Alkemie CIORAN Nr 6-2010

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    AlkemieRevue semestrielle de littrature et philosophie

    Numro 6 / Dcembre 2010

    Cioran

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    Directeurs de publication

    Mihaela-Geniana SNIOR (Roumanie)Rzvan ENACHE (Roumanie)

    Comit honorifique

    Sorin ALEXANDRESCU (Roumanie)Marc de LAUNAY (France)Jacques LE RIDER (France)Irina MAVRODIN (Roumanie)Sorin VIERU (Roumanie)

    Conseil scientifiquePaulo BORGES (Portugal)Magda CRNECI (Roumanie)Ion DUR (Roumanie)Ger GROO (Belgique)

    Arnold HEUMAKERS (Pays-Bas)Carlos EDUARDO MALDONADO (Colombie)Joan M. MARIN (Espagne)Simona MODREANU (Roumanie)Eugne VAN IERBEEK (Roumanie, Belgique)Constantin ZAHARIA (Roumanie)

    Comit de rdactionCristina BURNEO (Equateur)Massimo CARLONI (Italie)Nicolas CAVAILLS (France)

    Aurlien DEMARS (France)Pierre FASULA (France)Andrijana GOLUBOVIC (Serbie)Aymen HACEN (unisie)Dagmara KRAUS (Allemagne)Ariane LHI (Suisse)Daniele PANALEONI (Italie)Ciprian VLCAN (Roumanie)Johann WERFER (Autriche)

    ISSN: 1843-9012Mise en page: Alina Guuleac

    Administration et rdaction: 5, Rue Haegului, ap. 9, 550069 Sibiu(Hermannstadt), RoumanieCourrier lectronique: [email protected], [email protected] web: http://alkemie.philosophie-en-ligne.frel : 004069224522Priodicit : revue semestrielleRevue publie avec le concours de la Socit des Jeunes Universitaires de Roumanie.

    Les auteurs sont pris de conserver un double de leur manuscrit.ous droits rservs.

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    SOMMAIRE

    Mihaela-Geniana SNIOR, Emil Cioran limage (in)complte dun moi multipli............... 5

    AGORA

    Ciprian VLCAN, Le luxe de la lucidit .......................................................................... 11Aurlien DEMARS, Lpaisseur du nant selon Cioran et Noca ........................................ 27Eugne VAN IERBEEK, Cioran, lecteur dUnamuno ................................................. 41

    Aymen HACEN, Luvre franaise de Cioran comme rcriture de lHistoire..................... 48Alfredo Andrs ABAD ., Cioran et la philosophie ........................................................... 54Remy GAGNON, Lanimal vague dEmil Cioran. Rflexion sur lhumanisme ................... 59

    Yann PORE, Cioran, sceptique abm et cynique fragment ............................................ 66

    DOSSIER THMATIQUE : CIORAN CURRESPONDANCES

    Roland JACCARD, Portrait de Cioran. Comment Cioran ma sauv la vie ........................ 93

    Jacques LE RIDER, Conversations et correspondances avec Cioran, proposdOtto Weininger, puis de lentretien de bingen .............................................................. 96Pietro FERRUA, Cioran pistolier ...................................................................................104Norbert DODILLE, Les Cahiersde Cioran .....................................................................115

    Jos Tomaz BRUM, Notes sur Cioran et Nietzsche .........................................................131

    DS/DEUX ORDRES DU MONDE ET DU LANGAGE

    Massimo CARLONI, La musique, onomatope de lineffable ............................................137Odette BARBERO, Des larmes et des saints, courte glose ............................................152Nicolae URCAN, Cioran et le Dieu des paradoxes .........................................................164

    Liliana HERRERA, Corps, maladie et mtaphysique ........................................................174Sara Danile BLANGER-MICHAUD, Le jeu de la mise en scne dans lcriture cioranienne .....179

    EXPRESSIS VERBIS

    Jattends de la littrature et de la philosophie quelles me conduisent ma perteEntretien avec Roland JACCARD ralis par Mihaela-Geniana Stnior .......................193

    Pour moi, le cur thorique de la pense de Cioran est une rflexion ininterrompue sur le tempset sur le destin qui rayonne dans toutes les directions possiblesEntretien avec Renzo RUBINELLI ralis par Mihaela-Geniana Stnior ......................198

    CHOGRAPHIES AFFECTIVES

    Daniel LEDUC, Pomes .................................................................................................215Antonio DI GENNARO, Poesie/Pomes ..........................................................................220

    LE MARCH DES IDES

    Ariane LHI, La Bibliothque littraire Jacques Doucet : archive de la modernit ...........225Mihaela-Geniana SNIOR, Cioran ou comment lexcs peut (d)construire .................231Mihaela-Geniana SNIOR, Formes de la maladie pistolaire ......................................235

    LISTE DES COLLABORATEURS...............................................................................238

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    Emil Cioran limage (in)complte dun moi multipli

    Quest-ce quun artiste ? Un homme qui sait tout sanssen rendre compte. Un philosophe ? Un homme qui ne sait

    rien, mais qui sen rend compte. Dans lart, tout est possible ;en philosophie Mais elle nest que la dficience de linstinct

    crateur au profit de la rflexion.Cioran, Le Crpuscule des penses

    laube du centenaire de lun des plus clbres crivains et philosophes du XXesicle, Emil Cioran, la revueALKEMIEpropose un numro spcial en son honneur.Plusieurs chercheurs, crivains, philosophes, critiques, qui lont personnellementconnu et/ou ont entretenu une vive correspondance avec lui (Roland Jaccard, PietroFerrua, Jacques Le Rider, Renzo Rubinelli), dautres qui lont passionnment luet

    lui ont ddides livres et des thses de doctorat, lui rendent hommage, chacun desa propre manire. ous semblent tre les heureuses victimes de celui qui aimait chercher ltre avec des mots et partent eux-mmes la recherche de Cioran, dansun discours qui lanime et les anime.

    Cioran est devenu le symbole dun mode de vie, mais aussi, et surtout,dun(e) mode dcriture. Il tait un matre de ce quon appelle Vienne bldeln(Roland Jaccard), un homme dune extrme gentillesse dont parle Jacques Le Rider,blouissant par sa vitalit, son imptuosit, son locution rapide, nerveuse, lgrementau-dessus de la norme, jedirais presque enthousiaste, srement trs vitale qui ont touch

    le philosophe italien Renzo Rubinelli, ou encore un auteur de lettres qui nhsitaitjamais faire preuve dironie si les circonstances lexigeaient, ni fignoler sur un mot si sesnuances risquaient de communiquer un message ambigu. Il pouvait tre impitoyable quandil devait faire face au superflu (Pietro Ferrua).

    En ralisant ce numro ddi a Cioran, nous avons pu constater quil y aune grande fascination agissant sur tous ceux qui se dcident crire sur lui, dunemanire philosophique ou bien artistique. Mme ceux qui ont dj publi des livressur sa vie et son uvre sont encore tents de mettre en page de nouvelles ides ouperspectives. Cioran se montre protiforme, rit homrique travers ses propres mots,

    incitant tre continuellement redcouvert, rorient, rapproch. Il ny a rien dedfinitif ou de conclusif chez lui, rien qui nous fasse nous dire, bon je lai lu, jeme suis approch de sa pense, cest le temps de le mettre de ct . ous les textesqui sont publis ici nous laissent la forte impression quil ny a pas de sparationde Cioran et que mme un certain loignement nest quaccidentel et de courtedure. Cioran est lauteur qui russit merveille nous changer spirituellement etsensiblement. Chercheurs du monde entier sapprochent de ses crits pour y dcryptersa personnalit, sa spcificit, son abondance idatique ou sa varit mtaphorique.

    Son uvre intgrale est analyse, remise en discussion, redirige, rvalue. Quilsagisse de ses Cahiersposthumes et de leur importance dans lensemble de la cration

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    cioranienne (Norbert Dodille), de sa philosophie et de sa lucidit, de ses pactes etses impactes (Ciprian Vlcan, Alfredo Andrs Abad .), dune vision corporelle etmtaphysique (Liliana Herrera), sceptique, cynique et fragmentaire (Yann Porte)ou bien thologique (Nicolae urcan), de ses rflexions sur lhumanisme (RemyGagnon), de la relation de sa pense avec celle de Noica (Aurlien Demars), ou de

    Miguel de Unamuno (Eugne Van Itterbeek), des significations des Larmes et les saints(Odette Barbero), de la musique onomatope de lineffable (Massimo Carloni),ou de son criture (Aymen Hacen, Sara Danile Blanger-Michaud) : toutes ces vuessur la vie, la philosophie, la religiosit et les lectures de Cioran ouvrent des pistesde recherches indites, posent de nouveaux problmes, suscitent lintrt pour cetauteur qui pratique la variation et la fluctuation, le changement et le masque :

    Je crois quun livre doit tre rellement une blessure, quil doit changer la vie dulecteur dune faon ou dune autre. Mon ide, quand jcris un livre, est dveiller quelquun,

    de le fustiger. tant donn que les livres que jai crits ont surgi de mes malaises, pour ne pasdire de mes souffrances, cest cela mme quils doivent transmettre en quelque sorte au lecteur.[] Un livre doit tout bouleverser, tout remettre en question. ( Entretien avec FernandoSavater , 1977)1

    Il est toujours faux de chercher lhomme travers le contenu de son uvre.Le Cioran des crits ne sidentifie pas toujours avec lhomme Cioran qui vit dans samansarde parisienne.Cest ce que dvoilent les tmoignages des deux philosophes,appartenant des gnrations diffrentes, le Suisse Roland Jaccard, ami intime

    de Cioran, et lItalien Renzo Rubinelli, qui a eu le privilge de connatre les deuxfrres Cioran, Emil et Aurel, dans les deux entretiens quils nous ont accords et onous pouvons dcouvrir dautres facettes de lhomme Cioran, moins connues maisdautant plus intressantes.

    Emil Cioran est lartiste qui exprime, dans et par son uvre, ce mlange biendos de philosophie et de littrature, de rflexion et de passion, de concept et daffect.Il ny a pas de dmarcage strict car on ne pourrait pas dire o sarrte la rigueur dela pense et o commence le dchanement de la posie. Chez lui, tout concept

    finit par shumaniser et toute exprience personnelle accde une forme universelle.La pense de Cioran se multiplie, sexcde et se concde, se contredit et se justifie,se forme et se dforme, vit sa vie tout en faisant ses rflexions sur elle au cadre de lamme phrase. Son moi se pulvrise grce au langage fragmentaire et mtaphoriquequi lexprime et lui imprime sa propre tranget. Pour lui, il ny a pas de philosophiesans style, tout comme il ny a pas dindividualit sans universalit. Ltre, tel queCioran le conoit, est vou une triple impasse :

    1Emil Cioran, uvres, Paris, Gallimard, 1995, p. 1755.

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    Lesprit dcouvre lIdentit ; lme, lEnnui ; le corps, la Paresse. Cest un mme principe

    dinvariabilit, exprim diffremment sous les trois formes du billement universel.

    La monotonie de lexistence justifie la thse rationaliste ; elle nous rvle un universlgal, o tout est prvu ou ajust ; la barbarie daucune surprise ne vient en troublerlharmonie.

    Si le mme esprit dcouvre la Contradiction, la mme me, le Dlire, le mmecorps, la Frnsie, cest pour enfanter des irralits nouvelles, pour chapper un universtrop manifestement pareil ; et cest la thse antirationaliste qui limporte. Lefflorescencedes absurdits dvoile une existence devant laquelle toute nettet de vision apparat duneindigence drisoire. Cest lagression perptuelle de lImprvisible.

    Entre ces deux tendances, lhomme dploie son quivoque : ne trouvant pas son lieudans la vie, ni dans lIde, il se croit prdestin lArbitraire ; cependant son ivresse dtrelibre nest quun trmoussement lintrieur dune fatalit, la forme de son destin ntant pasmoins rgle que ne lest celle dun sonnet ou dun astre.2

    Ce petit texte apparat comme une synthse de la pense et de lcriturecioranienne. ous ses axes de rflexion y sont numrs, ainsi que ses vuesobsessionnelles, mises en relief par des noms en majuscule qui deviennent les pilons detoutes ses dmarches scripturales. Identit, Ennui, Paresse, Contradiction, Dlire, , Frnsie , Imprvisible , Ide et Arbitraire reprsentent lesnoyaux de son onto-potique, les refrains spculatifs de sa pense, les Mots quiencerclent sa vision potique du monde. Ltre cioranien est damn trouver son lieu, par un long et intense dpassement de toutes ces tapes.

    Attaquant le fond de la pense cioranienne, offrant tous leurs arguments pourmieux expliquer lessentiel cioranien, les chercheurs ici runis ont essay doffrir unerponse lternelle question que Cioran se pose et qui vole tout en clat : sa ralit,son moi, sa philosophie, son criture : Je suis distinct de toutes mes sensations. Je narrivepas comprendre comment. Je narrive mme pas comprendre quiles prouve. Et dailleursqui est ceje au dbut des trois propositions ?.3

    Cest un autre Cioran, ou bien dautres Cioran que la lecture de ce volumenous prsente, voire nous explique, tout en rvlant les sens quil a donns cet univers aberrant : Aprs tout, je nai pas perdu mon temps, moi aussi je me suistrmouss, comme tout un chacun, dans cet univers aberrant.4

    Mihaela-Geniana SNIOR

    2 Cioran, Prcis de dcomposition, in uvres, p. 643.

    3 Cioran,Aveux et anathmes, in uvres, p. 1645.4 Cioran, phrase finale deAveux et anathmes, p. 1724.

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    Le luxe de la lucidit

    itle Te Luxury of LucidityAbstract Te study looks into the differences between Ciorans Romanian and French

    works, with an emphasis on the distinction between the frantic vitalism ofyouth, dominated by the influences of German philosophy, and the exhaustedskepticism of the mature thinker, detached from all illusions and hopes.

    Key words Cioran, Nietzsche, Schopenhauer, Spengler, Simmel.

    Les diffrences qui existent entre luvre roumaine et luvre franaise deCioran nont pas souvent t prises en compte par ceux qui les ont analyses, qui

    se sont avrs trop attachs lide dunit de la pense de Cioran, considrantque ses obsessions et ses intrts restent les mmes du dbut jusqu la fin de sonactivit cratrice. Ces diffrences nont pu tre constates quau niveau stylistique, olcriture, souvent nglige, prsentant des inflexions lyriques exagres dans les textesde jeunesse, est remplace par la sobrit et llgance de lexpression dun des matresdu verbe de la prose franaise du XXesicle. Pour arriver cerner cette image inexacte,les confessions de Cioran ont probablement eu une importante contribution. Dansces crits, il insiste toujours sur le noyau organique de son inspiration, en dfavorisantles modifications et les dplacements de perspective qui auraient pu tre constats

    tout le long de son uvre et en sacharnant affirmer que toute sa vision du mondea t pratiquement acquise vingt ans, sans stre beaucoup altre ensuite.

    En fait, les choses se passent exactement linverse, et luvre de Cioran estlexpression parfaite dun esprit contradictoire qui sattaque un certain nombrede noyaux thmatiques quasi-obsessionnels, partir de diffrentes perspectives.Les intrts du penseur Cioran restent toujours les mmes, mais le moyen dontse fait le rapport aux raisons centrales de sa rflexion varie beaucoup, et il estimpossible dtablir une continuit entre son uvre de jeunesse et son uvre

    de maturit. Il semble plus facile montrer que luvre franaise de Cioran estpratiquement une ngation systmatique et voulue de toutes les croyances etclichs utiliss dans son uvre roumaine, une destruction sans merci des idoles,structure grce sa frnsie de jeunesse. Cioran semble lutter contre lui-mme.Lnonc devenu clbre penser contre soi, qui donne le titre dun superbe essaidans La entations dexister, repris par Susan Sontag1pour caractriser son style deraisonner, peut aussi tre compris comme une bataille permanente et furibondeavec son ego juvnile, avec son ego pas assez expriment encore, pour installer sa

    1 Voir Susan Sontag, Penser contre soi : rflexions sur Cioran , dans Sous le signe de saturne, Paris,Seuil, 1985, pp. 47-75.

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    carapace sceptique et pour rejeter toutes les voix de sirne des illusions gnrespar le fait de vivre dans le monde.

    Le jeune Cioran lit avec enthousiasme les thses de Nietzsche quil utilisepour ratifier son besoin inn de contester, de saboter les certitudes. En sloignantassez rapidement des modles offerts par la philosophie classique, par lintgrit du

    systme et par un certain type de discours, considr le seul appropri pour assumerune mditation sur ltre, il adhre au genre de philosophie rencontr dans luvrede Nietzsche. Il le choisit, car ce genre correspond la faon dont il dcrypte lui-mme la cration du monde, mais aussi parce quil contient un grand potentiel derbellion contre les thses nationales sur la mtaphysique.

    Loin de ntre que des influences superficielles, de ne reprsenter que lasurface qui cacherait lhgmonie dautres modles philosophiques, les influences deNietzsche sont prsentes tous les niveaux dans luvre de jeunesse de Cioran. Ce sontles constantes qui organisent la dynamique dchane de sa rflexion et qui serventcomme lments de rfrence, en dirigeant sa vision du monde. Elles sestompentpour disparatre totalement dans les derniers crits de Cioran. Cet loignement dufilon de penser de Nietzsche reprsente la consquence dun vritable tournant, dieKehre qui marque le passage de la priode roumaine la priode franaise. Au-deldes continuits plutt apparentes et dune certaine affinit thmatique, sa penseenregistre une transformation profonde, en occupant, sous de nombreux aspects, despositions contraires celles de sa jeunesse.

    La vision ontologique agre par le jeune Cioran est celle qui correspond

    parfaitement son temprament colrique et son fort penchant vers un hrosmetragique. Pour une telle vision, lenthousiasme, le dvouement, le courage,le pouvoir de la volont contient plus que les jeux de lintelligence raffins etsophistiques ou ses diffrenciations conceptuelles. Cest pourquoi cette perspectivenest pas domine par une rflexion sur les interminables variations de la relationentre lexistence et lessence, elle nest pas une mditation sur ltre pur ou sur lemoyen dont ses diffrentes caractristiques peuvent tre dtermines travers lescatgories. Elle est entirement gouverne par lintrt de surprendre le mystre dela vie. La vie en majuscule, la Vie comme principe ontologique est la principale

    inquitude du penseur Cioran, qui croit fermement que lenjeu central de lexistenceest prcisment de trouver lharmonie avec le pouvoir enthousiaste de la vie, avecson caractre irrationnel et individuel.

    Pour Cioran, la base de lexistence est celle des mtamorphoses tnbreuses,des mouvements chaotiques et contradictoires, la rivalit incessante entre la crationet la destruction, entre limposition de certaines formes et leur dpassementinhrent. Le monde nest pas en quilibre, nest pas symtrique, ne peut pas trecontrl tlologiquement, le monde est gouvern par lexigence sans merci de la

    transformation, de lvolution infinie, de la cruaut dun processus qui se drouleinvitablement, sans but et sans sens :

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    La vraie dialectique de la vie est en agonie et diabolique, la vie se prsente sous laforme dune courbe dans une nuit ternelle parseme despaces tincelants qui amplifientencore le mystre.2

    Limage de Cioran sur lagitation anarchique de la vie, sur son rythme dlirantet barbare est un cho de nombreux textes de Nietzsche o lon parle de labysse delexistence, du magma terrifiant qui sagite derrire les formes inventes par lintellectpour rendre possible la vie quotidienne.

    Dans le cas de Cioran, cette perspective dramatique du jeu incessant deforces, qui se trouve aux fondements de lexistence, a le rle dinstaurer une visionanime dun hrosme tragique, qui soppose aux thories optimistes sur le destin delunivers, et aux formes, souvent apocalyptiques, des pessimistes. Cioran essaye deproposer un affrontement audacieux de toutes les preuves imposes par la vie, ainsique lacceptation ardente de toutes leurs consquences, en rejetant la passivit, lamonotonie et la rsignation. Si dans le cas de Nietzsche la dclaration de lamor fatiest la consquence de la conception paradoxale de lternel retour et de limportancequil donne la volont du pouvoir, Cioran ne retient que lide dune synthsepossible entre optimisme et pessimisme, synthse qui dpassera les deux.

    La solution que Cioran offre la bonne intgration dans les rythmescosmiques est lintensification du vcu, la divinisation du cannibalisme paradoxalde la vie, lacceptation des horreurs et des explosions de dynamisme dont le flux

    vital est compos :

    Frres, que la vie soit si intense en vous, que vous mouriez et vous dtruisiez en elle.Mourir de la vie ! Dtruire sa vie ! Criez de cris de la vie, chantez dans des chants derniersles derniers sursauts de la vie.3

    Ce trop-plein vital, cette enthousiaste entre dans le tourbillon de lexistence,reprsentent le seul moyen travers lequel les gens peuvent vivre dignement.Remarquer le manque de sens nest pas une cause de dsespoir, mais le moyen privilgi

    par lequel un individu se fortifie, en dcidant daffronter, sans ressentiments et sansrserve, laccumulation dvnements et de faits que le destin lui propose, tout en serjouissant de sa vie, parce quil est pris dans le droulement du spectacle monstrueuxque le monde lui prsente, en tant un acteur de lirrationnel drame cosmique.

    Plus prcisment, comme on ressent labsence dune philosophie qui affirmelimportance de la vie, linexistence dune doctrine du Oui dont parle Nietzsche,

    2 Emil Cioran, mpotriva oamenilor inteligeni, Discobolul, n 9, mai 1933, pp.1-2, dans Revelaiile

    durerii, Cluj, Echinox, 1990, p. 106.3 Emil Cioran, Le Livre des leurres, Paris, Gallimard, 1992, p. 94.

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    Cioran, qui utilise une rhtorique assez proche du lyrisme dAinsi parla Zarathoustra,ne cesse pas de clamer le besoin dadorer la vie, de devenir des idoltres de la vie : Ilfaudra rpter des milliers de fois que seule la vie peut tre aime, la vie pure, lacte pur de lavie, que nous sommes suspendus la conscience, balanant au-dessus du vide .4

    De ce point de vue, le seul pch capital est la dprciation de la vie, lempchement

    inconscient de son lan, travers la mdiation de ces mcanismes rationnels qui mettenten doute la signification et qui tendent contester sa valeur absolue :

    La mauvaise conscience rsulte dune atteinte volontaire ou involontaire la vie.ous les instants qui nont pas t des instants dextase devant la vie se sont additionns dansla faute infinie de la conscience.5

    Le seul moyen de surprendre le mystre de la vie est justement lorientationexclusive vers le cortge des apparences, lessai dpuiser leur charme, de savourerleur matrialisation et linterminable diversit, en renonant tout ce qui contreditles tendances naturelles des individus dassumer pleinement le potentiel vital.La tentative de pntrer un niveau plus profond de la ralit, de dcouvrir desvrits qui chappent aux sens, dans un horizon o la raison seule a accs, avecson pouvoir particulier de passer travers le voile des apparences, tous ces signesmontrent la mfiance dans le pouvoir de transfiguration de la vie, dans sa force deproposer des spectacles captivants, des reprsentations o lon joue, chaque instant,la destine impntrable de lhumanit. Pour Cioran, ce sont des tentatives en vain,

    qui ne peuvent que rpandre un nihilisme diffus, un dgot de lexistence qui nese laisse pas dchiffrer autrement, qui portera ternellement son masque tout engardant sa fracheur et son pouvoir de fascination :

    Derrire le monde, aucun autre monde ne se tapit et le rien ne cache rien. Nousaurons beau piocher la recherche de trsors, nos fouilles naboutiront pas : lor est dispersdans lesprit, mais lesprit est loin dtre de lor. Gaspiller la vie en dinutiles archologies ?Il ny a pas de traces. Qui en aurait laiss ? Le rien ne tache rien. Quels pas se seraient possdessous la terre, alors quil ny a pas de dessous.6

    La gnosologie implicite que nous pouvons dcouvrir dans les textes de Cioranet qui correspond la vision dun univers de lagglutination anarchique de forces,est dinspiration purement nietzschenne, supportant tous les lments-cls de laconception du philosophe allemand sur la connaissance et la vrit. Pour Cioran, laconnaissance est une forme de linstinct de prdateur de lhomme, cest un moyen

    4 Ibid., p. 160.

    5 Ibid, p. 127.6 Emil Cioran, Brviaire des vaincus, Paris, Gallimard, 1993, p. 57.

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    travers lequel celui-ci essaye de prendre possession du monde, sans cacher une vertuspciale, ni une inclinaison part, mais seulement le dsir de dominer :

    Les instincts du prdateur se dvoilent dans la connaissance. u veux tout rgenter,

    tout possder, et si quelque chose ne tappartient pas, le rduire en morceaux. Quest-ce qui

    pourrait bien tchapper, alors que ta soif dinfini transperce les votes et que ta fiert jette desarcs-en-ciel sur la droute des ides ? 7

    Pour remplir lunivers avec assez de personnages conceptuels, afin de masquerltat sauvage qui est la base de lexistence elle-mme, dans le but de cacher lemanque de sens qui dirige mystrieusement le mtabolisme cannibale de la vie, il fautsaccrocher fortement aux illusions, la projection dun cran de foi suffisammentfort pour permettre la survie aise des individus, mais sans leur permettre dentrevoirle dramatisme de fond, le spectacle furibond de la croissance et de la dcroissance, dela naissance et de la prcipitation irrationnelle vers la destruction :

    Les hommes croient quelque chose pour oublier ce quils sont. Ils se terrent dans desidaux, se nichent dans des idoles et tuent le temps grand renfort de croyances. Rien ne lesaccablerait plus que de se dcouvrir, sur le monceau de leurs agrables duperies, face faceavec la pure existence.8

    out comme Nietzsche, Cioran observe le caractre utilitaire des crations

    de lintellect. Leur rle est de filtrer la perception de la multiple ralit et de latransformation incessante de toute chose, en contribuant la construction dun mondestable, homogne, toujours identique soi. Or si, en ralit, le monde est une successioninfernale de sensations, un terrible carrousel de formes toujours dpasses, un thtrede lunicit et de ce quon ne peut pas rpter, notre appareil gnosologique travaille la dformation habile de ces aspects de lexistence, en proposant, leur place, uneimage confortable, o ce qui est constant, continuel, ce quon peut mesurer et prvoir,ce sont les piliers centraux, qui donnent confiance aux hommes et les dterminent croire quils se trouvent sur un terrain sr, sans aucun pril.9

    Le gel de la ralit se produit plutt grce au langage, qui essaye denglober lespossibles situations semblables dans la grille coercitive de lidentique, en privilgiantlunification et la standardisation au dtriment dune vision discontinue, quiaccordera attention la diffrence et aux contradictions perceptibles travers lessens. Les concepts ont comme mission lentente dans le monde, sa transformationdans un territoire soumis lego, o il ny a pas de place pour limprvisible ou

    7 Ibid., p. 46.

    8 Ibid., p. 99.9 Ibid., p. 17.

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    pour laccidentel, mais o le tout coute les lois de la raison, en suivant leur ordreimmuable, en refusant linfluence de laffectivit ou de la sensibilit.

    outes ces observations mnent Cioran adopter la thorie de la vritpropose par Nietzsche. Dans une premire tape, il constate que les vritsinvoques par les gens ne reprsentent quun effort systmatique de falsification de

    la ralit, dadoration dun ensemble derreurs utiles, qui rendent la vie possible,tout comme Vivre : se spcialiser dans lerreur 10.Ce type de vrit organise tout leprocs darrangement des individus avec la ralit, en leur permettant dignorer lesimmenses prils qui les guettent et de se sentir parfaitement encadrs dans un monderassasi de sens, un monde gouvern par des certitudes inattaquables. Mais, contrece type de vrit se soulve un autre modle de vrit, n dune lucidit dsabuse etincapablede dcouvrir le vrai visage de la ralit, en liminant, par une volupt noire,les fictions qui essayaient de maquiller sa vritable allure. Cest le genre de vrit quicorrespond la vrit-probit des fragments nietzschens, mais, si dans le cas duphilosophe allemand la principale impulsion derrire cette tendance est un terriblebesoin de connatre la vrit ultime, la vrit-vraie, si son moteur est la passionpour la connaissance, chez Cioran les choses sont diffrentes ; la vitalit diminue estdterminante pour ce typedinvestigation, mettant en pril la survie des individus, cause dun dficit nergtique, dune dangereuse maladie qui menace ltre :

    La vrit comme toute quantit moindre dillusion- napparat quau sein dune

    vitalit compromise. Les instincts, ne pouvant plus nourrir le charme des erreurs, o baigne

    la vie, remplissent les vides dune dsastreuse lucidit. On commence saisir le train des choseset lon ne peut plus vivre. Sans les erreurs, la vie est un boulevard dsert o lon dambule, telun pripatticien de la tristesse.11

    Cioran insiste plus que Nietzsche sur les prils que la vie implique pour unevrit de ce type, une certitude destructrice dillusions. Il tend y voir un genre depch capital, un pch inexpiable commis contre la nature qui menace darracherlindividu du flot irrationnel de vivre, en le projetant dans une dlirante et fataleobsession de la recherche de la vrit, qui oppose sans cesse la conscience du

    droulement naturel et dpourvu de rflexivit dans le monde, en instaurant, commeKlags la remarqu, une irrductible adversit entre lesprit et la vie :

    Toute connaissance suscite la lassitude, le dgot dtre, le dtachement, car toute

    connaissance est une perte, une perte dtre, dexistence. Lacte de connaissance ne fait quaccrotre

    la distance qui nous spare du monde et rend plus amre notre condition.12

    10 Ibid., p. 10.

    11Emil Cioran, Le Crpuscule des penses, Paris, ditions de lHerne, 1991, p. 94.12 Emil Cioran, Le Livre des leurres, p. 42.

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    Limposition de la lucidit dvastatrice de la conscience mne la mise en causede larchitecture entire de la fiction du monde. Elle implique le pril de la dissolution,de lentre dans le carrousel fou des incertitudes, des provocations, des hiatus deltre, en rendant impossible lexpansion insouciante de la vie, son extension protgepar un cortge de constructions imaginaires ayant un but utilitaire. Pour permettre

    la consolidation du vcu, pour lui assurer les conditions ncessaires de manifestation,il lui faut lacceptation spontane dun groupe de vrits et de principes, sans que lamdiation de la rflexivit, toujours nocive, puisse intervenir ; cette rflexivit quiinhibe lenthousiasme vital et retourne les plus intouchables certitudes :

    Un individu ou une poque doivent respirer inconsciemment dans linconditionneldun principe, pour le reconnatre comme tel. Savoir renverse toute trace de certitude. Laconscience phnomne limite de la raison est une source de doutes, qui ne peuvent trevaincus que dans le crpuscule de lesprit rveill.13

    Comme Nietzsche, Cioran cherche surprendre la nature ambigu de la vrit,lternelle comptition entre la rvlation et la dissimulation, la prolifration frntiquedes masques et des perspectives, en se dirigeant vers la proclamation dun certain typede vrit qui sapproche de la vrit-duplicit des textes nietzschens. Cioran sorienteprincipalement vers le maintien normal du dynamisme crateur de la vie, vers uneapproche nuance de ses aspects contradictoires. Le but est de narriver aucune mise enpril de la vie, dliminer le bouclier de fictions ncessaires lexpansion de llan vital,

    mais, en mme temps, de ne pas mettre en cause la fluidit de larrire-plan du monde,sa pluralit ou sa transformation. La dimension hroque du vcu dans le monde estune pice centrale des textes du jeune Cioran, qui se reflte aussi dans sa conception surla connaissance et la vrit, en interdisant le conformisme passif, lenregistrement duneimage domestique de lunivers ainsi que lexaltation prilleuse, linstinct suicidaire misau service de llimination de toutes les erreurs ncessaires la survie.

    Sil nous met en garde contre les prils de la connaissance et du rle nfasteque celle-ci peut jouer cause de son caractre nocif la vie, le jeune philosophe nese contente pas dune acceptation de la vrit-utilit. Il critique avec vhmence lide

    de certitude qui se trouve derrire cette notion, et soutient sa rvolte contre cettecertitude, cause de la note de mdiocrit quelle semble imposer et de la vision sansdramatisme quelle sous-entend. La cration artificielle dun sens ne sert qu unerecherche de la stabilit et de la sret pleine de lchet, tout en tant un mensongepriv de noblesse qui nie la vigueur de la confrontation de la cavalcade indomptabledes apparences et tend dvaloriser le vcu lagonie, lintensit impossible attrapersous une forme appartenant lphmre, la spontanit, lintensit.14

    13 Emil Cioran, Le Crpuscule des penses, p. 216.14 Ibid., pp. 75-76.

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    La lutte contre les certitudes est mene au nom de leffervescence cratrice de lesprit,du spectacle paradoxal offert par limprvisible explosif de la vie. Accepter un fondementfinal, introduire des formulesau sens indubitable, dlimiter strictement et volontiers toutlespace de lexistence, signifie limiter le potentiel des productions surprenantes. Celasignifie offrir une fin triomphante aux formes, lide de contenu par rapport la matire

    furieuse de la transformation, son contenu diabolique impossible structurer, cder lillusion de tenir sous contrle lirrationalit de profondeur du monde :

    Ne pas btir sa vie sur des certitudes, car nous nen avons pas et ne sommes pas

    assez lches pour en inventer des stables et de dfinitives. Car o trouver dans notre passdes certitudes, des points fermes, un quilibre ou un appui ? Notre hrosme na-t-il pascommenc quand nous nous sommes rendu compte que la vie ne pouvait apporter que lamort, sans avoir pour autant renonc affirmer la vie ? Les certitudes nous sont inutilescar nous savons quelles ne peuvent se trouver que dans la souffrance, la tristesse et la mort ;que celles-l sont trop intenses et prolonges pour ne pas tre absolues. 15

    La solution de Cioran est emprunte aux textes nietzschens. Elle consistedans le fait dimposer une vision du monde o lapparence runit en elle-mmetoutes les contradictions et fait exploser la logique de lidentit, en contenant lavrit et le mensonge, la ralit et la fiction. Le devenir se transforme en un jeuinfini dinterprtations, en une perptuelle transformation des masques qui nefont que nous renvoyer vers dautres masques. Dans un tel contexte, la vrit est

    une superposition frntique dattentes, une provocation sans cesse, un cortge deperplexits et de rvlations, le tout subordonn la dynamique dbordante de la vie,sapulsionimpossible contrler :

    Cela tient aux ralits ultimes dtre ambivalentes et quivoques. tre avec la vritcontre elle nest pas une formule paradoxale, parce que quiconque comprend ses risques et sesrvlations, ne peut pas ne pas aimer et har la vrit. Qui croit en la vrit est naf ; qui nycroit pas est stupide. La seule bonne route passe sur le fil du rasoir.16

    Cioran reste cohrent, en dpit de son plaisir de cultiver le paradoxe, de savision nietzschenne des forces qui mettent en mouvement la conception du monde.Il est conquis par cette image dynamique extrmement assortie son temprament.Il emprunte aussi dautres lments-cl de la pense du philosophe allemand.Dans ses textes de jeunesse, il savre tre un nietzschen presque orthodoxe, quiapplique, dans son style part, les thses de son matre. Sa rflexion est entirementdomine par des causes et des solutions de structure nietzschenne, quil assimile

    15 Emil Cioran, Le Livre des leurres, p. 50.16 Ibid., pp. 226-227.

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    dune manire organique, en les trouvant appropries pour exprimer sa manire dese rfrer lexistence. Bien que lcriture de Cioran reste fortement imprgne delesprit philosophique de Nietzsche et que la tournure de ses textes soit srieusementinfluence par une certaine manire rhtorique spcifique lauteur deZarathoustra,Cioran ne se montre intress que par les rflexions nietzschennes qui rpondent

    des problmes quil se voit obliger de se les poser spontanment, en passant par-dessusde tout problme livresque. Il nutilise que ces nucles dides qui lui permettentde mieux sexprimer, qui correspondent sa tournure affective dominante. Cestainsi quil faut comprendre les nombreuses confessions lies aux sources vitales de saphilosophie, de linspiration organique de ses rflexions. Ce nest pourtant pas dans lesens quelles nauraient souffert aucune influence de la part dun autre penseur, maisdans le sens dun accomplissement spontan, non-livresque, comme une approchestrictement dtermine par ses besoins, une assimilation naturelle, une absorptionfondamentalement ncessaire pour son mtabolisme spirituel, oriente en quelquesort dans la direction de Valry : Rien de plus original, rien de plus soi que de se nourrirdes autres. Mais il faut les digrer. Le lion est fait de mouton assimil .17

    ct des raisons spenglriennes, simmeliennes, schopenhaueriennes etweiningeriennes, le filon de la pense nietzschenne reprsente un des piliers quipermettent, peu peu, la configuration de la rflexion originale de Cioran, enassurant les matriaux ncessaires pour constituer son style particulier de philosopher,contenant ses thmes rcurrents et son criture spcifique. Dans le contexte dunintrt domin par la philosophie allemande, par la pense nordique en gnral (on

    doit y mentionner ladmiration de Cioran pour Kierkegaard), considre plus prochede la barbarie transformatrice, dun contact avec les sources authentiques de la vie,limage de Nietzsche est tutlaire. Il joue le rle didole pour le jeune Cioran.

    La priode franaise amne une autre perception des lectures et des sourcesintellectuelles privilgies. Les influences allemandes commencent sestomper. Ellessont remplaces par un recours massif aux grands livres de tradition humaniste etsceptique europenne, auxquels sajoute une longue srie de textes gnostiques etbouddhistes. Les auteurs franais deviennent des rfrences obligatoires, en mettant sa disposition des arguments et des ides qui contribuent concrtiser sa nouvelle

    image de soi, celle du dsabus maudit, de lhomme touch au plus profond desoi par un mal impossible dpasser, celle de ltre devenu immun toutes lesfantaisies et les croquemitaines dun monde exalt par une recherche continuelle desidaux. Le nouveau Cioran se dtache de ses anciens matres. Dans cette oprationde transformation, le principal cart est Nietzsche, le voyant dangereux, apprcicomme un vritable prince des exaltations, un histrion matre du dlire. Si dans lerait de dcomposition, son premier livre publi en franais, on peut encore trouverdes fragments qui sont trs peu influencs par le penseur allemand, surtout en ce qui

    17 Paul Valry, el Quel, 1, dans uvres, II, Paris, Gallimard, 1966, p. 478.

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    concerne les problmes lis la connaissance et la vrit, peu peu, la prsence deNietzsche sestompe. Au premier plan, apparat une srie de thmes qui contribueront son portrait de sceptique radical, damant fidle du doute.

    Lexaltation spasmodique du vivant, de la cration, de leffort retrouv dansson uvre de jeunesse, est remplace par le regard du de celui qui arrive se croire

    le sceptique de servicede lOccident, le matre damn du doute, lexorciste de toutesles certitudes et de toutes les convictions. Les crits franais de Cioran reprsententune vraie Summa sceptica, une transcription aux accents phnomnologiques dumcanisme abyssal de lincertitude, de la maladie qui ronge lesprit, en le dtachantde toute mise vitale et en le mettant dans limpossibilit dopter, en le rendantincapable du plus banal choix.18Cioran insiste sur la volupt que son intellect,pris dans le tourbillon caus par la dcouverte des illusions, ressent, sur livresserationaliste de la lucidit, en dcrivant lorgueil essay par ceux qui se sententcapable de franchir les limites de lhumain, en se laissant consomms par leurmanie inquisitrice, en cherchant la suppression de toute fiction et la projectiondune image cruelle sur lentire architecture de lunivers, en la prsentantdans sa nudit tnbreuse, sans son armure protectrice des idalisations ou desprojections tlologiques. Mais, par-dessus de cette vritable description de lorgiede lintelligence, il value les consquences dsolantes dun tel dchanement dela machine implacable de lesprit, en comptant sans mnagements, les rsultatsde la discordedu monde quil impose, en y incluant llimination progressive detoute croyance, la destruction progressive de tout argument utilis pour vivre,

    lhgmonie dune indiffrence gnralise, la propagation de lennui et de langoisse,la neutralisation de laffectivit, laffrontement de la strilit, le triomphe dunsentiment aseptis de lexistence qui pousse vers la catastrophe, vers la recherche dela libration de la maldiction de la toute-puissante conscience :

    Je connais une vieille folle qui, attendait dun instant lautre lcroulement desa maison, passe ses jours et ses nuits aux aguets ; circulant dans sa chambre, piant descraquements, elle sirrite que lvnement tarde saccomplir. Dans un cadre plus vaste, lecomportement de cette vieille est le ntre. Nous comptons sur un effondrement, alors mme

    que nous ny pensons pas.19

    La prominence de cette vision dtermine Cioran commencer un brouillonsur une image impitoyable du monde, o la navet, lillusion, lutopie nont plus leurplace. Le sarcasme et les schibboleths cyniques sont les moyens de prdilections utilisspour montrer linsanit de tout espoir, de toute conviction dans le bien de la raison, en

    18 Emil Cioran, Le Sceptique et le barbare, in La Chute dans le temps, uvres, Paris, Gallimard, 1995,

    pp. 1096-1106.19 Emil Cioran, Lettres sur quelques impasses , inLa entation dexister, Paris, Gallimard, 2009, p. 113.

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    ridiculisant la plus moderne forme doptimisme, en dconcertant, avec une ingniositmalicieuse, tous les arguments des partisans lide de progrs, en disqualifiant lesexigences damlioration de la destine de lhumanit. Pour Cioran, il est videntquun regard lucide sur lunivers ne permet mme pas un faible espoir. La crationest luvre dune divinit malfique, dun dieu tar20, qui a dtrior du dbut les

    racines de lexistence, en dclenchant un processus universalis de corruption et dedestruction, en gnrant le mouvement et le chaos du changement, en anantissantlharmonie originaire du tout. Lhomme est la victime de cette erreur initiale, cestun tre composite, naturellement orient vers le mal, en parfaite cohabitation avec lemonstrueux et lhorreur, capable daccomplir le bien par imprudence ou par erreur.

    La nostalgie de lembryon, de ltat davant la cration, de la conditionparadisiaque initiale, davant la parole et la conscience, est trs prsente dansluvre franaise de Cioran, en marquant ainsi une autre diffrence importante parrapport aux volumes crits en roumain. Si le jeune Cioran exprime la manifestation,le frmissement de la cration, en encourageant les plus terribles exagrationsgocentriques, en flattant lindividualit et la fragilit hroque, en essayant de pousserson peuple endormi et passif vers la tourmente de lhistoire, considre comme laseule scne adquate lattestation des nations, le seul tribunal qui peut les juger,en leur amenant la conservation ou le dprissement, Cioran, celui de lpoque dematurit, est ladepte de leffacement des traces, de la renonciation lillusion delego, de lextinction des passions et de la suppression de tout projet. Il nous met engarde envers le pril de flchir devant le carrousel des apparences. Par consquent,

    lhistoire lui apparat comme un territoire du malheur, comme un pisode ngatifqui induit une fatale involution, comme une force brutale et spontane qui soumettout la corrosion implacable du temps, tout en prcipitant lapproche de la fin.La thmatique du dclin devient extrmement prsente dans ses volumes franais,en continuant, dune faon originale, son dialogue avec la pense spenglrienne,dialogue quil a instaur dans sa jeunesse.

    Le premier livre publi en France, Prcis de dcomposition, contient unessai, les Visages de la dcadence , fortement influenc par lamanire dontSpengler dcrit une culture arrive une phase de dclin. La phnomnologie

    de la dcadence de Cioran prsente dans ce texte se constitue sur la base desobservations du philosophe allemand : en contraste avec un individu inconscientdes poques dapoge de la culture ( lindividu ne sait pas vivre, il vit21), lhommedu dclin instaure le rgne de la lucidit22 ; le lieu des mythes des priodescratrices est pris par les concepts ; la vie passe du moyen au but lui-mme ; ladgradation physiologique impose labandon des vieux instincts et lhgmonie

    20 Emil Cioran, Le mauvais dmiurge, Paris, Gallimard, 1956, p. 10.

    21 Emil Cioran, Visages de la dcadence , inPrcis de dcomposition, Paris, Gallimard, 1949, p. 159.22 Ibid., p. 160.

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    nuisible de la raison, qui inhibe la spontanit du vcu ( La dcadence nest quelinstinct devenu impur sous laction de la conscience23) ; leffervescence religieuseest remplace par limpuissance de croire, ce qui mne la perte de toute divinit,lhomme choisit de tuer ses dieux pour tre libre au prix de sa crativit : carlhomme nest libre et strile que dans lintervalle o les dieux meurent ; lesclave

    et crateur que dans celui o tyrans ils prosprent 24.Par rapport Spengler, il exprime sa manire denvisager le dclin. Si le

    philosophe allemand voit dans la civilisation la formule dune culture arrive safin, sans que cette fin mette en cause la survie de lhumanit entire et sans signifierun crpuscule gnral, une ngation de la possibilit dapparition dautres cultures,sans impliquer lide du dclin universel, Cioran semble privilgier une vision quicontredit la perspective cyclique sous-jacente la morphologie spenglrienne de laculture, en voyant dans toute la symptomatologie de la dcadence soit une prparationde lextinction de lespce humaine25, soit une preuve du continuel tat de dclin26.Ltat circulaire du modle imagin par le philosophe allemand est remplac par ltatlinal de marche vers la catastrophe, en impliquant soit la destruction dfinitive delhomme, soit son maintien ternel dans une condition post historique, dacceptationinvitable de la rgression, de la perptuation dune race de sous-hommes, resquilleursde lapocalypse27Cioran semble revenir une conception unitaire de lhistoire,en niant sa discontinuit quil protgeait dans sa jeunesse, en suivant Spengler eten renonant aux ressemblances structurales proposes par celui-ci pour tudierles cultures majeures. En sappropriant son diagnostique sur le dclin, il llargit

    lchelle de lunivers entier, en le retirant du contexte initial, o on dcrivait ltapefinale dune culture, et en le transformant dans un argument pour sa vision dgotedu monde, pour son pessimisme aux nuances apocalyptiques :

    Nous sommes des grands dcrpits, accabls danciens rves, jamais inaptes lutopie,techniciens des lassitudes, fossoyeurs du futur, horrifis des avatars du vieil Adam. LArbre deVie ne connatra plus de printemps : cest du bois sec ; on en fera des cercueils pour nos os, nossonges et nos douleurs.28

    Cette vision persistera dans toute son uvre franaise, dans des essais comme Aprslhistoire 29ou Urgence du pire 30. Elle exprime un changement important

    23 Ibid., p. 161.24 Ibid., p. 161.25 Ibid., pp. 170-172.26 Ibid., p. 170.27 Ibid., p. 172.28 Ibid., p. 171.

    29 Emil Cioran, cartlement, Paris, Gallimard, 1979, pp. 37-50.30 Ibid, pp. 51-65.

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    face sa conception de soumission spenglrienne qui marque sa jeunesse. Cioranrefuse la conception cyclique de lhistoire dans un fragment o il parle de la visiondHraclite sur le feu qui brlera lunivers la fin de chaque priode cosmique, enle considrant insupportable cause de lide de rptition de la catastrophe, delinfinie symtrie du dsastre :

    Moins audacieux, et moins exigeants, nous nous contentons, nous autres, dune seulefin, la vigueur qui nous permettrait den concevoir plusieurs et de les supporter nous faisantdfaut. Nous admettons, il est vrai, une pluralit de civilisation, autant de mondes quinaissent et meurent ; mais qui, parmi nous, consentirait au recommencement indfini delhistoire dans sa totalit ? Avec chaque vnement qui sy produit [] nous avanons dun

    pas vers un dnouement unique, selon le rythme du progrs dont nous adoptons le schma etrefusons, bien entendu, les balivernes. Nous progressons, oui, nous galopons mme, vers undsastre prcis, et non vers quelque mirifique perfection.31

    Une telle modification de perspective motive aussi le retournement radicalproduit pour la valorisation de lhistoire, en instituant une nouvelle optique sur larelation entre les cultures majeures, obsdes par laccomplissement et par le dsirdaffirmation, et les cultures inexistantes, atemporelles qui refusent dentrer dans le jeude la transformation. Si dans son uvre de langue roumaine il narrte pas de blmeret de dplorer la situation des cultures sans destin, des cultures modestes, intressesseulement par les valeurs de la survie, sans aucune ambition mtaphysique, sans

    aucun dsir de mtamorphose du monde, qui sont toujours restes anonymes, touten faisant lloge des forces des cultures majeures, qui mettent leur empreintesur lecours de lhistoire, ses livres de langue franaise proposent une vision compltementoppose. Les cultures atemporelles possdent une intelligence suprieure qui leurpermet de rester loin de la combustion qui consume les acteurs de lhistoire universelle.Le dclin, lacclration de la fin, est le rsultat du manque de mesure qui alimentelvolution des grandes cultures : Ce qui nous perd, non, ce qui nous a perdus, cestla soif dun destin, de nimporte quel destin .32Lhistoire nest pas la protection despeuples qui entrent dfinitivement dans lhistoire de lhumanit, elle nest pas leur

    sortie de lanonymat, mais reprsente un pige mortel, lacceptation dune maladiedvastatrice qui leur amnera la fin, le sacrifice de leur essence profonde pour uncortge de simulacre, une agglomration de faits et gestes qui cachent le seul enjeuimportant, celui de vivre en accord avec sa propre intriorit :

    Dcidment, il ny a pas de salut par lhistoire. Nullement notre dimension,fondamentale, elle nest que lapothose des apparences. Se pourra-t-il quune fois abolie notre

    31 Ibid., p. 61.32 Ibid., p. 50.

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    carrire extrieure, nous retrouvions notre nature propre ? Lhomme post-historique, treentirement vacant, sera-t-il apte rejoindre en soi-mme lintemporel, cest--dire tout cequi a t touff en nous par lhistoire ?33

    Les cultures majeures ne sont pas un modle, leur mtabolisme ne doit pas tre

    imit, leur agressivit contagieuse ne doit pas tre adopte, tel que le jeune Cioran lepensait. Au contraire, le chemin quelles ont pris devrait tre vit, car elles ne peuventoffrir aucune solution, mais elles peuvent encourager la descente vers le dsastre.Cioran-ladulte dplore le complot initi par les peuples avancs contre ceux qui ne mettent aucune hte la rattraper 34, les perfides machinations auxquelles lespeuples dpasss par lhistoire ne russissent pas faire face, en succombant eux-mmes aux vices quils devraient ne pas rencontrer, en tant ainsi, pousss, sans levouloir, dans le mouvement de lhistoire, et destins, invitablement, au dclin.35Autrefois ardent propagandiste du modernisme, qui faisait lloge de la force desgrandes cultures de transformer le monde, Cioran arrive regretter le dtachementde la gentille animalit de ltat de nature, ce quil aurait nomm, dans les termes desa jeunesse, le passage de la biologie lhistoire :

    Nous aurions d, pouilleux et sereins, nous en tenir la compagnie des btes, croupir leurs cts pendant des millnaires encore, respirer lodeur des tables plutt que celle deslaboratoires, mourir de nos maladies et non de nos remdes [] Labsence, qui et d tre undevoir et une hantise, nous y avons substitu lvnement ; puisquil ne surgit quau dpens de

    notre quilibre et de notre dure.36

    Le pessimisme apocalyptique de la pense de Cioran a comme rsultat nonseulement une vision sombre de lhistoire et de toute la constitution du monde,o le mal prdomine comme donn mtaphysique, mais aussi un clich vitriolantde la nature humaine, qui semble inspir des plus destructrices gravures signespar Goya ou Hogarth. Il sagit de la dimension morale de Cioran, exprime dela faon la plus surprenante, en forant labsurde, limitation ou le macabre, enmisant sur leffet rhtorique du paradoxe et de la forme sophistique. Elle mne la

    composition dun vrai catalogue des vices humains, risibles ou hideux, monstrueuxou seulement grotesques. Mais, la diffrence des moralistes franais du XVIIeouXVIIIe sicle, qui utilisaient la concision de laphorisme pour projeter une imageobjective de lhumanit, dans un but pdagogique, celui de dmasquer les infirmitsspirituelles des individus et de contribuer leur rectification morale, Cioran offrele spectacle hallucinant dun muse des horreurs o le sceau de sa subjectivit est

    33 Ibid., p. 49.34 Emil Cioran, La Chute dans le temps, Paris, Gallimard, 1964, p. 41.

    35 Ibid., pp. 40-41.36 Ibid., p. 43.

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    prsente. Comme remarque George Blan, les classiques franais de laphorismemisent sur des exemples application quasi-universelle, en accentuant la gnralitde leur pense et en essayant de dterminer une identification spontane des lecteursavec les situations quils dcrivent. Mais Cioran prfre les situations psychologiquesinhabituelles, excentriques, voire choquantes, o les individus se reconnaissent

    difficilement, car elles sortent des cadres de lexprience commune.37De plus, il naaucune illusion quant au possible effet de ses crits, il ne recherche pas un but moral,mais il se contente de linventaire minutieux de la misre de lhumanit, tout enillustrant ainsi, par un matriel empirique, sa dmonstration de lhgmonie du mal,le triomphe facile et naturel du malfique.

    Dans un tel contexte, nous assistons au dmontage de tout vritable ressortdu comportement humain, llimination systmatique des motivations nobles oudsintresses et la rvlation des plus profondes raisons, le plus souvent ignobleset hilaires, nourris de ressentiment38, de lchet, denvie, de vanit, dsir de gloire39et volont de pouvoir.40Le Monde dcrit par Cioran expose lenfer des viscres, lespassions irrationnelles qui enchanent les esprits, en incitant dcimer les ennemies, planifier les plus odieuses intrigues pour recevoir le respect et la suprmatie, unmonde o ne fonctionnent que la flatterie et lhypocrisie, la rancune et limposture,sans laisser aucune chance la sincrit, labngation, lamiti, lhrosme ou ladmiration, devenus de simples mots, des instruments utiliss avec perfidie pourcacher la puissance des impulsions ignobles, les seules vraiment relles.

    Lanalyse quil consacre lamour est exemplaire pour sa position de

    dmystification. Le jeune Cioran cherche lexplication dun mystre essentiel lorsquilessaye de dcouvrir la signification fondamentale de lamour et de sa mcaniquefatale, passionnment impliqu dans llucidation de lnigme. Arriv la maturit,il se rappelle avec ironie et assez de cynisme le sujet qui avait suscit son intrt.Quelques aphorismes quil ddie ce thme sont rvlateurs de son optique blase,deson scepticisme qui juge toutes les raisons invoques pour justifier lenthousiasmedes individus, leur besoin didal, de transfiguration dune ralit souvent risible.La vision du jeune Cioran est domine par lobsession du vivant, de llanindomptable, du trop-plein, par la recherche de lexprience extatique, produite par

    limpulsion mystique, ou elle est la consquence de lagonie orgasmique des corps ;dautre part, lautre Cioran, semble ne pas pouvoir se dtacher de la contemplationdu squelette, de la chairen dcomposition, de la rvlation organique de la vanitde toute chose. Il surprend avec beaucoup de sarcasme les dtails physiques ngligsdlibrment par les partisans de lidalisation de lamour, en insistant spcialement

    37 George Blan, Emil Cioran, Paris, ditions Josette Lyon, 2002, pp. 108-111.38 Emil Cioran, Odysse de la rancune , in Histoire et utopie, Paris, Gallimard, 1960, pp. 71-97.

    39 Emil Cioran, Dsir et horreur de la gloire , in La Chute dans le temps, Paris, Gallimard, 1964, pp. 97-118.40 Emil Cioran, lcole des tyrans , in Histoire et utopie, Paris, Gallimard, 1960, pp. 49-69.

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    sur le crmonial grotesque de la sexualit, sur lanimalit profonde qui gouvernela dynamique des sentiments raffins, en faisant remarquer les transformations quela frocit du dsir produit : La chair est incompatible avec la charit : lorgasmetransformerait un saint en loup 41. On dclare la guerre aux glandes, et on se prosternedevant les relents dune pouffiasse Que peut lorgueil contre la liturgie des odeurs, contre

    lencens zoologique ?42Dans les crits roumains, la sexualit, sans laquelle lamour estimpossible imaginer, est loccasion dune exprience liminale, une occasion pouroutrepasser les limites, pour atteindre le paroxysme de la vie, un moyen privilgipour clbrer la vie, en dsquilibrant la raison et en minimalisant les certitudes, ensouvrant sur le mystre de lextase, en clbrant limmensit du corps.43Dans lestextes franais, elle apparat comme une marque de la nature corrompue de lhomme,comme une gestuelle ridicule, comme une gymnastique hideuse des corps ou, dansles termes dune tradition clbre pour la duret de ses formules quon rencontre chezles gnostiques, de Saint Augustin Luther, elle apparat travers un grognement, ou travers un moment de bave44. Pour le jeune Cioran, lhomme doit assumer jusquaubout sa sensualit, en lutilisant comme un moyen indispensable de vivre la magie duvital, en augmentant les forces de son esprit, en contribuant lapprofondissementde son attitude hroque, laffrontement du dramatisme invitable de lexistence,en intensifiant ses sensations et ses expriences. En change, pour le Cioran descrits franais, le corps nest quun des moteurs des illusions, une source de plus delaugmentation des apparences, lun des adversaires du sondage impitoyable de laralit. Mais la vraie lucidit demande sa mise entre parenthses, llimination de son

    effet drangeant, lextinction des sources des phantasmes.

    Ciprian VLCANraduit du roumain par Beatrice HUGUE

    41 Emil Cioran, Vitalit de lamour , in Syllogismes de lamertume, Paris, Gallimard, 1952, p. 114.42 Ibid., p. 115.43 Emil Cioran, ranssubstantiation de lamour , in Sur les cimes du dsespoir, Paris, LHerne, 1990,

    pp. 91-92.44 Emil Cioran, Vitalit de lamour , in Syllogismes de lamertume,p. 117.

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    Lpaisseur du nant selon Cioran et Noica

    itle Te Tickness of Nothingness According to Cioran and Noica.Abstract Tis article tries to compare Ciorans and Noicas ontology of the nothingness,

    from their failed project to study together the Kantian categories of the nothing.

    It is a question of bringing to light how this Kantian pretext allowed them toresort, each in his way, to an investigation of the realityof the nothingness.

    Key words Cioran, Noica, Kant, ontology, nothingness, nothing, vacuity, empty.

    La question fondamentale du nant qui en fait le ressort de ltre (pourquoiy a-t-il de ltre plutt que rien ?) peut pourtant paratre oiseuse. quoi bon parlerdu nant ? Ne faut-il pas tre soi-mme inutilement vide pour se mettre parler dunant, quand le terme mme de nant est dj de trop et avorte prcisment ceque lon essaie en vain de dire ? Parler du nant implique, effectivement, de recourir un jugement ontologique qui ne manque pas ddifier ce nant, de lriger au rangconceptuel de catgorie, cest--dire une classe logique dtre ou de signification. moins de faire du nant une parole potique rien danodin ce quen procdeluvre matresse de Parmnide notamment , une simple mtaphore (reste savoirde quoi ?), voire un simple amusement de lesprit jouant cache-cache avec le pleinet le vide, la prsence et labsence ? Mais curieusement, le nant savre encore unressort prolixe dune mise en uvre du langage du ngatif, qui sinsinue au curdu discours philosophique, inspire largement la littrature et nourrit en particulier

    toute la tradition de la mlancolie. Par sa surabondance, son immensit (voire soninfinit), son excs le nant inquite, touffe parfois, mais souvent aussi inspire eten tous les cas surdtermine plutt quil ne vide. Mme rpudi au rang dimage, lenant conserve ainsi tout son nigmatique paradoxe : le nant signifie la vacuit, lmme o le sens du nant en comble et en sature la quiddit ngative, la nihiliten quelque sorte.

    Quelle impossible et ncessaire parole que celle du nant ! Doit-on pourautant se rsigner constater une opposition frontale, fige et insoluble entre ltreet le nant ? On peut, certes, estimer que ltre est, tandis que le nant nest pas.outefois, ltre semble sans cesse menac de sanantir de toute part, et le nantsavre compromis et contredit, chaque instant, par la simple prsence de ltre.La prcarit mme de ltre, rend le nant caduc. En consquence, le nant neserait que laveu de notre impuissance penser ltre ou le pis-aller dune ontologiedfaillante, qui aurait oubli ltre. Na-t-on dautre choix que dabandonner limpassedune tautologie pour ne faire du nant que le moyen termeafin daccder ltre ?Il est peut-tre prilleux, mais non pas totalement absurde, de penser le nant danstoute son absoluit et de concevoir un nant de ltre et un tre du nant au sens fort.

    Ce nest pas l la moindre originalit que celle de Noica et de Cioran que davoircherch par ce biais, nouveau frais, rompre le sceau fermant lintelligence du

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    nant. En effet, chez ces deux auteurs existent toute la gamme dune ontologiengative : nant, non-tre, vide, rien

    cet gard, la simple nostalgie dun souvenir nest pas lunique raison quiamne Constantin Noica voquer son regret de ne pas avoir men bien, avec sonami Cioran (dont il fut le condisciple lUniversit de Bucarest), le commentaire des

    quatre riens de la Critique de la raison purede Kant1. lvidence, mettre la pensede Cioran mais aussi celle de Noica en catgories kantiennes, serait leur faire subirle supplice de Procuste. En revanche, nonobstant tout ce qui les spare de Kant, ily a, dans cette table des riens, matire ou prtexte pour Noica et Cioran, se forgerune intelligence du nant, alors mme que Noica pense que la conjugaison entrelogique et ontologie ne va pas de soi, parce que la logique doit surprendre la ralitsingulire et le devenir de ltre2et que Cioran vise surtout faire clater certaines ou peut-tre toutes les catgories. Nous voudrions partir justement de lexamende ce point kantien initial, afin de rapprocher et de redployer ce commentaire deux voix qui na jamais pu voir le jour preuve que la parole du nant nest nivide ni vaine, pour autant quelle arrache, son inanit premire, une significationfondamentale. out lenjeu des lignes qui suivront consistera, par consquent, restituer, chez Noica et Cioran, la puissance et lpaisseurdu nant, cest--dire, partir dune lecture ontologique du nant, ce qui fait tre le nant titre deffet,daction, daffection.

    1. Lontologie du nant

    Kant prsente une division du concept de rien en quatre catgories sous laforme dune table qui, sans avoir par soi-mme une importance extraordinaire, pourraitparatre cependant requis pour le caractre complet du systme3. La combinatoirekantienne des quatre riens vient ainsi parachever la Logique transcendantaledunemanire tout fait centrale (cette table se cheville au cur de larchitectoniquekantienne, en guise dultime complment la Remarque sur lamphibologie desconcepts de la rflexion , clturant elle-mme lAppendice au chapitre terminal deLanalytique des principes, donc juste avant de passer la Dialectique transcendantale),essentielle (lenjeu ontologique est primordial pour Kant puisque par l se dfinissent

    les critres permettant de discerner un objet en gnral pour savoir sil est quelque

    1Constantin Noica, Souvenirs sur Cioran , inCioran et Constantin Noica, Lami lointain. Paris-Bucarest, Paris, Critrion, 1991, p. 67.2 Cest dailleurs ce qui distingue Noica de Kant, mais surtout de Hegel, cf. Sorin Lavric, ConstantinNoica, un philosophe mconnu , Cahiers Emil Cioran, Approches critiques, vol. X, Sibiu-Louvain,ditions de lUniversit Lucian Blaga-Les Sept Dormants, 2009, p. 89, plus gnralement voir SorinLavric, Ontologia lui Noica. O exegez, Bucarest, 2005.3 Kant, Critique de la raison pure, trad. par A. J.-L. Delamarre et F. Marty, Paris, Gallimard, coll.

    Folio , 1990, Torie transcendantale des lments , 2e partie, 2e division, Appendice , Remarque sur lamphibologie des concepts de la rflexion , p. 316 (AK III, 232 ; A 290).

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    chose [Etwas] ou rien [Nichts]4), paradoxal (pourquoi Kant choisit-il alors deprsenter une table du rien plutt que celle du quelque chose ?) et nigmatique(comment comprendre la prcision inaugurale cette table comme ne relevant pasdune importance extraordinaire, quoique ncessaire au systme ?).

    Premire catgorie du rien comme concept vide sans objet, en corrlation

    avec la catgorie de la quantit, lEns rationisdsigne les concepts supprimant touteintuition pure ou empirique possible, comme le noumne, qui savre la fois rienet non moins rel, rien pour nous qui ne pouvons le connatre, et rel comme choseen soi. Seconde catgorie du rien comme objet vide dun concept, en corrlationavec la catgorie de la qualit, le Nihil privativumdsigne la ngation dune ralit,labsence de quelque chose [Etwas], le manque de rel, cest--dire la sensationpositive dun phnomne privatif donnant lieu un nant dvanouissement 5,ainsi que lillustre la perception de laffaiblissement graduel de lintensit dunesensation comme celle de lombre ou du froid. roisime catgorie du rien commeintuition vide sans objet, en corrlation avec la catgorie de la relation, lEnsimaginarium dsigne un nant phnomnal6, un non-objet, qui est encorequelque chose, propre la simple condition formelle dun objet, en marge de lobjetlui-mme, linstar des formes a priori de lintuition que sont le temps et lespace :ils ne sont rien dans la mesure o ils ne sont pas un contenu de perception, mais ilssont bien quelque chose au regard de ce quils conditionnent des phnomnes pourpermettre de se les reprsenter. Quatrime catgorie du rien comme objet videsans concept, en corrlation avec la catgorie de la modalit, le Nihil negativum

    dsigne le non-tre en tant que tel, la non-chose (distincte dun non-objet) en tantquimpossibilit de penser la chose dans les conditions formelles de son exprience,comme lillustre limpossible figure rectiligne deux cts voque par Kant. Il nesagit donc pas seulement dun non-tre au sens dune contradiction logique (doncsans concept) mais encore de la ralitdu non-tre (en tant quobjet vide). Celasuppose aussi que penser le rien, mme le plus impossible ou absurde soit-il, nestpas synonyme de ne rien penser.

    Lenjeu ontologique ici prsent, qui trouve un cho dans les pensescioranienne et nicasienne, est triple. Dune part, cette table du rien ouvre une

    combinatoire de ltre et du nant capable dintgrer leur entrelacement rciproque,sans se contenter danalyser leur dichotomie, selon une stricte opposition de faade,une simple contradiction deposition. Par contraste avec lanalyse du nant comme

    4 Id.5 Claude Romano, prsentation de Kant, Critique de la raison pure, Amphibologie des concepts dela rflexion (able du rien) , inJrme Laurent et Claude Romano (s. dir.), Le Nant. Contribution

    lhistoire du non-tre dans la philosophie occidentale, Paris, PUF, coll. pimthe , 2006, p. 423.6 Ibid., p. 426.

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    faux problme de Bergson7, la lecture du nant ne relve plus chez Cioran etNoica dune psychologie, mais bien dune ontologie. Dsormais, la contradictionde ltre et du nant nempche plus de les conjuguer et oblige prcisment lespenser non distance, mais en contact, donc en contradiction directe, dans toutela violence de leur confrontation. Kant tudie bien la pense du nant, mais son

    examen rend compte de ce quoi rfre le nant, comme chose en soi, commedynamique, comme phnomnal, comme non-tre rel. En particulier, considrerla frontire entre noumne et phnomne en tant que ligne de partage trace parla prsence dun contenu sensible, nous pourrions dire, analogiquement, qu il nyaurait entre le Nant et ltre que cette diffrence : le Nant serait la Forme pure (vide)de ltre. 8La combinatoire kantienne ouvre la voie, par consquent, ltude de lacoexistence, quoique antithtique, de ltre et du nant.Mutatis mutandis, lide dunecollaboration9de ltre et du nant, au cur mme de leur adversit, rapparait chezNoica. De mme, Cioran stigmatise la porosit et la coalition de ltre et du nant enface de lexistence humaine, qui compte trop peu pour tre vraiment, mais en mmetemps trop pour ntre rien du tout : out est ;rien nest10.

    Dautre part, la conception dune passerelle et dune interaction entreltre et le nant prend appui, chez Kant, sur lide dun passage progressif delun lautre, non seulement pour ce qui est du nihil privativum, mais aussiet surtout quant au nihil negativum, le nant au sens fort, que Michel Fichantcaractrise chez Kant comme oprateur dannihilation11 ( la diffrence desautres catgories du rien qui sont seulement thmatiques et se dfinissent comme

    des moyens termes pour penser la ralit, loprateur dannihilation est le termeextrme dune pense du nant, une pense sans concept et dote dun objetvide, mais dun objet malgr tout). Cela suggre lexistence dune puissance

    7 Pour Bergson, le nant, comme le dsordre, nest jamais que ltre ou lordre que nous ne voyons pas,en sorte que le nant nest pas labsence dtre, mais lacte mental qui pose ltre pour ensuite le nier enaffirmant sa soustraction et en prouvant un regret, le nant procde ainsi dune affirmation au seconddegr. Cf. Henri Bergson, Lvolution cratrice, in uvres, Paris, PUF, coll. dition du centenaire ,1959, chap. IV, p. 728-747 (276-298), et cf. La pense et le mouvant, ibid., Le possible et le rel , p.

    1331 sq.8 Ernesto Mayz Vallenilla, Le problme du nant chez Kant, Paris, LHarmattan, coll. La philosophieen commun , 2000, p. 40.9 Constantin Noica, rait dontologie, Ltre dans ce qui est , 28, in Le devenir envers ltre, trad.par N. Cavaills, Hildesheim, Olms, coll. Europa memoria , 2008, p. 274.10 Cf. Cioran, De lInconvnient dtre n, I, in uvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto , 1995, p.1275 : out est rien ; rien nest.Lune et lautre formule apportent une gale srnit. Lanxieux, pour sonmalheur, reste entre les deux, tremblant et perplexe, toujours la merci dune nuance, incapable de stablirdans la scurit de ltre ou de labsence de ltre. Cf. encore : Si tu plonges irrsistiblement dans le nant,ne sens-tu pas quil est, respire, frmit et tourbillonne ? La maldiction de ltre nest pas moindre que celle dunon-tre. Brviaire des vaincus, III, 44, trad. par A. Paruit, in uvres, op. cit., p. 558.

    11 Michel Fichant, La able du Rien dans la Critique de la raison purede Kant , Cahiers de Philosophiede lUniversit de Caen, n 43 Dire le nant , 2007, p. 310.

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    relle du nant, qui avale ltre et dtruit les possibles. Or, non seulement lasolidarit12, entre ltre en soi et ltre rel travers lide de devenir, est bien aucur de lontologie nicasienne, mais en outre, Noica reprend explicitement latable kantienne des riens, quil rinterprte sous la forme dun nihil negativumextrieur, en miroir dun nihil privativumintrieur13. Dans le mme sens, Cioran

    conoit la chose en soi comme apparence solidifie , tant et si bien que laralit objective sassimile une sorte de non-tre14; par ailleurs, Cioran dfendle concret et vrai nant des mystiques par contraste avec le nant abstraitet faux des philosophes15, il faut entendre, par l, une rfrence Bergson maisaussi et surtout Heidegger et Sartre, dont Cioran fustige rgulirement lasubversive transformation des problmes ontologiques en simples problmes devocabulaire16. Noica nattaque-t-il pas lui aussi un dcalage similaire, quoique,certes, avec plus de prcision, lorsquil reproche Heidegger davoir interrognon pas ltre mais lexistant qui sinterroge sur ltre17?

    Enfin, la combinatoire du rien invite concevoir une ontologie du nant,qui prime sur lontologie de ltre. Cela est vrai pour Kant, depuis son Essai pourintroduire en philosophie le concept de grandeur ngative, dans lequel la pensede la contradiction logique (nihil negativum) ou relle (nihil privativum) estpleinement positive en elle-mme, sur le mme modle quune grandeur, dontla mesure est ngative, ne signifie pas la ngation de toute mesure, et impliqueau contraire, en valeur absolue, une positivit. Le ngatif, en nous apprenant ceque nest pas une chose, cerne son objet et nous apporte une connaissance qui,

    prise en elle-mme, savre positive. Par l, on peut comprendre la ncessit aveclaquelle la dmonstration kantienne en vient une table du rien plutt que duquelque chose, la lueur de la valeur heuristique de la connaissance ngative : les jugements ngatifs ont pour fonction propre dempcher simplementlerreur 18,et cela est dautant plus vrai lorsque, aux confins du nant, il sagit de sattaqueraux limites de la connaissance des choses. La connaissance ngative apporte ainsi la fois une discipline pour la mthode de la connaissance par raison pureet anticipe un rsultat propre cette mthode : la dtermination a priori de la

    12 Constantin Noica, rait dontologie, Ltre dans ce qui est , 30, op. cit., p. 286.13 Ibid., p. 165.14 Cioran, Brviaire des vaincus, op. cit., I, 7, pp. 515-516.15 Cioran, La entation dexister, in uvres, op. cit., Le commerce des mystiques , p. 917.16 Cf. par exemple Cioran, Cahiers, 1957-1972, Paris Gallimard, coll. Blanche , 1997, p. 159.17 Constantin Noica, rait dontologie, Ltre dans ce qui est , 2, op. cit., p. 156.18 Kant, op. cit., Torie transcendantale de la mthode , chap. Discipline de la raison pure , p.601 (AK III, 466 ; A 709 / B 737). Kant poursuit : Mais l o les bornes de notre connaissance possiblesont trs troites, lincitation juger grande, lapparence qui se prsente trs trompeuse et le prjudice causpar lerreur considrable, le caractre ngatif de linstruction, qui ne sert qu nous prserver des erreurs,

    a beaucoup plus dimportance que mainte leon positive par o nous pourrions acqurir un surcrot deconnaissance. (id.)

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    synthse du divers, propre au contenu des choses19. La ngation transcendantalenest donc quune limitation ; en ce sens, Kant peut minimiser limportance parsoi-mme de la table des riens, parce que mme si cette limitation intervientintrinsquement dans la critique de la raison pure et dans lontologie des chosesen gnral, pourtant, par elle-mme, une telle limitation ne rgle rien, car il

    appartient lidal transcendantal de la raison den tre le principe rgulateur. Ceprimat dune ontologie ngative a priori trouve un parallle avec la dterminationnicasienne de la fonction ontologique du nant , au sens o les choses sontsources de leur tre galement travers ce qui nexiste pas 20. Il ne sagit donc passimplement de reconnatre que, au fond, dans toutes ses versions, lontologie aface elle, au dbut, le rien. Noica ne se contente pas daborder le nant commemthodedaccs ltre. Il souligne que tout dpend du type de rien par lequel oncommence ; car le rien est toujours spcifique, en tant que rien de quelque chose. 21Lontologie du nant est dj une dtermination de ltre des choses, au sensdune connaissance non pas de leur contenu empirique, mais de la synthse dece quelles sont. Noica insiste dailleurs sur ce point nodal de luvre de Kant22. Ltre nest ni ceci, ni cela cest une rponse. Ni ceci, ni cela ne sont ltre cestune question23, la subtile affirmation nicasienne, laquelle vise dabord rfuterla disjonction entre nominalisme et ralisme en sappuyant sur le mme principengatif et inaugural de Kant, veut encore scarter de Heidegger24. Le mmeparallle avec Kant prend les traits, chez Cioran, dune remarque sur le manquedpaisseur de lexistence, ce que ne manquerait de constater celui qui voudrait

    se lancer dans une ontologie positive:

    [] les couches de lexistence manquent dpaisseur ; celui qui les fouille, archologuedu cur et de ltre, se trouve, au bout de ses recherches, devant des profondeurs vides.

    19 [] toutes les ngations (qui sont pourtant les seuls prdicats par lesquels tout ce qui nest pas ltresuprmement rel se distingue de lui) sont de simples limitations dune ralit suprieure et finalementde la plus haute ralit, et par consquent elles la prsupposent et en drivent simplement quant leurcontenu. oute la diversit des choses ne tient donc prcisment qu une certaine manire galementdiverse de limiter le concept de la suprme ralit, qui est leur substratum commun, de mme quetoutes les figures ne sont possibles que comme des manires diverses de limiter lespace infini. Ibid., Torie transcendantale des lments , 2epartie Logique transcendantale , 2edivision Analytiquedes concepts , livre second Des raisonnements dialectiques de la raison pure , chap. 3 Lidal de laraison pure , 2esection De lidal transcendantal , p. 506 (AK III, 389 ; A 578 / B 606).20 Constantin Noica, rait dontologie, Ltre dans ce qui est , 28, op. cit., p. 275.21 Ibid., Ltre dans ce qui est , 1, p. 154.22Comme le dit Noica, Lunit synthtiquenest-elle pas la clef de tout ldifice critique? cf. Essai surla philosophie traditionnelle, in Le devenir envers ltre, op. cit., p. 45. Et plus loin : Laffirmation nestressentie quaprs lacquisition de la conscience de la ngation. Cf.ibid., p. 46.23 Constantin Noica, rait dontologie, op. cit., Ltre dans ce qui est , 1, p. 155.24On se souvient que pour Heidegger la question quen est-il de ltre ? est un pralable , une

    pr-question la question pourquoi y a-t-il de ltant plutt que rien , cf. Martin Heidegger,Introduction la mtaphysique, trad. par G. Kahn, Paris, Gallimard, coll. el , 1980, p. 44 et 50.

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    Il regrettera en vain la parure des apparences. [] Il ny a dinitiation quau nant et auridicule dtre vivant.25

    L encore le primat de la fonction ontologique du nant saffirme en tant quinitiation, cest--dire comme preuve dune exprience existentielle propre

    une rvlation, donc comme tat limiteo le sujet est introduit, afin de se rvler lui-mme (en loccurrence une rvlation sur son rien dtre) et non comme simplemthodedaccs ltre.

    Ces trois enjeux pris ensemble deviennent alors parfaitement dterminants pournous inciter lire lontologie du nant qui traverse luvre de Cioran et se cristallise enquelques pages prcises26de lontologie de Noica. Mais justement, que peut-on bien direde ce nant ? Et dailleurs, la diffrence dapproche (concentration ou dispersion) entreNoica et Cioran ninvite-t-elle pas sinterroger sur lambigut de cette proximit ?

    2. Le sublime et la mmoire du nantLa lecture de Kant ne va pas sans essuyer un certain nombre de critiques

    de la part de Noica et de Cioran. Noica critique le schmatisme kantien dont leformalisme lui interdit laccs la dimension concrte et lintriorit vcue delexistence27. Il en va de mme pour Cioran, heurt par les gnralits abstraites de lapense kantienne. Dautant plus que la pense de Cioran sest constitue dans le refusde lacadmisme, contre la philosophie universitaire, contre les professeurs, contre lessystmes philosophiques, contre toutes les formes par trop scolaires et scolastiques

    de la pense. Selon cette perspective, Kant reprsente, dans une certaine mesure,le modle de tout ce que Cioran abhorre. Kant est dabord une lecture dcole.Le principal texte que Cioran consacre Kant, est un travail universitaire sur leproblme de la connaissance chez Kant , tude manuscrite date du 13 janvier1931. Bien plus tard, cela nempche pas Cioran de surmonter son aversion pourlire parfois Kant28. Lobjection de Cioran lgard du philosophe de Knigsbergest donc plus profonde. Lorsque Cioran achevait les dernires pages de sa petitetude universitaire sur Kant, il indiquait dj quil avait manqu Kant le sentimentimmdiat de lexistence et la comprhension du devenir historique29. Cest dans cette

    25 Cioran, Prcis de dcomposition, Prcis de dcomposition , Variations sur la mort , III, inuvres, op. cit., p. 590.26 Nous attacherons spcialement notre attention la cinquime section de Ltre dans ce qui est ,intitule : On peut donc dire : seul ltre nest pas, tout le reste fait partie de ltre. Cf. Constantin Noica,rait dontologie, Ltre dans ce qui est , 5, op. cit., pp. 164-168.27Cf. ibid., Ltre dans ce qui est , 28, p. 274, et cf. p. 273.28 Cf. par exemple Cahiers, op. cit., octobre 1969, p. 755, novembre 1970, p. 882.29 Cf. Cioran, Considrations sur le problme de la connaissance chez Kant, trad. par E. van Itterbeek,

    Cahiers Cioran. Approches critiques, vol. VI, Sibiu-Louvain, ditions de lUniversit Lucian Blaga-LesSept Dormants, 2005, p. 206-207.

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    direction que Noica et Cioran esquissent leur ontologie du nant, cependant quechacun emprunte une voie qui lui est propre. En effet, tandis que Noica prolongeune mthode dialectique (non pas en tant que simple mouvement rationnel disjonctifdes catgories30, mais comme raison courbe, mouvement circulaire des catgories),Cioran adopte, pour reprendre lun de ses titres, la voie de la vacillation (non

    pas seulement un mouvement de pense, qui consiste en un balancement entredeux positions intellectuelles extrmes et contradictoires, mais une pense toujourssur la brche, la limite de seffondrer elle-mme en telle ou telle extrmit).Du reste, Noica le remarque plusieurs fois : Noica distingue quand Cioran nuance31,il construit un systme philosophique, quand Cioran a prgrin travers les destineshumaines et les catastrophes de lesprit32.

    Les consquences de cette divergence ne se rduisent pas lhtrognit de ladiscursivit serre chez Noica de la question du nant, avec la pense diffuse du nantque Cioran a insuffle, de manire plus ou moins thre, travers toute son uvre.En effet, si nous trouvons bien une parent quant une authentique conscience dunant lequel, pour tre effectif, doit tre considr comme actif, nous constatons aussique la divergence de mthode induit, au-del dune altrit formelle, une isotopiesmantique. Noica identifie en trois points distincts la part active du vide. Prcisons quela thse ontologique de Noica sdifie par labrogation de toute conception utopiquedun centralisme schmatique de ltre, et affirme que ltre dans les choses est unvide actif, dans la mesure o cette activit du nant donne ltre son quilibre etsa prcarit. out dabord, lorsque le vide nest pas seulement dans la conscience qui la

    cherche, mais aussi dans les choses, il devient actif prcisment pour la recherche, par leschoses, dun accs ltre, un accs rel ltre (notons que Noica y insiste pour montrertout lcart qui le spare de Heidegger, qui en reste un accs spculatif), en sorte que ce quinest pas remplit de fait le monde, sous la forme de : ce qui nest pas encore. 33Cetteactivit du vide en lui-mme est luvre dans les choses mmes qui tendent vers ltre.Par laction du vide, lefficience du nant relve donc dun mouvement ontologiquedextriorisation, qui semble inverser la thse hglienne de telle sorte que le nanteffectif, dans son activit, serait le passage vers ltre. Noica voquent, ensuite, le videactif, qui travaille non sur les choses mais, de lintrieur, soutient pour ainsi dire ltre-

    se-faisant des choses. Noica peut alors nommer tre prcisment ce qui fait que les chosessont dans la mesure o elles sont. 34Enfin, Noica voque lactivit du vide non plus deltre dans les choses ou de ltre en soi (Noica parle mme de substance du vide, de

    30 La catgorie est entendue au sens de prdicat universel, cf. rait dontologie, Ltre dans ce qui est , 15, Digression , op. cit., p. 207.31Constantin Noica, Rponse un ami lointain , inCioran et Constantin Noica, Lami lointain.Paris-Bucarest, op. cit., p. 45.32Constantin Noica, Souvenirs sur Cioran , op. cit., pp. 67-68.

    33 Constantin Noica,rait dontologie, Ltre dans ce qui est , 5, op. cit., p. 166.34Ibid., p. 167.

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    ce qui subsiste par le travail du vide), mais de ce qui structure ltre, ce qui se dtermine tre grce ce qui nest pas, en sorte que ltre devient mesure de toute chose, dans cequelle recle dexistence et de non-existence.

    Pour tre plus prcis, quant lesprit et la lettre du texte, laction ontologiquedu vide, dont parle Noica, est dabord celle dun nihil privatum, un rienprivatif,

    remarquons que Noica ne parle pas exactement du nihil privativum kantien.La nuance nest peut-tre pas tout fait anodine, puisquelle autorise voir non pasune approximation, une erreur, ou une commodit dusage, mais plutt un accentnicasien. Cette lecture nicasienne du rien kantien sinflchit, tant et si bien que levide, ainsi dsign, agit moins par ce qui est retranch dune reprsentation mentaleou de ce quune chose est occulte et annule sous laction dune autre (processusde privation) que par ce quil limite effectivement, ontologiquement, cest--dire delintrieur mme de la carence fondamentale des choses, une sorte de contractionen soi (rsultatactif de ce processus). Noica prolonge en ce sens la table kantienneen distinguant le rien intrieur la conscience (ens intelligibilecrit Noica, lcartpar rapport Kant est ais comprendre, puisquil est ici question dexplorer par-l le champ de la conscience en son entier et notamment sa rflexion prlogique,et pas seulement lens rationis) et le rien intrieur aux choses (nihil privatum). Cerien intrieur, n du vide laiss par labsence des choses, est alors dsign commeun trop-vide, cest--dire un vide qui est ltre entendu comme surabondance dunrien structurant les choses en labsence de ces dernires, non pas que les choses nesoient nulle part, labsence caractrise ici la part en creux de leur essence. Le nant

    structural, ainsi dfini, met en valeur une dynamique du nant et de ltre, selonune complmentarit, fonde sur la base mme de la contradiction de lun vis--vis de lautre, o le premier est la profondeur qui laisse place, en se contractant,en se restreignant35, dit Noica, lexistence de lessence du second, et o le secondrecherche le premier afin de se structurer en sapprofondissant, en se creusant, enintensifiant son rien dtre. Que doit-on alors comprendre de cette action du nant ?Elle est, dit Noica qui se rclame alors de Pascal, la marque de lempreinte de ltre36,cest une vritable materia signatangative, propre au seul nant. Le nant sassimiledonc au lieu mtaphysique de ltre, et parce que ce lieu est indiffrenci, ltre

    ainsi conu na plus de centre possible. Comme on peut le dduire, la positivitontologique de ce vide intrieur contraste, par consquent, avec la ngativit du videextrieur des choses (nihil negativum) ou de la conscience (ensimaginarium). Au lieude sapprofondir, le vide extrieur de ltre se dilate.

    En la matire, la rfrence Pascal nest pas lapanage de Noica. Cioransen rclame galement, mais par rapport un tout autre point de son uvre.Car Cioran, lui aussi, voque un nant actif , un nant en action, mais dans

    35 Ibid., p. 165.36 Ibid., p. 166.

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    le cadre dune obsolescence de ltre et dune dliquescence de soi. Cette fois-ci, ilappartient ltre dtre lauteur de son propre nant, et ce nant en action, dontparle Cioran, se rvle tre lennui