Anna KaréninePremière Partie

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Anna Karnine/Premire PartieLon TolstoAnna KarnineTraduction par anonyme.Nelson,1910 (tome 1,pp.1-196).

PREMIRE PARTIE

Je me suis rserv la vengeance,dit le Seigneur.CHAPITRE PREMIERTous les bonheurs se ressemblent, mais chaque infortune a sa physionomie particulire.La maison Oblonsky tait bouleverse. La princesse, ayant appris que son mari entretenait une liaison avec une institutrice franaise qui venait dtre congdie, dclarait ne plus vouloir vivre sous le mme toit que lui. Cette situation se prolongeait et se faisait cruellement sentir depuis trois jours aux deux poux, ainsi qu tous les membres de la famille, aux domestiques eux-mmes. Chacun sentait quil existait plus de liens entre des personnes runies par le hasard dans une auberge, quentre celles qui habitaient en ce momentla maison Oblonsky. La femme ne quittait pas ses appartements; le mari ne rentrait pas de la journe; les enfants couraient abandonns de chambre en chambre; lAnglaise stait querelle avec la femme de charge et venait dcrire une amie de lui chercher une autre place; le cuisinier tait sorti la veille sans permission lheure du dner; la fille de cuisine et le cocher demandaient leur compte.Trois jours aprs la scne quil avait eue avec sa femme, le prince Stpane Arcadivitch Oblonsky, Stiva, comme on lappelait dans le monde, se rveilla son heure habituelle, huit heures du matin, non pas dans sa chambre coucher, mais dans son cabinet de travail, sur un divan de cuir. Il se retourna sur les ressorts de son divan, cherchant prolonger son sommeil, entoura son oreiller de ses deux bras, y appuya sa joue; puis, se redressant tout coup, il sassit et ouvrit les yeux.Oui, oui, comment tait-ce donc? pensa-t-il en cherchant se rappeler son rve. Comment tait-ce? Oui, Alabine donnait un dner Darmstadt; non, ce ntait pas Darmstadt, mais quelque chose damricain. Oui, l-bas, Darmstadt tait en Amrique. Alabine donnait un dner sur des tables de verre, et les tables chantaient: Il mio tesoro, ctait mme mieux que Il mio tesoro, et il y avait l de petites carafes qui taient des femmes.Les yeux de Stpane Arcadivitch brillrentgaiement et il se dit en souriant: Oui, ctait agrable, trs agrable, mais cela ne se raconte pas en paroles et ne sexplique mme plus clairement quand on est rveill. Et, remarquant un rayon de jour qui pntrait dans la chambre par lentrebillement dun store, il posa les pieds terre, cherchant comme dhabitude ses pantoufles de maroquin brod dor, cadeau de sa femme pour son jour de naissance; puis, toujours sous lempire dune habitude de neuf annes, il tendit la main sans se lever, pour prendre sa robe de chambre la place o elle pendait dordinaire. Ce fut alors seulement quil se rappela comment et pourquoi il tait dans son cabinet; le sourire disparut de ses lvres et il frona le sourcil. Ah, ah, ah! soupira-t-il en se souvenant de ce qui stait pass. Et son imagination lui reprsenta tous les dtails de sa scne avec sa femme et la situation sans issue o il se trouvait par sa propre faute.Non, elle ne pardonnera pas et ne peut pas pardonner. Et ce quil y a de plus terrible, cest que je suis cause de tout, de tout, et que je ne suis pas coupable! Voil le drame. Ah, ah, ah! rptait-il dans son dsespoir en se rappelant toutes les impressions pnibles que lui avait laisses cette scne.Le plus dsagrable avait t le premier moment, quand, rentrant du spectacle, heureux et content, avec une norme poire dans la main pour sa femme, il navait pas trouv celle-ci au salon; tonn, illavait cherche dans son cabinet et lavait enfin dcouverte dans sa chambre coucher, tenant entre ses mains le fatal billet qui lui avait tout appris.Elle, cette Dolly toujours affaire et proccupe des petits tracas du mnage, et selon lui si peu perspicace, tait assise, le billet dans la main, le regardant avec une expression de terreur, de dsespoir et dindignation.Quest-ce que cela, cela? demanda-t-elle en montrant le papier.Comme il arrive souvent, ce ntait pas le fait en lui-mme qui touchait le plus Stpane Arcadivitch, mais la faon dont il avait rpondu sa femme. Semblable aux gens qui se trouvent impliqus dans une vilaine affaire sans sy tre attendus, il navait pas su prendre une physionomie conforme sa situation. Au lieu de soffenser, de nier, de se justifier, de demander pardon, de demeurer indiffrent, tout aurait mieux valu, sa figure prit involontairement (action rflexe, pensa Stpane Arcadivitch qui aimait la physiologie) trs involontairement un air souriant; et ce sourire habituel, bonnasse, devait ncessairement tre niais.Ctait ce sourire niais quil ne pouvait se pardonner. Dolly, en le voyant, avait tressailli comme blesse dune douleur physique; puis, avec son emportement habituel, elle avait accabl son mari dun flot de paroles amres et stait sauve dans sa chambre. Depuis lors, elle ne voulait plus le voir.La faute en est ce bte de sourire, pensait Stpane Arcadivitch, mais que faire, que faire? rptait-il avec dsespoir sans trouver de rponse.

CHAPITRE IIStpane Arcadivitch tait sincre avec lui-mme et incapable de se faire illusion au point de se persuader quil prouvait des remords de sa conduite. Comment un beau garon de trente-quatre ans comme lui aurait-il pu se repentir de ntre plus amoureux de sa femme, la mre de sept enfants dont cinq vivants, et peine plus jeune que lui dune anne. Il ne se repentait que dune chose, de navoir pas su lui dissimuler la situation. Peut-tre aurait-il mieux cach ses infidlits sil avait pu prvoir leffet quelles produiraient sur sa femme. Jamais il ny avait srieusement rflchi. Il simaginait vaguement quelle sen doutait, quelle fermait volontairement les yeux, et trouvait, mme que, par un sentiment de justice, elle aurait d se montrer indulgente; ntait-elle pas fane, vieillie, fatigue? Tout le mrite de Dolly consistait tre une bonne mre de famille, fort ordinaire du reste, et sans aucune qualit qui la ft remarquer. Lerreur avait t grande! Cest terrible, cest terrible! rptait Stpane Arcadivitch sans trouver une ide consolante. Et tout allait si bien, nous tions si heureux! Elle tait contente, heureuse dans sesenfants, je ne la gnais en rien, et la laissais libre de faire ce que bon lui semblait dans son mnage. Il est certain quil est fcheux quelleait t institutrice chez nous. Ce nest pas bien. Il y a quelque chose de vulgaire, de lche faire la cour linstitutrice de ses enfants. Mais quelle institutrice! (il se rappela vivement les yeux noirs et fripons de Mlle Roland et son sourire). Et tant quelle demeurait chez nous, je ne me suis rien permis. Ce quil y a de pire, cest que comme un fait exprs! que faire, que faire? De rponse il ny en avait pas, sinon cette rponse gnrale que la vie donne toutes les questions les plus compliques, les plus difficiles rsoudre: vivre au jour le jour, cest--dire soublier; mais, ne pouvant plus retrouver loubli dans le sommeil, du moins jusqu la nuit suivante, il fallait stourdir dans le rve de la vie.Nous verrons plus tard, pensa Stpane Arcadivitch, se dcidant enfin se lever.Il endossa sa robe de chambre grise double de soie bleue, en noua la cordelire, aspira lair pleins poumons dans sa large poitrine, et dun pas ferme qui lui tait particulier, et qui tait toute apparence de lourdeur son corps vigoureux, il sapprocha de la fentre, en leva le store et sonna vivement. Matvei, le valet de chambre, un vieil ami, entra aussitt, portant les habits, les bottes de son matre et une dpche; sa suite vint le barbier, avec son attirail.A-t-on apport des papiers du tribunal?demanda Stpane Arcadivitch, prenant le tlgramme et sasseyant devant le miroir. Ils sont sur la table, rpondit Matvei en jetant un coup dil interrogateur et plein de sympathie son matre; puis, aprs une pause, il ajouta avec un sourire rus:On est venu de chez le loueur de voitures.Stpane Arcadivitch ne rpondit pas et regarda Matvei dans le miroir; ce regard prouvait quel point ces deux hommes se comprenaient. Pourquoi dis-tu cela? avait lair de demander Oblonsky.Matvei, les mains dans les poches de sa jaquette, les jambes un peu cartes, rpondit avec un sourire imperceptible:Je leur ai dit de revenir dimanche prochain et dici l de ne pas dranger Monsieur inutilement.Stpane Arcadivitch ouvrit le tlgramme, le parcourut, corrigea de son mieux le sens dfigur des mots, et son visage sclaircit.Matvei, ma sur Anna Arcadievna arrivera demain, dit-il en arrtant pour un instant la main grassouillette du barbier en train de tracer laide du peigne une raie rose dans sa barbe frise. Dieu soit bni! rpondit Matvei dun ton qui prouvait que, tout comme son matre, il comprenait limportance de cette nouvelle, en ce sens quAnna Arcadievna, la sur bien-aime de son matre, pourrait contribuer la rconciliation du mari et de la femme.Seule ou avec son mari? demanda Matvei.Stpane Arcadivitch ne pouvait rpondre, parce que le barbier stait empar de sa lvre suprieure, mais il leva un doigt. Matvei fit un signe de tte dans la glace.Seule. Faudra-t-il prparer sa chambre en haut? O Daria Alexandrovna lordonnera. Daria Alexandrovna? fit Matvei dun air de doute. Oui, et porte-lui ce tlgramme, nous verrons ce quelle dira. Vous voulez essayer, comprit Matvei, mais il rpondit simplement: Cest bien.Stpane Arcadivitch tait lav, coiff, et procdait lachvement de sa toilette aprs le dpart du barbier, lorsque Matvei, marchant avec prcaution, rentra dans la chambre, son tlgramme la main:Daria Alexandrovna fait dire quelle part. Quil fasse comme bon lui semblera, a-t-elle dit, et le vieux domestique regarda son matre, les mains dans ses poches, en penchant la tte; ses yeux seuls souriaient.Stpane Arcadivitch se tut pendant quelques instants; puis un sourire un peu attendri passa sur son beau visage.Quen penses-tu, Matvei? fit-il en hochant la tte. Cela ne fait rien, monsieur, cela sarrangera, rpondit Matvei. Cela sarrangera? Certainement, monsieur. Tu crois! qui donc est l? demanda Stpane Arcadivitch en entendant le frlement dune robe de femme du ct de la porte. Cest moi, monsieur, rpondit une voix fminine ferme mais agrable, et la figure grle et svre de Matrona Philmonovna, la bonne des enfants, se montra la porte. Quy a-t-il, Matrona? demanda Stpane Arcadivitch en allant lui parler prs de la porte. Quoique absolument dans son tort lgard de sa femme, ainsi quil le reconnaissait lui-mme, il avait cependant toute la maison pour lui, y compris la bonne, la principale amie de Daria Alexandrovna.Quy a-t-il? demanda-t-il tristement. Vous devriez aller trouver madame et lui demander encore pardon, monsieur; peut-tre le bon Dieu sera-t-il misricordieux. Madame se dsole, cest piti de la voir, et tout dans la maison est sens dessus dessous. Il faut avoir piti des enfants, monsieur. Mais elle ne me recevra pas Vous aurez toujours fait ce que vous aurez pu, Dieu est misricordieux; priez Dieu, monsieur, priez Dieu. Eh bien, cest bon, va, dit Stpane Arcadivitch en rougissant tout coup. Donne-moi vite mes affaires, ajouta-t-il en se tournant versMatvei et en tant rsolument sa robe de chambre.Matvei, soufflant sur dinvisibles grains de poussire, tenait la chemise empese de son matre, et len revtit avec un plaisir vident.

CHAPITRE III

Une fois habill, Stpane Arcadivitch se parfuma, arrangea ses manchettes, mit dans ses poches, suivant son habitude, ses cigarettes, son portefeuille, ses allumettes, sa montre avec une double chane et des breloques, chiffonna son mouchoir de poche et, malgr ses malheurs, se sentit frais, dispos, parfum et physiquement heureux. Il se dirigea vers la salle manger, o lattendaient dj son caf, et prs du caf ses lettres et ses papiers.Il parcourut les lettres. Lune delles tait fort dsagrable: ctait celle dun marchand qui achetait du bois dans une terre de sa femme. Ce bois devait absolument tre vendu; mais, tant que la rconciliation naurait pas eu lieu, il ne pouvait tre question de cette vente. Cet t chose dplaisante que de mler une affaire dintrt laffaire principale, celle de la rconciliation. Et la pense quil pouvait tre influenc par cette question dargent lui sembla blessante. Aprs avoir lu ses lettres, Stpane Arcadivitch attira vers lui ses papiers, feuilleta vivement deux dossiers, fit quelques notesavec un gros crayon et, repoussant ces paperasses, se mit enfin djeuner; tout en prenant son caf, il dplia son journal du matin, encore humide, et le parcourut.Le journal que recevait Stpane Arcadivitch tait libral, sans tre trop avanc, et dune tendance qui convenait la majorit du public. Quoique Oblonsky ne sintresst gure ni la science, ni aux arts, ni la politique, il ne sen tenait pas moins trs fermement aux opinions de son journal sur toutes ces questions, et ne changeait de manire de voir que lorsque la majorit du public en changeait. Pour mieux dire, ses opinions le quittaient delles-mmes aprs lui tre venues sans quil prt la peine de les choisir; il les adoptait comme les formes de ses chapeaux et de ses redingotes, parce que tout le monde les portait, et, vivant dans une socit o une certaine activit intellectuelle devient obligatoire avec lge, les opinions lui taient aussi ncessaires que les chapeaux. Si ses tendances taient librales plutt que conservatrices, comme celles de bien des personnes de son monde, ce nest pas quil trouvt les libraux plus raisonnables, mais parce que leurs opinions cadraient mieux avec son genre de vie. Le parti libral soutenait que tout allait mal en Russie, et ctait le cas pour Stpane Arcadivitch, qui avait beaucoup de dettes et peu dargent. Le parti libral prtendait que le mariage est une institution vieillie quil est urgent de rformer, et pour Stpane Arcadivitch la vie conjugaleoffrait effectivement peu dagrments et lobligeait mentir et dissimuler, ce qui rpugnait sa nature. Les libraux disaient, ou plutt faisaient entendre, que la religion nest un frein que pour la partie inculte de la population, et Stpane Arcadivitch, qui ne pouvait supporter loffice le plus court sans souffrir des jambes, ne comprenait pas pourquoi lon sinquitait en termes effrayants et solennels de lautre monde, quand il faisait si bon vivre dans celui-ci. Joignez cela que Stpane Arcadivitch ne dtestait pas une bonne plaisanterie, et il samusait volontiers scandaliser les gens tranquilles en soutenant que, du moment quon se glorifie de ses anctres, il ne convient pas de sarrter Rurick et de renier lanctre primitif, le singe.Les tendances librales lui devinrent ainsi une habitude; il aimait son journal comme son cigare aprs dner, pour le plaisir de sentir un lger brouillard envelopper son cerveau.Stpane Arcadivitch parcourut le leading article dans lequel il tait expliqu que de notre temps on sinquite bien tort de voir le radicalisme menacer dengloutir tous les lments conservateurs, et quon a plus tort encore de supposer que le gouvernement doive prendre des mesures pour craser lhydre rvolutionnaire. notre avis, au contraire, le danger ne vient pas de cette fameuse hydre rvolutionnaire, mais de lenttement traditionnel qui arrte tout progrs, etc., etc. Il parcourut galement le second article,un article financier o il tait question de Bentham et de Mill, avec quelques pointes ladresse du ministre. Prompt tout sassimiler, il saisissait chacune des allusions, devinait do elle partait et qui elle sadressait, ce qui dordinaire lamusait beaucoup, mais ce jour-l son plaisir tait gt par le souvenir des conseils de Matrona Philmonovna et par le sentiment du malaise qui rgnait dans la maison. Il parcourut tout le journal, apprit que le comte de Beust tait parti pour Wiesbaden, quil nexistait plus de cheveux gris, quil se vendait une calche, quune jeune personne cherchait une place, et ces nouvelles ne lui procurrent pas la satisfaction tranquille et lgrement ironique quil prouvait habituellement. Aprs avoir termin sa lecture, pris une seconde tasse de caf avec du kalatch et du beurre, il se leva, secoua les miettes qui staient attaches son gilet, et sourit de plaisir, tout en redressant sa large poitrine; ce nest pas quil et rien de particulirement gai dans lme, ce sourire tait simplement le rsultat dune excellente digestion.Mais ce sourire lui rappela tout, et il se prit rflchir.Deux voix denfants bavardaient derrire la porte; Stpane Arcadivitch reconnut celles de Grisha, son plus jeune fils, et de Tania, sa fille ane. Ils tranaient quelque chose quils avaient renvers.Javais bien dit quil ne fallait pas mettre lesvoyageurs sur limpriale, criait la petite fille en anglais; ramasse maintenant! Tout va de travers, pensa Stpane Arcadivitch, les enfants ne sont plus surveills, et, sapprochant de la porte, il les appela. Les petits abandonnrent la bote qui leur reprsentait un chemin de fer, et accoururent.Tania entra hardiment et se suspendit en riant au cou de son pre, dont elle tait la favorite, samusant comme dhabitude respirer le parfum bien connu quexhalaient ses favoris; aprs avoir embrass ce visage, que la tendresse autant que la pose forcment incline avaient rougi, la petite dtacha ses bras et voulut senfuir, mais le pre la retint.Que fait maman? demanda-t-il en passant la main sur le petit cou blanc et dlicat de sa fille. Bonjour, dit-il en souriant son petit garon qui sapprochait son tour. Il savouait quil aimait moins son fils et cherchait toujours le dissimuler, mais lenfant comprenait la diffrence et ne rpondit pas au sourire forc de son pre.Maman? elle est leve, dit Tania.Stpane Arcadivitch soupira.Elle naura pas dormi de la nuit, pensa-t-il.Est-elle gaie?La petite fille savait quil se passait quelque chose de grave entre ses parents, que sa mre ne pouvait tre gaie et que son pre feignait de lignorer en lui faisant si lgrement cette question. Elle rougit pour son pre. Celui-ci la comprit et rougit son tour.Je ne sais pas, rpondit lenfant. Elle ne veut pas que nous prenions nos leons ce matin et nous envoie avec miss Hull chez grandmaman. Eh bien, vas-y, ma Tania. Mais attends un moment, ajouta-t-il en la retenant et en caressant sa petite main dlicate.Il chercha sur la chemine une bote de bonbons quil y avait place la veille, et prit deux bonbons quil lui donna, en ayant eu soin de choisir ceux quelle prfrait.Cest aussi pour Grisha? dit la petite. Oui, oui. Et avec une dernire caresse ses petites paules et un baiser sur ses cheveux et son cou, il la laissa partir.La voiture est avance, vint annoncer Matvei. Et il y a l une solliciteuse, ajouta-t-il. Depuis longtemps? demanda Stpane Arcadivitch. Une petite demi-heure. Combien de fois ne tai-je pas ordonn de me prvenir immdiatement. Il faut bien cependant vous donner le temps de djeuner, repartit Matvei dun ton bourru, mais amical, qui tait toute envie de le gronder. Eh bien, fais vite entrer, dit Oblonsky en fronant le sourcil de dpit.La solliciteuse, femme dun capitaine Kalinine, demandait une chose impossible et qui navait pas le sens commun; mais Stpane Arcadivitch la fit asseoir, lcouta sans linterrompre, lui dit commentet qui il fallait sadresser, et lui crivit mme un billet de sa belle criture bien nette pour la personne qui pouvait laider. Aprs avoir congdi la femme du capitaine, Stpane Arcadivitch prit son chapeau et sarrta en se demandant sil noubliait pas quelque chose. Il navait oubli que ce quil souhaitait ne pas avoir se rappeler, sa femme.Sa belle figure prit une expression de mcontentement. Faut-il ou ne faut-il pas y aller? se demanda-t-il en baissant la tte. Une voix intrieure lui disait que mieux valait sabstenir, parce quil ny avait que fausset et mensonge attendre dun rapprochement. Pouvait-il rendre Dolly attrayante comme autrefois, et lui-mme pouvait-il se faire vieux et incapable daimer?Et cependant il faudra bien en venir l, les choses ne peuvent rester ainsi, se disait-il en sefforant de se donner du courage. Il se redressa, prit une cigarette, lalluma, en tira deux bouffes, la rejeta dans un cendrier de nacre, et, traversant enfin le salon grands pas, il ouvrit une porte qui donnait dans la chambre de sa femme.

CHAPITRE IV

Daria Alexandrovna, vtue dun simple peignoir et entoure dobjets jets et l autour delle, fouillait dans une chiffonnire ouverte; elle avait ajust la hte ses cheveux, rares maintenant,mais jadis pais et beaux, et ses yeux, agrandis par la maigreur de son visage, gardaient une expression deffroi. Lorsquelle entendit le pas de son mari, elle se tourna vers la porte, dcide cacher sous un air svre et mprisant le trouble que lui causait cette entrevue si redoute. Depuis trois jours elle tentait en vain de runir ses effets et ceux de ses enfants pour aller se rfugier chez sa mre, sentant quil fallait dune faon quelconque punir linfidle, lhumilier, lui rendre une faible partie du mal quil avait caus; mais, tout en se rptant quelle le quitterait, elle nen trouvait pas la force, parce quelle ne pouvait se dshabituer de laimer et de le considrer comme son mari. Dailleurs elle savouait que si, dans sa propre maison, elle avait de la peine venir bout de ses cinq enfants, ce serait bien pis l o elle comptait les mener. Le petit stait dj ressenti du dsordre qui rgnait dans le mnage et avait t souffrant cause dun bouillon tourn; les autres staient presque trouvs privs de dner la veille Et, tout en comprenant quelle naurait jamais le courage de partir, elle cherchait se donner le change en rassemblant ses affaires.En voyant la porte souvrir, elle se reprit bouleverser ses tiroirs et ne leva la tte que lorsque son mari fut tout prs delle. Alors, au lieu de lair svre quelle voulait se donner, elle tourna vers lui un visage o se peignaient la souffrance et lindcision.Dolly! dit-il doucement, dun ton triste et soumis.Elle jeta un rapide coup dil sur lui, et le voyant brillant de fracheur et de sant: Il est heureux et content, pensa-t-elle, tandis que moi! Ah! que cette bont quon admire en lui me rvolte! Et sa bouche se contracta nerveusement.Que me voulez-vous? demanda-t-elle schement. Dolly! rpta-t-il mu, Anna arrive aujourdhui. Cela mest fort indiffrent; je ne puis la recevoir. Il le faut cependant, Dolly. Allez-vous-en, allez-vous-en, allez-vous-en! cria-t-elle sans le regarder, comme si ce cri lui tait arrach par une douleur physique.Stpane Arcadivitch avait pu rester calme et se faire des illusions loin de sa femme, mais, quand il vit ce visage ravag et quil entendit ce cri dsespr, sa respiration sarrta, quelque chose lui monta au gosier et ses yeux se remplirent de larmes.Mon Dieu, quai-je fait, Dolly? au nom de Dieu. Il ne put en dire plus long, un sanglot le prit la gorge.Elle ferma violemment la chiffonnire et se tourna vers lui.Dolly, que puis-je dire? une seule chose: pardonne! Souviens-toi: neuf annes de ma vie ne peuvent-elles racheter une minuteElle baissa les yeux, coutant ce quil avait dire de lair dune personne qui espre quon la dtrompera.Une minute dentranement, acheva-t-il, et il voulut continuer, mais ces mots les lvres de Dolly se serrrent comme par leffet dune vive souffrance, et les muscles de sa joue droite se contractrent de nouveau.Allez-vous-en, allez-vous-en dici, cria-t-elle encore plus vivement, et ne me parlez pas de vos entranements, de vos vilenies!Elle voulut sortir, mais elle faillit tomber et saccrocha au dossier dune chaise pour se soutenir. Le visage dOblonsky sassombrit, ses yeux taient pleins de larmes.Dolly! dit-il presque en pleurant. Au nom de Dieu, pense aux enfants: ils ne sont pas coupables. Il ny a de coupable que moi, punis-moi: dis-moi comment je puis expier. Je suis prt tout. Je suis coupable et nai pas de mots pour texprimer combien je le sens! Mais, Dolly, pardonne!Elle sassit. Il coutait cette respiration oppresse avec un sentiment de piti infinie. Plusieurs fois elle essaya de parler sans y parvenir. Il attendait.Tu penses aux enfants quand il sagit de jouer avec eux, mais, moi, jy pense en comprenant ce quils ont perdu, dit-elle en rptant une des phrases quelle avait prpares pendant ces trois jours.Elle lui avait dittu, il la regarda avec reconnaissanceet fit un mouvement pour prendre sa main, mais elle sloigna de lui avec dgot.Je ferai tout au monde pour les enfants, mais je ne sais ce que je dois dcider: faut-il les emmener loin de leur pre ou les laisser auprs dun dbauch, oui, dun dbauch? Voyons, aprs ce qui sest pass, dites-moi sil est possible que nous vivions ensemble? Est-ce possible? rpondez donc? rpta-t-elle en levant la voix. Lorsque mon mari, le pre de mes enfants, est en liaison avec leur gouvernante Mais que faire? que faire? interrompit-il dune voix dsole, baissant la tte et ne sachant plus ce quil disait. Vous me rvoltez, vous me rpugnez, cria-t-elle, sanimant de plus en plus. Vos larmes sont de leau. Vous ne mavez jamais aime; vous navez ni cur ni honneur. Vous ne mtes plus quun tranger, oui, tout fait un tranger, et elle rpta avec colre ce mot terrible pour elle, untranger.Il la regarda surpris et effray, ne comprenant pas combien il exasprait sa femme par sa piti. Ctait le seul sentiment, Dolly le sentait trop bien, quil prouvt encore pour elle; lamour tait jamais teint.En ce moment un des enfants pleura dans la chambre voisine, et la physionomie de Daria Alexandrovna sadoucit, comme celle dune personne qui revient la ralit; elle sembla hsiterun moment, puis, se levant vivement, elle se dirigea vers la porte.Elle aime cependantmonenfant, pensa Oblonsky, remarquant leffet produit par le cri du petit. Comment alors me prendrait-elle en horreur? Dolly, encore un mot! insista-t-il en la suivant. Si vous me suivez, jappelle les domestiques, les enfants! quils sachent tous que vous tes un lche! Je pars aujourdhui, et vous navez qu vivre ici avec votre matresse!Elle sortit en fermant violemment la porte.Stpane Arcadivitch soupira, sessuya la figure et quitta doucement la chambre.Matvei prtend que cela sarrangera, mais comment? Je nen vois pas le moyen. Cest affreux! et comme elle a cri dune faon vulgaire! se dit-il en pensant aux motslcheetmatresse. Pourvu que les femmes de chambre naient rien entendu.Ctait un vendredi; dans la salle manger lhorloger remontait la pendule; Oblonsky, en le voyant, se souvint que la rgularit de cet Allemand chauve lui avait fait dire un jour quil devait tre remont lui-mme pour toute sa vie, dans le but de remonter les pendules. Le souvenir de cette plaisanterie le fit sourire.Et qui sait au bout du compte si Matvei na pas raison, pensa-t-il, et si cela ne sarrangera pas? Matvei, cria-t-il, quon prpare tout au petit salon pour recevoir Anna Arcadievna. Cest bien, rpondit le vieux domestique apparaissant aussitt. Monsieur ne dnera pas la maison? demanda-t-il en aidant son matre endosser sa fourrure. Cela dpend. Tiens, voici pour la dpense, dit Oblonsky en tirant un billet de dix roubles de son portefeuille. Est-ce assez? Assez ou pas assez, on sarrangera, rpondit Matvei, fermant la portire de la voiture et remontant le perron.Pendant ce temps, Dolly, avertie du dpart de son mari par le bruit que fit la voiture en sloignant, rentrait dans sa chambre, son seul refuge au milieu des soucis qui lassigeaient. LAnglaise et la bonne lavaient accable de questions; quels vtements fallait-il mettre aux enfants? pouvait-on donner du lait au petit? fallait-il faire chercher un autre cuisinier?Laissez-moi tranquille, leur avait-elle dit en rentrant chez elle pour sasseoir la place o elle avait parl son mari. L, serrant lune contre lautre ses mains amaigries dont les doigts ne retenaient plus les bagues, elle repassa leur entretien dans sa mmoire.Il est parti! mais a-t-il rompu avecelle?Se peut-il quillavoie encore? Pourquoi ne le lui ai-je pas demand? Non, non, nous ne pouvons plus vivre ensemble! Et, vivant sous le mme toit, nous nen resterons pas moins trangers, trangers pour toujours! rpta-t-elle avec une insistanceparticulire sur ce dernier mot si cruel. Comme je laimais, mon Dieu! et comme je laime encore mme maintenant! Peut-tre ne lai-je jamais plus aim! et ce quil y a de plus dur Elle fut interrompue par lentre de Matrona Philmonovna:Ordonnez au moins quon aille chercher mon frre, dit celle-ci; il fera le dner, sinon ce sera comme hier, les enfants nauront pas encore mang six heures. Cest bon, je vais venir et donner des ordres. A-t-on fait chercher du lait frais? Et l-dessus, Daria Alexandrovna se plongea dans ses proccupations quotidiennes et y noya pour un moment sa douleur.

V

Stpane Arcadivitch avait fait de bonnes tudes grce dheureux dons naturels; mais il tait paresseux et lger et, par suite de ces dfauts, tait sorti un des derniers de lcole. Quoiquil et toujours men une vie dissipe, quil net quuntchinmdiocre et un ge peu avanc, il nen occupait pas moins une place honorable qui rapportait de bons appointements, celle de prsident dun des tribunaux de Moscou. Il avait obtenu cet emploi par la protection du mari de sa sur Anna, Alexis Alexandrovitch Karnine, un des membres les plus influents du ministre. Mais, dfaut de Karnine, des centaines dautres personnes, frres, surs, cousins, oncles, tantes, lui auraient procur cette place, ou toute autre du mme genre, ainsi que les six mille roubles quil lui fallait pour vivre, ses affaires tant peu brillantes malgr la fortune assez considrable de sa femme. Stpane Arcadivitch comptait la moiti de Moscou et de Ptersbourg dans sa parent et dans ses relations damiti; il tait n au milieu des puissants de ce monde. Un tiers des personnages attachs la cour et au gouvernement avaient t amis de son pre et lavaient connu, lui, en brassires; le second tiers le tutoyait; le troisime tait compos de ses bons amis; par consquent il avait pour allis tous les dispensateurs des biens de la terre sous forme demplois, de fermes, de concessions, etc.; et ils ne pouvaient ngliger un des leurs. Oblonsky neut donc aucune peine se donner pour obtenir une place avantageuse; il ne sagissait que dviter des refus, des jalousies, des querelles, des susceptibilits, ce qui lui tait facile cause de sa bont naturelle. Il aurait trouv plaisant quon lui refust la place et le traitement dont il avait besoin. Quexigeait-il dextraordinaire? Il ne demandait que ce que ses contemporains obtenaient, et se sentait aussi capable quun autre de remplir ces fonctions.On naimait pas seulement Stpane Arcadivitch cause de son bon et aimable caractre et de sa loyaut indiscutable. Il y avait encore dans sonextrieur brillant et attrayant, dans ses yeux vifs, ses sourcils noirs, ses cheveux, son teint anim, dans lensemble de sa personne, une influence physique qui agissait sur ceux qui le rencontraient. Ah! Stiva! Oblonsky! le voil! scriait-on presque toujours avec un sourire de plaisir quand on lapercevait; et quoiquil ne rsultt rien de particulirement joyeux de cette rencontre, on ne se rjouissait pas moins de le revoir encore le lendemain et le surlendemain.Aprs avoir rempli pendant trois ans la place de prsident, Stpane Arcadivitch stait acquis non seulement lamiti, mais encore la considration de ses collgues, infrieurs et suprieurs, aussi bien que celle des personnes que les affaires mettaient en rapport avec lui. Les qualits qui lui valaient cette estime gnrale taient: premirement, une extrme indulgence pour chacun, fonde sur le sentiment de ce qui lui manquait lui-mme; secondement, un libralisme absolu, non pas le libralisme prn par son journal, mais celui qui coulait naturellement dans ses veines et le rendait galement affable pour tout le monde, quelque condition quon appartnt; et, troisimement surtout, une complte indiffrence pour les affaires dont il soccupait, ce qui lui permettait de ne jamais se passionner et par consquent de ne pas se tromper.En arrivant au tribunal, il se rendit son cabinet particulier, gravement accompagn du suisse quiportait son portefeuille, pour y revtir son uniforme avant de passer dans la salle du conseil. Les employs de service se levrent tous sur son passage, et le salurent avec un sourire respectueux. Stpane Arcadivitch se hta, comme toujours, de se rendre sa place et sassit, aprs avoir serr la main aux autres membres du conseil. Il plaisanta et causa dans la juste mesure des convenances et ouvrit la sance. Personne ne savait comme lui rester dans le ton officiel avec une nuance de simplicit et de bonhomie fort utile lexpdition agrable des affaires. Le secrtaire sapprocha dun air dgag, mais respectueux, commun tous ceux qui entouraient Stpane Arcadivitch, lui apporta des papiers et lui adressa la parole sur le tonfamilieretlibralintroduit par lui.Nous sommes enfin parvenus obtenir les renseignements de ladministration du gouvernement de Penza; si vous permettez, les voici. Enfin vous les avez! dit Stpane Arcadivitch en feuilletant les papiers du doigt. Alors, messieurs Et la sance commena.Sils pouvaient se douter, pensait-il tout en penchant la tte dun air important pendant la lecture du rapport, combien leur prsident avait, il y a une demi-heure, la mine dun gamin coupable! et ses yeux riaient.Le conseil devait durer sans interruption jusqu deux heures, puis venait le djeuner. Il ntait pas encore deux heures lorsque les grandes portes vitresde la salle souvrirent, et quelquun entra. Tous les membres du conseil, contents dune petite diversion, se retournrent; mais lhuissier de garde fit aussitt sortir lintrus et referma les portes derrire lui.Quand le rapport fut termin, Stpane Arcadivitch se leva et, sacrifiant au libralisme de lpoque, tira ses cigarettes en pleine salle de conseil avant de passer dans son cabinet. Deux de ses collgues, Nikitine, un vtran au service, et Grinewitch, gentilhomme de la chambre, le suivirent.Nous aurons le temps de terminer aprs le djeuner, dit Oblonsky. Je crois bien, rpondit Nikitine. Ce doit tre un fameux coquin que ce Famine, dit Grinewitch en faisant allusion lun des personnages de laffaire quils avaient tudie.Stpane Arcadivitch fit une lgre grimace comme pour faire entendre Grinewitch quil ntait pas convenable dtablir un jugement anticip, et ne rpondit pas.Qui donc est entr dans la salle? demanda-t-il lhuissier. Quelquun est entr sans permission, Votre Excellence, pendant que javais le dos tourn; il vous demandait. Quand les membres du Conseil sortiront, lui ai-je dit. O est-il? Probablement dans le vestibule, car il tait l tout lheure. Le voici, ajouta lhuissier en dsignantun homme fortement constitu, barbe frise, qui montait lgrement et rapidement les marches uses de lescalier de pierre, sans prendre la peine dter son bonnet de fourrure. Un employ, qui descendait, le portefeuille sous le bras, sarrta pour regarder dun air peu bienveillant les pieds du jeune homme, et se tourna pour interroger Oblonsky du regard. Celui-ci, debout au haut de lescalier, le visage anim encadr par son collet brod duniforme, spanouit encore plus en reconnaissant larrivant.Cest bien lui! Levine, enfin! scria-t-il avec un sourire affectueux, quoique lgrement moqueur, en regardant Levine qui sapprochait. Comment, tu ne fais pas le dgot, et tu viens me chercher dans ce mauvais lieu? dit-il, ne se contentant pas de serrer la main de son ami, mais lembrassant avec effusion. Depuis quand es-tu ici? Jarrive et javais grande envie de te voir, rpondit Levine timidement, en regardant autour de lui avec mfiance et inquitude. Eh bien, allons dans mon cabinet, dit Stpane Arcadivitch qui connaissait la sauvagerie mle damour-propre et de susceptibilit de son ami; et, comme sil se ft agi dviter un danger, il le prit par la main pour lemmener.Stpane Arcadivitch tutoyait presque toutes ses connaissances, des vieillards de soixante ans, des jeunes gens de vingt, des acteurs, des ministres, des marchands, des gnraux, tous ceux avec lesquels il prenait du champagne, et avec qui nen prenait-ilpas? Dans le nombre des personnes ainsi tutoyes aux deux extrmes de lchelle sociale, il y en aurait eu de bien tonnes dapprendre quelles avaient, grce Oblonsky, quelque chose de commun entre elles. Mais lorsque celui-ci rencontrait en prsence de ses infrieurs un de ses tutoyshonteux, comme il appelait en riant plusieurs de ses amis, il avait le tact de les soustraire une impression dsagrable. Levine ntait pas un tutoyhonteux, ctait un camarade denfance, cependant Oblonsky sentait quil lui serait pnible de montrer leur intimit tout le monde; cest pourquoi il sempressa de lemmener. Levine avait presque le mme ge quOblonsky et ne le tutoyait pas seulement par raison de champagne, ils saimaient malgr la diffrence de leurs caractres et de leurs gots, comme saiment des amis qui se sont lis dans leur premire jeunesse. Mais, ainsi quil arrive souvent des hommes dont la sphre daction est trs diffrente, chacun deux, tout en approuvant par le raisonnement la carrire de son ami, la mprisait au fond de lme, et croyait la vie quil menait lui-mme la seule rationnelle. laspect de Levine, Oblonsky ne pouvait dissimuler un sourire ironique. Combien de fois ne lavait-il pas vu arriver de la campagne o il faisait quelque chose (Stpane Arcadivitch ne savait pas au juste quoi, et ne sy intressait gure), agit, press, un peu gn, irrit de cette gne, et apportant gnralement des points de vue tout fait nouveaux et inattendus sur la vie et les choses.Stpane Arcadivitch en riait et sen amusait. Levine, de son ct, mprisait le genre dexistence que son ami menait Moscou, traitait son service de plaisanterie et sen moquait. Mais Oblonsky prenait gaiement la plaisanterie, en homme sr de son fait, tandis que Levine riait sans conviction et se fchait.Nous tattendions depuis longtemps, dit Stpane Arcadivitch en entrant dans son cabinet et en lchant la main de Levine comme pour prouver quici tout danger cessait. Je suis bien heureux de te voir, continua-t-il. Eh bien, comment vas-tu? que fais-tu? quand es-tu arriv?Levine se taisait et regardait les figures inconnues pour lui des deux collgues dOblonsky; la main de llgant Grinewitch aux doigts blancs et effils, aux ongles longs, jaunes et recourbs du bout, avec dnormes boutons brillant sur ses manchettes, absorbait visiblement toute son attention. Oblonsky sen aperut et sourit.Permettez-moi, messieurs, de vous faire faire connaissance: mes collgues Philippe-Ivanitch Nikitine, Michel-Stanislavowitch Grinewitch, puis (se tournant vers Levine), un propritaire, un homme nouveau, qui soccupe des affaires du semstvo, un gymnaste qui enlve cinq pouds dune main, un leveur de bestiaux, un chasseur clbre, mon ami Constantin-Dmitrievitch Levine, le frre de Serge Ivanitch Kosnichef. Charm, rpondit le plus g. Jai lhonneur de connatre votre frre Serge Ivanitch, dit Grinewitch en tendant sa main aux doigts effils.Le visage de Levine se rembrunit; il serra froidement la main quon lui tendait, et se tourna vers Oblonsky. Quoiquil et beaucoup de respect pour son demi-frre, lcrivain connu de toute la Russie, il ne lui en tait pas moins dsagrable quon sadresst lui, non comme Constantin Levine, mais comme au frre du clbre Kosnichef.Non, je ne moccupe plus daffaires. Je me suis brouill avec tout le monde et ne vais plus aux assembles, dit-il en sadressant Oblonsky. Cela sest fait bien vite, scria celui-ci en souriant. Mais comment? pourquoi? Cest une longue histoire que je te raconterai quelque jour, rpondit Levine, ce qui ne lempcha pas de continuer. Pour tre bref, je me suis convaincu quil nexiste et ne peut exister aucune action srieuse exercer dans nos questions provinciales. Dune part, on joue au parlement, et je ne suis ni assez jeune, ni assez vieux pour mamuser de joujoux, et dautre part cest il hsita un moyen pour lacoteriedu district de gagner quelques sous. Autrefois il y avait les tutelles, les jugements; maintenant il y a le semstvo, non pas pour y prendre des pots de vin, mais pour en tirer des appointements sans les gagner. Il dit ces paroles avec chaleur et de lair dun homme qui croit que son opinion trouvera des contradicteurs.H, h! Mais te voil, il me semble, dans une nouvelle phase: tu deviens conservateur! dit Stpane Arcadivitch. Au reste, nous en reparlerons plus tard. Oui, plus tard. Mais javais besoin de te voir, dit Levine en regardant toujours avec haine la main de Grinewitch.Stpane Arcadivitch sourit imperceptiblement.Et tu disais que tu ne porterais plus jamais dhabit europen? dit-il en examinant les vtements tout neufs de son ami, uvre dun tailleur franais. Je le vois bien, cest une nouvelle phase.Levine rougit tout coup, non comme fait un homme mr, sans sen apercevoir, mais comme un jeune garon qui se sent timide et ridicule, et qui nen rougit que davantage. Cette rougeur enfantine donnait son visage intelligent et mle un air si trange, quOblonsky cessa de le regarder.Mais o donc nous verrons-nous? Jai besoin de causer avec toi, dit Levine.Oblonsky rflchit.Sais-tu? nous irons djeuner chez Gourine et nous y causerons; je suis libre jusqu trois heures. Non, rpondit Levine, aprs un moment de rflexion, il me faut faire encore une course. Eh bien alors, dnons ensemble. Dner? mais je nai rien de particulier te dire, rien que deux mots te demander; nous bavarderons plus tard. Dans ce cas, dis les deux mots tout de suite, nous causerons dner. Ces deux mots, les voici, dit Levine; au reste, ils nont rien de particulier.Son visage prit une expression mchante qui ne tenait qu leffort quil faisait pour vaincre sa timidit.Que font les Cherbatzky? Tout va-t-il comme par le pass?Stpane Arcadivitch savait depuis longtemps que Levine tait amoureux de sa belle-sur, Kitty; il sourit et ses yeux brillrent gaiement.Tu as dit deux mots, mais je ne puis rpondre de mme, parce que Excuse-moi un instant.Le secrtaire entra en ce moment, toujours respectueusement familier, avec le sentiment modeste, propre tous les secrtaires, de sa supriorit en affaires sur son chef. Il sapprocha dOblonsky et, sous une forme interrogative, se mit lui expliquer une difficult quelconque; sans attendre la fin de lexplication, Stpane Arcadivitch lui posa amicalement la main sur le bras.Non, faites comme je vous lai demand, dit-il en adoucissant son observation dun sourire; et, aprs avoir brivement expliqu comment il comprenait laffaire, il repoussa les papiers en disant: Faites ainsi, je vous en prie, Zahar Nikitich.Le secrtaire sloigna confus. Levine, pendant cette petite confrence, avait eu le temps de seremettre, et, debout derrire une chaise sur laquelle il stait accoud, il coutait avec une attention ironique.Je ne comprends pas, je ne comprends pas, dit-il. Quest-ce que tu ne comprends pas? rpondit Oblonsky en souriant aussi et en cherchant une cigarette; il sattendait une sortie quelconque de Levine. Je ne comprends pas ce que vous faites, dit Levine en haussant les paules. Comment peux-tu faire tout cela srieusement? Pourquoi? Mais parce que cela ne signifie rien. Tu crois cela? Nous sommes surchargs de besogne, au contraire. De griffonnages! Eh bien oui, tu as un don spcial pour ces choses-l, ajouta Levine. Tu veux dire quil y a quelque chose qui me manque? Peut-tre bien! Cependant je ne puis mempcher dadmirer ton grand air et de me glorifier davoir pour ami un homme si important. En attendant, tu nas pas rpondu ma question, ajouta-t-il en faisant un effort dsespr pour regarder Oblonsky en face. Allons, allons, tu y viendras aussi. Cest bon tant que tu as trois mille dissiatines dans le district de Karasinsk, des muscles comme les tiens et la fracheur dune petite fille de douze ans: mais tu yviendras tout de mme. Quant ce que tu me demandes, il ny a pas de changements, mais je regrette que tu sois rest si longtemps sans venir. Pourquoi? demanda Levine. Parce que rpondit Oblonsky, mais nous en causerons plus tard. Quest-ce qui tamne? Nous parlerons de cela aussi plus tard, dit Levine en rougissant encore jusquaux oreilles. Cest bien, je comprends, fit Stpane Arcadivitch. Vois-tu, je taurais bien pri de venir dner chez moi, mais ma femme est souffrante; si tu veuxlesvoir, tu les trouveras au Jardin zoologique, de quatre cinq; Kitty patine. Vas-y, je te rejoindrai et nous irons dner quelque part ensemble. Parfaitement; alors, au revoir. Fais attention, noublie pas! je te connais, tu es capable de repartir subitement pour la campagne! scria en riant Stpane Arcadivitch. Non, bien sr, je viendrai.Levine sortit du cabinet et se souvint seulement de lautre ct de la porte quil avait oubli de saluer les collgues dOblonsky.Ce doit tre un personnage nergique, dit Grinewitch quand Levine fut sorti. Oui, mon petit frre, dit Stpane Arcadivitch en hochant la tte, cest un gaillard qui a de la chance! trois mille dissiatines dans le district de Karasinsk! il a lavenir pour lui, et quelle jeunesse! Ce nest pas comme nous autres! Vous navez gure vous plaindre pour votre part, Stpane Arcadivitch. Si, tout va mal, rpondit Stpane Arcadivitch en soupirant profondment.

VILorsque Oblonsky lui avait demand pourquoi il tait venu Moscou, Levine avait rougi, et sen voulait davoir rougi; mais pouvait-il rpondre: Je viens demander ta belle-sur en mariage? Tel tait cependant lunique but de son voyage.Les familles Levine et Cherbatzky, deux vieilles familles nobles de Moscou, avaient toujours t en rapports damiti. Lintimit stait resserre pendant les tudes de Levine lUniversit de Moscou, cause de sa liaison avec le jeune prince Cherbatzky, frre de Dolly et de Kitty, qui suivait les mmes cours que lui. Dans ce temps-l Levine allait frquemment dans la maison Cherbatzky et, quelque trange que cela puisse paratre, tait amoureux de la maison tout entire, spcialement de la partie fminine de la famille. Ayant perdu sa mre sans lavoir connue, et nayant quune sur beaucoup plus ge que lui, ce fut dans la maison Cherbatzky quil trouva cet intrieur intelligent et honnte, propre aux anciennes familles nobles, dont la mort de ses parents lavait priv. Tous les membres de cette famille, mais principalement les femmes, luiapparaissaient entours dun nimbe mystrieux et potique. Non seulement il ne leur dcouvrait aucun dfaut, mais il leur supposait encore les sentiments les plus levs, les perfections les plus idales. Pourquoi ces trois jeunes demoiselles devaient parler franais et anglais de deux jours lun; pourquoi elles devaient, tour de rle, jouer du piano (les sons de cet instrument montaient jusqu la chambre o travaillaient les tudiants); pourquoi des matres de littrature franaise, de musique, de danse, de dessin, se succdaient dans la maison; pourquoi, certaines heures de la journe, les trois demoiselles, accompagnes de Mlle Linon, devaient sarrter en calche au boulevard de la Tversko et, sous la garde dun laquais en livre, se promener dans leurs pelisses de satin (Dolly en avait une longue, Nathalie une demi-longue, et Kitty une toute courte, qui montrait ses petites jambes bien faites, serres dans des bas rouges): ces choses et beaucoup dautres lui restaient incomprhensibles. Mais il savait que tout ce qui se passait dans cette sphre mystrieuse tait parfait, et ce mystre le rendait amoureux.Il avait commenc par sprendre de Dolly lane, pendant ses annes dtudes; celle-ci pousa Oblonsky; il crut alors aimer la seconde, car il sentait quil devait ncessairement aimer lune des trois, sans savoir au juste laquelle. Mais Nathalie eut peine fait son entre dans le monde, quon la maria au diplomate Lvof. Kitty ntait quune enfant quand Levine quitta lUniversit. Le jeune Cherbatzky,peu aprs son admission dans la marine, se noya dans la Baltique, et les relations de Levine avec sa famille devinrent plus rares, malgr lamiti qui le liait Oblonsky. Au commencement de lhiver cependant, tant venu Moscou, aprs une anne passe la campagne, il revit les Cherbatzky et comprit alors laquelle des trois il tait destin aimer.Rien de plus simple, en apparence, que de demander en mariage la jeune princesse Cherbatzky; un homme de trente-deux ans, de bonne famille, dune fortune convenable, avait toute chance de passer pour un beau parti, et vraisemblablement il aurait t bien accueilli. Mais Levine tait amoureux; Kitty lui paraissait une crature si accomplie, dune supriorit si idale, et il se jugeait au contraire si dfavorablement, quil nadmettait pas quon le trouvt digne daspirer cette alliance.Aprs avoir pass deux mois Moscou comme en rve, rencontrant Kitty chaque jour dans le monde, o il tait retourn cause delle, il repartit subitement pour la campagne, aprs avoir dcid que ce mariage tait impossible. Quelle position dans le monde, quelle carrire convenable et bien dfinie offrait-il aux parents? Tandis que ses camarades taient, les uns colonels et aides de camp, dautres professeurs distingus, directeurs de banque et de chemin de fer, ou prsidents de tribunal, comme Oblonsky, que faisait-il, lui, trente-deux ans? Il soccupait de ses terres, levait des bestiaux, construisait des btimentsde ferme et chassait la bcasse, cest--dire quil avait pris le chemin de ceux qui, aux yeux du monde, nont pas su en trouver dautre; il ne se faisait aucune illusion sur la faon dont on pouvait le juger, et croyait passer pour un pauvre garon, sans grande capacit.Comment, dailleurs, la charmante et potique jeune fille pouvait-elle aimer un homme aussi laid et surtout aussi peu brillant que lui? Ses anciennes relations avec Kitty, qui, cause de sa liaison avec le frre quelle avait perdu, taient celles dun homme fait avec une enfant, lui semblaient un obstacle de plus.On pouvait bien, pensait-il, aimer damiti un brave garon aussi ordinaire que lui, mais il fallait tre beau et pouvoir dployer les qualits dun homme suprieur, pour tre aim dun amour comparable celui quil prouvait. Il avait bien entendu dire que les femmes sprennent souvent dhommes laids et mdiocres, mais il nen croyait rien et jugeait les autres daprs lui-mme, qui ne pouvait aimer quune femme remarquable, belle et potique.Toutefois, aprs avoir pass deux mois la campagne dans la solitude, il se convainquit que le sentiment qui labsorbait ne ressemblait pas aux enthousiasmes de sa premire jeunesse, et quil ne pourrait vivre sans rsoudre cette grande question: serait-il accept, oui ou non? Rien ne prouvait, aprs tout, quil serait refus. Il partit donc pour Moscou avec la ferme intention de se dclarer et de se marier sion lagrait. Sinon il ne pouvait imaginer ce quil deviendrait!

VIILevine, arriv Moscou par le train du matin, stait arrt chez son demi-frre, Kosnichef. Aprs avoir fait sa toilette, il tait entr dans le cabinet de travail de celui-ci en se proposant de lui raconter tout et de lui demander conseil; mais son frre ntait pas seul. Il causait avec un clbre professeur de philosophie, venu de Kharhoff tout exprs pour claircir un malentendu survenu entre eux au sujet dune question scientifique. Le professeur tait en guerre contre le matrialisme; Serge Kosnichef suivait sa polmique avec intrt et lui avait adress quelques objections aprs avoir lu son dernier article. Il reprochait au professeur les concessions trop larges quil faisait au matrialisme, et celui-ci tait venu sexpliquer lui-mme. La conversation roulait sur la question la mode: Y a-t-il une limite entre les phnomnes psychiques et physiologiques dans les actions de lhomme, et o se trouve cette limite?Serge Ivanitch accueillit son frre avec le sourire froidement aimable qui lui tait habituel et, aprs lavoir prsent au professeur, continua lentretien. Celui-ci, un petit homme lunettes, au front troit, sarrta un moment pour rpondre au salut de Levine, puis reprit la conversation sans lui accorder aucuneattention. Levine sassit en attendant son dpart et sintressa bientt au sujet de la discussion. Il avait lu dans des revues les articles dont on parlait, et les avait lus en y prenant lintrt gnral quun homme qui a tudi les sciences naturelles lUniversit peut prendre au dveloppement de ces sciences; jamais il navait fait de rapprochements entre ces questions savantes sur lorigine de lhomme, sur laction rflexe, la biologie, la sociologie, et celles qui le proccupaient de plus en plus, le but de la vie et la mort.Il remarqua, en suivant la conversation, que les deux interlocuteurs tablissaient un certain lien entre les questions scientifiques et celles qui touchaient lme; par moments il croyait quils allaient enfin aborder ce sujet, mais chaque fois quils en approchaient, ctait pour sen loigner aussitt avec une certaine hte, et senfoncer dans le domaine des distinctions subtiles, des rfutations, des citations, des allusions, des renvois aux autorits, et cest peine sil pouvait les comprendre.Je ne puis accepter la thorie de Keis, disait Serge Ivanitch dans son langage lgant et correct, et admettre que toute ma conception du monde extrieur drive uniquement de mes sensations. Le principe de toute connaissance, le sentiment deltre, de lexistence, nest pas venu par les sens; il nexiste pas dorgane spcial pour produire cette conception. Oui, mais Wurst et Knaust et Pripasof vousrpondront que vous avez la connaissance de votre existence uniquement par suite dune accumulation de sensations, en un mot, quelle nest que le rsultat des sensations. Wurst dit mme que l o la sensation nexiste pas, la conscience de lexistence est absente. Je dirai au contraire, rpliqua Serge Ivanitch.Levine remarqua encore une fois quau moment de toucher au point capital, selon lui, ils allaient sen loigner, et se dcida faire au professeur la question suivante:Dans ce cas, si mes sensations nexistent plus, si mon corps est mort, il ny a plus dexistence possible?Le professeur regarda ce singulier questionneur dun air contrari et comme bless de cette interruption: que voulait cet intrus qui ressemblait plus un paysan qu un philosophe? Il se tourna vers Serge Ivanitch, mais celui-ci ntait pas beaucoup prs aussi exclusif que le professeur et pouvait, tout en discutant avec lui, comprendre le point de vue simple et rationnel qui avait suggr la question; il rpondit en souriant:Nous navons pas encore le droit de rsoudre cette question. Nous navons pas de donnes suffisantes, continua le professeur en reprenant ses raisonnements. Non, je prtends que si, comme le dit clairement Pripasof, les sensations sont fondes sur des impressions,nous nen devons que plus svrement distinguer ces deux notions.Levine ncoutait plus et attendit le dpart du professeur.

VIIICelui-ci parti, Serge Ivanitch se tourna vers son frre:Je suis content de te voir. Es-tu venu pour longtemps? comment vont les affaires?Levine savait que son frre an sintressait peu aux questions agronomiques et faisait une concession en lui en parlant; aussi se borna-t-il rpondre au sujet de la vente du bl et de largent quil avait touch sur le domaine quils possdaient indivis. Son intention formelle avait t de causer avec son frre de ses projets de mariage, et de lui demander conseil; mais, aprs cette conversation avec le professeur et en prsence du ton involontairement protecteur dont Serge lavait questionn sur leurs intrts de campagne, il ne se sentit plus la force de parler et pensa que son frre Serge ne verrait pas les choses comme il aurait souhait quil les vt.Comment marchent les affaires du semstvo chez vous? demanda Serge Ivanitch, qui sintressait ces assembles provinciales et leur attribuait une grande importance. Je nen sais vraiment rien. Comment cela se fait-il? ne fais-tu pas partie de ladministration? Non, jy ai renonc; je ne vais plus aux assembles, rpondit Levine. Cest bien dommage, murmura Serge en fronant le sourcil.Pour se disculper, Levine raconta ce qui se passait aux runions du district.Cest toujours ainsi! interrompit Serge Ivanitch, voil comme nous sommes, nous autres Russes! Peut-tre est-ce un bon trait de notre nature que cette facult de constater nos erreurs, mais nous lexagrons, nous nous plaisons dans lironie, qui jamais ne fait dfaut notre langue. Si lon donnait nos droits, ces mmes institutions provinciales, quelque autre peuple de lEurope, Allemands ou Anglais, ils sauraient en extraire la libert, tandis que, nous autres, nous ne savons quen rire! Quy faire? rpondit Levine dun air coupable. Ctait mon dernier essai. Jy ai mis toute mon me; je ny puis plus rien; je suis incapable de Incapable! interrompit Serge Ivanitch: tu nenvisages pas la chose comme il le faudrait. Cest possible, rpondit Levine accabl. Sais-tu que notre frre Nicolas est de nouveau ici?Nicolas tait le frre an de Constantin et le demi-frre de Serge; ctait un homme perdu, qui avait mang la plus grande partie de sa fortune, et staitbrouill avec ses frres pour vivre dans un monde aussi fcheux qutrange.Que dis-tu l? scria Levine effray. Comment le sais-tu? Prokofi la vu dans la rue. Ici, Moscou? O est-il? et Levine se leva, comme sil et voulu aussitt courir le trouver. Je regrette de tavoir dit cela, dit Serge en hochant la tte la vue de lmotion de son frre. Jai envoy quelquun pour savoir o il demeurait et lui ai fait tenir sa lettre de change sur Troubine que jai paye. Voici ce quil ma rponduEt Serge tendit son frre un billet quil prit sous un presse papiers.Lvine lut ce billet dune criture trange et quil connaissait bien.Je demande humblement quon me laisse la paix. Cest tout ce que je rclame de mes chers frres. Nicolas Levine.Constantin resta debout devant Serge, le papier la main, sans lever la tte.Il veut bien visiblement moffenser, continua Serge, mais cela lui est impossible. Je souhaitais de tout cur de pouvoir laider, tout en sachant que je nen viendrais pas bout. Oui, oui, confirma Levine, je comprends et japprcie ta conduite envers lui, mais jirai le voir. Si cela te fait plaisir, vas-y, dit Serge, mais je ne te le conseille pas. Ce nest pas que je le craignepar rapport nos relations toi et moi, il ne saurait nous brouiller, mais cest pour toi que je te conseille de ny pas aller: tu ny pourras rien. Au reste, fais comme tu lentends. Peut-tre ny a-t-il vraiment rien faire, mais dans ce moment je ne saurais tre tranquille Je ne te comprends pas, dit Serge, mais ce que je comprends, ajouta-t-il, cest quil y a l pour nous une leon dhumilit. Depuis que notre frre Nicolas est devenu ce quil est, je considre ce quon appelle une bassesse avec plus dindulgence. Tu sais ce quil a fait? Hlas! cest affreux, affreux! rpondit Levine.Aprs avoir demand ladresse de Nicolas au domestique de Serge Ivanitch, Levine se mit en route pour aller le trouver, mais il changea dide et ajourna sa visite au soir. Avant tout, pour en avoir le cur net, il voulait dcider la question qui lavait amen Moscou. Il alla donc trouver Oblonsky et, aprs avoir appris o taient les Cherbatzky, se rendit l o il pensait rencontrer Kitty.

IXVers quatre heures, Levine quitta son isvostchik la porte du Jardin zoologique et, le cur battant, suivit le sentier qui menait aux montagnes de glace, prs de lendroit o lon patinait; il savait quillatrouverait l, car il avait aperu la voiture des Cherbatzky lentre.Il faisait un beau temps de gele; la porte du Jardin on voyait, rangs la file, des traneaux, des voitures de matre, des isvostchiks, des gendarmes. Le public se pressait dans les petits chemins frays autour des izbas dcores de sculptures en bois; les vieux bouleaux du Jardin, aux branches charges de givre et de neige, semblaient revtus de chasubles neuves et solennelles.Tout en suivant le sentier, Levine se parlait lui-mme: Du calme! il ne faut pas se troubler; que veux-tu? quas-tu? tais-toi, imbcile. Cest ainsi quil interpellait son cur.Mais plus il cherchait se calmer, plus lmotion le gagnait et lui coupait la respiration. Une personne de connaissance lappela au passage, Levine ne la reconnut mme pas. Il sapprocha des montagnes. Les traneaux glissaient, puis remontaient au moyen de chanes; ctait un cliquetis de ferrailles, un bruit de voix joyeuses et animes. quelques pas de l on patinait, et parmi les patineurs illareconnut bien vite, et sut quelle tait prs de lui par la joie et la terreur qui envahirent son me.Debout auprs dune dame, du ct oppos celui o Levine se trouvait, elle ne se distinguait de son entourage ni par sa pose ni par sa toilette; pour lui, elle ressortait dans la foule comme une rose parmi les orties, clairant de son sourire ce qui lenvironnait, illuminant tout de sa prsence. Oserai-jevraiment descendre sur la glace et mapprocher delle? pensa-t-il. Lendroit o elle se tenait lui parut un sanctuaire dont il craignait dapprocher, et il eut si peur quil sen fallut de peu quil ne repartt. Faisant un effort sur lui-mme il arriva cependant se persuader quelle tait entoure de gens de toute espce, et qu la rigueur il avait bien aussi le droit de venir patiner. Il descendit donc sur la glace, vitant de jeter les yeux sur elle comme sur le soleil, mais, de mme que le soleil, il navait pas besoin de la regarder pour la voir.On se runissait sur la glace, un jour de la semaine, entre personnes de connaissance. Il y avait l des matres dans lart du patinage qui venaient faire briller leurs talents, dautres qui faisaient leur apprentissage derrire des fauteuils, avec des gestes gauches et inquiets, de trs jeunes gens, et aussi de vieux messieurs, patinant par hygine; tous semblaient Levine des lus favoriss du ciel, parce quils taient dans le voisinage de Kitty. Et ces patineurs glissaient autour delle, la rattrapaient, lui parlaient mme, et nen semblaient pas moins samuser avec une indpendance desprit complte, comme sil et suffi leur bonheur que la glace ft bonne et le temps splendide!Nicolas Cherbatzky, un cousin de Kitty, vtu dune jaquette et de pantalons troits, tait assis sur un banc, les patins aux pieds, lorsquil aperut Levine.Ah! scria-t-il, le premier patineur de la Russie,le voil! Es-tu ici depuis longtemps? Mets donc vite tes patins, la glace est excellente. Je nai pas mes patins, rpondit Levine, tonn quon pt parler en prsence de Kitty avec cette libert desprit et cette audace, et ne la perdant pas de vue une seconde, quoiquil ne la regardt pas. Elle, visiblement craintive sur ses hautes bottines patins, slana vers lui, du coin o elle se tenait, suivie dun jeune garon en costume russe qui cherchait la dpasser en faisant les gestes dsesprs dun patineur maladroit. Kitty ne patinait pas avec sret; ses mains avaient quitt le petit manchon suspendu son cou par un ruban, et se tenaient prtes se raccrocher nimporte quoi; elle regardait Levine, quelle venait de reconnatre, et souriait de sa propre peur. Quand elle eut enfin heureusement pris son lan, elle donna un lger coup de talon et glissa jusqu son cousin Cherbatzky, sempara de son bras, et envoya Levine un salut amical. Jamais dans son imagination elle navait t plus charmante.Il lui suffisait toujours de penser elle pour voquer vivement le souvenir de toute sa personne, surtout celui de sa jolie tte blonde, lexpression enfantine de candeur et de bont, lgamment pose sur des paules dj belles. Ce mlange de grce denfant et de beaut de femme avait un charme particulier que Levine savait comprendre. Mais ce qui le frappait toujours en elle, comme une chose inattendue, ctait son regard modeste, calme, sincre, qui, joint son sourire, le transportait dans un monde enchant o il se sentait apais, adouci, avec les bons sentiments de sa premire enfance.Depuis quand tes-vous ici? demanda-t-elle en lui tendant la main. Merci, ajouta-t-elle en lui voyant ramasser le mouchoir tomb de son manchon. Moi? je suis arriv depuis peu, hier, cest--dire aujourdhui, rpondit Levine, si mu quil navait pas bien compris la question. Je voulais venir chez vous, dit-il, et, se rappelant aussitt dans quelle intention, il rougit et se troubla. Je ne savais pas que vous patiniez, et si bien.Elle le regarda avec attention, comme pour deviner la cause de son embarras.Votre loge est prcieux. Il sest conserv ici une tradition sur vos talents de patineur, dit-elle en secouant de sa petite main gante de noir les aiguilles de pin tombes sur son manchon. Oui, jai patin autrefois avec passion; je voulais arriver la perfection. Il me semble que vous faites tout avec passion, dit-elle en souriant. Je voudrais tant vous voir patiner. Mettez donc des patins, nous patinerons ensemble.Patiner ensemble! est-il possible! pensa-t-il en la regardant.Je vais les mettre tout de suite, dit-il.Et il courut chercher des patins.Il y a longtemps, monsieur, que vous ntesvenu chez nous, dit lhomme aux patins en lui tenant le pied pour visser le talon. Depuis vous, nous navons personne qui sy entende. Est-ce bien ainsi? dit-il en serrant la courroie. Cest bien, cest bien, dpche-toi seulement, rpondit Levine, ne pouvant dissimuler le sourire joyeux qui, malgr lui, clairait son visage. Voil la vie, voil le bonheur, pensait-il, faut-il lui parler maintenant? Mais jai peur de parler; je suis trop... heureux en ce moment, heureux au moins en esprance, tandis que Mais il le faut, il le faut! Arrire la faiblesse!Levine se leva, ta son paletot, et, aprs stre essay autour de la petite maison, slana sur la glace unie et glissa sans effort, dirigeant son gr sa course, tantt rapide, tantt ralentie. Il sapprocha delle avec crainte, mais un sourire de Kitty le rassura encore une fois.Elle lui donna la main et ils patinrent cte cte, augmentant peu peu la vitesse de leur course; et plus ils glissaient rapidement, plus elle lui serrait la main.Japprendrais bien plus vite avec vous, lui dit-elle, je ne sais pourquoi, jai confiance. Jai aussi confiance en moi, quand vous vous appuyez sur mon bras, rpondit-il, et aussitt il rougit, effray. Effectivement, peine eut-il prononc ces paroles, que, de mme que le soleil se cache derrire un nuage, toute lamabilit du visage de la jeune fille disparut, et Levine remarqua un jeu dephysionomie quil connaissait bien, et qui indiquait un effort de sa pense; une ride se dessina sur le front uni de Kitty. Il ne vous arrive rien de dsagrable? Du reste, je nai pas le droit de le demander, dit-il vivement. Pourquoi cela? Non, rpondit-elle froidement; et elle ajouta aussitt: Vous navez pas encore vu Mlle Linon? Pas encore. Venez la voir, elle vous aime tant. Quarrive-t-il? je lui ai fait de la peine! Seigneur, ayez piti de moi! pensa Levine tout en courant vers la vieille Franaise aux petites boucles grises, qui les surveillait de son banc. Elle le reut comme un vieil ami et lui montra tout son rtelier dans un sourire amical.Nous grandissons, nest-ce pas? dit-elle en dsignant Kitty des yeux, et nous prenons de lge.Tiny beardevient grand! continua la vieille institutrice en riant; et elle lui rappela sa plaisanterie sur les trois demoiselles quil appelait les trois oursons du conte anglais.Vous rappelez-vous que vous les nommiez ainsi?Il lavait absolument oubli, mais elle riait de cette plaisanterie depuis dix ans et y tenait toujours.Allez, allez patiner. Nest-ce pas que notre Kitty commence bien sy prendre?Quand Levine revint auprs de Kitty, il ne lui trouva plus le visage svre; ses yeux avaient repris leur expression franche et caressante, mais il lui sembla quelle avait un ton de tranquillit voulue, et il se sentit triste. Aprs avoir caus de la vieille gouvernante et de ses originalits, elle lui parla de sa vie lui.Ne vous ennuyez-vous vraiment pas la campagne? demanda-t-elle. Non, je ne mennuie pas; je suis trs occup, rpondit-il, sentant quelle lamenait au ton calme quelle avait rsolu de garder, et dont il ne saurait dsormais se dpartir, pas plus quil navait su le faire au commencement de lhiver. tes-vous venu pour longtemps? demanda Kitty. Je nen sais rien, rpondit-il sans penser ce quil disait. Lide de retomber dans le ton dune amiti calme et de retourner peut-tre chez lui sans avoir rien dcid le poussa la rvolte. Comment ne le savez-vous pas? Je nen sais rien, cela dpendra de vous, dit-il, et aussitt il fut pouvant de ses propres paroles.Nentendit-elle pas ces mots, ou ne voulut-elle pas les entendre? elle sembla faire un faux pas sur la glace et sloigna pour glisser vers Mlle Linon, lui dit quelques mots et se dirigea vers la petite maison o lon tait les patins.Mon Dieu, quai-je fait? Seigneur Dieu, aidez-moi,guidez-moi, priait Levine intrieurement, et, sentant quil avait besoin de faire quelque mouvement violent, il dcrivit avec fureur des courbes sur la glace.En ce moment, un jeune homme, le plus fort des nouveaux patineurs, sortit du caf, ses patins aux pieds et la cigarette la bouche; sans sarrter il courut vers lescalier, descendit les marches en sautant, sans mme changer la position de ses bras, et slana sur la glace.Cest un nouveau tour, se dit Levine, et il remonta lescalier pour limiter. Ne vous tuez pas, il faut de lhabitude, lui cria Nicolas Cherbatzky.Levine patina quelque temps avant de prendre son lan, puis il descendit lescalier en cherchant garder lquilibre avec ses mains; la dernire marche, il saccrocha, fit un mouvement violent pour se rattraper, reprit son quilibre, et slana en riant sur la glace.Quel brave garon, pensait pendant ce temps Kitty en entrant dans la petite maison, suivie de Mlle Linon, et en le regardant avec un sourire caressant, comme un frre bien-aim. Est-ce ma faute? Ai-je rien fait de mal? On prtend que cest de la coquetterie! Je sais bien que ce nest pas lui que jaime, mais je ne men sens pas moins contente auprs de lui: il est si bon! Mais pourquoi a-t-il dit cela? pensa-t-elle.Voyant Kitty partir avec sa mre qui venait lachercher, Levine, tout rouge aprs lexercice violent quil venait de prendre, sarrta et rflchit. Il ta ses patins et rejoignit la mre et la fille la sortie.Trs heureuse de vous voir, dit la princesse. Nous recevons, comme toujours, le jeudi. Aujourdhui, par consquent? Nous serons enchants de vous voir, rpondit-elle schement.Cette raideur affligea Kitty, qui ne put sempcher de chercher adoucir leffet produit par la froideur de sa mre. Elle se retourna vers Levine et lui cria en souriant:Au revoir!En ce moment, Stpane Arcadivitch, son chapeau plant de ct, le visage anim et les yeux brillants, entrait en vainqueur dans le Jardin. la vue de sa belle-mre, il prit une expression triste et confuse pour rpondre aux questions quelle lui adressa sur la sant de Dolly; puis, aprs avoir caus voix basse dun air accabl, il se redressa et prit le bras de Levine.Eh bien, partons-nous? Je nai fait que penser toi, et je suis trs content que tu sois venu, dit-il en le regardant dun air significatif. Allons, allons, rpondit lheureux Levine, qui ne cessait dentendre le son de cette voix lui disant au revoir, et de se reprsenter le sourire qui accompagnait ces mots. lhtel dAngleterre ou lErmitage? Cela mest gal. lhtel dAngleterre alors, dit Stpane Arcadivitch, qui choisissait ce restaurant parce quil y devait plus dargent qu lErmitage et quil trouvait, pour ainsi dire, indigne de lui, de le ngliger. Tu as un isvostchik: tant mieux, car jai renvoy ma voiture.Pendant tout le trajet, les deux amis gardrent le silence. Levine pensait ce que pouvait signifier le changement survenu en Kitty, et se rassurait pour retomber aussitt dans le dsespoir, et se rpter quil tait insens desprer. Malgr tout, il se sentait un autre homme, ne ressemblant en rien celui qui avait exist avant le sourire et les mots au revoir.Stpane Arcadivitch composait le menu.Tu aimes le turbot, nest-ce pas? demanda-t-il Levine au moment o ils arrivaient. Quoi? demanda Levine. Le turbot. Oui, jaime le turbot la folie.

XLevine lui-mme ne put sempcher de remarquer, en entrant dans le restaurant, lespce de rayonnement contenu exprim par la physionomie, par toute la personne de Stpane Arcadivitch. Celui-ci ta son paletot et, le chapeau pos de ct,savana jusqu la salle manger, donnant, tout en marchant, ses ordres au Tatare en habit noir, la serviette sous le bras, qui saccrochait lui. Saluant droite et gauche les personnes de connaissance qui, l comme ailleurs, le rencontraient avec plaisir, il sapprocha du buffet et prit un petit verre deau-de-vie. La demoiselle de comptoir, une Franaise frise, farde, couverte de rubans, de dentelles et de boucles, fut aussitt lobjet de son attention; il lui dit quelques mots qui la firent clater de rire. Quant Levine, la vue de cette femme, toute compose de faux cheveux et de poudre de riz, lui tait lapptit; il sen loigna avec hte et dgot. Son me tait remplie du souvenir de Kitty, et dans ses yeux brillaient le triomphe et le bonheur.Par ici, Votre Excellence: ici Votre Excellence ne sera pas drange, disait le vieux Tatare, tenace et obsquieux, dont la vaste tournure forait les deux pans de son habit scarter par derrire. Veuillez approcher, Votre Excellence, dit-il aussi Levine en signe de respect pour Stpane Arcadivitch dont il tait linvit.Il tendit en un clin dil une serviette frache sur la table ronde, dj couverte dune nappe, et place sous une girandole de bronze; puis il approcha deux chaises de velours, et, la serviette dune main, la carte de lautre, il se tint debout devant Stpane Arcadivitch, attendant ses ordres.Si Votre Excellence le dsirait, elle aurait uncabinet particulier sa disposition dans quelques instants: le prince Galitzine, avec une dame, va le laisser libre. Nous avons reu des hutres fraches. Ah! ah! des hutres!Stpane Arcadivitch rflchit.Si nous changions notre plan de campagne, Levine? dit-il en posant le doigt sur la carte; son visage exprimait une hsitation srieuse. Mais sont-elles bonnes, tes hutres? Fais attention. Des hutres de Flensbourg, Votre Excellence: il ny en a pas dOstende. Passe pour des hutres de Flensbourg. Mais sont-elles fraches? Elles sont arrives dhier. Eh bien, quen dis-tu? Si nous commencions par des hutres et si nous changions ensuite tout notre menu? Cela mest gal; pour moi, ce quil y a de meilleur, cest du chtchi[1]et de la kacha[2]; mais on ne trouve pas cela ici. Kacha la russe, si vous lordonnez? dit le Tatare en se penchant vers Levine comme une bonne vers lenfant quelle garde. Sans plaisanterie, tout ce que tu choisiras sera bien. Jai patin et je meurs de faim. Ne crois pas, ajouta-t-il en voyant une expression de mcontentement sur la figure dOblonsky, que je ne sachepas apprcier ton menu: je mangerai avec plaisir un bon dner. Il ne manquerait plus que cela! On a beau dire, cest un des plaisirs de cette vie, dit Stpane Arcadivitch. Dans ce cas, mon petit frre, donne-nous deux, et si cest trop peu, trois douzaines dhutres, une soupe avec des lgumes Printanire, reprit le Tatare.Mais Stpane Arcadivitch ne voulait pas lui laisser le plaisir dnumrer les plats en franais et continua:Avec des lgumes, tu sais? Ensuite, du turbot avec une sauce un peu paisse; puis du rosbif, mais fais attention quil soit point; un chapon, et enfin des conserves.Le Tatare, se rappelant que Stpane Arcadivitch naimait pas nommer les plats daprs la carte franaise, le laissa dire, mais il se donna ensuite le plaisir de rpter le menu selon les rgles: potage printanier, turbot sauce Beaumarchais, poularde lestragon, macdoine de fruits. Et aussitt, comme m par un ressort, il fit disparatre une carte pour en prsenter une autre, celle des vins, quil soumit Stpane Arcadivitch.Que boirons-nous? Ce que tu voudras, mais un peu de champagne, dit Levine. Comment? ds le commencement? Au fait, pourquoi pas? Aimes-tu la marque blanche?Cachet blanc, dit le Tatare. Bien: avec les hutres, ce sera assez. Quel vin de table servirai-je? Du Nuits; non, donne-nous le classique chablis. Servirai-jevotrefromage? Oui, du parmesan. Peut-tre en prfres-tu un autre? Non, cela mest gal, rpondit Levine qui ne pouvait sempcher de sourire.Le Tatare disparut en courant, les pans de son habit flottant derrire lui; cinq minutes aprs, il tait de retour, tenant dune main un plat dhutres et de lautre une bouteille.Stpane Arcadivitch chiffonna sa serviette, en couvrit son gilet, tendit tranquillement les mains, et entama le plat dhutres.Pas mauvaises, dit-il en enlevant les hutres de leurs cailles lune aprs lautre avec une petite fourchette dargent, et en les avalant au fur et mesure. Pas mauvaises, rpta-t-il en regardant tantt Levine, tantt le Tatare dun il satisfait et brillant.Levine mangea les hutres, quoiquil et prfr du pain et du fromage, mais il ne pouvait sempcher dadmirer Oblonsky. Le Tatare lui-mme, aprs avoir dbouch la bouteille et vers le vin mousseux dans de fines coupes de cristal, regarda Stpane Arcadivitch avec un sourire satisfait, tout en redressant sa cravate blanche.Tu naimes pas beaucoup les hutres? ditOblonsky en vidant son verre, ou bien tu es proccup? hein?Il avait envie de mettre Levine en gaiet, mais celui-ci, sans tre triste, tait gn; avec ce quil avait dans lme, il se trouvait mal laise dans ce restaurant, au milieu de ce va-et-vient, dans le voisinage de cabinets o lon dnait avec des dames; tout loffusquait, le gaz, les miroirs, le Tatare lui-mme. Il craignait de salir le sentiment qui remplissait son me.Moi? oui, je suis proccup; mais, en outre, ici tout me gne, dit-il. Tu ne saurais croire combien, pour un campagnard comme moi, tout ce milieu parat trange. Cest comme les ongles de ce monsieur que jai vu chez toi. Oui, jai remarqu que les ongles de ce pauvre Grinewitch tintressaient beaucoup. Je ny peux rien, rpondit Levine, tche de me comprendre et de te placer au point de vue dun campagnard. Nous autres, nous cherchons avoir des mains avec lesquelles nous puissions travailler; pour cela, nous nous coupons les ongles, et bien souvent nous retroussons nos manches. Ici, au contraire, on se laisse pousser les ongles tant quils veulent pousser, et, pour tre bien sr de ne rien pouvoir faire de ses mains, on accroche ses poignets des soucoupes en guise de boutons.Stpane Arcadivitch sourit gaiement.Mais cela prouve quil na pas besoin de travailler de ses mains: cest la tte qui travaille. Cest possible; nanmoins cela me semble trange, de mme que ce que nous faisons ici. la campagne, nous nous dpchons de nous rassasier afin de pouvoir nous remettre la besogne, et ici nous cherchons, toi et moi, manger le plus longtemps possible, sans nous rassasier: aussi nous mangeons des hutres. Cest certain, reprit Stpane Arcadivitch: mais nest-ce pas le but de la civilisation que de tout changer en jouissance? Si cest l son but, jaime autant rester un barbare. Tu les bien, va. Vous tes tous des sauvages dans votre famille.Levine soupira. Il pensa son frre Nicolas, se sentit mortifi, attrist, et son visage sassombrit; mais Oblonsky entama un sujet qui parvint immdiatement le distraire.Eh bien, viendras-tu ce soir chez nous, cest--dire chez les Cherbatzky? dit-il en clignant gaiement dun il et en repoussant les cailles dhutres pour prendre du fromage. Oui, certainement, rpondit Levine, quoiquil mait sembl que la princesse ne minvitt pas de bonne grce. Quelle ide! cest sa maniregrande dame, rpondit Stpane Arcadivitch. Je viendrai aussi aprs une rptition de chant chez la comtesse Bonine. Comment ne pas taccuser dtre sauvage? Explique-moi, par exemple, ta fuite de Moscou?Les Cherbatzky mont plus dune fois tourment de leurs questions sur ton compte, comme si je pouvais savoir quelque chose. Je ne sais que ceci, cest que tu fais toujours ce que personne ne songeait faire. Oui, rpondit Levine lentement et avec motion: tu as raison, je suis un sauvage, mais ce nest pas mon dpart qui la prouv, cest mon retour. Je suis revenu maintenant Es-tu heureux! interrompit Oblonsky en regardant les yeux de Levine. Pourquoi? Je reconnais la marque quils portent les chevaux ombrageux, et leurs yeux, les jeunes gens amoureux, dclama Stpane Arcadivitch: lavenir est toi. Et toi, nas-tu plus rien devant toi? Je nai que le prsent, et ce nest pas tout roses. Quy a-t-il? Cela ne va pas! Mais je ne veux pas tentretenir de moi, dautant plus que je ne puis texpliquer tout, rpondit Stpane Arcadivitch. Alors pourquoi es-tu venu Moscou? H! viens desservir! cria-t-il au Tatare. Tu le devines? rpondit Levine en ne quittant pas des yeux Stpane Arcadivitch. Je le devine, mais je ne puis ten parler le premier. Tu peux par ce dtail reconnatre si je devine juste ou non, dit Stpane Arcadivitch en regardant Levine dun air fin. Eh bien, que me diras-tu? demanda Levine dune voix qui tremblait, et sentant tressaillir chacun des muscles de son visage. Comment considres-tu la chose?Stpane Arcadivitch but lentement son verre de chablis, en regardant toujours Levine.Moi, rpondit-il, je ne dsire rien autant que cela, rien! Mais ne te trompes-tu pas? sais-tu de quoi nous parlons, murmura Levine, le regard fix fivreusement sur son interlocuteur. Tu crois vraiment que cest possible? Pourquoi ne le serait-ce pas? Vraiment, bien sincrement? Dis tout ce que tu penses. Songe donc, si jallais au-devant dun refus? et jen suis presque certain! Pourquoi donc? dit Stpane Arcadivitch en souriant de cette motion. Cest leffet que cela me fait. Ce serait terrible, pour moi et pour elle! Oh! en tout cas je ne vois l rien de si terrible pour elle: une jeune fille est toujours flatte dtre demande en mariage. Les jeunes filles en gnral, peut-tre: mais pas elle.Stpane Arcadivitch sourit; il connaissait parfaitement les sentiments de Levine, et savait que pour lui toutes les jeunes filles de lunivers se divisaient en deux catgories: dans lune, toutes les jeunes filles existantes, ayant toutes les faiblesses humaines en partage, des jeunes filles bien ordinaires!lautre catgorie, compose delleseule, sans la moindre imperfection et au-dessus de lhumanit entire.Attends, prends un peu de sauce, dit-il en arrtant la main de Levine qui repoussait la saucire.Levine prit humblement de la sauce, mais ne laissa pas Oblonsky manger. Non, attends, comprends-moi bien, car cest pour moi une question de vie ou de mort. Je nen ai jamais parl personne et je ne puis en parler un autre qu toi. Nous avons beau tre trs diffrents lun de lautre, avoir dautres gots, dautres points de vue, je nen sais pas moins que tu maimes et que tu me comprends, et cest pourquoi je taime tant aussi. Au nom du ciel, sois sincre avec moi. Je ne te dis que ce que je pense, rpondit Stpane Arcadivitch en souriant, mais je te dirai plus: ma femme, une femme tonnante, et Oblonsky sarrta un moment en soupirant pour se rappeler o il en tait avec sa femme Elle a un don de seconde vue, et voit tout ce qui se passe dans le cur des autres, mais elle prvoit surtout lavenir quand il sagit de mariages. Ainsi elle a prdit celui de la Chahawsko avec Brenteln; personne ne voulait y croire, et cependant il sest fait. Eh bien, ma femme est pour toi. Comment lentends-tu? Jentends que ce nest pas seulement quelle taime, mais elle assure que Kitty sera ta femme.En entendant ces mots, le visage de Levine rayonna dun sourire bien voisin de lattendrissement.Elle dit cela! scria-t-il. Jai toujours pens que ta femme tait un ange. Mais assez, assez parler, dit-il en se levant. Reste donc assis.Levine ne tenait plus en place; il fit deux ou trois fois le tour de la chambre de son pas ferme, en clignant des yeux pour dissimuler des larmes, et se remit table un peu calm.Comprends-moi, dit-il; ce nest pas de lamour: jai t amoureux, mais ce ntait pas cela. Cest plus quun sentiment: cest une force intrieure qui me possde. Je suis parti parce que javais dcid quun bonheur semblable ne pouvait exister, il naurait rien eu dhumain! Mais jai eu beau lutter contre moi-mme, je sens que toute ma vie est l. Il faut que cela se dcide! Mais pourquoi es-tu parti? Ah! si tu savais que de penses se pressent dans ma tte, que de choses je voudrais te demander! coute. Tu ne peux te figurer le service que tu mas rendu; je suis si heureux que jen deviens goste, joublie tout! et cependant jai appris aujourdhui que mon frre Nicolas, tu sais, est ici, et je lai oubli! Il me semble que lui aussi doit tre heureux. Cest comme une folie Mais une chose me parat terrible: toi qui es mari, tu dois connatre ce sentiment nous dj vieux avec un pass, non pas damour mais de pch, nest-il pasterrible que nous osions approcher dun tre pur, innocent? nest-ce pas affreux? et nest-il pas juste que je me trouve indigne? Je ne crois pas que tu aies grandchose te reprocher. Et cependant, dit Levine, en repassant ma vie avec dgot, je tremble, je maudis, je me plains amrement, oui Que veux-tu! le monde est ainsi fait, dit Oblonsky. Il ny a quune consolation, celle de cette prire que jai toujours aime: Pardonne-nous selon la grandeur de ta misricorde, et non selon nos mrites. Ce nest quainsi quelle peut me pardonner.

XILevine vida son verre, et pendant quelques instants les deux amis gardrent le silence.Je dois encore te dire une chose. Tu connais Wronsky? demanda Stpane Arcadivitch Levine. Non, pourquoi cette question? Donne encore une bouteille, dit Oblonsky au Tatare qui remplissait leurs verres. Cest que Wronsky est un de tes rivaux. Quest-ce que Wronsky? demanda Levine dont la physionomie, tout lheure si juvnilement enthousiaste, nexprima plus que le mcontentement. Wronsky est un des fils du comte Cyrille Wronsky et lun des plus beaux chantillons de la jeunesse dore de Ptersbourg. Je lai connu Tver, quand jtais au service; il y venait pour le recrutement. Il est immensment riche, beau, aide de camp de lEmpereur, il a de belles relations, et, malgr tout, cest un bon garon. Daprs ce que jai vu de lui, cest mme plus quun bon garon, il est instruit et intelligent; cest un homme qui ira loin.Levine se rembrunissait et se taisait.Eh bien, il est apparu peu aprs ton dpart et, daprs ce quon dit, sest pris de Kitty; tu comprends que la mre Pardonne-moi, mais je ne comprends rien, rpondit Levine en sassombrissant de plus en plus. La pense de Nicolas lui revint aussitt avec le remords davoir pu loublier. Attends donc, dit Stpane Arcadivitch en lui touchant le bras tout en souriant: je tai dit ce que je savais, mais je rpte que, selon moi, dans cette affaire dlicate les chances sont pour toi.Levine plit et sappuya au dossier de sa chaise.Pourquoi nes-tu jamais venu chasser chez moi comme tu me lavais promis? Viens au printemps, dit-il tout coup.Il se repentait maintenant du fond du cur davoir entam cette conversation avec Oblonsky; ses sentiments les plus intimes taient blesssde ce quil venait dapprendre sur les prtentions rivales dun officier de Ptersbourg, aussi bien que des conseils et des suppositions de Stpane Arcadivitch. Celui-ci comprit ce qui se passait dans lme de son jeune ami et sourit.Je viendrai un jour ou lautre; mais, vois-tu, frre, les femmes sont le ressort qui fait mouvoir tout en ce monde. Mon affaire moi est mauvaise, trs mauvaise, et tout cela cause des femmes! Donne-moi franchement ton avis, continua-t-il en tenant un cigare dune main et son verre de lautre. Sur quoi veux-tu mon avis? Voici: Supposons que tu sois mari, que tu aimes ta femme, et que tu te sois laiss entraner par une autre femme. Excuse-moi, mais je ne comprends rien cela; cest pour moi, comme si, en sortant de dner, je volais un pain en passant devant une boulangerie.Les yeux de Stpane Arcadivitch brillrent plus encore que de coutume.Pourquoi pas? le pain frais sent quelquefois si bon quon ne peut pas avoir la force de rsister la tentation. Himmlisch wars wenn ich bezwang Meine irdische Begier. Aber wenn mirs nicht gelang Hatt ! ich auch ein gross Plaisir.Et en disant ces vers Oblonsky sourit finement. Levine ne put sempcher den faire autant.Trve de plaisanteries, continua Oblonsky, suppose une femme charmante, modeste, aimante, qui a tout sacrifi, quon sait pauvre et isole: faut-il labandonner, maintenant que le mal est fait? Mettons quil soit ncessaire de rompre, pour ne pas troubler la vie de famille, mais ne faut-il pas en avoir piti? lui adoucir la sparation? penser son avenir? Pardon, mais tu sais que, pour moi, les femmes se divisent en deux classes, ou, pour mieux dire, il y a des femmes et des Je nai jamais rencontr de belles repenties; mais des cratures comme cette Franaise du comptoir avec ses frisons me rpugnent et toutes les femmes tombes aussi. Et lvangile, quen fais-tu? Laisse-moi tranquille avec ton vangile. Jamais le Christ naurait prononc ces paroles sil avait su le mauvais usage quon en ferait; cest tout ce quon a retenu de lvangile. Au reste je conviens que cest une impression personnelle, rien de plus. Jai du dgot pour les femmes tombes, comme toi pour les araignes; tu nas pas eu besoin pour cela dtudier les murs des araignes, ni moi celles de ces tres-l. Cest commode de juger ainsi; tu fais comme ce personnage de Dickens, qui jetait de la main gauche par-dessus lpaule droite toutes les questions embarrassantes. Mais nier un fait nest pas y rpondre. Que faire? dis-moi, que faire? Ne pas voler de pain frais.Stpane Arcadivitch se mit rire. moraliste! mais comprends donc la situation: voil deux femmes; lune se prvaut de ses droits, et ses droits sont ton amour que tu ne peux plus lui donner; lautre sacrifie tout et ne demande rien. Que doit-on faire? comment se conduire? Cest un drame effrayant! Si tu veux que je te confesse ce que jen pense, je te dirai que je ne crois pas au drame; voici pourquoi: selon moi, lamour, les deux amours, tels que les caractrise Platon dans sonBanquet, tu ten souviens, servent de pierre de touche aux hommes: les uns ne comprennent quun seul de ces amours, les autres ne le comprennent pas. Ceux qui ne comprennent pas lamour platonique nont aucune raison de parler de drame. En peut-il exister dans ces conditions? Bien oblig pour lagrment que jai eu: voil tout le drame. Lamour platonique ne peut en connatre davantage, parce que l tout est clair et pur, parce que ce moment, Levine se rappela ses propres pchs et les luttes intrieures quil avait eu subir; il ajouta donc dune faon inattendue:Au fait, peut-tre as-tu raison. Cest bien possible Je ne sais rien, absolument rien. Vois-tu, dit Stpane Arcadivitch, tu es un homme tout dune pice. Cest ta grande qualit et aussi ton dfaut. Parce que ton caractre est ainsi fait, tu voudrais que toute la vie se compost dvnements tout dune pice. Ainsi tu mprisesle service de ltat parce que tu ny vois aucune influence sociale utile, et que, selon toi, chaque action devrait rpondre un but prcis; tu voudrais que lamour et la vie conjugale ne fissent quun. Tout cela nexiste pas. Et dailleurs le charme, la varit, la beaut de la vie tiennent prcisment des nuances.Levine soupira sans rpondre; il ncoutait pas, et pensait ce qui le touchait.Et