellectuelles, sociales, morales et spirituelles qu’il est censé

posséder. Le mezwâr est aussi le responsable (al-naqib) qui

représente et défend leurs intérêts au niveau étatique, par le biais

du syndicat des churfa (al-naqâha) descendants du Chaykh al-

Kâmil placé depuis 1984 sous le contrôle du ministère de

l’Intérieur2.

Absent de la zâwiya, son champ d’action couvre uniquement le

domaine temporel et les intérêts supérieurs de l’ordre

(administration du patrimoine immobilier, liens avec l’Etat et

organisation du pèlerinage annuel, le mussem). Au niveau

interne, c’est lui qui nomme et autorise, suite à un examen, les

adeptes à devenir des gestionnaires initiés, c’est-à-dire des

muqaddem-s responsables des groupes de musique. Il est aussi

le juge qui, par son avis irrévocable, intervient pour résoudre les

éventuels conflits entre les autres descendants du saint

fondateur. Ce statut fait échos aux réflexions de Boubrik, pour

qui le responsable d’une confrérie « se transforme rapidement

en chef tribal, tout en conservant parfois des traditions

ostentatoires de caractère religieux. »3

1. LE TOURNEAU, Fès avant le protectorat : Etude économique et sociale d'une ville de l'Occident musulman. 1949, p. 312. 2. FERHAT, Chérifisme et enjeux du pouvoir au Maroc, dans Oriento Moderno, n°2, 1999, pp. 473-481, p. 479. Voir aussi « les chorfa mènent la danse » de Driss Ksiskes, dans Telquel n° 165, pp.2-28, p. 27. 3. BOUBRIK, op. cit.

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Aujourd’hui le mezwâr de la confrérie est Sîdî ‘Allal Aïssâwî.

Né en 1928 à Meknès et diplômé de l’université Qarawiyine

(Fès) en 1957, Sîdî ‘Allal Aïssâwî officia tout d’abord comme

enseignant au lycée de Kenitra. En 1970, il est nommé directeur

l’institut d’Arabe (al-mahal) de Meknès après y avoir enseigné

la morale et l’éthique religieuse (al-assîl). Depuis 1971, il

réalise le prêche du vendredi dans les différentes mosquées de

Meknès (actuellement à la mosquée khilâfa). Membre officiel de

l’Assemblée Nationale de la Culture Marocaine et de la ligue

des ‘ulamâ du Maroc1 et du Sénégal, il a reçu de la part du roi

Hassan 2 de nombreuses distinctions officielles. Historien2,

poète (il prépare, nous dit-on, un recueil de ses poésies

religieuses) et conférencier, il est depuis 1988 le responsable

administratif et leader de la confrérie à la suite de Sîdî

Muhammad ben Hâdî.

Les autres gestionnaires de lignée enquêtés nous précisent

cependant que le rôle du mezwâr ne saurait être en aucun cas

confondu avec celui de guide spirituel3. Celle-ci est confiée à

une assemblée (al-lajna) présente au quotidien à la zâwiya.

La « commission » (al-lajna)

« On a dit que la confrérie des ‘Aïssâoûa était dirigée par un Conseil

permanant de quarante membres, choisis parmi les descendants du

Chîkh et les personnages les plus influents de la secte. Des

1. La Ligue des ‘ulamâ du Maroc a été fondée en 1961 à Tanger. Cette institution est au service des politiques du Pouvoir. Leur fonction est de cautionner la politique libérale de l’Etat. Ainsi, à travers le contrôle des ‘ulamâ transparaît la volonté de fonctionnariser ces intellectuels qui seuls sont habilités à légitimer islamiquement les politiques du Pouvoir. En conséquence, il est normal que, pour le pouvoir, seuls ces ‘ulamâ domestiqués soient habilités à éduquer les masses. A ce propos voir DIALMY, « L'islamisme marocain : entre intégration et révolution » dans les ASSR n°110, avril-mai-juin 2000, pp. 05-27. TOZY, Monarchie et islam politique au Maroc, 1993. AGNOUCHE, Histoire politique du Maroc : pouvoir, légitimités et institutions, 1987. 2. Il est l’auteur d’un récent ouvrage historique sur sa confrérie que nous avons déjà évoqué. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL, 2004. 3. El Abar, citant Brunel, dans son récent travail sur la confrérie, affirme néanmoins le contraire. EL ABAR, op. cit. 2005, pp. 103-105.

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renseignements obtenus sur place ne nous permettent point de retenir

cette assertion. »4

Nous pouvons aujourd’hui, compte tenu de nos recherches,

corriger cette remarque de Brunel. Il est exact que la direction

spirituelle est assurée par un « conseil permanant », composé

non pas de quarante personnes selon certains récits

hagiographiques, mais par une « commission » (al-lajna,

appelée « assemblée » en français par les interrogés) de

sept gestionnaires de lignée, âgés de 30 à 50 ans. Choisis et

nommés par le mezwâr, ceux-ci sont actuellement : Moulay

Idriss ben Kâmil, Sîdî Muhammad ben Kâmil, Sîdî Muhammad

ben Ahmed, Sîdî Muhammad ben Moussa, Sîdî Ilal ben

Muhammad Tayek, Sîdî Hassan ben ‘Abdelmâlik, Sîdî Hicham

ben bû Mehdi. Certains sont diplômés de grandes écoles privées

(ingénierie, commerce, lettres ou informatique) ou d’universités

marocaines ou étrangères (France, Maghreb ou Egypte). Ils sont

souvent désignés par les fidèles comme « les grands de la

zâwiya » (al-kabar al-zâwiya) ou, plus généralement, comme

« les fils du chaykh » (al-awlâd al-chaykh). Ils assistent, avec le

mezwâr, aux examens qui hissent le disciple au statut de

muqaddem d’un groupe musical. Ils aussi sont chargés par le

surintendant d’administrer et d’entretenir le mausolée (al-darih)

de leur ancêtre et d’accueillir les visiteurs de la zâwiya. Ils

doivent répondre à toutes leurs demandes, qu’elles soient

spirituelles, comme la réalisation des bénédictions par des

courtes prières (dû`a’-s), ou plus utilitaires, tel que veiller au

confort des pèlerins qui souhaitent résider quelques jours dans le

sanctuaire. Ils dirigent en outre l’éducation spirituelle des

disciples en effectuant le pacte initiatique (al-‘ahd) par la

communication de l’invocation individuelle quotidienne (al-

wird) aux nouveaux affiliés. De ce fait, ils participent avec les

disciples aux invocations collectives quotidiennes qui se

4. BRUNEL, op. cit., p. 69.

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déroulent à l’intérieur du tombeau du Chaykh al-Kâmil, sous la

direction du muqaddem de la zâwiya.

Le délégué (al-muqaddem) et les auxiliaires

Le muqaddem (« délégué ») de la zâwiya est le responsable du

bon déroulement des invocations collectives qui ont lieu tous les

jours dans le mausolée en présence des membres de l’assemblée,

des disciples affiliés et des visiteurs de passage. Choisit et

nommé par le mezwâr avec le consentement de l’assemblée, ses

compétences spirituelles, religieuses et organisationnelles ne lui

accordent cependant pas plus de responsabilités au sein de

l’institution. Le muqaddem actuel, âgé de quarante deux ans, est

Sîdî bû Mehdi.

Au coté du muqaddem et de la « commission » existe un groupe

d’une dizaine de jeunes hommes qui épaulent leurs aînés dans

l’accueil des visiteurs. En l’absence d’une dénomination précise,

nous appelons les « auxiliaires ». Agés de 18 à 30 ans, la

majorité d’entre eux sont encore étudiants et seul le gardien de

la zâwiya, qui se charge de l’ouverture (à l’aube), et de la

fermeture (la nuit tombée) des portes du sanctuaire, est le plus

âgé d’entre eux. Lors de nos visites, c’est toujours avec

courtoisie et camaraderie que ces « auxiliaires » nous

accueillîmes, avant que le muqaddem ou l’un des membres de la

« commission » ne puisse nous recevoir pour un entretien. Tout

à la disposition des visiteurs, ils participent eux aussi aux

pratiques rituelles quotidiennes.

Maintenant que nous connaissons les successeurs actuels du

saint fondateur, nous pouvons nous interroger sur les liens qu’ils

entretiennent avec l’Etat marocain. Jouent-ils un rôle dans le

champ politique ? Dans l’imaginaire collectif, la zâwiya-mère de

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l’ordre représente un bastion de rébellion et de contestation

politique. Pourtant, cette figure de résistance, transmise par

l’hagiographie du saint fondateur, ne résiste pas longtemps face

aux faits historiques et contemporains. Nos recherches nous

montrent que l’allégeance des dirigeants de l’ordre envers le

Pouvoir est entretenue par les deux parties. Observons ce

phénomène.

Allégeance à la dynastie Alawite

A la fin du 15ème siècle, à un instant qui nous échappe, la

confrérie des Aïssâwa est matériellement assise à Meknès.

Depuis l’époque de sa fondation, la force et le pouvoir religieux

de l’ordre sont étroitement liés à la force matérielle et

symbolique de l’état Alawite1. Drague note bien, dans Esquisse

d’histoire religieuse au Maroc, Confréries et Zaouïas2, une

courte résistance politique manifestée par l’un des gestionnaires

de la zâwiya après la disparition du saint fondateur. Cependant,

pour récompenser le chef de la confrérie de sa rapide

soumission, Drague nous informe que le sultan Alawite Moulay

Ismail offrit à l’ordre religieux « d’importantes donations »3.

Interrogé sur cet épisode de l’histoire de la confrérie, le mezwâr

Sîdî ‘Allal Aïssâwî nous dit que ces largesses sultaniennes

furent un embellissement et un agrandissement du sanctuaire du

Chaykh al-Kâmil. Pour notre interlocuteur, la volonté de Moulay

Ismail fut, selon lui, la « sauvegarde » du patrimoine spirituel du

pays :

« La dynastie Alawite et ses rois ont concentrés leurs efforts sur la

sauvegarde et la protection de la nation, au niveau de son patrimoine

intellectuel, spirituel, social, politique et architectural. Il s’agit de

1. Il en va de même en Algérie. D’après Sossie Andezian, la zâwiya Aïssâwa de Oulhaça (région de Tlemcen) fit allégeance à l’administration Ottomane. ANDEZIAN, Expérience du divin dans l’Algérie contemporaine, 2001, p. 100. 2. DRAGUE, 1951. 3. Ibid., p. 81.

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préserver l’identité marocaine tout en s’ouvrant sur la modernité. La

zâwiya et la mosquée ont joué un rôle conséquent et délicat dans la

formation du sujet marocain, qui croit en son Dieu, qui est fidèle à sa

patrie, qui est lié au pouvoir et au gouvernement, qui est ouvert au

monde autour de lui. Ainsi, les mosquées et zâwiya-s ont formé ce

type de marocain, elles ont acquis le soutient et l’estime de la part de

ces rois majestueux. Et c’est dans ce cadre que le mausolée du

chaykh et de sa zawiya ont attiré l’attention particulière de Moulay

Ismail, qui fut parmi les premiers churfa à avoir porté une attention à

ce mausolée. Et à ma connaissance, c’est ce grand roi, que Dieu ait

son âme, (…) qui a fait de ce sanctuaire l’un de ceux qu’il a rénové.

Après lui est venu son fils Moulay ‘Abdallah. Il a offert à la zâwiya

un cadeau inestimable, il a donné un saint Coran extraordinaire.»

Cependant, les motivations de Moulay Ismail vis-à-vis des

confréries ne peuvent être exemptes de toute manoeuvre

politique. Drague nous précise que le sultan ne vit, dans l’objet

confrérique, qu’un moyen supplémentaire d’asseoir son

influence :

« Sitôt, en effet, qu’il est assuré du loyalisme d’une confrérie ou

d’une zaouïa, Moulay Ismaïl cesse de la persécuter et lui accorde

même ses faveurs. Il n’est pas systématiquement hostile à l’élément

maraboutique, il veut seulement annihiler son influence ou tout au

moins l’utiliser à son profit.»1

D’une manière plus générale, l’existence institutionnelle des

ordres mystiques au Maroc est liée à la politique de la dynastie

Alawite, qui mène des stratégies d’assujettissement des ordres

mystiques et des familles chérifiennes influentes. Pour la

confrérie des Aïssâwa, le fils de Moulay Ismail, le sultan

Moulay Muhammad ben ‘Abdallah, établit en 1768 (1174 H.) un

décret sultanien (dahir) qui atteste l’ascendance chérifienne des

descendants du Chaykh al-Kâmil. Ce texte royal2 permet à la

zâwiya de bénéficier du statut de bien privé (habous)3 des

1. DRAGUE, op. cit., p. 81. 2. Voir le décret du sultan Muhammad ben ‘Abdallah et sa traduction, vol. annexe, p. 04. 3. Habous privés : également appelés waqf ou biens de main-morte : en droit musulman un bien foncier ou immobilier couvert par le habous est inaliénable, il ne peut être ni vendu, ni échangé. Le fondateur bénéficie de l’usufruit du bien-fonds sa vie durant : son pouvoir économique est conservé

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descendants du saint fondateur. Exemptés d’impôts, ceux-ci se

doivent en contrepartie de redistribuer l’aumône légale (al-

zakât) aux nécessiteux. L’Etat intervient alors régulièrement

dans l’organisation hiérarchique de la confrérie, nommant par

décret royal tel gestionnaire pour occuper tel poste. En 1841, le

roi Moulay ‘Abderrahmân ben Hicham nomme Muhammad ben

Jilâlî al-Ghazal comme muqaddem de la zâwiya des Aïssâwa à

Tanger1. Par sa volonté de recenser, d’identifier et de

domestiquer les familles de churfa, la dynastie Alawite évite une

éventuelle dissidence des ordres religieux2.

Pendant le protectorat français (1912-1956) et face à la montée

du salafisme et du nationalisme, l’occupation étrangère

maintient les mouvements mystiques dans une volonté

d’équilibre des différentes forces politico-religieuses du pays3.

Malgré de très nombreuses histoires relevées au Maroc lors de

notre enquête, il n’existe aucune trace historiographique

mentionnant une quelconque résistance politique des dirigeants

de la confrérie des Aïssâwa face à l’occupant français. Après

l’indépendance, l’ordre religieux poursuit ses activités rituelles

malgré la modernisation et libéralisation du pays. Le rôle des

confréries dans le champ politique est neutralisé et restreint aux

domaines religieux, touristique et folklorique. L’Etat entretient

une certaine forme de pluriconfessionnalité musulmane et

contrôle le culte des saints et les pratiques mystiques. Par le

intact au sein du groupe familial auquel il appartient. Lorsque la lignée des bénéficiaires vient à s’éteindre, le bien est affecté à des œuvres charitables ou pieux que le fondateur a toujours eu soin de désigner dans l’acte constitutif. Le bien rentre ainsi dans la catégorie des Habous publics. Le but d’immobiliser le statut juridique d’un bien est de pérenniser le capital au sein du groupe familial, et donc la hiérarchie sociale de la famille. 1. Ibid.., p. 81. 2. La problématique des rapports entre chérisfisme et pouvoir politique a été étudié notamment par A. Agnouche, H. Elboudrari, A. Ferhat, H. Rachik. et A. Sebti. AGNOUCHE, Les chorfa face à l’Etat de droit dans le Maroc contemporain, 1991, Histoire politique du Maroc : pouvoir, légitimités et institutions, 1987. ELBOUDRARI, op. cit., FERHAT, « Chérifisme et enjeux du pouvoir au Maroc » dans Oriento Moderno n°2, 1999, pp. 473-481. RACHIK, Le sultan des autres : rituel et politique dans le Haut Atlas, 1993. SEBTI, Villes et figures du charisme, 2003. 3. A ce propos, voir notre paragraphe intitulé « les confréries dans le champ politique au Maroc », pp. 38-42.

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biais du Ministère des Habous et des Affaires Islamiques, le

Palais Royal nomme le mezwâr à la tête de la confrérie et

entretient son capital symbolique par des dons annuels, à la fois

matériels (al-hadiyya) et financiers (al-hîba) et les rénovations

offertes au sanctuaire à l’occasion des festivités du mawlid

(l’anniversaire du Prophète, qui coïncide avec le pèlerinage

annuel des disciples). En contrepartie, les dirigeants de l’ordre

doivent afficher une opinion politique complaisante. Afin

d’éviter les tensions susceptibles d’apparaître, les gestionnaires

de lignée ne cessent de montrer des signes de sollicitude à

l’égard de l’Etat, comme nous le confirme ce très récent écrit

publié par le mezwâr Sîdî ‘Allal Aïssâwî :

« La famille, les descendants du Chaykh al-Kâmil et ses disciples,

ceux qui suivent sa tarîqa soufie basée sur l’amour du Prophète, de

sa descendance pure et de la fidélité au trône, se voit entourée par les

mains protectrices et les hommages successifs qu’à rendus à cette

noble famille sa majesté le Roi Hassan 2, que Dieu ait son âme et

qu’il l’accueille dans son paradis. Nous devons leur exprimer toute

notre gratitude, afin de remercier cette grande attention qui est venue

remettre dans le droit chemin le citoyen marocain ainsi que son

éducation islamique, forte et tolérante. »1

Dans un Maroc où le pouvoir central entend explicitement

contrôler le champ religieux, la dynastie Alawite contrôle et

assujettit les ordres religieux et des familles de churfa depuis

l’époque de son arrivée au pouvoir et jusqu’à aujourd’hui. il ne

fait plus aucun doute aujourd’hui que la confrérie des Aïssâwa

soutient, depuis l’époque de Moulay Ismail, les objectifs de la

dynastie chérifienne, contribue à en assurer les intérêts,

politiques et religieux ; ceci dans l’objectif de sauvegarder et de

maintenir son propre capital symbolique. Dans cet appui

réciproque, la réalité est bien éloignée de l’image romantique de

« confrérie rebelle » présente dans l’imaginaire collectif. Le

discours officiel des leaders de la confrérie des Aïssâwa place

l’ordre religieux loin de toute rébellion et de toute contestation

1. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL, op. cit., p. 190.

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politique2. La confrérie demeure ainsi quiétiste en rejetant la

posture d’opposition politique3.

Conclusion

Suite à cette étude relative aux modalités de succession du saint

fondateur et à la situation actuelle des hauts responsables de

l’ordre religieux, six conclusions s’imposent :

1. Depuis le 15ème siècle et jusqu’à aujourd’hui, la succession du

fondateur à la tête de la confrérie est volontairement restreinte à

un lignage privilégié choisit parmi sa descendance biologique.

Depuis le 18ème siècle, cette lignée est gérée par un syndicat (al-

naqâha) qui veille sur son intégrité en attestant la généalogie des

héritiers.

2. La routinisation du charisme du saint fondateur s’insère dans un

modèle décrit par Weber comme « héréditaire ». Ce phénomène

modifie son caractère initial car les successeurs deviennent peu à

peu des « gestionnaires de la sainteté » (selon l’expression de H.

Elboudrari) auxquels le charisme fait défaut. Leur rôle actuel se

limite principalement à la gestion des biens fonciers et matériels

de l’ordre. Ceux-ci ayant hérités de leurs postes par voie

généalogique et sans démarche volontaire de leur part, nous les

appelons donc des « gestionnaires de lignée ».

3. Les gestionnaires de lignée se divisent en quatre groupes aux

fonctions distinctes : le surintendant (al-mezwâr) gère

l’administratif et le patrimoine immobilier, l’« assemblée » (al-

lajna,) accueille les fidèles dans le sanctuaire et s’occupe de la

2. ZEGHAL, op. cit. 3. Il y a plus d’un siècle, Rinn affirmait déjà que « les Aissawa sont toujours restés en dehors des insurrections et des troubles locaux; non pas sans doute d'une façon absolue, mais au moins en tant que groupes constitués d'un ordre religieux. » RINN, Marabouts et Khouan : étude sur l'Islam en Algérie, 1884, p. 332.

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direction spirituelle et le « délégué » (al-muqaddem) dirige les

pratiques rituelles. Ce dernier est épaulé par un groupe d’une

dizaine de jeunes héritiers, que nous appelons les « auxiliaires ».

4. L’existence institutionnelle des ordres mystiques au Maroc est

soumise à la politique du Palais Royal qui mène des stratégies

d’assujettissement et de contrôle des familles chérifiennes

influentes afin de palier à de probables oppositions politiques de

type religieux. Depuis l’époque du sultan Moulay Ismail (17ème

siècle), la force et le pouvoir de la confrérie des Aïssâwa reste

liés à la force matérielle et symbolique de l’état Alawite.

5. Aujourd’hui les gestionnaires de lignée sont placés sous tutelle

du Ministère des Habous et des Affaires Islamiques. Le

surintendant général de l’ordre (qui est aussi membre de

l’Assemblée Nationale de la Culture Marocaine et de la ligue

des ‘ulamâ ) est officiellement nommé à la tête de la confrérie

par décret royal.

6. Les gestionnaires de lignée rejettent clairement la posture

d’opposition politique. A travers leurs discours, ils soutiennent

les volontés de l’Etat et contribuent à en assurer les intérêts.

La situation actuelle des successeurs du saint fondateur nous

interroge sur les modalités de gestion et de transmission de leur

héritage spirituel. Quel rôle joue la doctrine mystique établie par

leur ancêtre dans l’institution actuelle ? Pourquoi les fidèles se

rendent-ils dans son mausolée ? A quelles occasions ? Qu’y

font-ils ?

Pour répondre à ces interrogations nous proposons une

description et une analyse micro sociale de la zâwiya-mère et

des pratiques rituelles qui s’y déroulent.

LA ZAWIWA-MERE DE MEKNES

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Située en périphérie de la médina de Meknès, la zâwiya-mère

des Aïssâwa a été fondée au 16ème siècle par le chaykh

Muhammad ben Aïssâ afin d’y enseigner et d’y mettre en

pratique sa doctrine mystique. Ce lieu abrite aujourd’hui son

tombeau, celui de ses premiers disciples et celui de son fils,

Aïssâ al-Mehdi. A l’exception de quelques rares photographies

de M. Chambon publié en 1928 par P. Dumas dans son ouvrage

de récits de voyage intitulé Le Maroc1, il est surprenant de

constater qu’il n’existe quasiment aucune trace de cette zâwiya-

mère dans la littérature ethnographique coloniale, pourtant très

loquace et descriptive sur le sujet des rituels des Aïssâwa. Si les

archives relatives à la présence française en Algérie mentionnent

les visites annuelles que le muqaddem de la zâwiya de Meknès

auprès des adeptes algériens de Tlemcen2, rien ne nous indique

en revanche les activités qui s’y déroulèrent. L’ouvrage, à visée

exhaustive, de R. Brunel n’en fait qu’une rapide allusion3. Dans

sa thèse d’ethnomusicologie, A. Boncourt nous offre un plan

sommaire des lieux, sans mentionner les nombreux dispositifs

visuels précieux pour une analyse de type micro sociale4.

Personne, parmi les auteurs contemporains qui se sont intéressés

aux Aïssâwa du Maroc - aussi bien les francophones5 que les

arabophones6 - ne corrige cet état de fait. Ainsi, nous nous

sommes appuyé sur les entretiens menés auprès des

gestionnaires de lignée et sur l’ouvrage historique du mezwâr

Sîdî ‘Allal Aïssâwî7 pour connaître quelles en furent les activités

rituelles aux époques antérieures. Cependant, par sa position de

1. DUMAS, Le Maroc, 1928. Ces photographies sont présentes dans notre volume annexe. 2. ANDEZIAN, op.it., p. 99. 3. BRUNEL, op. cit. p. 116. 4. BONCOURT, Rituel et musique, 1980, p. 291. 5. EL ABAR, op. cit., SAGHIR JANJAR, Expérience du sacré chez la confrérie religieuse marocaine des Isawa 1984. LAHLOU, op. cit. 6. AL MALHOUNI, op. cit., 2003. DAOUI, Mawassim Chaykh al-kâmil baïya al aws wa al yawn (Le mussem du Chaykh al-kâmil entre hier et aujourd’hui), 1994. 7. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL, op. cit.

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dirigeant actuel de la confrérie, son texte ne peut, en raison des

objectifs qu’il ambitionne et qu’il est aisé de saisir, nous donner

d’autres informations que prosélytes.

Nous avons vu précédemment que Muhammad ben Aïssâ réalisa

une pérégrination spirituelle (siyâh’a) à travers le pays qui le

conduisit jusqu’au stade ultime de la sainteté1. Ce long voyage,

qui l’emmena de Fès à Marrakech via Meknès, nous interroge

sur les motivations qui poussèrent finalement le Chaykh al-

Kâmil à choisir cette dernière ville pour y bâtir sa zâwiya et y

enraciner sa confrérie et sa descendance. Ce fait ne peut, selon

nous, être anodin. Revenons sur les modalités selon lesquelles

l’implantation de la confrérie s’effectua à Meknès plutôt

qu’ailleurs.

Implantation géographique

Nous savons que Muhammad ben Aïssâ vécut dans l’époque la

plus troublée de l’histoire du pays (15ème - 16ème siècle). Dans ce

tumulte économique et politique, le choix du lieu d’implantation

d’une confrérie, si l’on voulait la voir perdurer, dut être

mûrement réfléchi. Davantage que toute autre région, le Nord du

Maroc (du Rarb à l’Altlas) fut l’endroit où la crise généralisée

aboutit à son paroxysme : pénétration des Portugais et des

Espagnols, batailles entre tribus, entre chrétiens et musulmans,

disettes, faiblesse économique, propagation de maladies…La

détresse du pays le poussa peu à peu à la désespérance2. Cette

atmosphère effrayante, ambiance dantesque où le destin de

chacun est lié à des ruses de survie, favorisa certainement

1. A propos de ce voyage initiatique, voir pp. 109-112. 2. Sur les caractéristiques de cette crise précédement évoquées, nous renvoyons aux ouvrages de Laroui, Nasiri et de Berque. NASIRI, Histoire du Maroc (al-‘Istiqsâ`‘akbar duwal al-Maghrib al-‘aqsa), T. 4. 1936, p. 320-323), LAROUI, Histoire du Maghreb. Un essai de synthèse, 1975, vol. 2, pp. 23-38 et 47-49. BERQUE, L'intérieur du Maghreb, 1978, chap. 4, pp. 142-198 ; et Ulémas, fondateurs et insurgés du Maghreb, 1982, chap. l à 4, pp. 13-160.

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l’apparition et l’action d’un saint charismatique. Non seulement

parce qu’il promet le salut extra mondain, mais aussi parce qu’il

rétablit l’union et l’unité entre les musulmans. Le Chaykh al-

Kâmil offrit à la population une éducation mystico religieuse

tout en procurant aux nécessiteux hospitalité, protection,

nourriture et accueil au sein de sa zâwiya1. Essayons maintenant

de déterminer, dans ce contexte précis, les raisons qui

poussèrent le chaykh des Aïssâwa à se baser à Meknès.

Un territoire stratégique

La sainteté maghrébine s’inscrit dans un espace social et

géographique, le charisme du saint fondateur lui permet

d’acquérir l’allégeance des hommes et d’asseoir sa domination

sur un espace territorial. La date de fondation de la zâwiya-mère

des Aïssâwa n’est pas officiellement fixée, nos sources

hagiographiques et historiographiques semblent se contenter, en

évoquant cet instant originel, d’un récit en apparence très

ordinaire : après avoir achevé son enseignement mystique

auprès de Abû ‘Abdallah Muhammad as-Saghîr as-Sahlî à

proximité de Fès, c’est finalement à la mosquée Darb al-Fitîân

de Meknès que Muhammad ben Aïssâ enseigna l’exégèse

coranique (al-tafsîr), la tradition prophétique (al-hadîth), le droit

(al-fiqh) et la doctrine mystique (al-tasawwûf), à la suite de

Ahmad al-Hâritî. Sa renommée grandissante le poussa

rapidement, nous disent ses descendants, à bâtir sa propre

zâwiya hors des murs de la ville. Cette histoire nous importe

finalement peu, car le choix du site d’implantation releva

certainement d’une stratégie plus pragmatique.

Comme Fès sa voisine, Meknès est remarquablement située sur

le grand axe commercial qui traverse le Maroc d’ouest en est.

Elle se trouve également au carrefour des routes de Tanger et

1. Sur les propriétés de l’enseignement doctrinal du chaykh, voir pp. 142-149.

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des voies d’accès au Rarb et au moyen Atlas. La fin de la

dynastie des Mérinides, qui choisirent Fès pour capitale, amena

le déclin de Meknès, qui connut le sort sans gloire des petites

villes de province, jusqu’au jour où, deux siècles plus tard, elle

eut rendez-vous avec l’Histoire. Moulay Ismail, qui remodela la

ville, la proclama capitale en 1672. C’est précisément pendant la

période de déclin de Meknès que le Chaykh al-Kâmil en fit, lui,

sa demeure. Après avoir longuement pérégriné lors de ses

années de formation, Muhammad ben Aïssâ devait certainement

avoir une connaissance précise de la situation sociale,

économique et politique du pays. La ville de Meknès s’imposa,

selon nous, au futur saint fondateur comme le lieu idéal à la

réalisation de ses intérêts religieux et spirituels, mais aussi

économiques et politiques. Fondée sur une colline de la pleine

du Saïs au 10ème siècle par une tribu berbère, les Meknâssa,

Meknès séduisit certainement l’aspirant chaykh, habitué des

plaines et des plateaux désertiques, par l’abondance des eaux et

la fertilité du sol, la ville étant situé dans un véritable Eden

agricole. D’ailleurs, le surintendant Sîdî ‘Allal Aïssâwî nous

informe que son ancêtre acquit très rapidement des jardins, des

terres et des oliviers sur les rives de la rivière Boufrekane afin

lui fournir, ainsi qu’à ses descendants, des ressources

économiques vitales. Il apparaît aussi le choix de Meknès fut

surtout stratégique dans l’optique d’affrontements probables

avec les Portugais, déjà présents sur les côtes, et du maintient de

l’équilibre politique intérieur. De plus, quelques années

seulement après le décès du maître, son bien aimé disciple et

successeur Abû ar-Rawâyil se fit connaître pour son soutien

apporté aux Saadiens dans leur conquête de Fès en 15491.

Choisir Meknès comme lieu d’implantation d’une confrérie ce

1. DRAGUE, op. cit., p. 60. BRUNEL, op. cit., p. 60. Sîdî ‘Allal Aïssâwî écrit que Abû ar-Rawâyil joua dans, cet épisode historique, le rôle de « médiateur ». Il aurait, parait-il, permit à un accord politique de s’établir entre les Tassiyines et les Saadiens, lors de la prise de Fès par ces derniers. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL, op. cit. p. 140.

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fut, d’une façon ou d’un autre, choisir de participer aux

bouleversements politiques de l’époque.

Le Chaykh al-Kâmil dut en outre prendre en compte et peser,

d’une façon obligatoirement consciente et rationnelle, les

potentialités de son inscription dans le paysage religieux et

spirituel de la région. C’est pourquoi il s’installa dans une zone

vierge de toute concurrence religieuse. D’ailleurs, il s’éloigna de

Marrakech et de Fès, les deux villes où il fut formé et initié,

l’espace de la sainteté étant visiblement saturé. Le tombeau de

Jazûlî, déplacé de Safi à Marrakech dans le but de permettre à la

ville d’accroître son prestige symbolique1 ne lui laissa pas plus

d’espace qu’à Fès, où celui de Moulay Idriss al-Ahzar côtoyait

déjà et depuis longtemps la prestigieuse université Qarawiyine.

A Meknès, la neutralité apparente du territoire permit peut-être

aux desseins du futur fondateur confrérique de s’accomplir.

D’ailleurs, le décès de Ahmad al-Hâritî laissa le poste d’imam

de la mosquée Darb al-Fitîân vaquant.

Rien, dans nos sources historiographiques, ne nous autorise à

affirmer que le Chaykh al-Kâmil eut à exercer à Meknès une

fonction de conciliation ou de médiation tribale. A l’opposé, les

sources hagiographiques révèlent combien son rôle

d’intermédiaire, d’arbitre et de médiateur entre les dominants et

les dominés fut considérable. Dans cet univers social

segmentaire, sa légitimité spirituelle et religieuse, son autorité et

son prestige l’élevèrent, dans les mémoires, et selon l’heureuse

expression de André Vauchez, au rang de « saint admirable »2.

Son soutien constant apporté envers les nécessiteux est devenu

l’une des fonctions essentielles, relayée à l’échelle du pays tout

entier, de ses successeurs à la direction de la zâwiya.

Ainsi, il nous semble signifiant que Muhammad ben Aïssâ se

1. LAROUI, op. cit. BERQUE. 1978, op. cit. 2. VAUCHEZ, Saints, prophètes et visionnaires : le pouvoir surnaturel au Moyen Age, 1999, p. 62. Sur la biographie et le modèle de saint construit par l’hagiographie du Chaykh al-Kâmil, voir pp. 105-133.

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soit basé à Meknès. Tout d’abord, la fertilité de ses sols et ses

ressources en eau, facteurs propices à l’installation humaine,

accordèrent au chaykh les éléments de subsistance

indispensables pour envisager le développement économique et

matériel de son ordre. De plus, Meknès permit, à la faveur de sa

position sur le principal axe commercial de l’époque, le passage

des hommes et des communications. Ceci autorisa certainement

le fondateur, ses successeurs, à remplir une fonction sociale,

politique ou symbolique face aux envahisseurs Ibériques. Enfin,

il est plus que probable que l’absence de toute concurrence

religieuse favorisa ici l’arrivée du chaykh, et par conséquent de

l’implantation de sa confrérie. Ce fut donc à Meknès qu’à cette

époque et selon nous, convergèrent ces trois facteurs

stratégiques qui nous apparaissent comme primordiaux dans la

création d’une telle entreprise. Assurément, le choix du site se

révéla ici judicieux pour la prospérité et l’extension de

l’institution confrérique sur le long terme.

L’accès à la zâwiya

La zâwiya-mère des Aïssâwa est située à l’extérieur ouest de la

médina de Meknès, près de la porte al-jdîd. Placée entre la ville

nouvelle et l’ancienne citée, son accès est particulièrement aisé

(voir plan fig. 2)

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Fig. 2 : situation géographique1:

Aire d’extension

La zâwiya-mère de Meknès est dotée aujourd’hui d’une

envergure nationale et transnationale. Les gestionnaires de

lignée ne cachent pas leur fierté d’être les garants et les

représentants de la confrérie à l’échelle du monde arabe. C’est le

1. Ce plan de Meknès est retouché par nous. L’original est issu du Guide Vert Maroc, Michelin, 2001, p. 268.

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lieu qui fédère et attire, d’après eux, la totalité des adeptes de la

confrérie disséminés à travers le Maroc et l’espace

panmaghrébin. D’après leur témoignage, ce fut aux alentours de

1725 (1132 H.) que l’essaimage confrérique débuta, sous

l’impulsion du mezwâr de l’époque, le chaykh Ibn Hassan Din.

Celui-ci propagea la doctrine du Chaykh al-Kâmil dans tout le

pourtour méditerranéen et jusqu’en Egypte, implantant de

nombreuses zâwiya-s secondaires, dirigées par des gestionnaires

que nous appelons initiés (c’est-à-dire des disciples hissés au

rang de dirigeants) ou de lignée (des descendants biologiques du

fondateur). Actuellement, et d’après les informations recueillies

auprès de ces derniers, les pays où la confrérie est implantée

sont les suivants1 :

- Le Maroc (Azemour, Azrou, Casablanca, Fès, Marrakech,

Meknès, Oujda, Tanger, Taroudant, Tétouan)

- L’Algérie (Alger, Annaba, Bejaïa, Blida, Constantine,

Médéa, Mostaganem, Oran, Tlemcen)

- La Tunisie (Tunis, Souss, Sfax), la Libye (Tripoli)

- L’Egypte (Alexandrie, Le Caire)

- La Syrie (Damas)

- L’Irak (Bagdad)

Ce vaste réseau, nous disent-ils, est sous leur seule et unique

autorité. Cependant, cette tutelle hiérarchique n’est que

théorique. Les diverses zâwiya-s de l’ordre connaissent des

situations et des évolutions bien distinctes. Sossie Andezian

s’est intéressé à la zâwiya Aïssâwa de Ouhalça, près de

1. Les recherches récentes de Sossie Andezian indiquent la présence dans le sud de la France d’une branche (firqa) de femmes algériennes affiliées à la confrérie (ANDEZIAN, op. cit. pp. 118-119). Ces femmes, placées sous le patronage de la zâwiya de Ouhalça en Algérie, semblent être inconnues des responsables de la zâwiya-mère de Meknès. La situation politique actuelle et la mésentente des deux pays au sujet du Sahara occidental ne facilitent pas la venue régulière d’Algériens à Meknès. Ainsi, les relations entre la zâwiya-mère et les autres zâwiya-s et les adeptes d’Algérie sont devenues, hormis les rares visites annuelles du mussem, de plus en plus distantes. Interrogés sur la possible présence d’adeptes Aïssâwî en Europe, les responsables de l’ordre nous font part de leur scepticisme, en avançant l’absence de nomination formelle, de leur part, de muqaddem-s pour les pays européens.

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Tlemcen, nous dit (et nous la rejoignons) qu’une telle étendue

géographique ne peut composer un ensemble uniforme et

homogène :

« Tout en considérant la zâwiya de Meknès comme leur référence

territoriale, les diverses branches (firqa-s) n’en insistent pas moins

sur leurs spécificités locales respectives. L’oscillation entre

revendication d’intégration communautaire et affirmation de

particularismes locaux est la règle dans l’ensemble des branches.

Caractéristique inhérente des sociétés musulmanes, cette attitude

ambivalente à l’égard des instances totalisatrices d’identités que sont

les communautés religieuses est le principal facteur de permanence

des confréries au Maghreb, et plus généralement du soufisme à

travers les siècles. »1

A l’heure actuelle, du moins au Maroc, la quasi totalité des

anciennes zâwiya-s du réseau urbain sont définitivement

fermées. Celle de Fès, située l’ancienne route de bab ftuh, doit

être, nous dit-on, prochainement rouverte. Cette situation

s’explique par le fait que, depuis le milieu des années 1980, la

pratique mystique n’attire plus les nouveaux disciples de cette

confrérie. Ceux-ci, de plus en plus jeunes, ne se rendent plus

dans ces zâwiya-s participer aux invocations collectives. Nous

reviendrons sur cette problématique dans notre prochain

chapitre.

1. ANDEZIAN, op. cit., pp. 98-99.

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Fig. 3 : carte du réseau transnational de la confrérie :

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Etudions à présent la description des lieux et l’agencement des

pratiques rituelles des fidèles.

Description des lieux

La zâwiya-mère actuelle, d’une superficie totale d’environ

500m2, fut totalement rebâtie par le sultan Moulay Muhammad

ben ‘Abdallah (le fils de Moulay Ismail) en 1784 (1190 H.). Le

bâtiment, construit de plein pied, possède un étage composé

d’une unique pièce de 300m2 entièrement dévolu aux prières

canoniques individuelles ou collectives1. Repeinte à la chaux

chaque année par les services municipaux pour les festivités du

mawlid célébrant la naissance du Prophète, l’endroit abrite trois

principaux tombeaux : celui du saint fondateur, celui de son

disciple favori Abû ar-Rawâyil et celui du fils supposé du

chaykh, Aïssâ al-Mehdi. En raison des nombreux

embellissements et rénovations offerts à la demeure par la

dynastie Alawite, il nous est impossible de savoir si elle

s’apparente à celle que fit construire le Chaykh al-Kâmil de son

vivant. Dans les années 1960, le roi Hassan 2 fit rénover

l’endroit et y ajouta une coupole ainsi qu’un minaret. En signe

d’allégeance, une imposante photographie du souverain pendant

son pèlerinage à la Mecque (al-haj) est visible par tous dans le

sanctuaire non loin du testament spirituel attribué à Muhammad

ben Aïssa, la wassiya. Les gestionnaires du lieu nous informent

que d’autres travaux entamés depuis demeurent, suite au décès

du monarque survenu en juillet 1999, toujours suspendus. Pour

les mener à bien, ils en appellent aujourd’hui à son successeur,

le roi Muhammad 6 :

« Le roi Hassan 2 a ordonné à son ministère des Habous et Affaires

Islamiques la rénovation et l’agrandissement du mausolée du

Chaykh al-Kâmil pour le marquer de son emprunte, et ce en

construisant cette somptueuse mosquée et son minaret, ainsi que la

coupole dont les constructions sont arrêtés jusqu’à aujourd’hui. Et

1. Voir photographie dans notre volume annexe p. 47.

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l’espoir repose sur son successeur sa Majesté le Roi Muhammad 6

pour qu’il termine ce que le grand défunt a commencé (…) Tu dois

savoir que depuis Moulay Ismail, les Alawites prennent soin des

zâwiya-s. Au 12ème siècle de l’Hégire, Le roi Muhammad ben

‘Abdallah a entièrement rebâtit le mausolée du Chaykh al-Kâmil,

c’est une tradition qui perdure et qui fut maintenue par tous ces rois

majestueux depuis plusieurs siècles. D’ailleurs, sais-tu que Sa

Majesté le roi Muhammad 6 est venu ici, à la zâwiya, le jour du

mawlid [anniversaire de la naissance du Prophète, ndr] ? Nous lui

avons fait part de l’avancement des travaux avant de réciter le hizb

Subhân al-Dâ`im, le dhikr et la wadhîfa. Nous avons prié pour que

Dieu le protège, ainsi que sa famille. Nous avons clôturé la soirée

par du samâ’ [chant religieux a cappella, ndr].

A ce niveau de l’étude il convient de différencier plusieurs

catégories de personnes qui fréquentent la zâwiya. Peut-on en

établir un profil type ? On observe une grande variété en termes

d’origine régionale et de classe sociale et la zâwiya ne revêt pas

la même signification pour tous les individus interrogés. Tout

d’abord, nous trouvons les disciples (al-fuqarâ’) qui ont fait

vœu de consacrer leur vie à la confrérie. Une seconde catégorie

rassemble des fidèles (al-ziyâratî) qui manifestent le besoin

ponctuel d’une médiation symbolique avec le tombeau du saint.

Leurs visites sont généralement répétées et se déroulent de façon

routinière tout au long de l’année. S’ajoutent enfin les

professionnels qui se proclament dépositaires du charisme du

chaykh : il s’agit des hanayat, des femmes qui réalisent des

tatouages au henné sur les mains des visiteurs et des mendiants.

Ces deux catégories de fidèles tentent de vendre la bénédiction

aux visiteurs contre quelques pièces.

Décrire la zâwiya-mère c’est tout d’abord s’interroger sur les

notions fondamentales de sacré et de profane, sachant qu’en

islam, le sacré est avant tout dominé par les notions de licite et

d’illicite. La religion musulmane étant fondée sur la distinction

entre halal (permis) et haram (interdit), la langue arabe possède

un champ sémantique qui manifeste cette idée, tel que la

sanctification (al-moqaddas), la délimitation du le périmètre

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saint (al-hurm, « le refuge) et la pureté (al-quds). Mais, dans le

cas d’une zâwiya, les choses se compliquent quelque peu car la

séparation entre le licite et l’illicite n’est pas clairement

tranchée, du moins au niveau des actes de piétés réalisées par les

visiteurs. Nous devons, pour nous aider à analyser ce

phénomène, revenir un instant sur les définitions de Emile

Durkheim. Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse1, le

fondateur de la sociologie française nous informe que la religion

peut être définie comme un ensemble de croyances et de rites

portant sur des objets ou des domaines sacrés. Et le sacré, c’est

tout simplement ce qui se distingue du profane, cette distinction

étant le minimum nécessaire à la pensée pour établir une

première classification et s’affirmer ainsi comme pensée sociale.

Voici ce que nous enseigne E. Durkheim :

« Toutes les croyances religieuses connues, qu’elles soient simples

ou complexes, présentent un même caractère commun : elles

supposent une classification des choses, réelles ou idéales, que se

représentent les hommes, en deux classes, en deux genres opposés,

désignés généralement par deux termes distincts que traduisent assez

bien les mots de profane et de sacré. La division du monde en deux

domaines comprenant, l’un tout ce qui est sacré, l’autre tout ce qui

est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse. » 2

Si cette distinction existe au niveau de la pensée, nous allons

tenter de découvrir comment elle s’exprime au niveau de la

pratique sociale. La routinisation du charisme du saint fondateur

permet la fixation dans la vie sociale, et même dans les

accessoires matériels, de la croyance en la manifestation du

divin. Il faut donc qu’il y ait un lieu précis où se manifeste le

sacré par distinction avec le profane. Ce lieu, c’est le lieu au-

delà duquel le profane peut exister et qui concentre vers lui toute

l’activité sociale des croyants. Selon Durkheim, pour qu’il y ait

religion, il faut donc qu’il y ait une distinction spatiale entre le

lieu du sacré, l’endroit qui accueille la manifestation de la piété

1. DURKHEIM, 1998 (1912). 2. Ibid., pp. 50-51.

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sociale à travers le culte, et le lieu du profane, où les activités

domestiques ordinaires se déroulent. C’est ce que nous allons

découvrir à travers la description physique et l’analyse des

pratiques rituelles qui se déroulent dans la zâwiya. Celle-ci

accueille des actes rituels et des dispositifs visuels qui ont pour

fonction de manifester l’appartenance du lieu non seulement à la

tarîqa mais aussi à l’islam sunnite. Les actes et dispositifs

visuels s’inscrivent au sein de deux espaces distincts que nous

nommons espace profane et espace rituel :

- L’espace profane : c’est le lieu où la présence du divin est

comme masquée par des activités ordinaires et triviales.

L’espace profane de la zâwiya-mère se compose de

l’esplanade, de la cour intérieure, de la salle de repos et de

méditation, du cénotaphe, du couloir d’accès à Aïssâ al-

Mehdi et Abû ar-Rawâyil, de leurs tombeaux respectifs, des

sanitaires et du minaret.

- l’espace rituel : c’est l’endroit où se manifeste la présence

extraordinaire du sacré. Il s’agit du mausolée (al-darih) du

Chaykh al-Kâmil. Selon les récits des gestionnaires de

lignée, c’est ici que le maître dispensait ses enseignements

de son vivant. Aujourd’hui, l’espace rituel accueille la

totalité des pratiques rituelles qui rythment la vie

quotidienne de la demeure.

Toutefois, la séparation entre sacré et profane n’est dans la

zâwiya que théorique et toute relative. En effet, dans ces deux

espaces, les fidèles réalisent des actes de piété rituelle où sacré

et profane cohabitent. La zâwiya est ouverte au public tous les

jours depuis l’aube (al-fajr) et jusqu’à la nuit noire (al-‘icha) et

autorise la mixité sexuelle. Décrivons maintenant les espaces

profane et rituel de la zâwiya-mère.

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L’espace profane

Dans les divers endroits de l’espace profane, nous remarquons

un très grand nombre de sépultures de disciples et de

sympathisants qui ont souhaité se faire inhumer au plus près du

saint afin de bénéficier, dans l’autre monde, des bénéfices de sa

baraka. Le charisme du chaykh entraîne aussi des

rassemblements de fidèles sur l’esplanade (qui sert aussi de

parking) où diverses activités mêlant mendicité et commerce

informel se déroulent. Devant l’entrée de la zâwiya, des enfants

jouent souvent au ballon, dérangeant les hanayat (litt. « les

femmes au henné »), qui, assises contre les murs à l’ombre des

automobiles, réalisent des dessins au henné sur les mains et les

pieds des visiteurs en échange de quelques pièces de monnaie.

Un vieux fidèle, ami intime des gestionnaires, installe

régulièrement une table près de l’entrée de la demeure, où, sous

un parasol, il propose à la vente de l’eau de fleur d’oranger et les

« bougies du Chaykh al-Kâmil »1. Si la baraka du saint est un

influx divin et spirituel, ses réceptacles sont souvent matériels,

comme le henné, l’eau ou les bougies.

Une fois passé l’entrée, une vaste cour centrale à ciel ouvert

nous permet de découvrir l’imposant minaret. C’est dans cette

cour que résident les nombreux pèlerins pendant toute la période

du pèlerinage2. Au quotidien, de très nombreuses femmes sont

assises à même le sol et discutent paisiblement. Souvent, elles

viennent tout juste de terminer un acte de piété et restent un

moment dans la zâwiya afin de s’imprégner de la bénédiction du

lieu. Sur la droite après l’entrée, une petite pièce abrite le

cénotaphe3 du saint où certaines, venues en famille ou avec des

amies, aiment s’isoler et parfois s’endormir.

1. Voir photographie dans notre volume annexe p. 53. 2. Ibid., p. 46 et 68. 3. Ibid., p. 48.

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Le tombeau de Abû ar-Rawâyil est de taille très modeste (9 m2

environ), ce qui ne lui accorde pas beaucoup de visites1. Il nous

est impossible de le décrire avec précision le tombeau de Aïssâ

al-Mehdi, beaucoup plus vaste (50 m2 environ), car il est

actuellement en rénovation2. Lors de notre dernière visite, nous

avons remarquée l’aménagement d’une importante pièce

(100m2), ouverte sur la cour centrale au fond la zâwiya. C’est ici

que les visiteurs sont conviés au repos et à la méditation. L’état

général des lieux est remarquable, bien que l’absence d’éléments

décoratifs de l’espace profane se fasse sentir. Les murs sont

peints en blanc, les piliers de la cour recouverts à mi-hauteur de

mosaïque artisanale. Sur le sol carrelé, un grand tapis en toile de

jute a été tout récemment disposé. L’aménagement spatial de

l’espace profane ainsi que sa neutralité visuelle pousse

inévitablement les visiteurs à se diriger vers le mausolée du

saint, qui est, comme nous allons le voir, un endroit où

l’ornementation est à l’inverse très étudiée.

L’espace rituel

L’espace rituel se compose uniquement du mausolée (al-darih)

du Chaykh al-Kâmil. Ce sanctuaire est un périmètre saint, appelé

al-hurm (litt. « le refuge » ), véritable pièce maîtresse de la

zâwiya où est localisée la source du sacré. C’est pourquoi les

visiteurs, accueillis par les jeunes auxiliaires, sont rapidement

invités par eux à se diriger vers le tombeau du saint, et ce

quelque soit le motif de leur présence en ces lieux.

Le mausolée du Chaykh al-Kâmil est accessible à tous les

croyants, hommes et femmes de tout âge sans aucune

distinction. L’entrée est exempt de tout système de fermeture et

1. Ibid., p. 52. 2. Ibid., p. 53.

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donne directement sur la cour intérieure1. La sainteté du lieu

impose cependant l’obligation de se déchausser avant d’y

pénétrer, une zone de dépôt des chaussures étant réservée à cet

effet. Le sanctuaire est d’une superficie d’environ 65 m2. Face à

l’entrée se trouve la tombe de Muhammad ben Aïssâ. La

dépouille du saint, enterrée sous la terre, est recouverte d’une

sépulture en bois, de 2,50 m. de hauteur, de 5 m. de longueur et

de 1,20 m. de largeur2. Cet édifice imposant est recouvert de

tissus en soie de couleur rouge et vert. De nombreux éléments

décoratifs sont disposés sur ce tombeau, tels que 12 embouts

d’étendards (jamor-s) et deux cénotaphes. Le premier est de

taille modeste et de forme pyramidale. Le second, cubique, est

beaucoup plus imposant. Sur les deux sont inscrites, en lettres

d’or, la bismillah (« au nom de Dieu, le Clément, le

Miséricordieux ») et de nombreuses sourates du Coran. Le sol

est recouvert d’un revêtement en plastique sur lequel est disposé

de très nombreux tapis. Les murs sont peints en blanc, et seul

l’embase, d’environ 50 cm de hauteur, est constituée d’une

mosaïque en carrelage. De nombreuses sourates du Coran ornent

les murs du mausolée. L’endroit est assez sombre, et ce malgré

les deux fenêtres, les huit néons les neuf lustres allumés en

permanence.

La coupole, atteint près de 12 m. de hauteur. Le dôme, vert de

l’extérieur, est décoré à l’intérieur de peintures géométriques et

florales artisanales. Un immense lustre y est accroché et descend

du toit jusqu’à la tombe du chaykh. L’air est renouvelé par

quatre grands ventilateurs de plafond. Devant le tombeau du

saint et face à l’entrée, la caisse (al-rbi’a ) pour l’aumône (al-

zakât) rappelle que chaque demande de baraka doit, pour être

effective, s’accompagner d’un contre don.

Par son aménagement étudié, cet espace est à l’exact opposé de

l’espace profane qui reste volontairement dépouillé. Des très

1. Ibid., p. 48. 2. Ibid., p. 49.

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nombreux éléments décoratifs (ou ceux que nous avons

identifiés comme tels) ont ici retenu toute notre attention. A

gauche de l’entrée est affiché un grand tableau (1,5 m. x 1m) où

les quatre vingt dix neuf noms de Dieu sont calligraphiés de

lettres d’or sur fond noir). Des deux cotés de la porte d’entrée

sont placés, à la vue de tous, deux signes visuels caractéristiques

et distinctifs de la confrérie : il s’agit de la généalogie et du

testament spirituel de Muhammad ben Aïssâ. Son arbre

généalogique, qui le rattache au Prophète par la branche

Idrisside, se présente sous la forme de deux textes en format A4

très banals. Le premier est simplement manuscrit et presque

illisible, le second est le même dactylographié. A l’inverse, son

testament spirituel, affiché sous verre, est représenté sous la

forme d’une grande bannière de couleur verte foncée (1,50 m. x

1,10 m) et brodée de lettre d’or. Affiché à droite de l’entrée, le

texte fait office de référent d’autorité et énonce une à une les

diverses recommandations qui appellent ses lecteurs au respect

de l’islam sunnite et de la pratique mystique1. A le comparer

avec la simple petite feuille sur laquelle est inscrite la

généalogie du saint, l’effort accomplit pour mettre en valeur

contribue à le situer, après le tombeau du saint, comme la

seconde pièce maîtresse du mausolée.

Sur le mur de droite est affichée la photographie déjà évoquée

de feu le souverain Hassan 2 lors de son pèlerinage à la Mecque

(70 cm. x 50 cm.). Cette grande effigie en couleur nous rappelle

l’allégeance que les chefs des ordres confrériques se doivent

d’afficher publiquement pour le dynastie Alawite. En dessous de

se trouve une porte d’accès au couloir conduisant à Abû ar-

Rawâyil et à Aïssa al-Mehdi, utilisée uniquement par les

gestionnaires de lignée. Autour de la niche (al-mehrab)

indiquant la direction de la Mecque (alqibla), sont placés des

calligraphies du nom du Prophète et du nom de Dieu inscrit.

1. Ibid., pp. 50-51.

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Neufs petites horloges mécaniques sont fixées sur les murs.

Leurs cliquetis sont les seuls bruits qui perturbent la quiétude du

sanctuaire, en dehors des séances d’invocations collectives.

Quatre placards de rangements fermés à clés contiennent des

bougies, des livrets d’invocations (hizb, wadhîfa) et plusieurs

exemplaires du Coran. Lors de notre dernière visite, nous avons

remarqué qu’une petite aquarelle de format A4, figurant la

zâwiya vue depuis l’esplanade, a récemment été affichée tout

près du testament du Chaykh al-Kâmil.

A travers la présence de tous ces dispositifs matériels et

décoratifs, il se dégage, selon nous, une esthétique globale qui

permet la communication et engage le croyant à la pratique du

divin. Avant d’aborder les pratiques rituelles, nous allons tenter

de définir ce « décor » plus en détail par la description de ses

dispositifs visuels.

Les dispositifs visuels

La microsociologie d’Ervin Goffman nous aide à comprendre le

rôle joué par les nombreux éléments décoratifs présents dans la

zâwiya-mère. Dans La mise en scène de la vie quotidienne1,

Goffman envisage la vie comme un théâtre, avec ses acteurs et

ses scènes où « les rites d'interaction » sont au coeur de ce qu’il

appelle la « mise en scène de la vie quotidienne ». Le terme

d’interaction suggère, dans son étymologie même, l’idée d'une

action mutuelle, en réciprocité. Appliquée aux relations

humaines, cette notion implique de considérer la communication

comme un processus d’interaction sociale où des règles

théoriques et des dispositifs visuels fondamentaux règlent et

1. GOFFMAN, 1973. La mise en en scène de la vie quotidienne. T. 1 : Représentation de soi. T. 2 : Les relations en public, trad. de l’anglais par A. Accardo et A. Kihm, 1973.

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ordonnent les relations entre les personnes1. Ce qui nous

intéresse dans les notions de Goffman et que nous pouvons

utiliser dans le cas de la zâwiya et du mausolée du saint, c’est ce

qui s’applique à la communication visuelle non verbale. Pour

Goffman, cette forme de communication utilise un

« appareillage symbolique » constitué du « décor » et de la

« façade personnelle » ou « façade collective »2. Le décor

possède évidement des « éléments scéniques » qui sont les tous

les dispositifs visuels dits décoratifs. La « façade personnelle »,

que nous allons étudier plus loin, est l’aspect extérieur des

acteurs (vêtements, sexe, âge, attitudes, manière de s’exprimer,

mimiques, comportement et gestuels)3. Dans ce décor, qui n’est

qu’une partie l’« appareillage symbolique » du lieu, s’insèrent

des « marqueurs » qui sont, selon Goffman, « des actes ou les

dispositifs qui ont pour fonction de manifester et de poser la

revendication d’une partie à un territoire (…) Tout signe

révélateur d’une relation joue un certain rôle de marqueur. »4

Goffman définit précisément, pour le décor, trois types de

marqueurs : les « marqueurs centraux », les « marqueurs

frontières » et les « marqueurs signets »5.

La décoration intérieure du mausolée du Chaykh al-Kâmil

aménage donc différents éléments visuels en relation étroite

avec les notions spirituelles, religieuses, esthétiques et politiques

qu’implique une telle fonction dans ce contexte culturel. Le

mausolée et la zâwiya étant soumis à l'attention continuelle de

ses visiteurs, qu’ils soient disciples appliqués, fidèles

sympathisants ou simples curieux, les marqueurs prennent ici la

forme de signes. Tout d’abord le « marqueur central », qui est

« placé au centre du territoire dont il annonce la

1. Ibid., t.2., op. cit., p. 13. 2. Ibid., t. 1., op.cit., p. 30. 3. Ibid. 4. Ibid., t. 2., p. 193. 5. Ibid., p. 55.

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revendication »1, est sans aucun doute, en ce qui concerne

l’espace rituel, la tombe du Chaykh al-Kâmil qui se trouve face

à l’entrée du mausolée. Pour l’espace profane, le « marqueur

central » est le cénotaphe du saint, celui que nous voyons sur la

droit juste après l’entrée de la zâwiya. La zone de dépôt des

chaussures, située devant l’entrée du sanctuaire, est le

« marqueur frontière », qui « marque la ligne qui sépare deux

territoires adjacents »2. Enfin, les « marqueurs signets », qui

« revendiquent comme partie du territoire les possessions du

signataire »3 peuvent être déclinés, selon nous, en trois

versions : les « marqueurs signets canoniques », les « marqueurs

signets spirituels » et les « marqueurs signets d’allégeance ».

Les « marqueurs signets canoniques » informent sur

l’appartenance du lieu à l’islam sunnite et malékite. Ce sont le

minaret, la caisse (al-rbi’a ) pour l’aumône (al-sadâqa) devant la

tombe du chaykh, le tableau des quatre-vingt dix neufs noms de

Dieu, les calligraphies du nom du Prophète et du nom de Dieu

(Allah), les treize versets du Coran affichés sur les murs, les

exemplaires du Coran et la niche (al-mehrab) indiquant la

direction de la Mecque (al-qibla). Hormis le minaret qui indique

de très loin la présence de la zâwiya, ces marqueurs sont tous

présents dans l’espace rituel. Les « marqueurs signets

spirituels » nous avertissent sur l’affiliation du lieu à la

mystique, et implicitement, sur les pratiques rituelles qu’il

autorise. Uniquement situés dans le mausolée, ces marqueurs

sont le testament (al-wassiya) du saint et son arbre

généalogique, tout deux visibles sur les murs, les ouvrages

d’invocations spirituelles et les bougies qui sont, eux, rangées

dans les placards muraux. Pour finir, les « marqueurs signets

d’allégeance », qui nous rappelle la fidélité et la soumission de

l’ordre confrérique à la dynastie Alawite, sont représentés par un

1. Ibid. 2. Ibid. 3. Ibid.

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seul et unique élément : la photographie couleur du roi Hassan

2, placée au dessus de la porte d’accès au couloir d’accès à Abû

ar-Rawâyil et à Aïssâ al-Mehdi. Nous avons donc le

tableau récapitulatif suivant :

Fig. 4 : le décor et ses marqueurs :

Nous constatons que treize de ces marqueurs sont présents dans

l’espace rituel, contre seulement deux dans l’espace profane,

sans prendre en compte la zone de dépôt des chaussures qui

marque la frontière entre le mausolée et la cour. La quasi-totalité

des marqueurs se trouvent dans le sanctuaire du saint car c’est

ici que se déroulent quotidiennement les pratiques rituelles des

gestionnaires de lignée, des disciples et des visiteurs

sympathisants. Nous allons observer maintenant leur

agencement.

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Agencement des pratiques rituelles quotidiennes Dans les sources écrites de l’époque coloniale et post-coloniale,

les informations relatives aux pratiques rituelles de la zâwiya-

mère de Meknès sont presque inexistantes. Brunel nous informe

cependant qu’une cérémonie hebdomadaire dirigée par le

muqaddem de la zâwiya se tenait sur l’esplanade dans les années

1920 chaque vendredi1. Seul l’ouvrage récent du mezwâr Sîdî

‘Allal Aïssâwî nous renseigne sur ses activités aux époques

antérieures2. La totalité des autres écrits relatifs aux Aïssâwa du

Maroc abordent la zâwiya-mère seulement dans le contexte du

pèlerinage (mussem) annuel et délaissent l’examen des pratiques

routinières. C’est pourquoi notre propos s’attache d’une part, à

la description de ces activités rituelles quotidiennes, et, d’autre

part, au comportement des participants.

Actuellement la cérémonie hebdomadaire décrite par Brunel

(incluant des récitations collectives d’oraisons spirituelles, des

chants de poésies et des danses de transe) qui se déroulait sur le

parvis de la zâwiya dans les années 1920 n’existe plus.

Interrogées à ce propos, les gestionnaires de lignée nous disent

que les pratiques rituelles organisées à l’heure actuelle dans la

zâwiya-mère écartent volontairement les actes de piété qui

entraînent les phénomènes d’extases collectives tels que les

chants et les danses. Les pratiques rituelles actuelles se résument

uniquement à la récitation collective des oraisons de la confrérie

et s’adressent, nous disent les enquêtés, à deux types de

destinataires : les disciples de la voie initiatique et les visiteurs.

Voici le témoignage de Moulay Idriss Aïssâwî :

« En tant que responsables de la zâwiya-mère, nous avons deux

rôles, aussi important l’un que l’autre. Le premier est l’éducation

spirituelle des disciples par la récitation quotidienne du hizb et de la

1. Le rituel, exclusivement masculin, débutait après la prière de ‘assor (milieu d’après midi) et se déroulait jusqu’à la nuit. BRUNEL, op. cit, pp. 115-119. 2. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL, Sîdî Mohammed ben ‘Issa. Tarîqa wa zâwiya wa istimrariyya (Maître Muhammad ben Aïssâ. Tarîqa, zâwiya et continuité), 2004, op. cit.

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wadhîfa. Le second est le soutien apporté par la baraka du chaykh à

ceux qui éprouvent le besoin de venir ici. Nous les écoutons et nous

tentons, par nos prières et grâce à Dieu seul, de les aider. »

Les gestionnaires de lignée aménagent et encadrent donc deux

types de pratiques rituelles. Celle-ci articulent deux fonctions

sociales réunies l’une dans l’autre. Nous les avons appelé

« l’application de la doctrine » et « la quête de la grâce divine » :

- L’application de la doctrine : il s’agit de la mise en pratique

du traité d’autoperfectionnement et de savoir-vivre établit

par le Chaykh al-kâmil. L’application de la doctrine est

réalisée par l’ensemble des disciples de la confrérie qui

suivent et respectent les recommandations du fondateur de

l’ordre. Pour cela, ceux-ci se rendent régulièrement à la

zâwiya afin d’y réciter les invocations surérogatoires

collectives.

- La quête de la grâce divine : ce niveau de pratique couvre un

plus champ beaucoup plus vaste et fait rayonner la zâwiya à

travers tout l’espace urbain. Il s’agit de la recherche de la

baraka, cette force bénéfique que le tombeau du saint est

censé éternellement diffuser. C’est véritablement ce qui

attire la très grande majorité des croyants, en quête de cette

énergie divine, dans le sanctuaire. Au-delà du traité

d’autoperfectionnement et de savoir-vivre, c’est d’abord la

fonctionnalité sociale, spirituelle et symbolique que le

tombeau du saint et sa zâwiya incarnent que les visiteurs

embrassent.

Observons plus en détail ces deux pratiques rituelles. Notre

analyse n’ambitionne en aucun cas la découverte de l’action

intime d’une telle pratique sur le psychisme et dans les cœurs

des disciples ; nous souhaitions simplement et modestement en

observer les procédés techniques.

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L’application de la doctrine

L’application de la doctrine se réalise dans l’espace rituel et

s’adresse à l’ensemble des disciples, les « pauvres en Dieu » (al-

fuqarâ’) qui, tout en adhérant au modèle du saint homme, font le

cheminement dans sa « voie » (tarîqa) initiatique censée les

conduire jusqu’au divin. Ce niveau de pratique est effectuée

sous la direction des gestionnaires de lignée et se veut

l’application du traité d’autoperfectionnement et de savoir-vivre

élaboré par le chaykh il y a plus de quatre siècles : il s’agit

d’accomplir, d’une part, les cinq prières canoniques, et, d’autre

part, de réciter à voix haute, collectivement et quotidiennement

le hizb Subhân al-Dâ`im et la wadhîfa rabbâniyya. Ces réunions

spirituelles se déroulent tous les matins après la prière de l’aube

(al-fajr) et deux fois le vendredi, après l’aube et après la prière

de l’après midi (al-‘assor).

A l’heure des prières canoniques, le muqaddem de la zâwiya ou

l’un des membres de la « commission » se dévoue pour remplir

le rôle de l’imam. Pour cela il se place face à la niche qui

indique la direction de la Mecque et récite l’‘adhan qui appelle

les fidèles à la prière. A son appel, les personnes présentes dans

la zâwiya, hommes, femmes et enfants, se dirigent (s’ils le

désirent) dans le mausolée du saint et se disposent en rang

derrière l’imam (voir plan du mausolée fig. 6). Tous les fidèles

prient ensemble près de la tombe du Chaykh al-Kâmil, les

femmes se plaçant à quelques pas derrière les hommes. L’un des

membres de la « commission », ‘Abderrahim ben Moussa, nous

explique pourquoi le respect des prières canoniques fait partie de

ce niveau de pratique :

« Comme l’a dit le Chaykh al-Kâmil, ‘‘la sûnna nous rapproche et

l’innovation nous sépare’’. Les bienfaits du soufisme ne peut en

aucun cas être accessible sans la pratique de la charî`a. Cela serait

comme tenter de recueillir et de conserver de l’eau sans aucun

récipient. C’est pourquoi il ne peut avoirs de tarîqa sans charî`a.

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Aussi, d’une manière plus générale, nous souhaitons montrer le bon

exemple et apporter un minimum d’éducation religieuse et

spirituelle aux gens. L’origine et la fin de tout sont entre les mains

de Dieu. Voila le message de notre saint Prophète et de al-Hâdî ben

Aïssâ.»

La récitation des oraisons surérogatoires matinales est

formellement dirigée par les gestionnaires de lignée mais se

déroule de façon simple et conviviale, d’ailleurs les disciples

assidus qui se rendent à la zâwiya dès les premières heures du

jour ne sont qu’une vingtaine. Ce sont principalement sont des

hommes, âgées de 35 à 65 ans, bien que parfois des femmes

sympathisantes se joignent à eux. Ce petit groupe est reçu par le

muqaddem, quelques membres de la « commission » et des

jeunes auxiliaires. Ensemble, ils se déchaussent à l’entrée du

mausolée du chaykh et s’assoient en tailleurs dans sur le coté

droit du sanctuaire et le dos contre le mur (du mausolée fig. 6).

Lorsque l’assistance est suffisamment conséquente, le

muqaddem commence la récitation du hizb Subhân al-Dâ`im,

suivit de quelques dhikr-s puis de la wadhîfa rabbâniyya, le tout

repris en chœur par les présents.

La récitation collective des litanies couvre plus d’une heure.

Quelques exercices respiratoires ont lieu durant les dhikr-s, en

clôture du hizb, pendant lesquels le nom de Dieu et la chahâda

sont réitérés à haute voix et avec ferveur plusieurs centaines de

fois de suite, sous la direction du muqaddem qui dirige

l’exercice à l’ide de son chapelet (subha). Le déroulement des

invocations se termine par une série de courtes prières sur le

Prophète, à la suite desquelles le muqaddem ou l’un des

gestionnaires de lignée implore le soutien et l’aide de Dieu

(du`â-s) en faveur des participants. Un petit déjeuner (café, thé

et pâtisseries) préparé pendant ce temps par les auxiliaires dans

la cour est offert à l’assistance. Un débat informel s’engage

entre les gestionnaires et les disciples, avec pour sujet les

bienfaits de la pratique mystique, l’hagiographie du chaykh et

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les étapes historiques de la confrérie. D’autres fois, des

enseignements religieux (dars) clôturent la récitation des

litanies, mais l’aspect spéculatif du soufisme n’est pas, pour les

gestionnaires de lignée, la priorité. Moulay Idriss Aïssâwî, le

responsable de la direction spirituelle, nous informe que le plus

important à ses yeux est l’accueil des visiteurs et la pratique des

récitations collectives :

« Tu sais, ici il y a beaucoup de monde qui passe et qui nous

sollicite. C’est un endroit ouvert au public. Parfois on commence un

enseignement, qui peut être tenu par moi, par le muqaddem ou par

un faqîr. Mais rapidement les visiteurs arrivent et nous devons nous

interrompre pour les accueillir, c’est normal. Pour cette raison, nous

axons notre méthode uniquement sur la récitation du hizb Subhân al-

Dâ`im et de la wadhîfa. »

Effectivement et malgré l’heure matinale arrivent déjà les

premiers visiteurs. Certains disciples quittent alors les lieux pour

se rendre à leur travail ou pour rentrer chez eux, d’autres

demeurent un petit moment avec les gestionnaires.

Auprès des enquêtés, nous avons identifié deux formules de

politesse utilisées par eux qui expriment la volonté d’établir des

relations ancrées. La première est une marque de respect

employée par les individus pour se désigner : il s’agit des

locutions orales « Moulay » (« seigneur »), « Sî » ou « Sîdî »

(« Monsieur ») précédant leur prénom, bien que le plus souvent

c’est l’expression « frère » (khwân) qui est très couramment

employée. La seconde forme de politesse est le salut rituel :

lorsqu’ils se rencontre, les enquêtés se saluent mutuellement par

une poignée de main qu’ils portent ensuite sur leur cœur, en

prononçant la phrase « que la paix soit avec toi » (as-salâm

alaykûm).

Pour les interrogés, les oraisons mystiques sont censées contenir

de nombreuses propriétés surnaturelles. De ce fait et dans

l’idéal, les adeptes présents doivent respecter les conditions de

réalisation qui valident les séances d’invocations : bonne

intention (al-niyya), pureté rituelle corporelle (al-wudû’),

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position assis en tailleur et orientation du corps vers la qibla.

Cependant, à l’inverse des zâwiya-s de la confrérie Qâdiriyya-

Bûdchichiyya où il est imposé aux fuqarâ’ de revêtir une jellâba

afin de pénétrer dans l’espace rituel1, les gestionnaires et les

disciples enquêtés nous affirment que cette distinction ne leur

apparaît pas nécessaire. Ainsi, la majorité des présents sont

habillés en civil, c’est-à-dire qu’ils ne portent pas de vêtements

cérémoniels. Seul le muqaddem et quelques membres de

l’assemblée ont passé la jellâba, certains des jeunes auxiliaires

sont parfois en jogging. Tous font preuve d’un grand

recueillement et accueille d’un sourire les retardataires qui

s’assoient avec eux.

Parfois un nouvel aspirant rejoint l’assemblée pour s’affilier à la

confrérie. La rencontre des disciples enquêtés avec l’ordre

religieux se fait toujours de façon informelle, par le biais d’amis,

de la famille ou même de façon fortuite. La prise du pacte (al-

‘ahd) initiatique qui engage le disciple dans la tarîqa se déroule

de la façon suivante : le candidat est invité à participer à une

séance d’invocations matinale dans la zâwiya. Juste après le

déroulement des litanies, l’aspirant et l’un des gestionnaires se

placent l’un à côté de l’autre, assis ou debout. Devant toute

l’assemblée, le descendant du saint prend la main du nouveau

venu et récite quelques sourates du Coran à voix basse. Il lui

donne ensuite un recueil d’invocation dactylographié qui

contient le hizb Subhân al-Dâ`im et les trois wird-s, et il lui

explique oralement les conditions de réalisation idéales des

oraisons qui règlementent le comportement et l’attitude

corporelle du pratiquant. Suite à cette courte séance, le nouveau

est présenté, par de chaleureuses embrassades, à la totalité de ses

confrères présents à la zâwiya. Un nouveau venu est

immédiatement reconnu par ses frères comme l’un des leurs au

1. Cet aspect normatif de la pratique mystique est abordé dans notre article « Une zâwiya Qâdiriyya-Bûdchichiyya en région parisienne. Mise en scène d’une spiritualité musulmane », à paraître dans les ASSR.

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même titre que les « anciens », les enquétés aiment à dire que

dans la pratique mystique, le « temps » n’existe pas, seul

l’intention sincère (al-niyya) importe. Précisons tout de même

que la prise du pacte n’est pas un rite strict et figé. Il peut être

effectué par n’importe quel gestionnaire, indépendamment du

moment et du lieu.

Interrogeons-nous à présent sur les motivations des disciples

enquêtés. De par leur présence quotidienne en ces lieux, ils

considérés par les gestionnaires de lignée comme les partisans

les plus sincères de l’ordre. Qui sont-ils ? Pourquoi ceux-ci se

rendent-ils aux réunions matinales dans la zâwiya ? Quel est le

but de leur démarche ?

Auprès des disciples :

Les disciples interrogés qui se rendent régulièrement à ces

séances habitent tous Meknès : 70 % d’entre eux vivent dans la

vieille ville et 80 % sont mariés. 60 % sont âgés de 35 ans à 65

ans et appartiennent aux classes moyennes et défavorisés (seuls

40 % ont un emploi formel). 20 % sont bilingues (français /

arabe) et 90 % ne possèdent pas de diplômes de second cycle.

Passionnés par la pratique du mysticisme, certains sont des amis

de la famille du saint fondateur et affiliés depuis leur enfance,

comme M., 41 ans, pharmacien :

« J’habite Meknès, près de la préfecture. J’aimerai pouvoir venir

tous les jours à la zâwiya, mais ça n’est pas évident avec le rythme

de la vie moderne et les obligations familiales. J’essaie de venir au

moins tous les vendredi. Je suis un ami de la famille du chaykh, et

depuis l’adolescence je pratique la tarîqa. Je fais la prière, le hizb et

le dhikr ici, avant de partir au travail, je travaille dans une banque

(...) Pour moi le soufisme c’est une passion. Cela me remplit le cœur

de joie et de bonheur. A la zâwiya, tôt le matin, il n’y a que les vrais

disciples de Hâdî ben Aïssâ, nous sommes entre nous. C’est ici que

la vrai tarîqa Aïssâwiyya est pratiquée, c'est-à-dire la méthode

originelle que le Chaykh al-Kâmil nous a léguée. Ici, comme tu le

vois, pas de musique, pas de danse, car la vrai tarîqa du chaykh c’est

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l’invocation continuelle de Dieu, le Roi des rois. »

Attirés par une recherche spirituelle personnelle, la confrérie des

Aïssâwa représente à leurs yeux la quintessence du mysticisme

musulman. C’est souvent le modèle du chaykh, transmis par un

membre de leur famille (père ou grand-père) ou l’un de leurs

amis, qui les a finalement motivé à vivre ce type de

cheminement initiatique. Ils sont aujourd’hui les premiers

destinataires des activités doctrinales de la zâwiya, ceux à qui

l’enseignement du Chaykh al-Kâmil doit les conduire, pas à pas,

vers l’ultime rencontre avec le divin. M., 45, sans emploi, et

adepte de la confrérie depuis plus de vingt ans, nous explique

comment, selon lui, le soufi doit vivre sa pratique :

« Il faut faire une distinction entre ceux qui aiment Dieu et ceux qui

cherchent à se faire remarquer en utilisant la religion et le soufisme.

Le soufi, en invoquant la gloire de l’Eternel, tente de s’approcher au

plus près de l’exemple du Prophète lui-même, et ainsi améliorer son

état humain et spirituel. Le soufi ne recherche pas l’ivresse mystique

et l’extase. Le soufi ne se montre pas dans les soirées mondaines

avec son chapelet pour dire ‘‘regardez-moi, je suis un soufi’’. Le

soufi est respectueux, serviable, généreux et humble. Il invoque le

seigneur en toute discrétion. Si l’on base ses efforts pour être admiré

des autres, on ne récolte pas plus que cela. »

Suivre à la lettre les recommandations du Chaykh al-Kâmil

entraîne, pour les sondés, l’idée que la pratique initiatique doit

s’allier à la recherche de la perfection morale, sociale et

spirituelle. L’endurance et la persévérance dans la pratique,

l’une des nombreuses recommandations du saint fondateur, sont

des éléments fondamentaux du cheminement mystique. Peu à

peu, suite à un laborieux travail sur soi vécu comme un devoir

pour bénéficier des grâces divines. A ce propos, S., 36 ans,

instituteur et disciple depuis dix ans, nous dit ceci :

« Ce que je peux dire, c’est que ça n’est pas facile de lutter contre

son ego, mais c’est le but du soufisme. C’est une pratique de tous les

jours. La tarîqa Aïssâwiyya et le soufisme en général c’est invoquer

Dieu, seul ou à plusieurs, avec abondance et dans l’intimité du cœur.

C’est quelque chose de difficile, il faut être constant, ne pas lâcher

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prise, car au moindre moment de faiblesse, le démon arrive pour te

perturber. La méthode soufie est traditionnelle, il faut invoquer Dieu

en sans cesse, implorer son pardon et priez pour le Prophète, que la

paix et les bénédictions de Dieu soient sur lui. Vraiment, ça n’est pas

évident. On se décourage, on abandonne, on reprend, on se pose des

questions. A force de persévérance et avec la bonne intention, les

résultats finissent par apparaître. Tu vois tous les vieux Aïssâwî ? Ce

sont des gens saints et vertueux. Ils n’élèvent jamais la voix, ils

resplendissent de lumière. Rien ne peut les faire chavirer. Grâce à la

tarîqa, ils sont en paix avec la Création. J’aimerai moi aussi, devenir

comme eux, mais, même au bout de dix ans, j’ai toujours

l’impression de débuter [rires]. »

Le témoignage de O., 32 ans, sans emploi et disciple de la

confrérie depuis six ans, nous informe sur les bienfaits qu’il

attribue à l’application de la doctrine :

« La tarîqa Aïssâwiyya a prouvé la qualité de son éducation à

travers les siècles. Grâce au Chaykh al-Kâmil, de nombreuses

personnes, jeunes et moins jeunes, hommes ou femmes, ont eu le

privilège de goûter à la rencontre avec Dieu le Très Haut. La

rencontre avec Sa face est le but ultime de la vraie pratique soufie.

Pendant la récitation du dhikr et surtout du hizb Subhân al-Dâ`im,

nos cœurs entrent en relation, ils battent tous au même rythme. Nous

sommes reliés par les cœurs et non par l’intellect, car la méthode

traditionnelle éduque les êtres humains par l’invocation, et non par

la réflexion. Il est inutile de chercher le pourquoi du comment, il

suffit de s’asseoir avec les frères et invoquer, toujours invoquer.

Lorsqu’on a commencé on ne peut plus s’arrêter, car cela procure

une sensation de bonheur. »

Pour D., 29 ans, cuisiner dans un fast-food, la tarîqa lui permet

de retrouver ses émois spirituels :

« Le problème avec l’islam c’est que c’est une religion très difficile

à tenir. Ce que je veux dire, c’est que tu peux faire tes prières tous

les jours pendant un an, et ensuite ne plus avoir la force de continuer

sur ce rythme. Ton cœur devient froid. Ca arrive à tout le monde. Le

soufisme agit alors comme un remède. La récitation quotidienne du

dhikr, seul ou à plusieurs, est accessible à chacun selon ses

capacités. Untel est capable de faire 50 000 dhikr-s par jours, un

autre seulement 500. Ce n’est pas grave, car petit à petit, le dhikr te

donne la force de respecter la charî’a. Pour cela, il suffit de suivre la

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méthode avec une bonne intention. »

Pour K., 42 ans, commerçant, les invocations quotidiennes à la

zâwiya lui ont permis d’opter pour un changement positif

d’environnement relationnel et social positif :

« Avant je ne connaissais des Aïssâwa que l’aspect folklorique, la

musique et les danses. Mais j’ai rencontré un ami qui m’a parlé de

l’histoire de Hâdî ben Aïssâ, il m’a emmené à la zâwiya et j’ai

participé au dhikr avec les frères, c’était pendant le mawlid, en 1997.

C’est ici que je me suis fait de nouveaux amis, qui sont maintenant

tous Aïssâwî. Auparavant je fréquentais surtout des amis d’enfance,

qui n’apportent rien de bon. Souvent on reste avec des gens par

habitude ou fainéantise. Ce qui m’a tout de suite plu ici, c’est que la

rencontre avec le soufisme offre d’autres perspectives de relations

amicales, qui sont souvent beaucoup plus saines. Avant j’avais de

gros problèmes avec l’alcool par exemple, maintenant j’ai arrêté,

petit à petit. Grâce au soufisme, ma vie est devenue plus

raisonnable. »

Tous les pratiquants interrogés s’accordent pour évoquer les

liens intimes qui les unissent ; le vocabulaire qu’ils emploient

s’inscrit dans différents champs sémantiques. Les notions

d’amour et d’amitié désintéressée entre fidèles de différents âges

reviennent souvent dans les témoignages. La pratique semble

leur apporter de nombreuses vertus morales qu’ils aiment

mettrent en avant, comme la sérénité, patience, générosité,

humilité, discipline, connaissances spirituelles, la politesse, le

respect ou le bon conseil.

Ce premier niveau de pratique rituelle alimente donc le lien

social et spirituel qui existe entre les disciples de la zâwiya et le

chaykh, les invocations mystiques sont le vecteur de la présence

auprès d’eux du saint, et donc, par son intermédiaire, de celle de

Dieu. Ce lien est établi lorsque l’aspirant scelle le pacte avec la

tarîqa, et doit être entretenu par la permanence, la régularité et

l’assiduité des pratiques rituelles. Alimenter et maintenir ce lien,

voilà un enjeu fondamental pour les gestionnaires de lignées.

C’est pourquoi les pratiques rituelles de la zâwiya ne se limitent

pas à l’application du traité d’autoperfectionnement, l’exemple

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même de la vie du chaykh couvre tous les registres de

l’existence des croyants. Ainsi, sa baraka, influx divin et

immatériel diffusé par son tombeau, est recherché,

indépendamment (ou au dépend selon certains disciples) de son

enseignement doctrinal, par la quasi totalité des visiteurs de la

zâwiya. Les gestionnaires de lignée doivent, dès la fin de la

récitation des litanies, se mettre à leur disposition et répondre à

la demande de ceux qui voient, ici et plus qu’ailleurs, la source

du sacré qui autorise la quête de la baraka.

La quête de la grâce divine

Ce second niveau des pratiques rituelles abrité par la zâwiya-

mère correspond à la part essentielle de ses activités qui la fait

rayonner sur tout Meknès et à travers sa région. Le pouvoir du

saint sur les dimensions religieuses et spirituelles de la vie

sociale dépasse aisément le cercle étroit de quelques disciples

assidus. Tout au long de l’année la demeure offre l’hébergement

à tous les visiteurs, pèlerins et disciples, dans le but de satisfaire

leur recherche de la baraka. La zâwiya dans son ensemble est

pour ces visiteurs une source intarissable de bénédiction et de

faveurs divines.

La visite des fidèles est motivée par l’espoir de voir se réaliser

un vœu où la demande spirituelle, matérielle ou l’amélioration

d’un état de santé est censée se réaliser grâce la baraka du saint.

Pour cela, les visiteurs se déchaussent et pénètrent à l’intérieur

du mausolée en direction de la tombe du saint. Une fois près du

tombeau, deux procédures rituelles sont possibles. La première

consiste à demeurer plusieurs heures près de la tombe du chaykh

et d’y prier en récitant la Fâtiha (la sourate d’ouverture du

Coran) ou divers versets coraniques, tout en formulant

mentalement ses voeux. La seconde procédure consiste à

solliciter l’un des gestionnaires de lignée en lui demandant de

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réaliser une courte prière de bénédiction (du’â`). Celui-ci, à

haute voix et les paumes des mains levées vers le ciel, s’adresse

alors à Dieu et requiert l’aide divine pour tenter de soulager le

croyant. Souvent, le public présent et les autres gestionnaires de

lignée participent à l’invocation en la ponctuant par de

nombreux amîn (« ainsi soit-il »). Le fidèle dépose ensuite de la

monnaie dans la caisse (al-rbi’a ) pour l’aumône (al-zakât),

cagnotte qui est officiellement redistribuée aux nécessiteux car

elle est l’un des piliers de la religion musulmane1. Dans le

système de croyance lié au culte des saints, la zakât est le

produit économique du système symbolique du don / contre don,

où, pour bénéficier de la baraka du saint, le fidèle donne un

change, appelé ziyâra (litt. « visite »)2. Le cycle baraka / ziyâra

implique et tisse de nombreux liens sociaux à connotation

symbolique que le croyant doit respecter et entretenir, dit-on par

des visites annuelles dans le mausolée du saint : le plus

important pour eux est de donner quelque chose pour recevoir,

la ziyâra est réellement l’acompte sur la baraka. Ce système de

dévotion transactionnel rappelle les réflexions de M. Weber sur

la primauté de l’orientation vers le salut intramondain dans les

formes de religiosité vécue3.

Interrogé sur l’existence de ce second niveau de pratique, le

responsable de la direction spirituelle, Moulay Idriss Aïssâwî,

l’identifie avant tout comme une forme de soutien moral :

« Nous continuons ce que notre ancêtre a commencé. L’aide que le

Chaykh al-Kâmil apporta aux pauvres et aux faibles de son époque

doit être maintenue à travers le temps, au même titre que sa méthode

d’illumination des cœurs. Il faut rester à leur écoute, car venir ici les

aides à surmonter leur chagrin. Il serait injuste de les rejeter. Mais

seul Dieu peut les délivrer de leurs souffrances. »

1. A propos du contexte religieux de l’étude et des cinq piliers de l’islam, voir pp. 19 et ss. 2. A propos du système de croyance qui sous-tend ce niveau de pratique, voir pp. 34-38. 3 . WEBER, Economie et société, 1998 (1909) trad. J. Freund, op. cit.

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Cependant d’autres gestionnaires enquêtés sont beaucoup plus

critiques vis à vis des actes rituels réalisés par les visiteurs en

quête de la grâce divine. Rappelons que l’islam sunnite

condamne toute forme d’idolâtrie, d’associations religieuses et

de vénération de saints. Le Coran interdit la visite des tombeaux

des morts, notamment les ancêtres, forme primitive du culte des

saints1. Des hadîth-s du Prophète interdisent formellement les

prières et les sacrifices sur les tombeaux2. Ce sont les raisons

avancées par ‘Abderrahim ben Moussa, l’un des jeunes

auxilliaires de la zâwiya, qui juge ces pratiques futiles :

« Ecris bien dans ton étude que nous n’avons rien à voir avec ces

pratiques profanes. Tout cela, c’est juste psychologique. A la zâwiya

Aïssâwiyya, nous appliquons notre tarîqa qui est une méthode

spirituelle soufie. Si les gens ont des problèmes psychologiques ou

psychiatriques, il existe de vraies techniques liées au soufisme pour

palier à ce genre de problème. Ca leur fait du bien, alors on les laisse

faire. »

Les visiteurs qui se rendent dans la zâwiya sont considérés par

les gestionnaires du lieu comme des individus en état de détresse

en quête d’un soutien psychologique. Qu’en est-il réellement ?

Qui sont les croyants qui se rendent-ils dans la zâwiya auprès du

tombeau du saint ? Quel est le but de leur démarche ?

Auprès des visiteurs :

La majorité des visiteurs enquêtés dans ce niveau de pratique

sont des femmes âgées de 15 ans à 40 ans (75 %). Si l’on

observe une grande diversité en terme d’origine régionale, la

classe sociale représentée reste pauvre et défavorisée. 87 % ne

possèdent pas d’emploi, 77 % sont célibataires, 90 % sont

1. CORAN, s. 39 / v. 3, 29, 41-43, 64-66. Cette problématique est exposée dans notre introduction, pp. 34-38. 2. Par exemple ce hadîth rapporté par Muslim : « D’après Jundab a dit : ‘‘J’ai entendu le Prophète dire : « Certes, en vérité, ceux qui vous ont précédés faisaient des tombeaux de leurs prophètes et de leurs hommes de bien des lieux de culte. Je vous interdis cela’’. »

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uniquement arabophones et aucun ne possèdent de diplômes de

second cycle.

Parmi ces visiteurs nous trouvons tout d’abord les fidèles qui

éprouvent le besoin d’une médiation symbolique avec le

tombeau du chaykh. Leurs visites sont souvent répétées et se

déroulent de façon routinière tout au long de l’année. S’y

ajoutent deux catégories de professionnels qui s’annoncent

comme les dépositaires du charisme du saint. La première

catégorie est représentée par les hanayat, ces jeunes femmes qui

interpellent les passants pour leur proposer des tatouages au

henné. La seconde catégorie se compose des mendiants qui

tentent d’échanger la baraka contre quelques pièces de monnaie.

Les visiteurs ne se rendent pas au sanctuaire toujours avec un

vœu précis. Une simple visite accompagnée de l’offre d’une

bougie ou de quelques pièces est suffisante pour obtenir un peu

de baraka. La simple présence dans l’espace sacré expose les

individus à l’émanation de la bénédiction. D’autres ont des

requêtes précises, comme l’espoir de trouver un conjoint, de

provoquer une grossesse ou de palier à une guérison psychique

ou somatique. Voici, à ce sujet, le témoignage de madame Y.,

sans emploi, 28 ans :

« Depuis deux semaines, j’ai les mains paralysées, elles se bloquent.

Une voisine m’a dit que c’était peut-être un démon [djinn, ndr], elle

m’a conseillé d’aller à la zâwiya de Sîdî ‘Ali [il s’agit de Sîdî ‘Ali

ben Hamdûch, le fondateur de la confrérie des Hamadcha, ndr ] et d’

y sacrifier une poule noire. Mon mari n’a pas voulut m’emmener, il

n’aime pas tout cela, et Sîdî ‘Alî c’est loin, nous n’avons pas de

véhicule. Mon état ne s’améliorant pas, il m’a emmené ici, au

Chaykh al-Kâmil. Des personnes m’ont dit que le Chaykh al-Kâmil

est mieux que Sîdî ‘Alî, alors je suis finalement contente d’être ici.

J’ai demandé aux ‘‘fils du chaykh’’ si je pouvais rester ici quelques

jours, pour prier et demander à l’esprit du chaykh de me guérir.»

Les demandes des croyants s’inscrivent toujours dans la

perspective de l’amélioration de leur vie quotidienne. Pour les

plus jeunes des enquêtés, il s’agit souvent de chercher à réussir

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un examen, à trouver un emploi ou de l’argent. C’est ce que

nous exprime M., lycéen de 16 ans :

« Je suis juste venu avec mon petit frère prendre un peu de baraka.

Demain matin nous avons une interrogation de mathématiques.

J’espère que ça va bien se passer.»

De son coté, madame D., 34 ans, souhaite se donner de

l’assurance avant de quitter définitivement le pays pour

l’étranger :

« Demain soir, je quitte le Maroc. Je rejoins mon mari pour vivre au

Canada avec mon fils. C’est un changement de vie complet, je ne

connais pas cette culture. Je faisais les dernières courses en médina

et je suis passé rapidement au Chaykh al-Kâmil prendre de la

baraka. »

Si le nombre de visiteurs du lieu est le premier indice de

l’efficacité de la baraka du saint, ce capital symbolique est

alimenté au quotidien par de très nombreuses histoires évoquant

la guérison miraculeuse de visiteurs. Véhiculés dans la société

par tradition orale, ces récits extraordinaires constituent des faits

de signification qui participent à la diffusion des indices de

l’efficacité de la baraka. Le témoignage de Madame B., 58 ans,

sans emploi, est représentatif de ceux qui circulent autour du

sanctuaire :

« Une amie m’a téléphoné pour que je l’accompagne au Chaykh al-

Kâmil, elle était avec sa nièce, une adolescente très malade. Elle

avait un problème d’ovaires, et du sang lui coulait sans cesse entre

les jambes. On l’a emmené à l’intérieur de la zâwiya et les ‘‘fils du

chaykh’’ ont été très surpris, ils nous ont dit de la conduire à

l’hôpital. Mais c’était sa dernière chance, sa famille avait évidement

tout essayé. Alors je suis resté avec elles, pendant trois jours et trois

nuits dans la zâwiya. On a prié tous ensemble que Dieu lui vient en

aide. Le sang n’arrêtait pas de couler, et on épongeait toutes les

heures avec cinq serviettes de plage, j’ai bien cru qu’elle allait

mourir dans nos bras. On est ensuite rentré à la maison et je n’ai plus

eu de nouvelles. Une année plus tard, j’étais au marché de bab al-

jdîd lorsque j’ai aperçu cette jeune fille. Je lui ai demandé des

nouvelles, elle m’a répondu qu’elle s’est mariée et qu’elle est

enceinte. C’est la réalité, c’est la force de la baraka. »

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Ce témoignage nous l’indique, la vie collective dans la zâwiya

permet à la piété rituelle de provoquer des solidarités intimes,

qui se mêlent aux expériences individuelles. Dans cette

interaction qui conduit les croyants dans un face à face avec le

divin, nous remarquons que les solidarités elles-mêmes

n’excluent pas toutes sortes de conflits et de tensions. La visite

des fidèles dans le mausolée est très fortement réprouvée par de

nombreux interrogés dont l’éducation religieuse se veut plus

dogmatique. Le mélange des sexes et la mixité dans les

sanctuaire entraîne automatiquement sa mauvaise réputation :

les soupçons de débauche et de mauvaise rencontre plus ou

moins réelle sont les arguments invariablement avancés par

certains sondés. Les actes de piété liés au culte des saints sont

alors jugés avec mépris par des individus se trouvant à

l’intérieur et aux alentours de la zâwiya. Chose étonnante, de

nombreux visiteurs se rendent dans le sanctuaire pour observer

et décrier ouvertement les fidèles. Les propos ne sont jamais

prononcés directement aux intéressés, mais toujours à leur insu

et parfois devant l’un des gestionnaires de lignée. Face à cette

situation, celui-ci rappelle sévèrement à l’ordre les impertinents.

Voici quelques déclarations entendues sur les lieux qui nous

révèlent la vision d’un système de croyance réputé « archaïque »

et anti-musulman :

. « Celui qui entre au Chaykh al-Kâmil ne ressort pas vivant »

. « Il n’y a que des cannibales là-dedans »

. « Le Chaykh al-Kâmil c’est le sous-développement »

. « C’est le repaire des prostituées »

. « Il faudrait mettre une bombe ici »

. « Le Maroc ne va vraiment pas bien »

Malgré les nombreuses tensions provoquées par ce système

transactionnel, celui-ci ne remet pas en cause la puissance du

charisme du saint, bien au contraire. Pour I. Melliti, le charisme

du saint maghrébin possède une faculté de résilience qui en fait

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un « pouvoir prédisposé à la réussite »1, c’est-à-dire un pouvoir

qui possède la capacité de pallier à ses propres déficiences.

Effectivement, le couple baraka / ziyâra fonctionne si bien qu’il

peut attribuer à posteriori une dénouement positif à un

événement confus. Les nombreux entretiens menés auprès des

visiteurs soutiennent aisément cette idée. Nous avons très

fréquemment entendu les fidèles affirmer qu’il faut « y croire »

pour la quête de la baraka connaisse un déroulement positif.

Cette approche de la sainteté neutralise l’incrédulité et le doute

et met ensuite en action des mécanismes d’auto persuasion. Les

interrogés nous apprennent que les critiques, le scepticisme et

l’incrédulité sont vus comme l’impossibilité de faire preuve

d’une saine intention, la niyya. Cette carence en niyya fait, pour

eux, définitivement obstacle à la réception de la baraka. De

plus, la protection que le saint accorde à ses fidèles en échange

de la ziyâra à laquelle s’ajoute la niyya, ne saurait être

accessible aux incrédules qui manifestent leur réprobation.

Nous devons ajouter que cette croyance ne se transmet pas

forcément par tradition familiale. Au sein d’une même famille,

certains membres y adhèrent tandis que d’autres le rejettent avec

énergie. Voici le récit de mademoiselle J., 30 ans, secrétaire, qui

accompagne parfois sa mère à la zâwiya pour la recherche de la

baraka. Interrogée sur l’esplanade du sanctuaire, celle-ci nous

exprime franchement son point de vue. Selon elle, les zâwiya-s

freinent l’avancée socio intellectuelle du pays et d’éloignent les

croyants de la pratique canonique de l’islam :

« Tu dois citer mon témoignage dans ton travail, sinon les gens à

l’étranger vont croire qu’au Maroc nous sommes tous comme ça.

Depuis quand il faut s’adresser à une tombe pour avoir un cadeau de

Dieu, c’est écrit où ça ? Ca n’a rien à voir avec l’islam, celui qu’on

nous a appris, celui de notre Prophète. Il y a des gens qui viennent

ici et ils demandent au chaykh un visa pour la France ou un mari.

C’est vraiment ridicule, ce gars est mort depuis cinq cent ans. Les

1. MELLITI, « espace liturgique et formes de l’autorité chez les femmes tîjâniyya de Tunis », dans L’autorité des saints, 1998, pp. 133-149, p. 145.

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‘‘fils du chaykh’’, en tant que musulmans, ont la responsabilité

d’éduquer les gens et de leur dire que c’est haram [illicite, ndr] de

prier une tombe. Au lieu de ça, ils vivent de tout ce cirque. Je

n’aimerai pas être à leur place le jour du Jugement Dernier, ils

auront des compte à rendre devant Dieu (…) Tu sais comment ça se

passe dedans ? Les gens prient devant la tombe pour avoir la baraka

et les ‘‘fils du chaykh’’ prient Dieu pour que les gens restent aussi

idiots et qu’ils continuent à encaisser leur argent (…) Tu te rends

compte qu’il y a des gens qui préfèrent venir ici plutôt que d’aller à

l’hôpital se faire soigner ? (…) Finalement je vais y aller faire un

vœu moi aussi. Il paraît que le Chaykh al-Kâmil les exauce tous. Tu

sais ce que je vais demander ? Qu’il disparaisse [rires] ! »

Ces témoignages indiquent-ils une réappropriation de l’islam au

détriment des pratiques rituelles traditionnelles ? A ce stade de

l’étude nous pouvons distinguer deux attitudes chez les visiteurs

enquêtés :

- Une attitude de dépendance usuelle vis-à-vis de la médiation

du saint. Le chaykh est vu par les croyants comme un « saint

admirable » (selon le modèle définit par Vauchez)1 capable

d’offrir à tous les individus dotés d’une saine intention (al-

niyya) le salut intra mondain.

- Une attitude critique ouvertement exprimée dans les locaux

de la zâwiya. Ce niveau de pratique est considéré par

certains comme archaïque et contraire à l’islam sunnite. Les

bienfaits supposés de la baraka sont rejetés et les actes de

piétés qu’elle engage sont désapprouvés.

Il n’est pas excessif de voir en la zâwiya-mère des Aïssâwa le

lieu qui monopolise à la fois les tensions religieuses, la vie

spirituelle et l’expérience du divin au sein de la ville de Meknès.

Par sa présence physique, la demeure impose et révèle la

présence du divin dans le territoire. Par son rôle polyvalent, elle

incarne un rêve d’évasion qui transcende l’aspect purement

fonctionnel des actions quotidiennes. Etudions cette idée.

1. Les caractéristiques du « saint admirable » ont été définies pp. 130 et ss.

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Fig. 5 : plan de la zâwiya-mère1 :

1. Réalisé par nous en mai 2004.

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Fig. 6 : plan du mausolée (darih) du Chaykh al-Kâmil1 :

1. Réalisé par nous en avril 2004.

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Une demeure au rôle polyvalent

Le rôle polyvalent de la zâwiya est lié à sa capacité à proposer

un éventail de services qui, ailleurs, appartiennent à d’autres

autorités : séances d’invocations spirituelles, prières canoniques

collectives, hospitalité et accueille des fidèles et des visiteurs,

communication de la baraka. C’est cette polyvalence qui pousse

I. Melliti à la placer aux antipodes de la mosquée1. Entre les

deux espaces il est vrai que les contrastes sont nombreux : la

zâwiya permet la mixité des sexes, son ouverture au public est

quasi continuelle, l’investissement spatial des individus, leur

comportement ainsi que leurs actes de piété y sont tout à fait

spécifiques. Une autre différence doit être pointée : il s’agit des

purifications corporelles rituelles. Celles qui précèdent la prière

ou l’entrée dans une mosquée sont strictement codifiées, alors

que celles qui doivent être accomplies avant de se rendre dans la

zâwiya sont laissées à la volonté de chacun. Il est vrai qu’au delà

de la référence unitaire à l’islam, la piété maghrébine est ici

articulée par des éléments théoriques, symboliques, esthétiques

et rituels, tous mobilisés par la baraka du saint, véritable « agent

humain du surnaturel »2. Ces singularités nous invitent à

qualifier la zâwiya-mère des Aïssâwa d’espace « secondaire ».

Un espace « secondaire » calme et paisible :

La notion d’espace « secondaire » est empruntée à l’anthropo-

sociologue Pierre Sansot qui a analysé les formes

contemporaines, des résidences secondaires de citadins dans les

campagnes françaises. Selon Sansot, un espace secondaire

possède les mêmes codes sociaux que ceux de l’espace primaire,

mais ne prend de sens que par rapport à celui-ci. L’espace

secondaire « permet de résoudre beaucoup des contradictions

1. MELITTI, op. cit. 2. Terme emprunté à Peter Brown. BROWN, La Société et le sacré dans l’Antiquité tardive, trad. de l’anglais par A. Rousselle, 2002 (1985), p. 16.

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sociales actuelles, de les contourner : il comble des failles que la

vie quotidienne et urbaine ne peut plus colmater »1. Cet espace

représente alors une possibilité d’écart et de mise à distance

spatiale, sociale et symbolique de la vie quotidienne. Dans son

analyse de la zâwiya des femmes Tijâniyya de Tunis2, Melitti

utilise aussi cette notion de secondarité, en désignant la zâwiya

féminine tunisienne comme un « contre espace social »3 qui

permet l’émergence de pratiques religieuses à caractères

périphériques qui privilégient la « religiosité »4 comme

expérience marginale du sacré sur la religion officiellement

instituée. Si la part du ludique, qui se manifeste par les chants,

les danses et les rires, est omniprésente dans les pratiques des

croyantes tunisiennes5, à Meknès en revanche les aspects festifs

du sacré sont volontairement réprimés par les gestionnaires de

lignée. L’analogie entre la zâwiya des Aïssâwa de Meknès et

celle des femmes Tijâniyya de Tunis doit donc être mesurée.

Interrogé sur l’atmosphère particulièrement calme et sereine de

la zâwiya, Moulay Idriss Aïssâwî nous dit que les pratiques

artistiques et spectaculaires du divin y sont formelles

interdites afin que les lieux, qui permettent la mixité, reste

décents :

« Il n’y a jamais d’instruments de musique ici. Parfois nous faisons

du samâ’ [chants religieux a cappella, ndr], par exemple la septième

nuit du mawlid, [fête qui correspond à l’attribution du non du

Prophète, ndr] nous organisons ici dans le mausolée du Chaykh al-

Kâmil une séance de chant spirituels. On le fait à l’occasion mais pas

systématiquement. Tu comprends, il y a beaucoup trop de passage et

de femmes dans la zâwiya pour nous permettre de pratiquer le samâ’

régulièrement. Cela attire des gens éloignés du soufisme. Dans ce

cas, nous ne pourrions plus garantir la sécurité des fidèles, les vols,

les agressions, c’est courant au Maroc. La zâwiya doit rester

1. SANSOT, L’espace et son double : de la résidence secondaire aux autres formes secondaires de la vie, 1978, p. 182. 2. MELLITI, op. it. 3. Ibid., p. 145. 4. Ibid. 5. Ibid., p. 143.

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convenable. »

La zâwiya-mère de Meknès autorise une conception des

pratiques rituelles encadrées par ses gestionnaires et basées sur

la notion de sainteté musulmane. Elle manifeste un espace

« secondaire », certes, mais un espace paisible, ritualisé et

hiérarchisé. Les deux niveaux de pratiques qu’elle accueille

n’entraînent pas de d’états spirituels violents, ses participants ne

manifestent aucun signe extérieur d’extase. Ici, la retenue

comportementale des présents se veut règle implicite. Nous

n’avons jamais constaté la manifestation de cris, de pleurs, de

grondements ou de danses rituelles. Moulay Idriss Aïssâwî, à ce

propos, ajoute ceci :

« Les personnes qui recherchent la distraction ou l’extase se

trompent. Le soufisme ce n’est pas un jeu ou une mode, c’est une

pratique d’éducation par l’invocation de Dieu. Notre méthode

propose le cheminement de gens vertueux vers Dieu, et cela par le

bon comportement intérieur et extérieur. Le Chaykh al-Kâmil n’a

jamais enseigné l’extase, bien qu’il l’ait accepté de Abû ar-Rawâyil

[son disciple favori, ndr]. L’extase survient toujours lorsqu’on ne s’y

attend pas, c’est une bénédiction de Dieu, inutile de le provoquer par

de la musique ou des danses.»

Cette forme de piété offre la possibilité d’un usage pratique du

divin et articule une conduite sociale et morale conforme à un

modèle d’homme, le chaykh fondateur de la tarîqa. Cette

polyvalence permet à la zâwiya de faire cohabiter de deux

systèmes dévotionnels différents. Intéressons-nous à cette idée :

La cohabitation de deux systèmes dévotionnels :

Par la notion de système dévotionnel nous entendons un niveau

de pratique rituelle qui s’inscrit dans un cadre symbolique qui

permet au fidèle de réaliser des actes de piété orientés vers un

objectif théorique précis. Dans le cas de la zâwiya-mère des

Aïssâwa nous avons observé et décrit précédemment la présence

de deux systèmes dévotionnels dissemblables utilisés par deux

catégories différentes de fidèles : il s’agit de l’application de la

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doctrine (pratiquée par les disciples de l’ordre) et de la quête de

la grâce divine (réalisée par les visiteurs des lieux). Ces

systèmes dévotionnels sont néanmoins basés sur la croyance

commune en la baraka du chaykh. Rappelons-en les propriétés :

- Premier système : l’application de la doctrine : cette mise en

pratique du traité d’autoperfectionnement et de savoir-vivre

établit par le Chaykh al-kâmil astreint véritablement les

adeptes à une discipline corporelle normative. Le but est

d’expérimenter la rencontre avec Dieu (l’« extinction de

l’être dans l’unicité », al-fanâ’ fî al-tawhîd) et de modéliser

l’« l’homme universel » (al-insân al-kâmil). Acceptant

l’idée d’une praxis longue et difficile, les pratiquants sont

motivés par la certitude du salut extra mondain accordé par

la baraka du saint.

- Second système : la quête de la grâce divine : les fidèles

prennent part à un cycle de dévotion transactionnel basé sur

le couple baraka / ziyâra. Leur démarche est orientée vers la

résolution de problèmes divers liés à la vie quotidienne et à

leur état de santé. Les croyants sont ici motivés par l’espoir

de voir se réaliser un vœu censé s’accomplir grâce la baraka

du saint pour leur salut intra mondain.

Peut-on tenter d’analyser, à partir des notions de E. Durkheim et

de E. Goffman, ces deux systèmes dévotionnels ?

Pour Emile Durkheim, les rituels religieux servent à créer un

ordre social. Il définit deux types de rituels qu’il appelle positif

et négatif. Le rituel positif a pour but de communier humain et

divin : pour cela le premier rend hommage au second de

diverses façons par diverses offrandes. Le rituel négatif décrète

des tabous, des interdits, et trace les limites entre sacré et

profane. Il aide à mettre l’individu en condition d’accéder au

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domaine du religieux, à l’aide par exemple d’habits cérémoniels,

d’ornements ou par le jeûne1. Citant Radcliffe-Brown, qui

introduisit les analyses de E. Durkheim dans la sociologie anglo-

saxonne, Ervin Goffman propose une définition du rite comme

manifestation de la structure sociale dans les actions

individuelles :

« Il existe une relation rituelle dès lors qu’une société impose à ses

membres une certaine attitude envers un objet, attitude qui implique

un certain degré de respect exprimé par un mode de comportement

traditionnel référé à cet objet. »2

Le rituel est, toujours pour E. Goffman, un « acte formel et

conventionalisé par lequel un individu manifeste son respect et

sa considération envers un objet de valeur absolue, à cet objet ou

à son représentant. »3 Ces actes rituels, Goffman les voit comme

des « signes d’expressions corporelles »4 réalisés lors d’un rituel

goffmanien de type positif ou négatif5.

Dans le cas du premier système dévotionnel, l’adepte effectue

une mise en condition normative mentale et corporelle qui l’aide

à se mettre dans une situation où une rencontre avec divin doit

se vivre. Accepter de suivre le cheminement initiatique et le

traité d’autoperfectionnement mystique, c’est consentir à se

soumettre à ces règles qui définissent les contours théoriques de

l’expérience du sacré. C’est donc vivre un rituel définit par

Durkheim comme négatif dont le manquement correspond, pour

Goffman, à une « violation de la croyance »6. Les réunions

collectives d’invocations quotidiennes correspondent au rituel

positif où divers hommages sont rendu à Dieu par les fidèles

dans la perspective d’une communion divine.

1. DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, 1998 (1912), pp. 50-51. 2. RADCLIFFE-BROWN, « Le Tabou », dans Structure et fonction dans la société primitive, 1969, cité par E. Goffman, La mise en en scène de la vie quotidienne, t 1 : Représentation de soi, trad. de l’anglais par A. Accardo et A. Kihm, p. 51. 3. GOFFMAN, ibid., t.2, p.73. 4. Ibid., p. 132. 5. Ibid., p. 73. 6. Ibid.

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Ces deux rituels positif et négatif imposent au disciple des règles

comportementales qui norment et gouvernent l’individu en

fonction de sa présence dans la zâwiya et vis à vis des autres

fidèles. Ces contraintes, définies par E. Goffman comme des

devoirs (et dont le manquement constitue un « affront »1)

couvrent aussi différents niveaux d’expression définissant la

« façade personnelle » ou « collective » qui dessinent la maîtrise

de ses impressions, le maintien physique, la tenue vestimentaire

et les manières des individus. Ceux-ci sont alors contraints par

l’autorité et tout au long de leur présence dans la zâwiya,

d’incarner temporairement un « rôle »2 qui prédéfinit leur

comportement idéal tout au long de la pratique rituelle. Goffman

propose trois expressions corporelles types pour modéliser les

comportements humains : il s’agit de l’expression corporelle

« d’orientation », de l’expression corporelle « de circonspection

» et de l’expression corporelle « d’outrance ». D’après lui, il

existe un « fond commun de croyances qui unit les sociétés

occidentales qui s’est vu négligé par tous ceux qui étudient le

comportement. »3 Goffman pense que la religion chrétienne a

joué, en Occident un rôle important dans le système de

transmission culturelle d’une certaine idéologie morale :

« Tout au long de l’histoire de la civilisation occidentale, il a existé

une continuité dans l’idéologie morale officielle qui définit les

attributs personnels convenables que les hommes et les femmes

devaient arborer dans leurs rapports en face à face. La littérature du

gentilhomme, remarquable à partir du 16ème siècle, n’est qu’un

exemple. Il s’agit, aussi des vertus classiques qui font une bonne

nature : l’honnête, la gratitude, l’équité, la générosité. Il y a

1. Pour les notions de « droit » et de « devoir », Goffman nous donne la définition suivante : « Les normes ou les règles empiètent sur l’individu (...). Ces obligations et ces attentes sont parfois nommées des droits quand la personne qui les a les désire, et des devoirs dans le cas contraire. », GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne, t1, op. cit., pp. 102-103. 2. Le terme de « rôle » est employé ici selon la définition que lui a donné Richard Sennet, à savoir qu’« un rôle est une conduite adaptée à certaines situations et non à d’autres (…) et impliquent un système de croyance particulier. » SENNET, Les tyrannies de l’intimité, 1979 (1974), pp. 35-36. 3. Ibid., p. 178.

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également des valeurs associées au comportement corporel,

certaines particulière à chaque sexe, d’autres communes : propreté,

belle apparence, maîtrise des passions, force et courage physique,

dextérité, grâce et maintient. Et encore, les vertus propres à

l’interactant : sincérité, déférence, modestie et autres semblables.

Enfin, les vertus d’éducation associées au savoir, au langage et à la

culture. Dans tout cela, bien sur, la religion chrétienne joue un rôle

important. »1

Ces valeurs normatives nous les retrouvons aussi chez les

enquêtés : nous avançons l’idée que ceux-ci adoptent, lors de la

pratique de l’autoperfectionnement mystique, une expression

corporelle dite d’ « orientation », où « un individu en présence

des autres se sent souvent obligé de sa livrer à quelque activité

reconnaissable et ouvertement motivée par les objectifs officiels

du moment et du lieu. »2 Les disciples de l’ordre, qui se

déchaussent à l’entrée du sanctuaire pour y réciter à haute voix

les invocations spirituelles, s’assoient tous en position assise en

tailleur, le dos bien droit. Aidés seulement par leur chapelet, ils

font preuve d’une attitude introvertie indépendamment d’une

amabilité et d’une gentillesse les uns envers les autres, qui font,

nous disent-ils, le renom de la méthode d’autoperfectionnement

mystique. L’expression de ce savoir-vivre préalablement défini

et ritualisé par les enseignements théoriques du chaykh3, est la

combinaison des deux rituels positifs et négatifs durkheimiens

qui pénètre tout le tissu social, toute l’assemblée des croyants.

Selon N. Gole, cette forme d’autocontrainte corporelle est

caractéristique des micros pratiques corporelles musulmanes :

« [L’islam, ndr] s’est déployé dans un espace défini par ce que

Pierre Bourdieu appelle l’« habitus » qui englobe les habitudes

alimentaires, la façon de s’exprimer, les gestes corporels, tout ce qui

fonctionne en deçà de la conscience et du langage, loin du contrôle

de la personne, en dehors de sa volonté. Dans la mesure où le corps

est le lieu de la mémoire historique, tout projet qui cherche à

1 . Ibid. 2. Ibid., p. 135. 3. A propos des spécificités de la voie mystique d’autoperfectionnement, voir pp. 149-166.

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produire « l’homme nouveau » met l’accent sur les détails les plus

insignifiants, comme le vêtement, la barbe, les manières de parler. »1

Cet habitus volontaire met en jeu des notions spirituelles,

religieuses, morales et sociales et facilite l’autocontrainte

corporelle qui pousse le croyant à se définir par une certaine

retenue dans l’attitude, le rejet de la violence et la bienséance,

préceptes imposés par le chaykh et acceptés par l’aspirant.

Cherchant avec opiniâtreté à se conformer au traité

d’autoperfectionnement créé par le fondateur, le disciple de la

zâwiya se présente à nous dans la méditation et l’invocation de

Dieu à travers lesquelles il vit un repli vers l’intérieur de son

être. Théoriquement, cette autocontrainte corporelle, véritable

habitus volontaire de l’émotion, doit lui permettre, au final,

l’ « extinction de l’être dans l’unicité » (al-fanâ’ fî al-tawhîd)

ou, du moins, de s’approcher le plus près possible de la

« présence divine » (al-hadra). Il pourra ainsi, peut-être, auprès

de ses frères, représenter « l’homme parfait » (al-insân al-

kâmil), cet être humain idéal qui se veut l’image du Prophète de

l’islam.

Lors leur quête de la baraka, les visiteurs manifestent ici aussi,

au même titre que les disciples de la zâwiya mais d’une façon

autre, leur respect pour le sacré. Ces fidèles qui ne cheminent

pas sur la voie initiée par le chaykh et ne pratique pas la

méthode d’autoperfectionnement. Cependant, cela ne signifie

pas qu’ils soient incapables, en ce lieu, de manifester une

certaine retenue comportementale soutenue par une droiture

morale. Les visiteurs de la zâwiya s’engagent à respecter un rôle

prédéfinit qui s’inscrit dans un rituel positif : le respect et

l’entretient du cycle symbolique du don / contre don (baraka /

ziyâra). Ces fidèles effectuent ici une mise en condition

normative mentale et corporelle qui les aide à se mettre dans une

situation qui doit permettre le contact avec le divin. Ceux-ci

1. GOLE, Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie, Paris, La découverte, Paris, 2003 (1993), p. 153.

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adoptent eux aussi, selon la définition de Goffman, une

« expression corporelle d’orientation » : ils se déchaussent à

l’entrée du sanctuaire pour y réciter mentalement ou à voix

basse des prières et formuler des vœux, près de la tombe du

saint, parfois même en l’embrassant. Certains prolongeant la

visite en demeurant assis dans les lieux, soit dans l’espace rituel

ou dans l’espace profane. Lorsqu’ils se trouvent dans l’espace

rituel, les visiteurs sont soutenus par les gestionnaires de lignée

réalisent, à leur demande, des courtes prières d’invocations

(du’â`-s). Le don de quelques pièces de monnaies des fidèles

peut aussi être interprété comme un signe de gratitude « qui a

pour fonction de clore une rencontre. »1 Face aux descendants

du saint, les visiteurs font preuve d’une attitude extrêmement

réservée et d’une politesse qui signifie, nous disent-ils, leur

bonne intention, la niyya, condition morale qui sanctionne cette

transaction divine. Ces « expressions corporelles

d’orientations » révèlent deux types de conduites, l’une idéale,

l’autre alternative :

- La conduite idéale des visiteurs : se déchausser à l’entrée du

tombeau du saint. S’asseoir près de la tombe du Chaykh al-

Kâmil, la toucher et y réciter mentalement (ou à voix basse)

des prières et y formuler des vœux. Solliciter la bénédiction

de Dieu et déposer quelques pièces de monnaie dans la

caisse prévue à cet effet.

- La conduite alternative des visiteurs : placer sa tête contre la

tombe du chaykh et en embrasser les cotés. Dormir dans son

mausolée. Allumer une bougie dans une des pièces de la

zâwiya. Boire de l’eau de fleur d’oranger. Solliciter la

1. GOFFMAN, op. cit., p. 141.

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bénédiction de des gestionnaires de lignée présents sur les

lieux. Se reposer dans l’espace profane.

Les tableaux suivants (fig.7 et 8) résume les caractéristiques de

ces deux systèmes dévotionnels qui doivent, idéalement,

s’accomplir de façon périodique. Ils nous révèlent, d’une part,

des activités définies par Goffman comme « communicantes »,

c’est-à-dire, « orientées vers un but précis »1 et, d’autre part des

rites d’« entretiens », qui « solidifient un lien de peur qu’il ne se

détériore à travers le temps. »2 :

Fig. 7 : tableau récapitulatif du 1er système dévotionnel :

1. Ibid., p. 67. 2. Ibid., p. 82.

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Fig. 8 : tableau récapitulatif du 2nd système dévotionnel :

Les éléments esthétiques, symboliques et rituels qui

interviennent dans la naissance de ces deux systèmes sont

nombreux, mais c’est bien la même croyance au pouvoir du

saint, sa baraka, qui permet la cohésion sociale d’individus aux

démarches si hétérogènes. Cette baraka se diffuse parmi les

croyants selon des modalités inégales (à la fois matérielles,

orales ou contact physique) et par une réceptivité fort

ambivalente.

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Conclusion

Sept thèmes nous permettent de conclure cette analyse micro

sociale de la zâwiya-mère des Aïssâwa et des pratiques

rituelles qui s’y déroulent aujourd’hui :

1. Fondée à Meknès par Muhammad ben Aïssâ à la fin du

15ème siècle, la zâwiya-mère a été totalement rebâtie trois

siècles plus tard par le sultan Moulay Muhammad ben

‘Abdallah. Rénovée de façon régulière par le Ministère des

Habous et des Affaires Islamiques et entretenue par les

services municipaux, la demeure est dotée d’une envergure

nationale et transnationale. Théoriquement, les gestionnaires

de lignée sont les dirigeants de la confrérie à l’échelle

panmaghrébin et les garants de la doctrine mystique

originelle.

2. La zâwiya-mère est ouverte au public tous les jours de

l’année du levé au couché du soleil. Elle abrite aujourd’hui

trois principaux tombeaux : celui du Chaykh al-Kâmil, celui

de son disciple favori Abû ar-Rawâyil et celui du fils

supposé du fondateur, Aïssâ al-Mehdi. C’est dans le

mausolée du Chaykh al-Kâmil qu’est localisée la source du

sacré. Par la présence de nombreux dispositifs visuels et

décoratifs, il s’y dégage une esthétique globale qui engage le

croyant à la pratique du divin.

3. La zâwiya-mère autorise la mixité sexuelle et la visite d’un

tombeau. Ces faits entraînent automatiquement sa mauvaise

réputation : les pratiques rituelles sont jugés contraire à

l’islam sunnite et les soupçons de débauche et de mauvaise

rencontre (prostitution, drogue etc.) sont couramment

avancés par certains enquêtés.

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4. Du coté des visiteurs, la zâwiya-mère ne revêt pas la même

signification pour tous les sondés, dont on remarque une

grande variété en termes d’origine régionale et de classe

sociale. Nous y trouvons à la fois les disciples (al-fuqarâ’)

qui ont fait vœu de consacrer leur vie à la confrérie

(uniquement des hommes âgés de 35 ans à 65 ans), des

fidèles (al-ziyâratî) qui expriment le besoin occasionnel

d’une médiation avec le tombeau du saint (75 % sont des

femmes âgés de 15 à 40 ans) et différents professionnels ou

mendiants qui se proclament dépositaires du charisme du

chaykh.

5. Les gestionnaires de lignée aménagent et encadrent deux

types de pratiques rituelles qui correspondent à deux

systèmes dévotionnels singuliers : il s’agit de l’application

de la doctrine et de la quête de la grâce divine. Le premier,

pratiqué par les disciples assidus, aspire à mettre en pratique

le traité d’autoperfectionnement et de savoir-vivre établit par

le Chaykh al-kâmil. Ce système dévotionnel astreint ses

pratiquants à une discipline corporelle normative qui doit

leur permettre expérimenter l’union avec Dieu. Le second,

réalisé par les visiteurs de passage, met en action un cycle de

dévotion transactionnel orienté vers la résolution de

problèmes liés à la vie quotidienne et à l’état de santé. Les

croyants sont ici motivés par l’espoir de voir se réaliser un

vœu censé s’accomplir grâce la baraka du saint. Ces deux

systèmes dévotionnels trouvent leur cohérence dans la

croyance commune en la baraka du chaykh. Cette force

surnaturelle offre à la fois aux disciples la certitude du salut

extra mondain et aux visiteurs celle du salut intra mondain.

6. Ces deux modes de piété n’entraînent pas de d’états

spirituels violents, les pratiquants ne manifestent aucun

signe extérieur d’extase. Dans la zâwiya des Aïssâwa, la

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retenue comportementale se veut règle implicite : les aspects

festifs et ludique du sacré sont volontairement neutralisés

par les gestionnaires de lignée. Les activités des croyants

sont définies comme « communicantes » au sein de rituels

d’« entretiens » (selon Goffman).

7. La demeure possède un rôle polyvalent : elle offre à ses

visiteurs la possibilité de participer à des séances

d’invocations collectives, la pratique des prières canoniques,

la communication de la baraka, l’hospitalité et l’accueil des

nécessiteux. Elle articule une forme de sociabilité qui

permet aux fidèles qui s’y retrouvent non seulement

d’effectuer des actes relevant du sacré mais aussi de se

retrouver dans une communauté émotionnelle pour pouvoir

accéder à un peu d’absolu. Elle semble représenter une

possibilité d’écart et de mise à distance spatiale, sociale et

symbolique de la vie quotidienne et correspondre au modèle

d’ « espace secondaire » avancée par P. Sansot.

La zâwiya-mère représente une manifestation particulière de la

présence physique du divin dans le territoire et le lieu où les

fidèles peuvent rencontrer les descendants du saint fondateur.

Cependant, aujourd’hui au Maroc la véritable cellule de base de

la confrérie est l’équipe (al-tâ`ifa) de disciples qui se présente

au public sous la forme d’un orchestre musical constitué d’une

quinzaine de personnes. C’est une configuration sociale

exclusivement masculine, hiérarchisée et placée sous l’autorité

d’un délégué (muqaddem). De nombreux groupes Aïssâwa

animent des cérémonies mêlant invocations mystiques,

exorcisme et danses d’extases. Cette forme de religiosité se

manifeste d’une part dans la sphère privée au cours de soirées

domestiques (les lîla-s) organisées à la demande de particuliers

et, d’autre part, dans la sphère publique lors des célébrations des

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fêtes patronales (les mussem-s). Quelle est l’origine de ces

groupes de disciples ? Quel rapport ont-ils avec la bureaucratie

religieuse ? Qui sont leurs membres ? Ces interrogations nous

conduisent sur notre second chapitre.

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Chapitre 2

Les équipes de musiciens

LES TA`IFA-S

Ce chapitre s’attache à l’étude des tâ`ifa-s (litt. « groupes » ou

« équipes ») de disciples musiciens de la confrérie des Aïssâwa

dans les villes de Fès et de Meknès. Notre travail se divise en

deux grandes parties : la première révèle la situation actuelle des

membres de ces orchestres, la seconde décrit le matériel et les

techniques musicales qu’ils utilisent pour animer les cérémonies

rituelles.

Notre première partie répond aux questionnements suivants :

quelle est l’origine de ces groupes de disciples ? Depuis quand

existent-ils ? Comment sont-ils considérés par la population ?

Pourquoi les Marocains rejoignent-ils ces orchestres ? Qui sont-

ils ? Connaissent-ils la doctrine du fondateur ? La respectent-

ils ? Quels liens entretiennent-ils les uns avec les autres ? Sont-

ils en contact avec la bureaucratie religieuse ? Leur statut est-il

reconnu par l’Etat ? Quelle place ces groupes accordent-ils au

spirituel, au religieux, au social, à la politique et à

l’économique ? Comment se caractérise la pratique sociale des

Aïssâwa enquêtés ?

Pour cela, nous commencerons par rappeler les circonstances et

les motifs qui entraînèrent, à un moment précis de l’histoire de

la confrérie, la création de groupes de disciples. Nous

continuerons par la monographie d’une tâ`ifa type pour

comprendre quelle place occupe ces orchestres dans la

hiérarchie de l’institution religieuse. Leur représentation sociale

et leur importance numérique seront ensuite dévoilées grâce aux

résultats d’une enquête d’opinion et d’un recensement. Afin de

saisir l’évolution de leur inscription dans la société, cette étude

statistique sera mise en échos, d’une part, avec les résultats du

recensement national de 2004, et, d’autre part, avec les sources

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françaises du début du 20ème siècle à aujourd’hui. Enfin, pour

mettre à jour le modèle confrérique contemporain, nous

dévoilerons la pratique sociale d’un échantillon de disciples à

partir d’entretiens directifs. L’idée est de comprendre comment

ceux-ci s’approprient un système symbolique pour le mettre au

service de leur vie religieuse, économique et sociale.

Commençons par le commencement. Quelle est l’origine de ces

orchestres et depuis quand existent-ils ?

La confrérie hors les murs

D’après le surintendant (mezwâr) actuel de la confrérie, c’est

précisément en 1643 (1150 H.) que les gestionnaires de lignée

nommèrent certains adeptes à la tête des groupes de disciples

géographiquement éloignés de la zâwiya-mère. D’après lui, ces

affectations furent une tentative de régénération du charisme du

chaykh à l’extérieur de Meknès et dans des territoires où la

doctrine, lorsqu’elle ne fut pas ignorée, connut une dégradation :

d’autres dirigeants actuels interrogés nous affirment que

l’ « incompétence » de leurs prédécesseurs à la tête de la

confrérie entraîna l’apparition de pratiques rituelles qu’ils

qualifient d’innovations blâmables (bid’a-s)1. Pour palier à cette

transformation de la domination charismatique, des disciples

« délégués » (muqaddem-s) furent désignés par les responsables

de l’époque dans le but, nous dit le mezwâr, de « maintenir et de

rendre le visage originel de la tarîqa ». Ces adeptes endossèrent

à leur tour, mais exclusivement à l’extérieur de la zâwiya-mère,

le rôle de gestionnaires de la sainteté. Voici, à ce propos, son

récit :

« Après la mort du Chaykh al-Kâmil et de Abû ar-Rawâyil, la tarîqa

Aïssâwiyya attira beaucoup de monde (…) Ce succès entraîna aussi

1. Il s’agit, selon le surintendant, du sacrifice animalier (al-frissa, litt. « la proie ») sur lequel nous reviendrons.

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une déviation dans le message initial du chaykh qui est amour (…)

Ceci provoqua l’éloignement mutuel de la zâwiya-mère et des

disciples, qui perdirent le lien avec l’enseignement du chaykh. Les

personnes que nous devons blâmer aujourd’hui sont les responsables

de la tarîqa de l’époque et ceux qui en dirigeaient les affaires

spirituelles et temporelles. Ils ont faillit à leur responsabilité qui est

l’appel à Dieu et la conduite du bon cheminement des disciples en

les éloignant de toutes les pratiques en contradiction avec sa

doctrine. C’est pourquoi les premiers délégués furent désignés et

nommés à la tête des groupes pour diffuser le véritable

enseignement du chaykh auprès des disciples dispersés dans tout le

Maroc. »

D’après les témoignages de certains vieux disciples enquêtés, il

semblerait que les premières tâ`ifa-s du 17ème siècle furent

mixtes, c'est-à-dire composées à la fois d’hommes et de femmes.

Aujourd’hui, du moins dans les grandes agglomérations

urbaines (Fès, Meknès, Rabat, Salé, Tanger, Marrakech) ces

groupes sont tous exclusivement masculins.

Décrivons l’organisation interne des tâ`ifa-s et les liens que les

disciples entretiennent avec la zâwiya-mère de Meknès et avec

l’Etat.

Les délégués et les serviteurs

Les tâ`ifa-s regroupent des gestionnaires de la sainteté que nous

appelons des « gestionnaires initiés » car ils n’ont pas hérité de

leurs postes mais ont investi ce champ religieux suite à une

action volontaire et individuelle de leur part. Ils sont

théoriquement tous des disciples qui cheminent sur la voie

initiatique du fondateur, donc les principaux destinataires de

l’enseignement doctrinal du saint : il s’agit des « délégués »

(muqaddem-s) et des musiciens dits « serviteurs » (khaddâma).

C’est par le biais d’un certificat officiel délivré par le Ministère

des Habous et des Affaires islamiques que le surintendant de la

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confrérie nomme et autorise un disciple à fonder une tâ`ifa

Aïssâwa pour, théoriquement, enseigner la doctrine de la

confrérie à d’autres adeptes. De fait, un simple disciple peut

aisément devenir un délégué. Aujourd’hui chaque tâ`ifa

Aïssâwa regroupe douze à vingt musiciens placés sous l’unique

autorité d’un muqaddem auprès duquel ils ont pris le pacte

initiatique (al-‘ahd) qui scelle leur alliance avec la confrérie. La

totalité des muqaddem-s de tâ`ifa-s Aïssâwa de Fès sont eux-

mêmes sous la tutelle d’un « chef des délégués » (muqaddem-

muqaddmin lui-même muqaddem d’une tâ`ifa), qui joue le rôle

d’intermédiaire entre la zâwiya-mère, les autres tâ`ifa-s et la

préfecture (wilaya). Il se charge aussi de résoudre les différents

qui surgissent parfois au sein ou entre les groupes. Idéalement,

chaque tâ`ifa est placée sous le patronage d’un descendants

biologiques du Chaykh al-Kâmil, l’un des gestionnaires de

lignée de la zâwiya-mère qui s’occupe de faire obtenir au

muqaddem les papiers officiels des services municipaux qui

autorisent cette activité. Les tâ`ifa-s ont implicitement

obligation d’offrir chaque année aux gestionnaires de lignée

l’offrande (al-ziyâra, qui consiste en des dons en nature et en

argent très diverses selon les capacités la richesse du

muqaddem) lors de la fête patronale (mussem) afin de renouveler

l’allégeance au saint et de maintenir le cycle baraka / ziyâra.

Observerons les rôles précis du délégué, du chef des délégués et

des musiciens serviteurs :

Le délégué (al-muqaddem)

Le muqaddem est le seul et véritable chef de la tâ`ifa. Nommé

par le zâwiya-mère de Meknès, il est le disciple (al-faqîr) censé

réunir toutes les aptitudes morales, spirituelles et artistiques

indispensables qu’impliquent une telle fonction. Ce n’est qu’à la

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suite de plusieurs années d’apprentissage auprès des autres

muqaddem-s en tant que musicien serviteur dans différentes

tâ`ifa-s qu’un adepte obtient, par la reconnaissance de ses pairs,

la possibilité de devenir lui-même muqaddem. Pour cela,

l’aspirant doit se rendre à la zâwiya-mère de Meknès afin d’y

passer un examen auprès de la « commission » (al-lajna), à la

suite duquel une attestation (al-chahâda, appelée « diplôme » en

français par les Aïssâwî francophones), lui est délivrée par le

Ministère des Habous et Affaires Islamiques via la préfecture.

Celle-ci est signée à la fois par le surintendant de l’ordre et le

chef des délégués.

Le muqaddem est censé avoir une connaissance sûre de

l’histoire de la confrérie, de l’hagiographie relative au Chaykh

al-Kâmil, de sa doctrine, des traditions mystiques locales et du

déroulement du rituel confrérique. Il lui faut en outre bénéficier

de l’accord moral d’une dizaine de musiciens serviteurs. Cette

condition est obligatoire et nécessaire à l’obtention de ce

« diplôme », car, en l’acceptant comme muqaddem, ceux-ci

s’engagent à constituer sa future tâ`ifa. Le nouveau muqaddem

se doit d’offrir une cérémonie d’investiture à Fès (appelée al-

nzûl) à laquelle sont conviés tous les autres muqaddem-s de la

région de Fès et Meknès ; leur présence constitue une

reconnaissance de fait. La fonction de muqaddem de tâ`ifa

implique inévitablement des compétences artistiques de haut

niveau. Il faut qu’il soit à la fois un bon danseur, un très bon

chanteur et un excellent musicien afin qu’il puisse former ses

compagnons et diriger le groupe au complet. Il doit être capable

de manipuler tous les instruments en usage dans la confrérie,

connaître tout le répertoire mystique (wird-s, dhikr-s, hizb

Subhân al-Dâ`im) et musical (rythmes, chants, poésies) et les

différentes techniques corporelles (danses de la hadra). Cette

compétence multiple lui est nécessaire dans la mesure où il

assume de lourdes responsabilités : c'est lui qui décide des

nouvelles affiliations en réalisant le pacte initiatique (al-‘ahd) et

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qui mène de bout en bout toutes les cérémonies rituelles. Sa

maison étant le lieu où sont conservés le matériel appartenant à

la tâ`ifa, son domicile est alors considéré comme la zâwiya du

groupe. Aussi le muqaddem jouit-il, en général, auprès de ses

compagnons d’un très grand prestige et d’une autorité quasi-

absolue.

Malgré des procédures administratives souvent onéreuses pour

obtenir l’autorisation préfectorale de fonder une tâ`ifa et l’achat

de la totalité du matériel rituel, la fonction de muqaddem n’est

pas officiellement reconnue comme une activité professionnelle.

En revanche, les services des tâ`ifa-s n’étant pas gratuits, il

garde pour lui une part importante des recettes du groupe.

Le chef des délégués (al-muqaddem-muqaddmin) :

Dans chaque ville du Maroc où la confrérie est implantée, un

chef des délégués (muqaddem-muqaddmin), désigné par

succession et mandaté par le Ministère des Affaire Islamique et

le surintendant, a pour fonction d’être le juge et représentant des

muqaddem-s des tâ`ifa-s locales. Un document officiel de la

zâwiya nous informe que « le muqaddem-muqaddmin supervise

les muqaddem-s et s’occupe d’organiser leur travail et de

collaborer avec les autorités concernées. »1 Le muqaddem-

muqaddmin est lui-même un muqaddem de tâ`ifa mais il se

distingue, dit-on, en vertu de hautes valeurs morales et

spirituelles qui l’autorisent à résoudre les différents qui

surgissent parfois entre les tâ`ifa-s et à jouer le rôle

d’intermédiaire entre la zâwiya-mère, les muqaddem-s et la

préfecture2.

1. Extrait d’un rapport de réunion interne à la confrérie, daté du 06 juillet 1996, disponible avec sa traduction dans notre volume annexe, pp. 05-08. 2. Depuis l’année 1996, le muqaddem-muqaddmin de Fès et de Meknès est Haj Azedine Bettahi, désigné par son prédécesseur, Haj Muhammad Berrada (lui-même choisit par Haj Hamid Tazi). Son certificat de nomination et sa traduction française sont disponibles dans notre volume annexe, pp. 08-10.

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A l’inverse des autres muqaddem-s, la fonction de muqaddem-

muqaddmin est reconnue en tant qu’activité professionnelle.

Fonctionnaire d’Etat salarié par la préfecture au titre de « chef

des troupes folkloriques », il est chargé par le Ministère de

l’Intérieur et la préfecture de sélectionner les autres musiciens

de la confrérie pour animer les festivités publiques organisées

par la municipalité à l’occasion des fêtes musulmanes.

Les relations entre la confrérie Aïssâwa et l’Etat marocain,

entretenues par le surintendant et par le muqaddem-muqaddmin

place parfois ce dernier au devant de la scène publique. Ainsi,

les liens supposés intimes qui unissaient feu Haj Muhammad

Bagrou, le muqaddem-muqaddmin de Marrakech (décédé en

décembre 2004) et le roi Hassan 2 ont récemment fait l’objet

d’un article controversé publié dans le quotidien arabophone

indépendant Menara, où sont décris des rituels magiques

introduits, selon l’article, par Haj Bagrou au plus sommet de

l’Etat1.

Les musiciens serviteurs (al-khaddâma)

Les musiciens serviteurs (al-khaddâma) sont situés au plus bas

de la hiérarchie confrérique. Leur nombre au sein d’une tâ`ifa

peut varier entre douze et vingt et se divise en deux groupes :

celui des anciens et celui des jeunes. Le mot fuqarâ’ (pluriel de

faqîr), employé dans la tradition mystique pour désigner les

disciples, est plutôt réservée aux vieux adeptes dont l’âge

avancé fait qu’il n’est plus possible pour certains de manipuler

les instruments de musique au cours des rituels. Leur rôle,

durant les cérémonies, se limite à réciter les litanies spirituelles,

à chanter les poésies et à participer aux danses collectives. Ils

entourent le muqaddem au sens propre comme au figuré et celui-

1. L’article en question, non signé, intitulé « Haj Muhammad Bagrou, le secret de Hassan 2 », fit la une du journal Menara paru le 11 mars 2005.

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ci prendra grand soin à leur apporter toute l’attention nécessaire,

s’arrangeant à ce qu’ils bénéficient de tout le confort possible

(nourriture, rafraîchissements et transport).

Les jeunes musiciens sont voués à trois tâches principales : ils

jouent les instruments de musique, ils constituent le chœur

(raddâda, litt. « répondeurs ») de la « chorale » (le mot français

est très souvent employé par eux) et ils forment aussi le groupe

des danseurs. Leur initiation musicale se fait en général par

observation et imitation in situ ; quelquefois de façon plus

formelle par des exercices de pratique musicale au domicile du

muqaddem. Les plus habiles d’entre eux relaient aussi le

chanteur soliste (le muqaddem ou le « le récitant du le dhikr »)

lors des chants des longs poèmes.

Le « récitant du dhikr » (dhekkâr) :

Le dhekkâr est celui qui, par ses hautes compétences artistiques,

seconde le muqaddem lors des chants des cantiques et des

récitations du dhikr. Son capital sympathie, très élevé, fait qu’il

a toute la confiance du muqaddem et des autres membres de la

tâ`ifa. Il remplace aussi le muqaddem le cas échéant. Avant de

devenir muqaddem, il est d’usage qu’un musicien doit pratiquer

pendant plusieurs années la fonction de dhekkâr.

Souvent, avec une pointe d’humour et en anglais, les musiciens

serviteurs désignent leur groupe comme une dream

team (« équipe de rêve »), faisant référence ici à la célèbre

équipe américaine de basket ball du début des années 1990.

Ajoutons que la fonction de musicien n’est pas reconnue comme

une activité professionnelle.

Auprès des enquêtés nous avons appris que certains membres

des tâ`ifa-s ont aujourd’hui disparu. De qui s’agit-il ? Pourquoi

leurs fonctions sont devenues inutiles ?

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Les anciens membres

Les muqaddem-s interrogés nous précisent que l’organisation

contemporaine des tâ ifa-s diffère quelque peu de ce qui existait

jusque dans les années 1970. Diverses fonctions cumulées

actuellement par le muqaddem et les musiciens serviteurs furent

auparavant partagées entre différents disciples : il s’agit de

l’adjoint (al-khalîfa), du trésorier (al-amîn), de l’annonciateur

(al-allam), du secrétaire (al-rkass), et de la responsable des

babouches (al-muqaddema al-belrat) :

L’adjoint (al-khalîfa) : c’était le second muqaddem, qui le

suppléait éventuellement (cette fonction est maintenant tenue

par le « récitant du dhikr »). Il ne participait pas aux soirées

rituelles en tant que musicien ou danseur mais, assis dans un

coin, il en supervisait le déroulement. Son rôle était de récupérer

la recette pour la confier au trésorier.

Le trésorier (al-amîn) : sa fonction était de conserver 30 à 40 %

des recettes annuelles de la tâ`ifa pour l’offrande (al-ziyâra)

offerte par les disciples aux responsables de la zâwiya-mère lors

de la fête patronale (mussem) de Meknès. Ces gains devaient

aussi subvenir à divers faux-frais (mariages, naissances ou

décès) liés à la vie communautaire du groupe. Aujourd’hui c’est

le muqaddem qui remplit la fonction de trésorier.

L’annonciateur (al-allam) : c’était l’un des musiciens qui, au

cours d’une cérémonie, se chargeait d’annoncer à ses

coéquipiers la tenue d’une prochaine soirée. Cette fonction

donnait lieu, dit-on, à une mise scène codifiée. Pendant la

première partie du rituel, après le chant du poème intitulé

« l’asile auprès de l’Envoyé de Dieu » (al-hurm ya rassul

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Allah)1, l’annonciateur se levait et se plaçait face à ses

coreligionnaires pour formuler, à voix haute et devant le public,

la phrase suivante : « ô Messieurs Aïssâwî, je vous informe que

notre prochaine lîla se déroulera à l’adresse suivante… »

L’endroit et la date étaient confirmés ultérieurement par le

secrétaire qui contactait chaque membre du groupe.

Actuellement c’est le muqaddem qui se charge de prévenir ses

musiciens par téléphone portable.

Le secrétaire (al-rkass) : l’effectif des anciennes tâ`ifa-s pouvant

atteindre près de cinquante personnes, un secrétaire tenait et

conservait un répertoire manuscrit où les coordonnées de chaque

disciple était consciencieusement notées. Les effectifs étant

aujourd’hui beaucoup plus réduit, cette fonction ne se justifie

plus.

La responsable des babouches (al-muqaddema al-belra-s) : les

babouches s’intègrent dans les vêtements cérémoniels des

Aïssâwa. Lors des danses rituelles, certains muqaddem-s

imposent aux disciples de se déchausser afin de ne pas apporter

d’impuretés dans la zone sacralisée où se déroule l’expérience

du divin. Si aujourd’hui les enquêtés gardent leurs babouches

tout au long de la cérémonie, jadis l’une des femmes d’un

musicien avait la responsabilité de conserver et de restituer les

babouches à son propriétaire à la fin de chaque rituel.

Le tableau suivant (fig. 1) récapitule l’organisation hiérarchique

actuelle de la confrérie en mentionnant tous les protagonistes et

leurs fonctions :

1. Chant issu du répertoire musical poétique (melhûn) très célèbre au Maroc, écrit par Muhammad ben Msayeb (mort à Tlemcen en Algérie au 18ème s.).

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Fig. 1 : tableau récapitulatif de la hiérarchie de la confrérie :

Niveau hiérarchique

Protagoniste Statut Nombres de personnes

Fonction

1

Mezwâr

Gestionnaire de lignée

1

Surintendant général

2

Lajna (« commission »)

Gestionnaire de lignée

7

Direction spirituelle

3

Muqaddem de la zâwiya

Gestionnaire de lignée

1

Direction des pratiques rituelles dans la zâwiya

4

Auxiliaire

Gestionnaire de lignée

10

Accueil des visiteurs dans la zâwiya

5

Muqaddem-muqaddmin

Gestionnaire initié

1

Juge et représentant des muqaddem-s de tâ`ifa

6

Muqaddem de tâ`ifa

Gestionnaire initié

1 par tâ`ifa

Chef d’un groupe de disciples

7

Musicien de tâ`ifa

Gestionnaire initié

12 à 20 par tâ`ifa

Disciple et serviteur

A près avoir décrit l’organisation interne des tâ`ifa-s et la

hiérarchie de la confrérie, nous pouvons tenter de saisir son

inscription sociale. A combien s’élève le nombre de tâ`ifa-s

aujourd’hui ? Constatons-nous une progression ou une

diminution de l’affiliation confrérique ? Notre recensement

répond à ces questions.

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Recensement

La méthode de notre recensement a consisté à déterminer le

nombre précis de tâ`ifa-s à l’heure actuelle pour en déduire le

nombre total de muqaddem-s et de musiciens qui les composent.

Les résultats auxquels nous sommes parvenus permettent ainsi

d’évaluer un nombre relativement précis de disciples musiciens

au sein de la population de Fès et de Meknès. Précisons qu’il ne

faut manipuler ces chiffres qu’avec prudence, le secret qui

entoure les activités confrériques n’autorise pas qu’on leur

accorde un crédit aveugle. Mais étant donné précisément la

difficulté qu’il y a à les recueillir, et la rareté du genre, ils sont

précieux et peuvent donner d’utiles indications. Dans une

perspective comparative, nous allons tout d’abord retracer

l’historique des recherches statistiques sur les Aïssâwa au cours

du 20ème siècle.

Historique des recherches statistiques sur les Aïssâwa

Les études de Brunel1 (1926) et de Drague2 (1950) nous

fournissent les premières données statistiques qui situent

l’importance numérique des Aïssâwa au Maroc. Boncourt3

(1980) et Lahlou4 (1986) nous informent sur le nombre de

tâ`ifa-s présentent à Fès et à Meknès dans les années 1980.

Brunel est le premier à réaliser un recensement des Aïssâwa

marocains5. Dès sa fondation à Meknès au 15ème siècle, l’ordre

1. Essai sur la confrérie religieuse des Aïssaouas au Maroc, 1926. 2. DRAGUE, Esquisse d’histoire religieuse au Maroc. Confréries et Zaouias 1950. 3. BONCOURT, Rituel et musique chez les 'Isawa citadins du Maroc, 1980. 4. LAHLOU, Croyances et manifestations religieuses au Maroc : le cas de Meknès, 1986. 5. A propos des Aïssâwa algériens, signalons qu’à la fin du 19ème siècle, Rinn, le chef du Service Central des Affaires indigènes au Gouvernement Général Français en Algérie, révèle dans Marabouts et Khouan, étude sur l'Islam en Algérie1, le nombre de disciples des diverses confréries religieuses du pays qu’il compare avec les chiffres du recensement de la population algérienne en

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religieux connaît dans le monde arabomusulman une audience

considérable. Son réseau transnational s’étend actuellement du

Maroc à l’Irak1 via le sud de la France2. Au début du 20ème

siècle, Brunel décrit ainsi sa popularité :

« A l’heure présente, la confrérie Aïssawa est l’une de celles qui

s’imposent le plus par le nombre de ses affiliés et par son aire

d’extension. Divisée en groupes ou ‘‘taifat’’ bien distinctes, placées

sous l’autorité de son ‘‘moqaddem’’, elle connaît dans le peuple une

vogue sans pareille. Cette popularité explique en partie l’extension

prise par elle dans le monde islamique. Il n’est pas en effet de pays

musulman, sauf l’Extrême-Orient, où le nom de Mohammed ben

Aïssa ne soit ignoré. »3

Selon lui, le nombre de tâ`ifa-s s’élevait à 17 pour Fès et à 30

pour Meknès4. Drague nous indique le nombre d’adeptes des

confréries en fonction du recensement de la population

marocaine de 1939. Sur 5 880 686 marocains, il y avait 227 417

disciples, soit 3,8 % de la population totale5. A l’échelle

nationale, l’ordre des Aïssâwa était classé en sixième position,

avec 21 591 disciples, loin derrière la Tijâniyya et la

Darqâwiyya6. Dans les villes de Fès et Meknès en revanche la

confrérie des Aïssâwa arrivait respectivement en seconde

position (6 867 affiliés, derrière la Wazzâniyya qui totalisait

1882. Sur 2 842 497 « indigènes musulmans », il y avait 1955 muqaddem-s et 167 019 disciples, ceci toutes confréries confondues. De plus, toujours d’après Rinn, un tiers des algériens de cette époque était affilié à une confrérie mystique, soit 33, 34 % de la population totale. La principale confrérie soufie était la Rahmâniyya, implantée principalement en Kabylie3. Derrière elle, nous trouvons la Qâdiriyya (avec 14 842 disciples), suivit de la Châdiliyya / Darqâwiyya (10 252 disciples) et enfin la confrérie des Aïssâwa, qui arrivait en troisième position avec seulement 3 116 adeptes4. La majorité des Aïssâwî résidaient dans les provinces d’Alger (2 zâwiya-s, 11 muqaddem-s et 750 disciples), d’Oran (7 zâwiya-s, 23 muqaddem-s et 1 364 disciples) et de Constantine (11 zâwiya-s, 11 muqaddem-s et 957 disciples). RINN, 1884, op. cit., pp. 513, 524, 533. 1. Voir notre carte du réseau transnational de l’ordre, p. 197. 2. ANDEZIAN, Expériences du divin dans l’Algérie contemporaine. Adeptes des saints de la région de Tlemcen, 2001, pp. 118-119. 3. BRUNEL, op.cit, p. 63. 4. Ibid., p.65-66. 5. DRAGUE, op. cit., pp. 120-121. Si l’on compare ce chiffre avec ceux de Rinn (ultérieurs de cinquante ans), cela fait tout de même un pourcentage total de disciples dix fois moins inférieur au Maroc qu’en Algérie. RINN, op. cit. 6. Ibid.

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7 937 membres) et en tête (3 183 disciples Aïssâwî, devant

2 563 Tijânî).

En 1980 et d’après l’ethnomusicologue A. Boncourt, il y avait 7

tâ`ifa-s Aïssâwa à Fès et 10 à Meknès1. En 1986,

l’anthropologue A. Lahlou nous apprend que le nombre de

tâ`ifa-s à Meknès n’a pas bougé, mais à Fès en revanche leur

nombre a doublé en six ans2.

Ces chiffres sont essentiels pour signaler l’évolution du nombre

de tâ`ifa-s Aïssâwa tout au long du 20ème siècle et comprendre

les particularités des données actuelles.

Les données actuelles

De 2002 à 2006, nous avons réalisé une enquête quantitative

auprès des responsables de la zâwiya-mère de Meknès et du

muqaddem-muqaddmin de Fès. Nous nous sommes très

rapidement trouvé devant un problème qui souleva d’autres

interrogations…Effectivement, aujourd’hui la majorité des

muqaddem-s de ces deux villes ne possèdent pas l’attestation

délivrée par la zâwiya-mère et les services municipaux qui

nomme le disciple à la tête d’une tâ`ifa. Du fait, certains

muqaddem-s actuels, en passant outre l’obtention de ce titre

honorifique censé être indispensable, se placent volontairement

en marge de la bureaucratie religieuse et rompent ainsi tout

contact avec elle, faisant figure de dissidents. D’après notre

enquête il semble que le nombre de ces tâ`ifa-s non autorisées

soit en progression constante depuis une quinzaine d’année.

Devenus totalement indépendants et autonomes vis à vis de la

zâwiya-mère, ils ne sont par reconnus par le surintendant de

l’ordre et les membres de l’« assemblée ». Décrivons ce

phénomène récent.

1. BONCOURT, op. cit., p. 40. 2. LAHLOU, op. cit. p. 218.

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Les nouvelles tâ`ifa-s dissidentes :

D’après Moulay Idriss Aïssâwî, l’un des gestionnaires de la

zâwiya-mère, le nombre et la situation des tâ`ifa-s Aïssâwa

commencèrent, selon ses propres termes, à « devenir

problématique » au début des années 1990. Selon lui, un nombre

toujours exponentiel de muqaddem-s apparaissaient à Fès sans

que la préfecture et la zâwiya-mère en soient informées. Le

maintien et la diffusion du charisme du Chaykh al-Kâmil

échappaient peu à peu à ses descendants biologiques au profit de

nouveaux gestionnaires autoproclamés. Les descendants du

fondateur ont alors inscrit leur œuvre dans une dynamique de

refondation de la sainteté pour réorganiser autour de la zâwiya-

mère et du tombeau de leur ancêtre une nouvelle communauté

religieuse mise à mal par la pratique sociale des disciples. Pour

cela, le 06 juillet 1996, une réunion interne à la confrérie s’est

tenue à Fès sous la direction du substitue du « contrôleur de

qualité de l’artisanat » (muhtassîb) de la ville, à laquelle ont

participé les membres de la « commission » et un groupe de

muqaddem-s. L’objectif de cette rencontre fut « l’organisation

des tâ`ifa-s et d’endiguer le désordre dont elles souffrent, et ce

en accord et en collaboration avec les autorités locales. »1 Au

final, la solution proposée par les gestionnaires de la zâwiya fut

de limiter à onze le nombre de tâ`ifa-s pour la ville de Fès afin

d’ « éloigner le reste des tâ`ifa-s qui nuisent à cette tarîqa et font

atteinte à sa réputation. »2 Le rapport du surintendant stipule en

outre que tout muqaddem n’ayant pas une lettre du responsable

est considéré comme un « imposteur » (mutaramiyan) et que la

gestion administrative des tâ`ifa-s est confiée au muqaddem-

1. Extrait du rapport du surintendant de la confrérie qui nous a été fourni par le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi. Le texte complet et sa traduction est disponible dans notre volume annexe, pp. 05-08. Les muqaddem-s mandatés et reconnus par la zâwiya-mère furent à cette occasion distingués par écrit. Il s’agit de Muhammad ben Hassan Soussi, Driss ben al-haj al-‘Alami, Haj Saïd Berrada, Haj Saïd El Guissy, Haj Muhammad ‘Azzam, Laarbi Guessous, ‘Abdelkrim Filali, Al Bachir ‘Azizi, Muhammad al-Bhour, Driss Boumaaz et Al-Mehdi al-Hiddawi. 2. Ibid.

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muqaddmin Haj Azedine Bettahi.

Bien que le nombre de tâ`ifa-s mandatées à Fès furent donc

fixées à onze pour l’année 1996, les gestionnaires de lignée

évaluent ente 25 et 50 le nombre de groupes Aïssâwa pour Fès

et entre 10 et 20 pour Meknès à l’heure actuelle. Ils nous

précisent que les « vrais muqaddem-s » (ceux qui possèdent

l’attestation délivrée par la zâwiya) sont aujourd’hui en nombre

minoritaire. Le muqaddem-muqaddmin Haj Bettahi nous offre

de son coté les chiffres les plus précis : ses archives personnelles

nous apprennent qu’il existe actuellement 29 tâ`ifa-s mandatées

par la zâwiya-mère à Fès et 9 à Meknès. D’après lui, et nous

l’avons aussi constaté lors de nos enquêtes, le nombre de tâ`ifa-s

dissidentes s’élèvent à environ 50 à Fès et 20 à Meknès.

L’approximation des gestionnaires de lignée de la zâwiya-mère

s’avère donc correcte. Le muqaddem Haj Saïd Berrada, 52 ans,

ne blâme pas les muqaddem-s non mandatés et pense cette

situation relève aussi de la responsabilité des sympathisants et

des descendants du fondateur. Selon lui, les premiers se

désintéresseraient de cette tradition mystique et les seconds n’y

verraient qu’un moyen de subsistance économique :

« Le problème c’est que les gens qui font appel à nous se

désintéressent de l’origine et de la profondeur des Aïssâwa. Moi,

cela fait plus de vingt-cinq ans que je suis muqaddem, je suis le

septième muqaddem de ma famille. Je connais bien le sujet et les

gens me connaissent. Mais lorsqu’un nouveau groupe se forme, les

gens n’interrogent pas le muqaddem sur son parcours, où il a étudié

et avec qui il a été formé. Ils pensent que c’est facile d’être

muqaddem, que c’est une distraction, alors que c’est un engagement,

un choix de vie. Les ‘‘fils du chaykh’’ ont aussi une part de

responsabilité, car ils se désintéressent de la tarîqa. Avant, le

‘‘diplôme’’ de muqaddem était très difficile à obtenir, maintenant, il

suffit juste de boire un café avec l’un des ‘‘fils du chaykh’’ et de lui

donner 500 dirhams. Ca n’a plus de valeur. »

Cette situation ne vas pas sans créer des tensions et des

ressentiments entre les membres des tâ`ifa-s. Cependant, les

sondés s’accordent pour dénoncer le manque de débouchés

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professionnels des jeunes, qu’ils soient diplômés ou non. Ceux-

ci trouveraient donc, par la professionnalisation informelle de

l’activité de musicien rituel le moyen de subvenir aux besoins de

leur famille. Cette nouvelle situation est plus complexe qu’elle

ne veut bien apparaître, car, derrière la volonté sincère et vitale

de subsistance économique, ce sont aussi les notions de

légitimité et de pouvoir du charisme du saint qui est fortement

remis en question par les Aïssâwî actuels. Nous reviendrons plus

en détail sur le phénomène de professionnalisation et les

stratégies de réappropriation du pouvoir religieux par les

enquêtés.

Récapitulons maintenant le recensement des tâ`ifa-s Aïssâwa

dans les villes de Fès et de Meknès depuis le début du 20ème

siècle et jusqu’à aujourd’hui. Précisons nous chiffres pour la

situation actuelle englobe le nombre de tâ`ifa-s mandatées et les

dissidentes, notre propos est d’identifier le nombre de groupes

Aïssâwa se définissant comme tel.

Récapitulatifs et résultats

Notre enquête, complétée par les données issues des ouvrages de

Brunel, Drague, Boncourt et Lahlou, nous permet de définir

l’évolution du nombre de tâ`ifa-s de 1925 à aujourd’hui. Voici

nos conclusions : après une diminution qui s’étale de 1925 à

1980, l’évolution du nombre de tâ`ifa-s est en augmentation

constante depuis vingt ans. Nous comptabilisons 79 tâ`ifa-s au

total dans les villes de Fès et de Meknès en 2006 contre 24 en

1986 et 47 en 1925. Soit une progression de 157,6 % en quatre-

vingt ans. Précisons que l’accroissement du nombre de tâ`ifa-s

dans la ville de Fès (50 groupes aujourd’hui pour 17 en 1925)

est flagrante, alors que pour Meknès leur nombre actuel, 19 au

total, est en dessous de celui de 1925 qui était de 30. Le tableau

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et la représentation graphique suivants récapitulent cette

évolution :

Fig. 2 : tableau de l’évolution du nombre de tâ`ifa-s dans les villes de Fès et Meknès :

FES MEKNES 19251 17 30 19602 11 11 19803 07 10 19864 14 10 19965 11 10 20066 Tâ`ifa-s mandatées Tâ`ifa-s dissidentes

50 29 21

29 09 10

Fig. 3 : représentation graphique de l’évolution du nombre de

tâ`ifa-s dans les villes de Fès et Meknès depuis les années 1920 :

1. BRUNEL, op. cit., pp. 65-66. 2. Chiffres recueillis auprès du muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi. 3. BONCOURT, op. cit., p. 40. 4. LAHLOU, op. cit., p. 218. 5. Chiffres sont issus du rapport du mezwâr daté du 06 juillet 1996, op. cit. 6. Chiffres issus de notre enquête, croisés avec les chiffres recueillis oralement auprès de la zâwiya-mère et des archives manuscrites du muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi.

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Pour conclure ce recensement, nous devons y ajouter une

donnée : il s’agit de l’effectif interne des tâ`ifa-s. Aujourd’hui

chaque groupe se compose de 12 à 22 personnes, soit 17 en

moyenne. C’est un fait récent, car d’après le témoignage des

muqaddem-s, nous savons que jusque dans les années 1980

chaque tâ`ifa accueillait près de 50 disciples. Connaissant le

nombre de tâ`ifa-s et le nombre de personnes qui les composent,

nous pouvons comparer maintenant le pourcentage d’Aïssâwî

par rapport à la population totale des viles de Fès et de Meknès,

sachant qu’en décembre 2004, les chiffres du recensement

national marocain ont été diffusés publiquement.

Fès abrite près de 1 400 000 habitants et Meknès environ

1 540 0001. D’après nos calculs, le nombre d’Aïssâwî totalise un

pourcentage de 0,09 % de la population totale à Fès et de 0,02

% de celle de Meknès. Comparons ces chiffres avec ceux du

recensement par Drague dans les années 1940 : le pourcentage

d’Aïssâwî était alors est 5,53 % à Fès et de 6,02 à Meknès. Les

tableaux suivants illustrent bien ce phénomène en révélant le

pourcentage de disciples en 1939 et en 2006.

Fig. 4 : pourcentage d’Aïssâwî en 1939 selon Drague :

Ville Population Nombre d’Aïssâwî Pourcentage Fès

124 294

6 867

5,53 %

Meknès

52 871

3 183

6,02 %

1. Il s’agit du nombre d’habitants regroupant les médinas et les villes nouvelles d’après les résultats officiels du recensement de septembre 2004 publiés sur le site Internet du Haut Commissariat au Plan du royaume du Maroc (www.hcp.ma).

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Fig. 5 : pourcentage d’Aïssâwî en 2006 selon notre

recensement :

Ville Population Nombre d’Aïssâwî Pourcentage Fès

1 400 000

850 env. (50 x 17)

0, 09 %

Meknès

1 540 000

323 env. (19 x 17)

0, 02 %

Si le nombre de tâ`ifa-s a augmenté d’une façon pouvant

paraître étonnante, le nombre de disciples qui les composent a

parallèlement fortement diminué, ce qui relativise au final cet

accroissement et masque en réalité une diminution de

l’affiliation à la confrérie.

A ce stade de l’étude, intéressons-nous au jugement porté sur les

Aïssâwa par les habitants de Fès et de Meknès.

Enquête d’opinion

Nos résultats s’inscrivent dans le cadre d’une enquête par

questionnaire et entretiens directifs effectués à Meknès et à Fès

en janvier 2002. Le sondage s’est effectué en français et en

arabe dialectal sur la base d’un échantillon de cent personnes

interrogeables et représentatives de la composition de la

population marocaine. Pour cela, nous avons eu recours aux

résultats officiels du recensement de 1994 projetés sur un panel

de cent personnes interrogeables1.

Auprès des interrogés, la simple évocation des Aïssâwa

provoque des effets contrastés : respect, mépris, fascination ou

désintérêt. Lorsqu’ils ont connus, les Aïssâwa sont considérés à

la fois comme des orchestres folkloriques (77 %), des charlatans

1. Le profil social de cet échantillon est exposé dans le protocole de notre enquête, p. 87.

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(11%), des mystiques (09%) ou des magiciens (03 %). La

majorité (68 %) des enquêtés apprécient les Aïssâwa avant tout

pour leur musique et leurs danses d’extase auxquels ils les

associent. Cependant, les réponses varient sensiblement en

fonction du sexe des sondés : il semble que les Aïssâwa

bénéficient de plus de sympathie auprès des femmes qu’auprès

des hommes. Le tableau suivant résume les différences entre le

deux sexes :

Avis positif sur les Aïssâwa

Hommes Femmes

A Fès A Meknès

21 % 32 %

86 % 78 %

Sur ce point les hommes semblent être les plus intransigeant et

jugent les Aïssâwa en fonction des pratiques rituelles qui,

d’après eux, maintiennent dans le Maroc dans un état de « sous-

développement ». De même que les pratiques rituelles des

visiteurs de la zâwiya-mère, les Aïssâwa sont systématiquement

accusées de freiner l’avancée socio intellectuelle du pays et

d’éloigner les croyants de la pratique canonique de l’islam

sunnite. Quelques déclarations masculines révèlent la

persistance d’un modèle qu’ils définissent comme « archaïque »,

c’est à dire en déficit à la fois de modernité et d’islam :

. « Les Aïssâwa sont dépassés et sans intérêt pour le Maroc ».

Lycéen, 16 ans, médina de Meknès.

. « Ce sont des fous et des sauvages ». Gérant d’un cybercafé, 26

ans, ville nouvelle de Fès.

. « Ils perpétuent des superstitions et n’aident pas le Maroc à se

développer ». Ingénieur, 34 ans, ville nouvelle de Meknès.

. « Ils sont ‘‘sortis’’ de l’islam et leurs pratiques sont illicites ».

Bijoutier, 43 ans, médina de Fès.

. « Ils ne s’adressent qu’aux personnes sans éducation et abusent

de leur ignorance ». Fonctionnaire de police, 43 ans, ville

nouvelle de Meknès.

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. « Ils sont la ‘‘racaille’’ du Maroc ». Boucher, 48 ans, ville

nouvelle de Meknès.

. « Ils ne font que du spectacle et du commerce avec l’islam ».

Propriétaire d’un restaurant, 59 ans, médina de Meknès.

. « Ce sont des voleurs et des idiots ». Universitaire, 38 ans, ville

nouvelle de Fès.

A l’opposé des réponses masculines, les femmes semblent

considérer les Aïssâwa avant tout sur leur aspect artistique,

divertissant, spirituel et thérapeutique :

. « La musique des Aïssâwa c’est bien pour danser ». Secrétaire,

27 ans, ville nouvelle de Fès.

. « Les Aïssâwa sont des vrais musulmans, ils invoquent Dieu et

prient pour le Prophète ». Femme de ménage, 32 ans, médina de

Meknès.

. « Ils possèdent un pouvoir et peuvent guérir ». Employée de

fast food, ville nouvelle de Meknès.

. « C’est notre tradition spirituelle ». Employée de banque,

médina de Meknès.

. « Ils savent mettre une bonne ambiance ». Cadre, 30 ans, ville

nouvelle de Fès.

. « Avec eux on est sûr de s’amuser ». Lycéenne, ville nouvelle

de Fès.

. « Ils jouent pour les femmes ». Cadre à la retraite, 58 ans, ville

nouvelle de Fès.

. « Ils permettent aux femmes de faire la fête et d’évacuer le

stress ». Pharmacienne, médina de Fès.

Les résultats montrent nettement que l’adhésion est plus

marquée chez les femmes auprès desquelles le capital sympathie

des Aïssâwa est élevé. Cette dichotomie séparant les réponses

des hommes et des femmes doit être quelque peu modérée car

nous constatons que les enquêtés de plus de cinquante ans (les

deux sexes confondus) semblent être plus enclins à estimer les

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Aïssâwa de façon positive. A ce niveau il faut distinguer deux

attitudes présentes dans l’échantillon :

- Une attitude traditionaliste qui lie les Aïssâwa aux fêtes

religieuses (Ramadan, naissance du Prophète) ou profanes

(mariages, naissances, circoncision). L’invitation des

Aïssâwa pour animer ces festivités est alors considérée

comme un événement familier dont la fréquence doit être

maintenue.

- Une attitude réformiste qui tend à stigmatiser les Aïssâwa en

condamnant certaines pratiques rituelles et plus précisément

leur rite d’exorcisme des mluk (litt. « les démons

possesseurs ») et le sacrifice animalier de la frissa (litt. la

« proie ») sur lesquels nous nous arrêterons plus loin. Pour

77 % des interrogés, ces pratiques rituelles sont littéralement

contraires à l’islam. 65 % d’entre eux pensent que les soirées

des Aïssâwa, disent-ils, « favorisent l’adultère » car « les

femmes dansent devant les hommes ». 20 % affirment qu’ils

invoquent les démons « au détriment de Dieu ». 07 %

condamnent le modèle confrérique qui, selon eux, aurait trop

d’influence sur la vie privée des disciples et entraverait leur

esprit critique. Une infime minorité des interrogés (03 %)

pensent que les Aïssâwa sont des homosexuels (parfois

même des sataniques) et refusent dès lors de les considérer

comme des musulmans.

Les notions de religiosité et de spiritualité que nous serions en

mesure d’attendre d’un ordre mystique font défaut à la

représentation des Aïssâwa dans l’imaginaire collectif. Ceux-ci

sont davantage reconnus comme les représentants d’un folklore

ancestral, désuet voire méprisable. Stigmatisation des pratiques

rituelles, dévalorisation du modèle confrérique et mise en valeur

de leur coté « divertissement » par le panel nous conduisent à se

questionner sur la présence et l’influence des valeurs religieuses

et mystiques dans la pratique sociale des Aïssâwa eux-mêmes.

Qui sont-ils ? Pourquoi intègrent-ils la confrérie ? Qu’y

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trouvent-ils ? La confrérie est-elle un bloc monolithique ou des

voix internes s’élèvent-elles pour manifester une dissidence ?

Pour répondre à ces interrogations initiales nous avons réalisé

une enquête sur la base d’entretiens directifs auprès de membres

des tâ`ifa-s Aïssâwa.

La pratique sociale

La pratique sociale des Aïssâwa a été définie à l’aide

d’entretiens libres et directifs. Rappelons que notre guide

d’entretien, exposé en introduction1, se compose de onze thèmes

définissant l’identité sociale, la tradition familiale, l’initiation,

la hiérarchie, les premières expériences, le réseau confrérique,

les pratiques rituelles, la connaissance et la perception de la

doctrine, le comportement social, l’économie et le soufisme et

l’islam.

Nous avançons l’hypothèse que la pratique sociale des

interrogés est traversée à la fois par la conscience musulmane et

par l’adhésion à la modernité, les deux étant liés l’un à l’autre au

sein du cadre symbolique des pratiques confrériques. Décrivons

cette conscience musulmane.

La conscience musulmane2

Dans les discours des interrogés la conscience musulmane est

très clairement formulée. Les enquêtés mettent

systématiquement en avant leur connaissance de l’islam qui,

disent-ils, faisait défaut aux anciens disciples. Pour le

1. Voir pp. 93-95. 2. La « conscience musulmane », qui renvoie à une identité religieuse, doit être différenciée de la « conscience islamique » qui réfère à un mouvement politique. A ce propos voir Gole, « Islam in Public : new visibilitées and new imaginaires », Public Culture, 2002, Durham, Angleterre, 2002, pp. 173-191, p. 173.

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muqaddem Haj Saïd Berrada, ce fait distingue nettement les

tâ`ifa-s actuelles de celles du passé :

« Les Aïssâwî de maintenant sont meilleurs que les anciens. Avant,

les Aïssâwî faisaient des choses interdites par Dieu [haram, ndr]

pendant les cérémonies. Ils fumaient du haschich et buvaient de

l’alcool, même dans la zâwiya. Maintenant c’est fini, tout le monde

pratique le vrai islam. »

Cette déclaration nous interroge sur ce que les interrogés

appellent le « vrai islam ». Lorsque nous les questionnons, nous

constatons que tous croient à la baraka, à la magie (al-tawqâl),

au mauvais œil (al-‘ayn) et à l’envie (al-i‘hsâd). Une minorité

d’entre eux (14 %) croient aux effets négatifs des démons (jinn-

s), mais beaucoup rejettent vivement la divination des voyantes

(chuwâfat) en inscrivant leur réflexion, nous disent-ils, dans une

réappropriation de l’islam sunnite. Cette démarche se déploie

selon quatre axes :

- L’affiliation sélective des disciples

- La critique de la doctrine mystique

- Le rejet des anciens rites

- Les controverses internes

L’affiliation sélective des disciples :

Aujourd’hui, l’affiliation à la confrérie des Aïssâwa se fait soit

dans la zâwiya-mère par l’intermédiaire de ses gestionnaires1

soit par le biais des muqaddem-s de tâ`ifa-s. Les sources

historiographiques francophones nous révèlent que l’affiliation

dans une tâ`ifa donnait lieu à un rite particulier. Lors de la venue

des Aïssâwa d’Algérie à l’exposition universelle coloniale de

1900 à Paris, un fascicule décrivant succinctement leurs

pratiques rituelles fut édité à l’occasion sous le titre Les

Aïssaouas à l’expo de 1900, une séance de fakirisme2. Nous y

trouvons une description du pacte initiatique ainsi que les

1. Le rite d’affiliation des disciples par les gestionnaires de la zâwiya-mère de Meknès est décrit dans notre chapitre « l’application de la doctrine », p. 215. 2. Fascicule dactylographié sans mention d’auteur. Fonds Ninards, Paris, 1900.

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modalités de récitation de l’invocation intime quotidienne (al-

wird) que les disciples doivent réciter après chacune des cinq

prières quotidiennes. Voici comment la brochure décrit

l’affiliation :

« Il n’y a pas d’âge fixe pour recevoir l’initiation Aïssaoua. A

certains jours la secte se réunit en des sortes fêtes, où sont conviés

les parents et les amis. Tout le monde peut assister à ses assemblées,

l’entrée est gratuite. Si, touché par la grâce, un néophyte se présente,

il est amené par le Chaouch, sorte d’huissier, devant le mokadem.

Celui-ci le fait mettre à genoux, lui fait jurer obéissance aux règles

de la société, il lui crache dans la bouche. Le nouvel initié est reçut

dans la secte et va embrasser les autres Aïssawa présent qui le

reconnaissent pour frère. On lui apprend certains versets du Coran

qu’il aura à réciter cinq fois par jour pendant toute la durée de sa

vie : avant le lever du soleil. A dix heures du matin. Vers trois

heures. A cinq heures. Et une heure après le coucher du soleil. Ces

prières sont accompagnées d’ablutions et de diverses

cérémonies…»1

Après avoir interrogé plusieurs muqaddem-s et musiciens

serviteurs, nous constatons que le rite d’affiliation actuel s’en

tient à une simple poignée de main (qui symbolise, disent-ils, le

pacte d’allégeance que les fidèles compagnons firent au

Prophète) ainsi qu’une présentation informelle du nouveau à ses

frères. Y., 23 ans, Aïssâwî depuis l’age de 15 ans, est vendeur de

prêt-à-porter en ville nouvelle de Fès ville et vit dans le quartier

de Rcif (médina). Il nous raconte comment un aspirant est

intégré dans une tâ`ifa :

« C’est très simple et ça se fait naturellement. Il faut déjà connaître

quelqu’un qui est dans une tâ`ifa, un ami qui demande au muqaddem

si tu peux le rencontrer. Après avoir discuté en privé avec lui, il te

propose de venir chez lui, il te présente le groupe, et ensuite tu te

joins à nous lors d’une soirée. Petit à petit, tu apprends à jouer les

instruments de musique, le hizb, les dhikr-s, les poèmes et la danse.

Si le muqaddem pense que tu es ‘‘valable’’, tu es intégré à la tâ`ifa.

Après tu sers la main de tout le monde, car ils deviennent tes amis,

tes frères. »

1. Ibid., pp.40-41.

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Tous les muqaddem-s insistent sur deux notions fondamentales

pour que le novice soit accepté par eux. La première est le

respect de l’islam que le candidat doit obligatoirement endosser.

La seconde est la capacité à jouer des instruments de musique et

de chanter juste. Certains soulignent aussi l’apparence extérieure

du postulant, car la négligence vestimentaire est souvent

réprimée. Voici le témoignage du muqaddem Haj Saïd Berrada,

52 ans, né à Fès. Cet ancien ouvrier spécialisé est le septième

muqaddem de sa famille et Aïssâwî depuis l’âge de 13 ans.

Devenu aujourd’hui une célèbre vedette de la chanson

religieuse, il habite aujourd’hui un quartier huppé de la ville

nouvelle de Fès (Hay Azhar) et nous donne sont avis à propos de

l’affiliation :

« Tout d’abord il [l’aspirant, ndr] faut que je le connaisse, au moins

de vue. Aucun muqaddem ne prendra un inconnu dans son groupe. Il

doit être un bon musulman, c'est-à-dire qu’il pratique correctement

l’islam. Ensuite je lui demande pourquoi il veut faire Aïssâwa et

pourquoi pas autre chose, qu’est-ce qu’il cherche exactement. Je

regarde son apparence extérieure, c’est très important, si il est bien

rasé, bien habillé. Je souhaite savoir si c’est une personne soignée

(…) Tu comprends, on se rend chez des gens qui nous invitent, c’est

une marque de respect de bien se présenter, c’est la politesse

minimum. Après, je m’assure qu’il peut jouer de la musique

correctement et chanter plus ou moins juste. Pour cela on fait des

exercices. Il faut avoir un bon sens du rythme, car la musique

Aïssâwa c’est le rythme avant tout. Et pour jouer, il faut être solide

car chacun fait un rythme différent, les instruments se « croisent ».

Si ça marche, il entre dans mon groupe et commence par jouer le

plus petit des instruments de musique, et au fil du temps il apprend

le hizb, les dhikr-s, les poésies et tout le reste. Cela prend des

années. »

Généralement les muqaddem-s interrogés font preuve d’une

« circonspection dramaturgique »1 dans le choix des musiciens.

1.Terme emprunté à E. Goffman. Selon lui, la « circonspection dramaturgique » est une stratégie employée par un individu pour s’entourer de coéquipiers qui puissent véhiculer dans la société une image précise de sa propre représentation. GOFFMAN, la mise en scène de la vie quotidienne, t.1, 1973, trad. de l’anglais par A. Accardo, pp. 205-206.

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Ils sélectionnent des individus qu’ils pensent loyaux et

disciplinés, et se font une idée précise du degré de loyauté et de

discipline sur lequel ils peuvent compter de la part de

l’ensemble des membres de leur groupe pour donner à leur

activité propre tout son sérieux, toute son importance et toute sa

dignité. Ils choisissent les membres de leur tâ`ifa les plus

adéquats par rapport à l’image qu'ils souhaitent présenter aussi

bien que par rapport à l’image qu’ils veulent à tout prix ne pas

avoir à présenter.

L’adepte Aïssâwî qui fait le choix d’intégrer une tâ`ifa doit

nécessairement être musicien, c’est-à-dire être capable de

chanter et de jouer tous les instruments de musique à l’œuvre

dans la confrérie, à l’exception des hautbois reta-s.

Effectivement, cet instrument exige un long apprentissage

technique et possède un répertoire musical si étendu que les

hautboïstes deviennent rapidement des professionnels qui

monnaient leurs services d’une tâ`ifa à l’autre. Mais certains ont

des parcours atypiques, comme le muqaddem Haj Saïd El

Guissy qui est, à notre connaissance, le seul muqaddem qui

débuta comme joueur de hautbois. Cet ancien masseur devenu

professionnel de la musique vit maintenant dans un quartier de

standing de la ville nouvelle de Fès (Hay Tariq). Voici son

témoignage :

« J’ai commencé Aïssâwa dans les années 1970, j’étais joueur de

hautbois. Et j’étais même parmi les bons, j’étais le professeur de

Muhammad Slawi et Haj Muhammad lui-même, tu les connais. Mais

un jour, en 1977, j’ai décidé de devenir muqaddem, avec l’aide de

Dieu. Je suis passé de hautboïste à muqaddem sans transition [rires].

C’est rare, parce que le parcours habituel c’est de commencer par les

instruments de percussions, puis de devenir dhekkâr [« récitant du

dhikr », ndr] et enfin muqaddem. »

A propos de leur affiliation, les muqaddem-s semblent souvent

réticents à nous livrer des informations précises, mettant en

avant la tradition familiale. D’ailleurs, pour Haj Berrada,

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évoquer les anciens Aïssâwa semble être un sujet de discussion

sans importance :

« J’étais en contact avec la confrérie par mon père, par le père de

mon père et par le père du père de mon père. Ils furent tous des

muqaddem-s. Mais j’ai connu ensuite des grands chaykh-s de la

tarîqa, des vrais musulmans, ceux que les jeunes ne connaissent pas.

C’est inutile de citer leurs noms dans ton travail, ils sont tous mort

maintenant, ça y est (…) De toutes façons, les informations que tu

recherches sur la tarîqa tu ne peux pas les avoir auprès des anciens

Aïssâwî. Ils sont presque tous très malade, ils n’ont plus de mémoire

(…) De plus, chez les anciens c’est ‘‘marche arrière’’ dans leur tête.

Ils ne vivent pas avec leur époque. Il n’y a rien à faire avec eux. »

Le manque de collaboration des muqaddem-s enquêtés à ce

propos se justifie selon d’autres par la concurrence qui règne

actuellement dans la confrérie. C’est ce que nous dit le

muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi, 59 ans et Aïssâwî

depuis l’âge de 12 ans. Fonctionnaire d’Etat à la préfecture, il

habite un quartier avenant de la ville nouvelle de Fès (Hay

Tariq) :

« Aucun muqaddem ne va te dire la vérité sur son apprentissage, ils

ont un statut à défendre. Tu sais, je suis, avec Haj ‘Azzam, le plus

âgés des muqaddem-s en activité. Ma première tâ`ifa je l’ai eu dans

les années 1970, et tous les autres muqaddem-s actuels sont passés

‘‘chez moi’’. Y., il ne t’a jamais parlé de moi ? Et M. ? Non plus ?

C’est normal, ils veulent se mettre en avant et ne vont pas dire que

c’est moi qui leur ai tout appris. Moi je suis vieux et je n’ai rien à

gagner. Mais la vérité c’est qu’ils ont tous commencé avec moi

comme « récitant du dhikr », c’était des débutants. Maintenant ils

jouent les vedettes et s’inventent une biographie. Tout le monde

reçoit l’initiation des anciens, moi-même je l’ai reçu de mon père et

de Baba Chawi, l’ancien muezzin de Qarawiyine. Il est mourrant

maintenant. »

Si de nombreux récits contradictoires et conflictuels émergent

régulièrement des entretiens menés auprès des muqaddem-s au

sujet de leur propre affiliation, la parole des musiciens serviteurs

est en revanche beaucoup plus libre. Souvent, ces jeunes (notre

échantillon montre que 86 % d’entre eux sont âgés de 20 ans à

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35 ans) ont rejoint les Aïssâwa contre la volonté de parents

réticents ou hostiles, et, à l’inverse des muqaddem-s, ils ne

possèdent que très rarement des membres de leur famille eux-

mêmes affiliés. Assignés idéalement à une seule et unique tâ`ifa,

ils doivent demeurer exclusivement avec leur muqaddem qui

leur donne, au besoin, l’autorisation d’effectuer un

remplacement temporaire dans une autre tâ`ifa. Motivation

personnelle, amour et attirance pour l’islam et pour la musique

spirituelle, voila les raisons premières avancées par les jeunes

musiciens pour expliquer leur affiliation. H., 24 ans, musicien

dans une tâ`ifa de Meknès est aujourd’hui sans emploi. Il vit en

médina et nous a confié son expérience :

« Ca fait huit ans maintenant que je suis Aïssâwî. J’allais rejoindre le

muqaddem et la tâ`ifa tous les jours après l’école, j’ai failli rater

mon bac. Mes parents m’ont interdit de continuer à les fréquenter.

Ils détestent çà ! Pour eux, Aïssâwa, ça n’a aucun intérêt. Après le

bac ils m’ont inscrit dans une école d’informatique, ici à Meknès.

J’aimais bien mais je suis retourné petit à petit avec le muqaddem,

j’étais attiré tu comprends ? Mes parents m’ont dit de choisir, soit

arrêter Aïssâwa soit partir de la maison…Alors je suis parti. Je suis

chez le muqaddem, ça fait trois mois maintenant. Mon cœur est pour

les Aïssâwa.»

Ecoutons, toujours au sujet de l’affiliation, le témoignage de Y.,

27 ans, vendeur de céramiques artisanales en médina de Fès. Il

vit dans un quartier pauvre de Fès (bab Ftuh) :

« Lorsque j’ai rejoins la tâ`ifa, c’étais très compliqué avec ma

famille. J’avais seize ans, j’étais à l’école, en cours au fond de la

salle. C’était le printemps, je regardais par la fenêtre qui était

ouverte et j’ai vu un ami Aïssâwî, plus âgé que moi, qui passait dans

la rue. Je l’ai appelé pour lui demander où il allait. Il m’a répondu

qu’il allait à un rendez-vous chez le muqaddem pour se rendre à une

cérémonie. Le professeur, en colère, m’a crié dessus et m’a dit de

fermer la fenêtre. Alors j’ai pris mes affaires et j’ai sauté dans la rue

pour rejoindre mon ami [rires] (...) J’ai rencontré le muqaddem, et

bien sur, je ne savais pas jouer de musique, donc il n’a pas voulu de

moi. Je lui ai demandé de me prêter un nefir [une longue trompe en

fer, ndr], avec lequel je m’entraînais sur la terrasse de la maison.

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Après avoir avoué à mon père que je voulais devenir musicien

Aïssâwî, il m’a répondu ‘‘ dans cette maison, je n’accepte qu’une

seule chose : le nefir ou toi, mais pas les deux à la fois’’ [rires]. J’ai

alors attendu la fin de l’année scolaire pour intégrer le groupe, le

temps de connaître deux trois rythmes au bendîr et de me faire

oublier par mon père. Lorsque j’ai commencé avec les Aïssâwa,

c’était l’été, en cachette. Ma famille l’a apprit lorsque un cousin m’a

vu dans une soirée. Sa mère a téléphoné à la maison, elle a tout

raconté. J’ai dit à mon père, pour le calmer, que c’était juste une

distraction pour les vacances. Avec le temps, il a fini par accepter. »

Ces deux témoignages nous indiquent que la tradition familiale

n’est plus un élément déterminant pour intégrer la confrérie :

seuls 23 % d’entre eux affirment avoir un parent (souvent la

mère ou la grand-mère) sympathisant des Aïssâwa. De même,

nous avons questionné les muqaddem-s afin de savoir s’ils

souhaitent voir leurs fils suivent leurs traces. Les réponses

négatives du muqaddem Y., 55 ans, propriétaire d’une boutique

de réparation de téléphone mobile en médina de Meknès,

résument bien les propos recueillis :

« Mon fils ? Je ne crois pas que ça l’intéresse. Pour le moment il

chante les dhikr-s, il connaît le hizb et tout le reste…Mais il veut être

informaticien ou médecin. Et franchement c’est très bien ! Ce n’est

pas obligatoire d’être Aïssâwî, c’est très dur tu sais, regarde mes

cheveux, j’y ai laissé ma santé. Si mon fils décide de lui-même c’est

d’accord pour moi, mais sinon je ne le forcerai jamais, ça demande

de très gros sacrifices. C’est un ‘‘travail de force’’. »

Dans tous les cas, le disciple peut à tout moment renoncer à sa

vie d’Aïssâwî et rejoindre un autre ordre religieux voire même

quitter définitivement le mouvement confrérique sans encourir

aucune réprobation. Cette affiliation sélective suppose la

connaissance, c’est-à-dire un état de connaissance mutuelle

rituellement admis par les enquêtés. On intègre la confrérie de

deux façons : par présentation (par l’intermédiaire d’un tiers ou

d’un proche direct) et progressivement, quand, par exemple, le

nouveau membre s’intègre lentement dans le cercle de

connaissances. Ajoutons d’autre part que lorsqu’ils lient

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connaissance, les enquêtés sont usuellement introduits dans une

relation où l’indenté confrérique est automatiquement ancrée.

Cette forme de recrutement nous questionne sur la place exacte

de la doctrine mystique chez les interrogés. Connaissent-ils

l’enseignement mystique du Chaykh al-Kâmil ? Le respectent-

ils ? Nous allons le voir, le respect de l’islam sunnite pousse les

enquêtés à une critique ouverte de la doctrine mystique.

La critique de la doctrine mystique :

Il n’est pas sans intérêt de rappeler que l’orthodoxie sunnite

condamne toute forme d’idolâtrie, de vénérations des saints, et

ne tolère aucune association religieuse qui permet l’autorité d’un

maître spirituel. Les musulmans sunnites croient au Jugement

Dernier et en un Dieu unique et miséricordieux qui protège,

aide, nourrit, guérit et exauce les vœux des croyants. Le

soufisme, la mystique musulmane qui se développe dès le 7ème

siècle, désigne les tendances et les écoles doctrinales qui ont

pour objectif d’atteindre une communication directe avec Dieu.

Ces méthodes d’approches élaborées par des maîtres spirituels

(chaykh-s) sont faites de litanies, d’oraisons surérogatoires et

d’un code éthique, le tout transmis (dans ce cas précis)

oralement. Ceci doit permettre d’expérimenter l’union avec

Dieu en mettant en pratique une sensibilisation exacerbée des

facultés spirituelles, intuitives et artistiques de l’aspirant afin de

lui faire vivre l’expérience d’une rencontre ultime avec le divin.

Le chaykh, qui se présente souvent comme un descendant du

Prophète, se voit entouré d’une aura mystérieuse ; il est

considéré comme un « ami de Dieu » (walî), titre honorifique

qui lui confère le statut d’intercesseur entre Dieu et les hommes.

Dans l’idéal, chaque disciple doit s’engager dans une stricte

allégeance à son maître, ou, le cas échéant, à ses descendants

biologiques et à ses représentants. Que reste-t-il de ces idées

théoriques chez les groupes étudiés ? Quel lien les aïssâwî

entretiennent-ils avec la doctrine du saint fondateur ? Pour les

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plus anciens muqaddem-s, le soufisme est à pratiquer à la

mesure de ses moyens tout en agissant avec discernement vis-à-

vis des recommandations doctrinales, comme nous le dit le

muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi :

« Chez les Aïssâwa, le plus important est d’invoquer Dieu en

fonction de ses capacités personnelles, voilà ce que j’ai appris de

mes maîtres et ce que j’enseigne à mon équipe. Par exemple le matin

ou le soir avant de se coucher, il est bon de réciter le Nom de Dieu,

mais c’est inutile de compter les invocations…C’est la ‘‘bonne

intention’’ [niyya, nrd] qui importe avant tout. Aussi, je précise qu’il

n’y a pas de wird-s. Ces histoires de petits, moyens et grands wird-s

c’est de la foutaise. Rien ne remplace le Coran, c’est la parole de

Dieu. D’ailleurs le Chaykh al-Kâmil a juste conseillé de réciter le

hizb Subhân al-Dâ`im et de réciter le dhikr. Il éduquait par le rappel

à Dieu et à l’explication du Coran. Le Chaykh al-Kâmil était un saint

homme, c’est vrai, mais un homme de chair et de sang comme toi et

moi. Et aujourd’hui il est mort et enterré. C’est juste un ‘‘pont’’ pour

aller vers Dieu, un exemple à suivre…Mais ce n’est pas Dieu. »

Au cours de notre enquête, nous avons été surpris par la

franchise des interrogés, car 87 % d’entre eux remettent

ouvertement en question la méthode d’autoperfectionnement du

Chaykh al-Kâmil et même du soufisme confrérique. Les

enquêtés condamnent la croyance aux pouvoirs des saints et à

leur supposée intercession entre Dieu et les hommes. Voici le

témoignage de Y., 26 ans, cuisiner et membre de la confrérie

depuis une dizaine d’année. Il vit en médina de Fès près du

marché au henné :

« Moi j’ai décidé d’arrêter de réciter le hizb Subhân al-Dâ`im. Il y a

des vieux Aïssâwî qui ne connaissent rien du Coran, même pas une

ligne et ils connaissent le Subhân al-Dâ`im. Certains pensent même

que c’est du Coran. C’est grave. Les tarîqa-s embrouillent les gens

qui ne sont pas éduqués et les naïfs. Il n’y a qu’un seul hizb, c’est le

Coran. »

T., 28 ans, et habitant près de la gare de Meknès, sans emploi et

Aïssâwî depuis l’age de 17 ans. Il voit les litanies d’invocations

surérogatoires comme une perte de temps et la mystique comme

une déformation du message prophétique :

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« Pour moi le dhikr ça ne sert à rien. Tu te

lèves le matin et tu répètes ‘‘Allah’’ cent

fois ou mille fois…Tu deviens peu à peu une

carcasse sans cerveau. Le mieux c’est de lire

le Coran et de réfléchir sur le message de

Dieu (…) Pour moi les tarîqa -s c’est devenu

une supercherie. J’ai un ami français, il veut

se convertir à l’islam, mais à l’islam des

tarîqa -s. Il aime les Aïssâwa et il veut

apprendre le hizb . Mais ça, ce n’est pas le

vrai islam. Le vrai islam c’est faire les

prières et le Ramadan. Lorsque je lui ait dit

ça il n’a plus voulut se convertir. Je lui ai

dit alors que l’islam n’avait pas besoin de

lui. Si tu suis une tarîqa tu ne suis pas

l’islam, mais une interprétation. »

H., 29 ans et habitant près de la zâwiya-mère de Meknès et lui

aussi sans emploi. Affilié depuis l’âge de 16 ans, il est

aujourd’hui très amer vis-à-vis de ses religionnaires. Selon lui il

existe un décalage trop important entre la théorie doctrinale et le

comportement des disciples :

« Je sais qu’en Europe vous aimez bien les

tarîqa -s, vous voyez ça comme quelque chose de

romantique. Mais toutes les tarîqa -s c’est la

merde. Le soufisme ça ne sert à rien, parce

que ceux qui se présentent comme des soufis ne

respectent même pas les bases de l’islam.

Comment tu peux faire le dhikr toute la

journée et le soir tu ramènes des putes et tu

baises dans la zâwiya ? C’est ça la vérité. Le

problème c’est que c’est les grands muqaddem-s

qui font ça. Ce n’est pas l’islam qui est en

cause, c’est les gens qui foutent la merde.»

H., 26 ans, sans emploi, vit près de la mairie de Meknès et est

musiciens serviteur depuis l’âge de 17 ans. Selon lui, les

pratiques rituelles de toutes les confréries mystiques ne peuvent

se rattacher à l’islam :

« Pour moi il y a quatre religion dans le monde : il y a le judaïsme,

le christianisme, l’islam et…le ‘‘maroquisme’’ [rires] ! Le Maroc

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c’est le seul pays au monde où il y a des dizaines de tarîqa-s qui font

toutes n’importe quoi avec l’islam. Il y a la zâwiya Aïssâwiyya ici à

Meknès, Il y a la zâwiya bidule à Tanger, la zâwiya truc à

Oujda…Tout cela n’arrange pas les problèmes des gens et divise le

peuple. Moi je ne crois pas au pouvoir des chaykh-s, je crois en Dieu

et au Prophète, point final. »

Pour O., 27 ans, sans emploi et affilié depuis l’age de 15 ans,

certaines formes de visibilité publique du mysticisme

contemporain au Maroc ne sont que des simulations à but

lucratif totalement détachées de toute spiritualité et de l’islam :

« Il ne faut pas te laisser aveugler par les belles paroles des

muqaddem-s. Le soufisme ici ce n’est rien d’autre que du toc, de la

camelote, comme tout ce que tu peux trouver au Maroc (…) Il n’y a

pas d’islam dedans. L’année dernière on a joué avec la tâ`ifa pour

le festival des musiques sacrées de Fès…Mais

il n’y a rien de sacré dans ce festival, untel

chante pour sa femme, l’autre pour sa mère (…)

il est où est le sacré là-dedans ? »

Du point de vue des Aïssâwî interrogés, la confrérie s’inscrit

dans le cadre des pratiques religieuses familiales et culturelles.

Les rituels confrériques ne se substituent en aucun cas à la

pratique canonique de l’islam. Maintenue au même titre que

d’autres traditions, cette continuité n’est cependant pas assurée

par tous les enfants des Aïssâwî. La transmission de cet héritage

est disparate selon les familles et au sein d’une même famille.

Généralement, les enfants des muqaddem-s en âge d’être dans la

vie active sont totalement indifférents à cette tradition. Voici le

témoignage de Muhammad, 22 ans et fils du muqaddem-

muqaddmin Haj Azedine Bettahi. Cet étudiant en école de

commerce et ancien Aïssâwî nous éclaire sur les tensions qui

peuvent apparaître chez les nouvelles générations :

« Pour être honnête, je ne porte pas beaucoup d’intérêt aux Aïssâwa.

J’ai commencé à m’y intéresser à l’adolescence, je récitais le hizb

mais j’ai abandonné parce que je ne voulais pas faire comme mon

père. Je suis ensuite devenu ‘‘frère musulman’’, tout l’inverse ! Je

portais la barbe et la jellâba, je lisais le Coran. Mon père

commençait à s’inquiéter, je ne sortais plus pour m’amuser et voir

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des amis (…) Après j’ai eu un accident de scooter et aucun des

‘’frères musulmans’’ n’est venu prendre de mes nouvelles. Lorsque

j’ai retrouvé la santé, j’ai eu envie de m’amuser, sortir et voir des

filles (…) De toutes façons les tarîqa-s c’est quoi ? Ca sert juste à

apprendre à faire la prière et à s’adresser à Dieu, non ? Et ça, c’est

de l’islam. Le reste, le wird, le dhikr et le hizb c’est des conneries,

du blabla. Moi j’emmerde toutes les tarîqa-s du Maroc et du monde

entier. J’emmerde tous les chaykh-s leurs disciples. Suivre un

chaykh ne peut te conduire qu’en enfer ; parce qu’il n’y a qu’un

Dieu et Muhammad est Son messager. Moi je n’ai peur que de Dieu,

c’est tout. Même mon père ne me fait pas peur. »

Ces indices indiquent-ils une réappropriation de l’islam au

détriment des pratiques confrériques traditionnelles ? A ce stade

nous pouvons distinguer deux attitudes chez les enquêtés:

- Une attitude « réformiste » qui, dans le discours, lie la

confrérie à l’islam. Le respect de l’islam et du Coran passe

avant la connaissance de la doctrine du Chaykh al-Kâmil

pour la totalité des Aïssâwî interrogés. 66 % d’entre eux ne

croient pas aux supposées bienfaits spirituels de la récitation

quotidienne des invocations surérogatoires de l’ordre (hizb,

wird-s et dhikr) au profit du respect des cinq prières

canoniques quotidiennes.

- Une attitude de « délivrance » qui ambitionne d’émanciper

la confrérie des croyances et des pratiques rituelles

contraires à l’islam sunnite.

Auprès des enquêtés nous avons constaté que ces deux attitudes

aboutissent sur le rejet des anciens rites. Pour justifier leur

appartenance à la confrérie, les Aïssâwî enquêtés avancent leur

attachement au respect de la pratique de l’islam et souhaitent,

pour reprendre leur propre expression (en français), faire en

sorte que « les Aïssâwa ‘‘ça marche’’ avec l’islam ». Les sondés

contestent aujourd’hui la pratique de certains rites tel que le

rituel d’exorcisme des démons et en censurent d’autres, comme

le sacrifice animalier.

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Le rejet des anciens rites :

Les rejet des anciens rites par les enquêtés se manifeste dans

leur discours à propos de l’exorcisme des démons (appelé mluk)

et du sacrifice animalier (appelé la frissa, la « proie »). Ces deux

pratiques rituelles, qui ont contribuées à la renommée de la

confrérie à travers tout le Maghreb, subissent les critiques

violentes et ambiguës des Aïssâwî interrogés, bien que, comme

nous le verrons dans le chapitre suivant, l’exorcisme des mluk

est toujours pratiqué par eux (et ce malgré leurs discours) et

semble même bénéficier à l’heure actuelle d’une grande

popularité auprès du public. Mais pour les enquêtés le rejet le

plus virulent de leur part se manifeste à propos de la frissa. C’est

un rite très spectaculaire, vivement critiqué depuis ses origines

par les autorités politiques et religieuses du pays, qui met en

scène le sacrifice d’un animal et qui se déroule de la façon

suivante : dans un état de conscience altéré (hâl) provoqué par

les danses rituelles de la hadra, certains disciples singeant des

animaux (lions, lionnes, panthères) sacrifient un animal

(généralement un mouton) à mains nues et le dévorent cru. Pour

justifier ce geste, on dit que les « dévoreurs » (farassî) sont

possédés par l’esprit d’un fauve qui les contraint à sacrifier une

proie. Pour la totalité des disciples enquêtés, ce sacrifice

animalier devenu quasi légendaire au Maghreb est formellement

interdit à tout musulman. Jugé contraire à l’islam, son exercice

est considéré par eux comme illicite (haram). L’origine et le

symbolisme de la frissa fait l’objet de différentes interprétations

au sein même de la confrérie. Aborder ce sujet auprès des

membres de notre échantillon fait rapidement apparaître des

récits et des opinions divergentes de celles disponibles dans les

textes des archives coloniales et des textes scientifiques des

chercheurs qui se sont penchés sur le sujet. La mésentente des

enquêtés autour de ce mythe est telle qu’un éclaircissement est

nécessaire.

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Mésentente autour d’un mythe confrérique :

La frissa a toujours suscité les sentiments les plus extrêmes à

l’égard des Aïssâwa. Selon R. Brunel l’origine de ce rite est liée

à un acte désespéré d’un disciple nommé Wuld Khumsiyya.

Celui-ci, après avoir apprit la mort du Chaykh al-Kâmil, fut prit

d’une crise d’hystérie qu’il dévora, dit-il, un mouton noir1. Voici

comment Brunel nous explique l’origine de la frissa :

« Selon les ‘Aïssâouâ, c’est Oûld Khomsîa qui, pour la première

fois ; mangea la frissa (…) Le Chîkh venait d’expirer ; accablé de

douleur, Oûld Khomsîa, qui était avec Aboû ar-Râoûaîn, son

disciple le plus dévoué, déchira ses vêtements et se mit en fureur

jusqu’à vouloir dévorer sa propre chair. Afin de l’apaiser, ses

collègues durent lui présenter un mouton qu’il éventra de ses ongles

et mangea en grande partie (…) Oûld Khomsîa avait des crises

d’extases si fortes que ses Achâb devaient le tenir pour l’empêcher

de se mutiler. Livré à lui-même, il se précipita sur des moutons

préalablement égorgés, les éventrait de ses propres mains et les

dévorait. »1

Le musicologue A. Boncourt confirme lui aussi cette version,

indiquant en outre que certains disciples identifient Abû ar-

Rawâyil comme le premier farassî :

« Selon quelques informateurs, c’est Barwâyil al-Mahgûb lui-même

qui, à la mort du sîh, fut la premier Aïssaoui à pratiquer la frisa.

Mais les mieux informés affirment que ce rite a été institué par un

autre disciple de Sîh al-Kâmal, un certain Wald l-Humsiyya, en

présence de Barwâyil, à l’occasion de la mort du sîh. Fou de

douleur, Wald l-Humsiyya, après s’être déchiré les vêtements,

commençait à lacérer son propre corps ; pour le calmer, ses

compagnons lui présentèrent un mouton (variante : une chèvre),

qu’il dévora aussitôt. »2

Cependant, interrogés sur l’origine de la frissa, les descendants

1. Certains Aïssâwî enquêtés nous disent que Wuld Khumsiyya chuta mortellement du toit de la zâwiya-mère après y être monté pour nettoyer les boules décoratives (jamor-s) que son père offrit au Chaykh al-Kâmil. Sa tombe est toujours visible à l’endroit même de sa chute, sur le parvis et à gauche de l’entrée de la zâwiya. Voir plan p. 228. 1. BRUNEL, op. cit., p. 211. 2. BONCOURT, op. cit., p. 52.

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du Chaykh al-Kâmil nous répondent par une histoire très

différente. D’après eux, la frissa n’est pas liée à Abû ar-Rawâyil

ni à Wuld Khumsiyya. Voici comment Moulay Idriss Aïssâwî,

le responsable de la direction spirituelle, nous explique la chose

:

« Non, Abû ar-Rawâyil n’a pas fait la frissa. Après la mort du

Chaykh al-Kâmil, d’autres chaykh-s ont pris la direction de la tarîqa,

mais ils étaient très différents car leur enseignement était basé sur la

transe [hâl, ndr]. Ainsi, lorsque les disciples étaient en transe,

certains visiteurs, hostiles et extérieurs à la zâwiya, venaient ici et

leur jetaient des tissus ou des animaux noirs. Bien entendu, le noir

est la couleur du diable, et c’est ce qui dérangeait les fuqarâ’-s.

Lorsque certaines personnes sont en transe, ils identifient le noir

comme le démon et se jettent sur lui pour le tuer. Ce n’est pas

propre au Maroc. En Libye, on bandait les yeux des fuqarâ’-s pour

qu’ils ne voient pas le noir pendant la transe… On ne peut pas

précisément identifier un faqîr qui serait à l’origine de la frissa.

Mais il faut retenir que la frissa apparue à cause des successeurs du

chaykh à la direction de la tarîqa. Ils avaient la connaissance de la

transe mais ils n’avaient pas la légitimité du Chaykh al-Kâmil…De

plus, la frissa n’a rien à voir avec notre méthode spirituelle, c’est

une pratique innovante et déviante [bid’a, ndr] d’une minorité

d’illuminés qui a causé beaucoup de tort aux vrais Aïssâwî. »

Ce récit de Moulay Idriss Aïssâwî nous indique que certains

adeptes, sous l’emprise de la transe, abhorrent la couleur noire

qui symbolise pour eux le démon. Mais surtout il contredit les

informations que nous pouvons recueillir dans les travaux de

Brunel et de Boncourt. Ceci nous a passablement intrigué, si

bien que nous nous sommes de nouveau rendu à la zâwiya-mère

pour d’autres explications. Devant notre carnet de notes et après

lui avoir évoqué notre précédente entrevue, Moulay Idriss

Aïssâwî nous dit, très fermement, ceci :

« Tu ne m’as pas bien écouté, je n’ai jamais parlé des chaykh-s de la

tarîqa, mais des disciples. Ce sont les fuqarâ’-s qui ont détourné

l’enseignement du Chaykh al-Kâmil et introduit la transe dans la

méthode spirituelle. N’oublie pas de corriger cela dans ton travail. »

Cette rencontre nous a encore plus troublé que la précédente. Il

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nous apparaît impossible, dans ces conditions, de statuer sur les

motifs exacts et l’origine de la frissa. Devant nos interrogations,

le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi confirme nos

doutes :

« L’origine de la frissa est indéterminée. Untel va te dire ça, un autre

va te dire le contraire. Les ‘‘fils du chaykh’’ ne connaissent rien, ils

n’ont pas l’historique de la tarîqa en tête. Ils ne sont là que pour

l’argent, pour eux c’est un travail comme un autre. Ils inventent des

histoires en fonction de la personne qu’ils ont en face d’eux. »

D’autres muqaddem-s expliquent l’apparition de ce rite par le

déficit d’activités et de modernité qui caractérise le Maroc et

surtout ses zones rurales. C’est ce que nous apprend le M., 48

ans, sans emploi et muqaddem à Meknès :

« C’était les anciens Aïssawî qui faisaient ça, aujourd’hui nous

sommes tous civilisés ! Dans le temps, les anciens pratiquaient la

transe entre eux, simplement par distraction. A l’époque beaucoup

étaient à la campagne, inactifs, sans travail. Il n’y avait pas la

télévision, pas d’Internet…Il n’y avait rien. Alors ils la frissa c’était

comme un passe-temps, un amusement. Tu comprends ? Mais tout

ça c’est fini maintenant, grâce à Dieu.»

Pour d’autres, c’est un épisode hagiographique de la vie du

Chaykh al-Kâmil qui explique la frissa. En effet, une histoire

bien connue véhiculée par un cantique chanté par les disciples

révèle le chaykh victorieux d’un combat mené face à des fauves

et des reptiles. Par la force de son regard et par la pensée, il

aurait, dit-on, assujettit et fait fuir des lions et autres serpents qui

auraient envahis Meknès. C’est ce que nous explique M., 44 ans,

muqaddem à Meknès depuis dix-sept ans. Il nous indique aussi

que les disciples qui réalisent la frissa, les farassî, sont

exclusivement des Aïssâwî appelés Rarbawî (litt. « du Rarb »,

région agricole du nord-ouest du pays). M. nous affirme

d’ailleurs que, mis à part la période du mussem de Meknès où la

zâwiya-mère reçoit des milliers de pèlerins dont ces farassî dits

« campagnards », c’est seulement en milieu rural que la frissa se

pratique aujourd’hui :

« Les Rarbawî sont les Aïssâwî de la campagne. Ils sont les

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descendants de la tribu berbère des Banî Hassan. On les appelle

aussi Sâym Mokhtar. Ils peuvent être très dangereux, surtout

pendant le mussem de Meknès. Lorsqu’ils sont en transe, ils sont

possédés par des animaux et, le seul moyen de les calmer, c’est de

leur offrir un mouton. Alors ils font ce qu’on appelle la ‘‘ frissa’’, ils

se jettent sur lui et, avec deux doigts, ils le tuent et le dévorent. C’est

à cause du Chaykh al-Kâmil, c’est lui qui a passé un pacte avec les

bêtes sauvage, les serpents et les fauves, pour qu’ils laissent

tranquilles les habitants de Meknès. Mais il y a un pris à payer, et les

esprits des animaux tourmentent maintenant certains

Rarbawî…Mais pas tous. Lorsqu’ils sont possédés, comme les

taureaux détestent le rouge, eux, ils détestent le noir, c’est ce qui les

excite. Si tu vas dans une soirée Aïssâwa à la campagne, il faut

t’habiller en blanc, car ils ne te laisseront pas entrer si tu portes du

noir, ça peut être dangereux pour toi.»

Brunel signale qu’en 1921 à Fès et à Casablanca, la frissa fut

interdite par les autorités administratives1. En 1924 à Meknès, le

surintendant de la confrérie interdit aux disciples de pratiquer ce

rite « déshonorant pour l’islam »2. Mais, devant « la fureur de

l’opinion publique, il fut amené à lever son interdiction quatre

jours avant le moussem. »3 A cette époque et toujours selon

Brunel, « le moment ne semble pas venu d'interdire une coutume

si ancrée dans les mœurs du pays. »4. De 2002 à 2005, soit après

trois années de recherches, nous n’avons jamais assisté à une

frissa. Le simple fait de l’évoquer provoque, chez les Aïssâwî de

Fès et de Meknès, une attitude de répulsion et de mépris. Ils

rejettent vivement tout type d’interprétation symbolique en

affirmant que cet acte est, d’un point de vue dogmatique, interdit

par Dieu. Du fait, elle ne peut être pratiquée que par des

« sauvages » ou des « gens vulgaires ». A travers leurs

témoignages, nous apprenons que la frissa est connue pour être

la spécificité des Rarbawî, qu’ils désignent en français comme

les « Aïssâwî de la campagne » et qu’ils considèrent comme des

1. BRUNEL, op. cit. p. 176. 2. Ibid. 3. Ibid. 4. Ibid.

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frustres et des hérétiques. Cette remarque du muqaddem Haj

Saïd Berrada, visiblement irrité par notre intérêt sur cet aspect

de la confrérie, le manifeste clairement :

« Non, il ne faut pas dire que c’est intéressant ! Les Rarbawî ce sont

des fous, des cannibales, ils sont mal élevés…Ils ne connaissent rien,

ils restent à la campagne, ils n’étudient pas. Ce n’est pas ça l’islam.

Dieu n’a jamais dit de manger cru des animaux vivants. Un animal

on le sacrifie, on dit ‘‘bismillah’’, on ne le tue pas pour le

plaisir…C’est haram [illicite, ndr]. La frissa, ça ne marche pas avec

l’islam.»

Devant nos questions, le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine

Bettahi préfère évoquer l’aspect théâtral du sacrifice. Selon lui,

l’animal sacrifié n’est pas consommé par les exécutants :

« Il est difficile de savoir ce que les gens qui font la frissa ont dans

la tête. Moi-même, je n’observe que le phénomène de l’extérieur,

qui est fait pour impressionner [il mime le geste des sacrificateurs,

l’index et le majeur de la main droite perforent d’un coup sec

l’estomac de la victime, ndr]. Mais tu dois savoir que les farassî ne

mangent pas l’animal. Ils le mâchent tout au plus, ils font semblant.

Ils savent que c’est haram de consommer un animal mort dans ces

conditions. »

De même, pour tous les musiciens des tâ`ifa-s de Fès et de

Meknès, la frissa n’a rien à voir avec le soufisme en particulier

et l’islam en général. Bien qu’ils vont parfois jusqu’à nier son

existence, nous savons, d’après la thèse de Boncourt, que la

frissa était encore présent dans les tâ`ifa-s urbaines jusqu’au

début des années 1980. Dans son étude, nous trouvons même la

citation d’un vieil Aïssâwî de Meknès affirmant que « si la frisa

disparaissait, il n'y aurait plus d’ ‘Isâwa »1. Si le sujet de la

frissa irrite souvent les interrogés, c’est que cette pratique remet

en question l’image qu’ils souhaitent véhiculer de la tarîqa et

d’eux-mêmes. Selon certains Aïssâwî enquêtés, ce type de

sacrifices « maintiennent le Maroc dans un état de sous-

développement » et « éloignent les croyants de l’islam. » Mais

ces mésententes semblent récurrentes dans l’histoire de la

1. BONCOURT, op. cit.

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confrérie. Al Malhouni, un historien marocain auteur de

Lumières sur le soufisme au Maroc : la tarîqa al-Aïssâwiyya

pour exemple2 (un ouvrage publié récemment par le ministère de

la culture du Maroc) nous révèle un poème dans lequel un faqîr

de la tarîqa évoque sa peine face à l’apparition de la frissa.

Voici ce texte qui, d’après Al Malhouni, fut écrit par un Aïssâwî

anonyme au 18ème siècle :

Etrange destin que ceux des Aïssâwî,

Et ce qu’ils ont associé au walî Ben Aïssâ,

Ils l’ont associé à l’égarement,

Pensant que cet égarement était guidance prophétique,

Ils ont prétendu bien faire, mais,

Dans ce triste pari, ce sont eux les plus perdants,

Ils ont apporté toutes bid’a`-s

Et ils ont méprisé la charî’a

Ils ont abandonné la religion et la prière,

Et ceci comme n’importe quel égaré,

Ils ont perturbé toutes les mosquées,

Et ils y ont répandu le mal,

Ils ont, sans aucun scrupule, embrassé toutes enfantillages,

Ils ont mangé l’animal mort et ils ont bu son sang,

Alors que c’est une abomination évidente,

Ils ont dévoré ce que dévore le chient errant,

Ils ont sali ta mémoire, ô Ben Aïssâ,

Que Dieu nous préserve de t’attribuer toutes ces bassesses,

Tu n’as jamais ordonné le divertissement,

Tu n’as jamais montré l’égarement apparent,

Si tu avais vu réellement, tu en aurais honte,

Tu t’en serais lavé les mains s’en aucun doute,

Et toi, mon frère, tu aurais suivi la parole véritable de Ben Aïssâ.1

Rejeter les pratiques et les croyances des anciens et se dissocier

d’eux semble aussi être la prérogative des Aïssâwa

contemporains. Ce fait nous impose la question suivante : si les

disciples actuels souhaitent se démarquer des anciens, que

représentent pour eux la zâwiya-mère et ses gestionnaires ?

2. AL MALHOUNI, Adouae ‘ala tassawouf bi l’maghrib : tarîqa al- aïssâwiyya mamouzajan. 2003. 1. Ibid., p. 331.

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Quels liens entretiennent-ils avec les descendants biologiques du

saint fondateur, garants de la doctrine mystique qu’ils critiquent

? Existe-t-il des tensions entre les gestionnaires de la zâwiya-

mère, les muqaddem-s et les musiciens serviteurs ? Ces

questionnements nous conduisent sur le thème des controverses

internes.

Les controverses internes :

Tout au long des entretiens menés auprès des Aïssâwa, les

discours stigmatisant les « faux » des « vrais » disciples sont

récurrents. Les enquêtés se distinguent selon trois catégories :

les Aïssâwa, les Guissâwa et les Kissâwa :

1. Les Aïssâwa proprement dits pieux et sincères, qui

maîtrisent le répertoire liturgique de la confrérie et qui se

présentent à nous comme des « vrais musulmans ».

2. Les Guissâwa sont considérés comme des disciples de

seconde zone, qui ne connaissent qu’à moitié le répertoire

liturgique et qui aiment se mettre en avant lors des

cérémonies. D’après l’avis des sondés, ils transgressent les

préceptes religieux par leur consommation régulière de

drogue et d’alcool.

3. Les Kissâwa sont vus comme des « faux musulmans »,

d’une hypocrisie flagrante et qui utilisent le nom d’Aïssâwa

pour jouir du prestige de la confrérie auprès de la population

féminine.

Inutile de préciser que les enquêtés se situent eux-mêmes

invariablement dans la première catégorie d’adeptes. Cette

classification distinctive n’est pas récente, mais les attributs

appliqués aux trois catégories par les intéressés ont nettement

évolué : Brunel nous indique qu’au début du 20ème siècles les

Aïssâwa se différenciaient en fonction de leurs capacités à

accomplir des prodiges1. Aujourd’hui, c’est surtout les querelles

1. BRUNEL, op. cit., p. 146.

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liées au respect de l’islam qui engendre de très nombreux

conflits au sein de la confrérie. Sur ce sujet nous devons

détacher deux types de controverses :

- Les controverses liées à la licéité de la pratique religieuse

formulées par les muqaddem-s à l’encontre des gestionnaires

de la zâwiya-mère. Celle-ci vont jusqu’à provoquer la

négation de l’allégeance confrérique de ces disciples qui

affirment leur dissidence vis-à-vis de la hiérarchie religieuse.

Ce fait provoque un phénomène de réappropriation de

l’autorité religieuse que les muqaddem-s tentent d’imposer à

leurs musiciens serviteurs.

- Les controverses liées à la bonne moralité formulées par les

musiciens serviteurs vis-à-vis des muqaddem-s à qui ils

reprochent un déficit d’éthique musulmane.

1. Les controverses liées à la licéité de la pratique

religieuse :

Dans la très grande majorité des cas (93%), les Aïssâwî

interrogés refusent énergiquement de penser leur pratique

religieuse sous la notion d’allégeance au Chaykh al-Kâmil et à

ses descendants biologiques. Parmi ceux qui établissent cette

relation (07 %), une majorité (70 %) possède des liens familiaux

ou amicaux avec la famille du saint fondateur. Les enquêtés

reprochent fermement aux gestionnaires de la zâwiya-mère de

favoriser la quête de la baraka1 des visiteurs de la zâwiya-mère

au détriment du respect du respect de l’islam qui interdit le culte

des saints. Pour le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi,

la gestion de la zâwiya-mère est inconciliable avec l’islam :

« Tous les visiteurs de la zâwiya font des actes interdits par Dieu. Ils

demandent à la tombe du Chaykh al-Kâmil de les aider, c’est très

grave ! Il n’y a qu’un Dieu…Et si on a besoin de quelque chose, il

suffit de s’adresser directement à Lui. Ca veut dire quoi de

s’adresser au chaykh ? Haram, haram, haram…Les ‘‘fils du

1. Cette pratique est étudiée dans notre chapitre précédent, pp. 220 et ss.

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chaykh’’ savent très bien tout cela. Mais, c’est leur travail

d’accueillir les gens et de maintenir le lieu. S’ils interdisent l’accès

de la zâwiya aux visiteurs qui croient à cela, il n’y aurait personne

dedans. C’est les visiteurs qui ‘‘font tourner’’ la zâwiya, pas les

Aïssâwî. Moi-même je n’y vais jamais. Je passe juste une fois par an

pour dire bonjour. Je monte en voiture, je prie dans la salle de prière

et je m’en vais. Si les ‘‘fils du Chaykh al-Kâmil’’ souhaitent me voir

en privé, ils ont l’habitude de venir discuter à la maison. »

Les muqaddem-s conseillent aussi à leurs musiciens serviteurs

de ne pas se rendre à la zâwiya-mère pour demander

l’intercession du Chaykh al-Kâmil. C’est ce que nous apprend

Z., 27 ans, sans emploi et membre de la confrérie à Meknès

depuis dix ans:

« Ma mère et ma grand-mère étaient des ‘‘fans’’ des Aïssâwa et se

rendaient régulièrement à la zâwiya pour prier le Chaykh al-Kâmil.

J’ai prit moi aussi cette habitude mais lorsque je suis entré dans le

groupe du muqaddem H., celui-ci m’a dit que c’est interdit en islam

de demander l’aide du chaykh. Il m’a dit aussi que Dieu ne me

pardonnerait pas de m’adresser à une tombe. Il m’a fait peur ! De

toute façon la zâwiya c’est un endroit ambigu…Qu’est-ce que

c’est au juste ? Moi j’aime que les choses soient claires, un homme

c’est un homme, une femme c’est une femme, non ? Une zâwiya

c’est une mosquée ou une tombe ? Il faut choisir, ça ne peut pas être

les deux à la fois. »

Auprès des interrogés un autre sujet de discussion est

régulièrement évoqué par eux : l’avarice allouée par eux aux

descendants du Chaykh al-Kâmil. Les gestionnaires de la

zâwiya-mère sont toujours considérés par les disciples comme

des « grippe-sous » car l’économie engendrée par la quête de la

baraka est sujette à de très nombreuses critiques. K., 27 ans,

sans emploi et Aïssâwî depuis l’âge de 16 ans, refusa

formellement de nous accompagner à la zâwiya-mère de

Meknès. Voici son explication :

« Le Maroc c’est le seul pays au monde où les pauvres donnent aux

riches, c’est l’inverse de la logique démocratique. Il y a des petites

vieilles, sans aucune ressource, qui se rendent au Chaykh al-Kâmil

pour donner aux ‘‘fils du chaykh’’ les cinquante ou cent dirhams

qu’elles ont pu gagner en faisant douze heures de ménage. Et eux ils

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prennent l’argent, sans travailler, ils font fructifier leur héritage.

Déjà ils sont riches, ils possèdent la moitié de Meknès, mais en plus

les pauvres leur donnent de l’argent. C’est vraiment stupide !

Personnellement je ne crois pas à la baraka du chaykh. Ce n’est pas

de l’islam, c’est des rites venus du passé. La baraka vient de Dieu et

du Coran, pas d’une tombe. De toutes façons, il n’y a que deux types

de personnes qui croient à la baraka des

saints : ceux qui en font commerce, comme eux,

et ceux qui n’ont pas eu d’éducation, comme la

majorité des pauvres gens. C’est profiter de leur

ignorance que de prendre leur argent, c’est du vol. »

Selon d’autres sondés, la saine intention, la niyya, est absente de

la démarche des descendants actuels du saint fondateur. Voici le

témoignage du muqaddem Haj Saïd Berrada :

« Je ne vais plus à la zâwiya du Chaykh al-Kâmil. Je te déconseille

d’y aller, il n’y a que des fous là-bas. Les ‘‘fils du chaykh’’, dès

qu’ils vont voir que tu es un Français, ils vont te demander de

l’argent. Leur niyya est mauvaise, ils ne respectent pas l’islam.

Avant il y avait un autre mezwâr, un grand homme, pas comme celui

de maintenant. A cette époque, les ‘‘fils du chaykh’’ freinaient les

visiteurs, ils les éduquaient, par la parole et par le comportement.

Mais maintenant, les nouveaux ‘‘fils du chaykh’’, les jeunes, eux-

mêmes ne sont pas éduqués. »

C’est par ce discours sévère et récurrent que les enquêtés nous

expliquent le motif de leur refus de sa rendre à la zâwiya-mère,

les réprimandes des muqaddem-s vis-à-vis des « fils du chaykh »

sont récurrentes. ‘Abdallah Yaqoubi, 32 ans, sans emploi et

muqaddem à Fès depuis cinq ans, n’a pas souhaité se rendre à la

zâwiya-mère pour obtenir l’autorisation de fonder une tâ`ifa,

car, à ses yeux, l’aval des descendants du Chaykh al-Kâmil est

discrédité. Il se considère pourtant lui-même comme un « vrai

Aïssâwî » et un « vrai musulman » :

« Je n’ai pas le ‘‘diplôme’’ de muqaddem mais j’ai ma tâ`ifa depuis

l’année 2000. Je suis resté quinze ans avec le muqaddem Y., j’étais

son dhekkâr [chanteur soliste, ndr]. C’est lui qui m’a motivé à

devenir moi-même muqaddem, et c’est le plus important, non ? Ce

sont les personnes qui te connaissent qui savent si tu as les capacités

de devenir muqaddem, pas les ‘‘fils du chaykh’’. On ne se connaît

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pas, on n’est pas du même monde, on n’est pas en contact. Ils sont

riches, et moi tu as vu ma maison ? En plus, je devrais payer le

mezwâr et la préfecture pour avoir le papier qui m’autorise à être

muqaddem ? Le ‘‘diplôme’’ de la zâwiya ne sert à rien, c’est juste un

système que les ‘‘fils du chaykh’’ ont inventé pour gagner encore

plus d’argent. Je suis contre la zâwiya et les ‘‘fils du chaykh’’. Je

n’ai pas peur de me présenter devant Dieu le jour du Jugement

Dernier. Je suis un vrai croyant et un vrai Aïssâwî, ce n’est pas leur

cas. »

Certains anciens muqaddem-s soutiennent les jeunes dans leur

fronde face à l’institution confrérique, comme par exemple Haj

Muhammad ‘Azzam, 58 ans, artisan à la retraite. Ce muqaddem

qui vit en médina de Fès pense que les gestionnaires de la

zâwiya sont incapables de diriger correctement l’ordre religieux,

jugeant leur connaissance de la pratique rituelle insuffisante :

« Je suis d’accord avec les jeunes qui se rebellent contre la zâwiya.

Le ‘‘diplôme’’ du mezwâr ne sert à rien aujourd’hui. Alors pour

savoir qui est un vrai muqaddem et qui ne l’est pas, il n’y a que

nous, les anciens, qui peuvent dire qui est valable. Les ‘‘fils du

chaykh’’ ne connaissent rien à la tarîqa. Pour eux, gérer la zâwiya

c’est comme travailler dans une banque. D’ailleurs nous ne sommes

pas en en contact avec eux, ils restent toujours dans le mausolée et

nous connaissent que par ouï dire…Nous, on travaille, on fait des

lîla-s [soirées rituelles, ndr], c’est fatiguant. Mais eux ils ne

travaillent pas, ils sont riches grâce à la tarîqa …Et ils veulent en

plus qu’on leur donne un pourcentage de nos recettes chaque

année. Ca n’est pas normal. »

Ces récits nous poussent à nous détacher de l’avis de S.

Andezian qui constate qu’en Algérie, les descendants du Chaykh

al-Kâmil (ou ses représentants) sont vus par les disciples comme

les premiers dépositaires de sa baraka, bénéficiant d’un capital

sympathie élevé1. Pour les Aïssâwî enquêtés à Fès et à Meknès,

la zâwiya-mère n’est pas perçue comme le centre spirituel de la

confrérie, bien au contraire. D’un coté, les interrogés jugent

avec sévérité les gestionnaires de la zâwiya-mère qui autorisent

les visiteurs à la réalisation récurrentes d’actes de piété illicites

1. ANDEZIAN, op. cit., pp. 114-116.

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selon l’islam sunnite. D’un autre coté, l’économie souterraine

dont bénéficient les gestionnaires de la zâwiya-mère provoque

chez eux rancœur et jalousie. C’est pourquoi la distinction qu’ils

effectuent entre la zâwiya-mère et leur propre tâ`ifa est très

nette. Les deux termes sont souvent pour eux opposés et

inconciliables, et leur tâ`ifa représente, par la présence et les

retrouvailles régulières avec les autres disciples, la référence

absolue où prend racine l’origine de leur engagement

confrérique. A partir de cette constatation, nous pouvons nous

questionner sur les relations qui unissent les muqaddem-s ? Se

fréquent-t-ils ? S’apprécient-ils ? Etonnement et dans le meilleur

des cas, ceux-ci ne se connaissent que de vue et n’entretiennent

aucun rapport les uns avec les autres, malgré le fait que le

muqaddem-muqaddmin se charge de les convier chaque année à

une soirée rituelle (appelée la « nuit des muqaddem-s », qui se

tient en période du mawlid) pour tenter, nous dit-il, de maintenir

le lien social entre les membres de la confrérie. Notre recherche

nous a très rapidement fait constater que les conflits entre les

muqaddem-s, nombreux et particulièrement récurrents,

s’inscrivent dans leurs volontés individuelles de s’approprier

l’autorité religieuse. Dans cette optique, appartenir à la même

confrérie ne semble pas être la condition de création du lien

social, comme nous l’indique le muqaddem T., 46 ans, sans

emploi et habitant la médina de Fès :

« Tous les muqaddem-s dont tu me parles je ne les connais pas, ils

habitent loin de chez moi. Ils sont en ville nouvelle et moi je suis en

médina. On ne se croise jamais, et je ne vais pas à la ‘‘nuit des

muqaddem-s’’, ça ne m’intéresse pas. Il y a les ‘‘fils du chaykh’’, il

y a untel et untel, je ne veux pas les voir. »

Lorsque nous questionnons madame L., 47 ans, institutrice et

épouse d’un célèbre muqaddem de Meknès a propos du lien

social entre les disciples, celle-ci nous fait cette déclaration

étonnante :

« Mis à part les membres de sa tâ`ifa, mon mari ne fréquente pas les

autres Aïssâwî, ce sont des gens mal élevés. Il n’entretien aucun

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rapport avec eux simplement parce qu’ils ne le respectent pas.

Poses-lui la question, tu verras qu’il refusera d’aller dans un endroit

où il y a d’autres muqaddem-s, jamais de la vie. Mon mari est un

vrai Aïssâwî, un invocateur de Dieu, pas eux. »

Les entretiens menés auprès des autres muqaddem-s questionnés

confirment les deux précédents récits. Au cours de notre

enquête, qui nous a permis de rencontrer dix-sept d’entre eux, la

gestion des conflits et des successibilités des uns et des autres

fut pour nous une occupation permanente. Nous devons ajouter

que les liens (familiaux ou amicaux) qui existent entre les

interrogés et les disciples d’autres confréries sont nombreux et

d’une nature, à leurs yeux, beaucoup plus importante que

l’union symbolique qui les unit avec leurs « frères » Aïssâwî.

Plus qu’avec les membres de leur propre confrérie, les enquêtés

entretiennent des relations intimes avec des adeptes des

confréries Qâdiriyya-Bûdchichiyya, Hamdûchiyya et Jîlala. Le

muqaddem Haj Saïd Berrada nous informe qu’il possède des

liens familiaux avec l’un des hauts responsables de la confrérie

Qâdiriyya-Bûdchichiyya à Fès1. Le muqaddem-muqaddmin Haj

Azedine Bettahi nous proposa souvent de l’accompagner et

d’assister à ses cotés aux soirées rituelles des Hamadcha, mais

jamais aux cérémonies célébrées par d’autres muqaddem-s

Aïssâwî qu’il juge « sans intérêt ». Selon le muqaddem

‘Abdallah Yaqoubi, les liens entre les disciples Aïssâwî ne sont

que théoriques. Le plus important à ses yeux est de fréquenter

des personnes qui partagent ses valeurs religieuses et ses centres

d’intérêts :

« A mon avis, appartenir à la tarîqa n’à aucune conséquence sur les

rapports entre les gens. Savoir quelle tarîqa untel suit ne m’intéresse

1. Nous devons préciser ici que cette estime des Aïssâwa envers les Qâdirî-Bûdchich n’est que très rarement réciproque. Les nombreux disciples de cette confrérie, rencontrés en France ou au Maroc, méprisent les Aïssâwa en raison de leur « musique de sauvages » et des pratiques rituelles qu’ils jugent contraires à l’islam sunnite. Pour les Qâdirî-Bûdchich interrogés, les Aïssâwa encouragent la mixité, la danse des femmes et la consommation de drogues et d’alcool. Rien ne semble distinguer leurs discours de celui prôné par certains étudiants islamistes rencontrés lors d’une enquête à l’université de Fès.

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pas. Les centres d’intérêts sont plus important…La majorité des

Aïssâwî ne pensent qu’à l’argent, ils n’ont que ça en tête. Moi j’aime

la poésie, la littérature, c’est pour ça que je fréquente régulièrement

le muqaddem Hamdûchî A., c’est un spécialiste et j’apprends

beaucoup avec lui…De toutes façons il n’a y pas d’amitié entre les

muqaddem-s Aïssâwî, je n’ai pas de contacts avec les personnes

extérieures de mon groupe. La majorité d’entre eux ne respectent pas

l’islam et ils donnent une mauvaise image des Aïssâwa. »

Les muqaddem-s enquêtés n’entretiennent pas de relations

suivies et ne se fréquentent jamais. Leurs rapports sont très

lointains et la confrérie ne semble pas permettre, chez eux,

l’apparition d’un sentiment d’appartenance à une communauté

de croyants. Par les liens familiaux ou une passion artistique

commune, certains muqaddem-s se sentent même plus proches

de membres d’autres confréries que d’autres muqaddem-s

Aïssâwî. La totalité des muqaddem-s nous confient qu’ils

limitent volontairement les liens confrériques avec leurs propres

musiciens serviteurs, auprès desquels ils se présentent comme le

modèle de l’Aïssâwî accompli, c’est à dire indépendant de la

zâwiya-mère et respectueux de l’islam sunnite et du message

prophétique. Cette réappropriation de l’autorité religieuse

entraîne les muqaddem-s à présenter leurs musiciens serviteurs

comme leurs « frères » ou leurs « enfants », dans un champ

sémantique usant de nombreuses métaphores familiales.

Ecoutons l’avis du muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi

à propos de ses coéquipiers :

« Les membres de ma tâ`ifa sont les fils de mes anciens

compagnons, je les ai vu naître, je les ai vu grandir, je les ai mariés,

ils font partie de ma famille. Je préfère ne pas avoir de tâ`ifa plutôt

qu’une tâ`ifa comme celle du muqaddem Y., avec des gens

interchangeables. »

Cependant, au-delà de leurs récits, les muqaddem-s bénéficient-

ils, vis-à-vis de leurs musiciens, d’un capital sympathie

important ? De quels types sont leurs relations au sein des tâ`ifa-

s ? Notre recherche nous emmène à présent sur le sujet des

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controverses liées à la bonne moralité formulées par les

musiciens serviteurs vis-à-vis des muqaddem-s.

2. Les controverses liées à la bonne moralité :

Dans quatorze des dix-sept tâ`ifa qui composent notre

échantillon, nous avons relevé de nombreux récits de musiciens

serviteurs qui imputent à leurs muqaddem-s une direction trop

autoritaire. Les musiciens serviteurs interrogés nous ont souvent

confiés les ressentiments qu’ils éprouvent dans la relation qu’ils

vivent avec leur muqaddem. Selon eux, le comportement

littéralement amoral de ces derniers serait à l’origine de

discordes internes aux groupes disciples. Ces conflits sont liés à

la répartition des flux économiques issus de la célébration des

soirées rituelles, à leur enrichissement consécutif à leur

participation aux réseaux d’immigration clandestine, à la

consommation de drogue, d’alcool, et, enfin, à la sexualité. 76 %

des sondés imputent à leur propre muqaddem une grande avarice

doublée d’une certaine forme d’autosuffisance. Voici le

témoignage de K., 32 ans et Aïssâwî à Meknès depuis l’âge de

15 ans :

« Musicien de tâ`ifa c’est le métier de merde…On est comme les

paysans, on travaille au rythme des saisons, tu comprends ? L’été il

y a beaucoup de travail, l’hiver quasiment rien. Le muqaddem nous

interdit d’aller jouer avec d’autres groupes, mais nous on vit

comment ? Il gagne beaucoup d’argent grâce à nous, il a deux villas

et nous on a quoi ? Ce n’est pas normal de ne pas partager plus

équitablement les recettes de la tâ`ifa…Le problème c’est que tous

les muqaddem-s sont comme ça, ils sont radins. Ils savent juste faire

les beaux devant les gens mais en privé ils ne nous respectent pas.

Par exemple il y a trois ans j’ai demandé une augmentation de 20

dirhams au muqaddem H., c'est-à-dire passer de 120 dirhams à 140

dirhams par soirée. Il s’est énervé en hurlant ‘‘vas-t’en, tu ne

connais rien à la tarîqa, c’est moi le muqaddem, c’est moi qui décide

qui a le droit à une augmentation !’’ Ensuite il m’a viré et suis allé

voir le muqaddem U. avec qui j’étais à l’époque de mon

adolescence. Il m’a repris heureusement. Mais ce que je veux dire,

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c’est que nous, les musiciens, on est constamment dans une relation

de soumission avec le muqaddem, comme des enfants. »

Pour O., 25 ans et Aïssâwî à Fès depuis l’age de 14 ans, la

malhonnêteté des muqaddem-s est de notoriété publique :

« 90 % des muqaddem-s ne respectent pas leurs

musiciens. Tu peux chercher des années avant

de trouver un muqaddem honnête. Ils ne pensent

qu’à l’argent et ce sont des frimeurs. I ls sont

capables de tout pour ramasser encore plus d’argent. Je vais te

raconter une histoire que tu peux vérifier tout le monde est au

courant au poste de police et à la préfecture. Lorsque le Roi a eu son

bébé, en 2003, il y a eu des festivités publiques organisées à Fès,

parce que sa femme est d’ici. Le muqaddem-muqaddmin a contacté

mon muqaddem pour que la tâ`ifa fasse deux heures de musique sur

la ‘‘place de Florence’’. Le contrat mentionnait un salaire de 2200

dirhams pour le groupe, que le muqaddem devait partager en douze

parts égales. Le nombre de musicien était imposé par la préfecture.

Cela fait donc 180 dirhams par personnes. Le jour de la paye, le

muqaddem nous a donné à chacun 80 dirhams, ça veut dire qu’il a

gardé dans sa poche 1200 dirhams au total. Lorsqu’on lui a dit qu’il

nous arnaquait, il nous a répondu en riant ‘‘tu peux aller voir la

police et déposer plainte’’. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse dans

ces conditions ? »

Le muqaddem est toujours présenté par les musiciens serviteurs

sur un plan moral. La « bonne » ou « mauvaise » moralité des

individus serait un signe de leur personnalité intrinsèque et

typiquement caractéristique, disent-ils, de certains Marocains.

Leur fréquentation, vécue comme un « mal nécessaire », est

censée faire « parti du métier ». Un grief fréquemment formulé

par les musiciens serviteurs à propos des muqaddem-s se

rapporte au thème de l’immigration clandestine à destination des

pays européens. A travers ces récits, les muqaddem-s sont

présentés comme des « passeurs » profitant d’un concert à

l’Etranger pour faire sortir, moyennant finances, plusieurs

disciples du pays. Voici, à ce propos, le témoignage de L., 29

ans et Aïssâwî à Meknès depuis l’âge de 18 ans :

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« Moi je suis juste un musicien de tâ`ifa, je ne suis pas muqaddem.

Mais un jour le muqaddem U. m’a téléphoné pour aller faire un

concert en Slovaquie. Je lui ait dit que je n’avais pas de tâ`ifa et

qu’il doit prendre contact avec mon muqaddem. Il m’a dit qu’il a

tout arrangé et que je vais partir avec un groupe de musiciens et que

je serai un faux muqaddem. C’était un plan d’immigration

clandestine, tu comprends ? Je lui ai répondu qu’il ne m’entraînerait

pas avec lui dans les flammes de l’enfer. Qu’est-ce que j’irai faire en

Slovaquie, sans papiers et sans argent ? (…) C’est ce genre de

muqaddem qui ont ‘‘cassé’’ la tarîqa en faisant passer des Aïssâwî

en clandestin en Europe, ils sont tous maintenant serveurs en

Espagne ou en Italie. Le résultat de tout ça c’est que maintenant il y

a plein de muqaddem-s suivit par interpole [rires]. »

La plupart des muqaddem-s interrogés nient farouchement tout

implication dans les cas - réels - d’évasion de disciples

consécutive à leur participation à divers concerts à travers toute

l’Europe (principalement en France, en Italie, en Allemagne,

aux Pays-bas et en Espagne). Cependant, certains nous avouent

contribuer effectivement à ce type d’activités illégales aux yeux

de la loi mais qu’ils estiment, à la lumière de la situation

économique du pays, d’utilité humaine et sociale. Voici le

témoigne du muqaddem Y., 43 ans, sans emploi et responsable

d’une tâ`ifa à Meknès :

« Moi je ‘‘fais sortir’’ les gens du pays, sans aucun problème. C’est

normal, si tu veux t’en sortir au Maroc tu es obligé de faire du

‘‘bizness’’. Si j’ai un contrat pour six musiciens en Europe, il y a en

minimum trois qui restent là-bas. C’est l’unique chance pour eux de

vivre une vie correcte. Il vaut mieux ‘‘ramasser la merde’’ en

Europe que d’être Aïssâwî au Maroc, crois-moi. C’est mieux pour

leurs enfants et pour la qualité de vie, en Europe il y a la démocratie,

ici il n’y a rien (…) J’organise même des mariages s’il le faut. Tu te

rappelles de I., ma voisine. A l’âge de 28 ans, son copain l’a quitté

en la laissant seule avec le petit. Elle vivait sur les ressources de son

père, ce n’est pas une vie acceptable. Une femme comme elle, non

marié avec un bébé, ne peut pas vivre au Maroc. Je lui ai trouvé un

mari en France, un touriste que j’ai connu en médina. Ils sont mariés

et maintenant ils vivent tous à Toulouse, elle fait des ménages à

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l’université et gagne sa vie. Elle ne reste pas ici à rien faire, grâce à

Dieu. »

Certains jeunes musiciens attribuent même aux muqaddem-s la

responsabilité de leur propre consommation régulière de

stupéfiants. D., 26 ans sans emploi et habitant la médina de Fès,

est Aïssâwî depuis l’age de 17 ans. Il nous avise de son

expérience après avoir séjourné dans plusieurs tâ`ifa-s :

« Les muqaddem-s de la médina ne sont pas des gens bien, ils

aiment trop l’alcool et les prostitués. Moi je ne reste pas avec eux, ce

n’est pas mon genre de personnes. C’est pour cela que la majorité

des Aïssâwa sont des drogués et des alcooliques. Moi-même j’essaie

d’être un bon musulman, mais l’islam ce n’est pas facile. Grâce à

Dieu j’ai arrêté de boire de l’alcool l’année dernière, mais comme

beaucoup mon problème c’est le haschich. C’est à cause des

muqaddem-s, ils me pourrissent l’esprit. Ce sont des voleurs et des

menteurs. Cette ambiance me pousse à fumer des joints, simplement

pour oublier. »

La consommation de drogue (haschich) et d’alcool (bières et

vin) est courant chez les interrogés (chez certains muqaddem-s

mais plus encore chez les musiciens serviteurs) et fait toujours

l’objet d’accusation plus ou moins fondées. Au cours de notre

enquête, nous avons assisté à plusieurs exclusions de musiciens

serviteurs et de violentes bagarres entre disciples en raison,

semble-t-il, à la fois de consommation trop systématique de

haschich et d’alcool mais surtout suite à des vols d’argents ou de

vêtements cérémoniels (jellâba-s ou handira-s). La manière la

plus virulente de discréditer les muqaddem-s, plus encore que de

l’accuser d’être un « passeur », de boire de l’alcool, de fumer de

la drogue ou de détourner les recettes de la tâ`ifa, est d'émettre

un doute sur son comportement sexuel. L’accusation - souvent

formulée de manière clairement explicite mais parfois aussi

simplement suggérée par des sous-entendus - est d’affirmer que

certains muqaddem-s sont homosexuels et qu’ils infiltrent les

réseaux marginaux pour profiter des services des prostituées des

deux sexes. Une plaisanterie interne à la confrérie dit que

certains muqaddem-s, sous l’effet de l’extase résultant des

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danses rituelles, ne peuvent plus contrôler leurs pulsions

sexuelles. Le reproche n’est jamais énoncé directement à

l’intéressé, mais circule entre les musiciens serviteurs de

différentes tâ`ifa-s en par des imitations gestuelles féminisées

des incriminés. Cette accusation, sérieuse en elle-même, fait

écho au fait que l’espace des tâ`ifa-s est entièrement masculin.

En somme, la fraternité toujours affichée entre les enquêtés

(musiciens et muqaddem-s) et leur constante affabilité ne

doivent pas laisser ignorer les tensions qui existent au sein des

groupes Aïssâwa. Selon nous, ces tensions se situent à

l’intersection de deux registres : entre la licéité de la pratique

religieuse (es-tu un bon musulman ?) et de la bonne moralité

(es-tu correct avec tes frères ?). Le visage actuel de la confrérie

fait apparaître à la fois une fronde face aux gestionnaires de la

zâwiya-mère, des discordes liées à la drogue, à l’alcool, à la

répartition des flux économiques et à la sexualité…Ces

nombreux conflits internes, liés à la problématique de l’autorité

en Islam, nous questionnent sur les raisons qui motivent certains

Marocains à intégrer une tâ`ifa et à y demeurer. Comment

vivent-ils, concrètement, la vie confrérique ? Quelle rôle

endosse pour eux les tâ`ifa-s ? Ces interrogations nous

conduisent sur le thème de l’adhésion à la modernité.

L’adhésion à la modernité

Les enquêtés affichent ostensiblement leur volonté de vivre dans

et par la modernité. Beaucoup s’intéressent de prêt aux

nouvelles technologies de communication (fréquentation

quotidienne des cybercafés) et tous soignent particulièrement

leur apparence par le port de costumes occidentaux. Les plus

jeunes sont souvent vêtus de larges joggings à la mode

américaine et les plus aisés conduisent des voitures luxueuses

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(berlines allemandes ou françaises). Souvent passionnés de

musique, ils s’intéressent et aiment d’autres traditions musicales

(Le reggae, la salsa, le jazz, le funk, les variétés arabes,

libanaises et américaines) bien qu’ils écoutent principalement

des vedettes de la musique maghrébine comme Khaled, Cheb

Mami, Jil Jîlala, Nas El Ghiwan ou ‘Asri. Les modèles des

jeunes Aïssâwî interrogés sont, dans l’ordre, le Prophète,

quelques grands muqaddem-s (comme Haj al-Rali Kohen qui

connut une grande renommée dans les années 1970-1980), des

sportifs marocains et des stars du football comme Zinedine

Zidane. Au delà des références culturelles, l’adhésion à la

modernité des enquêtés entraîne l’éclosion de différents types de

stratégies individuelles des disciples et leur professionnalisation

récente, cette dernière s’inscrivant dans un phénomène de

commerce du sacré. Ces deux phénomènes altère le lien social

entre les enquêtés mais leur autorise une visibilité publique et

médiatique inédite. Commençons par l’étude des stratégies

employées par les sondés pour vivre leur vie d’Aïssâwî

contemporains.

Les stratégies individuelles :

Sur ce thème nous devons détacher deux catégories de

stratégies :

- Une stratégie de « renversement du stigmate » utilisée par

les muqaddem-s pour faire émerger leur personnalité dans la

sphère publique et mettre en valeur leurs (ré)interprétations

personnelles des pratiques confrériques, qu’ils jugent à la

lumière de l’islam.

- Une stratégie d’opportunité employée par les musiciens

serviteurs qui utilisent la confrérie comme véhicule

d’intégration sociale.

1. La stratégie de « renversement du stigmate » :

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Nous empruntons la notion de « reversement du stigmate » à

Nilufer Gole1, qui, pour étudier les micropratiques musulmanes,

propose d’inverser le concept de « stigmate » de Erving

Goffman2. Celui-ci définit comme « stigmatisé » l’individu qui

présente un attribut qui le disqualifie dans ses relations sociales

et jette le discrédit en installant un écart par rapport aux attentes

normatives d’autrui vis-à-vis de son identité :

« Ainsi diminué à nos yeux, il cesse d’être pour nous une personne

accomplie et ordinaire, et tombe au rang d’individu vicié, amputé. »1

Le stigmate n’est pas déterminé par un attribut objectif, mais par

le rapport entre l’attribut et son stéréotype véhiculé dans la

société, en particulier dans son rapport à l’identité. Pour

Goffman, l’étude des stigmates met en lumière la façon dont

certains attributs vont, dans une société donnée, avoir des effets

sur la constitution de l’identité individuelle dans l’interaction

sociale. Souvent, les stigmates affectent ce que Goffman appelle

la « façade personnelle »2 de l’individu et, plus précisément, ils

marquent le corps par des handicaps physiques de différents

types. Ils peuvent aussi consister en des « défauts de caractères »

que l’on attribut à autrui du fait de son comportement passé ou

présent (être sans abris, drogué ou homosexuel) ou être liés à

l’appartenance d’un groupe (racial, social ou religieux). Ils

peuvent être directement visibles (dans le cas d’un handicapé,

d’un Noir ou d’une femme) pour les situations où ces

caractéristiques constituent une stigmate. Dans ce cas, Goffman

parle d’individus « discrédités »3. L’importance de cette notion

1. Le « renversement du stigmate » est développé par N. Gole dans « the voluntary adoption of islamic stigma symbols », Social Research, vol. 70, n° 3, 2003, pp. 810-828 et dans « Le voile, le renversement du stigmate et la querelle des femmes », Femmes entre violence et stratégies de liberté. Maghreb et Europe du Sud, Saint-Denis, 2004, p. 213-222. 2. GOFFMAN, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Paris, éd. de Minuit, 2003 (1963). 1 . Ibid. p. 12. 2. Le concept de « façade » est exprimée par E. GOFFMAN dans La mise en en scène de la vie quotidienne, T. 1 : Représentation de soi. Trad. de l’anglais par Al. Accordo. Alençon, éd. de Minuit, 1973, pp. 30 et suivantes. 3. GOFFMAN, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, 2003 (1963) op. cit., p.14

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est directement lié à la métaphore théâtrale qui insiste sur la

capacité des individus à maîtriser leurs impressions en public car

les stigmatisés doivent prendre en compte le caractère plus ou

moins visible de leur stigmate. Ainsi, les individus discrédités

doivent gérer le malaise qui s’est introduit d’emblé dans

l’interaction avec autrui. Les relations entre les « gens

normaux » et les stigmatisés sont appelés par Goffman

« contacts mixtes »4 peuvent générer des troubles de

l’interaction : il en résulte que les normaux et les stigmatisés en

arrivent à éviter les « contacts mixtes ».

Au vu de ces paramètres, les stigmatisés peuvent former une

communauté qui tente de faire admettre et accepter une contre

définition de leur identité (avec le risque que ce « militantisme »

confirme la différence que l’on cherche à amoindrir). C’est dans

cette perspective de renversement que N. Gole propose le

« contre stigmate » pour désigner les pratiques sociales du

mouvement Black Power1 et le port du voile chez certaines

4. Ibid. 1. Le Black Power (« Pouvoir Noir ») est un mouvement politique né à la fin des années soixante aux États-Unis et qui trouve ses origines dans une organisation étudiante non violente, le SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committee). Le Black Power a représenté à la fois l’aboutissement d’une bataille de dix ans en faveur des droits civiques et une réaction contre le racisme qui sévissait encore, malgré les efforts déployés par les activistes dès le début des années soixante. L’apogée du Black Power s’est située à la fin de cette décenie. Les enjeux du mouvement sont l’objet de sérieuses controverses tout au long de son histoire. Malcolm X (1925-1965), des intellectuels noirs ou encore les tenants d’une révolution marxiste ont développé chacun à leur manière les revendications du Black Power. Selon certains, il s’agit pour les Noirs de faire reconnaître leur dignité propre, d’accéder à une autonomie (généralement interprétée comme une indépendance économique et politique) et de se libérer de la tutelle des Blancs. Ces thèses sont vigoureusement défendues au début des années soixante par Malcolm X, chef de file controversé des Black Muslims (Noirs Musulmans). Malcolm X affirme que les Noirs doivent s’attacher à améliorer le sort de leur propre communauté plutôt que de s’acharner à rechercher une totale intégration (certains Black Muslims vont jusqu’à prôner le séparatisme). Il prétend aussi qu’ils ont parfaitement le droit de répondre par la violence aux agressions violentes dont ils sont l’objet. D’autres mettent l’accent sur l’héritage culturel, notamment sur les racines africaines de l’identité noire. Cette conception encourage l’étude et la célébration du passé historique et culturel des Noirs. À la fin des années soixante, les étudiants des collèges noirs exigent des programmes d’étude spécifiques qui leur permettent d’explorer les caractères distinctifs de leur histoire et de leur culture. Ce nationalisme culturel trouve une expression dans le port de larges

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jeunes musulmanes en Europe et en Turquie2. Le port volontaire

de la coupe dite « afro » par les Noirs et le port du voile

musulman, véritables stigmates dans les sociétés américaines et

européennes, constituent, selon N. Gole, une réappropriation

d’un attribut négatif. Ce « renversement du stigmate », valorisé

dans le Black Power par le slogan militant I’m black and I’m

proud (« je suis Noir et j’en suis fier »), est utilisé par les

musulmanes qui affirment elles aussi leur fierté d’être

musulmane. Cette démarche d’une réappropriation d’attributs

jugés négatifs par la société se rapproche de la stratégie

employée par les Aïssâwa pour valoriser leurs pratiques

rituelles. Nous savons que les Aïssâwa, soumis à des préjugées

négatifs très négatifs, sont fréquemment perçus comme des

rustres « dépassés » et accusés d’éloigner les croyants de la

pratique canonique de l’islam et donc « sans intérêt pour le

Maroc »1. C’est précisément pour s’opposer à ce stéréotype que

certains Aïssâwî, particulièrement les muqaddem-s les plus

renommés utilisent aujourd’hui la stratégie de « renversement

du stigmate » pour d’une part, tenter d’associer la confrérie à

l’islam et, d’autre part, de s’efforcer à se présenter dans l’espace

public comme des « vrais musulmans », pieux, respectables

mais aussi modernes. Ils délaissent la place marginale qui leur

avait jusque là été attribuée par l’institution confrérique (et donc

par l’Etat) et se retrouvent en concurrence avec les autres

vêtements africains aux couleurs chatoyantes et le retour à un type de coiffure naturelle, le style « afro ». L’hostilité envers le Black Power se renforce en 1968 avec l’apparition du mouvement des Black Panthers (« Panthères Noires ») fondé en 1966 qui devient la plus importante organisation militant pour le Black Power. Le parti des Black Panthers éclate en 1972, certaines individualités préférant privilégier les moyens pacifiques, notamment le vote, pour atteindre leur but, tandis que d’autres prônent toujours la révolution. Bien que le Black Power ait pratiquement disparu en tant que mouvement après 1970, ses idées ont laissé une empreinte profonde dans la conscience des Noirs américains. A ce propos voir l’ouvrage de P. CARLES & J.-L. COMOLLI, Free Jazz, Black Power, Paris, éd. Gallimard, 2001 (1971). 2. Séminaire de N. Gole à l’EHESS Paris en 2003-2004. Modernités multiples. Espace public, islam et globalisation. A propos du port du voile chez les jeunes musulmanes, voir Musulmanes et modernes, voile et civilisation en Turquie, 2003 (1993). 1. A propos de la perception sociale des Aïssâwa, voir pp. 264-268.

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groupes musicaux non religieux, et ce dans tout l’espace urbain,

qu’il soit privé (pour l’animation de soirées domestiques) ou

public (pour la participation à des concerts et des festivals de

musiques dites « sacrées » ou « folkloriques »). C’est dans cette

optique que nous trouvons affichés aujourd’hui, sur les murs des

médinas de Fès et de Meknès, des posters promotionnels des

disques de certains muqaddem-s, qui, vêtus de la jellâba (ou de

la handira, une tunique berbère utilisée par les Aïssâwa lors des

danses d’extases2) posent les mains levés au ciel, devant une

mosquée ou la Mecque. L’enregistrement de disques est l’une

des activités principales des Aïssâwî (nous y reviendrons) et

certains, comme le muqaddem Haj Saïd El Guissy, se montrent

sur les pochettes tout sourire sous la mention de « star

Aïssâwa ». Les sujets construisent et possèdent une image

d’eux-mêmes qu’ils tentent de soutenir dans l’espace public, en

partie grâce à la transmission de ces images. L’époque où il était

honteux d’avouer son affiliation (selon les dires des muqaddem-

s) semble donc bien lointaine, et les Aïssâwa n’hésitent plus à

afficher publiquement leur appartenance à la confrérie, comme

nous l’a fait comprendre le discours du célèbre présentateur de

télévision Nabil Jay qui annonça publiquement son affiliation à

la confrérie des Aïssâwa lors de la célébration de l’anniversaire

de la naissance du Prophète (mawlid) au théâtre national de

Rabat en avril 2005 devant un parterre de notables et de

personnalités officielles. Voici un extrait de son discours que

nous avons pu enregistrer :

« C’est avec grand plaisir que j’anime ce soir une soirée artistique à

l’occasion du mawlid (…) Nous allons tout d’abord écouter du

samâ’ avec l’orchestre de Haj Lbissi (…) et, je suis sûr que vous

êtes tous venus pour cela, nous finirons la soirée avec du dhikr de la

tarîqa Aïssâwiyya par la tâ`ifa du célèbre Haj Saïd Berrada de Fès

[manifestation enthousiaste du public, ndr] (…) c’est un honneur

pour moi de recevoir Haj Berrada, car c’est lui qui m’a donné il y a

2. Voir notre seconde partie relative au matériel de la tâ`ifa et plus précisément « les vêtements cérémoniels », pp. 329-330.

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plus de vingt maintenant, le pacte confrérique. C’est lui qui m’a

initié aux Aïssâwa et qui a influencé la trajectoire de ma vie, dans le

respect du droit chemin et de l’islam. Je lui rends ici un hommage

public [applaudissements, ndr]. »

Nous avons assisté à cette scène étonnante depuis les coulisses

car nous étions avec la tâ`ifa de Haj Berrada pour participer au

concert. Visiblement coutumier de ce genre de déclaration les

Aïssâwî n’ont fait aucun commentaire et discutaient du choix

des litanies et des musiques à jouer pendant le spectacle.

Cette stratégie de « retournement du stigmate » vise donc à

associer la confrérie à l’islam de la part des Aïssâwa qui ont

accès aux espaces publics de communications modernes

(concerts, médias et différentes formes de promotion

publicitaire) pour signifier leur attachement à l’islam mais aussi

leur distance vis-à-vis des anciens Aïssâwa. Cette confrérie,

synonyme jusqu’à présent d’aliénation pour les Marocains et de

fanatisme pour les Occidentaux, devient peu à peu un symbole

de prestige. Le récit de Y., 29 ans, vendeuse de prêt-à-porter en

ville nouvelle de Meknès, nous confirme que la perception

sociale des Aïssâwa est amenée à changer positivement :

« Tu sais les Aïssâwa ce sont des gens très corrects, des vrais

croyants. Mon petit frère a des amis Aïssâwî, et lorsqu’il sort avec

eux je sais qu’il ne va pas boire de l’alcool ou prendre de la drogue.

Je les ai vu dans les soirées, ils sont bien habillés, ils sourient, ils

restent assis entre eux et sont très polis. Des gens viennent du monde

entier pour les voir et étudier leur histoire, ils ont du prestige. »

La stratégie de « retournement du stigmate » autorise donc les

Aïssâwa à profiter d’une reconnaissance inédite, du moins pour

les muqaddem-s, qui se situent hiérarchiquement au dessus des

musiciens serviteurs. La situation de ces disciples anonymes

face à la notoriété grandissante des muqaddem-s ne peut en

aucun cas être similaire. C’est la raison pour laquelle ils utilisent

un autre type de stratégie, que nous appelons « d’opportunité »

et qui se fonde sur une utilisation beaucoup plus pragmatique de

la confrérie.

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2. La stratégie d’opportunité :

La perception des tâ`ifa-s par les musiciens serviteurs interrogés

se réfère d’abord à son utilité artistique, économique, sociale et

religieuse. Lorsque nous les interrogeons sur les motifs de leur

présence dans la confrérie, nous obtenons les réponses suivantes

:

- La tâ`ifa est espace où je peux pratiquer ma passion : la

musique spirituelle (52 %)

- La tâ`ifa me donne du travail et fait vivre ma famille (39 %)

- La tâ`ifa permet une pratique de l’islam entre amis (12 %)

Ajoutons que l’espace sociale des tâ`ifa-s autorise aussi

l’apparition d’un discours critique de la société et contient les

germes d’une contestation politique. Vu leurs classes sociales

d’origine et l’identité musulmane qu’ils revendiquent, les

musiciens serviteurs enquêtés ressentent tout d’abord la

nécessité de s’intégrer dans la société par le biais des tâ`ifa-s. Le

droit à un travail devient de plus en plus, pour eux, une

revendication centrale et 78 % aspirent que leur présence dans la

confrérie soit éphémère, comme Y., 27 ans, sans emploi et

musicien serviteur à Meknès depuis l’age de 15 ans :

« Mon problème, c’est que j’ai arrêté les études à l’âge de 16 ans. Je

voulais juste rester avec la tâ`ifa, faire le dhikr et la hadra sans

penser plus loin (…) Maintenant j’ai 27 ans, bientôt 28, et je ne sait

rien faire d’autre que jouer du bendir. Pour le moment ça va,

Aïssâwa ça me fait un peu d’argent, mais je n’ai pas de perspective

d’avenir, je n’ai pas d’argent pour me marier. Et sans diplômes, je

suis bloqué. Je n’ai pas d’autre solution que de rester musicien

Aïssâwî. Mon rêve, c’est de faire des reportages vidéo sur la culture

du Maghreb, sur la musique Aïssâwa, Hamadcha, Gnawa et sur les

arts culinaires. J’essaie d’économiser de l’argent pour m’acheter une

caméra numérique. J’aimerai passer de l’autre coté, garder le contact

avec Aïssâwa mais quitter la tâ`ifa, si Dieu le veut.»

Parallèlement certains interrogés affirment avoir aussi un grand

amour pour la confrérie dont le coté religieux ne doit pas être

mésestimé. La religion, à travers les invocations collectives,

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socialise par l’intermédiaire du groupe. Il existe chez les

musiciens serviteurs un sentiment d’appartenance à une équipe

et, par extension, à tous les croyants à travers la notion

prophétique de suhba (« compagnonnage »). La tâ`ifa est

identifiée comme un lieu de socialisation identitaire où les

enquêtés aiment s’y retrouver entre amis, formant une

communauté émotionnelle. Le témoignage de T., 48 ans, sans

emploi et Aïssâwî à Fès depuis l’âge de 12 ans, nous le fait

comprendre aisément :

« J’étais musicien professionnel dans l’orchestre de la radio et

télévision marocaine, on jouait le répertoire du melhûn [répertoire de

poésies musicales, ndr] et du chaâbî [musique populaire, ndr]. Mais

les musiciens n’étaient pas corrects : drogue, alcool, bagarre et tout

le reste. Fatigué de cette ambiance, j’ai quitté l’orchestre mais la

musique me manquait, c’est la raison principale qui m’a fait

rejoindre la tâ`ifa de Haj. Avec les Aïssâwa c’est une autre tout

ambiance, même si nous n’avons pas tous les mêmes âges, on

s’entend bien et il y a du respect les uns envers les autres. C’est pour

cela comme je disais tout à l’heure on aime aussi se voir entre nous

et faire des répétitions pour le dhikr, pour, d’une part, que la qualité

des invocations soit toujours au meilleur niveau, et, d’autre part,

pour garder le contact. Nous sommes frères. »

Par ailleurs, beaucoup de jeunes interrogés nous disent que

rester dans une tâ`ifa est aussi un moyen d’élargir leur horizon

et même de trouver une identité. Voici le récit de O., 26 ans,

vendeur de bibelots touristiques dans la médina de Meknès :

« Aïssâwa c’est une culture typique marocaine. Pour moi c’est toute

l’histoire du Maroc, c’est nos racines dans qui nous permettent de

s’épanouir, parce qu’avec les amis de la tâ`ifa, on discute de tout, on

met nos idées sur la table. On se chamaille, on plaisante, on prie

ensemble. On peut aussi rencontrer beaucoup de monde voyager

avec la tâ`ifa, ça permet de ‘‘changer le décor’’ et de connaître autre

chose que la médina. »

Pour la très grande majorité des sondés, être Aïssâwî fait partie

du cours naturel de leur existence, et le mysticisme n’est plus

seulement une pratique pour évoquer et connaître Dieu mais un

jalon dans une stratégie de vie. Evidement cette

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professionnalisation informelle fait apparaître de nouvelles

contraintes pour les Aïssâwî lorsque le public leur demande

d’animer une fête d’anniversaire éloignée de toute ambition

spirituelle ou transcendantale. Les Aïssâwî les plus âgés

n’acceptent pas l’idée qu’une confrérie religieuse deviennent,

finalement, une institution commerciale d’orchestres de

divertissement. Mais les jeunes musiciens, très critiques vis-à-

vis de la mystique, de la hiérarchie confrérique et des

institutions publiques doivent faire face à une crise de l’emploi

sans précédent. Ils semblent donc accepter ce fait plus aisément,

comme nous l’indique le témoignage de O., 27 ans, sans emploi

et Aïssâwî à Fès depuis l’âge de 15 ans :

« Le problème c’est l’éducation publique au Maroc.

C’est bas de gamme…. Tu prends un bachelier,

tu lui demandes d’écrire une lettre en

français, c’est nul. En arabe classique, c’est

nul aussi. Les diplômes au Maroc ça ne vaut

rien. Alors tu comprends pourquoi tu trouves

dans les tâ`ifa-s des jeunes qui, malgré les

diplômes, préfèrent faire Aïssâwa plutôt que

chômeur. Mais ils partiront lorsqu’ils

trouveront un vrai travail et il ne restera

que ceux qui gagnent beaucoup d’argent, comme

les muqaddem-s (…) Lorsque tu t’assoies deux minutes et que

tu réfléchis sur la situation du pays, tu te dis que c’est vraiment la

folie. Moi-même j’ai un bac + 2 en hôtellerie,

c’est des études très difficiles sur concours

d’entrée. J’ai 27 ans et je n’ai pas encore de

vrai travail. Il faut connaître quelqu’un qui

te ‘‘pistonne’’, mais moi je ne connais

personne mis à part ceux de mon quartier (…)

L’année dernière j’ai travaillé dans un hôtel

à Agadir, en tant que responsable de la

cuisine. Le salaire c’était 800 dirhams par

mois, mais le smig est à 1800 dirhams ! Le

responsable du personnel m’a dit de ne pas me

plaindre car c’était déjà bien que je puisse

être là. C’était un travail non déclaré, alors j’ai appelé la

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CNSS [Caisse Nationale de Sécurité Sociale, ndr] pour le dénoncer.

C’est pour cette raison que je suis rentré à Fès. Mais qu’est-ce

qu’il croit, je gagne le double avec la tâ`ifa !

Je ne vais pas travailler comme un esclave pour rien du tout (…) Au

Maroc tout le monde est corrompu, du petit vendeur de cigarette

jusqu’au sommet de l’Etat, tout le monde à tous les niveaux de la

société détourne de l’argent. Les muqaddem-s et les ‘‘ fils du

chaykh’’ aussi. C’est peut-être culturel, chaque pays à son truc. Nous

c’est la corruption. Tu as vu la zâwiya du Chaykh al-

Kâmil , c’est quoi ce qui se passe là-bas ?

C’est quoi le lien avec l’islam, avec la

fraternité, avec la tolérance ? Les Aïssâwa

maintenant c’est très éloigné de l’islam et de

la vrai tarîqa. Si la tarîqa est devenue ce

qu’elle est, ce n’est pas de notre faute,

parce que nous on subit une situation qui

vient de loin. On essaie juste de s’en

sortir….Avec l’aide de Dieu. »

Ce mouvement réflexif exprime un désir de participer à la vie

sociale pays et un refus de limiter obligatoirement leurs

perspectives d’avenir à l’espace clos de la tâ`ifa et même de la

confrérie en général. De fait, cette tentative d'affirmation de soi

glisse vers le domaine de la vie culturelle et sociale. Certains

d’entre eux s’engagent dans une association sportive (souvent

des arts martiaux) ou artistique (musique ou poésie). Cependant,

le discours des musiciens serviteurs est toujours très libre et

souvent vindicatif vis-à-vis des institutions politiques du pays. A

l’inverse des témoignages policés des gestionnaires de la

zâwiya-mère, les musiciens serviteurs ne se privent pas de

critiques envers la monarchie et ses institutions représentatives,

bien qu’ils ne militent pas dans des syndicats et affirment

n’avoir aucune appartenance politique. M., 43 ans, sans emploi

et Aïssâwî à Fès depuis l’âge de 14 ans, nous apprend qu’un

petit groupe de musiciens confrériques avaient, à une époque,

tenter de rassembler les membres de diverses confréries pour

constituer une association d’aide sociale :

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« Au début des années 1990, le muqaddem A. et moi-même avons

tenté de créer une association de défense des pauvres et des gens

exploités dans leur travail, comme les couturières ou les femmes de

ménages. Nous avons été voir tous les membres des tarîqa-s Jîlala,

Ahl-Twat, Aïssâwa, Hamadcha, même les chanteurs du melhun et

les Gnawa, on a voulu rassembler tout ce qui existe dans la région

pour faire une caisse commune et pour payer des avocats et entamer

des procès. C’était ça l’idée. Quelques jours après, M., le chanteur

de melhun qui est propriétaire d’une épicerie, a reçut une visite des

inspecteurs des impôts. Ils lui ont dit d’abandonner cette association

sous menace d’augmentation des taxes professionnelles de sa

boutique. Lorsque les autres ont été au courant de l’histoire, ils se

sont tous désengagés. Tu comprends, ils ont peur du makhzen

[l’appareil d’Etat, ndr], parce qu’ici la démocratie ça n’existe pas. »

Le sujet de la démocratie revenait souvent lors des entretiens

menés auprès des Aïssâwî, surtout auprès des plus jeunes. Du

reste, ceux-ci n’hésitaient pas à nous questionner sur la situation

politique de la France qu’ils comparent avec le Maroc en raison

de la présence de la diaspora maghrébine en hexagone. Le

témoignage de B., 27 ans, sans emploi et musicien dans une

tâ`ifa à Meknès depuis l’âge de 15 ans, est particulièrement

intéressant :

« Moi je ne connais pas bien l’histoire des Aïssâwa, je connais juste

ce que les muqaddem-s nous apprennent, c’est à dire la musique, le

hizb et les dhikr-s. Mais je sais que le Chaykh al-Kâmil était un

démocrate, sinon sa tarîqa aurait disparue avec lui. Aujourd’hui on a

besoin de la démocratie au Maroc, mais actuellement ce n’est pas

possible avec les ‘‘pantins’’ qui entourent le Roi. Il faut dire à G.

Bush de venir au Maroc apporter la démocratie, il a bien été en Irak.

Bon d’accord, ici on n’a pas de pétrole mais on a le haschich [rires]

(…) Je m’intéresse beaucoup à la politique française parce que j’ai

mon grand frère qui habite à Cergy Pontoise, à coté de Paris, il a une

entreprise de gardiennage (…) On a vu lorsque vous aviez Le Pen et

Chirac aux élections présidentielles [en mai 2002, ndr] c’était

comme un choc pour vous. Mais pour moi c’est positif, parce que ça

permet de faire tenir la démocratie, les gens se réveillent et

réfléchissent. Ici c’est tout l’inverse parce que la seule opposition

politique qu’on a c’est des types comme chaykh Yassine [chef du

parti politique islamique ‘‘justice et bienfaisance’’, al-adl wa al-

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ihsân, ndr.]. Pour lui, nous les Aïssâwî et même les 90 % des

Marocains nous sommes juste bon à brûler en enfer. Ces personnes

partagent le monde entre les ‘‘bons’’ et les ‘‘mauvais’’, avec deux

options possibles. Avec ce genre de pensée, la démocratie n’est pas

prête d’arriver au Maroc, et le pire c’est que je ne vois venir aucune

amélioration venir, bien au contraire. On va finir par devenir une

république islamique, comme en Iran, mais sans révolution…»

Le fait d’appartenir à une tâ`ifa mandatée (c’est-à-dire reconnue

par la zâwiya-mère et l’Etat) ou à une tâ`ifa

dissidente n’influence pas la perception des enquêtés sur la

confrérie. La majorité d’entre eux (76 %) avoue aisément la

détermination de quitter définitivement les Aïssâwa si une

quelconque perspective d’avenir s’offre à eux. De fait, dans la

pratique, les tâ`ifa-s dissidentes et leurs membres sont largement

tolérées par certains hauts responsables de l’ordre. Après avoir

voulu interdire ces groupes « irréguliers » et suite à une

discussion avec les Aïssâwî mis en cause, le muqaddem-

muqaddmin Haj Azedine Bettahi a décidé de fermer les yeux sur

cette conjoncture inédite pour permettre à ces hommes de

gagner leur vie, car les services des tâ`ifa-s se monnaient,

comme nous le verrons plus loin, de façon assez importante et

engendre un phénomène de professionnalisation plus ou moins

formel. Voici comment il nous explique la situation :

« Ma première réaction a été d’interdire les tâ`ifa-s qui n’avaient pas

mon autorisation. Cela fait partie de mon travail de surveiller les

Aïssâwa et de les sanctionner. Mais tous les muqaddem-s sont venus

ici, devant ma porte, pour me parler. Ils m’ont dit qu’ils avaient des

femmes et des enfants, et que ce travail est la seule chose qui leur

permette de gagner leur vie honnêtement. J’en ai discuté avec ma

femme et on est tombé d’accord sur le fait de fermer les yeux sur

cette situation. Je préfère les voir gagner de l’argent comme cela

plutôt que dans le trafic de drogue ou de les voir mourir en essayant

de passer en Europe en clandestin. »

Madame Bettahi, chef comptable à la retraite, se joint à la

discussion pour nous évoquer la situation socio économique du

Maroc actuel :

« C’est triste de voir que des jeunes utilisent la tarîqa dans un

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objectif uniquement financier, mais si cela peut aider à la combattre

le chômage, l’un des fléaux du Maroc, alors il faut le faire. Ce sont

nos enfants, il faut les aider. La situation du pays est catastrophique,

dans les années 1970 nous étions plus riche que l’Espagne et le

Portugal, et maintenant nous sommes dans le tiers-monde. C’est une

vérité qu’il faut prendre en compte. Personne n’aurait pu prévoir une

situation pareille.»

Interrogé sur son parcours, le muqaddem fassi Haj Saïd El

Guissy évoque aussitôt ce nouvel état de fait :

« Aujourd’hui, la situation économique n’est plus la même que

lorsque j’avais ton âge. C’est parce qu’il y a trop de chômage, les

jeunes ne trouvent pas de travail, et si ils en trouvent, ils gagnent une

misère. C’est pourquoi depuis une dizaine d’année le nombre de

tâ`ifa-s a augmenté. Pour moi c’est positif, il faut bien que les jeunes

vivent et nourrissent leur famille. Par exemple, dans les années 1960

il n’y avait que onze tâ`ifa-s, dont ceux des célèbres muqaddem-s

Kohen et Bouzouba. Moi je suis passé muqaddem en 1977. Dans les

années 1980, il y avait tout juste une quinzaine de tâ`ifa-s à Fès et

une dizaine pour Meknès. Maintenant, rien qu’à Fès, il doit en avoir

plus de cinquante.»

Comme nous l’apprend ce récit, il semblerait que c’est la

situation socio économique du Maroc actuel pousse de

nombreux jeunes à rejoindre les Aïssâwa. Beaucoup, comme H.,

25 ans, sans emploi et habitant la médina de Meknès, ont un

discours critique sur la politique et les croyances traditionnelles

liées au soufisme :

« Tu sais, la vie c’est pas facile au Maroc. Etre musicien dans une

tâ`ifa, c’est le ‘‘chômage déguisé’’. Ici il n’y a pas de retraite, on est

comme dans une jungle où chacun doit survivre. Mais le pire ici

c’est l’injustice. Par exemple hier j’ai vu à la télévision que le Maroc

va donner un million cinq de dollars pour les naufragés du cyclone

Katrina, à la Nouvelle Orléans. Et quoi ? Depuis quand

l’Amérique a besoin du Maroc? C’est pas la

Roumanie là bas ! Et ici il n’y a pas de pauvres ? Au

Maroc on a des gens qui n’ont aucunes ressources pour faire vivre

leur famille et le Roi donne un million de dollars aux

Américains…Tu comprends pourquoi je fais Aïssâwa, c’est pour

essayer de gagner ma vie honnêtement dans un pays totalement

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inégalitaire, c’est tout. Moi je me moque du Chaykh al-Kâmil et des

zâwiya-s, Aïssâwa pour moi c’est un travail comme un autre. »

Certains restent dans leur tâ`ifa pour profiter d’un apprentissage

musical qui leur permettrait de chercher des débouchés

professionnels dans d’autres orchestres musicaux. Y., 26 ans,

sans emploi et membre de plusieurs tâ`ifa-s de Fès depuis l’âge

de 16 ans, nous dit, à ce propos, ceci :

« Ca fait dix ans que je suis Aïssâwî, je connais bien la méthode du

Chaykh al-Kâmil et l’art de la tarîqa. Je constate maintenant et grâce

à la tâ`ifa, qu’il y a au moins quatre style musicaux où je me sens à

l’aise et que je peux jouer facilement : Hamdûchî, gnawî, chaâbî et

daqqa Marrakchiyya. Je peux jouer dans tous les orchestres, même

du jazz. Les gens me connaissent et m’appellent lorsqu’ils veulent

un bon musicien, je connais le métier. C’est l’avantage d’avoir

débuté avec les Aïssâwa. »

La stratégie « d’opportunité » des musiciens serviteurs vise une

utilisation pragmatique et utilitaire des tâ`ifa-s qui endossent,

pour eux, une fonction artistique, sociale et économique et fait

apparaître les prémices d’une contestation politique. Ces

multiples aptitudes libérales des tâ`ifa-s font que les enquêtés ne

sont pas sur le champ de l’indétermination, même si le degré de

religiosité et de spiritualité présent dans les discours varient

selon les sondés et les situations dans lesquelles se déroulèrent

les entretiens.

Notre enquête nous conduit maintenant sur un aspect

particulièrement saisissant de l’évolution de la confrérie : il

s’agit de la professionnalisation des Aïssâwa qui entraîne

l’apparition de nouvelles normes esthétiques.

La professionnalisation et les nouvelles normes esthétiques :

A Fès et à Meknès, c’est réellement la confrérie des Aïssâwa qui

donne le ton à la culture sacrée de ces deux villes par les

activités rituelles qu’elle tient, de façon régulière - et même

routinière - auprès de la population. Les services des Aïssâwa

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peuvent se résument à l’animation, au sein des domiciles des

particuliers, d’une soirée appelée lîla (litt. « nuit ») célébrée à

diverses occasions (mariages, célébration des fêtes religieuses,

recherche de baraka ou exorcisme). Avant les années 1980 et

d’après les muqaddem-s, la rémunération des Aïssâwa était

laissée à l’estimation de leurs clients en fonction des capacités

financières du foyer. Mais, les témoignages des muqaddem-s

enquêtés se rejoignent pour nous informer que l’aspect

proprement « commercial » (selon leur propre terme) de la

cérémonie fit son apparition lorsque les tâ`ifa-s furent peu à peu

invité à célébrer les mariages des notables de Fès, popularisant

une vogue des Aïssâwa qui se diffusa peu à peu par imitation à

travers toutes les couches sociales, dans un phénomène défini

par N. Elias comme une « normalisation des comportements »1.

C’est ce que nous explique le muqaddem Haj Saïd Berrada :

« Avant les années 1978 - 1980, il était interdit aux Aïssâwî d’être

payés. C’était les gens qui donnaient de l’argent au groupe pour la

baraka. Maintenant les Aïssâwa c’est devenu un commerce (…)

C’est moi qui, le premier, eu l’idée de proposer mon groupe pour les

mariages. C’était fin des années 1970, j’ai eu cette idée d’animer les

mariages pour changer, pour essayer des choses nouvelles. Et

aujourd’hui c’est devenu la mode. Tous les gens veulent les Aïssâwa

pour leur mariage. C’est parce que la musique Aïssâwa est festive,

les clients peuvent danser et se défouler. Il y a maintenant beaucoup

de muqaddem-s et tout le monde gagne bien sa vie, grâce à Dieu. »

L’étude du rituel des Aïssâwa faisant l’objet de notre troisième

chapitre, nous passons ici sur le déroulement et les motivations

des clients pour nous intéresser uniquement aux flux

économiques qu’elle engendre. Tout d’abord, c’est le muqaddem

qui fixe le prix de la soirée en fonction de sa popularité et de la

1. Dans La Dynamique de l’Occident, Norbert Elias défini la « normalisation des comportements » comme « l’interpénétration des manières de la noblesse et de celles de la bourgeoisie. Reflétant le rapport des forces, le produit de l’interpénétration est dominé d’abord par des modèles empruntés aux couches supérieures, à quoi viennent s’ajouter bientôt les modes de comportement des couches montantes ; ce qui apparaît à la fin, c’est le reflet des processus passés, un amalgame, une unité nouvelle d’un caractère absolument inédit », ELIAS, trad. de l’allemand par P. Kamnitzer. 2003 (1939), p. 221.

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qualité artistique de sa tâ`ifa. Toutefois, pour une soirée type, la

fourchette des prix pratiquée par les Aïssâwa s’étale de 1000

dirhams (pour un muqaddem débutant ou inconnu) à 10 000

voire parfois 20 000 dirhams1 (pour un muqaddem prestigieux).

Au vue des qualités organisationnelles et relationnelles

qu’impose son statut de chef de la tâ`ifa, le muqaddem garde

pour lui la majorité des recettes des soirées rituelles, soit 65 %

en moyenne. Le « récitant du dhikr » (dhekkâr) reçoit

généralement 25 % et les musiciens serviteurs (khaddâma) se

partagent, à part plus ou moins égales, les 10 % restant (fig. 6) :

Fig. 6 : répartition des recettes au sein des tâ`ifa-s :

Les salaires des musiciens serviteurs varient sensiblement d’une

tâ`ifa à l’autre en fonction de la réputation de leur muqaddem. Si

la grande majorité d’entre eux ne gagnent pas plus de 30

dirhams la soirée, ceux qui ont la chance d’être avec un

muqaddem célèbre peuvent gagner entre 100 dirhams et 200

dirhams la soirée. Toute l’ambition des jeunes musiciens est

alors de tenter de rejoindre, après s’être aguerri, l’une des tâ`ifa-

s les plus réputées pour avoir l’honneur de côtoyer un grand

muqaddem et, peut-être, de devenir à leur tour dhekkâr puis

muqaddem et s’autoriser un salaire de plus de 6000 dirhams par

soirée. Evidemment cette répartition inégalitaire des gains est la

principale source de tensions qui apparaissent entre le

muqaddem et les musiciens qui ne se partagent que 10 % de la

1. 10 dirhams marocains = env. 1 euro.

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recette générale, et ce quelque soit la réputation de leur tâ`ifa.

Comme nous l’avons vu précédemment, les musiciens serviteurs

reprochent immanquablement aux muqaddem-s de s’enrichir à

leur dépends et de jamais leur accorder d’augmentation. De leur

coté les muqaddem-s justifient cette différence de salaire par

l’investissement financier qu’impose l’entretient des accessoires

rituels et des vêtements cérémoniels de la tâ`ifa. C’est ce que

nous confirme le muqaddem Haj Saïd El Guissy, à la tête d’une

tâ`ifa depuis trente ans :

« C’est normal que je prenne 60 % ou 65 % des recettes du

groupe…C’est moi qui achète tous les instruments de musique,

toutes les jellâba-s, les jellâba-s d’été, jellâba-s d’hiver, et le tout en

double car il faut les laver. J’achète aussi les babouches, et tout ça

plusieurs fois par an. C’est moi qui trouve le travail, c’est moi qui

téléphone à tous les membres du groupe, c’est moi qui les

forme…Tout cela c’est beaucoup de travail et de stress. Sans oublier

de gérer en plus les problèmes à l’intérieur de la tâ`ifa, les

chamailleries, essayer de faire en sorte que tout se passe bien. C’est

un vrai travail. »

Ajoutons que la demande d’activités rituelles au sein des

domiciles des particuliers varie selon les périodes de l’année :

elle chute au cours de la période hivernale et connaît une nette

progression pendant la période estivale, les festivités du mawlid

et du Ramadan. Il est donc très difficile de chiffrer avec

précision le salaire fixe mensuel des musiciens et des

muqaddem-s qui constitue un travail non déclaré, c’est-à-dire

non réglementé et sans protections sociales inhérentes. Nos

chiffres doivent être comparés avec les niveaux de rémunération

salariale, bien que les données réelles sur les salaires au Maroc

soient quasiment absentes, ce qui n'est d'ailleurs sûrement pas

sans lien avec cette flexibilité qui les caractérise, comme le

souligne N. El Aoufi1. Toutefois, le salaire minimum

interprofessionnel garanti (SMIG), qui s’élève à 8,78 dirhams

1. EL AOUFI, « L’impératif social au Maroc : de l’ajustement à la régulation », Critique économique n °3, 2000, pp. 109-150. AOUNI, op. cit., p. 114.

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par jour soit 1 826 dirhams par mois, est rarement respecté. Il

n'est pas vu comme une obligation par le patronat privé, qui ne

le respecte qu’à la marge, et jusqu’en 2003, il ne s’appliquait pas

à la fonction publique2. Les inspecteurs de la CNSS n’ont

aucune attribution légale pour en sanctionner le non-respect et

les procédures de sanctions des employeurs sont rarement mise

en œuvre3. Il semble que seulement 5,6 % seulement des salariés

ou fonctionnaires perçoivent effectivement le SMIG4. Deux

conséquences à ces incertitudes en matière de rémunération :

tout d’abord une hausse de la pauvreté chez les salariés, car

l’emploi ne garanti pas une sortie de la pauvreté ; et ensuite,

évidement, une propension au travail non déclaré et informel,

type musicien dans une tâ`ifa Aïssâwa. Il est difficile de chiffrer

la progression de cette économie informelle et « hors la loi »,

mais R. M. Alami souligne « qu’on assiste à un changement

d’attitude et de discours à son égard (…) : de la négation on est

passé à sa reconnaissance positive. L’emploi informel est

supposé jouer désormais un rôle social vital en ce sens qu’il

recèlerait des possibilités des possibilités de création d’emploi et

de revenu en période de crise qui lui permettrait de se substituer

à la chute de l’emploi officiel. »1 Effectivement et grâce à cette

économie souterraine, nous constatons que certains muqaddem-s

vivent aujourd’hui très correctement de cette

professionnalisation des pratiques rituelles qui leur permet de

s’élever socialement. Les plus réputés d’entre eux ont d’ailleurs

totalement abandonné leur précédente activité professionnelle

(ils furent souvent masseur, vendeur, ouvrier ou artisan) pour

investir soit dans l’immobilier soit dans le commerce. Les

muqaddem-s font l’acquisition, dès qu’ils en ont les moyens

2. CATUSSE, « Les réinventions du social dans le Maroc ‘‘ajusté’’ », Le travail et la question sociale qu Maghreb et au Moyen Orient, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée n°105-106, 2004, pp. 221-246, p. 229. 3. Ibid. 4. Ibid. 1. ALAMI , « L’ajustement structurel et la dynamique de l’emploi informel », dans Critique économique n°2, 2000, pp. 81-97, p. 83

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financiers, d’appartements et de villas en ville nouvelle de Fès

ou de Meknès pour y loger leur famille proche et éloignée. Mais

c’est généralement dans les médinas qu’ils ouvrent un magasin

de vente d’accessoires hi-fi, de disques et cassettes, de

téléphonie mobile voire une téléboutique publique, trouvant ici

ou là une place de vendeur, de gardien ou de gérant à certains de

leurs musiciens. A Fès et à Meknès, l’age des muqaddem-s est

très variable : le plus jeune a 32 ans (Moulay ‘Abdellah

Yaqoubi), le plus âgé a 59 ans (Hadj Touati Muhammad

‘Azzam). Parmi eux, rares sont ceux qui entretiennent encore le

lien avec la zâwiya-mère de Meknès prélèvent l’offrande (al-

ziyâra) du pèlerinage annuel (le mussem en l’honneur du

Chaykh al-Kâmil), non plus sur les gains de la tâ`ifa mais sur

leurs ressources économiques personnelles. Ceci explique

pourquoi la ziyâra varie beaucoup d’un groupe à l’autre et reste

l’un des motifs de querelles entre les gestionnaires de la zâwiya-

mère et les tâ`ifa-s. Le niveau social et le train de vie de des

muqaddem-s sont largement supérieurs à celui de leurs

musiciens serviteurs qui sont très jeunes. Certains tentent parfois

de coupler cette professionnalisation avec un second travail,

lorsqu’ils ont la chance d’en trouver. Quelques Aïssâwî sont

vendeurs de prêt à porter, de bibelots pour touristes, cuisiniers

ou artisans, exerçant en médina ou en ville nouvelle. Mais la

quasi-totalité deviennent peu à peu des musiciens professionnels

qui, à l’inverse du certificat délivrée par la zâwiya-mère,

possèdent tous la carte du Syndicat Libre des Musiciens

Marocains (SLMM) qui fait valoir et respecter leurs droits au

niveau institutionnel1. Sans la possession de cette carte, ils ne

peuvent participer aux festivités nationales organisées par la

préfecture (les mussem-s), à des concerts (au Maroc et à

l’étranger) et à des passages télévisés. Pour gagner leur vie, ils

n’hésitent pas à braver l’autorité de leur muqaddem en proposant

1. La carte du Syndicat Libre des Musiciens Marocains du muqaddem ‘Abdallah Yaqoubi est disponible dans notre volume annexe, p. 15.

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leurs services aux autres tâ`ifa-s Aïssâwa. Le reste du temps, ils

sont aussi musiciens dans divers orchestres de chaâbî ou de

daqqa Marrakchiyya et constituent aussi la moitié de l’effectif

des dernières tâ`ifa-s de la confrérie des Hamadcha. Signalons

que les musiciens serviteurs Hamdûchî, tous plus âgés que les

Aïssâwî, sont dans une situation beaucoup plus précaire et

tentent de survivre en faisant eux aussi commerce du sacré, mais

avec moins de bonheur. Les Hamadcha restent à ce jour

marginaux et méconnus de la population2. Aussi, lorsqu’ils sont

demandés, les Aïssâwa ne ménagent pas leurs efforts pour plaire

au public et vont jusqu’à adapter leur répertoire musical en

fonction des demandes de ceux qu’ils appellent leurs « clients »

(en français). C’est ainsi que les tâ`ifa-s Aïssâwa, même les plus

célèbres, doivent incorporer (surtout lors des fêtes de mariages

et des anniversaires) des chansons populaires (chaâbî) à la suite

des poèmes spirituels (qasâ`id) et des invocation (dhikr-s) de

louange à Dieu, et cela dans l’optique de satisfaire l’assistance

(nous reviendrons sur ce point dans notre troisième partie

consacrée à la soirée rituelle, la lîla). Ces nouvelles données

provoquent une concurrence entre les groupes Aïssâwa mais

entraîne parallèlement, chez eux, une polyvalence artistique et

une habileté d’exécution toute nouvelle. La curiosité manifestée

pour d’autres types de musique semble être d’ailleurs un

véritable signe distinctif qui permet aux enquêtés de se

distinguer, d’une part, les uns les autres, et, d’autre part, vis-à-

vis des anciens disciples. Voici, à ce propos, le témoignage de

Y., 44 ans, commerçant et muqaddem d’une tâ`ifa à Fès :

2. D’après le muqaddem de la confrérie des Hamadcha ‘Abderrahim Amrani Marrakchi, il ne resterait à l’heure actuelle que deux tâ`ifa-s Hamadcha à Fès et plus aucune à Meknès. Nos propres recherches de terrain confirment le chiffre avancé pour Fès, mais il nous semble que cinq tâ`ifa-s Hamadcha sont encore actives à Meknès. Ce nombre très réduit doit être interrogé et le travail, déjà ancien (1968) de Crapanzano sur les Hamadcha mérite une remise à jour. Une étude sociologique sur cette confrérie reste à entamer. CRAPANZANO, Les Hamadcha. Une étude d'ethnopsychiatrie marocaine. Trad. de l’anglais par O. Ralet, 2000.

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« Nous sommes différents des anciens Aïssâwa et même des vieux

muqaddem-s que tu connais. Nous sommes passionnés de culture et

de musique, pas eux. Tu leur parles de Randy Weston1, ils ne

connaissent pas. Tu leur parles de Jimi Hendrix2, ils ne connaissent

pas. Ils connaissent juste la musique des Aïssâwa c’est tout. Mais le

monde a changé, maintenant il est important de s’ouvrir sur les

autres musiques, rap, jazz. Les jeunes Aïssâwî sont plus ouverts à

réaliser toutes sortes d’expériences musicales que les anciens. »

La concurrence ouverte qui existe entre les tâ`ifa-s semble

apparemment dégrader les liens entre les muqaddem-s, comme

l’affirme le muqaddem Haj Berrada :

« Il y a beaucoup trop de muqaddem-s. J’en connais certains de vue,

mais c’est juste ‘‘bonjour bonsoir’’, il y a trop de jalousie, certains

se croient meilleurs que d’autres. Mais moi je reste à la maison je ne

fréquente plus personne. »

Les rivalités entre les tâ`ifa-s accentuent la recherche d’une

qualité artistique qui, nous disent les enquêtés, faisait défaut aux

anciens Aïssâwa. Ceci augmente considérablement le capital

sympathie des tâ`ifa-s à travers tout le pays et explique peut-être

le fait que les groupes Aïssâwa de Fès (dont leur nombre

représente presque le double de celui de Meknès) sont aussi les

plus actifs : en effet, ceux-ci n’hésitent pas à se déplacer parfois

très loin (jusqu’à Casablanca, Marrakech ou Rabat) pour

célébrer des soirées rituelles à l’invitation de leurs clients. Enfin,

signalons que deux maisons de disques spécialisées dans la

promotion de la musique maghrébine, l’une marocaine (« Fès

Maâtic ») et l’autre belge (« Fassi Phone »), sont implantées à

Fès, les studios d’enregistrements et les usines de pressage sont

1. Randy Weston, né à New York en 1926, est un pianiste Afro Américain qui vécut à Tanger dans les années 1970. Après avoir enregistré toute une série de disques avec des Gnawa Marocains, il tente aujourd’hui de fusionner le blues avec la musique mystique du Maghreb. 2. Jimi Hendrix (1942 - 1970) est un guitariste de blues et de rock américain célèbre pour ses innovations musicales lors de la période psychédélique des 60’s aux USA. On dit souvent au Maroc qu’il vécut à Essaouira et qu’il se lia d’amitié avec le maâlem (« maître ») Gnawî Mahmoud Ganiya. Ce dernier, toujours en vie, garderait jalousement, dit-on, des bandes audio de ses rencontres musicales avec Hendrix, recherchées par les amateurs du monde entier.

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situés dans la zone industrielle et dans le quartier de Rcif. Les

producteurs proposent aux tâ`ifa-s Aïssâwa, par le biais de

contrats de cession et d’exclusivité, l’enregistrement pour la

diffusion nationale et internationale (France et Belgique) de

compact disques et de cassettes des musiques et des chants de la

confrérie. Lorsque les tâ`ifa-s enregistrent, c’est parfois piste par

piste pour quatre titres en deux ou trois jours, chaque musicien

est alors payé au tarif syndical journalier (1000 dirhams / jour, à

l’exception du muqaddem qui bénéficie d’un salaire plus élevé).

Les clauses du contrat imposé aux Aïssâwî stipulent que leur

tâ`ifa est sous contrat exclusif et qu’ils cèdent leurs droits

d’image et d’interprète au producteur, renonçant de ce fait aux

bénéfices financiers des ventes futures. Quant aux droits

d’auteurs ils n’existent pas. Cette musique, considérée comme

folklorique, appartiennent au domaine public. Les cassettes et

les disques officiels produits par « Fassi Phone » ou « Fès

Maâtic » (dont certains présentent le muqaddem comme une

« star Aïssâwa », rappelons-le) sont d’une qualité sonore

excellente et offrent aux muqaddem-s la possibilité d’endosser le

rôle de directeur artistique : ce sont eux qui sélectionnent et

arrangent les morceaux publiés selon leur choix, parfois avec

l’aide des ingénieurs du son, en respectant la contrainte qui

limite la durée du produit commercialisé à quarante minutes de

musique. Ces disques et cassettes sont l’occasion pour eux de se

mettre en valeur, et chacun témoigne de sa spécificité artistique

distinctive, de sa « marque de fabrique ». Ainsi Haj Saïd El

Guissy joue parfois du violon avec allégresse sur les invocation

de louange à Dieu (dhikr-s), Haj Saïd Berrada improvise

d’habiles variations mélodiques vocales sur les poésies

(qasâ`id), ‘Abdallah Yaqoubi chante avec une telle justesse que

sa tâ`ifa gagne en tonus et la voix grave de Haj Azedine Bettahi

impose un caractère solennel aux invocations de prélude (ftûh)

aux danses rituelles de la hadra. Les amateurs peuvent être

déconcertés face au nombre important de cassettes et de disques

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des tâ`ifa-s disponibles sur ce marché bientôt saturé1 et jugé

avec sévérité par la zâwiya-mère. Voici ce que nous dit, à ce

propos, l’un des responsables de la zâwiya, Moulay Idriss

Aïssâwî :

« Les tâ`ifa-s ont vulgarisée la tarîqa Aïssâwiyya. Tous les

muqaddem-s font du commerce avec le soufisme en diffusant les

dhikr-s de la tarîqa dans des mariages. Les dhikr-s sont sacrés et ne

doivent pas être divulgués comme des chansons populaires (…)

maintenant ils enregistrent des disques avec les dhikr-s de la tarîqa,

tout a changé…Disons qu’ils s’occupent de la musique spirituelle et

nous de la vraie discipline soufie. »

Les descendants actuels du Chaykh al-Kâmil savent que, bien

avant le respect de la doctrine de la confrérie, ce sont à présent

les aptitudes musicales qui sanctionnent l’entrée du novice dans

une tâ`ifa Aïssâwa. De même, les Aïssâwî enquêtés nous

indiquent que la première motivation qui entraîna leur affiliation

est l’amour de la musique de la confrérie. Qu’ils soient

muqaddem-s ou musiciens serviteurs, la passion artistique des

enquêtés les pousse à tenter de sauvegarder ce répertoire

liturgique. Cette interrogation semble se résoudre ici par sa

transmission, d’une part aux nouvelles générations par la

pratique musicale proposée à l’œuvre dans les tâ`ifa-s et, d’autre

part au public via divers supports de communication (disques

audio et vidéo, cassettes audio). Avec l’arrivée des nouvelles

techniques de compression numérique, nous trouvons

actuellement, dans les disquaires (officiels ou officieux), des

disques audio (format MP3) ou vidéo (format DIVX) des rituels

1. A ce propos, nous sommes en désaccord avec El Abar lorsqu’il affirme qu’« à l’heure actuelle, on trouve quelques enregistrements en studio, toujours avec la même troupe, la troupe de Hadj Berrada de Fez (…). Les autres troupes n’arrivent pas à se faire connaître, ou ne veulent pas tout simplement marchander leur voie spirituelle. » EL ABAR, Musique, rituels et confrérie au Maroc : les ‘Issâwâ, les Hamâdcha et les Gnawa, 2005, p. 361. C’est effectivement ignorer le travail réalisé depuis déjà dix ans par les muqaddem-s Haj ‘Azedine Bettahi, Haj Saïd El Guissy, ‘Abdallah Yaqoubi, Muhammad Benhamou, Mohcine ‘Arafa Bricha, ‘Omar ‘Alawi, Hassan Amrani, ‘Abdelhak Khaldun (pour ne citer que les plus célèbres). Voir les pochettes des disques et cassettes des Aïssâwa dans notre volume annexe, pp. 76-78.

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Aïssâwî, Hamdûchî, Gnawî, Jîlâlî et même des pèlerinages (les

mussem-s du Chaykh al-Kâmil, de Moulay Idriss Zerhoun et de

Sîdî ‘Ali ben Hamdûch) filmés par des sympathisants ou des

amis des Aïssâwa. Les bénéfices de ces ventes souterraines et

locales constituent une économie parallèle qui ne profite pas aux

principaux protagonistes. Si le confort d’écoute ou la qualité

d’image ne sont pas au rendez-vous, les Aïssâwa y voient

cependant une forme de promotion publicitaire. Le commerce

du sacré engagé par les tâ`ifa-s Aïssâwa de Fès et de Meknès,

articule, selon nous, une définition d’un intérêt collectif et crée

de nouvelles formes de prise en charge économique et sociale.

C’est dans cette perspective des réseaux de solidarités et

d’emplois non déclarés que s’inscrit la situation actuelle des

membres des tâ`ifa-s Aïssâwa de Fès et de Meknès. Les

enquêtés manifestent, selon nous, une utilisation utilitaire et

pragmatique du mysticisme.

Une utilisation pragmatique du mysticisme

Le mysticisme musulman, qui donne à ses dévots le statut de

« pauvres » (fuqarâ’) et de « serviteur » (khaddâma) dans le

cadre de la foi, est censé, dans l’idéal, offrir aux pratiquants la

résolution des problèmes matériels et spirituels qu’ils

rencontrent dans le cadre de leur vie quotidienne. Mais la

doctrine de l’islam mystique est construite indépendamment de

la réalité sociale contemporaine, composée des expériences de

chaque individu. La mise en pratique du soufisme proposé par le

Chaykh al-Kâmil renvoie à l’utopie du modèle prophétique (le

passé) et à la possible rencontre du disciple avec le divin (le

futur). Ce système est mis à l’épreuve par disciples qui, en

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désaccord avec le modèle imposé par les gestionnaires de la

zâwiya-mère, se distinguent par une pratique sociale qui trouble

la communication de la doctrine mystique et qui fait oublier à

chacun le traité d’autoperfectionnement élaboré par le Chaykh

al-Kâmil il y a maintenant cinq cent ans. Le discours des

Aïssâwî contemporains ne fait place à aucune utopie passéiste. Il

s’agit plutôt d’une une notion progressive de l’histoire, d’une

projection vers le futur et d’une tentative de compromis avec le

monde actuel. Les tâ`ifa-s Aïssâwa aident ainsi à définir le sujet

musulman dans le Maroc contemporain, entraînant des stratégies

de vie individuelles où des tensions intimes avec la mystique

surgissent. Les Aïssâwî s’imposent en tant que personnes

individuelles et développent une critique personnelle du

soufisme et des anciennes croyances de leurs ancêtres. C’est

surtout une conscience politique couplée à une réappropriation

de l’islam qui joue un grand rôle dans l’élaboration de stratégies

individuelles de vie.

Par leur professionnalisation informelle, les tâ`ifa-s Aïssâwa

articulent une définition d’un intérêt collectif et créent de

nouvelles formes de prise en charge économique et sociale. En

proposant une réponse pragmatique à une situation socio

économique difficile, ces orchestres confrériques offrent aux

jeunes hommes une professionnalisation de la fonction de

muqaddem et de musiciens serviteurs où mode de vie,

ressources économiques vitales, artistiques, religieuses et

spirituelles s’y trouvent mêlées. S’intégrer socialement par le

biais du commerce du sacré c’est créer un domaine économique

en accord à leur identité d’Aïssâwî, mais c’est aussi établir une

distance par rapport à l’institution confrérique originelle.

Conclusion

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Nous pouvons détacher onze conclusions essentielles qui

résultent de cette étude :

1. Les tâ`ifa-s (litt. « groupes ») de disciples sont apparues au

17ème siècle. Il s’agissait alors d’une stratégie employée par

les gestionnaires de lignée qui nommèrent des délégués

(« muqaddem-s ») pour tenter une régénération du charisme

du chaykh à l’extérieur de Meknès et dans des territoires où

la doctrine, lorsqu’elle ne fut pas ignorée, connut une

certaine dégradation.

2. Les tâ`ifa-s actuelles sont des orchestres musicaux

exclusivement composés d’hommes qui regroupent douze à

vingt gestionnaires de la sainteté que nous appelons

« gestionnaires initiés » ; ceux-ci ne sont pas issus du

lignage du saint fondateur et n’ont donc pas hérité de leurs

postes. Ces disciples investissent ce champ religieux suite à

une action volontaire et individuelle : il s’agit de muqaddem-

s à la tête de musiciens dits « serviteurs » (khaddâma).

3. Théoriquement, les tâ`ifa-s actuelles sont placées sous la

tutelle de la zâwiya-mère et du Ministère des Habous et des

Affaires islamiques. Les muqaddem-s sont sous l’autorité

d’un « chef des délégués » qui joue le rôle d’intermédiaire

entre la bureaucratie religieuse, les autres tâ`ifa-s et la

préfecture (wilaya). Les tâ`ifa-s se doivent d’offrir chaque

année aux gestionnaires de lignée une offrande (matérielle et

financière) lors de la fête patronale de l’ordre religieux afin

de renouveler l’allégeance au saint et de maintenir le cycle

baraka / ziyâra.

4. Dans les villes de Fès et Meknès et d’après notre enquête

d’opinion, les Aïssâwa sont jugés en déficit à la fois de

modernité et d’islam. Les sondés les considèrent comme des

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musiciens folkloriques, des charlatans, des mystiques ou des

magiciens. La majorité des hommes interrogés les accusent

de freiner l’avancée socio intellectuelle du pays et d’éloigner

les croyants de la pratique canonique de l’islam sunnite. A

l’inverse, les Aïssâwa bénéficient d’un capital sympathie

élevé auprès des femmes.

5. Le nombre total de tâ`ifa-s a progressé de 157,6 % en quatre

vingt ans. La moitié de ces orchestres ne sont pas

officiellement reconnus par l’Etat et la zâwiya-mère. De fait,

ils sont considérés par les descendants du fondateur comme

des imposteurs.

6. Le visage actuel de la confrérie fait apparaître de

nombreuses tensions internes liées à la problématique de

l’autorité religieuse. Ces conflits se situent à l’intersection de

la licéité de la pratique musulmane et de la bonne moralité :

une fronde face à la zâwiya-mère côtoie des discordes liées à

la drogue, à l’alcool, à la répartition des flux économiques et

à la sexualité.

7. A l’exception des muqaddem-s, la doctrine du Chaykh al-

Kâmil est inconnue pour la quasi totalité des interrogés, bien

que le degré de religiosité et de spiritualité présents dans les

discours varient selon les sondés. Cependant, tous excluent

avec énergie la notion d’allégeance au fondateur et à ses

descendants en vertu du respect de l’islam sunnite qui

interdit le culte des saints. Se détacher des pratiques et des

croyances des anciens Aïssâwa et se dissocier de la zâwiya-

mère de Meknès en raison d’une meilleure connaissance de

l’islam semble être la prérogative des disciples

contemporains.

8. C’est une professionnalisation informelle du métier de

musicien et la commercialisation du sacré qui permettent

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aux enquêtés de vivre aujourd’hui leur intégration sociale.

Ce phénomène provoque, d’une part, l’apparition de

nouvelles normes esthétiques (adaptation des oraisons dans

la perspective d’enregistrements commerciaux et de

concerts), et, d’autre part, une sévère concurrence entre les

tâ`ifa-s qui altère le lien social entre les disciples.

9. Les muqaddem-s utilisent une stratégie de « retournement du

stigmate » (selon N. Gole) pour faire émerger leur

personnalité dans la sphère publique et mettre en valeur leurs

(ré)interprétations personnelles des pratiques confrériques.

Le but avoué est double : associer la confrérie à l’islam et

acquérir du prestige. De leur coté, les jeunes musiciens usent

d’une stratégie d’opportunité où les tâ`ifa-s sont employées

comme véhicules d’intégration sociale. La majorité d’entre

eux disent vouloir quitter définitivement la confrérie si une

quelconque opportunité professionnelle s’offre à eux. Les

tâ`ifa-s incarnent aussi, pour les plus jeunes, un espace

d’expression qui porte les germes d’une contestation

politique.

10. Les tâ`ifa-s actuelles offrent une réponse pragmatique à une

situation socio économique difficile. Par leur

professionnalisation informelle, ces orchestres confrériques

articulent une définition d’un intérêt collectif et créent de

nouvelles formes de prise en charge économique et sociale.

Cette volonté d’intégration sociale par le biais du commerce

du sacré permet une redéfinition de l’identité Aïssâwî.

Néanmoins, cette démarche bouleverse le modèle

confrérique traditionnel et crée une distance conflictuelle

avec l’institution religieuse originelle.

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Découvrons à présent le matériel utilisé par les Aïssâwa pour

mener à bien tous leurs rituels.

LE MATERIEL

D’après les interrogés, cet équipement fut employé à l’origine

vers le 17ème siècle par les deux premiers cortèges (appelés rakb-

s, réunion de plusieurs tâ`ifa-s) qui se rendirent à la zâwiya-mère

pour visiter le tombeau du Chaykh al-Kâmil1. Aujourd’hui, c’est

le muqaddem qui achète et qui conserve en son domicile le

matériel de sa tâ`ifa qui se compose de vêtements cérémoniels

(jellâba, babouches, turban, chemise, pantalon et handira),

d’accessoires rituels (les étendards et le brûle parfum), et

d’instruments de musique (idiophones et aérophones)2.

Les vêtements cérémoniels

La jellâba

La jellâba est une longue robe à capuche et à manches larges,

généralement de couleur crème, jaune, rouge ou bleue. C’est le

muqaddem qui fait confectionner sur mesure chez un tailleur

toutes les jellâba-s de la tâ`ifa en double exemplaire (pour l’été

et l’hiver). Sous la jellâba, les Aïssâwa portent une chemise

blanche et un pantalon traditionnel (réalisé lui aussi sur mesure),

le sarwel. D’une façon facultative, certains portent sur la tête un

turban (characheker ou reza) de couleur jaune. Les babouches

1. Ces deux cortèges se rendirent à Meknès depuis le Tafilalt (le cortège Filalî ) et le Rarb (le cortège Rarbawî) pour la visite annuelle sur le tombeau du Chaykh al-Kâmil à l’occasion du pèlerinage. 2. Nous utilisons ici le système de classification des instruments de musiques établit par les ethnologues E. M. von Hornboste et C. Sachs. VON HOMBOSTEL E.M., “The ethnology of African sound instruments : a tentative grouping of African sound-producing instruments with reference to their extra-African distribution”, Africa : journal of the International Institute of African Languages and Cultures, april 1933, vol. 6, n. 2, pp. 277-311. SACHS C., La signification, la tâche et la technique muséographique des collections d’instruments de musique, 1934.

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(al-belrat), de couleur jaune ou blanche complètent le port de la

jellâba.

Fig. 7 : dessin de la jellâba :

La handira

La handira est une tunique sans capuche et sans manches, tissée

en laine et teintée en rouge, dans laquelle de nombreux motifs

géométriques et de larges bandes blanches verticales de coton

sont insérés. Les Aïssâwa francophones l’appellent parfois

« tapis berbère » car la handira est réalisée à la main par des

femmes berbères artisanes de la région d’Azrou (Moyen Atlas)

et ne nécessite aucun entretien. D’après les interrogés, ce

vêtement très lourd, utilisé lors des danses collectives (hadra),

fit son apparition dans la confrérie des Aïssâwa au 17ème siècle

sous l’impulsion de Sîdî ‘Alî ben Hamdûch (mort en 1722 dans

le massif montagneux du Zerhoun), le saint fondateur de la

confrérie des Hamadcha. Ce chaykh fut le premier à porter la

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handira par signe, dit-on, de dépouillement, de pénitence et de

détachement du monde matériel. La handira symbolise

aujourd’hui pour les Aïssâwa le vêtement du mystique qui

chemine vers le divin.

Fig. 8 : dessin de la handira :

Les

accessoires rituels

Les étendards

Les étendards de la confrérie sont constitués d’embouts (jamor-

s) d’une banderole (lallam, qui signifie également

« signe », « sceau » ou « marque ») où des sourates du Coran, le

nom de Dieu, du Prophète et des quatre premiers califes de

l’islam sont brodés de lettres d’or. Lorsqu’une tâ`ifa mandatée

par la zâwiya-mère se constitue, l’un des gestionnaires du lieu

offre au muqaddem un étendard, qui devient à la fois le gage du

contrat passé entre eux et le symbole concret de la baraka. La

tâ`ifa paie cet étendard et l’argent versé chaque année aux

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gestionnaires de la zâwiya-mère lors de sa visite pendant le

pèlerinage est vu comme un tribut payé pour pouvoir conserver

l’étendard. Ce contre don renouvelle et entretien le cycle baraka

/ ziyâra. L’étendard se compose d’une hampe longue de 3,50 m.

(démontable en trois parties) surmontée d’une boule semblable à

celles qui ornent les minarets et la coupole de la zâwiya-mère,

d’un tissu aux couleurs variées mais où dominent le vert

(symbolisant le paradis) et le rouge (symbolisant la vie). Parfois

un foulard est noué au sommet de la hampe, il est censé

emporter le mal loin de son propriétaire. Chaque tâ`ifa s’efforce

d’augmenter le nombre de ses étendards (certaines en possèdent

une dizaine), qui sont fermés et placés en tête du cortège lors de

chaque déplacement de l’équipe. Ils encadrent aussi la porte

d’entrée du domicile des particuliers qui invitent une tâ`ifa afin

de signifier au voisinage le déroulement imminent d’une

cérémonie domestique. Dans l’idéal, les étendards doivent être

en nombre impair, en souvenir du premier cortège venu du

Tafilalt (rakb al-filalî ) qui défilait, dit-on, avec plusieurs

centaines de disciples et quatre vingt dix neufs étendards placés

en tête.

Fig. 9 : photographie d’un étendard déplié :

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Fig. 10 : dessin de la tenue des étendards lors des défilés de la

tâ`ifa :

Le brûle-parfum ou encensoir (al-mbakhra)

Le mbakhra (de bakhar : exhaler une vapeur, une fumée, une

odeur) est un récipient sphérique en cuivre doré et ajouré, muni

d’un couvercle fixé solidairement par un pied à un plateau

ouvragé reposant lui-même sur trois courts pieds. Ses

dimensions sont 65 cm. de hauteur et 60 cm. de largeur. Les

Aïssâwa y font brûler de l’encens (bkhur) de bois d’aloès (‘ud)

lors des soirées rituelles.

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Fig. 11 : photographie d’un mbakhra :

Les instruments de musique

Les instruments de musiques des Aïssâwa se classent en deux

catégories, les percussions (idiophones) et les vents

(aérophones) :

Les idiophones

Les instruments de percussions utilisés par les Aïssâwa sont le

tâbla, le buznazen, le bendîr, la ta’rîja , la tassa et le tbel.

Boncourt propose une interprétation symbolique à propos de

l’utilisation des idiophones dans la confrérie. Selon un mythe

interne que nous avons précédemment évoqué, c’est lorsque

Abû ar-Rawâyil découvrit le Chaykh al-Kâmil mort qu’il se

saisit d’une assiette (ou d’un daff selon certains témoignages)

pour danser, en mimant les gestes d’un joueur de bendîr. C’est

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ce récit qui fait dire à Boncourt que les Aïssâwa tirent leur

substance musicale du décès du Chaykh al-Kâmil, et par

extension, de l’acte de mort en général1. Les interrogés

contestent ce symbolisme mortifère et nous expliquent que, mis

à part certaines percussions qui furent utilisées par les premiers

cortèges de disciples du Tafilalt et du Rarb, le tâbla, la tassa et

les ta’rîja-s furent introduit au 17ème sous l’impulsion d’un

disciple (Sîdî ‘Abdû Rahman ech-Chantîr) dans le but de

soutenir le chant des poèmes spirituels (qasâ`id). Il s’agissait,

selon les témoignages, de communiquer les litanies de la tarîqa

(hizb-s et dhikr-s) et les enseignements doctrinaux du Chaykh

al-Kâmil par le biais de cantiques écrits par certains poètes du

melhun affiliés à l’ordre.

Le tâbla (la « table »):

Le tâbla est l’instrument maître de la tâ`ifa. C’est avec le tâbla

que le muqaddem dirige le groupe et de joue les phrases qui

indiquent aux musiciens les changements de rythme ou de

tempo. Le tâbla se compose de deux tambours (l’un de 14 cm.

de diamètre et l’autre de 27 cm. de diamètre) en terre cuite et

réunis par le coté sur lesquels sont tendus deux peaux de chèvre

frappées à l’aide de deux baguettes (la’wade) de 20 cm. de

longueur. Sa hauteur est de 30 cm.

Fig. 12 : photographie d’un tâbla :

1. BONCOURT, op. cit., p. 393.

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Fig.13 : dessin de la tenue de jeu du tâbla :

Généralement le tâbla se joue calé sur une chaise par deux

coussins. Parfois, comme le présente ce dessin, un stand est

utilisé pour plus de stabilité :

La tassa (la « tasse ») :

La tassa est un bol en cuivre

retourné frappé à l’aide

de deux baquettes, employé uniquement lors du dhikr pour

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installer un bourdon sonore. Il est généralement joué par le

nouveau venu dans le groupe. Son diamètre est d’environ 32 cm.

Fig. 14 : photographie d’une tassa :

Fig. 15 : dessin de la tenue de jeu de la tassa :

La tassa est simplement posée sur une table basse face au

musicien :

Le bendîr :

Le bendîr est un tambour sur cadre de 45 cm. de diamètre et

d’une profondeur de 15 cm. équipé d’un timbre résonateur en

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boyau de chèvre. C’est une percussion digitale dont l’unique

peau est aujourd’hui en plastique.

Fig. 15 : photographie d’un bendîr :

Le buznazen :

Le buznazen est un bendîr dépourvu de timbre résonateur mais

équipé de dix paires de cymbalettes disposées sur le coté le long

de deux rangés.

Fig. 16 : photographie d’un buznazen :

Fig. 17 : dessin de la tenue de jeu du bendîr et du buznazen :

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La ta’rîja :

La ta’rîja est un tambour en sablier en terre cuite d’une longueur

variable de 20 à 40 cm. C’est une percussion digitale frappée

d’une seule main. Son unique peau de chèvre est collée sur la

partie la plus large du sablier, dont le diamètre est de 15 cm. La

ta’rîja est équipée d’un timbre résonateur interne en intestin de

chèvre.

Fig. 18 : photographie de ta’rîja -s :

Fig. 19 : dessin de la tenue de jeu de la ta’rîja :

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Le tbel :

Le tbel est un tambour à deux faces en peau de chameau. Sa

profondeur est de 28 cm. et son diamètre est de 25 cm. Le tbel

est porté sur l’épaule et frappé à l’aide de deux baguettes d’une

longueur de 30 cm.

Fig. 20 : photographie d’un tbel :

Fig.

21 : dessin de la tenue de jeu du tbel :

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Les aérophones

Les instruments à vents utilisés par les Aïssâwa sont les trompes

nefir-s et les hautbois reta-s.

Le nefir :

C’est une longue trompe en fer blanc d’une longueur de 1, 80 m.

démontable en trois parties de 60 cm. chacune. Il ne s’agit pas à

proprement parler d’un instrument mélodique, le nefir intervient

seulement pour ponctuer la fin des invocations répétitives et

sonores du nom de Dieu (dhikr) et aussi lors des défilés pour,

selon les Aïssâwa, provoquer l’exaltation (al-hâl) des auditeurs.

Fig. 21 : photographie des nefir-s :

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Fig. 22 : dessin de la tenue de jeu du nefir :

La reta :

La reta (syn. mizmar, zurna, en français « bombarde ») est le

seul et unique instrument mélodique de la confrérie. C’est un

hautbois de 39 cm. de longueur, taillé dans du bois d’abricotier

(michmech) et équipé d’anche double (qasba) en roseau. La reta

n’appartient pas au muqaddem car les hautboïstes sont les seuls

musiciens spécialisés du groupe. Effectivement, la reta demande

un long apprentissage car c’est la technique du souffle continu

qui permet à l’instrumentiste de jouer les airs plusieurs minutes

sans interruption. La reta possède en outre son propre répertoire

mélodique, très vaste, qui se transmet uniquement de maître à

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élève. C’est à l’aide d’une flûte (lyra) en roseau (de 27 cm de

long. env.) que le maître hautboïste (maâlem riata) apprend les

mélodies de la confrérie Aïssâwa à l’apprenti. La formation

musicale se fait uniquement par imitation et mémorisation.

Fig. 23 : photographie d’un hautbois reta :

Fig. 24 : photographie d’une flûte lyra :

Fig. 25 : dessin de la tenue de

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jeu de la reta :

Avec les deux types d’accordage (kba et jra) de l’instrument, il

est possible de jouer tous les modes mélodiques arabo-andalous,

bien que l’absence de clés n’autorise pas l’instrumentiste de

moduler dans des tonalités éloignées au cours du même

morceau. Voici toutes les notes jouées par la reta, les deux

accordages confondus :

Fig. 26 : gamme de la reta :

Si la profession de joueur de reta était en déclin à la fin des

années 19701, nous constatons qu’il existe aujourd’hui de très

nombreux jeunes qui s’investissent dans la pratique du hautbois

dans les villes de Fès et de Meknès, chaque tâ`ifa possédant au

minimum deux hautboïstes attitrés. Ceux-ci, avec l’autorisation

de leur muqaddem et même parfois contre son gré, monnaient

leurs services à d’autres groupes Aïssâwa ou Hamadcha. De part

leur compétences musicales distinctives, les hautboïstes

jouissent d’un capital sympathie élevé au sien des tâ`ifa-s ; mais

il est intéressant de remarquer que certains dictions populaires

1. BONCOURT, 1980, op. cit., vol. annexe, p. 95.

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stigmatisent les hautboïstes et les joueurs de tbel. L’expression

« laisse tomber le hautboïste » (tayyah ‘ala al-rayyât) est

employée pour négliger les paroles d’une personne considérée

comme désagréable. Aussi, la phrase « joue du tambour ou du

hautbois » (tabbâl wa rayyât) coupe court à une discussion

ennuyeuse ou déplaisante. La reta, utilisée lors des soirées

rituelles pour invoquer les esprits (jinn-s) joue le même rôle que

le luth guembré chez les Gnawa. Mais les interrogés déplorent

l’analogie avec ces descendants d’esclaves Noirs qu’ils

méprisent souvent. L’utilisation de la reta dans la confrérie des

Aïssâwa doit, avant tout disent-ils, mettre en musique les paroles

des oraisons mystiques (dhikr-s) de la confrérie. Voici, à ce

propos, le témoignage de Moulay Hassan, 52 ans, employé à la

RATF (Régie Autonome des Transports de Fès) et hautboïste

dans la tâ`ifa du muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi :

« Tu dois savoir que les mélodies de hautbois sont des dhikr-s, tu

dois tout d’abord apprendre les paroles, on ne joue pas comme ça à

l’aveuglette. Il y a des airs pour le début de la soirée, d’autres pour

la fin, certaines lorsque le tempo est lent et certaines lorsque le

tempo est rapide.»

Ces mélodies (naqt ou ttaba’) sont des litanies (dhikr-s) de

l’imam Jazûlî ou du Chaykh al-Kâmil. Elles sont vues comme

sacrées et donc réputées contenir de nombreuses vertus

ésotériques et divers bienfaits thérapeutiques. Moulay Hassan

évoque une anecdote qui illustre cette idée :

« Si je peux me permettre de te donner un conseil, c’est de faire

attention si tu joues les mélodies Aïssâwa avec le hautbois en

France. Tu sais, elles sont sacrées, elles rendent fou ! Mais elles

peuvent aussi guérir, car elles font appel à un pouvoir qui nous

dépasse, elles rentrent dans le sang et ne te quittent jamais (…) Au

début des années 1980, j’allais avec un autre hautboïste à l’hôpital

psychiatrique Ibn Al-Hassan pour jouer de la reta devant un groupe

de malades. C’était une idée d’un médecin, on a fait ça tous les

jeudis pendant une année entière. Les médecins avaient constaté que

les malades, qui avaient perdu la parole et toute notion de

temporalité, identifiaient le jeudi comme le jour des reta-s. Ils

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devenaient calmes et nous attendaient, ils étaient heureux, se

levaient, dansaient et chantaient lorsqu’on jouait. »

Notons que les hautboïstes ne sont pas enthousiastes à

communiquer les paroles des dhikr-s du hautbois, dont la

connaissance est un de leur apanage1. Lorsque nous avons suivit

l’enseignement du hautbois auprès de Driss Filali, graveur sur

cuivre et hautboïste de la tâ`ifa du muqaddem Haj Saïd Berrada,

celui-ci refusa cordialement de nous communiquer les paroles

des dhikr-s de reta, hormis ceux qui illustrent les airs les plus

connus. A titre indicatif, en voici trois parmi les plus célèbres de

la confrérie.

Dhikr de hautbois n° 1 :

Ce dhikr est la mise en son sur le mode ‘ajam de la déclaration

de foi du musulman, la chahâda, « il n’y a de dieu que Dieu et

Muhammad est Son Messager » (lâ ilâha illâ Allah, Muhammad

rassûl Allah). Ce dhikr est joué cinq à dix fois d’affilé lors des

danses de la hadra (sur la fin du rabbânî, nous y reviendrons) et

pendant l’entrée (dakhla) de la tâ`ifa au domicile des particuliers

lors des soirées rituelles (lîla-s) :

Dhikr de hautbois n° 2 :

Il s’agit du plus célèbre dhikr de la confrérie, connu par le public

qui le reprend en cœur lorsque les hautboïstes le jouent. Exécuté

sur le mode ‘ajam une dizaine de fois lors des danses de la

hadra et pendant la dakhla, il est aussi psalmodié à haute voix

dans au cours des enterrements à Meknès. Ses paroles sont

1. Boncourt le constate aussi dans son travail sur les relevés musicaux. BONCOURT, vol. premier, op. cit. p. 226.

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« levez-vous, levez-vous pour louer Dieu, ô vous qui aimez

l’Envoyé de Dieu. C’est une heure parmi les heures de Dieu. Le

Prophète, l’Envoyé de Dieu y sera présent » (Qûmû qûmû, timda

hû lillah, yâ al-âchiqîn fî rassûl Allah. Hâdî sâ’a min sâ’at

Allah, yah dar fîhan-nabî rassûl Allah) :

Dhikr de hautbois n° 3 :

Ce dhikr est issu du hizb Subhân al-Dâ`im (« gloire à l’Eternel

»), la litanie mystique et caractéristique de la confrérie qui est

connue de tous les Aïssâwa. Cet air est joué uniquement pendant

le début de la dakhla, lorsque la tâ`ifa se dirige vers le domicile

des particuliers qui ont fait appel à leurs services pour célébrer

une soirée rituelle. Lorsque les hautboïstes le jouent, le

muqaddem et les khdâm-s le récitent à l’unisson et à haute voix,

une dizaine de fois d’affilé : « Le Puissant, qui a la majesté ! Il

n’y a d’autre dieu que Dieu ! Celui décrit comme Parfait ! Il n’y

a d’autre dieu que Dieu ! » (al-‘azîzu dû al-jalâl, lâ ilâha illâ

Allah, al-manûfu bil kâmal, la ilâha illâ Allah).

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Quelles sont les techniques de jeu instrumental employées par

les Aïssâwa pour mener à bien leur cérémonie ? Pour cela, un

système de référence symbolique permet aux musiciens de

mémoriser les mélodies et le mode de jeu collectif. Intéressons-

nous au symbolisme de la technique musicale.

Le symbolisme de la technique musicale1

La technique musicale utilisée par les Aïssâwa est basée sur

deux notions fondamentales : la sexualité et la parole des

instruments de musique.

La sexualité et la parole des instruments, deux notions

fondamentales

Pour les Aïssâwa, les instruments de musiques sont dotés d’une

sexualité (non pas dans leur forme, mais dans leur fonction) et

de la capacité à réciter des oraisons mystiques.

Le mode de jeu collectif des Aïssâwa est basé sur le rapport de

genre masculin / féminin. Cette notion permet aux musiciens

d’utiliser leurs instruments en de complexes polyrythmies

superposées. Dans la pratique, la tâ`ifa se divise en deux

groupes distincts et complémentaires : une partie des musiciens

constituent le groupe « féminin » (hâchiyya) et l’autre le groupe

« masculin » (zwâq, litt. « broderie »). Les instruments de

musique sont joués en binôme ou trinôme : un musicien (ou

deux) joue avec une percussion un rythme fixe, immuable et

répétitif appelée « la mère du rythme » en français (hâchiyya en

arabe) par-dessus lequel un autre réalise la « broderie » (zwâq),

qui est improvisé et variable. Souvent, les percussions sont joués

1. La musique des Aïssâwa et son symbolisme a été étudiée en détail par Boncourt. Nous présentons ici quelques-unes de nos propres données qui peuvent être un complément au travail presque exhaustif de ce chercheur. BONCOURT, op. cit.

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en couple « homme » et « femme » (un bendîr hâchiyya et un

autre bendîr zwâq par exemple) mais il existe des

exceptions notables : lorsque la tâ`ifa joue la musique des

danses de la hadra, les musiciens utilisent deux buznazen-s

hâchiyya contre un seul zwâq, afin de détacher et d’appuyer plus

précisément la « mère du rythme ». Effectivement, si plusieurs

percussions peuvent jouer le hâchiyya, il n’y a toujours qu’un

seul zwâq par famille d’instrument. Un seul instrument est

capable de jouer les rythmes hâchiyya et zwâq simultanément :

c’est le tâbla, le double tambour à baguettes du muqaddem, qui

l’autorise ainsi à de spectaculaires démonstrations de virtuosité.

A l’inverse, le bol en cuivre retourné (la tassa) est restreint à

jouer les hâchiyya-s dans le but de créer un bourdon sonore au

cours des chants des poésies. Lorsqu’un aspirant fait son entrée

dans une tâ`ifa, il doit d’abord apprendre tous les rythmes

hâchiyya-s des instruments de musique avant d’obtenir

l’autorisation du muqaddem de réaliser les zwâq-s, qui

requièrent une sûreté d’exécution et une maîtrise instrumentale

assez avancées. Les musiciens doivent rapidement et

nécessairement, afin de se relayer lors des soirées rituelles (qui

sont, par leur longueur, physiquement éprouvantes), maîtriser

tous les instruments à l’exception de la reta. Cette technique,

n’est pas propre aux Aïssâwa (les tâ`ifa-s de la confrérie des

Hamadcha fonctionnent aussi de la même façon), peut être

rapprochée des orchestres de musique des cérémonies

d’incantations Yoruba1 aux « Orichas » cubaines (litt. « têtes

choisies », diverses manifestations spirituelles de Dieu incarnées

dans les cinq éléments de la nature) où les trois « tambours qui

parlent » (talking drums ou « bata ») s’appellent la mère (iya), le

fils aîné (itotélé) et le cadet (okontolo). A l’instar des Cubains,

les Hamdûchî marocains appellent eux aussi leurs tambours

1. A propos des religions afro-cubaines et de leurs symbolisme, voir le travail récent de Erwan Dianteil. DIANTEILL, Des dieux et des signes : initiation, écriture et divination dans les religions afro-cubaines, 2000.

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« ceux qui parlent » (guwal-s). Chez les Hamadcha comme chez

les Aïssâwa, les rythmes « mères » (hâchiyya) sont des paroles

d’incantations (dhikr-s). Les interrogés nous disent que, hormis

de l’aspect purement mystique qui caractérisent ces litanies

prononcées par les instruments, ces paroles ont aussi pour

fonction de faciliter la mémorisation des cellules rythmiques par

les musiciens.

Fig. 27 : organisation de la tâ`ifa :

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Nous allons exposer maintenant quelques exemples d’utilisation

de ce système appliqué à la rythmique des instruments de

percussion et aux mélodies des hautbois. Voici tout d’abord

deux exemples de rythmes joués aux percussions où les cellules

femmes (hâchiyya) et hommes (zwâq) sont aisément repérables.

Il s’agit du Gubbâhî et du Rabbânî :

Le rythme Gubbâhî :

Le Gubbâhî est un rythme en 5 temps (5/8, à ne pas confondre

avec le Gubbâhî du chaâbî algérien en 2/4) exécuté lors des

chants des poèmes spirituels (qasâ`id) du melhun au cours de la

première partie de la cérémonie des Aïssâwa. L’invocation

(dhikr) du rythme « mère » est « Dieu » (Allah). Les instruments

utilisés pour jouer ce rythme sont la tassa et les ta’rîja -s (parfois

un bendîr souligne le hâchiyya). Voici le Gubbâhî joué par deux

ta’rîja -s.

Fig. 28 : combinaison du Gubbâhî par les ta’rîja -s :

Le rythme Rabbânî :

Le Rabbânî (« divin ») est, avec le rythme Mjerred

(« dépouillé »), le moment fort du rituel des Aïssâwa car il

constitue l’une des deux danses de la hadra qui est aussi joué

pendant les processions des tâ`ifa-s. C’est un rythme en 2 temps

réalisé avec trois buznazen-s (deux hâchiyya-s et un zwâq) et

deux tbel-s (un hâchiyya et un zwâq). Le dhikr du rythme

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« mère » est « Dieu Eternel » (« Allah Dâ`im »). Voici le

Rabbânî joué par les trois buznazen-s :

Fig. 29 : combinaison du Rabbânî par les buznazen-s :

Le jeu des aérophones est lui aussi basé sur la sexualité et la

parole. Tout d’abord, les trompes nefir-s qui sont jouées

uniquement en duo (hâchiyya et zwâq), récitent des invocations

mystiques. Elles interviennent pendant les processions et à la fin

des poésies (qasâ`id), au moment où, sur un tempo allant

crescendo, le nom de Dieu est réitéré à haute voix par les

Aïssâwa plusieurs dizaines de fois. La facture du nefir contraint

le musicien à jouer une seule et unique note de ponctuation. Le

dhikr des nefir-s est tout simplement « Dieu » (Allah) :

Fig. 30 : combinaison du dhikr « Allah » par les nefir-s :

L’organisation du jeu hâchiyya et zwâq des nefir-s et des

percussions exprime une recherche de superposition de

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différents rythmes croisés pour créer une polyrythmie.

Cependant, les hautbois reta-s, qui ont pour fonction de jouer de

véloces phrases mélodiques qui font leur distinction,

l’application technique hâchiyya et zwâq diffère sensiblement. Il

n’est plus question d’organisation rythmique, mais plutôt

d’agencer le jeu mélodique et collectif de plusieurs

instrumentistes. Comme nous l’avons précédemment exprimé,

les hautbois reta-s possèdent un très vaste répertoire d’airs

mélodiques qui sont autant d’invocations jouées à l’unisson, la

reta n’étant jamais employée en solo par les Aïssâwa. Ce sont

deux à cinq hautboïstes qui jouent les airs simultanément, sous

la direction d’un unique hautboïste zwâq qui dirige ses autres

compagnons hâchiyya en leur signifiant le moment de passer à

une autre mélodie. Pour cela, le musicien zwâq joue une note

tenue en utilisant la technique du souffle continu. C’est le signal

pour que son (ou ses compagnons) hâchiyya joue aussi cette

longue note. Lorsque les hautbois sont à l’unisson, le musicien

zwâq réalise une courte improvisation, une « broderie »

(traduction exacte du mot zwâq) mélodique sur le mode de l’air

qu’il va jouer ensuite. Lorsqu’il entame la nouvelle mélodie, les

autres hautboïstes le rejoignent pour, à l’unisson, exécuter

ensemble et une dizaine de fois cette invocation. Lorsque le

musicien zwâq décide de jouer une autre litanie, il réalise une

note tenue qui signifie la reprise du cycle. Cette technique,

appelée simera, ne cesse qu’au signal du muqaddem qui, par un

geste de la main ou un simple regard aux hautboïstes, clos les

séries de litanies des reta-s. Le simera permet à la tâ`ifa de jouer

pendant de longues minutes les musiques de la hadra, pendant

que les participants réalisent des danses de transe ; c’est la

raison pour laquelle les hautboïstes doivent connaître un très

grand nombre de mélodies. Lors de soirées prestigieuses

(organisés pour les fêtes patronales ou en période du Ramadan),

les meilleurs hautboïstes de Fès et de Meknès, réputés pour leur

savoir faire et leur connaissance exhaustive des airs mélodiques,

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sont sollicités par les tâ`ifa-s Aïssâwa de tout le Maroc. A ce

titre, signalons que nous avons assisté, en mai 2003 à Meknès

(avec la tâ`ifa de feu le muqaddem ‘Abdelhadi Kohen) à une

danse rituelle au cours de laquelle cinq hautboïstes ont joué

soixante-sept mélodies à la suite pendant plus de cinquante huit

minutes.

Fig. 31 : dessin illustratifs du simera par deux hautbois :

Lorsqu’il y a deux hautboïstes, l’un des musiciens est

l’ « homme » qui réalise le zwâq (« broderie ») et l’autre est la

« femme », hâchiyya, qui le suit et le rejoint à l’unisson après

son improvisation :

Au-delà du binôme, le musicien zwâq, toujours unique, se place

au milieu des hautboïstes hâchiyya-s :

Fig. 32 : dessin illustratifs du simera par cinq hautbois :

Pour mémorise le très vaste répertoire mélodique, les

hautboïstes effectuent une classification mentale des airs par un

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système de familles composées de trois personnes : la « mère »

(hâchiyya, c’est la première mélodie jouée), du « fils aîné » (al-

wuld al-kabîr, la seconde mélodie jouée) et du « fils

cadet » (al-wuld al-sarîr, la troisième et dernière mélodie de la

famille). Entre chaque membre de la famille, ils réalisent le

simera :

Fig. 33 : dessin illustratif des changements de mélodies des

hautbois :

Pour conclure cet exposé présentant le matériel et les

instruments utilisés par les Aïssâwa, nous devons ajouter que

certaines tâ`ifa-s utilisent aussi les castagnettes (qarkab-s) et le

grand tambour (tbel) des Gnawa. Cependant, ils considèrent ces

instruments comme allogènes à leur confrérie et ils nous ont

formulé la demande de ne pas les intégrer à notre travail. Nous

respectons ici leur requête.

Conclusion

Nous pouvons résumer cette étude consacrée au matériel des

tâ`ifa-s en six points essentiels :

1. Le matériel des tâ`ifa-s Aïssâwa se compose de vêtements

cérémoniels (jellâba, handira), d’accessoires rituels

(étendards, encensoir) et d’instruments de musiques

(idiophones et aérophones). Les enquêtés affirment que cet

équipement fut utilisé dès le 17ème siècle par les premiers

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cortèges (regroupant plusieurs tâ`ifa-s) des zones rurales qui

se rendirent à la zâwiya-mère de Meknès en pèlerinage sur le

tombeau du Chaykh al-Kâmil. Certains instruments de

percussions (le tâbla, la tassa et les ta’rîja-s) furent introduit

dans la confrérie à la fin du 17ème sous l’impulsion d’un

disciple (Sîdî ‘Abdû Rahman ech-Chantîr) afin de

communiquer d’une façon musicale et poétique les oraisons

spirituelles et les enseignements doctrinaux du Chaykh al-

Kâmil.

2. Aujourd’hui, c’est le muqaddem qui achète et qui conserve

en son domicile le matériel de sa tâ`ifa, à l’exception des

hautbois.

3. Le hautbois (al-reta) est le seul et unique instrument

mélodique de la confrérie et les hautboïstes sont des

musiciens spécialisés : l’instrument demande un long

apprentissage technique et possède un répertoire mélodique

très vaste transmis uniquement de maître à élève. Chaque

tâ`ifa possède au minimum deux hautboïstes attitrés qui

monnaient leurs services à d’autres groupes Aïssâwa ou

Hamadcha.

4. De part leur compétences musicales distinctives, les

hautboïstes jouissent d’un capital sympathie élevé au sien

des tâ`ifa-s malgré des dictons populaires qui les

stigmatisent. Leurs mélodies possèdent des paroles cachées

issues des litanies (dhikr-s) de Jazûlî ou du Chaykh al-

Kâmil. Elles sont donc vues comme sacrées.

5. La technique musicale utilisée par les Aïssâwa est basée sur

deux notions fondamentales : la sexualité et la parole des

instruments de musique. Ce système symbolique est avant

tout fonctionnel : il permet aux musiciens d’utiliser leurs

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instruments de façon polyrythmique et de mémoriser les

nombreux rythmes utilisés au cours des cérémonies. Cette

technique n’est pas propre aux Aïssâwa (les Hamadcha

fonctionnent aussi de la même façon) et se retrouve aussi

dans les orchestres de tradition Yoruba.

6. Chaque percussionniste du groupe doit nécessairement

apprendre à jouer de tous les instruments de percussions

pour pouvoir se relayer lors des soirées rituelles.

Cette étude du matériel utilisé par les Aïssâwa nous interroge

sur les cérémonies qu’ils animent. Dans quel contexte et à

quelles occasions se déroulent leurs soirées ? Quel en est le

symbolisme ? Le rôle social ? Quelle place y est accordée aux

femmes ? Que représentent ces pratiques pour les participants et

les officiants ? Quels en sont les aspects artistiques (musique,

danse) et esthétiques ? Constatons-nous une évolution par

rapports aux anciennes cérémonies ? Notre prochain chapitre

répond à ces questions.