Carly Fiorina j'Ai Pris Des Decisions Defficiles

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Carly Fiorina

Jai pris des dcisions difficilesLex-PDG de Hewlett-Packard raconte

JAI PRIS DES DCISIONS DIFFICILES

ditions dOrganisation Groupe Eyrolles 61, bd Saint-Germain 75240 Paris cedex 05 www.editions-organisation.com www.editions-eyrolles.com

Chez le mme diteur Hlne Constanty, Warren Buffett Robert S. Kaplan et David P. Norton, Lalignement stratgique Henry Mintzberg, Le pouvoir dans les organisations Claude Sordet et Jean-Franois Wantz, Paul-Louis Halley De Promods Carrefour Jean-Claude Thoenig et Charles Waldman, De lentreprise marchande lentreprise marquante Pascal Vinot, Christine Blondel, Thierry Colatrella, Serge Gautier et Agns Touraine, La gouvernance de lentreprise familiale

Carly Fiorina

JAI PRIS DES DCISIONS DIFFICILES

Lex-PDG de Hewlett-Packard raconte

Traduit de lamricain par Marie-France Pavillet

Ldition originale de ce livre a t publie aux tats-Unis sous le titre Tough Choices : A Memoir par Portfolio, une filiale de Penguin Group (USA) Inc. Carly Fiorina, 2006

Le code de la proprit intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressment la photocopie usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique sest gnralise notamment dans lenseignement, provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilit mme pour les auteurs de crer des uvres nouvelles et de les faire diter correctement est LE PHOTOCOPILLAGE aujourdhui menace. En application de la loi du 11 mars 1957, il TUE LE LIVRE est interdit de reproduire intgralement ou partiellement le prsent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de lditeur ou du Centre Franais dExploitation du Droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

DANGER

Groupe Eyrolles, 2007 ISBN : 978-2-212-53765-9

Frank, cet homme merveilleux qui a chang ma vie

Table des matires

Prologue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Un cadeau de mes parents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Ltranger . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Ne pensez pas votre prochain poste . . . . . . . . . . . . . . . 4. Surmonter sa peur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5. Quand la dame sera partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6. Les choix du cur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7. La blonde de service . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8. Je peux le faire et je le ferai . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9. Je garde mes larmes pour moi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10. La recette du succs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11. Le voyage, pas la destination . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

IX 1 11 17 23 31 41 45 55 69 83 93

12. Tenir tte, puis comprendre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 13. preuves de force . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 Groupe Eyrolles

14. Apprivoiser le changement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 15. On tourne la page . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 16. Prenons le bus et marchons ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153

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17. Solitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 18. Le recrutement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 19. Cest un tailleur Armani ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197 20. Les mille tribus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209 21. Jassume mon rle de leader . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221 22. Les combattants du changement . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233 23. Vous tes exactement pareils, tous les deux . . . . . 249 24. Grandes ides et petits dtails . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259 25. Carly la trononneuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271 26. Tous les coups sont permis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 291 27. Adopt, on y va ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 311 28. Tout est possible . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319 29. Lutte de pouvoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 331 30. Je garde mon me . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 349 pilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 365 Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369 Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 371

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n fin de compte, le conseil na pas eu le courage de me faire face. Les administrateurs ne mont ni remercie ni dit au revoir. Ils ne mont expliqu ni leur dcision ni les raisons qui les y avaient conduits. Ils ne mont demand ni ce que je pensais, ni de participer aucun aspect de la transition. Ils mont simplement demand de venir Chicago pour une runion. Puis ils mont fait attendre plus de trois heures dans ma chambre dhtel. Le temps de comprendre que cette attente dboucherait sur un moment crucial. En descendant les vingt-quatre tages en ascenseur, aprs le coup de tlphone qui mappelait enfin, jai pens chacun des membres du conseil. Je ne savais pas ce quils voulaient me dire, mais je pensais au moins les voir. Je ne mattendais pas entrer dans une salle de confrence vide. Seuls les deux porte-parole dsigns et un avocat taient rests dans la pice. Le prsident du comit des nominations et de la gouvernance ma dit : Carly, le conseil a dcid doprer un changement la direction gnrale. Je suis vraiment navr. Je savais quil stait oppos mon renvoi. Les administrateurs souhaitaient que je les aide positionner lannonce, ma dit ensuite la nouvelle prsidente. Il valait mieux, expliqua-t-elle, que je dise que javais moi-mme pris la dcision de partir parce que jestimais le moment venu de passer autre chose . Je lui ai

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demand quand ils voulaient annoncer mon dpart. Tout de suite. La runion avait dur moins de trois minutes. Jai demand rflchir quelques heures et je suis sortie de la pice. Je crois quil est toujours prfrable de dire la vrit, quelles quen soient les consquences. Moins de deux heures plus tard, jai envoy un message en ce sens la nouvelle prsidente : il fallait dire que le conseil mavait mise la porte. Au moment de lannonce, jai simplement dclar : Si je regrette que le conseil et moi-mme ayons eu des diffrends concernant la mise en uvre de notre stratgie, je respecte sa dcision. HP est une grande entreprise et je souhaite bonne chance son personnel. Je savais depuis toujours que je risquais de perdre mon poste. Je jouais trs gros jeu, devant des personnalits puissantes et des intrts considrables, mais je ne pensais pas que cela se terminerait de cette faon. Je savais que nous allions trs prochainement tre rcompenss pour limmense travail que nous avions accompli ; je croyais que le conseil le savait aussi. Jaurais voulu rassembler mon quipe une dernire fois, pour lui dire quel point jtais fire de tout ce que nous avions ralis ensemble. Jai beaucoup souffert que lon ne mait pas laiss dire au revoir aux gens de HP. Javais appris les aimer. Je savais que lannonce de mon dpart ferait grand bruit. Jtais une femme, et mme une femme audacieuse, et les choses avaient toujours t diffrentes en ce qui me concernait. On allait ressortir et me jeter au visage, avec un plaisir renouvel, toutes les critiques dont javais fait lobjet : Elle est tape-lil. Tout ce quelle sait faire, cest du marketing, de la poudre aux yeux. Elle est trop autoritaire, elle veut tout diriger. Elle adore faire son autopromotion. Cest elle qui a voulu la fusion, et ctait une erreur. Elle est autoritaire, vindicative, le personnel ne laimait pas. Les mdias en feraient des gorges chaudes, et les critiques ne seraient pas contrebalances par le rappel de ce que javais apport HP, des changements positifs que jy avais accomplis. Ce serait moche et ce serait personnel. Je savais tout cela alors que jessayais de marmer de courage avant lannonce publique du 9 fvrier 2005. La couverture mdiatique savra pire que ce que javais imagin. Cela ma blesse, mais cela a fait encore plus mal ma famille et mes amis. Je me suis sentie trs seule, mais pas plus quau cours des six annes qui venaient de scouler. Jtais profondment

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attriste que mes collgues du conseil dadministration, que javais connus et auxquels javais fait confiance, ne me tmoignent pas assez de respect pour me dire la vrit en me regardant dans les yeux. Jprouvais le sentiment davoir t trahie quand certains administrateurs, en sexprimant en dehors de la salle du conseil, avaient bafou la confiance que les autres et moi-mme leur faisions. Tout cela ma paru pnible, mais je navais pas peur. Javais fait ce que je pensais devoir faire dans lintrt de la socit. Javais tout donn pour une mission en laquelle je croyais. Javais commis des erreurs, mais javais beaucoup apport HP. Jassumais sereinement les dcisions que javais prises et leurs consquences. Javais encore mon me.

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Un cadeau de mes parents

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parlant de mes parents. Ma mre, Madelon Montross Juergens, tait la fille unique dun ouvrier la chane chez Ford et dune jolie femme dorigine franaise, Clara Hall. Ils habitaient Rossford, dans lOhio, o staient rassembls beaucoup dimmigrants europens. Ma mre navait que douze ans quand Clara Hall fut emporte par un cancer de lestomac. Son agonie avait t douloureuse, et son dcs a certainement caus un traumatisme profond la fillette. Ma mre avait gard le souvenir dune femme belle, aimante, raffine, pleine dimagination, qui parlait souvent de la France et souhaitait que sa fille mne une vie cultive. Son pre ne partageait pas ce point de vue. Taciturne, opinitre, terre terre, il na pas tard se remarier. Sa seconde femme, dont ma mre ne ma jamais rvl le nom, ntait pas affectueuse et ne sest jamais intresse la petite fille, dont lenfance devint tout coup malheureuse et solitaire. Elle ne nous parlait jamais de cette priode, sauf pour dire tout le bien quelle pensait de sa mre. On eut dit que sa vie navait commenc quaprs quelle se soit chappe du domicile paternel. Elle prit cette dcision pour pouvoir poursuivre ses tudes. Ctait la meilleure lve de sa classe, et la conseillre dorientation avait expliqu son pre que si une seule lve devait

celle L a faon dont une histoire se terminejetenant souventlivre en dont elle a dbut, il est naturel que commence ce

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absolument aller luniversit, ctait sa fille ; elle lui avait propos de laider obtenir une aide financire. Lui et son pouse avaient vite conclu que cette dpense ntait pas justifie. Ni lun ni lautre navait frquent luniversit, et puis ctait une fille. Ils dcidrent quelle resterait Rossford et y travaillerait jusqu ce quelle se marie. Ma mre avait dautres projets ; aussi prit-elle lautocar, un soir, et quitta la ville sans dire au revoir personne. lge de dix-huit ans, elle entra au Womens Army Corps, le WAC, comme on lappelait pendant la Seconde Guerre mondiale, et se retrouva Shepherd Field, une base arienne situe au Texas. Elle fit rapidement ses preuves et on lui confia un poste prestigieux : secrtaire du commandant de la base. Cest Shepherd Field quelle rencontra mon pre. Ses tudes, ma mre les termina plus de soixante ans, dcrochant successivement une licence et une matrise en histoire de lart. Elle stait galement mise la peinture, presque plein temps, et signa des centaines de toiles pleines de couleur, dnergie et de vie qui dcorent aujourdhui les murs de ma maison. Mon pre, Joseph Tyree, tait n Calvert, une bourgade du Texas. Il avait peine douze ans quand son pre, Marvin Sneed, respectable propritaire dun ranch, mourut dune congestion pulmonaire. Cet homme avait semble-t-il lesprit daventure puisque, ds les annes 1920, il traversait le pays en Ford T avec femme et enfants. Sa mort plongea sa famille dans de srieuses difficults financires. Comme si cela ne suffisait pas, moins de neuf mois plus tard, en septembre, Marvin, le frre an de mon pre, mourait dune infection virulente provoque par une extraction dentaire effectue dans de mauvaises conditions. Athltique, charmant et beau garon, Marvin tait manifestement le prfr de ma grand-mre, qui ne porta plus que des vtements noirs jusqu la fin de ses jours et prit le deuil chaque anne pendant tout le mois de septembre, jusqu sa propre mort, lge de quatre-vingt-quatre ans. tre le seul homme de la famille, voil une responsabilit qui pesait trs lourd sur les paules du jeune garon qutait alors mon pre. Contrairement son frre, il tait petit et malingre. Il tait n avec une insuffisance pulmonaire svre et une vertbre de moins. Sa mre avait consult de nombreux spcialistes concernant ces difficults physiques (que mon pre appela toute sa vie durant ses difformits ). Les mdecins finirent par lui

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dire que lenfant devait viter les efforts physiques et quil ne faudrait pas quil joue au football. Mais le football tait le rite de passage pour tous les jeunes adolescents au Texas, et mon pre tait dtermin se montrer la hauteur. force de volont, il devint lun des meilleurs joueurs de lquipe de son cole. Sa frocit sur le terrain tait grande et compensait son manque de dons physiques. Mon pre savait, cependant, que son avenir consisterait tirer le meilleur parti de ses capacits intellectuelles. Il savait aussi quil devait partir de Calvert. Il alla donc luniversit, puis lcole de droit, mais entre-temps, pendant la Seconde Guerre mondiale, il navait pas hsit senrler dans laviation. Ne pouvant pas se battre en raison de ses dficiences physiques, il stait retrouv Shepherd Field. Mes deux parents avaient donc grandi avec le sentiment quils avaient quelque chose prouver et quelque chose fuir. Ils taient forts, indpendants, mais, dans leur for intrieur, ils manquaient dassurance. Ils taient dtermins construire une vie meilleure pour eux-mmes et pour leurs enfants. Pour ce faire, ils comptaient essentiellement sur les tudes et le travail. Ils taient convaincus quun travail acharn, la discipline et la volont taient les ingrdients essentiels dune vie honorable et dune personnalit remarquable. Mon pre tait un littraire il est devenu professeur de droit et il souhaitait que ses enfants fassent des tudes classiques : histoire, littrature, latin. Quant ma mre, elle voulait quils fassent tout ce dont elle se souvenait avoir entendu parler sa propre mre : cest pourquoi jai commenc suivre des cours de franais lge de quatre ans, puis aller lopra, au muse et apprendre le piano lge de sept ans. Elle voulait que ses enfants, son fils comme ses filles, soient cultivs, raffins, et russissent dans la vie. Si mon pre jugeait sa russite laune de sa carrire, ma mre jugeait la sienne laune du succs de ses enfants. Peut-tre parce que je connaissais lhistoire de leur enfance, jai grandi en ayant peur de perdre mes parents. Ctait presque une obsession. La mort dun pre ou dune mre, ctait comme tomber dans un abme. Rien ne pouvait tre plus terrible. Jen rvais souvent ; jai souffert de violents cauchemars et dune imagination presque morbide de ma petite enfance la priode o jtais tudiante. Plusieurs fois par semaine, je me rveillais, terrorise, et jallais, pas de loup, me tenir ct du lit de mes

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parents. Je regardais ma mre, massurais quelle respirait bien, esprant quelle allait se rveiller. Les autres enfants adoraient tre invits passer la nuit chez leurs copains. Moi, je refusais toujours, craignant que quelque chose de terrible arrive mes parents pendant mon absence. Quand, adolescente, jai enfin accept linvitation dune amie, je nai pas dormi de la nuit : je me reprsentais notre maison dans le noir, me demandant si ma mre et mon pre allaient bien. Jimaginais toutes les tragdies qui pouvaient arriver. Quand mes parents sortaient le soir, je restais rveille jusqu leur retour en rptant indfiniment le Notre Pre, comme une incantation, pour me calmer. Et quand mes parents devaient quitter la ville, je tombais systmatiquement malade la veille de leur dpart : tout le monde me faisait marcher ce sujet dans la famille. On et dit que je voulais les culpabiliser afin de les dissuader de partir. Nous tions une famille modeste, de la petite bourgeoisie. Ma mre se consacrait plein temps ses enfants et sa maison, mon pre tait enseignant, et ils avaient trois enfants lever. La russite ntait pas, pour mes parents, une question de clbrit ou de fortune. En dernire analyse, cela consistait avoir une tte sur les paules et du caractre. Nous devions faire des tudes suprieures, cela na jamais fait lombre dun doute. Mais lessentiel, leurs yeux, ctait le caractre, quils dfinissaient comme la sincrit, lintgrit et lauthenticit. La sincrit consistait dire la vrit, savoir prendre la dfense des autres, dire franchement ce que nous pensions. Pour mes parents, la russite se mesurait de lintrieur, elle ne se jugeait pas de lextrieur. Ds mon plus jeune ge, jai compris trs clairement que ma mre et mon pre naccepteraient aucun compromis : il ntait pas question de les dcevoir, ni du point de vue de la russite intellectuelle, ni de celui du caractre. Mes parents taient rigoureux, disciplins, exigeants pour eux et pour les autres. Ils insistaient sans cesse sur ce que je pouvais et devais faire. Ce nest pas parce que jtais une fille quils en attendaient moins de moi et, si cela me semblait compltement naturel lpoque, ce nest que plus tard que jai compris quel point ctait rare, particulirement dans les annes 1950 et 1960. Ma sur ane tait lenfant du miracle. Clara Hall (du nom de la mre disparue et tant aime de ma mre) vint au monde en 1952, au bout de huit ans de mariage, et mes parents taient

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convaincus quelle serait fille unique. Mon pre parlait sans cesse de la beaut de Clara qui, physiquement, tait de son ct. Il apprciait aussi quelle lise beaucoup de bons livres. Ma mre se rjouissait de sa crativit et de sa nature artistique. Elle ne peignait pas, comme ma mre, mais son talent littraire se manifesta trs tt. huit ans, elle rdigea un pome qui lui valut son premier prix littraire et, depuis, elle na jamais cess dcrire. Ma mre disait que Clara avait aussi un temprament dartiste : elle tait imptueuse et souvent provocatrice. Peut-tre parce que la mre et la fille taient trs semblables, elles se sont heurtes pendant des annes. Mon frre, le petit dernier, tait aussi le seul fils. Avant de le concevoir, ma mre avait fait une douloureuse fausse couche. Joseph Tyree IV tait grand, fort et athltique. Mon pre tait fier que son fils excelle dans tous les sports. Il tait galement cratif : dessinateur en titre de son cole primaire, il ralisait chaque semaine des bandes dessines peuples doiseaux et de personnages imaginaires quil publiait pour sa classe et que ma mre adorait. Mais Joseph ntait pas trs bon lve et, une fois adolescent, les tensions entre mon pre et lui ont largement color notre vie familiale. Jtais lenfant du milieu. Mes parents mavaient donn le nom de ma grand-mre paternelle, Cara Carleton. Je navais pas limpression dtre plus intelligente ou plus crative quune autre. Un dimanche, lglise, on me remit un dessous de verre sur lequel on pouvait lire linscription suivante : Ce que tu es, cest le cadeau que Dieu te fait. Ce que tu fais de ta vie, cest le cadeau que tu fais Dieu. Jai dcid trs vite que mon cadeau Dieu serait de faire plaisir mes parents. Je les idalisais, je les idoltrais. Pour faire plaisir mon pre, je travaillais beaucoup et avais de bonnes notes. Pour faire plaisir ma mre, je devins la diplomate de la famille intervenant dans toutes les disputes, coutant les deux parties en prsence, tentant toujours daplanir les difficults. Pour leur faire plaisir tous les deux, jtais obissante, diligente, gaie et fiable. Mais quoi que je fasse, javais souvent limpression quils en attendaient plus. Mon frre et ma sur trouvaient certainement, de leur ct, que jen faisais trop. Mes deux parents recherchaient lexcellence dans tout ce quils faisaient. Mon pre tait un professeur de talent et un authentique intellectuel. ses yeux, la culture ntait pas simplement une

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faon de gagner sa vie ; ctait un but en soi. Ma mre tait une artiste unique et talentueuse, mais elle dlaissait la plupart du temps ses pinceaux pour soccuper de nous, nous consacrant toute son nergie. Mes parents nourrissaient pour nous de hautes ambitions qui nous paraissaient parfois lourdes porter. Jai grandi en ayant peur non seulement de les perdre, mais aussi de les dcevoir. Ma mre tenait ce que chacun de ses enfants pratique un instrument de musique. Pour moi, ce fut le piano. Je my suis mise pour lui faire plaisir, mais jai vite constat que cela me passionnait dapprendre la musique et de perfectionner mon jeu. Je passais des heures travailler mon piano. Jaimais la rigueur et le souci du dtail que mapportait cet instrument, et jai dcouvert dans la musique une beaut qui calmait mes peurs, mes doutes et mes cauchemars. De nombreuses annes plus tard, on ma demand qui tait mon compositeur prfr. Sans hsitation, jai nomm Beethoven, car chaque fois que jtais triste, je choisissais sa musique. Pourquoi pas Mozart ? ma-t-on alors demand. Ctait une bonne question, qui demandait rflexion. La musique de Mozart tait anglique, dune beaut cleste. Je trouvais son inspiration divine, mais je ny entendais pas lcho des luttes humaines, alors que je dcelais langoisse et la peur dans celle de Beethoven, sublime et finalement triomphante dans sa souffrance et son humanit. Mes parents ne montraient gure de sympathie pour la peur, linscurit ou le doute de soi, peut-tre parce quils les ressentaient trop eux-mmes. Ils taient stoques et voulaient que je le sois aussi. Je ne leur ai donc jamais parl de mes angoisses, je ne leur disais que ce qui leur plairait. Je me souviens de la cinquime fois o jai chang dcole depuis mon entre en sixime. Tous mes amis taient en Californie, ils me manquaient, et la Caroline du Nord me faisait leffet dune terre trangre. Jarrivais dans une classe o tout le monde se connaissait, les lves formant des groupes impntrables. Ctait trs difficile de sintgrer, jai beaucoup pleur. Mes parents navaient pas lair de comprendre quel point ce nime dmnagement tait pnible pour moi, mais il tait clair que leurs attentes restaient les mmes : ni mon piano ni mes rsultats scolaires ne devaient en souffrir. Quand je suis revenue la maison avec mon premier bulletin, qui contenait un B et sept A, ils mont rappel que jtais capable de navoir que des A. Ce fut le cas ds le semestre suivant.

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Nous dmnagions souvent, mesure que mon pre gravissait les chelons de lenseignement universitaire. Il enseigna luniversit du Texas, Cornell, Yale, Stanford et Duke, puis il passa des annes sabbatiques la London School of Economics et luniversit dAccra, au Ghana. (En fin de carrire, il devint juge fdral la cour dappel des tats-Unis.) Jai fait mes tudes primaires successivement New York, dans le Connecticut et en Californie, mes tudes secondaires ont t partages entre la Californie, lAngleterre, lAfrique et la Caroline du Nord. Tous ces dplacements mont permis dapprendre beaucoup sur les gens et sur le changement. Jtais perptuellement la petite nouvelle. Je voulais tout prix mintgrer, me faire aimer, avoir des amis. Ma mre recevait beaucoup, elle tait clbre pour ses soires thme. Elle posait toujours des questions ses invits et sintressait toujours leurs rponses. Jai pris lhabitude den faire autant mes amis de lpoque se souviennent encore comment je les bloquais dans des coins pour les soumettre mes interrogatoires . Jai toujours trouv que les gens, quils soient enfants ou adultes, aiment quon leur pose des questions sur eux-mmes. Ils sont flatts de lattention quon leur consacre, ils aiment quon les coute. Grce cette habitude, je me faisais vite des amis et japprenais beaucoup de choses sur lendroit o jtais. Beaucoup plus tard, en passant dun poste un autre, je me suis aperue que ctait aussi un excellent outil de management. Non seulement on montre du respect aux autres en leur prtant une oreille attentive, mais on apprend vite. Et puis, ces prgrinations avaient souvent un parfum daventure. En Angleterre, je frquentais une cole de filles, Londres. Javais limpression dtre dans un film, avec nos uniformes, la directrice, et notre version de Romo et Juliette o tous les rles taient tenus par des filles. Je jouais Juliette, avec un accent britannique qui laissait dsirer. Mme le nom de lcole The Channing School for Select Young Ladies avait lair de sortir dun roman. Jai ador cette priode. Mes nouvelles amies taient trs joyeuses et pleines daudace. Nous passions tellement de temps tenter de contrevenir au rglement de lcole que nous navions pas celui de faire de vraies btises. Jai appris rouler ma ceinture pour que ma jupe soit plus courte que ce qui tait prescrit, descendre toute vitesse lescalier de service

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pour que personne ne puisse sapercevoir que nous nous tions caches dans une classe alors que nous tions censes passer les rcrations dehors. Tout cela tait bien inoffensif, mais ctait excitant : nous bravions linterdit. En Afrique, jtais la plupart du temps la seule Blanche de la classe, et cela ma permis de comprendre ce que devaient ressentir les quelques Noirs amricains que je connaissais. Quand nous faisions nos courses au march et que des nues denfants nous assigeaient en qumandant, jtais partage entre lanxit et la piti. Je me souviens avoir fini par trouver rassurantes, par leur cadence et leur rptition, les prires musulmanes, qui, au dbut, me faisaient peur par leur tranget. Cela me rappelait les cigales, lt, autour de la maison de ma grandmre. Peu peu, je me suis mise aimer tre rveille, le matin, par la voix dun vieil homme qui venait faire ses dvotions sous la fentre de ma chambre. Jai appris jouer lowari, un jeu de socit africain o les graines servent de pions, avec un petit garon de dix ans qui venait dun village voisin. Il tait intelligent et drle, et, grce ce jeu, nous russissions combler lcart entre nos deux mondes. Mon pre enseignait la nouvelle constitution de leur pays aux tudiants ghanens. En 1969, le pays dcouvrait la dmocratie, Kwame Nkrumah venant de se faire renverser. Autour de la table familiale, jai eu loccasion dentendre de grands dbats quand les tudiants de mon pre venaient lui rendre visite. Jai vu quel point il est difficile de construire une nation quand les attaches tribales entrent en conflit avec lide plus abstraite de nation. Beaucoup plus tard, chez HP, ce souvenir ma inspir lexpression mille tribus pour dcrire les guerres froces que se livraient les dirigeants et leurs divisions aux dpens de lentreprise. En Caroline du Nord, jai compris pour la premire fois limportance que revtait le football dans certaines parties du pays et la pression que mon pre avait d ressentir. Je donnais des cours de lecture plusieurs membres de lquipe de lcole. Ils allaient terminer leurs tudes secondaires, ctaient les stars de notre quipe, mais ils ne savaient littralement pas lire. Leur frustration faisait la fois peur et piti, mais ensemble nous avons russi progresser. Jai aussi commenc donner bnvolement des cours des enfants souffrant dun handicap svre. Je me souviens encore de lun de mes chouchous : un

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petit garon qui sappelait Kenneth. Il avait cinq ans, et jai mis cinq semaines lui apprendre identifier et dire il et oreille . Nous tions aussi triomphants lun que lautre quand il a russi enfin, presque et, partir de cet instant, chaque fois quil me voyait, il criait : il ! oheille ! Quand je suis revenue de luniversit, pour les premires vacances de Nol, je suis alle le voir et il sen souvenait encore. Il tait incapable de dire son propre nom, mais il savait encore crier : il ! oheille ! Cest la premire fois que jai ressenti la joie daider quelquun russir quelque chose dont il se croyait incapable. Au fil du temps, jai appris apprivoiser le changement et cette sensation trange, faite dun mlange de peur de linconnu et de plaisir de la dcouverte. Et chaque fois que je rencontrais des gens que je ne connaissais pas, je surmontais la premire pour savourer le second. Jai dcouvert que dimmenses diffrences sparent parfois les gens et les cultures, mais jai aussi appris que le respect et la comprhension mutuelle permettent en gnral de les estomper. Je rdigeais un volumineux journal. Jcrivais de longues lettres aux amis que je mtais faits ici et l. En relisant mon journal, je constate quil est bourr de faits, dobservations et dmotions : jen disais assurment beaucoup moins dans la conversation. Plus tard, quand je suis partie luniversit, je me suis dailleurs mise envoyer des lettres volumineuses mon pre et ma mre. Jen profitais pour leur crire ce que je ne parvenais pas leur dire quand jtais devant eux. Aujourdhui, alors que je repense mon enfance, je peux dire quelle ma permis de constater par moi-mme les bienfaits de lambition. Si lon men avait moins demand, jaurais obtenu moins de rsultats. Jai vu les angoisses de mes parents les pousser de lavant, et leur exemple ma persuade de ne jamais laisser les miennes mempcher de progresser. Elle ma aussi appris que le changement est la fois difficile et passionnant : chaque sparation, chaque perte, tait accompagne dune grande aventure. Jai dcouvert quil tait bon de poser des questions et dcouter les rponses, car les gens ont toujours quelque chose vous apprendre et ne demandent qu partager leurs connaissances. Et jai compris quel point javais de la chance. Mon meilleur souvenir denfance, avec ma mre, cest quand elle me lavait les cheveux dans lvier de la cuisine. Ensuite, elle les peignait et refaisait mes longues nattes devant sa coiffeuse.

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Ctait un vnement ordinaire de la vie quotidienne, mais ctait aussi loccasion de conversations intimes, srieuses et parfois drles. Nous tions toutes seules, ensemble. Quand elle avait termin, elle me mettait au lit et me caressait le front. Parfois, elle me chantait une chanson. Jentends encore sa voix, je sens encore sa main sur mon front. Avec mon pre, mes meilleurs souvenirs remontent un grand voyage en voiture que nous avons fait ensemble travers le pays. Ctait, une fois de plus, loccasion dun dmnagement. Nous tions seuls dans la voiture ; il y avait aussi le chien et des montagnes de botes. Nous avions des conversations dadultes et javais limpression que nous nous comprenions mutuellement comme si jtais, moi aussi, une grande personne. Il me passait le volant et il memmenait au restaurant tous les soirs. Aujourdhui, sa mmoire flanche, mais il se souvient encore de ce voyage. Jai compris plus tard quel point mes parents avaient du caractre. Ils ntaient pas parfaits, bien sr, mais ils taient rellement honntes et authentiques. Ils croyaient que chacun forge son destin. Je sais maintenant que mes parents ont t le plus beau cadeau que jaie jamais reu.

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du Nord (je voulais mloigner de la maison) et en Californie, dans la rgion o javais vcu enfant. Je ny allais pas avec lintention doccuper un jour un poste prestigieux et de gagner beaucoup dargent. Comme javais toujours pens faire de longues tudes universitaires, je considrais ces premires annes comme un moment purement consacr la culture, la dcouverte, la connaissance, tout simplement. Mes parents mayant toujours encourage voir les choses de cette manire, jai eu la chance insigne dtudier les matires qui mintressaient vritablement. Jai suivi des cours de chimie, de biologie, de physique, dconomie, danthropologie, dastronomie et de musique. Cet assortiment de connaissances nouvelles tait la fois passionnant et intimidant. Jai crit mes parents une lettre dbordante denthousiasme, mmerveillant de raliser tout ce que javais encore apprendre. Jai galement pris conscience que jaimais cela. Deux matires me passionnaient tout particulirement : lhistoire et la philosophie. En choisissant les cours du premier semestre, je me suis souvenue dun livre que javais lu lcole. Notre professeur de

il fallu choisir pour StanQ uand quiaavait le doubleune universit, jai opt la Caroline ford, avantage dtre loin de

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franais nous avait demand de lire un roman dans cette langue. Je ne me souviens plus trs bien ce qui mavait pousse choisir Ltranger, dAlbert Camus. Peut-tre que, venant juste de dmnager une fois de plus, je midentifiais au titre de louvrage. Ctait un choix ambitieux, lexistentialisme tant dj dun abord difficile en anglais. Jai trouv ce travail ardu, mais passionnant et enrichissant. Je ne sais pas si jai vraiment tout compris, mais ce livre a t une rvlation. Il montrait comment une grande ide, une philosophie, peut motiver laction. Le hros avait dcid de vivre en appliquant ce principe. Limportance du choix, le pouvoir quil confre, lacte de devenir lemportant sur la stase dtre ces ides me paraissaient profondes, leur sens me touchait personnellement. Elles me rappelaient la phrase de mon enfance : Ce que tu fais de ta vie, cest le cadeau que tu fais Dieu. Si nous ne pouvons pas choisir les circonstances dans lesquelles nous vivons, nous pouvons toujours choisir la faon dont nous y ragissons. Et si nous ne pouvons pas choisir qui nous sommes, nous pouvons toujours choisir de devenir un peu plus. Cesser de choisir, cest commencer mourir. Jai dcid de suivre autant de cours de philosophie que je pouvais. Jai tudi la plupart des grands philosophes, depuis les Grecs jusqu ceux de lpoque moderne. Le pouvoir des ides de modifier totalement le regard que lon porte sur le monde ; limpact des ides dun sicle donn sur les hommes et leurs ides plusieurs sicles plus tard ; le fait que la race humaine, et non pas seulement les tres humains pris individuellement, soit capable dapprendre, jai trouv tout cela passionnant. Hegel a eu sur moi un effet aussi saisissant que Camus. La philosophie de la thse, de lantithse et de la synthse la possibilit de rconciliation entre deux ides apparemment contraires me semblait la fois brillante et pratique. Plus tard, jutiliserai trs souvent ce modle mental dans ma vie professionnelle. Un journaliste ma demand un jour qui tait mon auteur prfr en matire de livres de management. Hegel, lui ai-je rpondu. Vous savez : thse, antithse, synthse. Chez Lucent, nous nous efforcions de transformer une entreprise centenaire en start-up. Chez HP, nous essayons la fois de rester fidles notre histoire et de crer notre avenir. Ltude de la morale ma appris que les notions de bien et de mal sont parfois complexes et nuances ; il faut beaucoup de rigueur pour les dmler. Je me souviendrai de ce cours lorsque,

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chez HP, nous serons confronts au dilemme pos par la proprit des donnes sur la clientle. Leur utilisation pouvait nous ouvrir des opportunits, mais elle posait un problme thique. Pour des raisons thiques, nous avons choisi de ne pas saisir lopportunit qui serait ne de la vente de ces donnes. Aprs tout, elles appartenaient nos clients ; notre rle tait de les protger, pas de les vendre. Ltude de la logique ma permis de dcouvrir que des processus de pense disciplins et des questions correctement structures sont aussi utiles que les rponses ces questions. Cela ma donn le courage daccepter des postes et des secteurs dactivit trs diffrents de ceux auxquels jtais habitue. Et chaque fois que jai eu loccasion dencourager quelquun enrichir son CV en sortant de la zone de confort que constitue lexprience acquise, je lui ai dit : Ne sous-estimez jamais le pouvoir de la logique. Comme je voulais lire les ouvrages de philosophie dans le texte original, je me suis attaque au grec classique pour lire Platon et Aristote ainsi quau latin, au franais et lallemand. (Jai aussi fait de litalien, pour le plaisir.) Et comme mon pre aimait lhistoire, jai aussi fait de lhistoire. Jaimais cette matire, car elle concerne essentiellement les gens : les grands personnages historiques sont tous des individus qui avaient choisi de changer les choses. Jai constat que si lhistoire est souvent faite par les puissants et les riches, elle lest tout aussi souvent par des gens ordinaires qui, inspirs par une ide diffrente, choisissent une approche nouvelle. Lun des cours qui mont le plus apport fut un sminaire de troisime cycle intitul Philosophies politiques chrtienne, islamique et juive du Moyen ge . Chaque semaine, nous devions lire une grande uvre de la philosophie mdivale : saint Thomas dAquin, Francis Bacon, Pierre Ablard. Ces textes taient normes nous devions parfois lire mille pages en une semaine. Et, la fin de la semaine, nous devions condenser leur discours philosophique en deux pages. Je commenais par en rdiger une vingtaine, que je ramenais dix, puis cinq, et finalement deux pages interligne simple. Jesprais que ce ntait pas un simple rsum, mais que lon y trouvait lessence mme de luvre, son sens profond, nourri de tous les dtails. Les philosophies et les idologies ainsi dcouvertes mont certes laiss une impression profonde, mais la rigueur du processus de distillation, lexercice de raffinement mental,

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laptitude dire clairement en deux pages ce qui lavait t en vingt tels taient les nouveaux savoir-faire importants que cet exercice mavait permis dacqurir. Je mapercevais invariablement que je comprenais beaucoup mieux le texte au terme de ce processus quau commencement. Je ne le savais pas lpoque, mais jtais en train de me doter dun outil de management important : tre confronte une quantit dinformations apparemment crasante, les comprendre et en tirer lessentiel. Jen tirerais galement un enseignement prcieux pour un dirigeant : il est difficile de comprendre et de communiquer lessence des choses, cela demande beaucoup de rflexion ; mais tre capable de le faire est une grande force. Entre le moment o jai pris mon premier cours de franais lge de quatre ans et celui o jai suivi mon dernier cours universitaire vingt-deux ans, je me suis frotte toutes sortes de connaissances ; certaines, comme les maths et la science, aiguisant les comptences analytiques, dautres, telles lart et la musique, tant des nourritures spirituelles ; dautres enfin, telles la littrature et la philosophie, enrichissant lesprit. Jai eu loccasion de former la fois ma personnalit et mon intellect. Un monde plus grand sest ouvert moi, cela a modifi et largi ma perspective et, au bout du compte, a tout chang. De nombreuses annes plus tard, en 1989, jai rdig un mmoire de master au MIT, intitul The Education Crisis : Business and Governments Role in Reform (La crise de lducation : le rle de lentreprise et du gouvernement dans la rforme). Jy affirmais que notre systme dducation handicape notre pays : nous avons pris du retard dans lenseignement des comptences comptitives et ngligeons de plus en plus les matires cruciales la formation de la personnalit. La crise de lducation sest aggrave tous points de vue depuis 1989, mais nous navons pas encore la volont collective dy remdier car nous nen mesurons pas lurgence. Notre comptitivit, en tant que nation, exige que nous comprenions le monde extrieur et que nous prparions nos enfants assumer des responsabilits. partir de la deuxime, puis de la troisime et dernire anne duniversit, la ncessit de dcider ce que je voulais faire de ma vie a commenc me peser. la vrit, je nen savais rien. Jusque-l, javais pass mon temps essayer de faire plaisir mes parents et avoir de bonnes notes. Les critres de russite, dans un cas comme dans lautre, taient clairs ; mais au-del de cela,

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je navais aucun but particulier, aucune direction vidente. Je mintressais une foule de choses et, un moment ou un autre, toutes sortes de mtiers mavaient tente tour tour. Mes parents avaient encourag chacune de ces ambitions. Tout tait possible, mais quoi que je choisisse, il me faudrait le faire avec excellence, dvouement et discipline. Mes parents avaient tous deux pris des risques, ils navaient pas peur que jen fasse autant. Mais ils tenaient ce que je mengage totalement dans une activit digne de mon talent et de mon enthousiasme. Jaurais t incapable de peindre comme ma mre. Mais je jouais du piano, jimaginais donc pouvoir devenir pianiste professionnelle ; ctait le mieux que je puisse faire pour imiter ma mre. Mais je me suis rendu compte que si jaimais la musique, jtais incapable de supporter la solitude dune vie de musicien. Avais-je suffisamment de talent ? Je ne le saurai jamais. Mon pre tait un grand passionn du droit et de lenseignement. Il tait donc prvisible que je finisse par dcider de minscrire en droit. Si je ne pouvais marcher dans les traces de ma mre, je pouvais marcher dans celles de mon pre. Je crois que je nai fait preuve daucune imagination en prenant cette dcision. Je nai jamais vraiment envisag srieusement les solutions de rechange. La dcision satisferait ma mre et ferait un immense plaisir mon pre. Les annes que jai passes Stanford ont t trop srieuses pour tre particulirement heureuses. Javais peur de ne pas tre la hauteur, mes condisciples me paraissaient bien plus forts que moi. Je mtais fix un programme crasant, jai rdig une thse sur le systme judiciaire mdival et lordalie, et je travaillais trois jours par semaine afin de pouvoir payer mon logement et ma nourriture. Jai contract une mononuclose trs grave et suis reste trs fatigue un an durant. Je ne me souviens pas mtre amuse luniversit. Ce dont je me souviens, cest dy avoir travaill jour et nuit. Le jour de la remise des diplmes, javais peur. Peur de sortir du cocon universitaire, peur du choix que javais fait, peur de gaspiller la prcieuse exprience acquise Stanford. Peur de commettre des erreurs irrvocables. Si je pouvais parler aujourdhui la jeune fille que jtais alors, je lui dirais de ne pas se faire autant de souci, mais, lpoque, tout me semblait si grave !

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Je suis alle lcole de droit de lUCLA sans enthousiasme et, ds le premier jour, ce quon y enseignait ma laisse de glace. La prminence de la jurisprudence restreignait selon moi la libert de raisonnement. Pourquoi sinterdire de crer du neuf ? Les dcisions que tout le monde semblait trouver remarquables navaient, mon avis, rien voir avec la justice : elles dcoulaient entirement des contraintes juridiques prdtermines par les dcisions antrieures. Je respectais certes le droit, mais cela ne me passionnait pas. Javais tous les jours des migraines terribles, je dormais peu et mal. Quand mon pre est venu me voir, je lui ai dit que je dtestais le droit. Il tait ennuy, mais il ne voulait pas que jabandonne. aurait t un chec ; il fallait saccrocher, en particulier dans les situations difficiles. De sorte que, moi qui avais dcid de lui annoncer que je voulais arrter le droit, je men suis abstenue. Jai tenu encore un mois. Et puis, je suis alle passer le week-end la maison. Jtais en plein dsarroi. Jai eu ma rvlation en prenant ma douche, le dimanche matin. Mon corps avait essay de me faire comprendre quelque chose, avec ces maux de tte et ces insomnies. Je vois encore le motif du carrelage que je regardais fixement quand jai ralis tout coup que je ne savais pas ce que je faisais lcole de droit. Javais vingt-deux ans et je venais de prendre conscience que ma vie ne pouvait pas se rsumer vouloir faire plaisir mes parents. Si je voulais utiliser toutes mes aptitudes et tous mes talents, si je voulais faire quelque chose de moi-mme, alors il fallait que je trouve quelque chose qui mette mon esprit au dfi et me captive le cur. Aprs tout, ctait ma vie, elle mappartenait moi seule. Je pouvais faire ce que je voulais. Ma migraine a disparu comme par enchantement. Je suis sortie de la douche en me prparant dcevoir mes parents. Albert Camus a dit un jour : Pour tre heureux, il ne faut pas trop se proccuper des autres. tant parvenue ce qui tait mes yeux une immense dcision, jtais heureuse. Effraye mais heureuse. Cest ce jour-l que je suis devenue adulte. Javais fait, toute seule, un choix vritablement difficile. Javais peur de ses consquences, mais ctait le bon choix, jen avais la certitude.

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pas. Mon pre sest dclar du, ajoutant quil ntait pas certain que jarriverais jamais quoi que ce soit. Ensuite, ils mont demand ce que je prvoyais de faire. Je nen savais strictement rien. Il fallait que je gagne ma vie, mais je ne savais pas comment. En 1976, quand on sortait de luniversit avec des diplmes de philosophie et dhistoire, il ne fallait pas esprer trouver un job, moins de les complter par dautres tudes. Jamais, de mon enfance jusquau jour o jai dcid darrter mon droit, je navais envisag de faire carrire dans le monde des affaires. Mes parents navaient aucune exprience en la matire, et je ne me souviens mme pas avoir entendu prononcer le mot business pendant mes annes duniversit. Nous avions toujours vcu dans ou proximit dun campus. Nous ne connaissions, purement et simplement, personne dans le monde de lentreprise ; les amis de mes parents taient universitaires ou artistes, la plupart des femmes ne travaillaient pas. Si ma mre avait une opinion sur le monde des affaires, celle-ci stait sans doute forme sous linfluence de son pre et comme il tait ouvrier la chane, il nen pensait pas grand bien. Mon pre tait un intellectuel : ce

jai heures terribles. mre a dit E nsuite, taitvcu plusieurs cette attitude ne Ma ressemblait quelle inquite, que me

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ntait pas sa tasse de th. Tous les soirs, table, nous avions des conversations srieuses, mais nous abordions aussi des sujets plus frivoles. Nous parlions art, musique, philosophie, histoire, politique ; mais aussi de la pluie et du beau temps, de notre journe lcole. En revanche jamais, au grand jamais, nous ne parlions des entreprises de la rgion, de celles qui avaient fabriqu les produits que nous utilisions, pas plus que nous ne parlions conomie. Je navais jamais vu de femme daffaires de plus prs qu la tlvision. Mes parents taient trs stricts ce sujet. Javais dix ou onze ans quand nous avons eu notre premier tlviseur. Il me fallait dailleurs choisir trs attentivement les missions que je voulais regarder. Je ne sais trop pourquoi, jadorais le monde de lespionnage (ma meilleure amie et moi, nous nous amusions rgulirement faire semblant dtre des agents de la CIA). Mission impossible tait lune de mes sries prfres. Parmi les personnages, il y avait une femme espion une femme daffaires, dune certaine manire que je trouvais gniale. Cinnamon (interprte par Barbara Bain) tait lgante, trs comptente, toujours cool, et ne cachait ni son intelligence ni sa beaut. Elle travaillait avec les hommes de son quipe sur un plan dgalit totale. Lennemi la sous-estimait souvent, mais ctait toujours elle qui finissait par triompher. Javais dcid que je serais comme elle, quand je serais grande. Bref, je navais jamais rencontr de chef dentreprise avant le jour o je suis entre dans le monde du travail. Stanford, je travaillais pour financer mon logement et ma nourriture. Je mtais fait embaucher dans un salon de coiffure il existe toujours, la mme adresse. Je faisais la comptabilit, je rpondais au tlphone, je prenais les rendez-vous. Je ne me souviens pas avoir rflchi particulirement aux aspects conomiques de la vie du salon : chiffre daffaires, produits, cots. Je mintressais davantage aux clientes et leur comportement, ainsi quaux coiffeurs et aux difficults quils rencontraient. Jai beaucoup appris sur la faon dont certaines personnes traitent ceux quils peroivent comme sans dfense en loccurrence, moi, la rceptionniste. Je voyais la fois ce quil y a de mieux et ce quil y a de pire chez les femmes. Je faisais largement appel aux talents diplomatiques que javais acquis la maison, et jen ai acquis dautres. Jaimais beaucoup les coiffeurs, Dan et John, les propritaires du salon, qui travaillaient dans la joie

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et la bonne humeur. Ctait la premire fois de ma vie que je ctoyais des homosexuels. lpoque, le sujet tait tabou et beaucoup dentre eux sortaient avec des femmes, par respect pour les convenances, mme sils vivaient en couple avec leur compagnon. Cette situation, la fois pnible et drle, alimentait de longues conversations et de terribles fous rires. Jtais fascine par les gens qui travaillaient dans ce mtier, mais je ne rflchissais jamais aux profits quil gnrait. Pendant les mois dt, quand javais besoin de travailler plein temps, je minscrivais lagence Kelly Girls (aujourdhui Kelly Temporaries). Je trouvais toujours un poste de secrtaire intrimaire et, grce aux cours de dactylographie que ma mre mavait oblige suivre au lyce, je men tirais trs bien. Jai t envoye dans de nombreuses entreprises, en particulier chez Hewlett-Packard. tant tout en bas de lchelle hirarchique, je navais aucune notion de ce qui se passait dans lentreprise et dans le monde des affaires en gnral. Je passais ma vie taper la machine et rpondre au tlphone. Les autres femmes occupant des emplois similaires (aucun homme ne faisait du secrtariat) taient en gnral gentilles, mais trouvaient souvent leur travail frustrant. Je me souviens que nos suprieurs insistaient beaucoup sur la qualit de notre travail. Cette notion mtait familire, puisque mes parents mavaient leve dans cette ide, mais je ne me souviens pas avoir jamais compris pourquoi nous tapions ce que nous tapions. Maintenant, il ne sagissait plus de trouver un poste dintrimaire pendant les vacances : javais abandonn mon droit, je ne savais pas ce que je voulais faire et je navais pas dargent ma premire vritable introduction au monde des affaires consista passer les petites annonces au peigne fin. Je cherchais un poste de secrtaire ou de rceptionniste. Jai accept tous les entretiens que lon ma accords, puis la premire offre que lon ma faite. Mon premier appartement tait misrable, mais ctait tout ce que je pouvais moffrir. Il tait situ dans un quartier louche, et comme je navais pas de voiture, jallais pied mon travail. Mes voisins de palier passaient leur vie se disputer, et les cloisons taient minces comme du papier cigarettes. Dans lensemble, ces premiers pas dans lindpendance ntaient gure prometteurs. Mais chaque tape franchie me faisait leffet dun triomphe. Javais peur, jtais trs sensible au ton du et inquiet de mes parents chaque fois que nous nous parlions, mais je men

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sortais et cela menchantait. Je me frayais mon propre chemin dans le vaste monde. Jtais dsormais adulte. Je travaillais chez Marcus & Millichap, une agence immobilire spcialise dans les biens commerciaux. Elle tait (et est encore) situe cinq minutes du sige de Hewlett-Packard Palo Alto. Deux autres femmes y travaillaient en mme temps que moi : la secrtaire personnelle de messieurs Marcus et Millichap, ma patronne, qui mavait recrute, et son assistante, ma suprieure directe. Mon travail consistait tre assise lentre du bureau, accueillir tous les visiteurs, rpondre au tlphone et taper tout ce que lon me demandait de taper. Je my suis investie fond, arrivant souvent largement en avance et restant tard le soir. Je voulais tout prix donner satisfaction. Je ne me demandais pas quoi ce poste me mnerait, je ne me disais pas que je valais mieux que cela. Jtais contente davoir un job, intresse par la dcouverte de ce qui tait pour moi un nouveau monde, et dsireuse de prouver ma patronne quelle avait eu raison de me faire confiance. Jaimais latmosphre bourdonnante qui rgnait chez Marcus & Millichap, je mentendais bien avec les collaborateurs de lagence, je voyais quel point ils taient heureux de boucler une vente, les efforts quils dployaient pour dvelopper leur affaire. Jai galement pu constater quune chose toute simple, comme la faon dont je rpondais au tlphone, influait normment sur lide que les clients se faisaient de lagence. Je me souviens dun client venu nous expliquer quil voulait travailler avec nous car il avait pris contact avec un certain nombre dautres agences, mais avait trouv que jtais particulirement aimable et efficace quand il nous avait appels. Jai alors commenc midentifier aux gens de chez Marcus & Millichap et, pour la premire fois de ma vie, jai eu limpression de faire partie dune quipe. Jai dcouvert que jaimais beaucoup cela, moi qui avais fait des tudes acadmiques relativement solitaires. Je me proposais souvent pour donner un coup de main aux autres, qui commenaient me donner ma chance. Je voue une reconnaissance ternelle Charlie Colson et Ed Dowd, qui ont vu en moi plus quune rceptionniste. Ils se sont mis me demander de rdiger des propositions, de visiter et dvaluer des locaux commerciaux, de faire de la prospection tlphonique et de participer des runions stratgiques destines prparer les ngociations. Jai constat que jaimais laspect financier des

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contrats. Cela mamusait beaucoup de rflchir au chiffre qui satisferait la fois le client et nous. Jaimais la nature pragmatique de ce travail. Ce ntait ni thorique ni abstrait. Il se passait des choses. Tout allait trs vite, ce qui ntait pas pour me dplaire. Javais toujours le sentiment que nous allions de lavant. Mais surtout, jaimais les gens. Jaimais travailler avec eux, collaborer avec eux, ngocier avec eux. Pour la premire fois, jai appris que certaines personnes, dans les affaires, regardent avant tout les faits et les chiffres, que dautres se fient essentiellement leur jugement et leur intuition, mais que la plupart tiennent compte de tout cela la fois. Pour certains, laffectif et lego jouent un rle plus important que pour les autres. Jaimais beaucoup la camaraderie ne du fait que nous donnions le coup de collier ensemble, et quensuite nous gagnions ou nous perdions, ensemble. Je trouvais mme intressantes les querelles de couloir, car on me demandait souvent daider les personnes concernes trouver un terrain dentente. Ce travail de rceptionniste chez Marcus & Millichap a form la base des conseils de carrire que jai toujours donns depuis : ne pensez pas au poste suivant. Donnez le meilleur de vous-mme au poste que vous occupez. Apprenez-en autant que vous le pouvez dautant de personnes que vous le pouvez. Concentrez-vous sur les possibilits de chaque poste, pas sur ses limitations. Cherchez les gens qui vous donneront votre chance. George Marcus et Bill Millichap mont fait limmense compliment de me demander de complter ma formation afin de devenir partenaire de leur firme. Ils ont cru en moi, cela ma donn du courage et jai fini par dcider de faire un MBA. Puis ils mont donn une leon de management inestimable : rien nest plus motivant que la confiance que vous fait votre patron.

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lait et o il allait. Il avait lair sr de lui, je trouvais rassurant de si bien le connatre. Cest peut-tre pour cela que je suis tombe amoureuse de lui, moi qui ne savais ni ce que je voulais ni o jallais il mapportait la scurit et la continuit. Ma mre fut terriblement due, pour des raisons quelle ne parvenait pas expliquer compltement et que je ne comprendrais que plus tard. Sur le moment, jai mal vcu ses critiques. Nous nous sommes maris en juin 1977 et nous sommes immdiatement partis pour lItalie, Todd tant inscrit la John Hopkins School for Advanced International Studies, situe sur le campus de Bologne. Nous vivions dans un appartement microscopique. Jai ador lItalie, les Italiens, et toute cette folle aventure que fut notre premire anne de mariage. Jai appris boire du caf et du vin, ainsi qu faire de la cuisine italienne. Todd me servait de professeur il avait dj vcu en Italie. Je ladmirais et le laissais prendre seul toutes les grandes dcisions. Nous tions mari et femme, mais pas gaux pour autant. Todd consacrait tout son temps ses tudes, et nous avions besoin dargent. Je navais pas de permis de travail, mais je

connaissais depuis J evais que ctaitToddtype bien.mon entre luniversit, je trouun Il savait exactement ce quil vou-

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pouvais tout de mme donner des petits cours danglais. Jai donc enseign langlais des hommes daffaires italiens et leur famille et, le bouche oreille aidant, je me suis fait une jolie clientle. Les dix dollars de lheure que je gagnais me permettaient de faire bouillir la marmite. Mes clients me demandaient souvent de leur expliquer le fonctionnement du monde des affaires amricain . Je le connaissais videmment fort mal mais, voulant leur apporter des rponses, je me suis mise en tte de lire tous les magazines et journaux conomiques que je trouvais. Jutilisais les articles les plus intressants la fois pour leur faire travailler leur anglais et pour parler ensemble de lactualit conomique. Jespre ne pas avoir vol largent que je gagnais et avoir donn satisfaction mes clients ; quoi quil en soit, ces cours mont permis dapprendre moi-mme normment de choses. Jai perfectionn mon italien, approfondi mes connaissances et aiguis mon intrt pour les affaires. Aussi me suis-je dcide raliser un projet auquel je rflchissais depuis un bon moment : minscrire en MBA. Remplir les dossiers de candidature depuis lItalie, en 1978, navait rien dvident. Pour commencer, jai d me rendre sur les bases militaires amricaines pour passer le GMAT, formalit indispensable avant toute inscription. Ma premire tentative fut victime de la poste italienne, qui perdit les copies, de sorte quune fois arrivs la base, on nous a dit, mes camarades italiens et moi, que nous pouvions rentrer chez nous et revenir quatre mois plus tard. Si javais eu besoin dun signe rassurant pour me conforter dans ma dcision, jaurais t due : les dieux ne semblaient pas avec moi. Ayant finalement pass les examens demands, jai rempli un seul dossier de candidature, pour la Robert H. Smith School of Business, luniversit du Maryland. lpoque, ctait la seule business school accrdite tre situe tout prs de Washington, o nous habiterions pendant que Todd terminerait sa seconde anne. Jai reu une rponse ngative. En fait, mon dossier tait arriv trop tard. Les postiers italiens faisaient rgulirement la grve, mais les cheminots ntaient pas en reste. Non seulement le dlai tait dpass, mais mon dossier ntait pas trs bon. Certes, javais obtenu de bons scores au GMAT et dcroch haut la main mes diplmes, mais javais tudi la philosophie et lhistoire, avant dtre rceptionniste et professeur danglais. Je donnais limpression de ne pas

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savoir ce que je voulais. Et si je ne parvenais pas intgrer une cole de commerce, je navais pas de plan B. Jai dcid quil me fallait plaider ma cause de vive voix. Je savais que mon dossier ntait pas parfait du point de vue de la business school, mais jtais sre et certaine davoir choisi la bonne voie. Aprs avoir pass plusieurs semaines tenter de contacter les diffrents comits dadmission, jai fini par joindre Ed Locke, le directeur du conseil des admissions. Jai continu lappeler rgulirement pendant les dlibrations. Javais lestomac nou chaque fois que je lappelais, mais je prparais chaque fois lentretien, notant les points importants que je voulais souligner. Ces coups de tlphone taient une preuve, mais la pense dtre vince avant mme davoir commenc tait bien pire. Javais une bonne mthode de travail et jai obtenu de bons rsultats : au diplme, javais A dans toutes les matires. Ayant assimil facilement toutes ces nouvelles disciplines le marketing, la finance, la comptabilit, le comportement organisationnel, etc. je me disais quaprs tout, il ny avait pas de raison que je ne russisse pas dans les affaires. Je savais cependant que rsoudre brillamment des cas pratiques en cole de commerce ne voulait pas dire que je saurais en faire autant dans la vraie vie, aussi ce qui se passait en dehors des salles de cours me paraissait-il important. Une fois encore, quelquun a cru en moi, et cela ma encourage y croire moi aussi. Quand un de mes professeurs ma choisie comme assistante, jai compris que je pouvais apporter quelque chose. Pour une raison que jignore, le doyen de la business school, Rudy Lamone, a vu quelque chose en moi et, un aprs-midi, ma prie de venir dans son bureau. Je me demandais avec angoisse ce quil voulait me dire : avais-je commis une erreur ? Javais tort de minquiter : il ma demand si je voulais bien participer lamlioration du programme de premire anne. Je nen revenais pas ! En quoi tais-je qualifie pour cette tche ? Il moffrait ainsi loccasion de travailler avec lui et, surtout, il me prenait au srieux, me traitant en adulte et en gale. Il pensait que javais un potentiel et voulait maider lexplorer. Au fil des annes, jai racont cette histoire des gnrations dtudiants. Ce quil avait fait tait tout simple, mais cela avait tout chang. Croire en quelquun pour quil puisse croire en lui-mme, cest un petit acte, mais dune porte immense un acte de leader.

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Pour lun des cours de Locke, jai rdig un article sur les clbres expriences de Hawthorne. On avait dj beaucoup crit ce sujet, mais je pensais y voir certains aspects qui navaient pas encore t traits. Il ma effectivement assure que javais ouvert une nouvelle perspective. Il y croyait suffisamment pour mettre son nom aux cts du mien et publier les rsultats. Le jour o le journal est paru, jai eu le sentiment que je pouvais conqurir le monde. Bill Nichols tait professeur de marketing. Javais besoin de travailler, et il ma prise comme assistante. En le regardant faire cours, jai vu limportance de lhumour, de savoir raconter des anecdotes pour captiver lattention de son auditoire. Et en enseignant moi-mme (huit cours par semaine, avec de jeunes tudiants), jai remarqu aussi que les gens retiennent parfois mieux ce quon leur fait dcouvrir par eux-mmes. Par exemple, au lieu de leur tenir de beaux discours sur limportance des marques, javais mis au point une exprience : jenvoyais mes tudiants dans les magasins avec pour mission dacheter tel ou tel type darticle, puis je leur demandais dexpliquer leur choix. Ctait amusant de voir littralement une petite lumire sallumer dans leurs yeux quand ils ralisaient quel point leurs dcisions avaient t fondes presque exclusivement sur lmotion vague mais puissante qui, telle un halo, entoure une grande marque. Je me suis aperue que certains de mes tudiants avaient peur peur de ne pas avoir la moyenne, de ne pas tre la hauteur. Ils mexpliquaient leurs craintes quand ils me demandaient de laide, et jai constat que je pouvais beaucoup leur apporter en amliorant la fois leurs connaissances et leur comptence, mais aussi leur confiance en eux. Ctait un avant-got de ce qui allait devenir ma description prfre du leadership : Le bon chef est celui que ses hommes vnrent. Le mauvais est celui quils mprisent. Le grand chef est celui dont les subordonns disent que la victoire, ils lont gagne eux-mmes (Sun Tzu, Lart de la guerre). Locke me poussait faire un doctorat, mais javais dsormais envie de me confronter au monde rel. Jai pass des entretiens avec toutes les grandes entreprises qui venaient recruter sur le campus (pour loccasion, javais cass ma tirelire pour macheter un beau tailleur bleu). Jai rencontr des cabinets de conseil, daudit, des constructeurs automobiles, des banques toutes

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sortes de socits. Sils venaient au campus et avaient envie de me voir, jtais daccord. Je ne savais ni quel secteur dactivit ni quel genre de socit je cherchais. Jai fini par mintresser prcisment lentreprise que me dconseillaient la plupart de mes professeurs : Ma Bell, loprateur tlphonique. En 1980, Bell System tait immense, avec plus dun million de salaris. Ctait une norme bureaucratie, dont les activits allaient de la tlphonie locale aux Laboratoires Bell, en passant par la tlphonie longue distance et le matriel tlphonique. Ctait une entreprise complexe, labri de la rglementation, dont toute veuve et tout orphelin devait possder quelques actions, et dont le logo familier, en forme de cloche, promettait un service sr, fiable, omniprsent. On ma dit que je trouverais Bell trop lente, trop bureaucratique, trop ennuyeuse. Mais le secteur des tlcommunications mintressait : ctait un outil lmentaire, mais reposant sur une technologie complexe. Le bruit courait que des changements se prparaient Washington. Une entreprise nouvelle, du nom de MCI, secouait le cocotier et exigeait de nouvelles rglementations. Nous avions beaucoup parl des tlcommunications dans mon cours dconomie Stanford, ainsi que de la difficult de maintenir une position de monopole quand la technologie changeait toute vitesse. Jtais galement trs intresse par le Management Development Program de Bell System ; cela consistait essentiellement faire tourner les jeunes managers dans les diffrents dpartements. Ctait une sorte de quitte ou double : soit lon se dbrouillait suffisamment bien pour se voir confier de nouvelles responsabilits, soit lon vous demandait de quitter la compagnie. Ce challenge ma plu. Le secteur dactivit tait manifestement en pleine croissance, et la perspective de travailler dans des dpartements trs divers mattirait particulirement, puisque je ne savais pas encore ce qui mintresserait le plus. Mme si je quittais la compagnie au bout de quelques annes, ce qui semblait probable, ce serait une exprience enrichissante. Jai sign mon contrat dembauche. La premire dcision que jai d prendre en arrivant chez AT&T a t de choisir dans quel dpartement je ferais mes dbuts. Je pouvais aller dans la finance, au bureau des tudes ou la direction commerciale. Aprs avoir longuement hsit, jai fini par opter pour la direction commerciale. Je ne sais pas

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trop pourquoi jai fait ce choix, sauf que les seuls hommes daffaires que je connaissais taient les collaborateurs de chez Marcus & Millichap, dont le mtier tait de vendre. Je me souviens que quelquun ma dit que ctait une bonne ide de commencer la direction commerciale, car cela vous obligeait connatre les produits de lentreprise. Cela ma paru logique. Jai galement dcouvert, au fil du temps, que lon y apprend galement communiquer efficacement. Je suis convaincue que toute personne qui ambitionne un poste de direction devrait avoir au moins une exprience dans la vente. Le dbut de ma carrire chez Bell System ma beaucoup rappel lcole. Il fallait commencer par suivre un stage de neuf semaines. Je me suis retrouve dans une salle de classe avec dautres nouvelles recrues de la compagnie et, les premiers temps, cela ma amuse. Mais ctait un peu trop facile. Au bout de quelques semaines, le moment vint de mettre les bouquins de ct et de montrer ce que nous savions faire. Nous avions appris une dmarche intitule le Seven Step Selling Process (un processus de vente en sept tapes). Le concept tait facile sur le papier, mais quand nous sommes passs aux jeux de rles, les formateurs incarnant les clients, cela ma paru nettement moins vident. Nous devions laborer des propositions compliques et boucler la vente. Je navais jamais fait de thtre, je navais jamais rien vendu non plus. Et vendre, par opposition parler de vendre ou lire des bouquins dcrivant les diverses techniques commerciales, savrait beaucoup plus difficile que je ne laurais cru. Jai failli ne pas aller plus loin que le tout premier jeu de rles. Je devais convaincre un cerbre la secrtaire dun client potentiel, incarne par lun de nos formateurs que ce que javais dire son patron tait suffisamment important pour quelle me permette de lui parler personnellement. On mavait mise dans une salle de confrences sans fentres, avec un tlphone. Ctait un exercice simple, mais jtais littralement paralyse de terreur. Je me souviens tre reste assise devant ce maudit tlphone, essayant de rassembler mon courage pour composer le numro. Jtais sre que jallais me ridiculiser, chouer ds le premier test. Jai dit plusieurs fois au formateur que je ntais pas prte, que je ressayerais plus tard. Javais tellement peur de ne pas russir que je prfrais ne pas essayer.

Surmonter sa peur

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On ne ma pas laiss le choix. Le rglement tait clair : si lon ne russissait pas le premier exercice, on ne pouvait pas continuer le stage. Mon premier coup de fil fut assez lamentable, mais le formateur, sans doute par piti pour moi, ma laiss passer lobstacle du terrible cerbre. Non seulement jtais soulage, mais je triomphais : javais surmont ma peur, javais russi aller de lavant. Ds lors, jai abord les autres jeux de rles avec une nergie et une confiance nouvelles. Plus tard, jai eu loccasion de reconnatre chez dautres les symptmes que javais moi-mme ressentis. Comme moi pendant les jeux de rles, confronts quelque chose de nouveau mme tout simple, sans grande importance il arrive souvent que les gens se bloquent parce quils ont peur. Ces longues heures dans cette lugubre salle de confrences mont permis de redcouvrir que chaque fois que je dominais mes peurs, jen sortais plus forte. Certains vous diront que la tche dun manager consiste utiliser la peur pour motiver les gens. Je crois pour ma part quelle consiste les aider la surmonter.

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mais, comme par hasard, les clients taient toujours daccord pour passer du temps avec vous si vous aviez une bonne ide, il tait toujours possible de parler directement la personne qui prenait la dcision, et les gens de votre quipe taient toujours prts vous donner un coup de main. Quand je suis arrive mon vrai bureau, pour commencer mon vrai travail, le rveil a t difficile. Jtais au Government Communications la division dAT&T qui, comme son nom lindique, travaillait pour le gouvernement fdral. Je ne le savais pas le premier jour, mais jtais la premire MDipper entrer dans cette quipe de vente. Autrement dit, la premire avoir fait des tudes suprieures et faire partie du Management Development Program. Nous tions prcds par la rputation que nous avaient faite certains de nos prdcesseurs : on nous considrait comme arrogants et toujours presss de passer au poste suivant. Lquipe commerciale dans laquelle on mavait nomme obtenait dexcellents rsultats ; ses membres estimaient donc navoir aucun besoin de mon aide.

de vente, comme coles, prsentait une verLcoleidalise du sujet. toutes lescertes mouiller sa chemise, sion Il fallait

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Javais attendu impatiemment ce premier jour : ma carrire commenait ! Jallais travailler pour de bon ! Je ne sais pas quel accueil je pensais recevoir, mais celui qui ma t rserv tait plutt glacial. Mon patron ma dit bonjour et ma montr o tait mon bureau, couvert de montagnes de livres et de papiers. Jai not les comptes qui vous sont confis. Vous pouvez vous documenter. Bienvenue parmi nous. Et de me tendre une feuille de papier, sur laquelle il avait crit : USGS, BIA, WPRS. Je lui ai demand ce que ces sigles voulaient dire. Vous trouverez a l-dedans ! ma-t-il rpondu en me dsignant les piles amonceles sur le bureau. Je ne saurai jamais si ctait pour me tester ou sil pensait que ctait le meilleur moyen de me faire dcouvrir nos grands clients. Jai appliqu ses directives. Je me suis mise lire. Cinq jours plus tard, je lisais encore. Je savais dsormais que le BIA tait le Bureau of Indian Affairs, USGS lUnited States Geological Survey, et le WPRS le Water Protection and Resource Service. Je connaissais la mission de chacune de ces agences gouvernementales, le montant des facturations dAT&T, et ce que lquipe commerciale esprait lui vendre. Ensuite, jai commenc bavarder avec mes nouveaux collgues. Conformment mes bonnes habitudes lorsque je me trouve dans une situation nouvelle, jai pos beaucoup de questions, et mes lectures me permettaient dapprcier les rponses. Jen ai pos sur nos clients et sur ce que nous tentions daccomplir. Et aussi sur chacun des membres de lquipe : depuis combien de temps ils en faisaient partie, ce quils aimaient et ce quils naimaient pas dans sa faon de travailler. Mon patron tait plein de bonnes intentions, mais comme il filait le parfait amour avec une femme qui travaillait ltage au-dessus, il navait gure de temps me consacrer. Chaque bureau tait spar du voisin par une cloison peu leve, et le mien tait juste en face du sien. Javais appris reconnatre les intonations de sa voix quand il parlait sa dulcine je veillais alors tre brve et prcise. Son propre patron, qui prsidait aux destines de lensemble de la direction commerciale, tait trs imbu de sa propre personne et toujours trs occup, mais ailleurs. Marie Burns, au service clients depuis des annes, fut enchante de ne plus tre la seule femme de lquipe. Elle ne demandait pas mieux que de me prodiguer des conseils. Steve Frantz, un

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autre membre de lquipe, tait toujours prt cooprer avec les gens qui voulaient bien travailler avec lui. Quant Bill Allan, le doyen de lquipe, il tait pensif, rserv et, surtout, prudent : il attendit de voir comment je me dbrouillais avant de se mouiller. Il y avait aussi David Godfrey, que lon avait fait venir de lOklahoma, lgendaire pour les relations quil avait noues avec le Bureau of Indian Affairs, un trs gros client de Bell System. Un immense rseau connectait les diffrents bureaux locaux du BIA, chaque rserve indienne ayant son propre systme de communications. David, proche de la retraite, considrait le BIA comme sa chasse garde. Il arrivait trs tt au bureau, mais disparaissait toujours lheure du djeuner, ne revenant en gnral que le lendemain. On disait de lui quil tait capable de vendre nimporte quoi . Jtais cense co-manager le BIA avec lui. Nul ne savait ce que cela voulait dire exactement, ni ce que chacun de nous deux tait cens faire. David ny croyait pas lide avait germ dans la tte de nos dirigeants qui, minformat-il, ne savent pas ce quils font, de toute manire . Un jour, il mannona que les deux grands patrons du BIA venaient Washington. Ctaient eux qui tenaient les cordons de la bourse en ce qui concernait le rseau national et donnaient leur feu vert pour tous les travaux entrepris sur le rseau. David les rencontrait pour leur parler de notre dernire proposition. Je trouvais important dtre l aussi, aussi lui ai-je demand si je pouvais venir. Il ma trs gentiment invite. Jtais ravie. Je trouvais formidable que David me prsente lui-mme ces clients : il leur montrait ainsi que javais son appui. Il pensait peut-tre que je pouvais lui tre utile, aprs tout ! La veille de la runion, David est venu me trouver dans mon box. Carly, je suis vraiment dsol. Je sais que nous avions prvu que tu rencontrerais les deux directeurs du BIA. Le problme, cest quils ont demand que nous nous retrouvions dans leur restaurant prfr et, comme tu le sais, je me plie toujours aux dsirs du client, alors cest dommage, mais je ne crois pas que tu pourras tre des ntres. Pourquoi pas ? ai-je demand. Eh bien, ce restaurant, cest le Board Room. Je suis navr. Sur ces mots, il sest loign. Je suis alle consulter Bill, qui ma dit en souriant : Ma pauvre Carly, cest un club de strip-tease.

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Le Board Room tait un peu plus quun club de strip-tease. Comme son nom le laissait entendre, ctait un club destin aux dirigeants, sur la Vermont Avenue. Il tait clbre, mais pas uniquement pour ce qui se passait sur scne. Pendant les entractes, les jeunes femmes qui y travaillaient dansaient sur les tables, vtues de sous-vtements transparents, pendant que les clients djeunaient. Les clients de BIA voulaient y aller, par consquent David et Steve y allaient. la fois embarrasse et ennuye, je suis alle aux toilettes pour y rflchir tranquillement. Jai rflchi deux heures durant, finissant par me mettre dans un tat proche de la panique. Je navais pas la moindre ide de ce quil fallait faire dans ce genre de situation. Je ne pouvais pas me dire que cela navait pas dimportance, car ctait manifestement important de rencontrer ces clients et de convaincre David quil devait me prendre au srieux. Je nai mme pas envisag de jouer les offenses et dexiger quils naillent pas au Board Room a naurait pas march, de toute faon. Je me trouvais place dans des circonstances que dautres avaient cres. Mon problme, ctait de dcider comment ragir. Finalement, je suis alle trouver David et je lui ai dit : Tu sais, jespre que cela ne te gnera pas trop, mais je crois que je vais venir avec vous tout de mme. Je vous y retrouverai tous. On aurait entendu une mouche voler : tout le monde tait suspendu la scne. Le lendemain, jtais terrifie. Javais apport un soin particulier au choix de mes vtements : mon tailleur le plus strict. En outre, je portais mon attach-case comme un bouclier. Je suis une femme, mais cela ne mempche pas dtre un cadre comme les autres , me murmurais-je moi-mme. Jai pris un taxi et jai donn ladresse au chauffeur. Il sest retourn et ma regarde comme une bte curieuse. Vous plaisantez, non ? Ou alors vous tes la vedette de leur nouveau spectacle ? a commenait mal. Arrive destination, jai respir un grand coup, vrifi le nud de mon chemisier (Dress for Success for Women, livre de conseils vestimentaires qui faisait autorit lpoque, recommandait chaleureusement le port de chemisiers orns dun foulard nou au cou) et fait mon entre au Board Room. La salle tait trs sombre et trs bruyante. Le bar longeait le mur droite de la salle. Une vaste scne, sur laquelle se trmoussait une

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bonne dizaine de danseuses, en occupait la partie gauche. Mes collgues avaient choisi la table la plus loigne de la porte, et la seule faon de les y rejoindre tait de traverser la salle en passant devant la scne. Jai serr mon attach-case et je suis alle leur table, sachant que mon look, srieusement dplac, me rendait assez ridicule. Jai essay davoir lair dtendue, dtre cordiale, de montrer que je connaissais le dossier BIA tout en tentant dsesprment dignorer ce que se passait autour de moi. David, dexcellente humeur, navait pas lair davoir tellement envie de travailler. Il descendait gin tonic sur gin tonic et ne cessait dappeler des filles pour quelles dansent sur la table. Les autres avaient lair de trouver cela drle, certains avaient lair un peu gns, mais personne na tent de larrter. Avec une dlicatesse qui me fait encore venir les larmes aux yeux quand jy pense, les filles approchaient, jaugeaient la situation, et disaient : Dsole, messieurs, je reviendrai quand la dame sera partie. Au bout de quelques heures, ayant prouv ce que je voulais prouver, je les ai laisss l. Ils ont pouss un soupir de soulagement, jen suis sre, mais le lendemain, au bureau, lquilibre du pouvoir avait chang de faon perceptible. Javais eu trs peur, mais javais montr David et Steve que je ne me laisserais pas intimider. Javais prouv que je ntais pas une MDipper comme les autres, que je mintressais rellement mon travail, mme si cela mobligeait travailler dans des circonstances difficiles. David avait tent de me rabaisser, mais ctait lui qui tait sorti rabaiss de cette affaire. Il tait ennuy. Quant Bill, il a dcid de me prendre sous son aile et de maider russir. On ne peut pas toujours choisir les obstacles quil nous faut surmonter, mais on peut choisir la faon dont on y fait face. Nous navons plus jamais reparl de ce qui stait pass au Board Room, et David et moi avons fini par former une excellente quipe. Cest Bill qui ma dit que David buvait trop pour tre efficace. Mais il connaissait tout le monde, les clients laimaient bien et le respectaient pour le travail quil avait accompli au fil des annes. Nous avions mis au point notre mthode de travail : il organisait les rendez-vous, et je grais les affaires. Ce ntait pas le travail qui manquait : nous fournissions des systmes de communication toutes les rserves indiennes du pays, ainsi que des rseaux de transport de donnes et des rseaux vocaux au BIA. David assistait aux rendez-vous, tel un

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pre fier de sa fille, et me laissait travailler avec nos clients. Je men remettais son jugement concernant les personnes quil fallait voir, le lieu et la date des rendez-vous. Au fil des semaines, je me suis rendue dans un grand nombre de rserves indiennes, prenant souvent la parole devant le conseil tribal. Le Bureau of Indian Affairs sest rvl un grand compte trs intressant, cette exprience ma beaucoup apport. Les rendez-vous taient souvent dans des bars, en partie parce que David aimait ces lieux, mais aussi parce que beaucoup de nos clients voulaient faire mieux connaissance avec moi dans un cadre dtendu. leurs yeux, bien connatre la personne avec qui ils traitaient tait aussi important que lobjet de la ngociation en cours la confiance jouait un rle essentiel. Des annes plus tard, jai appris que les rituels lis la boisson sont une partie importante de la faon de faire des affaires dans de nombreuses cultures, en particulier en Asie. Je ne buvais pas beaucoup, mais je prenais du gin tonic, comme David. Quand nous avancions dans la soire, et que mes collgues commenaient se sentir plus dtendus, je filais au bar et disais au barman qu partir de ce moment, si je demandais un gin tonic, il fallait mapporter du Schweppes sans gin. En toute discrtion. Je crois que personne ne sen est jamais rendu compte. Je faisais preuve de respect envers nos clients en les laissant choisir le cadre dans lequel nous conduisions nos affaires. Et je faisais le ncessaire pour me protger personnellement. Jai sillonn le pays dans tous les sens pour aller voir nos clients du BIA, de lUSGS et du WPRS. Quand jallais les rencontrer Washington, au sige, japprenais des choses. Mais jen apprenais encore plus sur le terrain. Dans tous les postes que jai occups depuis, y compris comme PDG, jai constat que si lon veut vraiment savoir ce qui se passe, il faut voyager. Plus on est loin du sige, mieux on sait ce qui se passe vraiment. Cest au cours dun voyage Denver que jai rencontr un directeur rgional du Bureau of Mines, qui fait partie de lUSGS. Il ntait pas satisfait de son systme tlphonique, un PBX, et il disait que personne, dans lquipe commerciale locale de Mountain Bell, ne voulait lcouter. lentendre, les techniciens sacharnaient vouloir rsoudre son problme avec la technologie existante, et cela ne marchait pas. LUSGS cherchait une solution permettant de traiter un norme nombre dappels entrants et de conserver les donnes rsultant de ces appels. Il y avait plus

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important : dans les situations durgence, il fallait tre en mesure dorganiser trs vite des tlconfrences rassemblant un grand nombre de participants trs loigns les uns des autres. Cela ne poserait aucun problme aujourdhui mais, en 1982, la technologie nexistait pas. Quand jen ai parl lquipe commerciale locale, on ma rpondu que tenter de rsoudre ce problme prendrait beaucoup trop de temps et dnergie. Il y avait des ventes plus faciles, les ingnieurs avaient mieux faire. Mon interlocuteur tait un client potentiel ; il avait besoin que lon commence par prendre le temps de comprendre son problme, et ensuite que lon accepte de chercher une solution susceptible de satisfaire ses besoins. Je lai cout trs attentivement, en posant beaucoup de questions. Aprs plusieurs longues runions, je lui ai dit que je ne savais pas quelle solution on pourrait lui proposer, mais que javais bien compris son problme et ses objectifs. Et je lui ai promis dy travailler. peu prs au mme moment, on ma propos de changer de secteur dans le cadre du Management Development Program. Mais je mtais attache mes clients. Javais des dossiers boucler. Jai donc dcid de rester l o jtais, mme si, en ma qualit de MDipper, il y avait longtemps que jaurais d changer de poste. Beaucoup de collgues mont dit que je faisais une erreur. Mais ceux auxquels je tenais rellement ont apprci que je trouve plus important de terminer le travail commenc que de passer autre chose. En lespace de plusieurs mois, jai parl du problme de lUSGS et de lopportunit quil pouvait reprsenter plusieurs personnes de chez Mountain Bell. Je savais quil y avait l quelque chose dnorme, mme si jtais incapable de le dfinir prcisment. La plupart de mes interlocuteurs menvoyaient promener en mexpliquant que je ne connaissais pas les difficults techniques ou que je navais pas compris la situation du client. Jtais nouvelle, jtais jeune, jtais une femme, donc je ne savais videmment pas de quoi je parlais. Finalement, jai cru avoir trouv quelquun qui me prenait au srieux. Hirarchiquement, il tait un cran au-dessus de moi chez Mountain Bell. Il sest montr trs encourageant, ma coute attentivement, puis a suggr que nous passions la journe aller voir divers clients et parler plus longuement de cette opportunit. Ce jour-l, jai eu limpression de passer plus de temps en voiture quavec les clients, mais je ne remettais pas son

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jugement en cause. Javais soif dtre traite en gale et en professionnelle, et je pensais quil tait sincre. Quand nous sommes finalement revenus lhtel, la fin de la journe, il ma propos daller prendre un verre. Au bar, jai ralis tout coup que javais t idiote et nave. Mon collgue ne sintressait pas au client mais ma personne. Je me suis excuse et ai pass le reste de la soire dans ma chambre. Il a appel toute la nuit, de plus en plus furieux. Le lendemain, au bureau local de Mountain Bell, jai remarqu quon me regardait avec un peu trop dinsistance. Finalement, quelquun ma dit que le personnage que javais conduit la veille au soir tait arriv au bureau en se vantant davoir pass une nuit torride avec moi. Jtais horrifie et humilie. Je me demandais ce que javais fait de mal. Javais limpression que tout le monde se moquait de moi derrire mon dos. Cela a renforc ma volont de prouver quil y avait une vente importante faire au Bureau of Mines et dtre la personne qui la ferait. Dsesprant dobtenir quoi que ce soit de Mountain Bell, jai commenc en parler des gens de chez AT&T, dans le New Jersey et Washington. Et, aprs mtre fourvoye dans de nombreuses impasses, jai fini par trouver quelquun qui a compris le problme, sy est intress et sest dit prt rechercher la solution. Il ma regarde, il a souri et il ma demand si je me rendais compte de lnormit de la chose. Il sappelait Frank. Le systme qui fut finalement conu, vendu et install tait le plus gros quait jamais install Bell System. Ctait le Dimension 2000, auquel sajoutait lEmergency Communication System (ECS). Tous les jours, je venais voir les installateurs et leur apportais de quoi se restaurer pour leur montrer quel point japprciais quils soient sur le pont vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le systme reposait sur un prototype peine sorti des cartons des Laboratoires Bell ; son installation tait donc extrmement dlicate. Plus tard, grce ses bonnes performances, lECS serait intgr dans le PBX Dimension, le produit phare de Bell. Personnellement, jai t rcompense par un prix national et par ma promotion au poste de directrice commerciale. Javais appris beaucoup pendant ces dix-huit mois. Par exemple, quil faut parfois continuer y croire mme quand presque tout le monde vous dit que vous faites fausse route. Jai galement appris que si je concentrais toute mon nergie

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sur mon travail, si je donnais rellement le meilleur de moimme, la chance finirait par venir frapper ma porte. Et jai appris, une fois encore, que les gens ne peuvent vous rabaisser que si vous choisissez de les laisser faire. Jai appris que les problmes les plus difficiles mritent souvent que lon sy attelle. Enfin, jai appris que, pour les rsoudre, il faut travailler en quipe. Et puis, jai rencontr Frank.

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Les choix du cur

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chang. mesure que ma carrire progr