Amérindien nous

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nous et Article d’Alain Grosrey Recherches sur l’Imaginaire Presses de l’Université d’Angers L’Amérindien

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nous et Article d’Alain Grosrey Recherches sur l’Imaginaire Presses de l’Université d’Angers

L’Amérindien

L’Amérindien et nous

Alain Gro srey

Recherches sur l’Imaginaire, Cahier XXV, Tome I U.F.R. Langues, Lettres et Science Humaines

Centre de Recherches en Littérature de l’Anjou

et des Bocages de l’Ouest

Presses de l’Université d’Angers, 1995, pp. 74-97.

Washicun Tashànkaà

Grand Chef Lakota (1830-1890)

Enfant, je savais donner ; j’ai oublié cette grâce

depuis que je suis devenu civilisé. J’avais un mode de vie naturel

alors qu’aujourd’hui, il est artificiel. Tout joli caillou avait une valeur à mes yeux ;

chaque arbre qui poussait était un objet de respect. Maintenant, je m’incline avec l’homme blanc

devant un paysage peint dont on estime la valeur en dollars.

Ohiyesa, écrivain amérindien contemporain Cf. Paroles indiennes,

textes indiens d’Amérique du Nord recueillis par Michel Piquemal,

Albin Michel, col. « Carnets de sagesse », Paris, 1993, p. 47.

Sommaire

CERCLE ET CARRÉ ............................................................................................................................ 6 INDIANITÉ ET ÈRE PLANÉTAIRE ................................................................................................... 8 DE JOSEPH BEUYS À LA JEEP CHEROKEE ................................................................................ 15 Réconcilier la nature et la culture ........................................................................................................ 16 La publicité ou le vol des mots et des images ..................................................................................... 18 LA NATURE, L’HOMME DE LA NATURE ET NOUS .................................................................. 26 ENTRE ANTIMODÈLE ET NOUVEAU MODÈLE : LE RÔLE DE LA LITTÉRATURE .................................................................................................... 39 L’altérité et la question des besoins ..................................................................................................... 42 Modification du discours sur l’Autre : le rôle de la psychanalyse ...................................................... 45 Les récits autobiographiques ............................................................................................................... 46 Entrer en résonance avec le passé glorieux ......................................................................................... 51 HOMMAGE À KOKOPELLI ............................................................................................................. 54

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Colomb arriva dans le Nouveau Monde en 1492, mais l’Amérique est toujours à découvrir. » C’est avec cette phrase que Jack Weatherford1 conclut son remarquable essai

qui nous invite à connaître l’énorme contribution des Indiens d’Amérique au monde.

Nous croyons fréquemment que l’ordre mondial est le produit de l’histoire européenne. Nous oublions le rôle qu’ont tenu les Indiens dans l’avènement de nouveaux systèmes économiques, politiques et agricoles qui structurent les sociétés modernes occidentales. En 1978, Tahar Ben Jelloun écrivait déjà dans Moha le fou Moha le sage2 : « Ici personne ne pense aux Indiens ». Pour certains, 1992 aura été l’occasion de fêter la découverte du « Nouveau Monde »3 ; 1993, Année Internationale des Peuples Autochtones, avait, quant à elle, pour finalité de sensibiliser la population mondiale aux multiples problèmes auxquels sont confrontés des êtres qui vivent dans une toute autre représentation du réel que celle des hommes des sociétés surdéveloppées.

Étrange chronologie, paradoxe parfois déroutant que cette succession d’événements antithétiques où le second puise en partie sa signification dans la volonté de lutter contre les graves conséquences induites par la naissance de la mondialisation. Ces deux années seront peut-être une période essentielle à l’orée du XXIe siècle si elles permettent de faire en sorte que les Indiens parviennent à

1 Cf. Ce que nous devons aux Indiens d’Amérique et comment ils ont transformé le monde, traduit de l’américain par Manuel Van Thienen, Albin Michel, col. « Terre indienne ». Paris, 1993, p. 278. 2 Éd. du Seuil, Paris, 1978, p. 136.7 3 Si l’expression qualifie certainement l’idée d’une possible vie nouvelle au moment où la conscience des conquérants s’ouvre à la certitude que le monde est devenu subitement plus ouvert, elle révèle aussi une attitude ethnocentriste. En effet, on oublie souvent que lors du débarquement de Colomb sur l’archipel des Bahamas, le 12 octobre 1492, l’Amérique était aussi ancienne que l’Europe tant au niveau culturel, religieux, qu’artistique.

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échapper aux rôles imposés par le nouvel ordre mondial : ces rôles de victimes pathétiques, de mendiants et de rescapés d’un passé perdu. Sans toutefois les astreindre continuellement à de tels rôles, sans adopter non plus l’attitude plaintive mais humaniste qui consiste, souvent par réaction affective, à les louanger, on doit reconnaître qu’il est difficile de demeurer insensible à leur situation même s’il faut admettre que l’acculturation peut révéler le dynamisme d’une indianité dont l’identité demeure difficile à définir quand elle est soumise aux changements radicaux qu’impose la complexité du monde contemporain.

Cet article tente, par des réflexions globales qui sont à la croisée des chemins de la sociologie, de l’écologie et de la littérature, de souligner l’importance cruciale que revêt une écoute attentive d’une sagesse ancestrale qui essaie de survivre à l’acculturation et à l’assimilation abusive. Si cette courte étude essaie aussi de montrer comment certaines valeurs de l’univers amérindien ont pu acquérir une renommée aux États-Unis et en Europe, au point d’engendrer des modes, elle se veut surtout une propédeutique qui offrira peut-être des directions d’étude pour aborder une amérindianité s’affirmant désormais dans le développement d’une littérature cherchant à renouer avec la splendeur du passé.

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CERCLE ET CARRÉ

J. M. G. Le Clézio a bien souligné dans Le rêve mexicain ou la pensée interrompue1 qu’en voulant atteindre l’Inde, Colomb s’apprêtait involontairement à montrer à la vieille Europe que la terre était ronde et son espace fini, mais il allait surtout annoncer la naissance du mythe de l’Eldorado qui était porteur de la destruction des civilisations de la Méso-Amérique puis de celle des nations amérindiennes libres de l’Ouest et du Nord du continent américain. Une destruction provoquée, entre autres, par l’une des plus grandes catastrophes écologiques de l’histoire et dont « l’homme blanc » est grandement responsable2.

Sans toutefois tomber dans l’écueil qui consisterait à « diaboliser » les Européens, on se doit de reconnaître que la rencontre entre une Europe dominante et les sociétés autochtones américaines a engendré un profond déséquilibre au sein de ces dernières dont on pèse aujourd’hui les conséquences au vue de l’effritement voire de l’oubli des traditions séculaires qui cache la gravité du problème de l’identité future des Amérindiens3. Nombreux sont les westerns qui ont fait de l’Indien un modèle de violence et depuis le XVIIIe siècle beaucoup de colons européens n’eurent de cesse que de ternir l’image des natifs en réduisant leur comportement à de simples pulsions primitives. Outre les guérillas endémiques auxquelles se livraient les tribus, il convient de rappeler, et Philippe Jacquin le

1 Gallimard, Essais, Paris, 1988. 2 Cf. Alexandre Dorozinsky, « La plus grand bouleversement écologique de l’histoire », Science et Vie, n°892, janvier 1992, pp. 72-84. 3 Cf. « Être indien demain » in La résistance indienne aux États-Unis du XVIe au XXe siècle, présenté par Élise Marienstras, Gallimard/Julliard, 1980, col. Archives, 1989, pp. 199-203.

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fait fort bien dans « L’Ouest vu, inventé et rêvé1 », qu’au manque de maîtrise de la politique indienne au XIXe siècle, il faut ajouter les conséquences de la ruée vers l’or et du comportement des ambitieux pour comprendre que la cause des massacres de milliers d’Indiens est non seulement à trouver dans la justification d’une politique soit disant revancharde à l’encontre d’individus jugés sataniques et agressifs, mais aussi et surtout dans cette volonté parfois aveugle de soumettre ceux qui freinaient la conquête.

À ce titre, il est intéressant et instructif de demeurer à l’écoute de ces Indiens qui ont essayé de fonder une autohistoirc amérindienne en opposant la théorie de l’évolutionnisme social à la vision autochtone du « Cercle Sacré de la vie » qui relate l’interdépendance universelle de tous les êtres2. Cette prise en charge de leur propre histoire tend à prouver qu’elle agit comme un moyen d’autodéfense permettant par ailleurs de réhabiliter l’intelligence sur laquelle est fondée leur vision circulaire et non-évolutionniste de la vie.

En voulant imposer le « carré » au « cercle », nous avons souhaité réduire à notre idée de la raison, à notre conception linéaire du temps, un monde organisé à partir du symbolisme de la courbe fermée, un Inonde ouvert au temps cosmique, un monde qui sacralise l’union de l’homme avec la nature et la divinité, un monde enfin où la rondeur du ciel, de la Lune, de la Terre, des nids d’oiseaux est un rappel du cheminement circulaire de la vie humaine, des cycles des saisons, de l’unité de la nation

1 Cf. Le mythe de l’Ouest. L’Ouest américain et les « valeurs » de la Frontière. Dirigé par Philippe Jacquin et Daniel Royat. Éd. Autrement, Série monde–HS, n°71, 1993, pp. 27-54. 2 Cf. Georges E. Sioui, Pour une autohistoire amérindienne. Essai sur les fondements d’une morale sociale, Les Presses de l’Université Laval, Québec, 1989.

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et du cosmos1. Le « cercle » s’en brisé au moment où l’on reconnaissait notre adhésion au monde fini, où l’on contraignait des peuples à accepter ou à surmonter le siècle et non plus à le refuser.

INDIANITÉ ET ÈRE PLANÉTAIRE

On sait aujourd’hui que le faste et l’ambiance festive accompagnant les cérémonies du 500e anniversaire auront partiellement assourdi les cris de revendication des indigènes. L’Année Internationale qui leur était consacrée n’aura été finalement qu’un événement marginal. Lors de la conférence mondiale sur les Droits de l’Homme2, les propos de la présidente du groupe de travail des Nations Unies sur les populations autochtones, Erica-Irène Daes, le laissaient entendre quand elle affirmait que, si nous demeurions globalement indifférents, cette Année Internationale des

1 Tout ce que fait un Indien, il le fait dans un cercle. Il en est ainsi parce que le pouvoir de l’univers opère toujours en cercles et que toute chose tend à être ronde. Dans les temps anciens, lorsque nous étions un peuple heureux et fort, notre pouvoir nous venait du cercle sacré de la nation, et tant qu’il ne fut pas brisé, notre peuple a prospéré. (...) Tout ce que fait le Pouvoir de l’Univers se fait dans un cercle. (...) La vie d’un homme est un cercle d’enfance à enfance, et ainsi en est-il de toute chose où le Pouvoir se meut. Aussi nos tentes étaient rondes comme les nids des oiseaux et toujours disposées en cercle, le cercle de la nation, nid fait de nombreux nids où nous couvions nos enfants selon la volonté du Grand Esprit. » Propos d’Élan Noir, indien sioux oglala (né en 1863), in Paroles indiennes, op. cit., p.45. Cf. aussi Jean Pictet, Les fils du Grand-Esprit, Lausanne, Éd. Favre, 1990, pp. 29-31. L’auteur explique comment le symbolisme du « Cercle Sacré » résume la foi et la philosophie des Amérindiens. Cf. également The Circle in Hyemeyohsts Storm, Seven Arrow, Ballantine Books Edition, New York, 1973. pp. 4-11. 2 Vienne, 14-25 juin 1993.

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Peuples Autochtones « sera peut-être l’événement le plus insignifiant en son genre dans l’histoire des Nations Unies ».

La proposition de 1’ONU a permis des manifestations officielles ; des actions ont été menées par les associations de défense des peuples menacés ; des dispositions ont été prises en faveur des droits des personnes appartenant à des minorités nationales, ethniques, religieuses ou linguistiques. Le rôle fondamental de Rigoberta Menchu1, ambassadrice itinérante de l’Année Internationale, chargée de la défense des 300 millions d’autochtones, a été largement reconnu. Cependant, les intérêts pour un tel événement n’ont été que très limités au sein d’un monde plus préoccupé par les soubresauts de la crise économique qui assourdissent les cris périphériques des survivants de peuples murés dans le silence ou anéantis par le feu des alcools et des armes.

On peut souhaiter que les États feront tout pour tenir les engagements qu’ils ont signé avec les peuples autochtones, mais n’oublions pas que les promesses faites en amont n’ont pas toujours les effets que l’on serait censé attendre en aval. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que deux mois après la conférence de Vienne des massacres ont été perpétrés dans plusieurs communautés indiennes2 avec pour seule intention de chasser les Indiens de territoires aux sous-sols riches en minéraux ou en métaux précieux.

1 Indienne guatémaltèque, prix Nobel de la paix en 1992. 2 Survival (mouvement mondial de soutien aux peuples indigènes) rapporte le massacre d’une communauté de Yanomanis (Brésil) le 16 août 1993, celui d’Indiens Ashaninka (Pérou) par des rebelles le 19 août. Plus récemment, le journal Libération du vendredi 3 décembre 1993 consacrait un court article à la mort de dix-neuf Indiens d’une ethnie Yanomani au Venezuela suite à l’ingestion d’eau empoisonnée. Rigoberta Menchu a rendu compte récemment à l’ONU du bilan désolant de l’Année Internationale des Peuples Autochtones. Elle a fait savoir que cette Année n’a été que symbolique dans la mesure où les droits

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Comme le souligne Philippe Jacquin dans son éditorial1, la phrase de Montaigne – « C’estoit un monde enfant2 » est toujours d’actualité. Il ne faut cependant pas la lire en ayant pour grille de compréhension les théories du darwinisme social sur le progrès des races et des cultures, ou les thèses évolutionnistes de Herbert Spencer. Le monde enfant désigne une humanité simple qui n’a pas l’expérience de l’hypertrophie de la raison connaissante. Loin de nous l’idée de croire qu’il s’agit d’une humanité porteuse des valeurs d’une enfance qui serait innocence et pacifisme. Une connaissance même succincte de l’histoire des autochtones avant l’ère de la colonisation blanche permet d’écarter cette vision erronée. En effet, nombreux étaient les peuples guerriers qui n’hésitaient pas à se combattre pour des problèmes relatifs aux territoires de chasse3. Sur de telles questions, il est très tentant de tenir des propos généralistes qui évincent les particularités de chaque sous-groupe. Ainsi est-il essentiel d’éviter de plaquer des stéréotypes, souvent inexacts, sur un peuple qu’il est commode de concevoir comme une entité spécifique et uniforme. En outre, une expérience dans les réserves indiennes permet de réaliser quel point nous avons souvent agréablement « rêvé » les amérindiens, oubliant que bon nombre d’entre eux reproduisent nos comportements les plus vils,

de ces peuples n’ont cessé d’être bafoués durant cette période. Cf. Elle en accion (suplemento de solidaridad con los derechos huamnos y el medio ambiante), n°5, janvier 1994. 1 « Ce monde enfant dévasté par ses conquérants...». Terre Indienne. Un peuple écrasé, une culture retrouvée, Éd. Autrement, Série Monde–HS, n°54, mai 1991, pp. 16-17. 2 Essais, Livre III, chap. VI – Des coches –, Éd. Garnier, Paris, 1962, p, 342. 3 Cf. à titre d’exemple George E. Hyde, Histoire des Sioux. Le peuple de Red Cloud, trad. de l’américain par P. Sabathé, Éd. du Rocher. col. « Nuage rouge », 1994, chap. III, pp. 69-84.

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reniant leur culture ancestrale, et que l’acculturation a occasionné de notre part une forme d’appropriation de leurs valeurs.

C’est à la fin du XVe siècle que la « mentalité rationnelle », comme l’a nommée Maurice Leenhardt1, allait entamer la progressive et presque totale destruction de la mentalité mythique. La tragédie résultant de ce que Le Clézio appelle la confrontation de deux rêves opposés 2 – rêve mystique des Indiens, rêve d’or des conquistadors – a traversé les siècles en s’étendant aux diverses peuplades indiennes. Elle perdure encore au XXe siècle, sous l’effet de l’ignorance, de la violence et de l’infantilisation quand des cinéastes et écrivains américains en font un stéréotype et que la technocratie américaine participe aux vols des mots et des images de son univers. On sait, par exemple, que l’image de l’Amérindien hostile, vivant de vols et de raids, doit beaucoup au cinéma américain. C’est le cas pour les Apaches et les Navajos3 qui ont été considérés comme des êtres cruels et belliqueux alors qu’ils étaient fondamentalement pacifiques. On oublie finalement qu’ils devinrent agressifs par réaction à l’oppression espagnole et anglo-saxonne.

Montaigne a été le premier à reconsidérer avec impartialité le jugement sur l’Autre. Son indignation à l’égard de la civilisation européenne révélait autant sa nostalgie d’un monde pur que son dégoût pour la corruption, la haine et la misère comportementale face à l’altérité. Nul doute que l’éthique européenne et américaine a été souillée depuis les batailles de Mexico-Tenochtitlan jusqu’à

1 Cf. Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien, Gallimard. Paris, 1971, p. 306. 2 Cf. Le rêve mexicain ou la pensée interrompue, op. cit., p. 11. 3 Cf. Paul G. Zolbrod, Le livre des Indiens navajos. Diné balane̕ traduit de l’américain par P. Sabathé, Éd. du Rocher, col. « Nuage rouge », 1992, pp. 490-491.

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la menace qui pèse aujourd’hui sur les sites sacrés des Navajos et des Apaches1, sans oublier les effroyables et absurdes massacres dont celui de Wounded Knee marque l’apogée2. Mais cette éthique s’est davantage estompée de par un usage malsain du langage mis au service de la ruse et des fausses promesses3.

Si l’ère planétaire a un sens, c’est apparemment dans la limite des interdépendances économiques et des prises de conscience profondes ou sporadiques du destin des minorités indiennes. Il semblerait que la controverse de Valladolid4 ne soit pas finie et que le sophisme du philosophe Sépulvéda fasse

1 Big Mountain, dans le nord de l’Arizona, est l’une des quatre montagnes sacrées qui délimitent le pays des Navajos. Elle est aujourd’hui menacée car le gouvernement des États-Unis veut installer à proximité une compagnie d’exploitation minière. Dzi Nchaa Si An (Grande Montagne Assise), plus connu sous le nom de Mont Graham (Arizona) est un lieu sacré pour les « hommes-médecine » apaches. Il est aujourd’hui menacé par la construction d’un observatoire rattaché à l’Université d’Arizona. Le territoire des Apaches Mescaleros (environ 3 000 membres) est devenu un lieu de stockage pour les 22 000 tonnes de déchets nucléaires que l’administration américaine n’arrivait pas à placer. Ayant à faire face à un taux de chômage de 90%, ces Apaches n’ont pas voulu refuser les 15 800 $ annuels de compensation. 2 Wounded Knee, dans le Dakota du Sud, a été, le 29 décembre 1890, le lieu du massacre de la bande de Sioux de Big Foot (Grand Pied) par les mitrailleuses du 7e corps de cavalerie. Hommes, femmes, enfants furent massacrés alors qu’ils avaient accepté de se mettre sous la « protection » de ce 7e corps de l’armée américaine. Voir à ce sujet l’article d’Élise Marienstras, « L’histoire ou la mémoire », Terre Indienne, op. cit., pp. 81-100. 3 Le Clézio nous montre bien, par exemple, que la force de Cortès dépendait de son art de la parole mis au service de la division des peuples indigènes. Cf. Le rêve mexicain, op. cit., pp. 26-27. Dans le livre de Dee Brown, Bury my heart at Wounded Knee. An Indian History of the American West (Batam Books, New York. 1970), on trouvera, à partir de la page 222, « an American Indian portrait gallery » où figure, en bas de la première photo, cette terrible phrase : « They made us many promise, more than I can remember, but they never kept but one ; they promised to take our land, and they took it. » 4 Cf. Tzvetan Todorov, La conquête de l’Amérique. La question de l’autre, Seuil, Col. Points/Essais. Paris, 1982, pp. 193-204 et Jean-Claude Carrière, La controverse de Valladolid, Belfond – Le Pré aux Clercs, Paris, 1992.

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des adeptes chaque fois qu’apparaissent, en terre indienne, des intérêts financiers. Il faudrait reconsidérer notre attitude à la lumière des propos de ceux qui, comme Edgar Morin dans son dernier livre 1 , clament l’évangile de la perdition comme moyen de parvenir à l’unité humaine, à la sauvegarde de sa diversité dans un élan général de fraternité. Selon une logique humaniste, il serait indispensable d’instaurer un changement radical de l’éthique économique du modèle occidental pour que cet espoir se réalise, car nous savons désormais que la pérennité de la mentalité irrespectueuse à l’égard des Amérindiens, comme de tant d’autres, dépend beaucoup de ceux qui estiment que les modes de vie traditionnelle sont des obstacles à toute forme d’expansion économique.

Dans quelle mesure sommes-nous ou pouvons-nous donc devenir frères ? C’est le chef indien Seatle qui supposait cette parenté à la fin de son discours adressé au gouverneur Isaac Stevens lors du conseil qui aboutit à la conclusion du traité de Point Elliot en 1855. « Nous savons une chose, disait-il2 : notre Dieu est le même Dieu. Il aime cette terre. L’homme blanc lui-même ne peut pas échapper à la destinée commune. PEUT-ÊTRE SOMMES-NOUS FRÈRES. Nous verrons ? » Combien prémonitoire était sa réflexion sur la communauté de destin et combien lourds son incertitude et son espoir quant à un futur plus fraternel. À l’heure où le bilan de santé de la biosphère est alarmant, où le débat éthique sur l’utilisation du pouvoir de l’espèce humaine sur sa descendance (le clonage d’embryons humains) fait resurgir l’effrayante image du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley,

1 Co-écrit avec Anne Brigitte Kem, Terre-Patrie, Seuil, Paris, 1993. 2 Cf. Terre Indienne, op. cit., p. 22. La traduction de Philippe Sabathé parue aux Éditions du Rocher (col. « Nuage rouge », 1994, pp. 21-22) est quelque peu différente. Nous la reproduisons ici à titre indicatif. « Le temps de votre chute est peut-être encore lointain, mais il viendra sûrement, car même l’homme blanc dont le Dieu marche à côté de lui et lui parte comme à un ami ne pourra échapper à la destinée commune. Nous sommes peut-être des frères, après tout. Nous verrons bien. »

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l’Amérindien n’apparaît pas seulement comme la figure emblématique éveillant la nostalgie si ce n’est d’un paradis perdu, tout du moins d’une origine oubliée où la vie terrestre aurait été plus harmonieuse1, mais il est aussi et surtout le témoin d’une tragédie dont nous pourrions devenir les acteurs.

Alors que les Indiens de l’Amérique du Nord et du Canada sont globalement préoccupés par les questions d’autonomie politique, de reconnaissance du statut d’Indien et par les revendications territoriales dans un climat d’ignorance et d’incompréhension avec les États concernés2, bon nombre d’occidentaux puisent dans l’éthique amérindienne, une vision holiste de l’univers, un souci écologique, un respect des anciens fondé sur l’harmonie du groupe. C’est sans doute dans ce goût pour une culture exogène, qui n’est pas sans rappeler, dans un autre genre, l’engouement pour les voies orientales de la connaissance qui se manifesta après la Grande Guerre et durant les années

1 Cf. Joseph François Lafitau, Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps, F. Maspero, Paris, 1983. 2 vol. Cet ouvrage fut publié en 1724. Lafitau était admiratif devant les vertus de la société iroquoise qu’il estimait être une émanation de la société grecque antique. Dans cette perspective, la lecture de La Préhistoire, à la recherche d’un paradis perdu de Gabriel Camps (Éd. Perrin, 1993) et celle de l’article de Christian Colombani intitulé « Cocagne et Cro-Magnon » (Le Monde, samedi 27 mars 1993, p. 40) auront l’avantage de souligner des parentés ente l’image d’un Amérindien vivant dans une communion saine avec la nature et celle de l’homme du paléolithique qui n’est plus aujourd’hui cet être vivant dans l’effroi, toujours en quête de nourritures et chassés par des animaux féroces. En effet, il est devenu un être vivant principalement de pèche et de cueillette au sein d’un environnement plutôt accueillant et regorgeant de nourritures. 2 La conclusion à laquelle arrive Renée Dupuis dans son étude, La Question indienne au Canada (Les Éditions du Boréal, col. « Boréal Express », Bibliothèque nationale du Québec, 1991), montre bien qu’en cette fin de XXe siècle la « question indienne » est loin d’être résolue même si les protagonistes sont inconscients qu’elle cache l’enjeu international des droits collectifs des minorités et la gravité de la disparition et de l’acculturation des peuples autochtones. Voir aussi Jean-François Lecaillon, Résistances indiennes en Amérique, Éd. L’Harmattan, col. « Horizons Amériques Latines », 1989.

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soixante et soixante-dix, qu’il faut chercher les manifestations d’une volonté d’unifier l’homme sans pour autant glorifier les excès et le syncrétisme parfois outrancier du New Age1. Je crois que cette admiration pour une culture ancestrale peut être un facteur essentiel de rapprochement, de compréhension mutuelle et finalement de respect pour des minorités en voie de disparition. Renée Dupuis remarque, en conclusion de La Question indienne au Canada 2 , que cette disparition constituerait un appauvrissement pour l’humanité toute entière. Ainsi, avant même de parier d’un évangile de la perdition à un niveau global, on pourrait souhaiter que le problème crucial du statut de l’Amérindien et de sa survie, dont dépend la pérennité de son identité culturelle, stimule l’éveil d’une fraternité universelle indispensable à la réalisation effective de l’ère planétaire.

DE JOSEPH BEUYS À LA JEEP CHEROKEE

Récemment, le Centre Georges Pompidou organisait une rétrospective Joseph Beuys. Ce grand artiste allemand était engagé depuis les années soixante dans une vision peu conventionnelle de l’art occidental qui a fait dire à certains critiques d’art que Beuys était devenu chaman3. Il a lui-même signalé, dans un entretien accordé à Bernard Lamarche-Vadel4, que le caractère chamanistique de

1 Cf. Carl-a. Keller, New Age. Entre nouveauté et redécouverte, Genève, Éd. Labor et Fides, 1990. 2 Op. cit., p. 121. 3 Cf. Bernard Lamarche-Vadel, Joseph Beuys. Is it about a bicycle ?, Marval, Galerie Beaubourg, Paris ; Sarenco-Strazzer, Verone, 1985. 4 Cf. « Entretien avec Joseph Beuys » in ARTISTES, février-mars 1980, n°3, pp. 15-19 (p. 17 pour la citation qui suit).

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son travail servait à « dire que nous n’avons pas une compréhension complète de la vie, de la culture et de l’anthropos ».

RÉCONCILIER LA NATURE ET LA CULTURE

À cette époque, il tentait des réconciliations entre la nature et la culture1, l’animalité et l’humanité, la pensée et la matière, le rationnel et l’irrationnel. En 1974, il demeura un mois en compagnie d’un coyote dans la galerie René Block à New York. Enroulé dans du feutre qui l’isolait du monde, il avait été transporté en ambulance dans cette galerie jonchée de paille et d’exemplaires du Wall Street Journal livrés chaque jour. Il en est reparti comme il est venu après s’être « réconcilié » avec le coyote.

Cette action exemplaire intitulée I Like America and America likes me s’est achevée quand un meurtrier écossais, enfermé à perpétuité dans une prison de Glasgow et à qui on avait donné des photos de la performance de Beuys à New York, a remis à l’artiste une sculpture représentant la tête du coyote surmontée de celle de Beuys ceinte de son chapeau. Le criminel qui incarne la race des conquérants du siècle dernier accède à son potentiel créatif en sculptant cette œuvre symbolique qui signe un pacte entre « l’homme blanc » et l’Amérindien, la culture et la nature.

1 C’est sans doute la raison pour laquelle il a fréquemment utilisé dans son travail des matériaux bruts. Il s’agissait de faire entrer dans le domaine culturel ce pouvoir de la nature totalement absent des objets manufacturés.

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Durant cette performance, qui visait aussi à interpeller l’Amérique de Nixon alors en plein bombardements de B52 au Vietnam, Beuys représentait l’être civilisé : un être fatigué, malade, ce qui justifiait l’utilisation des véhicules hospitaliers. Le feutre avait une fonction protectrice : étouffant les bruits d’un monde devenu selon lui trop matérialiste, écartant l’artiste de l’univers quantifiable, il devenait ce centre à partir duquel une renaissance était rendue possible en marge des interprétations purement économiques de la vie évoquées par la présence des exemplaires du Wall Street Journal.

La rencontre avec le coyote constituait le face à face de la nature et de la culture. L’apprivoisement mutuel traduisait symboliquement la possibilité d’une union et d’une compréhension par-delà le conflit apparent et si longtemps entretenu, entre le culturel et le naturel. Les forces humaines et les forces de la nature, que nos modèles de société avaient désolidarisées, entraient alors dans un état de profonde communion.

Au niveau d’une symbolique culturelle, la mise en présence de deux êtres qui normalement ne sont pas appelés à se rencontrer avait un caractère très important. Beuys représentait l’homme blanc, celui qui a, par ses choix socio-économiques et son goût pour la conquête, détruit l’univers stable et religieux des Amérindiens. Quant au coyote, en tant qu’animal totémique, il actualisait symboliquement la présence des peuples amérindiens. En ce sens, la performance de l’artiste inversait le mouvement de l’histoire, elle instaurait un pacte ou une entente possible en actualisant l’union primordiale des peuples au-delà des considérations culturelles et historiques. La galerie se métamorphosait alors en véritable mandala : image d’un centre primordial qui organisait le chaos et où fusionnaient les énergies élémentaires, nous aidant à percevoir plus nettement l’écart qui existait et qui persiste désormais entre l’homme civilisé et les lois immuables de la nature incarnées dans les

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attitudes instinctives du coyote. L’apprivoisement mutuel était finalement l’expression d’une harmonie retrouvée entre l’homme et le milieu naturel.

LA PUBLICITÉ OU LE VOL DES MOTS ET DES IMAGES

L’attitude de Joseph Beuys n’a pas toujours fait école. En effet, la publicité devient, dès le mois d’avril 1993, le théâtre d’autres formes de « performances » où l’usage de stéréotypes à des fins mercantiles contribue à dénaturer les valeurs amérindiennes. Ces annonces visent à associer un produit issu de l’avancée technologique et le visage très expressif d’un Amérindien qui n’est autre que Sitting Bull, ce grand chef sioux devenu légendaire pour avoir, entre autres, lutté avec ténacité contre l’oppression des conquérants. C’est la campagne publicitaire pour la Jeep cherokee qui joue avec ces associations.

Il s’agit véritablement d’une performance quand on connaît la nature fondamentalement antithétique des symboles dont sont porteurs cette voiture et Sitting Bull. La struct ure binaire de l’image – en haut, le portrait du chef amérindien ; en bas, une photographie de l’automobile – et la phrase centrale, forme de coquecigrue à valeur impérative, « Vous êtes en territoire cherokee », répondent à ce souci d’établir des interconnexions entre les différentes valeurs véhiculées par chaque segment de l’espace publicitaire. Le lecteur-acheteur potentiel est invité, par un jeu subtil de connotations et de renvois, à reconnaître la validité d’une telle juxtaposition dont la fonction serait

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de créer une tierce réalité pouvant être l’écho des aspirations d’un public soucieux de conjuguer harmonieusement le plaisir offert par le progrès technique et l’imaginaire de l’aventure.

Dans cette campagne, la figure emblématique de Sitting Bull (Tatanka Iyotake, de son nom amérindien1) est déréalisée et joue le rôle de modèle intemporel pour valoriser une voiture qu’on érige en véritable totem d’une société technocratique. En élaborant un rapprochement graphique entre la photographie d’un « homme de la Nature » et une voiture, les publicistes ont cherché à créer une continuité entre deux représentations du monde qu’on s’efforce de rendre, si ce n’est complémentaires en tout cas compatibles, en pratiquant cette distorsion de la réalité amérindienne qui non seulement évince les valeurs essentielles d’un peuple mais occulte surtout son passé tragique2.

Si la combinaison des deux termes – Jeep et cherokee 3 – forme un ensemble phonétique harmonieux, aisément mémorisable, la campagne publicitaire ne respecte pas la véracité des informations qu’elle utilise et qu’elle combine. En effet, Sitting Bull n’est pas un Cherokee mais un

1 Il y aurait beaucoup à dire sur la traduction des noms d’Amérindiens si l’on considère que l’usage de noms anglo-américains n’est qu’un exemple parmi d’autres d’assimilation abusive. 2 À ce titre, la publicité qui vante la qualité des pneus BF Goodrich est exemplaire. Elle utilise l’image de Géronimo, grand chef apache qui a été humilié lors de la conquête de l’Ouest et dont le peuple a été anéanti. Géronimo n’a pas perdu la guerre parce que ses chevaux n’étaient pas ferrés, comme l’annonce tend à le faire croire, mais parce que les conquérants n’ont pas tenu leur parole et l’ont trahi à maintes reprises. Cf. Forest Carter, Pleure Geronimo. Éd. du Rocher, col. « Nuage rouge », 1991. 3 Les Cherokee, avec les Creek, les Chicksaw et les Choctaw ont été considérés comme « les tribus civilisées » des Appalaches. « Ces Indiens, qualifiés de civilisés, avaient résisté aux colons en devenant eux-mêmes des agriculteurs et en les aidant dans leurs luttes contre les Français et les Anglais », écrit Philippe Jacquin in Terre indienne. Un peuple écrasé, une culture retrouvée, op. cit., p. 38.

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Sioux hunkpapa. Cependant, la dureté de son visage et son regard déterminé confèrent à l’espace publicitaire une symbolique de l’animus qui sert à accroître la connotation de puissance donnée à une voiture répondant au désir du sédentaire qui songe à la nature avec délectation.

En définitive, la réussite d’une telle annonce publicitaire, qui repose sans aucun doute sur cette tentative pour concilier deux réalités antinomiques1, occulte les vérités culturelles et historiques sous-jacentes au portrait de Sitting Bull pour ne laisser triompher que des clichés ou des stéréotypes susceptibles de solidifier de manière erronée un imaginaire de l’aventure. De ce point de vue, la Jeep cherokee devient ce symbole d’une modernité qui façonne l’imaginaire à la mesure d’intentions mercantiles et qui n’hésite pas à recourir à la fascination exercée par des modèles culturels exogènes pour finaliser des projets commerciaux. On peut dès lors se demander si le premier rôle de la publicité qui serait, selon Jacques Séguéla, de nous faire rêver2, ne serait pas, en l’occurrence, de travestir des réalités et des identités culturelles en participant au pillage des mots et des images de l’univers amérindien.

Si la performance de Joseph Beuys a pu sensibiliser des intellectuels et des artistes américains et européens, la dimension didactique de son message n’a pas modifié l’attitude générale à l’égard de bon nombre d’Amérindiens vivant dans les réserves sous le joug du malheur. Quant à l’annonce qui nous a préoccupés, elle montre que ceux qui affirment que la publicité est culture, supra-langage et

1 C’est ce que Baudrillard nomme « le paradoxe de la conjonction des incompatibles, de l’identité des contradictoires ». Cf. « Langages de masse », in Encyclopédie Universalis, section Masse (sociologie de), p. 681. 2 Cf. Vocable, Spécial Pub, octobre 1992, p. 11.

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moteur d’innovation1, ces derniers commettent l’erreur d’émettre des jugements globaux. N’est-il pas indispensable de distinguer culture et « publiculture » ? La campagne publicitaire pour la Jeep cherokee nous pousse à le faire, car en volant des mots et des images appartenant à l’univers amérindien, elle nous permet de remettre en cause la publicité lorsqu’elle participe au procédé consistant à dépouiller tout signifiant à une culture afin de la réduire à des stéréotypes. Il serait faux de croire que ce travail réducteur contribue à l’émancipation d’une forme d’interculturalité même s’il est permis de penser que ce genre publicitaire sort partiellement l’Amérindien de l’oubli. Toutefois, quand la publicité masque le drame amérindien, elle devient ce fourre-tout où s’entasse une pluralité de valeurs et elle contribue alors à raffermir le rôle de ce mondialisme contemporain qui a la fâcheuse tendance à émousser les différences entre cultures au nom d’une uniformité culturelle se voulant universelle et dont on se doit de reconnaître la pauvreté.

Entre I like America and America likes me et la réclame pour la Jeep cherokee, on peut jauger la valeur et la qualité des relations que nous pouvons entretenir avec l’amérindianité. Les vingt dernières années ont certainement été sous l’influence de cette ambivalence, avec d’un côté l’attitude artistique ouverte et respectueuse, et de l’autre, l’attitude commerciale qui, dépouillée de toute considération éthique, s’appuie sur des constructions « pseudo-culturelles » dangereuses parce que limitatives et fallacieuses.

On sait aujourd’hui que le mythe de l’Amérindien, par son pouvoir de séduction, a garanti l’existence des peuples natifs de l’Amérique du Nord dans la mémoire collective. Cependant, l’exemple que nous avons pris précédemment tend à prouver que la récupération commerciale,

1 Cf. Bernard Cathelat, Publicité et Société, Petite Bibliothèque Payot/Documents, Paris, 1992.

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parfois abusive, de quelques spécificités de leur culture a incontestablement réduit ce mythe à l’état de stéréotypes et de clichés douteux ayant le triste pouvoir de gommer l’identité proprement humaine de l’Amérindien.

Comment peut-on expliquer brièvement le fait que « l’homme rouge » et les vertus qu’il incarne aient pu acquérir une valeur commerciale ? À l’heure où l’aventure en milieu naturel est à la mode, les publicistes ont très vite cerné le besoin de vie sauvage et de liberté qu’éprouve le technophile. D’autre part, les tentatives des Amérindiens pour s’adresser au monde entier 1 ont abouti à familiariser la mentalité occidentale à leur conception du monde et de la vie à un moment où la génération hippie venait de remettre en cause un système économique largement défavorable aux peuples autochtones et à tous ceux qui ne se résignaient pas à devenir de simples technophiles. De plus, des efforts ont été accomplis pour publier des transcriptions écrites des enseignements spirituels

1 En 1977, dans le cadre des organisations non gouvernementales, de nombreux Amérindiens sont venus revendiquer leur droit à revendiquer au Palais des Nations à Genève. C’était la première fois qu’on les prenait au sérieux dans une ville européenne même si les résolutions et les recommandations restèrent symboliques du fait qu’il ne s’agissait pas d’une séance plénière de l’ONU. Le 11 février 1978 commença à Alcatraz, dans la baie de San Francisco, une longue marche de 5 500 kilomètres pour rejoindre Washington. Elle avait pour but d’empêcher le vote d’une dizaine de projets de loi dépose au Congrès et visant à abroger des traités signés entre les Nations indiennes et le gouvernement des États-Unis. Elle fut très médiatisée et de nombreuses personnalités manifestèrent leur solidarité à la finalité de la Plus Longue Marche. Des moines bouddhistes japonais y participèrent et apportèrent leur soutien. Il est bon de savoir qu’une nation aussi technologiquement avancée que le Japon a tissé des liens privilégiés avec les Amérindiens depuis 1945, date à laquelle ces derniers ont cherché à s’excuser du fait que l’uranium qui a servi à fabriquer les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki fut extrait par les Américains en territoire amérindien. Pour plus d’informations concernant ces deux événements majeurs, cf. Voix Indiennes. Le message des Indiens d’Amérique au monde occidental, (textes réunis et présentés par Jean-François Graugnard, Bernard Chapuis, Moebius, Varela), Les Formes du Secret, Paris, 1979.

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oraux et des autobiographies d’Amérindiens, tant en Allemagne qu’aux États-Unis – plus récemment en France 1 –, et un travail important a été fait pour renverser des préjugés ethnocentristes et évolutionnistes2. Ainsi a-t-on commencé à accorder un réel intérêt à des systèmes de valeurs et des modalités d’être au monde que l’on qualifiait préalablement de sauvages – terme qu’il faut entendre au sens de barbares et de sous-développés.

L’intérêt, au sein de nos modèles existentiels, pour des conceptions traditionnelles ayant fait preuve de rationalité au niveau écologique et humain, favorise non seulement l’émergence d’une nouvelle façon de penser notre rapport à la nature, ce que nous verrons plus loin, mais il démontre également que nous assistons à une inversion culturelle au sein du monde anglo-américain. Le colonisé, appauvri, à moitié assimilé, se réveille au contact des demandeurs et devient l’enseignant des descendants de tous ceux qui, par le passé, ont cherché à l’annihiler3. Bon nombre d’adeptes du New Age ont donc goûté aux quêtes visionnaires des Navajos, fabriqué des « boucliers de pouvoir », pratiqué des « danses de pouvoir » ou sont partis à la recherche des « animaux de pouvoir » en

1 Pour l’Allemagne et surtout les États-Unis, cf. Elemire Zolla, Le chamanisme indien dans la littérature américaine, Gallimard, Biblio des Idées, Paris, 1974. En France, l’intérêt populaire s’est développé dans la mouvance du cinquième anniversaire de la découverte de l’Amérique. Les Éditions du Rocher (col. « Nuage rouge »), Albin Michel (col. « Terre indienne »), Actes Sud et Le Mail ont rendu populaire la culture amérindienne. 2 Nous pensons à l’article de Marshall Sahlins intitulé « La première société d’abondance » (Les Temps modernes, octobre 1968) et La Société contre l’état de Pierre Classes (Éd. de Minuit, Paris, 1974). Tous deux ont renversé la croyance en la misère des « sauvages » en présentent des sociétés équilibrées et structurées en fonction de rapports harmonieux avec la nature. 3 Les autochtones sont aujourd’hui partagés sur ce phénomène. Certains pensent qu’il s’agit d’une réitération de la conquête sous des formes plus douces mais qui ne manqueront pas pour autant de participer au pillage généralisé.

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espérant se régénérer dans une expérience de l’unité de l’être ou atteindre des états de conscience ouverts sur l’inconcevable et l’indicible.

De telles pratiques répondent souvent au besoin de réorienter la quête de la sagesse. Il est vrai que l’intérêt pour le chamanisme s’inscrit, selon les adeptes du New Age1, dans un profond malaise des croyances religieuses à un moment où le paradigme matérialiste mécaniste s’étend à tous les domaines de l’activité humaine. La redécouverte des traditions archaïques et ésotériques s’inscrit au sein d’une révolte « douce» contre l’ampleur du paradigme dominant.

En adoptant quelques éléments de la philosophie et des pratiques amérindiennes, le New Age qui, avant d’avoir gagné l’Europe, avait pris naissance dans l’Amérique de la contestation, a rapidement abandonné ses perspectives phénoménologiques et sa déambulation philosophique pour prendre une forte dimension économique. John Epes Brown, célèbre pour avoir écrit en collaboration avec le chef spirituel oglala, Élan Noir, Rites secrets des Indiens sioux, affirme2, en prenant l’exemple de la nouvelle Black Elle Sweat Lodge Organisation, avec cartes de membres, etc., que bon nombre d’Amérindiens succombent au mercantilisme et dénaturent le fonds spirituel des pratiques sous la pression de l’exclusion et d’une identification à l’image erronée qu’ont les « hommes blancs » des « peaux rouges ». On peut estimer que la création du mythe de l’Amérindien et l’exploitation commerciale qui s’ensuit trouvent leur origine au sein d’un double mouvement : d’un côté, le besoin éprouvé par des occidentaux d’intégrer harmonieusement un soupçon de spiritualité au sein d’une

1 Cf. Carl-A. Keller, New Age. Entre nouveauté et redécouverte, op. cit., pp. 18-21. 2 Cf. L’héritage spirituel des Indiens d’Amérique, Éd. Le Mail, Aix-en-Provence, 1990, pp. 98-99.

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société consciente des limites d’un matérialisme outrancier, et de l’autre, l’Amérindien en situation d’exclusion désireux d’affirmer son identité.

Dans la lignée des films comme Little Big Man, Cœur de tonnerre, Shehaweh (sur petit écran), et plus récemment Danse avec les loups de Kevin Costner ou Geronimo de Walter Hill, qui, il faut le reconnaître, ont permis de sensibiliser le grand public au drame des Amérindiens, on voit désormais fleurir une « mode indienne » qui est certainement l’effet, à un niveau superficiel, du pouvoir qu’a la société américaine de réduire le reste du monde à une monoculture.

Sous l’influence de cette tendance, de nombreux fabricants de chaussures ont réalisé des adaptations modernes des mocassins ; des revues féminines adoptent et vantent une mode vestimentaire où se mêlent, à une esthétique hippie réactualisée, quelques caractéristiques ornementales amérindiennes ; des voyages en terre indienne sont proposés au départ de la France ; des randonnées à cheval sont organisées avec nuit sous le tipi ; des stages avec Archee Fire Lame Deer1, « homme-médecin» sioux lakota, sont proposés aux européens qui recherchent le sens de la Terre.

Il va de soi que l’Amérindien fait vendre, mais toutes les activités mercantiles qui usent ou abusent de son image et de son univers sont finalement ambivalentes. Sans doute ternissent-elles la beauté et la grandeur de la pensée amérindienne, mais il est possible aussi qu’elles accentuent le bien-fondé et la validité des valeurs dont elles se servent quand on voit l’engouement qu’elles engendrent chez les

1 Auteur d’un très beau livre (Inipi le chant de la Terre. Enseignement oral des Indiens lakota, Éd. L’Or du Temps, Saint-Martin le Vinons, 1989) qui invite les Européens à comprendre que la voie des rites sacrés et des anciens enseignements peut permettre un véritable retour à soi et une reconnexion avec la nature.

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citadins qui souffrent de la rupture avec un environnement naturel. En ce sens, elles maintiendraient, certes superficiellement, la présence de l’Amérindien dans le champ de la conscience occidentale en actualisant des fragments d’une mémoire qui aurait pu s’éteindre. II n’en demeure pas moins que la problématique de l’identité humaine de l’Amérindien est rendue plus complexe compte tenu de sa tendance à travestir sa propre culture.

LA NATURE, L’HOMME DE LA NATURE ET NOUS

Le mythe de l’Amérindien doit en grande partie sa renommée à une conjonction de facteurs dépendant essentiellement du besoin qu’éprouve l’homme des sociétés technocratiques de repenser son rapport avec la nature. Nous sommes les enfants d’un XIXe siècle qui, suite à la découverte d’un nouveau continent et à l’expansion considérable de la technique, annonçait une ère planétaire tissée d’interconnexions, d’interactions constructives et d’idées cosmopolites d’où émergeait le mythe scientiste-positiviste du progrès indéfini. On pouvait croire alors, comme le remarque Edgar Morin1, que le développement conduirait les sociétés aux portes de la « fin de l’Histoire » – dans ce monde enfin meilleur. Force est de reconnaître qu’à un niveau mondial ceci demeure une utopie tant le progrès et l’idéologie de l’innovation sont ambivalents tant le développement est inégal ; tant notre monde enfin est devenu complexe et figé dans des schémas alambiqués qui le rendent difficilement gérable.

1 Cf. la troisième partie de Pour sortir du XXe siècle, Fernand Nathan, Paris, 1981.

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Au centre de la tripartition « nature-Amérindien-nous» repose la problématique des besoins. Dans un entretien accordé au Monde en novembre 19931, François Dagognet défendait un modèle de société où les besoins sont le fruit des libertés nouvelles offertes par le développement technique qu’il jugeait plus libérateur que déshumanisant. Il est évident qu’on ne peut pas nier l’importance et la valeur des découvertes technologiques, même s’il est parfois justifié de craindre le danger d’aliénation mentale que représente l’abus de leur application systématique, c’est-à-dire la prolifération de leur fascinant pouvoir libérateur dans les moindres recoins de notre existence quotidienne. Nous savons que cette propagation génère une dépendance et un usage excessif de leur extension dans le domaine du divertissement.

Toutefois, il peut paraître audacieux d’affirmer que le développement industriel cherche de plus en plus à s’autocorriger et à s’autoréguler quand des activités aussi sensibles que le stockage des déchets ultimes nous contraignent à réaliser le terrible décalage que nous sommes contraints d’assumer entre l’ampleur de nos besoins et les lourdes conséquences qu’ils imposent. Les fruits variés du développement dont nous jouissons sans cesse ne peuvent occulter l’extrême difficulté ne serait-ce que de pallier le manque de solutions radicales aux vastes effets nocifs qu’entrainent des choix technologiques de plus en plus sophistiqués et dangereux. Jusqu’où doit-on suivre les voies tracées au XVIIIe siècle par le naturaliste Buffon qui estimait que l’esprit humain n’a pas de bornes et qu’il lui est possible de tout savoir à condition d’élargir au maximum le champ de

1 En date du mardi 2 novembre. Un entretien avec François Dagognet. « Plier l’homme à la nature est la pire des aliénations », p. 2.

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l’expérimentation scientifique1 ? Dans la perspective d’un développement durable, qui ne peut avoir de sens qu’en accord avec une gestion plus raisonnable et plus juste des ressources naturelles, qui, de plus, doit tenir compte des priorités engendrées par la crise économique tant au Nord qu’au Sud, il ne faut pas inscrire l’ensemble de nos réflexions dans le champ relativement étroit de la libération matérielle de l’homme et croire aveuglément en la certitude que la technique finira toujours par trouver des remèdes aux divers problèmes qu’elle engendre.

L’essor considérable des sciences et des techniques et leur effet libérateur ne nous permettent pas aujourd’hui d’adopter une attitude triomphaliste qui écarterait à tort les désillusions causées par les méfaits et les contraintes de la technoscience. De même, il convient de demeurer vigilant face aux idéologies écologistes de type régressif qui, condamnant les dangers de la technoscience et au nom d’une pureté originelle de la nature, pourraient nous entrainer dans de nouvelles formes de totalitarisme. Nous sommes en présence de deux extrêmes dont il s’agit de se prémunir. On peut être effrayé par un avenir qui serait porteur des pseudo-valeurs d’un « meilleur des mondes » mais on peut être tout aussi inquiet d’un projet visant à plier l’homme à la nature et qui, aux dires de François Dagognet, s’avérerait « la pire des aliénations ».

Est-il nécessaire de rappeler que dans Le nouvel ordre écologique 2 , Luc Ferry a analysé l’antihumanisme d’un tel projet en s’attachant principalement à démontrer qu’une dérive visant à donner une priorité à la préservation de la nature au détriment des capacités humaines de création et

1 Cf. Buffon, De l’homme, Éd. Michèle Duchet, Maspero, Paris, 1971. 2 Grasset, Paris, 1992.

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d’innovation poserait des problèmes très sérieux de droit1. On peut aisément comprendre sa critique à l’encontre des tenants de l’écologie radicale (deep ecology) qui souhaiteraient que l’animal ou la biosphère soient sujets de droit alors qu’il s’agit d’une spécificité humaine. Il est plus que délicat d’affirmer que la nature est source des valeurs et non l’humanité. Nier toute forme d’anthropocentrisme comme l’ont fait les tenants de la deep ecology est sans conteste fort discutable2. Une telle négation repose en effet sur la certitude d’une égalité entre toutes les espèces – égalité qui suppose un réductionnisme outrancier à la lumière de l’intelligence et des caractéristiques humaines qui placent l’homme dans une situation privilégiée au sein d’un monde sur lequel il doit désormais veiller avec attention s’il veut garantir leur survie commune.

Quand Bacon se fait l’investigateur de la conquête de la nature, on est encore à l’âge de ce que Michel Serres appelle la nature locale3. Nous avons atteint aujourd’hui l’âge de la nature globale et c’est parce que l’humanité a acquis une taille considérable que la nature a cessé d’être perçue de manière fragmentaire compte tenu de la multiplication des interactions perpétuelles entre ces deux entités physiques. En ce sens, nous avons peu à peu perdu l’autonomie que la modernité a voulu accorder à la nature car un rapport d’équipollence s’est établi entre notre action sur ladite nature et

1 Cf. à ce propos les analyses de Dominique Bourg au sujet de l’anthropocentrisme pratique in Les sentiments de ta nature, La Découverte/Essais, Paris, 1993, pp. 227-232. 2 Sur la position de la deep ecology, cf. Bill Deval, George Sessions, Deep Ecology, Gibbs Smith Publisher, Peregrine Smith Books, Salt Lake City, 1985. Concernent une critique de la deep ecology, cf. Dominique Bourg, « Droits de l’homme et écologie » in La nature en politique ou l’enjeu philosophique de l’écologie, Éd. L’Harmattan, Association Descartes, 1993. pp. 150-162, et « Les dérives de l’écologie profonde », Géopolitique. n° 40, hiver 1992-1993. 3 Cf. Le contrat naturel, Éd. F. Bourin, 1990, p. 16.

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la menace conjointe de disparition. De ce fait, il est évident qu’il nous faut réapprendre à réguler notre rapport au monde sans toutefois tomber dans les hérésies de certains radicaux de l’écologie qui assimilent l’appréhension intuitive et traditionnelle de la nature à la remise en cause ou à la négation pure et simple des droits de l’homme, allant même jusqu’à envisager une diminution volontaire des êtres humains en vue d’instaurer un monde viable1.

Nier les incidences pratiques de l’écologie radicale est sans conteste une absolue nécessité dans le cadre du débat démocratique sur ce que Dominique Bourg nomme désormais « l’équilibre techno-naturel2 ». En revanche, nous aurions tort de récuser en bloc ses fondements car ils révèlent les causes de notre situation de demandeur vis-à-vis des cultures « archaïques ». À ce titre, je voudrais montrer, qu’en plus des problématiques juridiques et politiques que pose la tension entre la liberté individuelle et la sauvegarde du patrimoine naturel commun à l’humanité3, il peut s’avérer défendable d’être

1 Cf. la critique de Dominique Bourg à l’encontre de George Sessions, Michel Serres, Hans Jonas, Arne Naess, James Lovelock et surtout de William Aiken in « Droits de l’homme et écologie », in La nature en politique, op. cit., pp. 154-159. Il s’attaque principalement au « passage d’un antihumanisme spéculatif, fondé sur une ontologie non anthropocentrée, à un antihumanisme juridique et pratique. » 2 Ibid., p. 161. 3 Dans le domaine de la politique, on se reportera aux propositions faites par Félix Guattari dans Les trois écologies (Éd. Galilée, Paris, 1993). Analysant la détérioration de l’humanité par rapport au socius, à la psyché et à la nature, il insiste sur la nécessité d’une articulation éthico-politique qu’il nomme écosophie. Il estime que les formations politiques ont une vision limitée des problèmes car elles ne s’intéressent qu’aux nuisances industrielles dans une perspective technocratique. Ainsi, il prône une révolution politique, sociale et culturelle qui aurait l’avantage d’être globale dans la mesure où elle prendrait en compte la nécessaire métamorphose des sensibilités, des intelligences et des désirs, sans écarter les mesures à mettre en œuvre dans le domaine de la production des biens matériels.

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inspiré par la perception amérindienne de la nature parce qu’elle met en avant une approche spirituelle qui, loin d’être inadéquate à nos modalités d’existence et à nos choix de société, a l’avantage de nous dévoiler les limites d’une réflexion qui ne prendrait pas en compte une vision globale des phénomènes interactifs et interdépendants qui forment la trame de notre situation.

Sans tomber dans le prosélytisme délétère de la deep ecology qui, rappelons-le, naquit avec la contre-culture dans une période où l’on commençait découvrir la face cachée de l’industrialisation dans la dégradation massive des milieux végétaux et animaux, je crois qu’il est instructif d’esquisser une théorie culturelle de l’environnement où une représentation traditionnelle du monde pourrait être conciliable avec notre vision occidentale moderne. Cette esquisse serait un écho d’autres théories redevables au « regard amical » que certaines sociétés insulaires et forestières portent sur la nature1.

Prenons garde toutefois de signaler qu’il n’est pas question de justifier les tentatives pour définir une nouvelle éthique comportementale qui se voudrait une stratégie pour répondre avec fermeté et parfois dangereusement – aux interrogations que soulève la menace de destruction généralisée de la biosphère2. Il ne s’agit pas non plus de suggérer des solutions au chaos qui pourrait devenir la

1 Cf. Joël Bonnemaison, « Porter sur la nature un regard amical » in Une terre en renaissance. Les semences du développement durable. SAVOIRS 2 / Le Monde diplomatique, 1993, pp. 55-56. 2 Au sujet de la nouvelle éthique scientifique, je pense aux premières phrases du Principe responsabilité de Hans Jonas (trad. de l’allemand par J. Greisch, Éd. du Cerf, Paris, 1992) qui mettent l’accent sur l’importance d’une nouvelle modalité de comportement qui empêcherait l’homme de persévérer dans la voie où science et technique ont concouru à une exploitation démesurée de la nature. À l’heure où le progrès est synonyme d’incertitude, la réflexion de Hans Jonas est concomitante à l’hypothèse Gaïa formulée en 1979 par le savant anglais J.-E. Lovelock (cf. La terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, trad. par P. Couturiau et C. Rollinat, Éd. du Rocher, col. « L’esprit et la matière », 1986). Il pose les bases d’une nouvelle éthique

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substance même de notre avenir, mais d’élaborer un nouvel espace de réflexion où la vision animiste du monde permettrait de repenser la problématique des besoins et les mécanismes de régulation de nos rapports au monde au-delà des critères utilitaristes. En définitive, il n’est pas question, stricto sensu, de « retourner à la vision animiste du monde qui existait avant l’apparition du christianisme» comme le souligne le très controversé biologiste anglais Rupert Sheldrake 1 . L’adoption totale d’une telle attitude sous-entend indéniablement la volonté de retrouver la dimension sacrée de la nature. Elle fait écho à l’opinion de nombreux intellectuels qui, depuis le transcendantalisme de Ralph Waldo Emerson, ont tenté de faire coïncider harmonieusement notre rationalité et un imaginaire qui « anima » longuement la nature2.

scientifique qui aidera l’homme à mettre en harmonie sa vie sur la terre avec la vie de la terre grâce au développement d’une technologie alternative qui serait modérée dans ses besoins de ressources planétaires. 1 Auteur de l’hypothèse des champs morphogénétiques et de la résonnance morphique. Cf. Presence of the Past (1988, traduit La mémoire de l’Univers) et The Rebirth of Nature (1991, traduit L’âme de la Nature). Les traductions françaises ont paru aux Éditions du Rocher. Il faut noter que Sheldrake ne prône pas une attitude régressive mais plutôt une conciliation entre nos acquis technoscientifiques et la vision animiste du monde. Le psychologue américain Gregory Bateson a insisté sur le caractère déraisonnable de l’opinion qui consiste à défendre un retour aux sources. Il s’explique sur ce sujet quand il écrit : « Il ne serait pas sage – même si nous en avions la possibilité – de retourner à l’« innocence » des aborigènes australiens, des Esquimaux ou des Boschimans. Un tel retour impliquerait la perte de la sagesse même qui l’a dicté ; car nous ne ferions alors que repartir à zéro, pour recommencer les mêmes erreurs. » Cf. Vers une écologie de l’esprit, Tome II, Paris, 1980, p. 254. 2 Aux États-Unis, Henry David Thoreau, Walt Whitman, Gary Snyder ont posé clairement les fondements d’une véritable religion de la nature qui aiderait l’homme à repenser son rapport au monde non plus en termes d’exploitations incontrôlées mais en termes d’harmonie. Antonin Artaud, dans L’éternelle trahison des blancs (cf. « De quelques problèmes d’actualité aux messages révolutionnaires », Œuvres complètes, vol. VIII, Gallimard, Paris, 1980, p. 135), a tenté de démontrer à quel point nous avons limité notre expérience du réel. Certes isolé dans son rêve mexicain et partiellement anéanti par les drogues, il idéalisait une quête d’une régénération culturelle européenne qui avait somme toute l’avantage de caractériser l’irrésistible attrait

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Nous avons vu précédemment que l’imprégnation chamanique que Joseph Beuys donna à son travail avait pour fonction majeure d’interpeller ses contemporains sur l’incomplétude de notre compréhension de la vie. L’apport d’une représentation animiste du monde peut favoriser une remise en cause de nos comportements d’appropriation et contribuer à une modification de nos perceptions du réel, modification qui serait en faveur d’une réduction des limitations engendrées par l’inflation et les excès indéniables d’une interprétation trop anthropocentriste de notre situation. Ces excès, nous percevons les effets dans la scission qui s’est produite en l’homme donnant lieu à sa constitution duelle.

D’un côté, il adhère à cette « nature artificielle » qui le place en concurrent de la nature ; et de l’autre, il fait sienne cette « nature naturelle » qui le place en elle. En inventant la « nature dé-naturée1 », l’homme s’est immergé dans le fleuve de l’oubli. C’est ce que nous dit Michel Serres quand, évoquant un tableau de Goya ou deux duellistes s’enfoncent inexorablement dans la boue2, il

pour la « chose sauvage ». Volonté de ne pas séparer la nature et la culture ; volonté de contrecarrer les forces d’insensibilisation qui épuisent « le magnétisme humain » et retourner à la terre pour y retrouver ses forces » (cf. « Lettre ouverte aux gouverneurs des États du Mexique », in Ibid., p. 187), voilà brièvement exposé un projet qui avait l’ambition de réactualiser la dimension sacrée de la nature. La littérature apparait désormais comme un des domaines où s’est manifesté le souci de maintenir une relation saine avec la nature. Elle pourrait devenir la mémoire d’une expérience du monde qui s’effrite peu à peu. Pour s’en convaincre, il nous suffit de lire les pages contemplatives de Giono, de Saint-Exupéry, de Le Clézio, de Bobin, du poète chinois Li Po et de tant d’autres qui ont tenté de mettre l’accent sur une expérience de libération qui est éveil, dans l’instant présent, à l’identité fondamentale de notre nature profonde et de l’univers. 1 Titre du livre de Jean Dont paru aux Éditions Delachaux et Niestlé en 1965. 2 Cf. Le contrat naturel, op. cit., pp. 13-14.

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nous invite justement à nous rappeler que nos actions nous ont souvent conduits à devenir oublieux des lois biologiques essentielles qui régissent notre planète et garantissent notre survie commune.

La situation, ô combien délicate, à laquelle nous devons faire face aujourd’hui, nous prouve qu’une vision trop utilitariste tend à produire des comportements déraisonnables dont les effets nous font brutalement réaliser le caractère non permanent des éléments constitutifs du monde que nous exploitons. Parallèlement, C.-G. Jung, analysant les résurgences de barbarie dans un monde apparemment ordonnés, soulignait clairement que si les rationalisations des Lumières ont dépossédé la nature de ses dieux périmés, les puissances psychiques qui les « animaient » sont demeurées actives en devenant, par introjection, des forces psychiques inconscientes.

Notre condition actuelle pourrait donc être la résultante d’un double problème dont l’intérêt serait de mettre en évidence l’indissociabilité de la gestion des puissances intériorisées et de l’art d’administrer notre rapport au monde. Il s’agit là d’une vision simplificatrice mais qui, même si elle écarte une pluralité d’autres difficultés, met en relief l’importance que l’on doit accorder à des discours qui proposent d’autres modèles de compréhension du réel, et ce dans le but de réorganiser nos besoins à la lumière d’un nouveau paradigme. Ce dernier devrait alors prendre en compte autant l’universalité des problèmes économiques et écologiques, que la saisie intellectuelle profonde de l’interdépendance unifiant la diversité humaine à l’échelle planétaire.

L’intérêt que porte une grande partie de nos contemporains à la pensée animiste amérindienne indique que nous nous trouvons en situation de demandeurs vis-à-vis des cultures archaïques. Il révèle également l’importance à la défense d’autres logiques que celles mises en œuvre pour envisager nos rapports au monde. Il importe avant tout de comprendre que l’animisme amérindien peut être une source d’inspiration pour réduire la scission entre « l’être naturel » et « l’être artificiel »

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car il nous offre l’opportunité de développer une perception plus vaste des problèmes, sans toutefois aller à l’encontre des efforts démocratiques consentis pour mieux habiter le monde.

Cette perception repose sur la pérennité d’une vision sacrée de la nature. Quant aux valeurs que l’homme de la modernité continue à lui accorder, elles révèlent ce que Mircea Eliade appelait « le souvenir d’une expérience religieuse dégradée »1. Nous aspirons au « mieux-être », à un état qui dépend grandement de rétablissement d’un commerce cohérent entre l’authenticité de nos besoins et l’environnement. Nous savons aussi que l’oïkos2 véritable n’a de réalité qu’au prix d’un effort pour « écologiser » notre pensée, soit accéder à une vision globale des phénomènes interactifs qui forment la trame profonde de notre condition. Ainsi, est-il louable de penser que l’approche du réel des « hommes de la Nature3 » est susceptible, de par son caractère éminemment spirituel et holiste, de contrebalancer la prééminence de la grille de lecture utilisatrice du monde qui vit souvent à l’heure du « local », oubliant que la loi selon laquelle la partie est dans le tout possède sa réciproque. Le principe amérindien de circularité appliqué à la conception du monde est finalement très moderne

1 Cf. Le sacré et le profane, Gallimard, col. « Idées », Paris, 1975, p. 130. 2 Mot grec qui signifie « habitat », « maison » et qui constitue l’étymologie du premier segment du terme « écologie ». Au-delà de cette simple remarque, la notion même d’« habitat » nous renvoie à la question suivante : où vivons-nous ? Michel Serres fait usage dans son dernier livre (Atlas, Éd. Julliard, Paris, 1994) d’un entrelacs de pensées pour nous montrer que la réponse se dessine au sein d’une vaste complexité rendue telle par les changements incessants d’un monde qui bâtit un tiers espace, contraints que nous sommes à nous situer entre un « local » qui perd son identité ancestrale, pénétré qu’il est par la manifestation en son sein des puissances d’un monde devenu global. 3 Expression employée par l’un des chefs de la Nation sioux lakota (Selo Black Crow) pour désigner les Amérindiens. « Nous ne nous voyons pas comme des Indiens, dit-il, mais comme partie de la Nature. Si Christophe Colomb avait su nous nommer lorsqu’il nous rencontra, il nous aurait appelés : hommes de la Nature. » Voix Indiennes, op. cit., p. 8.

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parce qu’il révèle la présence d’un tissu de relations qui authentifie notre adhésion permanente à une réalité dynamique plus ouverte et plus vaste que celle peinte par une approche des choses qui ne serait que locale, c’est-à-dire souvent partielle et figée1.

Nous savons que la représentation animiste amérindienne du monde repose sur la conviction que tout est vivant : au niveau de notre expérience ordinaire le monde intérieur comme le monde extérieur sont peuplés d’entités ou d’êtres2. La façon traditionnelle qui consiste à entretenir une relation avec ces entités en les considérant comme ce qu’elles sont, c’est-à-dire des êtres vivants ou des êtres auxquels notre expérience donne vie, est une manière très adroite et profonde de réguler notre relation à celles-ci et d’amener une harmonie, un équilibre à un niveau global. Refuser ces entités, les occulter, nous prive de ce mode d’échanges harmonieux qui est un facteur de stabilité et de santé. Un tel refus peut amener des déséquilibres qui font qu’on se coupe de notre environnement, de la nature et de notre réalité psychique avec tous les problèmes de refoulement qui s’ensuivent et qui peuvent engendrer, comme l’a montré Jung, des comportements barbares.

Il est possible de concilier l’existence d’un monde qu’on aurait tendance à dire imaginaire, mais qui est en même temps une cartographie détaillée de réalités psychiques, avec une science de l’esprit précise et rigoureuse qui incorpore la gestion saine de nos relations tant avec le « monde externe »

1 À ce titre, et plus proche de nous, des poètes tel Rimbaud ou Walt Whitman ont participé à la volonté d’établir un lien intense entre nous et le monde. Le val du « dormeur » accueillait tout l’univers et la feuille d’herbe du poète américain était de la nature des étoiles (« Je crois, écrit-t-il, qu’une feuille d’herbe est à la mesure du labeur des étoiles. » Cf. Feuilles d’herbe, trad. de Jacques Darras, Éd. Grasset, col. « Les Cahiers rouges », Paris, 1989, p. 66). Le monde s’anime quand nous glissons sans cesse du concave au convexe, quand nous adoptons une vision large du réel. 2 Sur l’origine mystique de cette conviction, cf. Jean Pictet, Les fils du Grand-Esprit, op. cit., pp. 37-42.

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qu’avec le « monde interne » structuré, entres autres, par le jeu des émotions et des désirs1. Une telle vision des choses s’écarte d’une approche exclusivement analytique du rapport au monde pour laisser libre cours à une approche systémique dont Diderot avait déjà pressenti l’intérêt en soulignant, dans Le rêve de d’Alembert, qu’elle permettait d’éviter les limitations des structures phénoménologiques en damiers qui dissocient, séparent et rendent apparemment indépendants ce qui, par nature, n’est pas de l’ordre du particulier ou de l’autonome mais bien de l’interdépendant et de l’universel.

L’apport intellectuel de l’animisme peut nous permettre de recenser d’autres besoins que ceux énoncés par Marcuse en 1967 dans La fin de l’utopie – besoin de tranquillité, de solitude et de beauté. Il peut contribuer à trouver une façon plus dense d’être au monde non seulement en vue d’un ressourcement durable mais aussi en vue de garantir la nécessité du respect à l’égard de la nature. À ce sujet, les arguments de Michel Serres sur le devoir d’apprendre et d’enseigner autour de nous l’amour du monde2 sont prépondérants quand on estime que le développement du respect et de la compassion – au sens d’une « fraternité réciproque » – est le fruit d’une intelligence pénétrante qui donne accès à une perception de la présence essentielle du monde.

Ainsi, ce n’est pas la prétendue attitude anthropocentrée qu’il faut dénoncer et combattre, mais plutôt l’attitude égocentrée qui, d’une part, nous dissocie de la nature en nous rendant insensibles à sa réalité, et qui, d’autre part, nous conditionne à l’envisager comme une altérité absolue. L’ouvrage

1 Le bouddhisme tantrique tibétain, fortement coloré par l’animisme, a très bien montré la possibilité d’une telle adéquation. 2 « Nous savions aimer le prochain, parfois, et le sol, souvent, écrit M. Serres, nous avons appris difficilement à aimer l’humanité, si abstraite autrefois, mais que nous commençons à rencontrer plus fréquemment, voici que nous devons apprendre et enseigner autour de nous l’amour du monde, ou de la Terre, que désormais nous pouvons contempler en entier. » Cf. Le contrat naturel, op. cit., p. 83.

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de Forest Carter, Petit arbre1, peut nous aider à saisir le sens profond de la compassion qui animait les Amérindiens. Évoquant son enfance et son passage à l’âge d’homme qui se sont déroulés sous la tutelle de ses grands-parents, Carter nous conte son apprentissage sur cette voie qui mêle adroitement la juste économie du vivant et l’appréciation des richesses de la nature. De même, l’œuvre si controversée de Carlos Castaneda2 peut nous offrir l’opportunité d’une meilleure compréhension de la valeur essentielle de la compassion. L’Indien Yaqui qu’il met en scène – qu’importe ici qu’il ait existé ou non – incarne l’image d’une conscience unifiée sommeillant en l’être des sociétés technocratiques. Le parcours initiatique suivi par Castaneda s’impose à nous comme une élaboration minutieuse d’un apprentissage qui vise à déconstruire un modèle d’existence qui a désorienté les besoins naturels et premiers. L’adoption d’un nouveau système de représentation sert alors à mettre en place, à renforcer, à ordonner et à maîtriser les pouvoirs latents permettant d’éveiller et de réaliser la conscience unifiée. La nature « naturelle » devient, dans cette voie de la connaissance, objet d’amour et de compassion. Elle est tour à tour la bien aimée, la mère protectrice,

1 Traduit de l’américain par Jean-Marie Léger, Hachette, Paris, 1989. Ouvrage paru aux États-Unis en 1976 sous le titre The Education of Little Tree. 2 Pour de plus amples informations sur la controverse et les réponses qu’il est possible d’apporter, cf. Alain Grosrey, L’expérience littéraire de René Daumal, Hermann Hesse, Carlos Castaneda : du malaise occidental et la sérénité indienne, Thèse de Doctorat ès Lettres, Université d’Angers, 1992, p. 730 et suivantes.

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l’antidote contre la tristesse et l’ennui, la chose magnifique et merveilleuse1 qui aide l’apprenti (Castaneda) à expérimenter des représentations plus vastes du réel. L’« homme de la Nature » devient ici le défenseur de la vie et l’amour pour la Terre œuvre à l’accomplissement d’une douceur à l’égard de soi-même qui est jugée indispensable à l’épanouissement d’une relation paisible et harmonieuse avec autrui.

Nous verrons que l’idée qui consiste à présenter l’Indien comme un modèle de compassion, cette idée est finalement assez récente dans la mesure où il a fallu tout d’abord détruire tous les a priori que le XIXe siècle avait greffés sur l’homme dit « primitif »2. Dépouiller de ces a priori, la spiritualité amérindienne peut nous apprendre indiscutablement que la compassion possède aussi une dimension écologique.

1 Ces expressions sont extraites de Tales of Power, Penguin Books, 1974. La traduction française est intitulée Histoires de Pouvoir, Gallimard, col. « Témoins» , Paris, 1975. 2 Nous pensons au point de vue des évolutionnistes (Lewis H. Morgan et Tyler) qui, dès le XVIIIe siècle, ont fait du « sauvage » un « primitif » en considérant que la civilisation était le niveau le plus élevé que peut atteindre l’espèce humaine. On se reportera à la critique formulée par François Laplantine contre la pensée évolutionniste. Cf. L’Anthropologie, Éd. Seghers. col. « Clefs », 1987, pp. 64-67. Cette critique se développe à partir de deux axes. Le premier concerne l’idée d’une évolution unilinéaire de l’espèce humaine conduisant à une forme d’ethnocentrisme de la part des pionniers de l’anthropologie. Le second axe de cette critique permet de démontrer que le travail des évolutionnistes apparait comme « la justification théorique d’une pratique : le colonialisme ». (Ibid., p 66).

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ENTRE ANTIMODÈLE ET NOUVEAU MODÈLE : LE RÔLE DE LA LITTÉRATURE

Avant que le Grand Ouest ne devienne au XIXe siècle objet de légende, on peut aisément mesurer le changement notable de mentalité face aux Amérindiens et à la nature sauvage entre l’arrivée des premiers colons (à partir de 1628) et la publication du Journal de la première traversée du continent américain (1804-1806) rédigé par les deux premiers explorateurs américains à la solde d’une politique expansionniste1. On réalise que la représentation que se font les colons des Amérindiens et de leur milieu, cette représentation n’est pas homogène même s’il est globalement possible de discerner la pérennité d’un jugement qui, niant la diversité culturelle, rejetait les peuples natifs hors de la culture et de l’humanité.

Durant ces deux siècles, les Amérindiens n’ont pas eu à souffrir continuellement des théories fondant un tel jugement. La phase propice aux coureurs de bois français, qui manifestèrent jusqu’au début du XIXe siècle une bonne connaissance du monde indien et de la nature, en est la preuve. Cette rencontre amicale donna d’ailleurs naissance à des communautés métisses. Par contre, il est indéniable que les puritains jouèrent un rôle considérable dans la constitution d’une vision erronée de l’amérindianité en dessinant les contours d’un portrait particulièrement négatif et déplaisant des indigènes. Les puritains s’étaient fixés pour mission de soumettre par le travail une nature qu’ils jugeaient par essence diabolique. À leurs yeux, les Indiens ne pouvaient être que les comparses du démon. En voulant conquérir des territoires vierges, les premiers colons avaient aussi pour ambition

1 Cf. M. Lavis et W. Clark, La piste de l’Ouest (Tome 1), Le grand retour (Tome 2), traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Lambert, Éd. Phébus, 2 vol., 1993.

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de civiliser les peuples natifs 1 . Au XVIIIe siècle, l’intransigeance puritaine doit faire face à « l’ensauvagement » d’un grand nombre de colons qui admirent le mode de vie des Indiens et désirent réaliser leur rêve de liberté et d’indépendance dans un environnement naturel. Ces derniers ont montré qu’un autre mode de vie était possible avec des valeurs opposées aux normes de la civilisation. L’Amérindien est alors devenu l’antimodèle, celui qui menaçait indirectement le bien-fondé des mœurs, coutumes et principes des nations occidentales.

Plus tard, au début du XIXe siècle, l’expédition qui traversa le continent américain d’Est en Ouest s’avéra une fabuleuse aventure humaine et scientifique. Cependant, en étant la première et la dernière description d’un territoire sauvage, elle allait devenir aussi le seuil de la colonisation et du génocide. D’ailleurs, devant la destruction d’un monde qui l’avait émerveillé, Lewis, l’un des auteurs du Journal de la première traversée du continent américain, sombrera dans un alcoolisme suicidaire. Son effondrement intérieur a sans doute pour cause la prise de conscience des graves conséquences d’une extraordinaire épopée où l’Amérindien incarnait un mode d’existence totalement respectueux de la vie parce qu’il imposait une remarquable économie des besoins 2 . C’est aussi ce trait caractéristique qu’ont retenu plus tard ceux qui, comme Charles Godfrey Leland, la poétesse Harriet Maxwell et Mary Austin, ont renversé l’image de barbares violents à l’esprit enfantin que l’idéologie raciste avait greffé sur l’Amérindien en omettant la dimension mystique de sa vie et de sa culture.

1 Cf. Michel Conan, « La nature, la religion et l’identité américaine », in Les sentiments de la nature. op, cit., pp. 175-195 (voir tout particulièrement « Détruire l’œuvre du diable », pp. 176-178). 2 Notons que si les deux explorateurs américains ont bénéficié de l’aide des Amérindiens, et en particulier de celle des Shoshonis, ils ont été les premiers à leur expliquer qu’il fallait qu’ils se soumettent à la volonté de l’envahisseur sans quoi ils « seraient réduits comme le feu consume l’herbe de la plaine ».

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Le Journal révèle sans aucun doute les prémices de ce qu’Elemire Zolla a appelé « la littérature du respect » et « l’ethnographie poétique1 »: cette tendance littéraire américaine du XIXe siècle qui a valorisé ce que l’attitude haineuse des premiers colons avait littéralement écrasé, avant que les Indiens eux-mêmes ne révèlent au monde l’ampleur et la profondeur de leur culture.

L’ALTÉRITÉ ET LA QUESTION DES BESOINS

Les leçons que les philosophes des Lumières ont tirées du mythe du « bon sauvage » constituent une aide précieuse pour mieux comprendre comment l’Amérindien a pu nous révéler nos vices et nos défauts. Même si la vision de Diderot est empreinte d’utopie, son Tahitien, cet heureux et innocent « sauvage » qui suit « le pur instinct de la nature », est le frère de ces Amérindiens d’avant l’arrivée des hommes qui les ont condamnés comme des âmes perdues sans même chercher à les comprendre. Le discours du vieux Tahitien rendait pertinente la réflexion sur la confusion entre le nécessaire et le futile dans une société que Rousseau jugeait éprise de luxe.

La question du besoin que posait l’homme du pacifique pouvait interpeller ceux qui anticipaient le danger encouru par la satisfaction de tous nos désirs – nous avons vu à quel point cette problématique est demeurée d’actualité. Le Tahitien représentait ainsi un formidable modèle théorique d’un groupe humain équilibré dont la valeur résidait principalement dans sa fonction d’outil de comparaison permettant la mise à jour très nette des maux qu’entraîne l’état de société.

1 Cf. Le chamanisme indien dans la littérature américaine, op. cit., pp. 205-268.

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C’est ce qu’a bien montré Claude Lévi-Strauss, dans le chapitre 38 de Tristes tropiques, en défendant l’usage que faisait Rousseau de « l’état de nature ». On retrouve cette fonction spécifique dans Moha le sage Moka le fou1 quand Tahar Ben Jelloun, évoquant notre situation de demandeur vis-à-vis des Amérindiens, écrit : « C’est grave. La situation est grave, comme on dit. Mais on ne le voit pas, on ne le sent pas. Il faut venir de l’Inde ou de l’Amérique des Indiens pour le voir, pour s’en rendre compte. Je propose qu’une fois par an, on invite un Indien d’Amérique à venir visiter notre pays et ensuite, il nous dira ce que nous sommes, où nous allons, vers quelle catastrophe nous nous précipitons... La parole de l’Indien est une parole sacrée, comme sa terre, comme son histoire. Sa parole est faite de vérités dures. »

Il faut préciser que Tahar Ben Jelloun fait appel à une méthode qui ressemble en partie à celle que le baron de La Hontan avait mise en application à la fin du XVIIe siècle. Ses Dialogues avec un interlocuteur fictif, qui avait pour modèle le Huron Kondiaronk2, ont servi à dénoncer les mœurs et les valeurs des français tout en donnant en exemple celles des Hurons. Ce précurseur du processus de socialisation du monde et du mythe du « bon sauvage » a découvert dans le mode de vie des Hurons les valeurs amérindiennes qui fondent la rationalité économique de ces sociétés sans État. Des écrivains ont érigé l’Altérité en modèle. Nous songeons à La Hontan, Lafitau, Montaigne, Rousseau, Diderot. Ils ont agi ainsi dans un souci critique et sous le joug d’une volonté constructive. Les qualifier de partisans du primitivisme serait un jugement tout à fait limité parce qu’il ne prendrait

1 Op. cit., pp. 135-136. 2 Cf. Dialogues de M. le Baron de La Hontan et d’un sauvage dans l’Amérique, Éd. Desjonquères, 1993. La Hontan a passé dix ans au Canada, de 1683 à 1693.

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pas en considération la dimension comparative qui fait du modèle non pas un « objet» d’imitation mais plutôt d’interprétation. Par contre, il ne serait pas faux d’affirmer, comme l’a très bien fait Tzvetan Todorov dans Nous et les Autres1, qu’ils ont fait de l’Autre une allégorie en ayant tendance à uniformiser les « sauvages » même s’ils ont pu entrevoir leur diversité. L’intérêt de la position de Tahar Ben Jelloun est qu’elle en appelle à la parole véritable de l’Amérindien. En s’adressant directement au monde, l’Amérindien du XXe siècle s’est propulsé hors de l’imagerie occidentale. Il s’est dégagé de cette gangue idéologique en prenant en charge sa propre représentation.

Au-delà de la multiplicité des visages attribués à l’Altérité, on ne peut négliger l’intérêt que peuvent avoir les fondements de la rationalité économique pour des sociétés qui ne cessent de produire de l’irrationnel comme se plaît à le rappeler fréquemment Edgar Morin. Qu’on lise dans la célèbre collection « Terre Humaine » Ishi, Soleil Hopi, De mémoire indienne ou même Les mémoires de Geronimo (Maspero) qui accordent pourtant une grande place aux récits de guerres, on verra transparaître explicitement, ou en filigrane, le sens inné du maintien de l’équilibre écologique qui repose sur une conscience de l’interdépendance et une pratique constante de la compassion. Ces deux facteurs ont été prépondérants à la stabilité du mode de vie amérindien.

Dès lors, il n’est pas étonnant que l’armée ait compris, dès 1871, que pour détruire les Amérindiens, il suffisait de rompre l’harmonie de leur mode de vie en massacrant massivement les bisons qui constituaient leur principal moyen de subsistance. Ce type de comportement militaire, particulièrement profane aux yeux des Amérindiens, leur a permis, beaucoup plus tard, de mieux révéler au monde la valeur profonde et sacrée qu’ils accordaient à l’union saine de l’homme et du

1 Éd. du Seuil. Palis. 1989.

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cosmos. Quand les Iroquois vantent des traditions qui permettaient de gérer la population afin de maintenir un état où l’être humain n’entravait pas d’autres formes de vie ; quand ils nous révèlent aussi que chaque décision du conseil de leur tribu prenait en considération le bien-être de sept générations à venir1, ils nous montrent qu’en démocratie il est devenu fondamental de penser au long terme et surtout de reconsidérer le vide éthique et spirituel qui hante notre relation avec la nature.

MODIFICATION DU DISCOURS SUR L’AUTRE : LE RÔLE DE LA PSYCHANALYSE

La modification du discours sur 1’« Autre primitif » doit beaucoup à la psychanalyse freudienne parce qu’elle a postulé l’existence d’un « Autre » sauvage stéréotypé au sein du psychisme de l’être civilisé. Le raisonnement qui tendait à opposer radicalement le sauvage et le civilisé s’est trouvé amoindri par cette reconnaissance d’un fonds primitif intériorisé susceptible de se manifester sous la forme des conflits intérieurs. En outre, les modes d’organisation rationnels et cohérents des sociétés amérindiennes, et leurs structures culturelles très élaborées, nous laissent à penser que le discours dévalorisant l’Indien participait à une stratégie de domination. En estimant que la sauvagerie de l’« Autre » est, comme le souligne Raymond Corbey2, « une construction imaginaire, une projection

1 Cf. Voix Indiennes, op. cit., p. 139. 2 Cf. « Freud et le sauvage », in Des sciences contre l’homme, Vol. 2 : Au nom du Bien. Éd. Autrement, Série Sciences en société, n°9, Paris, 1993, p. 101.

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sur l’autre de la véritable sauvagerie qui est profondément enfouie en nous-mêmes », la psychanalyse a également diminué le pouvoir des préjugés ethnocentristes.

LES RÉCITS AUTOBIOGRAPHIQUES

Ce sont surtout les partisans de la recherche ethnographique qui nous ont révélé une image plus authentique des natifs de l’Amérique en faisant connaître leur mode de vie et leur pensée. Fallait-il encore qu’ils soient sympathisants de la cause indienne et non pas des détracteurs cherchant à faire de l’Amérindien un « antisauvage1 ». Il faut toutefois être prudent – et David Brumble nous incite à l’être – car la transcription des enseignements spirituels ou les récits autobiographiques sont finalement les fruits d’une médiation entre l’Amérindien et l’anthropologue-rédacteur.

Avant N. Scott Momaday 2 , qui signe l’avènement de la tradition écrite, la diversité des autobiographies semble refléter l’agonie d’un peuple libre. Un peuple s’efforçant de consigner un passé qui ne reviendra plus mais perdure dans les souvenirs que « ces histoires de vie» évoquent. Il est clair que cet exercice imposé était à la périphérie du processus d’acculturation et il parait flagrant

1 À ce propos, dans Les autobiographies d’Indiens d’Amérique (traduit de l’anglais par P. Fanon, PUF, col. « Ethnologies », Paris, 1993), David Brumble présente le travail du capitaine Richard Pratt, ce « Père de l’éducation des Indiens », qui fonda l’école Carlisle en 1878. Dans cette école, les Amérindiens devaient apprendre à se libérer de leur sens tribal. « Tuer l’Indien, sauver l’homme », telle était la devise de Pratt. 2 Écrivain amérindien, né en 1934, qui ne se reconnait que chez les Kiowas alors qu’il est Cherokee par sa mère et Kiowa par son père. Il est l’auteur de trois autobiographies : The Journey of Tai-me, Santa Barbara, publication privée, 1967 ; The Way to Rainy Mountain, Ballantine, New York, 1973 ; et The Names, Harpe and Row, New York. 1976.

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aujourd’hui qu’il stigmatisait la douloureuse situation d’individus partagés entre deux cultures et contraints de faire coïncider deux modes de vie ou d’abandonner celui qui les apparentait aux Amérindiens d’autrefois. Si David Brumble démontre fort bien que la grande majorité des récits autobiographiques sont élaborés à partir des besoins spécifiques de l’homme moderne, il est intéressant de remarquer que ce genre littéraire, dans sa forme occidentale, a paradoxalement permis à l’Amérindien, dès la naissance de la tradition écrite, d’échapper partiellement à l’acculturation.

Avec N. Scott Momaday, le procédé autobiographique devient un moyen de reconquérir la mémoire collective de ses ancêtres Kiowas. Parler de soi, c’est désormais une tentative pour faire coïncider l’héritage de la tradition orale et l’aperception de soi. Dans ses autobiographies, Momaday parvient à réunir l’imagination et une mémoire tridimensionnelle composée du mythique, de l’historique et de l’immédiat. Le rôle du lecteur consistera à élaborer une synthèse de cette diversité pour tenter de percevoir l’identité unifiée de l’auteur. Dans House Made of Dawn1 (1966), il avait déjà présenté les fondements de ce procédé en puisant dans la mythologie kiowa et en présentant son personnage principal (Abel) par le biais d’une série de points de vue kaléidoscopiques2. La conception du temps échappe alors au linéaire et à la chronologie.

1 La maison de l’aube, traduit de l’américain par D. Bismuth, Éd. du Rocher, col. « Nuage rouge », 1993. 2 Nous découvrons Abel dans un autoportrait à la première et à la troisième personne, puis dans la vision qu’ont de lui son grand-père, son ami indien Benally et le narrateur.

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De ce fait, Momaday nous prouve que l’identité amérindienne est à reconstruire sans cesse selon un procédé d’accumulation, sans ordre apparent, des actions qui la déterminent. L’être ontologique parait ainsi évanescent ou perpétuellement soumis aux changements d’un moi qui n’est pas une forme fixe ou à jamais statique. Ce moi est pluriel, fragmenté, conforme à la multiplicité des états que traverse une conscience qui tente d’entrer en résonnance avec un passé riche en diversités. Ce dernier peut littéralement devenir présent parce qu’il est une dimension inhérente à l’être et l’axe primordial qui permet d’ordonner le fractionnement du moi.

Cette conception de l’autobiographie est intimement liée chez Momaday à une définition spécifique et nouvelle de l’Amérindien qui n’a plus aucun rapport avec la détermination sociologique de son statut1. Notons tout d’abord que l’une des fonctions de l’imagination est, selon lui, de favoriser la perception simultanée, ou la mise en présence, des trois dimensions de la mémoire. Ceci posé, et dans le contexte d’une acculturation où l’Amérindien cherche à prendre en charge son passé et à revendiquer son droit à l’authenticité, il n’y aura pas qu’une seule manière d’« être Amérindien ».

Au centre de la quête de l’Éden perdu, figureront ceux qui envisagent l’amérindianité sur le mode de la simultanéité des trois dimensions de la mémoire ; au-delà, en s’écartant vers la périphérie, se situeront tous ceux qui n’adoptent pas catégoriquement ce principe, soit, par exemple, parce qu’ils refusent de se déterminer selon des critères qui négligent ou annihilent l’enracinement dans une culture du passé perdu. Cependant, ils n’en demeureront pas moins des Amérindiens qui s’autodéterminent selon leurs propres besoins. Dans The Man Made of Words (1970), Momaday

1 Cf. la réponse à la question : Qu’est-ce qu’être Indien ? in Didier Fassin, « Le cinquième centenaire et le problème indien », Esprit, n°187, décembre 1992, pp. 16-29.

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écrit : « L’Indien est l’idée qu’un individu donné se fait de lui-même et il renchérit en affirmant : « Nous sommes ce que nous imaginons1 ».

Plus proche de notre univers, c’est sûrement ce que J.M.G. Le Clézio a cherché à nous faire comprendre en 1971 dans Haï quand il écrit : « Je ne sais pas trop comment cela est possible, mais c’est ainsi : je suis un Indien. Je ne le savais pas avant d’avoir rencontré les Indiens, au Mexique, au Panama. Maintenant, je le sais 2 . » Au-delà du prolongement de l’aventure de tous ceux qui se sont indianisés, Le Clézio nous invite à envisager le moi dans sa dimension mouvante et impermanente. La découverte de l’Altérité est ici la reconnaissance d’une identité élémentaire égarée ou estompée qui échappe aux conditionnements inhérents à notre appartenance au monde de la dispersion et de la fragmentation. Momaday a très bien compris que lorsque l’Amérindien de la tradition orale racontait sa vie à un rédacteur, il découvrait ou même créait un moi qui était inexistant au sein des limites établies par la tribu3. C’est d’une certaine façon ce qu’effectue Le Clézio en se positionnant par rapport à un pôle de la géographie mentale quasiment ignorée en Occident depuis qu’a été consacrée la rupture entre l’homme et la nature.

1 Reproduit in Litterature of the American Indians, Éd. Abraham Chapman, New York, NAL, 1975, respectivement p. 97 et p. 103. 2 Flammarion, Les sentiers de la création, éd. de 1987, p. 5. 3 David Brumble l’explique très bien dans le cas de Talayesva (Soleil Hopi). Cf. Les autobiographies..., op. cit., p. 130.

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Ainsi, l’Amérindianité désignerait un modèle d’attitudes mentales sans rapport absolu avec l’appartenance à une race, sans relation nécessaire avec le lien du sang, mais en prise directe avec la victoire sur l’oubli de ce pan essentiel de l’être qui lie inextricablement l’amour pour la beauté du monde et la progressive aperception de soi. Dès lors, rien d’étonnant qu’en 1978 Le Clézio mette en scène, dans L’inconnu sur la terre1, ce jeune enfant sans identité, en communion silencieuse avec la Mère-Nature et en qui repose l’expérience amérindienne du monde : celle que Momaday tente de restituer dans La Maison de l’aube, au-delà de l’ambiguïté d’un peuple en équilibre instable entre hier et aujourd’hui. Cette expérience trouve son accomplissement dans la pérennité du sacré et la contemplation de la beauté majestueuse de la nature. L’indianité est alors un état d’esprit, une condition de la pensée qui implique des structures perceptives échappant aux processus d’acculturation et permettant de garantir une continuité entre le passé glorieux et l’éveil actuel à une nouvelle modalité de l’être. À ce propos, Jean-François Lecaillon se plaît à rappeler qu’avant 1492 l’Indien n’existait pas2. Le terme générique employé par Christophe Colomb a fini par désigner une réalité qui transcende aujourd’hui les différences entre les peuples et fait naître un véritable sentiment intertribal en partie fondé sur une conception spirituelle et holiste du monde.

1 Essai, Gallimard, col. « Le Chemin ». 2 Cf. Résistances indiennes, op. cit., p. 161.

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ENTRER EN RÉSONANCE AVEC LE PASSÉ GLORIEUX

Sans toutefois être trop optimiste, on pourrait aujourd’hui rassurer quelque peu Élan Noir (Black Elk) ce saint homme des Sioux oglalas qui confia à John G. Neihard : « le cercle de la Nation est brisé et dispersé. Il n’y a plus de centre et l’arbre sacré est mort1 ». La multiplication des ouvrages sur les Amérindiens et l’entrée des écrivains amérindiens dans la littérature américaine contemporaine prouvent à quel point ces êtres que nous avons souvent mythifiés tentent aujourd’hui d’affirmer leur identité en essayant de revivifier la perception ancestrale du monde qui actualise la splendeur de leur passé.

On pourra désormais lire en français des romans d’écrivains amérindiens ou des récits autobiographiques grâce à la collection « Terre indienne » chez Albin Michel. On citera parmi les parutions récentes, les deux romans de James Welch (membre de la tribu des Blackfeet). Le premier, L’hiver dans le sang, dresse le portrait d’une jeune indienne dans l’Amérique contemporaine. Riche en descriptions de la nature, ce roman lyrique sans histoire particulière mêle au passé de l’auteur la mémoire du peuple auquel appartient l’héroïne. Le second, La mort de Jim Loney, pose le problème du destin d’un métis incapable de réconcilier son origine indienne et son origine blanche.

De Leslie Marmon Silko (membre de la tribu des Pueblos de Laguna), on pourra lire Cérémonie. Dans ce très beau roman en prose poétique, l’auteur nous présente un personnage revenant

1 Élan Noir parle ou la vie d’un saint homme des Sioux oglalas, traduit de l’américain par L.C. Muller, Éd. Le Mail, Aix-en-Provence, 1987, p. 272.

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littéralement brisé de la seconde guerre mondiale. Il va puiser dans le passé de son peuple pour lutter contre le désespoir. On retrouve dans ce livre l’attrait pour les paysages qui s’avèrent les garants de l’identité amérindienne parce qu’ils sont un rappel du sens qui était conféré à l’amour de la terre natale.

Saison de chasse de Graig Lesley est l’histoire de Danny Kachiah, Amérindien né dans le nord-ouest des États-Unis et membre de la tribu des Nez-Percés. À la vue de ses compagnons tombés dans l’alcoolisme, Kachiah va entamer une méditation sur la mort qui va l’orienter vers ses souvenirs. L’image du père, Red Shirt, apparaîtra identique à celle d’un initiateur pour qui la chasse révèle une partie de la cosmogonie amérindienne. Kachiah va alors guider sort fils dans l’univers de la mémoire et de l’histoire de l’âme amérindienne. Graig Lesley retrace les étapes d’une véritable rédemption où la nature joue encore un rôle prépondérant en tant que terre des ancêtres.

Enfin, l’autobiographie de Mary Crow Dog (membre de la nation sioux), écrite en collaboration avec Richard Erdoes et intitulé Lakota Women est à la fois le récit de la cruauté de la vie dans les réserves et celui du parcours d’un peuple en quête de sa culture ancestrale. Le chapitre consacré à la « danse des morts » (ghost dance) est particulièrement intéressant parce qu’il souligne le combat des Sioux pour retrouver leurs racines spirituelles et montrer que les rites anciens s’inscrivent dans la nécessité de transformer l’homme individuel avant de vouloir transformer le monde.

Dans ces ouvrages, le recours constant aux souvenirs ne correspond pas à une forme de passéisme. Il exprime plutôt la volonté d’assurer une continuité mentale entre le vécu chaotique de la conscience individuelle amérindienne de la fin du XXe siècle et la cohésion de la conscience collective ancestrale qui perdure dans le souvenir. Ainsi, faire usage de la mémoire, c’est entrer en résonance avec le passé glorieux, c’est abolir les frontières temporelles afin d’être nourri par un mode d’être au monde qui

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transcende la dimension tragique de l’histoire amérindienne. En ce sens, sans écarter le caractère impermanent des sociétés et des cultures, on ne devrait plus parler, stricto sensu, de reconquête du passé perdu mais d’un effort pour redécouvrir en soi le cœur des valeurs amérindiennes qui a été voilé ou fragmenté suite au processus de destruction des formes apparentes qui assuraient son immanence et son rayonnement.

Lutter contre l’acculturation consistera donc à échapper aux diverses formes de désespoir. Bien que celles-ci puissent déterminer le seuil d’une renaissance, elles ont souvent pour conséquence des comportements qui insensibilisent et concourent à l’abolition irrémédiable de la mémoire collective. Pourtant, cette mémoire est devenue le garant de l’unité d’un peuple parce qu’elle permet d’envisager l’identité amérindienne sur le mode du continu là où il n’y a que discontinuité.

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HOMMAGE À KOKOPELLI

Désormais, partagée entre un monde désenchanté aux couleurs de l’American Dream et la vision sacrée de la nature où le cosmique et le terrestre participent de la même unité, la société amérindienne est en pleine mutation. Toutefois, pour échapper à la misère des réserves, à la violence, au racisme et au désespoir, il faut des réalisations très concrètes. On peut estimer que le caractère avant-gardiste de la perception amérindienne du monde1 facilite l’émancipation des forces conjuguées qui nous permettent de contribuer au bon rétablissement du cercle de la Nation indienne que nous-mêmes avons contribué à briser.

Le cours de l’histoire tend ainsi à s’inverser légèrement au moment où la représentation amérindienne du réel s’impose à nous comme détentrice de valeurs dont nous reconnaissons aujourd’hui la validité et le bien-fondé après les avoir écartées et partiellement oubliées. C’est sans doute la volonté d’atteindre un plus haut degré de civilisation qui nous ouvre les yeux sur notre participation à une communauté de destin et qui rend possible de plus vastes échanges de points de vue. Cette nouvelle situation offre des perspectives intéressantes sur tes tentatives fructueuses pour concilier des représentations traditionnelles et modernes du monde. Nul doute que les Amérindiens nous ont aidés découvrir une autre facette de nous-mêmes qui n’est pas sans rappeler le portrait du

1 À ce propos, l’ethnohistorienne Joëlle Rostkowski écrit : « En cette fin de siècle où s’officialise une écologie qui se voudrait une nouvelle alliance avec l’univers, alors que l’on s’inquiète du prosaïsme du quotidien et du désenchantement du monde, la perception indienne du continent américain n’apparaît plus comme un combat dépassé mais plutôt d’avant-garde. Aujourd’hui, le regard différent que portent les Indiens sur l’espace et le temps s’inscrit parmi les visions de l’Amérique de demain. » Cf. « Chronique d’un défi à l’oubli » in Terre indienne, op. cit., p. 186.

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Pahana de la mythologie des Hopis, ce frère blanc disparu, symbole du besoin de fraternité universelle1. Finalement, sonne l’heure où Kokopelli et tout le peuple qui se redonnait en lui se redressent : ce petit joueur de flûte2, voûté sous le poids du chagrin, personnage mythologique, symbole ancien et emblématique de la présence indienne en Amérique du Nord, deviendra peut-être le garant du renouveau et donc symbole d’espoir.

Alain Grosrey Docteur d’État | PhD Chercheur-associé Université d’Angers

1 Cf. Frank Waters, Le Livre du Hopi. Histoire, mythe et rites des Indiens Hopis, traduit de l’américain par M. Kahn, Éd. du Rocher, col. « Nuage rouge », 1992. 2 Les éditions Albin Michel en ont fait l’emblème de la collection « Terre indienne ».

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