Benjamin Stora est historien des époques coloniales ...

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Vous êtes historien mais vous avez aussi un parcours personnel particulier. Né en Algérie, vous êtes pied noir. Devient-on historien par passion ou par nécessité ? Être historien nécessite de la pas- sion. Il faut, pour cela, être en sym- biose pour comprendre toutes les facettes d’une société ; c’est-à-dire à la fois être en empathie avec une société, tout en étant suffi- samment critique. L’empathie de l’historien est une nécessité méthodologique ? Non, car il y a des histo- riens qui ne la pratiquent pas. Ils sont dans ce que l’on appelle « l’objectivité froide ». Je n’y crois pas. Je crois au mélange empa- thie et distance critique. Être dans l’objectivité froide, c’est tenir à dis- tance de tout : je n’y crois pas. Je suis beaucoup plus proche de l’école historique française qui va de Michelet à Vidal-Naquet, que d’une historiographie qui est apoli- tique. C’est-à-dire qui considère les faits sous un angle que l’on qualifie de positiviste. Un peu plus proche de l’école Fernand Braudel ? C’est une école importante car elle nous permet de mettre l’accent effectivement sur l’aspect social et politique dans la longue durée des événements historiques. Oui, l’école Braudel m’intéresse. Tout cela vous a servi pour avoir de l’empathie pour comprendre l’his- toire coloniale, ou étiez-vous obligé d’avoir une certaine froideur ? Du fait de mon exil d’Algérie et de la chute sociale de mes parents — ma mère était ouvrière en usine pendant 30 ans — j’étais dans l’em- pathie sociale, pas seulement dans les racines identitaires. Et je me suis senti concerné par l’histoire des sociétés dominées, puisqu’ayant moi-même vécu de l’intérieur dans ces sociétés. L’engagement qui est le mien pour comprendre les sociétés coloniales, c’est plus un rapport avec une dimension, dans un premier temps universaliste, que dans une dimen- sion strictement identitaire. C’est pourquoi je me suis retrouvé, bien plus tard, dans les écrits de Fanon. Quand il fait le portrait de la soli- tude et des blessures de l’homme noir, il voit une dimension univer- saliste. Les colonisés se ressemblent-ils, quel que soit le continent ? Il y a une dimension commune par établisse- ment d’un sys- tème. Un sys- tème de classement, de hiérarchisation. Quels que soient les lieux, le Maghreb, l’Afri- que noire, les Antilles, l’Indo- chine, le trait commun c’est la passion du classe- ment qu’avait le colonisateur. Éta- blir des hiérarchies du sommet à en bas, sans compter les intermédiai- res. Quels que soient les climats, les paysages, il y a cette organisation et cette passion du classement. Retrouve-t-on cela dans la colonisation anglaise ? La grande différence entre les deux grands empires, français et britannique, c’est que l’empire colonial français a fait le pari de l’assimilation. C’est la question de la centralité jacobine que Césaire avait très bien décrit. C’est ce pari que n’a pas fait l’empire britanni- que qui visait plutôt à l’association des élites à la direction des pou- voirs politiques. Ce qui n’est pas la même chose. L’empire français a visé l’assimilation culturelle, par le nivellement culturel. La loi de départementalisation de 1946 serait donc l’aboutissement de ce processus, ou une extrapolation ? Oui et non. Il y a ambivalence dans la loi de 1946, parce qu’il y a à la fois, une volonté d’homogénéi- sation c’est-à-dire une centralité assimilationniste, et en même temps l’égalité qui n’est pas vérita- blement effective. C’est-à-dire qu’il y a cette volonté politique par le haut de départementaliser, mais venant butter sur un obstacle très puissant qui est la question de l’égalité politique réelle. Et c’est dans cette contradiction que vont exister les mouvements anti-colo- niaux. Vous avez présidé une commission d’information et de recherches histori- ques sur les événements de décem- bre 1959 à la Martinique. N’auraient-ils pas pu faire basculer le système ? Il y a plusieurs niveaux d’interpré- tation et de regards sur ces événe- ments. D’abord, en 1959, c’est la guerre d’Algérie. Ceci dans le sens où il y a une résonance lointaine, mais pas tant que cela. Il y a aussi la question de la jeunesse, dési- reuse d’un monde plus libre plus égalitaire. Il y a en plus la brutalité de la répression. C’est la marque, le symptôme d’une organisation hié- rarchisée de la société qui n’admet pas l’existence de la contestation, voire de l’homme différent. Et puis, en 1959, c’est la révolution cubaine. Nous ne sommes pas loin. Du point de vue de l’État, il y a une peur. Peur d’une contagion politi- que. La résonance de cette révolu- tion est importante en relation avec ce qui se passe en Algérie. Il y a la possibilité d’émergence de pôles tiers-mondistes qui peuvent exister. Des jonctions sont possi- bles et les états réagissent. Et puis, il y a une population qui arrive d’Algérie ; ce sont les fonctionnai- res coloniaux. Ils arrivent avec une mentalité très particulière adeptes d’une société séparée, très hiérar- chisée. Une société coloniale. Est-ce que le non-basculement de la Martinique dans l’indépendance serait due à la dimension de son per- sonnel politique, ou parce que le terreau n’était pas prêt ? Je crois que tous ces éléments se sont combinés. La société elle- même était appauvrie, avec un extrême morcellement social qui n’induit pas à une conscientisation. Il n’a pas d’adéquation. il y a surtout les élites politiques qui ont fait le pari de l’autonomie. Parce qu’ils étaient très en rapport avec leur société. Je crois que la vision lucide d’un homme politique comme Césaire est d’avoir jaugé l’état de sa société, l’état de la métropole, et les difficul- tés à dégager des voies indépendan- tistes. En fonction de ces paradig- mes très com- plexes, il n’y a pas lieu d’un indépen- dantisme radical. Si vous deviez retenir un lien entre Césaire et Fanon : ce serait quoi ? La question de l’universalité dans le rapport à la négritude. La négritude n’est pas une affaire d’enfermement identitaire. C’est une universalité. Mais Fanon est plus radical, parce qu’il a son engagement algé- rien. Néanmoins ils sont très pro- ches. N’oublions que Fanon a été l’élève de Césaire. Parlons un peu de l’actualité politique, notamment de la présidentielle. Est-ce l’élection de tous les dangers ? C’est une élection importante parce que le système électoral accorde une importance énorme à la présidence de la République. Tout se concentre sur le chef de l’État. Mais c’est une élection d’autant plus importante que le monde a changé. Un monde coincé entre Trump aux Etats-Unis, et Poutine en Russie. Il y a la tentation de l’autoritarisme. C’est une tendance très forte au niveau du rapport au monde, des étrangers, des systè- mes sociaux, etc.. La démocratie peut-elle être en danger à l’instar de ce qui s’est passé en Allemagne avant la Seconde guerre mondiale ? Les analogies sont très faciles à faire mais je ne rejette pas cette analogie historique. On dit qu’il faut faire attention à la complexité de l’histoire, mais il y a des traits communs. Lorsque vous avez des leaders politiques autoritaires, des masses désemparées, des divisions au sein de la gauche, un effondre- ment des idéologies, cela y ressem- ble. Je crois que nous sommes dans une situation où il faut des hom- mes politiques qui prennent la mesure d’un renouvellement des institutions. Dans ce contexte, l’historien a-t-il un rôle à jouer sur l’instant ? Je me réfère à des traditions bien établies ; c’est l’histoire anti-colo- niale. Des historiens qui se sont engagés dans le moment même où l’histoire se faisait. Pierre Vidal- Naquet a combattu la torture en Algérie. Même Michelet s’est engagé pour la Répu- blique sans attendre son avènement. L’en- gagement citoyen d’un historien est évi- dent. Par contre, il y a la distance critique à opérer dans la des- cription des faits. Il faut regarder toutes les facettes d’une his- toire, rester dans la confrontation des sources, des témoignages et ne pas se fier aux apparences. Quel est le point commun que vous avez rencontré tant en Martinique, aux Antilles ou dans d’autres pays colonisés ? La volonté de reprendre en main son histoire. De ne pas la perdre, de ne pas l’oublier. Être dans cette histoire et en même temps ne pas être prisonnier de la tyrannie de la mémoire. Être les gardiens vigilants d’une histoire passée, mais ne pas vivre cette histoire comme une obsession. Entretien Gabriel Gallion Benjamin Stora est historien des époques coloniales, en particulier de celle de la guerre d’Algérie. Il a récemment présidé la commission d’information et de recherche historique sur les événements de décembre 1959 en Martinique, de décembre 1962 et de mai 1967 en Guadeloupe. Samedi 18 et dimanche 19 mars 2017 GRAND ENTRETIEN L’empire colonial français a fait le pari de l’assimilation ! La vision lucide de Césaire est d’avoir jaugé l’état de sa société SOCIÉTÉ (Photo Alexandre Bristol) 48 Benjamin Stora « Être les gardiens vigilants de son histoire, sans obsession »

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Vous êtes historien mais vous avez aussi un parcours personnel particulier.Né en Algérie, vous êtes pied noir.Devient-on historien par passion ou par nécessité ?Être historien nécessite de la pas-sion. Il faut, pour cela, être en sym-biose pour comprendre toutes lesfacettes d’une société ; c’est-à-dire àla fois être en empathie avec unesociété, tout en étant suffi-samment critique.

L’empathie de l’historien est une nécessité méthodologique ?Non, car il y a des histo-riens qui ne la pratiquentpas. Ils sont dans ce quel’on appelle « l’objectivitéfroide». Je n’y crois pas. Je crois au mélange empa-thie et distance critique. Être dansl’objectivité froide, c’est tenir à dis-tance de tout : je n’y crois pas. Jesuis beaucoup plus proche del’école historique française qui vade Michelet à Vidal-Naquet, qued’une historiographie qui est apoli-tique. C’est-à-dire qui considère lesfaits sous un angle que l’on qualifiede positiviste.

Un peu plus proche de l’école Fernand Braudel ?C’est une école importante car ellenous permet de mettre l’accenteffectivement sur l’aspect social etpolitique dans la longue durée des événements historiques. Oui,l’école Braudel m’intéresse.

Tout cela vous a servi pour avoir de l’empathie pour comprendre l’his-toire coloniale, ou étiez-vous obligéd’avoir une certaine froideur ?Du fait de mon exil d’Algérie et de la chute sociale de mes parents— ma mère était ouvrière en usinependant 30 ans — j’étais dans l’em-pathie sociale, pas seulement dansles racines identitaires. Et je mesuis senti concerné par l’histoiredes sociétés dominées,puisqu’ayant moi-même vécu de l’intérieur dans ces sociétés.L’engagement qui est le mien pourcomprendre les sociétés coloniales,c’est plus un rapport avec unedimension, dans un premier tempsuniversaliste, que dans une dimen-sion strictement identitaire. C’est

pourquoi je me suis retrouvé, bienplus tard, dans les écrits de Fanon.Quand il fait le portrait de la soli-tude et des blessures de l’hommenoir, il voit une dimension univer-saliste.

Les colonisés se ressemblent-ils, quel que soit le continent ?Il y a une dimension commune

par établisse-ment d’un sys-tème. Un sys-tème declassement, dehiérarchisation.Quels que soientles lieux, leMaghreb, l’Afri-que noire, lesAntilles, l’Indo-chine, le trait

commun c’est la passion du classe-ment qu’avait le colonisateur. Éta-blir des hiérarchies du sommet à enbas, sans compter les intermédiai-res. Quels que soient les climats, lespaysages, il y a cette organisation etcette passion du classement.

Retrouve-t-on cela dans la colonisationanglaise ?La grande différence entre les deux grands empires, français et britannique, c’est que l’empirecolonial français a fait le pari del’assimilation. C’est la question dela centralité jacobine que Césaireavait très bien décrit. C’est ce parique n’a pas fait l’empire britanni-que qui visait plutôt à l’associationdes élites à la direction des pou-voirs politiques. Ce qui n’est pas la même chose. L’empire français a visé l’assimilation culturelle, par le nivellement culturel.

La loi de départementalisation de 1946serait donc l’aboutissement de ce processus, ou une extrapolation ?Oui et non. Il y a ambivalence dans la loi de 1946, parce qu’il y a à la fois, une volonté d’homogénéi-sation c’est-à-dire une centralitéassimilationniste, et en mêmetemps l’égalité qui n’est pas vérita-blement effective. C’est-à-dire qu’il y a cette volonté politique parle haut de départementaliser, maisvenant butter sur un obstacle trèspuissant qui est la question del’égalité politique réelle. Et c’est

dans cette contradiction que vontexister les mouvements anti-colo-niaux.

Vous avez présidé une commission d’information et de recherches histori-ques sur les événements de décem-bre 1959 à la Martinique. N’auraient-ilspas pu faire basculer le système ?Il y a plusieurs niveaux d’interpré-tation et de regards sur ces événe-ments. D’abord, en 1959, c’est laguerre d’Algérie. Ceci dans le sensoù il y a une résonance lointaine,mais pas tant que cela. Il y a aussila question de la jeunesse, dési-reuse d’un monde plus libre pluségalitaire. Il y a en plus la brutalité de larépression. C’est la marque, lesymptôme d’une organisation hié-rarchisée de la société qui n’admetpas l’existence de la contestation,voire de l’homme différent. Et puis, en 1959, c’est la révolutioncubaine. Nous ne sommes pas loin.Du point de vue de l’État, il y a unepeur. Peur d’une contagion politi-que. La résonance de cette révolu-tion est importante en relationavec ce qui se passe en Algérie. Il y a la possibilité d’émergence depôles tiers-mondistes qui peuventexister. Des jonctions sont possi-bles et les états réagissent. Et puis, il y a une population qui arrived’Algérie ; ce sont les fonctionnai-res coloniaux. Ils arrivent avec unementalité très particulière adeptesd’une société séparée, très hiérar-chisée. Une société coloniale.

Est-ce que le non-basculement de la Martinique dans l’indépendanceserait due à la dimension de son per-sonnel politique, ou parce que le terreau n’était pas prêt ?Je crois que tous ces éléments se sont combinés. La société elle-même était appauvrie, avec unextrême morcellement social quin’induit pas à une conscientisation.Il n’a pas d’adéquation. il y a surtoutles élites politiques qui ont fait le paride l’autonomie. Parce qu’ils étaienttrès en rapport avec leur société. Je crois que la vision lucide d’unhomme politique comme Césaireest d’avoir jaugé l’état de sa société,l’état de la métropole, et les difficul-tés à dégager des voies indépendan-tistes. En fonction de ces paradig-

mes très com-plexes, il n’y a paslieu d’un indépen-dantisme radical.

Si vous deviez retenir un lien entreCésaire et Fanon : ceserait quoi ?La question de l’universalitédans le rapport à la négritude. La négritude n’estpas une affaired’enfermementidentitaire. C’estune universalité.Mais Fanon est plus radical, parce qu’il a son engagement algé-rien. Néanmoins ils sont très pro-ches. N’oublions que Fanon a étél’élève de Césaire.

Parlons un peu de l’actualité politique,notamment de la présidentielle. Est-ce l’élection de tous les dangers ?C’est une élection importanteparce que le système électoralaccorde une importance énorme à la présidence de laRépublique. Tout seconcentre sur le chef de l’État. Mais c’est uneélection d’autant plus importante que le monde a changé. Un monde coincé entreTrump aux Etats-Unis,et Poutine en Russie. Il y a la tentation de l’autoritarisme. C’estune tendance très forteau niveau du rapportau monde, des étrangers, des systè-mes sociaux, etc..

La démocratie peut-elle être en dangerà l’instar de ce qui s’est passé en Allemagne avant la Seconde guerremondiale ?Les analogies sont très faciles à faire mais je ne rejette pas cetteanalogie historique. On dit qu’ilfaut faire attention à la complexitéde l’histoire, mais il y a des traitscommuns. Lorsque vous avez desleaders politiques autoritaires, desmasses désemparées, des divisionsau sein de la gauche, un effondre-ment des idéologies, cela y ressem-ble. Je crois que nous sommes dans

une situation où il faut des hom-mes politiques qui prennent lamesure d’un renouvellement des institutions.

Dans ce contexte, l’historien a-t-il unrôle à jouer sur l’instant ?Je me réfère à des traditions bienétablies ; c’est l’histoire anti-colo-niale. Des historiens qui se sontengagés dans le moment même oùl’histoire se faisait. Pierre Vidal-

Naquet a combattula torture en Algérie.Même Michelet s’estengagé pour la Répu-blique sans attendreson avènement. L’en-gagement citoyend’un historien est évi-dent. Par contre, il y ala distance critique àopérer dans la des-cription des faits. Ilfaut regarder toutesles facettes d’une his-

toire, rester dans la confrontationdes sources, des témoignages et nepas se fier aux apparences.

Quel est le point commun que vous avez rencontré tant en Martinique, aux Antilles ou dans d’autres pays colonisés ?La volonté de reprendre en mainson histoire. De ne pas la perdre, de ne pas l’oublier. Être dans cette histoire et en même temps ne pas être prisonnier de la tyranniede la mémoire. Être les gardiensvigilants d’une histoire passée, maisne pas vivre cette histoire commeune obsession.

Entretien Gabriel Gallion

Benjamin Stora est historien des époques coloniales, en particulier de celle de la guerre d’Algérie. Il a récemment présidé la commission d’information et de recherche historiquesur les événements de décembre 1959 en Martinique, de décembre 1962 et de mai 1967 en Guadeloupe.

Samedi 18 et dimanche 19 mars 2017

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“L’empire colonialfrançais a fait le pari de l’assimilation !

“La vision lucide de Césaire est d’avoirjaugé l’état de sa société

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