Anna Gavalda - Je L'Aimais

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  • ANNA

    GavaldaJE LAIMAIS

    ROMAN

    Parce que sa belle-fille est malheureuse, Pierre Dippel,soixante-cinq ans, lemmne la campagne. Parcequelle ne se nourrit plus, il dcide de faire la cuisine.Parce quelle narrte pas de pleurer, il va chercher dubon vin la cave. Il sassoit ct delle et pour la pre-mire fois, il parle. De lui. De sa vie. Ou plutt de ce quilna pas vcu.

    Cette histoire est donc la confession dun homme dans unecuisine. a na lair de rien et pourtant, comme toujours avecGavalda, tout est l. Nos doutes, notre ironie et notre tendres-se, le tapage de nos souvenirs et la vie comme elle va

    Dabord il y a cette criture : formidablement simple, magi-quement tenue. [...] Gavalda, cest la vie qui court avec sesquestionnements et ses impasses. LE PARISIEN

    Avec un charme douloureux et lumineux, Anna Gavaldaraconte que lon peut partir par courage et rester par lche-t. [...] Gavalda a la grce. LE JOURNAL DU DIMANCHE

    Anna GavaldaAnna Gavalda est galement lauteur de Je voudrais quequelquun mattende quelque part, de Ensemble, cesttout et de La Consolante. Je laimais est adapt au cin-ma, mis en scne par Zabou Breitman, avec DanielAuteuil et Marie-Jose Croze.

    Texte intgralISBN : 978-2-290-34078-3

  • Je laimais

  • Du mme auteurAux Editions Jai lu

    JE VOUDRAIS QUE QUELQUUN MATTENDEQUELQUE PART

    N 5933

    ENSEMBLE, CEST TOUT

    N 7834

  • ANNA

    GAVALDAJe laimais

    ROMAN

  • Le dilettante, 2002

  • Quest-ce que tu dis ? Je dis que je vais les emmener. a leur fera du

    bien de partir un peu... Mais quand ? a demand ma belle-mre. Maintenant. Maintenant ? Tu ny penses pas... Jy pense. Enfin, mais quest-ce que a veut dire ? Il est

    presque onze heures ! Pierre, tu... Suzanne, cest Chlo que je parle, Chlo,

    coute-moi. Jai envie de vous emmener loin dici.Tu veux bien ?

    ... Tu crois que cest une mauvaise ide ? Je ne sais pas. Va chercher tes affaires. Nous partirons quand

    tu reviendras. Je nai pas envie daller chez moi. Alors ny va pas. On se dbrouillera sur place. Mais vous ne... Chlo, Chlo, sil te plat... Fais-moi

    confiance.

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  • Ma belle-mre protestait encore : Mais enfin ! Vous nallez pas rveiller les

    petites maintenant quand mme ! La maison nestmme pas chauffe ! Il ny a rien l-bas ! Il ny a rienpour elles. Elles...

    Il stait lev.

    *

    Marion dort dans son sige auto, le pouce au borddes lvres. Lucie est roule en boule ct.

    Je regarde mon beau-pre. Il se tient droit. Sesmains agrippent le volant. Il na pas dit un seul motdepuis que nous sommes partis. Je vois son profilquand nous croisons les feux dune autre voiture. Jecrois quil est aussi malheureux que moi. Quil estfatigu. Quil est du.

    Il sent mon regard : Pourquoi tu ne dors pas ? Tu devrais dormir tu

    sais, tu devrais abaisser ton sige et tendormir. Laroute est encore longue...

    Je ne peux pas, je lui rponds, je veille survous.

    Il me sourit. Cest peine un sourire. Non.., cest moi.

    Et nous retournons dans nos penses.Et je pleure derrire mes mains.

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  • Nous sommes gars devant une station-service. Jeprofite de son absence pour interroger mon portable.

    Aucun message.Bien sr.Suis-je bte.Suis-je bte...Jallume la radio, je lteins.Il revient. Tu veux y aller ? Tu veux quelque chose ?

    Jacquiesce.

    Je me trompe de bouton, mon gobelet se remplitdun liquide curant que je jette aussitt.

    Dans la boutique, jachte un paquet de couchespour Lucie et une brosse dents pour moi.

    Il refuse de dmarrer tant que je nai pas baissmon dossier.

    *

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  • Jai rouvert les yeux quand il a coup le moteur. Ne bouge pas. Reste l avec les filles tant quil

    fait encore chaud. Je vais brancher les radiateurslectriques dans votre chambre. Je reviendrai vouschercher.

    Encore pri mon portable.A quatre heures du matin...Suis-je bte.

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  • Impossible de me rendormir.Nous sommes toutes les trois couches dans

    le lit de la grand-mre dAdrien. Celui qui grinceaffreusement. Ctait le ntre.

    Nous faisions lamour en remuant le moinspossible.

    Toute la maison savait quand vous bougiez unbras ou une jambe. Je me souviens des sous-entendusde Christine lorsque nous tions descendus le premiermatin. Nous rougissions au-dessus de nos bols etnous nous tenions la main sous la table.

    Nous avions retenu la leon. Nous nous prenionsle plus discrtement du monde.

    Je sais quil va revenir dans ce lit avec une autreque moi, et quavec elle aussi, il soulvera cegros matelas et le jettera par terre quand ils nenpourront plus.

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  • 12

  • Cest Marion qui nous rveille. Elle fait courir sapoupe sur ldredon en racontant une histoire desucettes envoles. Lucie touche mes cils : Tes yeuxsont tout colls.

    Nous nous habillons sous les draps parce quil faittrop froid dans la chambre.

    Le lit qui gmit les fait rire.

    Mon beau-pre a allum un feu dans la cuisine. Jelaperois au fond du jardin qui cherche des bchessous lappentis.

    Cest la premire fois que je me retrouve seuleavec lui.

    Je ne me suis jamais sentie laise en sa com-pagnie. Trop distant. Trop mutique. Et puis tout cequAdrien men a dit, la difficult de grandir sous sonregard, sa duret, ses colres, les galres de lcole.

    Pareil avec Suzanne. Je nai jamais rien vudaffectueux entre eux. Pierre nest pas trsdmonstratif, mais je sais ce quil prouve pourmoi , mavait-elle confi un jour alors que nousparlions damour en queutant les haricots.

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  • Je hochais la tte mais je ne comprenais pas. Je necomprenais pas cet homme qui sconomisait etrfrnait ses lans. Ne rien montrer de peur de sesentir affaibli, je nai jamais pu comprendre a. Chezmoi, on se touche et on sembrasse comme onrespire.

    Je me souviens dune soire houleuse dans cettecuisine... Ma belle-soeur Christine se plaignaitdes profs de ses enfants, les disait incomptents etborns. De l, la conversation avait gliss sur ldu-cation en gnral et puis la leur en particulier. Et levent avait tourn. Insidieusement. La cuisine staittransforme en tribunal. Adrien et sa soeur en procu-reurs, et, dans le box des accuss, leur pre. Quelsmoments pnibles... Si encore la marmite avaitexplos, mais non. Les aigreurs avaient t refouleset lon avait vit le gros clash en se contentant delancer quelques piques assassines.

    Comme toujours.Comment cela et-il t possible de toute

    faon ? Mon beau-pre refusait de descendre danslarne. Il coutait les remarques acerbes de sesenfants sans jamais y rpondre. Vos critiquesglissent sur moi comme sur les plumes duncanard , concluait-il toujours en souriant et avantde prendre cong.

    Cette fois pourtant, la discussion avait t pluspre.

    Je revois encore son visage crisp, ses mainsrefermes sur la carafe deau comme sil avait voulula briser sous nos yeux.

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  • Jimaginais toutes ces paroles quil ne pronon-cerait jamais et jessayais de comprendre. Quesaisissait-il exactement ? A quoi pensait-il quand iltait seul ? Et comment tait-il dans lintimit ?

    En dsespoir de cause, Christine stait tournevers moi :

    Et toi, Chlo, quest-ce que tu dis de tout a ?Jtais fatigue, je voulais que cette soire setermine. Jen avais eu ma dose de leurs histoires defamille.

    Moi.., avais-je ajout pensive, moi, je crois quePierre ne vit pas parmi nous, je veux dire pasvraiment, je crois que cest une espce de Martienperdu dans la famille Dippel...

    Les autres avaient hauss les paules et staientdtourns. Mais pas lui.

    Lui avait relch la carafe et son visage staitouvert pour me sourire. Ctait la premire fois queje le voyais sourire de cette manire. La dernireaussi peut-tre. Il me semble quune certaine compli-cit est ne ce soir-l... Quelque chose de trs tnu.Javais essay de le dfendre comme je pouvais, mondrle de Martien aux cheveux gris qui savancemaintenant vers la porte de la cuisine en poussantdevant lui une brouette pleine de bois.

    *

    a va ? Tu nas pas froid ? a va, a va, je vous remercie. Et les petites ?

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  • Elles regardent leurs dessins anims. Il y a des dessins anims cette heure-l ? Pendant les vacances scolaires, il y en a tous

    les matins. Ah... parfait. Tu as trouv le caf ? Oui, oui, merci. Et toi, Chlo ? A propos de vacances, tu ne dois

    pas... Appeler ma bote ? Oui, enfin, je nen sais rien. Si, si, je vais le faire, je...Je me suis remise pleurer.Mon beau-pre abaiss les yeux. Il enlevait ses

    gants. Excuse-moi, je me mle de ce qui ne me

    regarde pas. Non, non, cest pas a, cest juste que... Je me

    sens perdue. Je suis compltement perdue... Je...vous avez raison, je vais appeler mon chef.

    Qui est-ce, ton chef ? Une amie, enfin je crois, je vais voir...Jai attach mes cheveux avec un vieux chouchou

    de Lucie qui tranait dans ma poche. Tu nas qu lui dire que tu prends quelques

    jours de repos pour toccuper de ton vieux beau-preacaritre.., suggra-t-il.

    Oui... Je vais dire acaritre et impotent. a faitplus srieux.

    Il souriait en soufflant sur sa tasse.

    Laure ntait pas l. Jai bafouill trois mots son assistante qui avait un appel sur lautreligne.

    Aussi appel chez moi. Compos le code durpondeur. Des messages sans importance.

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  • Quallais-je donc imaginer ?

    Et de nouveau, les larmes sont venues. Mon beau-pre est entr et reparti aussitt.

    Je me disais : Allez, il faut pleurer une bonnefois pour toutes. Tarir les larmes, presser lponge,essorer ce grand corps triste et puis tourner la page.Penser autre chose. Mettre un pied devant lautre ettout recommencer.

    On me la dit cent fois. Mais pense autre chose.La vie continue. Pense tes filles. Tu nas pas ledroit de te laisser aller. Secoue-toi.

    Oui, je sais, je le sais bien, mais comprenez-moije ny arrive pas.

    Dabord quest-ce que a veut dire, vivre ?Quest-ce que a veut dire ?

    Mes enfants, mais quai-je leur offrir ? Unemaman qui boite ? Un monde lenvers ?

    Je veux bien me lever le matin, mhabiller, menourrir, les habiller, les nourrir, tenir jusquau soir etles coucher en les embrassant. Je peux le faire. Toutle monde peut. Mais pas plus.

    De grce.Pas plus.

    Maman ! Oui, ai-je rpondu en me mouchant dans ma

    manche. Maman ! Je suis l, je suis l...Lucie se tenait devant moi, en chemise de nuit

    sous son manteau. Elle faisait tourner sa Barbie en latenant par les cheveux.

    Tu sais ce quil a dit Papy ?

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  • Non ? Il a dit quon irait manger au McDonalds. Je ne te crois pas, ai-je rpondu. Eh bien si, cest vrai ! Cest mme lui qui nous

    la dit. Quand ? Tout lheure. Mais je croyais quil dtestait a le McDo... Nan, il dteste pas a. Il a dit quon ferait

    les courses et quaprs, on irait tous au McDo-nalds, mme toi, mme Marion, mme moi etmme lui !

    Elle a pris ma main pendant que nous montionsles escaliers.

    Tu sais que jen ai presque pas des habits ici.On les a tous oublis Paris...

    Cest vrai, ai-je admis, on a tout oubli. Alors tu sais ce quil a dit Papy ? Non. Il a dit Marion et moi quil allait nous en

    acheter quand on ferait des courses. Des habits quonpourrait choisir nous-mmes...

    Ah bon ?Je changeais Marion en lui chatouillant le

    ventre.Pendant ce temps, Lucie, assise au bord du lit,

    continuait daller lentement l o elle voulait envenir.

    Et il a dit quil tait daccord... Daccord pour quoi ? Daccord pour tout ce que je lui ai

    demand...Malheur. Tu lui as demand quoi ?

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  • Des habits de Barbie. Pour ta Barbie ? Pour ma Barbie et pour moi. Les mmes pour

    nous deux ! Tu veux dire ces horreurs de tee-shirts qui

    brillent !? Oui, et mme tout ce qui va avec : le jean rose,

    les baskets roses avec marqu Barbie dessus, leschaussettes avec le petit noeud... Tu sais... l... Lepetit noeud derrire...

    Elle me dsignait sa cheville.Je reposais Marion. Souperrrbe, lui ai-je dit, tou vas trre soup-

    perrrrrrrrrbe !!!

    Sa bouche se tordait.

    De toute faon, tous les trucs beaux, tu lestrouves moches...

    Je riais, jembrassais son adorable moue.

    Elle enfilait sa robe en rvant. Je vais tre belle, hein ? Tu es dj belle, ma puce, tu es dj trs trs

    belle. Oui, mais l, encore plus... Tu crois que cest possible ?Elle a rflchi. Oui, je crois... Allez, tourne-toi.

    Les filles, quelle belle invention, pensais-je en lacoiffant, quelle belle invention...

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  • 20

  • Alors que nous faisions la queue devant lescaisses, mon beau-pre ma avou quil navait pasmis les pieds dans une grande surface depuis plus dedix ans.

    Jai pens Suzanne.Toujours toute seule derrire son chariot.Toujours toute seule partout.

    Aprs leurs nuggets, les filles ont jou dans uneespce de cage remplie de boules multicolores. Unjeune homme leur avait demand denlever leurschaussures et je tenais les monstrueuses baskets Youre a Barbie girl ! de Lucie sur mes genoux.

    Le pire, ctait cette espce de talon compenstransparent...

    Comment avez-vous pu acheter des horreurspareilles ?

    a lui fait tellement plaisir... Jessaie de nepas refaire les mmes erreurs avec la nouvellegnration... Tu vois, cest comme cet endroit...Jamais je ne serais venu ici avec Christine etAdrien si a avait t possible il y a trente ans.Jamais ! Et pourquoi, me dis-je aujourdhui,

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  • pourquoi les avoir privs de ce genre de plaisir ?Quest-ce que a maurait cot aprs tout ? Unmauvais quart dheure ? Quest-ce quun mauvaisquart dheure compar aux visages carlates de tesgamines ?

    Jai tout fait lenvers, ajouta-t-il en secouantla tte, et mme ce foutu sandwich, je le tiens lenvers, non ?

    Il avait de la mayonnaise plein le pantalon. Chlo ? Oui. Je voudrais que tu manges... Excuse-moi de te

    parler comme Suzanne mais tu nas rien mangdepuis hier...

    Je ny arrive pas.Il stait repris. Comment veux-tu manger une cochonnerie

    pareille de toute faon ? Qui peut manger a ?Hein ? Dis-le-moi. Qui ? Personne !

    Jessayais de sourire. Bon, je te permets de faire la dite encore

    maintenant, mais ce soir, fini ! Ce soir, cest moi quiprpare le dner et tu seras oblige dy faire honneur,cest compris ?

    Cest compris. Et a ? a se mange comment, ce truc de

    cosmonaute ?Il me dsignait une improbable salade dans un

    shaker en plastique.

    *

    Nous avons pass le reste de laprs-midi dansle jardin. Les filles papillonnaient autour de leur

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  • grand-pre qui stait mis en tte de rafistoler lavieille balanoire. Je les regardais de loin, assise surles marches du perron. Il faisait froid, il faisait beau.Le soleil brillait travers leurs cheveux et je lestrouvais jolies.

    Je pensais Adrien. Qutait-il en train de faire ?O tait-il cet instant prcis ?Et avec qui ?Et notre vie, quoi allait-elle ressembler ?

    Chaque pense me tirait un peu plus vers le fond.Jtais si fatigue. Jai ferm les yeux. Je rvais quilarrivait. On entendait le bruit dun moteur dans lacour, il sasseyait prs de moi, il membrassait etposait un doigt sur ma bouche pour faire une surpri-se aux filles. Je peux encore sentir sa douceur dansmon cou, sa voix, sa chaleur, lodeur de sa peau, toutest l.

    Tout est l...Il suffit dy penser.

    Au bout de combien de temps oublie-t-on lodeurde celui qui vous a aime ? Et quand cesse-t-ondaimer son tour ?

    Quon me tende un sablier.

    La dernire fois que nous nous sommes enlacs,ctait moi qui lembrassais. Ctait dans lascenseurde la rue de Flandre.

    Il stait laiss faire.

    Pourquoi ? Pourquoi stait-il laiss embrasserpar une femme quil naimait plus ? Pourquoimavoir donn sa bouche ? Et ses bras ?

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  • a na pas de sens.

    La balanoire est rpare. Pierre me jette un coupdoeil. Je tourne la tte. Je nai pas envie de croiserson regard. Jai froid, de la morve plein les lvres etpuis je dois aller chauffer la salle de bains.

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  • Quest-ce que je peux faire pour vousaider ?

    Il avait nou un torchon autour de seshanches.

    Lucie et Marion sont couches ? Oui. Elles nauront pas froid ? Non, non, elles sont trs bien. Dites-moi plutt

    ce que je peux faire... Tu pourrais pleurer sans que je men trouve

    mortifi pour une fois... a me ferait du bien de tevoir pleurer sans raison. Tiens, coupe-moi a,ajouta-t-il en me tendant trois oignons.

    Vous trouvez que je pleure trop ? Oui.Silence.Jai attrap la planche en bois prs de lvier

    et je me suis assise en face de lui. Son visage tait denouveau contract. On entendait seulement les bruitsdu feu.

    Ce nest pas ce que jai voulu dire... Pardon ?

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  • Ce nest pas ce que jai voulu dire, je ne pensepas que tu pleures trop, je suis juste accabl. Tu es simignonne quand tu souris...

    Tu veux boire quelque chose ?Jai hoch la tte.

    On va attendre quil se rchauffe un peu, ceserait dommage... Tu veux un Bushmills, enattendant ?

    Non merci. Et pourquoi ? Je naime pas le whisky. Malheureuse ! a na rien voir ! Gote-moi

    a...Jai port le verre mes lvres et jai trouv a

    infme. Je navais rien mang depuis des jours,jtais ivre. Mon couteau glissait sur la peau desoignons et ma nuque stait volatilise. Jallais mecouper un doigt. Jtais bien.

    Il est bon, hein ? Cest Patrick Frendall qui mela offert pour mes soixante ans. Tu te souviens dePatrick Frendall ?

    Euh... non. Si, si, je crois que tu las dj vu ici, tu ne te

    souviens pas ? Un type immense avec des brasgigantesques...

    Celui qui avait lanc Lucie dans les airsjusqu ce quelle manque de vomir ?

    Exact, rpondit Pierre en me resservant unverre.

    Oui, je me souviens... Je laime beaucoup, je pense lui trs sou-

    vent... Cest trange, je le considre comme lun

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  • de mes meilleurs amis alors que je le connais peine...

    Vous avez des meilleurs amis, vous ? Pourquoi tu me demandes a ? Comme a. Enfin... Je nen sais rien. Je ne

    vous ai jamais entendu en parler.

    Mon beau-pre sappliquait sur ses rondelles decarottes. Cest toujours amusant de regarder unhomme qui fait la cuisine pour la premire fois de savie. Cette faon de suivre la recette la virgule prscomme si Ginette Mathiot tait une desse trssusceptible.

    Il y a marqu couper les carottes en ron-delles de taille moyenne , tu crois que a iracomme a ?

    Cest parfait !Je riais. Sans nuque, ma tte dodelinait sur mes

    paules. Merci... O en tais-je dj ? Ah oui, mes

    amis... En fait, jen ai eu trois... Patrick, que jaiconnu pendant un voyage Rome. Une bondieu-serie de ma paroisse... Mon premier voyage sansles parents... Javais quinze ans. Je ne comprenaisrien de ce que me baragouinait cet Irlandais quifaisait deux fois ma taille mais nous nous sommesacoquins tout de suite. Il avait t lev parles gens les plus catholiques du monde, je sortaistout juste de ltouffoir familial... Deux jeuneschiens lchs dans la Ville ternelle... Quelplerinage !...

    Il en frissonnait encore.

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  • Il faisait revenir les oignons et les carottes dansune cocotte avec des morceaux de poitrine fume, asentait trs bon.

    Et puis Jean Thron, que tu connais, et monfrre, Paul, que tu nas jamais vu puisquil est morten 56...

    Vous considriez votre frre comme votremeilleur ami ?

    Il tait plus que a encore... Toi, Chlo, telleque je te connais, tu laurais ador. Ctait ungaron fin, drle, attentif aux uns et aux autres,toujours gai. Il peignait... Je te montrerai sesaquarelles demain, elles sont dans mon bureau. Ilconnaissait le chant de tous les oiseaux. Il taittaquin sans jamais blesser personne. Ctait ungaron charmant. Vraiment charmant. Dailleurstout le monde ladorait...

    De quoi est-il mort ?Mon beau-pre stait retourn. Il est all en Indochine. Il en est revenu malade

    et moiti fou. Il est mort de la tuberculose le14 juillet 1956.

    ... Inutile de te dire quaprs a, mes parents

    nont plus jamais regard un seul dfil de leur vie.Les bals et les feux dartifice aussi, pour eux, ctaittermin.

    Il ajoutait les morceaux de viande et les tournaitdans tous les sens pour les faire dorer.

    Le pire, vois-tu, cest quil tait engagvolontaire... A cette poque, il faisait des tudes.Il tait brillant. Il voulait travailler lO.N.F. Ilaimait les arbres et les oiseaux. Il naurait pasd aller l-bas. Il navait aucune raison dy aller.

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  • Aucune. Ctait un homme doux, pacifiste, qui citaitGiono et qui...

    Alors pourquoi ? A cause dune fille. Un chagrin damour bta.

    Nimporte quoi, mme pas une fille dailleurs, unegamine. Une histoire absurde. En mme temps queje te dis a et chaque fois que jy pense, je suiseffondr par linanit de nos vies. Un bon garonqui part la guerre cause dune demoiselleboudeuse, cest grotesque. On lit a dans les romansde gare. Cest bon pour les mlos, des histoirespareilles !

    Elle ne laimait pas ? Non. Mais Paul en tait fou. Il ladorait. Il la

    connaissait depuis quelle avait douze ans, luicrivait des lettres quelle ne devait mme pascomprendre.. Il est parti la guerre comme oncrne. Pour quelle voie quel homme ctait ! Laveille de son dpart encore, il fanfaronnait, cetne : Quand elle vous la rclamera, ne lui donnezpas mon adresse tout de suite, je veux que cesoit moi qui lui crive le premier... Et trois moisplus tard, elle se fianait au fils du boucher de la ruede Passy.

    Il a secou une dizaine dpices diffrentes, toutce quil a pu trouver dans les placards.

    Je ne sais pas ce que Ginette en auraitpens...

    Un grand garon falot qui passait ses jour-nes dsosser des morceaux de viande danslarrire-boutique de son pre. Quel choc pournous, tu imagines. Elle avait conduit notrePaul pour ce grand dadais. Il tait l-bas,

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  • lautre bout du monde, il tait probablementen train de penser elle, de lui composer desvers, cet idiot, et elle, elle ne songeait quauxsorties du samedi soir avec ce lourdaud quiavait le droit demprunter la voiture de sonpapa. Une Frgate bleu ciel, je me souviens...Bien sr, elle tait libre de ne pas laimer, biensr, mais Paul tait trop exalt, il ne pouvaitrien faire sans bravoure, sans... sans brio. Quelgchis...

    Et ensuite ? Ensuite, rien. Paul est revenu et ma mre

    a chang de boucher. Il a pass beaucoup detemps dans cette maison dont il ne sortait pres-que plus. Il dessinait, il lisait, se plaignait de neplus pouvoir dormir. Il souffrait beaucoup,toussait sans cesse, et puis il est mort. A vingtet un ans.

    Vous nen parlez jamais... Non. Pourquoi ? Jaimais en parler avec des gens qui lavaient

    connu, ctait plus simple...

    Jai cart ma chaise de la table.

    Je vais mettre le couvert. O voulez-vousdner ?

    Ici, dans la cuisine, cest trs bien.

    Il a teint la grande lumire et nous nous sommesassis lun en face de lautre.

    Cest dlicieux. Tu le penses vraiment ? Il me semble que cest

    un peu cuit, non ?

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  • Non, non, je vous assure, cest parfait. Tu es trop bonne. Cest votre vin qui est bon. Parlez-moi de

    Rome... De la ville ? Non, de ce plerinage... Comment tiez-vous

    quand vous aviez quinze ans ? Oh... Comment jtais ? Jtais le garon

    le plus niais du monde. Jessayais de suivre lesgrandes enjambes de Frendall. Je tirais lalangue, lui parlais de Paris, du Moulin-Rouge,affirmais nimporte quoi, mentais effrontment. Ilriait, rpondait des choses que je ne comprenaispas non plus et je riais mon tour. Nous passionsnotre temps voler des pices dans les fontaineset ricaner ds que nous croisions une personnedu sexe oppos. Nous tions vraiment pathtiquesquand jy repense... Je ne me souviens plus aujour-dhui du but de ce plerinage. Il y avait srementune bonne cause la cl, une intention deprire, comme on dit... Je ne sais plus... Ce futpour moi une norme bouffe doxygne.Ces quelques jours ont chang ma vie. Javaisdcouvert le got de la libert. Ctait comme de...Je te ressers ?

    Volontiers. Il fallait voir le contexte aussi... Nous

    venions de faire semblant de gagner uneguerre. Le fond de lair tait plein daigreur.Nous ne pouvions voquer quelquun, un voi-sin, un commerant, les parents dun cama-rade, sans que mon pre le range aussitt dansun petit tiroir : dlateur ou dnonc, lche oubon rien. Ctait affreux. Tu ne peux pas lima-

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  • giner, mais crois-moi, cest affreux pour desgosses... Dailleurs nous ne lui adressions plusla parole.. ou si peu... Le minimum filial pro-bablement... Un jour quand mme, je lui aidemand : Si elle tait si moche votre huma-nit, pourquoi vous vous tes battus pour ellealors ?

    Quest-ce quil a rpondu ? Rien... du mpris. Merci, merci, cest trop ! Je vivais au premier tage dun immeuble

    tout gris, au fin fond du seizime arrondis-sement. Ctait dun triste... Mes parents navaientpas les moyens dhabiter l, mais il y avait le pres-tige de ladresse tu comprends. Le seizime ! Noustions ltroit dans un appartement sinistre ole soleil nentrait jamais et ma mre dfendaitquon ouvre les fentres parce quil y avaitun dpt dautobus juste en dessous. Elle craignaitque ses rideaux ne... ne devinssent noirs... oh, oh,ce gentil bordeaux me fait conjuguer les verbes limparfait du subjonctif, cest tonnant !Je mennuyais affreusement. Jtais trop jeunepour intresser mon pre et ma mre papil-lonnait.

    Elle sortait beaucoup. "Du temps consacr laparoisse", disait-elle en levant les yeux au ciel. Elleen faisait trop, sagaait de la btise de certainesfemmes pieuses quelle inventait de toutes pices,enlevait ses gants, les jetait sur la console de len-tre comme on rendrait enfin son tablier,soupirait, virevoltait, jacassait, mentait,sembrouillait quelquefois. Nous la laissionsdire. Paul lappelait Sarah Bernhardt et mon

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  • pre reprenait la lecture de son Figaro sans faire decommentaires quand elle quittait la pice... Despommes de terre ?

    Non merci. Jtais demi-pensionnaire Janson-de-Sailly.

    Jtais aussi gris que mon immeuble. Je lisaisCurs vaillants et les aventures de Flash Gordon.Je jouais au tennis avec les fils Mortellier tous lesjeudis. Je... Jtais un enfant trs sage et sans aucunintrt. Je rvais de prendre lascenseur et demonter au sixime tage pour voir... Tu parles duneaventure... Monter au sixime tage ! Quel bent, jete jure...

    Jattendais Patrick Frendall. Jattendais le Pape !

    Il stait lev pour activer le feu. Enfin... Ce ntait pas la rvolution... Une

    rcration tout au plus. Jai toujours cru quejallais... comment dire... dteler un jour. Maisnon. Jamais. Je suis rest cet enfant trs sage etsans intrt. Pourquoi est-ce que je te racontetout a, au fait ? Mais pourquoi suis-je si bavardtout coup ?

    Cest moi qui vous lai demand... Enfin... Mais ce nest pas une raison ! Je ne

    te casse pas les pieds avec ma petite boutique denostalgie ?

    Non, non, au contraire, jaime bien...

    *

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  • Le lendemain matin, jai trouv un mot sur latable de la cuisine : A/R bureau .

    Il y avait du caf chaud et une norme bchepose sur les chenets.

    Pourquoi ne mavait-il pas prvenue de sondpart ?

    Quel homme trange... Comme un poisson...Qui sesquive toujours et vous glisse entre lesmains...

    Je me suis servi un grand bol de caf et lai budebout, lpaule contre la fentre de la cuisine. Jeregardais les rouges-gorges qui saffolaient autour dubloc de saindoux que les filles avaient dpos sur lebanc hier.

    Le soleil montait peine au-dessus de la haie. Jattendais quelles se lvent. La maison tait trop

    calme.

    Javais envie dune cigarette. Ctait idiot, je nefumais plus depuis des annes. Oui mais voil, cestcomme a la vie... Vous faites preuve dune volontformidable et puis un matin dhiver, vous dcidez demarcher quatre kilomtres dans le froid pour rache-ter un paquet de cigarettes ou alors, vous aimez unhomme, avec lui vous fabriquez deux enfants et unmatin dhiver, vous apprenez quil sen va parcequil en aime une autre. Ajoute quil est confus, quilsest tromp.

    Comme au tlphone : Excusez-moi, cest uneerreur.

    Mais je vous en prie...

    34

  • Une bulle de savon.

    Il y a du vent. Je sors pour mettre le saindoux labri.

    Je regarde la tl avec les filles. Je suis accable.Les hros de leurs dessins anims me paraissentniais et capricieux. Lucie sagace, secoue la tte,me prie de me taire. Jai envie de lui parler deCandy.

    Moi, quand jtais petite, jtais accro Candy.

    Candy ne parlait jamais dargent. Quedamour. Et puis je me suis tue. Pour ce que amaura servi de faire comme cette greluche deCandy...

    Le vent souffle de plus en plus. Jabandonnelide daller au village.

    Nous passons laprs-midi dans le grenier. Lesfilles se dguisent. Lucie agite un ventail devant levisage de sa soeur :

    Vous avez trop chaud, madame la com-tesse ?

    Madame la comtesse ne peut pas bouger. Elle atrop de chapeaux sur la tte.

    Nous descendons un vieux berceau. Lucie ditquil faut le repeindre.

    En rose ? je lui demande. Comment tu as devin ? Je suis trs forte.

    35

  • Le tlphone sonne. Lucie va rpondre. la fin, je lentends qui demande : Tu veux parler maman maintenant ?

    Elle raccroche un peu aprs. Ne revient pas avecnous.

    Je continue de dgarnir le lit denfant avecMarion.

    Je la retrouve en descendant dans la cuisine. Ellea pos son menton sur la table. Je massieds ctdelle.

    Nous nous regardons.

    Est-ce quun jour, toi et papa vous serezencore des amoureux ?

    Non. Tu en es sre ? Oui. De toute faon, je le savais dj...

    Elle sest leve et a ajout : Tu sais ce que je voulais te dire aussi ? Non. Quoi ? Eh bien que les oiseaux, ils ont tout mang

    dj... Cest vrai ? Tu es sre ? Oui, viens voir...

    Elle a contourn la table et pris ma main.

    Nous tions devant la fentre. Il y avait cettepetite fille blonde ct de moi. Elle portaitun vieux plastron de smoking et un juponmang par les mites. Ses Youre a Barbiegirl ! tenaient dans les bottines de son

    36

  • arrire-grand-mre. Ma grande main de mamanfaisait tout le tour de la sienne. Nous regardions lesarbres du jardin ployer sous le vent et devionsprobablement penser la mme chose...

    37

  • 38

  • La salle de bains est si froide que je narrivepas sortir les paules de leau. Lucie nous ashampouines en nous inventant toutes sortes decoiffures vertigineuses. Regarde-toi, Maman ! Tuas des cornes sur la tte !

    Je le savais dj.Ce ntait pas trs drle, mais a ma fait rire. Pourquoi tu ris ? Parce que je suis bte. Pourquoi tu es bte ?

    Nous nous sommes sches en dansant.Chemises de nuit, chaussettes, chaussures, pulls,

    robes de chambre et pulls encore.Mes Bibendum sont descendus manger leur soupe.Le courant a saut alors que Babar jouait avec

    lascenseur dun grand magasin sous lil courroucdu groom. Marion sest mise pleurer.

    Attendez-moi, je vais remettre la lumire. Ouh ! ouhouhouhouh... Arrte, Barbie girl, tu fais pleurer ta soeur. Ne mappelle pas Barbie girl ! Alors arrte.

    39

  • Ce ntait pas le disjoncteur, ni les plombs. Lesvolets claquaient, les portes gmissaient et toute lamaison tait plonge dans lobscurit.

    Soeurs Bront, priez pour nous.Je me demandais quand Pierre allait rentrer.Jai descendu le matelas des filles dans la cuisine.

    Sans radiateur lectrique, il tait impensable de leslaisser dormir l-haut. Elles taient excites commedes puces. Nous avons repouss la table et pos leurlit de fortune prs de la chemine.

    Je suis alle mallonger entre elles deux. Et Babar ? Tu nous las pas fini... Chut, Marion, chut ! Regarde plutt devant

    toi. Regarde le feu. Cest lui qui va te raconter deshistoires...

    Oui mais... Chut...Elles se sont endormies tout de suite.

    Jcoutais les bruits de la maison. Mon nez mepiquait et je me frottais les yeux pour ne paspleurer.

    Ma vie est comme ce lit, pensais-je encore.Fragile. Incertaine. Suspendue.

    Je guettais le moment o la maison allaitsenvoler.

    Je pensais que jtais largue.Cest drle comme les expressions ne sont pas

    seulement des expressions. Il faut avoir eu trs peurpour comprendre sueurs froides ou avoir t trsangoiss pour que des noeuds dans le ventre rende tout son jus, non ?

    40

  • Largue , cest pareil. Cest merveilleuxcomme expression. Qui a trouv a ?

    Larguer les amarres.Dtacher la bonne femme.Prendre le large, dployer ses ailes dalbatros et

    baiser sous dautres latitudes.Non, vraiment, on ne saurait mieux dire...Je deviens mauvaise, cest bon signe. Encore

    quelques semaines et je serai bien laide.

    Parce que le pige, justement, cest de croirequon est amarr. On prend des dcisions, descrdits, des engagements et puis quelques risquesaussi. On achte des maisons, on met des bbs dansdes chambres toutes roses et on dort toutes les nuitsenlacs. On smerveille de cette... Comment disait-on dj ? De cette complicit. Oui, ctait a quondisait, quand on tait heureux. Ou quand on ltaitmoins...

    Le pige, cest de penser quon a le droit dtreheureux.

    Nigauds que nous sommes. Assez nafs pourcroire une seconde que nous matrisons le cours denos vies.

    Le cours de nos vies nous chappe, mais ce nestpas grave. Il na pas grand intrt...

    Lidal, ce serait de le savoir plus tt. Plus tt quand ?Plus tt.Avant de repeindre des chambres en rose, par

    exemple...Cest Pierre qui a raison, pourquoi montrer sa

    faiblesse ?

    41

  • Pour prendre des coups ?

    Ma grand-mre disait souvent que ctait avec debons petits plats quon retenait les gentils maris lamaison. Je suis loin du compte, Mamie, je suis loindu compte... Dabord je ne sais pas cuisiner et puis jenai jamais eu envie de retenir personne.

    Eh bien, cest russi, ma petite fille !Je me sers un peu de cognac pour fter a.

    Une larme et puis dodo.

    42

  • La journe suivante ma sembl bien longue. Nous sommes alles nous promener. Nous

    avons donn du pain aux chevaux du centrequestre et sommes restes un long moment aveceux. Marion est monte sur le dos du poney. Luciena pas voulu.

    Javais limpression de porter un sac dos trslourd.

    Le soir, ctait spectacle. Jai de la chance, cesttous les jours spectacle chez moi. Au programmecette fois : La petite fille qui voul pas sen nal. Ellesse sont donn beaucoup de mal pour me distraire.

    Je nai pas bien dormi.

    Le lendemain matin, le cur ny tait plus. Il fai-sait trop froid.

    Les filles pleurnichaient sans cesse.Javais essay de faire diversion en jouant aux

    hommes prhistoriques.

    43

  • Regardez bien comment les hommes pr-historiques sy prenaient pour prparer leur bol deNesquik... Ils mettaient la casserole de lait sur lefeu, oui, exactement comme a... Et leur tartinegrille ? Rien de plus simple, le morceau de painsur une grille et hop, au-dessus des flammes...Attention pas trop longtemps, hein, sinon cest ducharbon. Qui veut jouer aux hommes prhistoriquesavec moi ?

    Elles sen fichaient, elles navaient pas faim.Ce quelles voulaient, ctait leur saloperie detl.

    Je me suis brle. Marion a pleur en menten-dant crier et Lucie a renvers son bol sur lecanap.

    Je me suis assise et jai pris ma tte entre mesmains.

    Je rvais de pouvoir la dvisser, de la poser parterre devant moi et de shooter dedans pour lenvoyervaldinguer le plus loin possible.

    Tellement loin quon ne la retrouverait plusjamais.

    Mais je ne sais mme pas shooter.Je taperais ct, cest sr.

    Pierre est arriv ce moment-l.Il tait dsol, expliquait quil navait pas pu me

    joindre plus tt puisque la ligne tait coupe etsecouait un sac de croissants chauds sous le nez desfilles.

    Elles riaient. Marion cherchait sa main et Lucielui proposait un caf prhistorique.

    44

  • Un caf prhistorique ? Mais avec plaisir,madame Cro-Mignonne !

    Jen avais les larmes aux yeux.

    Il a pos sa main sur mon genou. Chlo... a va ?Javais envie de lui dire, non, a ne va pas du tout,

    mais jtais si contente de le revoir que jai rpondule contraire.

    La boulangre a de la lumire, ce nest doncpas une panne de secteur. Je vais aller voir a deplus prs... Eh, regardez, les filles, il fait un tempsmagnifique ! Habillez-vous, on va aller auxchampignons. Avec ce quil a plu hier, on va entrouver plein !

    Les filles , ctait moi aussi... Nous avonsmont les escaliers en gloussant.

    Que cest bon davoir huit ans.

    Nous avons march jusquau Moulin du Diable.Une btisse sinistre qui fait la joie des petits enfantsdepuis plusieurs gnrations.

    Pierre a expliqu aux filles les trous dans lemur :

    L, cest un coup de corne.., et l, ce sont lesmarques de ses sabots...

    Pourquoi il a donn des coups de sabot dans lemur ?

    Ah... Cest une longue histoire... Cest parcequil tait trs nerv ce jour-l...

    Pourquoi il tait trs nerv ce jour-l ? Parce que sa prisonnire stait chappe. Ctait qui, sa prisonnire ? Ctait la fille de la boulangre.

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  • La fille de madame Pcaut ? Non, pas sa fille, voyons ! ! Son arrire-

    arrire-grand-mre plutt. Ah ?

    Jai montr aux filles comment fabriquer unemini-dnette avec des cupules de glands. Nous avonstrouv un nid doiseaux vide, des cailloux, despommes de pin. Nous avons cueilli des coucous etcass des branches de noisetier. Lucie a rcupr dela mousse pour ses poupes et Marion na pas quittles paules de son grand-pre.

    Nous avons rapport deux champignons. Tous lesdeux suspects !

    Sur le chemin du retour, on entendait le chant dumerle et la voix intrigue dune petite fille quidemandait :

    Mais pourquoi il avait captur la grand-mrede madame Pcaut, le diable ?

    Tu ne devines pas ? Non. Parce quil tait trs gourmand, tiens !

    Elle donnait des coups de bton dans les fougrespour faire fuir le dmon.

    Et moi, dans quoi pourrais-je donner des coups debton ?

    *

    46

  • Chlo ? Oui. Je voulais te dire... Jespre... Enfin plutt je

    voudrais... Oui, cest a, je voudrais... Je voudraisque tu reviennes dans cette maison parce que... Jesais que tu laimes beaucoup... Tu as fait tellementde choses ici... Dans les chambres... Le jardin...Avant toi, il ny avait pas de jardin tu sais ?Promets-moi que tu reviendras. Avec ou sans lesfilles...

    Je me suis tourne vers lui. Non, Pierre. Vous savez bien que non. Et ton rosier ? Comment sappelle-t-il dj ?

    Ce rosier que tu as plant lanne dernire... Cuisse de nymphe mue. Oui, cest a. Tu laimais tant... Non, cest son nom que jaimais bien...

    coutez, cest dj assez dur comme a... Pardon, pardon. Mais vous ? Vous vous en occuperez, vous ? Bien sr ! Cuisse de nymphe mue, tu penses...

    Comment faire autrement ?Il se forait un peu.

    Sur le chemin du retour, nous avons crois levieux Marcel qui revenait du bourg. Son vlozigzaguait dangereusement. Par quel miraclea-t-il russi stopper sa course devant noussans tomber, nous ne le saurons jamais. Il a posLucie sur sa selle et nous a propos le petit canondu soir.

    Madame Marcel a embrass les filles de latte aux pieds et les a installes devant la tl-

    47

  • vision avec un paquet de bonbons sur lesgenoux. Elle a la parabole, Maman ! Tu terends compte ! Une chane avec que des dessinsanims !

    Allluia.Aller tout au bout du monde, franchir des taillis,

    des haies, des fosss, se boucher le nez, traverser lacour du vieux Marcel et voir Tltoon en mchantdes fraises Tagada !

    Quelquefois, la vie est magnifique...La tempte, la vache folle, lEurope, la chasse, les

    morts et les mourants... A un moment, Pierre ademand :

    Dites, Marcel, vous vous souvenez de monfrre ?

    De qui ? De Paul ? Je pense bien que jmensouviens de ce ptit sagouin... Y mrendait fouavec ses ptits sifflets. Y mfaisait croirenimporte quoi la chasse ! Y mfaisait croire des oiseaux qui sont mme pas de chez nous !Quel salopiot ! Et les chiens qui devnaient zin-zins ! Ah oui, que jmen souviens ! Ctait un bonptit gars... Y vnait souvent en fort avec le pre...Y voulait tout quon lui montre, tout quon luiexplique... Oh l l... Quest-ce quil a poscomme questions celui-l ! Y disait quil voulaitfaire des tudes pour travailler dans les bois.Jme souviens, lpre lui rpondait, mais tas pasbesoin dtudes, mon gars ! Quest-ce quy pour-ront tapprendre de plus que moi tes matres ? Yrpondait pas, y disait que ctait pour visitertoutes les forts du monde, pour voir du pays,se promener en Afrique et en Russie maisquaprs, y reviendrait ici et quy nous raconteraittout.

    48

  • Pierre lcoutait en secouant la tte doucement,pour lencourager parler et parler encore.

    Madame Marcel stait leve. Elle est revenue ennous tendant un carnet dessins.

    Voil ce que le petit Paul, enfin, je dis petit, iltait plus si petit lpoque, mavait offert un jourpour me remercier de mes beignets dacacia.Regardez, ctait mon chien.

    mesure quelle tournait les pages, on admiraitles facties dun petit fox quon devinait gt mortet plus cabot que nature.

    Comment sappelait-il ? demandai-je. Il avait pas de nom, mais on disait toujours

    O quil est ? parce quy partait tout le temps...Cest de a quil est mort dailleurs... Oh... Quest-ce quon laimait ui-l... Quest-ce quonlaimait... De trop, de trop... Cest la premire foisque je revois ces dessins depuis bien longtemps.Dhabitude jvite de fouiller l-dedans, a me faittrop de morts dun coup...

    Les dessins taient merveilleux. O quil est ? tait un fox marron avec de longues moustachesnoires et des sourcils broussailleux.

    Il a pris un coup de fusil... Y braconnait lesbracos, limbcile...

    Je me suis leve, il fallait repartir avant que la nuitne soit compltement tombe.

    *

    49

  • Mon frre est mort cause de la pluie. Parcequils lont post trop longtemps sous la pluie, tu terends compte ?

    Je nai rien rpondu, trop occupe regarder o jeposais les pieds pour viter les flaques.

    50

  • Les filles sont alles au lit sans dner. Trop debonbons.

    Babar a quitt la Vieille Dame. Elle reste seule.Elle pleure. Elle se demande : Quand reverrai-jemon petit Babar ?

    Pierre aussi est malheureux. Il est rest longtempsdans son bureau. Soi-disant pour retrouver lesdessins de son frre. Jai prpar le dner. Desspaghettis avec des morceaux de gsiers confits parSuzanne.

    Nous avions dcid de partir le lendemain en finde matine. Ctait donc la dernire fois que jemagitais dans cette cuisine.

    Je laimais bien cette cuisine. Jai jet les ptesdans leau bouillante en maudissant ma sensiblerie. Je laimais bien cette cuisine... H, mmre, tentrouveras dautres, des cuisines...

    Je me brutalisais alors que javais des larmesplein les yeux, ctait idiot.

    Il a pos une petite aquarelle sur la table. Unefemme, de dos, lisait.

    51

  • Elle tait assise sur un banc de jardin. Sa tte taitun peu penche. Peut-tre quelle ne lisait pas, peut-tre quelle dormait ou quelle rvait.

    On reconnaissait la maison. Les marches duperron, les volets arrondis et la glycine blanche.

    Cest ma mre. Comment sappelait-elle ? Alice. ... Elle est pour toi.Jallais protester, mais il a fait les gros yeux et mis

    un doigt devant sa bouche. Pierre Dippel est unhomme qui naime pas tre contrari.

    Il faut toujours vous obir, nest-ce pas ?Il ne mcoutait pas. Est-ce quun jour, quelquun a dj os vous

    contredire ? ajoutai-je en posant le dessin de Paul surla chemine.

    Pas quelquun. Toute ma vie.Je me brlai la langue.

    Il stait appuy sur la table pour se relever. Bah... Que veux-tu boire, Chlo ? Quelque chose qui rende gai.

    *

    Il est remont de la cave avec deux bouteillesquil tenait contre lui comme des nouveau-ns.

    Chteau Chasse-Spleen... Avoue que cest decirconstance... Tout fait ce quil nous faut. Jen aipris deux, une pour toi et une pour moi.

    52

  • Vous tes fou ! Vous devriez attendre une plusgrande occasion...

    Une plus grande occasion que quoi ?Il approchait sa chaise de la chemine. Que... Je ne sais pas... Que moi... Que nous...

    Que ce soir.Il avait repli ses bras autour de lui pour

    rchauffer sa fortune. Mais, nous sommes une grande occasion,

    Chlo. Nous sommes la plus grande occasion dumonde. Je viens dans cette maison depuis que je suisenfant, jai pris des milliers de repas dans cettecuisine et crois-moi, je sais reconnatre une grandeoccasion !

    Ce petit ton suffisant, quel dommage.

    Il me tournait le dos et regardait le feu sansbouger.

    Chlo, je nai pas envie que tu partes...

    Jai balanc les nouilles dans lgouttoir et letorchon par-dessus.

    Vous mnervez. Vous dites nimporte quoi.Vous ne pensez qu vous. Vous tes fatigant la fin. Je ne veux pas que tu partes. Maispourquoi vous me dites un truc aussi stupide ?Je vous rappelle que ce nest pas moi qui menvais... Vous avez un fils, vous vous en souvenez ?Un grand garon. Eh bien, cest lui qui est parti.Cest lui ! Vous ntes pas au courant ? Oh, cesttrop bte. Attendez, je vais vous la raconter, cestune histoire amusante. Donc, ctait... Ctait

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  • quand, dj ? Peu importe. Adrien, le merveilleuxAdrien a fait ses valises lautre jour. Mettez-vous ma place, jtais tonne. Ah oui, parce que je nevous ai pas dit, mais il se trouve que jtais lafemme de ce garon. Vous savez, la femme, ce trucpratique quon emmne partout et qui sourit quandon lembrasse. Donc, jtais surprise, vous imagi-nez... Le voil avec nos valises devant lascenseurde notre appartement qui se met geindre en regar-dant sa montre. Il geint parce quil est trs nerv,le pauvre biquet ! Lascenseur, les valises, bobonneet lavion, quel casse- tte ! Eh oui ! Parce quil nefallait pas le rater lavion, il y avait la matressededans ! Vous savez, la matresse, cette jeunefemme impatiente qui vous agace un peu les nerfs.Pas le temps pour une scne de mnage, vous pen-sez... Et puis cest dun commun les scnes demnage... Chez les Dippel, on ne vous a pas apprisa, hein ? Les cris, les scnes, les mouvementsdhumeur, cest vulgaire, nest-ce pas ? Oh oui,cest vulgaire. Chez les Dippel, cest never explain,never complain, tout de suite, cest autre chose.Cest la classe.

    Chlo, arrte a tout de suite !Je pleurais. Mais vous vous entendez ? Vous entendez

    comme vous me parlez ! ? Mais je ne suis pas unchien, Pierre. Je ne suis pas votre chien, bonsang ! Je lai laiss partir sans lui arracher lesyeux, jai referm la porte tout doucement etmaintenant je suis l, je suis devant vous, devantmes gamines. Jassure. Jassure, vous comprenez ?Vous comprenez ce mot-l ? Qui a entendu mesyouyous de dsespoir, qui ? Alors ne me fai-

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  • tes pas piti maintenant avec vos petites contrarits.Vous ne voulez pas que je parte... Oh, Pierre... Je vaistre oblige de vous dsobir... Oh, comme je leregrette... Comme je...

    Il avait attrap mes poignets et les serrait de tou-tes ses forces. Il tenait mes bras immobiles.

    Lchez-moi ! Vous me faites mal ! Vous mefaites tous mal dans cette famille ! Pierre, lchez-moi.

    A peine avait-il desserr son treinte que ma ttetombait sur son paule.

    Vous me faites tous mal...

    Je pleurais dans son cou oubliant quel point ildevait tre mal laise, lui qui ne touchait jamaispersonne, je pleurais en pensant quelquefois messpaghettis qui allaient tre immangeables si jenallais pas les dcoller. Il disait Allons, allons... Il disait Je te demande pardon. Il disait encore Jai autant de chagrin que toi... Il ne savait plusquoi faire de ses mains.

    Finalement il sest cart pour mettre le couvert.

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  • 56

  • toi, Chlo.Jai cogn mon verre contre le sien. Oui, moi, ai-je rpt dans un sourire tout de

    travers. Tu es une fille formidable. Oui, formidable. Et puis solide, courageuse...

    Quoi dautre encore ? Drle. Ah oui, jallais oublier, drle. Mais injuste. ... Tu es injuste, nest-ce pas ? ... Tu penses que je naime que moi ? Oui. Alors tu nes pas injuste, tu es bte.Je lui tendais mon verre. Oui, a, je le savais... Donnez-moi encore de

    ce merveilleux liquide.

    Tu penses que je suis un vieux con ? Oui.Je hochais la tte. Je ntais pas mauvaise, jtais

    malheureuse.

    57

  • Il a soupir. Pourquoi je suis un vieux con ? Parce que vous naimez personne. Vous ne

    vous laissez jamais aller. Vous ntes jamais l.Jamais au milieu de nous. Jamais dans nosconversations et nos btises, jamais dans notremdiocrit de banquet. Parce que vous ntes pastendre, parce que vous vous taisez toujours etque votre mutisme ressemble du ddain. Parceque...

    Stop, stop, a ira, merci. Excusez-moi, je rponds votre question.

    Vous me demandez pourquoi vous tes un vieux con,je vous rponds. Ceci tant dit, je ne trouve pas quevous soyez si vieux que a...

    Tu es trop aimable... Je vous en prie.Je lui montrais mes dents pour lui sourire ten-

    drement.

    Mais si jtais comme tu le dis, pourquoitaurais-je amene ici alors ? Pourquoi tout ce tempspass avec vous et...

    Parce que, vous le savez trs bien... Parce que quoi ? Parce que votre sens de lhonneur. Cette

    coquetterie des bonnes familles. Depuis sept ansque je trane dans vos pattes, cest bien la pre-mire fois que vous vous intressez moi... Jevais vous dire ce que je pense. Je ne vous trouveni bienveillant, ni charitable. Je suis lucide.Votre fils a fait une btise et vous, vous passezderrire, vous nettoyez, vous colmatez. Vousallez essayer de reboucher les lzardes commevous pourrez. Parce que vous naimez pas a les

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  • lzardes, hein, Pierre ? Oh non ! vous naimez pas adu tout...

    Je vais vous dire, je pense que vous mavezamene ici pour sauver les apparences. Le petita gaff, bon, on serre les dents et on arrange leschoses sans faire de commentaires. Dans le temps,vous alliez glisser une pice aux bouseux quandla G.T.I. du petit merdeux avait encore mordusur leurs semis et aujourdhui vous arez labelle-fille. Jattends le moment o vous allezprendre votre air douloureux pour mannoncerque je peux compter sur vous. Financirement,jentends. Vous tes un peu dans lembarras, nest-ce pas ? Une grande fille comme moi, cestplus compliqu ddommager quun champ debetteraves...

    Il se levait. Alors oui... Ctait vrai... Tu es bte. Quelle

    affreuse dcouverte... Tiens, donne-moi ton assiette.

    Il tait derrire mon dos. Tu me blesses un point que tu nimagines

    mme pas. Plus que a encore, tu me saignes. Mais,je te rassure, je ne ten veux pas, je mets tout cela surle compte de ton chagrin...

    Il a pos une assiette fumante devant moi. Mais il y a une chose, quand mme, que je ne

    peux pas te laisser dire impunment, une seulechose...

    Laquelle ? fis-je en levant les yeux. Ne parle pas de betteraves sil te plat. Je te

    dfie de trouver le moindre champ de betteraves des kilomtres la ronde...

    Il tait content de lui et plein de malice.

    59

  • Hum, cest bon... Vous allez me regrettercomme cuisinire pas vrai ?

    Comme cuisinire, oui, mais pour le reste,merci bien... Tu mas coup lapptit...

    Non ?! Non. Vous mavez fait peur ! Il en faudrait plus que a pour mempcher de

    goter ces merveilleuses ptes...Il a plant sa fourchette dans son assiette, et a

    soulev un amas de spaghettis souds. Humm, comment dit-on dj ?... Al dente...

    Je riais.

    Jaime quand tu ris.

    Nous sommes rests sans parler un longmoment.

    Vous tes fch ? Non, pas fch, indcis plutt... Je suis dsole. Tu vois, jai limpression de me trouver

    devant quelque chose dinextricable. Une sorte denoeud... Enorme...

    Je voul... Tais-toi, tais-toi. Laisse-moi parler. Il faut

    que je dmle tout a maintenant. Cest trsimportant. Je ne sais pas si tu peux me compren-dre mais il faut que tu mcoutes. Je dois tirersur un fil, mais lequel ? Je ne sais pas. Je ne saispas par quoi ni par o commencer. Mon Dieu,cest si compliqu... Si je tire sur le mauvais, ousi je tire trop fort, le noeud risque de se resserrerencore. De se resserrer si fort ou si mal quil ny

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  • aura plus rien faire et je te quitterai accabl.Car vois-tu, Chlo, ma vie, toute ma vie est commece poing serr. Je suis l, devant toi, dans cettecuisine. Jai soixante-cinq ans. Je ne ressemble rien. Je suis ce vieux con que tu secouais tout lheure. Je nai rien compris, je ne suis jamaismont au sixime tage. Jai eu peur de mon ombreet me voil maintenant, me voil devant lide dema mort et... Non, je ten prie, ne minterrompspas... Pas maintenant. Laisse-moi ouvrir ce poing.Un tout petit peu.

    Je nous resservais boire. Je vais commencer par le plus injuste, le plus

    cruel... Cest--dire, toi...Il stait laiss aller contre son dossier.

    La premire fois que je tai vue, tu taistoute bleue. Je me souviens, jtais impressionn.Je te revois encore dans lencadrement de cetteporte... Adrien te soutenait et tu mas tendu unemain compltement recroqueville par le froid. Tune pouvais pas me saluer, tu ne pouvais pas parler,javais donc press ton bras en signe de bienvenueet je revois encore les marques blanches que mesdoigts avaient imprimes sur ton poignet. ASuzanne qui saffolait dj, Adrien avait rpondu enriant : Je vous ai ramen la Schtroumpfette ! Ensuite, il ta porte ltage et ta immerge dansun bain brlant. Combien de temps y es-tu reste ?Je ne men souviens pas, je me souviens justedAdrien qui rptait sa mre Du calme,Maman, du calme ! Ds quelle est cuite, nouspassons table . Parce que cest vrai, nous avionsfaim, enfin, moi en tout cas, javais faim. Et tu me

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  • connais, tu sais comment sont les vieux cons quandils ont faim... Jallais ordonner quon dne sansvous attendre quand tu es arrive, les cheveuxmouills et le sourire timide dans un vieux peignoirde Suzanne.

    Cette fois, tes joues taient rouges, rouges,rouges...

    Pendant le repas, vous nous aviez racont quevous vous tiez retrouvs dans la file dattente duncinma pour voir Un dimanche la campagneet quil ny avait plus de place et quAdrien,crneur cest de famille tavait propos undimanche la campagne justement, devant sa moto.Que ctait prendre ou laisser et que tu avaispris, ce qui expliquait ton tat de conglationavance puisque tu avais quitt Paris en tee-shirtsous ton impermable. Adrien te mangeait des yeuxet ce devait tre difficile pour lui car tu gardais latte toujours baisse. On voyait une fossette quandil parlait de toi, on imaginait donc que tu noussouriais... Je me souviens aussi que tu portaisdincroyables baskets...

    Des Converse jaunes, cest vrai ! Oui, cest vrai. Cest pour a, tu peux toujours

    critiquer celles que jai offertes Lucie lautrejour... Tiens, il faudra que je lui dise, dailleurs... Nelcoute pas, ma chrie, quand jai connu tamre, elle portait des baskets jaunes avec deslacets rouges...

    Vous vous souvenez aussi des lacets ? Je me souviens de tout, Chlo, de tout, tu

    mentends ? Des lacets rouges, du livre que tu lisaisle lendemain sous le cerisier pendant quAdriendboulonnait son engin...

    Ctait quoi ?

    62

  • Le Monde selon Garp, non ? Exact. Je me souviens que tu avais propos

    Suzanne de dbroussailler le petit escalier quimenait lancienne cave. Je me souviens desregards enamours quelle te lanait en te voyanttchiner au-dessus des ronces. On pouvait lire Belle-fille ? Belle-fille ? qui clignotait en lettresde feu devant ses yeux. Je vous avais emmensau march de Saint-Amand, tu avais achet desfromages de chvre et puis nous avions bu unMartini sur la place. Tu lisais un article, sur AndyWarhol je crois, pendant que nous bousculions leflipper, Adrien et moi...

    Cest hallucinant, comment faites-vous pourvous rappeler tout a ?

    Euh... je nai pas beaucoup de mrite... Ctaitune des rares fois o nous partagions quelquechose...

    Vous voulez dire, avec Adrien ? Oui... Oui.

    Je me suis leve pour prendre le fromage. Non, non, ne change pas les assiettes, ce nest

    pas la peine. Mais si ! Je sais que vous dtestez manger

    votre fromage dans la mme assiette. Je dteste a, moi ? Oh... Cest vrai... Encore

    un truc de vieux con, non ? Euh... oui, je crois...Il ma tendu son assiette en grimaant. Garce.Fossettes.

    63

  • Je me souviens de votre mariage, bien sr... Tutais mon bras et tu tais si belle. Tu te tordais leschevilles. Nous traversions cette mme place deSaint-Amand quand tu mas gliss loreille : Vousdevriez menlever, je jetterais ces mauditeschaussures par la fentre de votre voiture et nousirions manger des coquillages chez Yvette... Cetteboutade mavait donn le vertige. Je serrais mesgants. Tiens, sers-toi dabord...

    Allez-y, allez-y... Quest-ce que je pourrais te dire dautre

    encore ?... Je me souviens quun jour, nous noustions donn rendez-vous au caf en bas de monbureau pour que je rcupre une louche ou je ne saisplus quoi que Suzanne tavait prte. Javais d teparatre dsagrable ce jour-l, jtais press,soucieux... Je suis parti avant mme que tu aiesbu ton th. Je te posais des questions sur tontravail et ncoutais probablement pas lesrponses, enfin, bref... Eh bien, le soir mme, table, quand Suzanne ma demand quoi deneuf ? sans y croire, je lui ai rpondu : Chlo estenceinte. Elle te la dit ? Non. Dailleurs je nesuis pas sr quelle le sache elle-mme... Suzanneavait hauss les paules et lev les yeux au ciel maisjavais raison. Quelques semaines plus tard, vousnous annonciez la bonne nouvelle...

    Comment vous aviez devin ? Je ne sais pas... Il mavait sembl que ta

    carnation avait chang, que ta fatigue venaitdailleurs...

    ... Je pourrais continuer comme a long-

    temps. Tu vois, tu es injuste. Quest-ce que tu

    64

  • disais dj ? Que depuis tout ce temps, toutes cesannes, je ne mtais jamais intress toi... Ooooh,Chlo, jespre que tu as honte.

    Il me faisait les gros yeux. Par contre, je suis goste, l tu as raison.

    Je te dis que je ne veux pas que tu partes, parceque je ne veux pas que tu partes. Je pense moi.Tu mes plus proche que ma propre fille. Mapropre fille ne me dira jamais que je suis un vieuxcon, elle se contente de penser que je suis uncon tout court !

    Il stait lev pour attraper le sel. Mais... Quest-ce que tu as ? Rien. Je nai rien. Mais si, tu pleures. Mais non, je ne pleure pas. Regardez, je ne

    pleure pas. Mais si, tu pleures ! Tu veux un verre

    deau ? Oui. Oh, Chlo... Je ne veux pas que tu pleures. a

    me rend malheureux. Et voil ! Encore vous ! Vous tes incorri-

    gible...Jessayais de prendre un ton badin, mais des

    bulles de morve sortaient de mon nez, ctaitpitoyable.

    Je riais. Je pleurais. Ce vin ne mgayait pas dutout.

    Je naurais pas d te parler de tout a... Si, si. Ce sont mes souvenirs aussi... Il faut

    juste que je my fasse un peu. Je ne sais si vousvous rendez bien compte, mais la situation esttrs nouvelle pour moi... Il y a quinze jours,

    65

  • jtais encore une mre de famille tout confort.Je feuilletais mon agenda dans le mtro pourorganiser des dners et je me limais les onglesen pensant aux vacances. Je me disais : Est-cequon emmne les filles ou est-ce quon parttous les deux ? Enfin, vous voyez le genre dedilemme...

    Je me disais aussi : "On devrait chercher unautre appartement, celui-l est bien, mais il esttrop sombre..." Jattendais quAdrien aille mieuxpour lui en parler parce que je voyais bien quilntait pas dans son assiette ces derniers temps...Irritable, susceptible, fatigu... Je me faisais dusouci pour lui, je me disais : "Mais ils vont me letuer dans cette bote de fous, cest quoi ces horairesdbiles ?"

    Il stait tourn vers le feu.

    Tout confort mais pas trs finaude, hein ? Je lattendais pour dner. Jattendais des

    heures. Souvent mme, je mendormais enlattendant... Il finissait par rentrer, la mine dfaiteet la queue entre les jambes. Je me dirigeais versla cuisine en mtirant. Je mactivais. Il navaitpas faim, bien sr, il avait cette dcence de navoirplus dapptit. Ou peut-tre quils grignotaientavant ? Peut-tre...

    Que a devait lui coter de sasseoir en facede moi ! Comme je devais tre lourde avec magaiet ordinaire et mes romans-feuilletons sur lavie du square Firmin-Gdon. Quel supplice pourlui quand jy pense... Lucie a perdu une dent,ma mre ne va pas bien, la jeune fille au pairpolonaise du petit Arthur sort avec le fils de lavoisine, jai termin mon marbre ce matin, Marion

    66

  • sest coup les cheveux cest affreux, la matresseveut des botes doeufs, tu as lair fatigu, prendsune journe de cong, donne-moi la main, tureprendras des pinards ? Le pauvre.., quel sup-plice pour un homme infidle mais scrupuleux.Quel supplice... Mais je ne voyais rien. Je nairien vu venir, vous comprenez ? Comment peut-on tre si aveugle ? Comment ? Soit jtais tota-lement abrutie, soit javais totalement confiance.Ce qui revient au mme manifestement...

    Je basculai en arrire. Ah, Pierre... Quelle cochonnerie cette vie...

    Il est bon, hein ? Trs. Dommage quil tienne si peu ses pro-

    messes... Cest la premire fois que jen bois. Moi aussi. Cest comme ton rosier, je lavais achet pour

    ltiquette... Oui. Quelle cochonnerie... Cest nimporte

    quoi. Mais tu es jeune encore... Non, je suis vieille, je me sens vieille. Je

    suis toute cabosse. Je sens que je vais devenirmfiante. Je vais regarder ma vie travers unjudas. Je nouvrirai plus la porte. Reculez. Montrezpatte blanche. Cest bien, lautre maintenant.Prenez les patins. Restez dans lentre. Ne bougezplus.

    Non, tu ne deviendras jamais cette femme-l. Quand bien mme tu le voudrais que tu nepourrais pas. Les gens continueront entrerdans ta vie comme dans un moulin, tu souffriras

    67

  • encore et cest trs bien comme a. Je ne me fais pasde souci pour toi.

    Non, bien sr Bien sr quoi ? Vous ne vous faites pas de souci pour moi.

    Vous ne vous en faites pour personne de toutefaon...

    Cest vrai, tu as raison. Je ne sais pas mepencher.

    Pourquoi ? Je ne sais pas. Parce que les autres ne

    mintressent pas, je suppose...

    ... sauf Adrien. Adrien quoi ? Je pense lui. Vous vous faites du souci pour Adrien ? Oui, je crois... Oui. Cest pour lui que je men fais le plus en tout

    cas... Pourquoi ? Parce quil est malheureux.

    Je tombais des nues. Alors a, cest la meilleure ! Il nest pas mal-

    heureux du tout... Au contraire, il est trs heureux !Il a chang une femme cabosse et ennuyeusecontre une premire main amusante. Sa vie estbeaucoup plus drle aujourdhui, vous savez.

    Je relevai ma manche. Tiens, quelle heure est-il par exemple ? Dix heures moins le quart. O est-il notre

    petit martyr ? O est-il ? Au cinma ou au thtre,peut-tre ? Ou bien il dne quelque part. Ils doi-

    68

  • vent avoir termin leurs entres maintenant... il luitriture la paume en rvant plus tard. Attention, leplat arrive, elle reprend sa main et lui rend sonsourire. Ou bien ils sont au lit... Ce qui est le plusprobable, non ? Au dbut, on fait beaucoup lamoursi je me souviens bien...

    Tu es cynique. Je me protge. Quoi quil fasse, il est malheureux. A cause de moi, vous voulez dire ? Je lui

    gcherais son plaisir ? Oh, lingrate... Non. Pas cause de toi, cause de lui. A cause

    de cette vie, qui ne fait rien comme on le luidemande. Nos efforts sont drisoires...

    Vous avez raison, le pauvre chri... Tu ne mcoutes pas. Non. Pourquoi tu ne mcoutes pas ?Je mordais dans mon bout de pain. Parce que vous tes un bulldozer, vous

    dtruisez tout sur votre passage. Mon chagrinvous... Vous quoi dj ? Vous encombre et vousagacera bientt, je le sais bien. Et puis cette histoirede lien du sang... Cette notion dbile... Vous avezt infoutu de serrer vos gamins dans vos bras, deleur dire une seule fois que vous les aimiez, mais ct de a, je sais que vous prendrez toujours leurdfense. Quoi quils disent, quoi quils fassent, ilsauront toujours raison face aux barbares que noussommes. Nous qui ne portons pas le mme nom quevous.

    Vos enfants ne vous ont pas donn tellementde motifs de satisfaction on dirait, mais voustes le seul pouvoir les critiquer. Le seul !Adrien sest barr en me plantant l avec les

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  • filles. Bon, a aussi, a vous contrarie, mais jenespre plus vous entendre profrer quelques motsdurs. Quelques mots durs... a ne changerait rien,mais a me ferait tellement plaisir. Tellementplaisir, si vous saviez... Oui, cest minable... Je suisminable. Mais, quelques mots bien sentis, biencinglants, comme vous savez si bien les dire...Pourquoi pas pour lui ? Je les mrite aprs tout.Jattends la condamnation du patriarche assis aubout de la table. Depuis toutes ces annes que jevous coute dpartager le monde. Les bons et lesmchants, ceux qui mritent votre estime et ceuxqui ne la mritent pas. Depuis toutes ces annes queje me cogne vos discours, votre autorit, vos mouesde Commandeur, vos silences... Tout ce chiqu.Tout ce chiqu... Depuis le temps que vous nousgonflez, Pierre...

    Vous savez, je suis une me simple et jaibesoin de vous entendre dire : mon fils est unsalaud et je te demande pardon. Jen ai besoin, vouscomprenez ?

    Ne compte pas sur moi.

    Jai pris nos assiettes. Je ne comptais pas sur vous.

    Vous voulez un dessert ? Non. Vous ne voulez rien ? Donc cest fichu... Jai d tirer sur le mauvais

    fil...Je ne lcoutais plus. Le noeud sest encore resserr et nous voil

    plus loigns que jamais. Alors je suis un vieux con...Un monstre... Et puis quoi encore ?

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  • Je cherchais lponge. Et puis quoi encore ?!Je lai regard droit dans les yeux. Ecoutez, Pierre, pendant des annes jai

    vcu avec un homme qui ne tenait pas deboutparce que son pre ne lavait jamais paul cor-rectement. Quand jai connu Adrien, il nosaitrien de peur de vous dcevoir. Et tout ce quilentreprenait me dprimait parce que ce ntaitjamais pour lui quil le faisait, ctait pour vous.Pour vous pater ou vous emmerder. Vous pro-voquer ou vous faire plaisir. Ctait pathtique.Javais peine vingt ans et jai dlaiss toute mavie pour lui. Pour lcouter et lui caresser lanuque quand il se confiait enfin. Je ne regretterien, je ne pouvais pas faire autrement de toutefaon. a me rendait malade quun garoncomme lui se dnigre ce point. Nous avonspass des nuits entires tout dmler et fairela part des choses. Je lai secou. Je lui ai ditmille fois que ctait trop facile son histoire. Quectait trop facile ! Nous avons pris de bonnesrsolutions et nous les avons pitines, nous enavons trouv dautres et finalement, jai arrtmes tudes pour quil puisse reprendre les sien-nes. Jai retrouss mes manches et pendant troisans, je lai dpos la fac avant daller perdremon temps dans les sous-sols du Louvre. Ctaitun accord entre nous : je ne me plaignais pas condition quil ne me parle plus de vous. Je naipas de mrite. Je ne lui ai jamais dit quil taitle meilleur. Je lai juste aim. Aim. Vous voyezde quoi je parle ?

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  • Alors, vous comprenez que je laie un peumauvaise aujourdhui...

    Je passais lponge autour de ses mains poses surla table.

    La confiance est revenue, le fils prodigue amu. Il a men sa barque comme un grand et le voilmaintenant qui abandonne sa vieille peau sous lilattendri du mchant papa. Avouez que cest un peurude, non ?

    ... Vous ne dites rien ? Non. Je vais me coucher.Jai mis la machine en marche. Cest a, bonne nuit.

    *

    Je me mordais les joues.Je gardais pour moi des choses affreuses.

    Jai pris mon verre et je suis alle masseoir surle canap. Jai retir mes chaussures et je me suisrecroqueville sous les coussins. Je me suis relevepour prendre la bouteille sur la table. Jai secou lefeu, teint la lumire et je suis revenue menterrertranquillement.

    Je regrettais de ntre pas encore sole.Je regrettais dtre l.Je regrettais... Je regrettais tellement de choses.Tellement de choses...

    Jai pos ma tte sur laccoudoir et ferm lesyeux.

    72

  • Tu dors ? Non.

    Il est all se servir un verre et sest assis sur lefauteuil d ct.

    Le vent soufflait toujours. Nous tions danslobscurit. Nous regardions le feu.

    De temps en temps, lun de nous buvait et lautrelimitait.

    Nous ntions ni bien, ni mal. Nous tionsfatigus.

    Au bout dun trs long moment il a dit : Tu sais, je ne serais pas celui que tu dis que je

    suis devenu si javais t plus courageux... Pardon ?Je regrettais dj de lui avoir rpondu. Je ne

    voulais plus parler de tout ce merdier. Je voulaisquon me laisse tranquille.

    On parle toujours du chagrin de ceux quirestent mais as-tu dj song celui de ceux quipartent ?

    73

  • Oh l, l, me disais-je, mais quest-ce quil vaencore me prendre la tte avec ses thories, le vieuxschnoque ?

    Je cherchais mes chaussures du regard. On en reparlera demain, Pierre, je vais...

    Jen ai marre.

    Le chagrin de ceux par qui le malheur arrive...Ceux qui restent, on les plaint, on les console, maisceux qui partent ?

    Mais quest-ce quils veulent en plus,memportai-je, une couronne ? Un mot dencou-ragement ? !

    Il ne mentendait pas. Le courage de ceux qui se regardent dans

    la glace un matin et articulent distinctement cesquelques mots pour eux seuls : Ai-je le droit lerreur ? Juste ces quelques mots... Le cou-rage de regarder sa vie en face, de ny voir riendajust, rien dharmonieux. Le courage de toutcasser, de tout saccager par... par gosme ? Parpur gosme ? Mais non, pourtant... Alorsquest-ce ? Instinct de survie ? Lucidit ? Peur dela mort ?

    Le courage de saffronter. Au moins une foisdans sa vie. De saffronter, soi. Soi-mme. Soi seul.Enfin.

    "Le droit lerreur", toute petite expression,tout petit bout de phrase, mais qui te le don-nera ?

    Qui, part toi ?

    Ses mains tremblaient.

    74

  • Moi, je ne me le suis pas donn... Je neme suis donn aucun droit. Que des devoirs.Et voil ce que je suis devenu : un vieux con.Un vieux con aux yeux dune des rares personnespour lesquelles je nourris un peu destime. Quelfiasco...

    Jai eu beaucoup dennemis. Je ne menvante pas, je ne men plains pas non plus, je mencontrefous. Mais des amis... Des gens auxquelsjai eu envie de plaire ? Si peu, si peu... Toi entreautres. Toi, Chlo, parce que tu es si doue pourla vie. Parce que tu lempoignes bout de bras.Tu bouges, tu danses, tu sais faire la pluie etle beau temps dans une maison. Tu as ce donmerveilleux de rendre les gens heureux autourde toi. Tu es si laise, si laise sur cette petiteplante...

    Jai limpression que nous ne parlons pas de lamme personne...

    Il ne ma pas entendue.Il se tenait droit. Il ne parlait plus. Il navait

    pas crois ses jambes. Son verre tait pos sur sescuisses.

    Je ne distinguais pas son visage.Son visage tait dans lombre du fauteuil.

    Jai aim une femme... Je ne te parle pas deSuzanne, je te parle dune autre femme.

    Javais rouvert les yeux.

    Je lai aime plus que tout. Plus que tout... Je ne savais pas quon pouvait aimer ce

    point... Enfin, moi en tout cas, je croyais que

    75

  • je ntais pas... programm pour aimer de cettefaon. Les dclarations, les insomnies, les rava-ges de la passion, ctait bon pour les autrestout a. Dailleurs, le seul mot de passion mefaisait ricaner. La passion, la passion ! Je met-tais a entre hypnose et superstition, moi...Ctait presque un gros mot dans ma bouche.Et puis, a mest tomb dessus au moment oje my attendais le moins. Je... Jai aim unefemme.

    Je suis tomb amoureux comme on attrape unemaladie. Sans le vouloir, sans y croire, contre mongr et sans pouvoir men dfendre, et puis...

    Il se raclait la gorge. Et puis je lai perdue. De la mme manire.

    Je ne bougeais plus. Une enclume venait de metomber sur la tte.

    Elle sappelait Mathilde. Elle sappelle tou-jours Mathilde dailleurs. Mathilde Courbet. Commele peintre...

    Javais quarante-deux ans et je me trouvaisvieux dj. Je me suis toujours trouv vieux de toutefaon. Cest Paul qui tait jeune. Paul sera toujoursjeune et beau.

    Moi, je suis Pierre. Le besogneux, le laborieux. A dix ans, javais dj le visage que jai

    aujourdhui. La mme coupe de cheveux, les mmeslunettes, les mmes gestes, les mmes petitesmanies. A dix ans, je changeais dj mon assiette aumoment du fromage, jimagine...

    Je lui souriais dans le noir.

    76

  • Quarante-deux ans,.. Quattend-on de la vie quarante-deux ans ?

    Moi, rien. Je nattendais rien. Je travaillais.Encore et encore et toujours. Ctait ma tenuede camouflage, mon armure, mon alibi. Mon alibipour ne pas vivre. Parce que je naimais pastellement a, vivre. Je croyais que je ntais pasdou pour a.

    Je minventais des difficults, des montagnes gravir. Trs hautes. Trs escarpes. Et puis jeremontais mes manches. Je les gravissais et jeninventais dautres. Je ntais pas ambitieux pourtant,jtais sans imagination.

    Il a bu une gorge.

    Je... Je ne savais pas tout a, tu sais... CestMathilde qui me la appris. Oh, Chlo... Commeje laimais... Comme je laimais... Tu es toujoursl ?

    Oui. Tu mcoutes ? Oui. Je tembte ? Non. Tu vas tendormir ? Non.Il stait lev pour remettre une bche. Il est rest

    accroupi devant la chemine.

    Tu sais ce quelle me reprochait ? Elle mereprochait dtre trop bavard. Tu te rendscompte ? Moi... Trop bavard ! Cest incroyable,non ? Mais ctait vrai pourtant... Je posais matte sur son ventre et je parlais. Je parlais pen-

    77

  • dant des heures. Des jours entiers, mme.Jentendais le son de ma voix devenue si gravesous sa peau et jaimais a. Un vrai moulin paroles... Je la solais. Je la noyais. Elle riait.Elle me disait, mais, chut, ne parle pas tant, je netentends plus. Pourquoi est-ce que tu parlescomme a ?

    Javais quarante-deux ans de silence rat-traper. Quarante-deux annes que je me taisais,que je gardais tout pour moi. Quest-ce que tudisais tout lheure ? Que mon mutisme res-semblait du ddain, cest a ? Cest blessant,mais je peux le comprendre, je peux compren-dre les reproches qui me sont adresss. Je peuxles comprendre, mais je nai pas envie de mendfendre. Cest bien l le problme dailleurs...Mais, du ddain, je ne crois pas. Si inou quecela puisse te sembler, je crois que monmutisme ressemble plutt de la timidit. Je nemaime pas assez pour accorder une quel-conque importance mes propos. Tourne septfois ta langue dans ta bouche, dit lexpression.Moi, je la tourne toujours une fois de trop. Jesuis dcourageant pour les autres... Je nemaimais pas avant Mathilde et je maimeencore moins depuis. Je suppose que je suis dur cause de a...

    Il stait rassis. Je suis dur dans le travail, mais l, cest

    parce que je joue un rle, tu comprends ? Je suisoblig dtre dur. Oblig de leur faire croire queje suis une terreur. Tu imagines sils peraientmon secret ? Sils apprenaient que je suistimide ? Que je suis oblig de travailler trois fois

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  • plus que les autres pour arriver au mme rsultat ?Que jai une mauvaise mmoire ? Que je suislent la comprenette ? Tu te rends compte ? Maissils savaient tout cela, ils me boufferaient toutcru !

    Et puis je ne sais pas me faire aimer... Jenai pas de charisme, comme on dit. Si jannonceune augmentation, je prends un ton cassant, silon me remercie, je ne rponds pas, quand jeveux faire un petit geste, je men empche et sijai une bonne nouvelle rpandre, je chargeFranoise de cette tche. Sur le plan du mana-gement, des ressources humaines, comme ilsdisent aussi, je suis une calamit. Une vritablecalamit.

    Cest Franoise justement qui mavait inscritcontre mon gr une espce de stage pourpatrons ringards. Quelles foutaises... Deux joursenferms au Concorde La Fayette de la porteMaillot ingurgiter la bouillie dmagogique dunepsy et dun Amricain surexcit. Il vendait sonbouquin la fin. Be the Best and Work in Love asappelait. Mon Dieu, quelle fumisterie quand jyrepense...

    A la fin du stage, je me souviens, on nous avaitdistribu un diplme de gentil patron comprhensif.Je lai offert Franoise qui la punais dans leplacard o lon rangeait les produits dentretien et lesrouleaux de P.Q.

    "Ctait bien ? ma-t-elle demand. Ctait affligeant." Elle a souri. "coutez, Franoise, ai-je ajout, vous qui

    tes ici comme Dieu le Pre, dites ceux que aintresse que je ne suis pas aimable mais quils

    79

  • ne perdront jamais leur place parce que je suis trsfort en calcul mental.

    Amen", avait-elle murmur en baissant latte.

    Mais ctait vrai. En vingt-cinq ans de tyrannie,je nai subi aucune grve et je nai jamais licencipersonne. Mme quand a a t si difficile au dbutdes annes 1990, je nai licenci personne. Personne,tu mentends ?

    Et Suzanne ? ... Pourquoi vous tes si dur avec elle ? Tu me trouves dur ? Oui. Dur comment ? Dur.Il avait de nouveau pos sa tte sur le fauteuil.

    Quand Suzanne sest rendu compte que jela trompais, je ne la trompais plus depuis long-temps. Javais... Je te raconterai a plus tard...A lpoque, nous vivions rue de la Convention.Je naimais pas cet appartement. Je naimaispas la faon dont elle lavait dcor. Jtouffaisl-dedans. Trop de meubles, trop de bibelots,trop de photos de nous, trop de tout. Je te dis a,a na aucun intrt... Je venais dans cetappartement pour y dormir, et parce que mafamille y vivait. Point. Un soir, elle ma demandde lemmener dner. Nous sommes alls en basde la maison. Une espce de pizzeria minable.La lumire des nons lui donnait une minepouvantable. Elle qui stait dj compos unette de femme outrage, a narrangeait rien.

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  • Ctait cruel mais je ne lavais pas fait exprs,tu sais. Javais pouss la porte du premier bouibouivenu... Pressentant ce qui allait marriver, jenavais pas envie de me trouver loin de monlit. Et en effet, a na pas tran. A peine avait-elle repos le menu que, dj, elle clatait ensanglots.

    Elle savait tout. Que ctait une femme plusjeune. Elle savait depuis combien de temps adurait et comprenait pourquoi jtais toujoursparti maintenant. Elle ne pouvait plus le sup-porter. Jtais un monstre. Mritait-elle autantde mpris ? Mritait-elle dtre traite commea ? Comme une souillon ? Au dbut, elle avaitferm les yeux. Elle se doutait bien de quelquechose, mais elle me faisait confiance. Elle pen-sait que ctait un coup de tte, un coup desang, lenvie de plaire encore. Quelque chose derassurant pour ma virilit. Et puis il y avaitmon travail. Mon travail si prenant, si difficile.Et elle, elle tait tout accapare par lamnage-ment de la nouvelle maison. Elle ne pouvait pastout grer dun coup. Elle ne pouvait pas tresur tous les fronts en mme temps ! Elle me fai-sait confiance ! Aprs il y avait eu ma maladieet elle avait ferm les yeux. Mais, l, mainte-nant, elle ne pouvait plus le supporter. Non, ellene pouvait plus me supporter. Mon gosme,mon mpris, la faon dont... A ce moment-l,le serveur la interrompue, et, en lespace dunedemi-seconde, elle avait chang de masque. Enlui souriant, elle lui demandait des prcisionssur les tortellinis je-ne-sais-quoi. Jtais fascin.Quand il sest tourn vers moi, jai balbuti un"C... Comme Madame" affol. Pas une seconde

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  • je navais song cette fichue carte, tu penses.Pas une seconde...

    Cest l que jai mesur la force de Suzanne.Sa force immense. Le rouleau compresseur, cestelle. Cest l que jai su quelle tait de trs loin laplus solide et que rien ne pouvait latteindre vrai-ment. En fait, ctait juste une bte question dem-ploi du temps. Elle venait me chercher des pouxdans la tte parce que sa maison du bord de mertait termine. Le dernier cadre accroch, la derni-re tringle pose, elle stait finalement tourne versmoi et avait t horrifie par ce quelle venait dydcouvrir.

    Je rpondais peine, me dfendais mollement,je te lai dit, javais dj perdu Mathilde cemoment-l...

    Je regardais ma femme sagiter en face demoi dans une pizzeria minable du quinzimearrondissement de Paris et javais coup leson.

    Elle gesticulait, laissait rouler de grosseslarmes sur ses joues, se mouchait et sauaitson assiette. Pendant ce temps, jenroulais indfini-ment deux ou trois spaghettis autour de mafourchette sans jamais parvenir les hisserjusqu ma bouche. Moi aussi, javais trs enviede pleurer mais je me retenais...

    Pourquoi vous vous reteniez ? Question dducation, je pense... Et puis

    je me sentais encore si fragile... Je ne pouvaispas prendre le risque de me laisser aller. Pas l.

    82

  • Pas maintenant. Pas avec elle. Pas dans cettegargote sordide. Jtais... Comment te dire... Sifriable.

    Elle ma racont ensuite quelle avait consultun avocat pour mettre en route une procdurede divorce. Jtais soudain plus attentif. Un avo-cat ? Suzanne demandant le divorce ? Je nima-ginais pas que les choses taient alles si loin,quelle avait t ce point blesse... Elle avait vucette femme, la belle-sur dune de ses amies.Elle avait beaucoup hsit mais en rentrant dunweek-end ici, elle avait pris sa dcision. Ellelavait prise dans la voiture sur le chemin duretour alors que je ne lui avais adress la parolequune seule fois pour lui demander si elle avaitla monnaie du page. Ctait une espce de rou-lette russe conjugale quelle avait invente : siPierre me parle, je reste, sil ne parle pas, jedivorce.

    Jtais troubl. Je ne la savais pas si joueuse. Elle avait repris des couleurs et me regardait

    avec plus dassurance prsent. Bien sr, elleavait tout dball. Mes voyages, toujours pluslongs, toujours plus nombreux, mon dsintrtde la vie familiale, mes enfants transparents, lescarnets de notes que je navais jamais signs,les annes perdues tout organiser autour demoi. Pour mon bien-tre, pour lentreprise.Entreprise qui appartenait sa famille elle,entre parenthses, le sacrifice de sa personne.Comment elle stait occupe de ma pauvre mrejusquau bout. Enfin tout, quoi, tout ce quelleavait eu besoin de raconter, plus tout ce que lesavocats aiment entendre pour pouvoir chiffrer lesdgts.

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  • Moi aussi je reprenais du poil de la bte, onarrivait en terrain connu. Que voulait-elle ? Delargent ? Combien ? Quelle me fixe un montant,javais dj sorti mon chquier.

    Mais non, elle me reconnaissait bien l,croyant men tirer si bon compte... Jtais vraimentlamentable... Elle stait remise sangloter entredeux bouches de tiramisu. Pourquoi est-ce que je necomprenais rien ? Il ny avait pas que les rapports deforce dans la vie. Largent ne pouvait pas toutacheter. Tout racheter. Est-ce que je faisais semblantde ne rien comprendre ? Avais-je un cur ? Jtaisvraiment lamentable. Lamentable...

    "Mais pourquoi est-ce que tu ne demandespas le divorce alors ? avais-je fini par lcher, agac,je prends toutes les fautes sur moi. Toutes, tumentends ? Mme le caractre pouvantable dema mre, je veux bien signer quelque part pourle reconnatre si a te chante, mais ne tencombrepas dun avocat, je ten prie, dis-moi pluttcombien tu veux."

    Je lavais pique au vif. Elle a relev la tte et ma regard dans les

    yeux. Ctait la premire fois depuis des annes quenous nous regardions si longtemps. Jessayais dedcouvrir quelque chose de nouveau sur ce visage.Notre jeunesse peut-tre... Le temps o je ne lafaisais pas pleurer. O je ne faisais pleurer aucunefemme, et o lide mme de bavasser autourdune table du sentiment amoureux me semblaitinconcevable.

    Mais je nai rien dcouvert, seulement lamoue un peu triste dune pouse vaincue quisapprtait passer aux aveux. Elle ntait pasretourne chez son avocate car elle nen avait

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  • pas le courage. Elle aimait sa vie, sa maison, sesenfants, ses commerants... Elle avait honte de selavouer, et pourtant ctait la vrit : elle navait pasle courage de me quitter.

    Pas le courage. Je pouvais courir si a me chantait, je pouvais

    en sauter dautres si a me rassurait, mais, elle,elle ne partirait pas. Elle ne voulait pas perdre cequelle avait conquis. Cet chafaudage social. Nosamis, nos relations, les amis des enfants. Et puisil y avait cette maison toute pimpante danslaquelle nous navions encore jamais dormi...Ctait un risque quelle navait pas envie de pren-dre. Aprs tout, quest-ce que a pouvait lui faire ?Il y en avait des hommes qui trompaient leurfemme... Un paquet mme... Elle stait confieet avait t due par la banalit de son histoire.Ctait ainsi. La faute ce qui nous pendait entreles jambes. Il fallait faire le gros dos et laisser pas-ser lorage. Elle avait fait le premier pas, maislide de ntre plus madame Pierre Dippel la lais-sait exsangue. Ctait comme a et ctait tant pispour elle. Sans les enfants, sans moi, elle ne pesaitpas lourd.

    Je lui tendais mon mouchoir. "Ce nest pasgrave, ajouta-t-elle en se forant sourire, ce nestpas grave... Je reste prs de toi parce que je nai pastrouv de meilleure ide. Je me suis mal organisepour une fois. Moi qui prvois toujours tout, l, je...Je me suis laiss dborder, on dirait." Elle souriait enpleurant.

    Jai tapot sa main. Ctait fini. Jtais l. Jentais avec personne dautre. Personne. Ctait fini.Ctait fini...

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  • Nous avons bu nos cafs en commentant lemauvais got de la dcoration et les moustaches dupatron.

    Deux vieux amis tout couverts de cicatrices. Nous venions de soulever une grosse pierre et

    de la laisser retomber aussitt. Ctait trop affreux ce qui grouillait l-

    dessous.

    Ce soir-l, dans le noir, jai pris Suzannechastement dans mes bras. Je ne pouvais pas faireplus.

    Ce fut pour moi une nouvelle nuit blanche.Au lieu de me rassurer, ses aveux mavaientcompltement branl. Il faut dire que jtais simal cette poque. Si mal. Si mal. Tout mcor-chait. Je me trouvais vraiment dans une situationaffligeante : javais perdu celle que jaimais etvenais de comprendre que javais aussi esquintlautre. Quel tableau... Javais perdu lamour dema vie pour rester avec une femme qui ne mequittait pas cause de son fromager et de soncharcutier. Ctait inextricable. Ctait du sabotage.Ni Mathilde, ni Suzanne navaient mrit a.Javais tout rat. Jamais je ne mtais senti aussimisrable...

    Les mdicaments ne devaient rien arrangernon plus, cest sr, mais si javais t pluscourageux moi aussi, je me serais pendu cettenuit-l.

    Il renversait sa tte en arrire pour finir sonverre.

    Mais Suzanne ? Elle nest pas malheureuseavec vous...

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  • Tu crois ? Comment tu peux dire une chosepareille ? Elle ta dit quelle tait heureuse ?

    Non. Pas comme a. Ce nest pas ce quellea dit mais elle me la laiss entendre... De toutefaon, ce nest pas le genre de femme se poserun moment pour se demander si elle estheureuse...

    Non, ce nest pas le genre en effet... Cestl sa force, dailleurs. Mais, tu sais, si jtais simalheureux cette nuit-l, ctait surtout cause delle. Quand je vois ce quelle est deve-nue... Si dadame, si convenue... Et si tu avaisvu quel morceau de fille ctait quand je lairencontre... Je ne suis pas fier de moi, non,vraiment, il ny a pas de quoi pavoiser. Je laitouffe. Je lai fane. Pour moi, elle a toujourst celle qui est l. Dans les parages. Sous mamain. Au bout du fil. Avec les enfants. Dans lacuisine. Une espce de vestale qui dpensaitlargent que je gagnais et faisait tourner notrepetit monde dans le confort et sans se plaindre.Je ne lai jamais vue plus loin que le bout demon nez.

    Lequel de ses secrets ai-je essay de percer ?Aucun. Lai-je jamais questionne sur elle, sonenfance, ses souvenirs, ses regrets, sa lassitude,notre vie charnelle, ses espoirs dus, ses rves ?Non. Jamais. Rien. Rien ne mintressait.

    Nen faites pas trop non plus, Pierre. Vous nepouvez pas tout prendre sur vos paules.Lautoflagellation a ses charmes, mais quandmme... Vous ntes pas trs crdible en saintSbastien, vous savez...

    Cest bien, tu ne me passes rien. Tu es mapetite persifleuse prfre. Cest pour a que a

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  • mennuie de te perdre. Qui me volera dans lesplumes quand tu ne seras plus l ?

    Nous djeunerons ensemble de temps entemps...

    Tu me le promets ? Oui. Tu dis a et puis tu ne le feras pas, jen suis

    sr... Nous fixerons un rite, le premier vendredi de

    chaque mois par exemple... Pourquoi le vendredi ? Parce que jaime le bon poisson ! Vous

    memmnerez dans de bons restaurants, nest-cepas ?

    Les meilleurs ! Ah ! Jen suis fort aise... Mais dans long-

    temps... Longtemps ? Oui. Quand ? ... Bien. Je patienterai.Je remuais une bche.

    Pour en revenir Suzanne... Ce ct sidadame comme vous dites, vous ny tes pourrien et heureusement. Il y a quand mme deschoses quelle peut revendiquer sans votresceau. Vous savez, cest comme ces produitsanglais qui fanfaronnent by appointment toHer Majesty . Suzanne est devenue ce quelleest sans avoir eu besoin de votre appoint-ment . Vous tes un peu emmerdant, mais vousntes pas tout-puissant quand mme ! Ce ctdame patronnesse, coureuse de soldes et fiches

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  • cuisine, elle na pas eu besoin de vous pour sela fabriquer la panoplie. Cest de nature, commeon dit. Elle a a dans le sang, ce ct JpoussetteJe commente Je juge et Je pardonne. Cest pui-sant, enfin moi, a mpuise, mais cest le reversde ses mdailles, et Dieu sait quelle