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Alberto Breccia, « l’humoriste sanglant » Philippe Marcelé * Université de Rennes II (« Haute-Bretagne ») L’article s’articule autour de la définition que Breccia donne de lui-même : « un humo- riste sanglant », définition qui place d’emblée la contradiction comme étant le moteur de son œuvre. Elle est aussi au centre de son positionnement comme artiste puisque cet auteur majeur du XX e siècle, affirme « ne pas aimer la BD ». Breccia oscille entre l’ironie et le tragique, portant un regard distancé sur le drame et dramatisant l’humour. Les moyens plastiques mis en œuvre s’inscrivent dans cette tension. Ils la nourrissent, en même temps qu’ils sont nourris pas elle. D’où un effort d’expérimentation et de renouvellement qui n’est jamais gratuit malgré la multiplicité de ces moyens. Il caractérise une recherche toujours remise en chantier parce que c’est d’elle et par elle que se dégage le sens. « Je n’ai jamais aimé la bande dessinée. Je ne l’aime pas et je ne crois pas qu’un jour je l’aimerai… Je n’en lis jamais, je me limite à regarder les dessins. » 1 Le propos est déroutant de la part d’une personnalité majeure de la bande dessinée du XX e siècle. Il permet d’emblée de prendre la mesure du caractère paradoxal de cet auteur argentin, né en Uruguay, et aussi de ses contra- dictions apparentes. Ainsi, Breccia qui déclare ne pas lire de bande dessi- née avoue dans le même entretien avec Latino Imparato, avoir tout appris de Milton Caniff 2 . Ces contradictions, Breccia ne les cache pas et semble fort bien s’en accommoder : « Même si je n’aime pas la BD, je ne peux nier sa grande valeur. Simplement je ne l’aime pas. C’est peut-être contradictoire. » 3 Les paradoxes ne s’arrêtent pas là : ce fils d’ouvrier, ouvrier lui-même dans un abattoir de Buenos Aires pendant son adolescence, dans les années 1933-34, passe pour un « auteur difficile », un « intellectuel » vo- lontiers élitiste, ce qu’il assume pleinement 4 . Cet amoureux de la vie n’en * [email protected] 1 Ombres et lumières. Entretien avec Latino Imparato. Paris : Vertige Graphic, mars 1992, p. 42. 2 « En regardant ses œuvres j’ai appris à raconter en images. J’ai appris à composer une case, une page. » (Ombres et lumières, op. cit., p. 13.) 3 Ibid., p. 42. 4 « Ce qui est certain, c’est que les choses que je fais ne sont pas un produit commercial ; j’en suis totalement persuadé. Le problème est très simple : n’étant pas très agréables, les choses que je fais se vendent difficilement. » (Ibid., p. 40.)

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Alberto Breccia, « l’humoriste sanglant »

Philippe Marcelé * Université de Rennes II (« Haute-Bretagne »)

L’article s’articule autour de la définition que Breccia donne de lui-même : « un humo-riste sanglant », définition qui place d’emblée la contradiction comme étant le moteur de son œuvre. Elle est aussi au centre de son positionnement comme artiste puisque cet auteur majeur du XXe siècle, affirme « ne pas aimer la BD ». Breccia oscille entre l’ironie et le tragique, portant un regard distancé sur le drame et dramatisant l’humour. Les moyens plastiques mis en œuvre s’inscrivent dans cette tension. Ils la nourrissent, en même temps qu’ils sont nourris pas elle. D’où un effort d’expérimentation et de renouvellement qui n’est jamais gratuit malgré la multiplicité de ces moyens. Il caractérise une recherche toujours remise en chantier parce que c’est d’elle et par elle que se dégage le sens.

« Je n’ai jamais aimé la bande dessinée. Je ne l’aime pas et je ne crois pas qu’un jour je l’aimerai… Je n’en lis jamais, je me limite à regarder les dessins. » 1 Le propos est déroutant de la part d’une personnalité majeure de la bande dessinée du XXe siècle. Il permet d’emblée de prendre la mesure du caractère paradoxal de cet auteur argentin, né en Uruguay, et aussi de ses contra-dictions apparentes. Ainsi, Breccia qui déclare ne pas lire de bande dessi-née avoue dans le même entretien avec Latino Imparato, avoir tout appris de Milton Caniff 2. Ces contradictions, Breccia ne les cache pas et semble fort bien s’en accommoder : « Même si je n’aime pas la BD, je ne peux nier sa grande valeur. Simplement je ne l’aime pas. C’est peut-être contradictoire. » 3

Les paradoxes ne s’arrêtent pas là : ce fils d’ouvrier, ouvrier lui-même dans un abattoir de Buenos Aires pendant son adolescence, dans les années 1933-34, passe pour un « auteur difficile », un « intellectuel » vo-lontiers élitiste, ce qu’il assume pleinement 4. Cet amoureux de la vie n’en

* [email protected] 1 Ombres et lumières. Entretien avec Latino Imparato. Paris : Vertige Graphic, mars

1992, p. 42. 2 « En regardant ses œuvres j’ai appris à raconter en images. J’ai appris à composer une

case, une page. » (Ombres et lumières, op. cit., p. 13.) 3 Ibid., p. 42. 4 « Ce qui est certain, c’est que les choses que je fais ne sont pas un produit commercial ; j’en

suis totalement persuadé. Le problème est très simple : n’étant pas très agréables, les choses que je fais se vendent difficilement. » (Ibid., p. 40.)

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voit que le côté difforme, grotesque, ce qui lui interdit par exemple, de dessiner une « jolie femme » 1. Enfin, ce passionné de littérature qui, plus que tout autre, a multiplié les adaptations mais aussi les citations ou les évocations littéraires (pensez à Perramus et à la présence d’un Borges mythique), a su donner à l’image une autorité souveraine, n’hésitant pas à lui sacrifier le texte s’il entrait en conflit avec les exigences de la mise en scène. Il s’en explique clairement à propos de son adaptation de la nou-velle d’Ernesto Sabato, Dossier sur les aveugles. Alors que l’écrivain, dans un premier temps, refusait qu’on touche « un seul mot de son texte », Breccia préféra abandonner un projet qui pourtant lui tenait à cœur plutôt que de réduire ses images à une simple subordination servile. Fort heureuse-ment, ce fut Sabato qui céda 2. Ce dernier exemple montre que, pour Breccia, les exigences sont fondées sur des principes avec lesquels il ne transige pas. De ce point de vue, il ne faut le croire que jusqu’à un certain point lorsqu’il affirme : « Je ne m’analyse pas… je dessine, c’est mon boulot. Je ne sais pas si je suis expressionniste, “noir”, joyeux, triste. Si je réfléchis la vérité ou le mensonge. Qu’est-ce que j’en sais moi ? Je dessine. » 3

En fait, Breccia ne fait pas que « dessiner ». Il dessine certes, mais selon des options très conscientes et très élaborées (même lorsqu’elles laissent une place majeure à l’aléatoire, qui est d’ailleurs un choix aussi élaboré qu’un autre) dont témoigne non seulement son œuvre, mais aussi sa pra-tique d’enseignant. De cette pratique, il est bien sûr difficile de parler si on n’en a pas bénéficié. Mais il est certain qu’il n’y a pas d’enseignement sans une certaine dose de théorisation, c’est-à-dire sans la généralisation conceptuelle d’une expérience pour pouvoir la transmettre. Or Breccia ne considérait nullement l’enseignement comme une activité marginale. Il a au contraire insisté sur son importance à la Escuela Panamerica de Arte, puis à l’Instituto de Arte. Aussi peut-on la considérer comme indis-sociable de son œuvre. C’est que cet autodidacte a toujours regretté d’avoir été obligé de l’être. Il déclarait en 1990, à l’occasion de sa visite à l’école d’Angoulême : « Je regrette toujours de ne pas avoir eu de maîtres. Travailler en solitaire est un chemin très pénible, très difficile, très lent. On gaspille de nombreuses années à découvrir par soi-même ce qu’un professeur aurait pu rendre évident en deux cours. Mon goût et même ma vocation pour l’enseignement sont nés

1 « Je n’arrive pas à dessiner des femmes jolies, j’obtiens presque toujours des femmes laides.

Si je dois dessiner des gens, inévitablement je les dessine laids. » (Ibid., p. 39.) 2 « Si l’on n’intervenait pas sur le texte, mon dessin ne faisait que répéter servilement son

œuvre. Cela n’avait pas de sens, et je mis le projet de côté. Bien plus tard, Sabato me télé-phona en me disant qu’il avait changé d’avis. Je pouvais modifier son texte original. » Et plus loin : « Quand on adapte une œuvre littéraire, sa mutilation est un fait inévitable ». (Ibid., p. 54-55.)

3 Ibid., p. 39.

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d’un désir de compenser ce que je n’avais pas reçu moi-même. Je crois que ma motivation est celle-là : donner aux autres ce qui m’a été refusé. » 1

Breccia a pu enseigner parce qu’il avait quelque chose à « donner », autre-ment dit un concentré d’expériences réfléchies et traduites en « cours ». Rien ne lui est donc plus étranger que le qualificatif « d’expression-nisme » avec ce qu’il suppose d’instinctif ou de viscéral 2. Mais si elle n’est pas instinctive son œuvre n’est pas rigide. Le renouvellement esthé-tique constant de sa production, lui-même d’ailleurs constamment et significativement théorisé, est exceptionnel à ce point, non seulement dans le milieu de la bande dessinée mais dans celui de l’art en général. Il montre que, pour lui, les choix artistiques sont toujours susceptibles de réexamens en radicale opposition avec ce que la doxa appelle le « style », qui n’est pas autre chose qu’une « étiquette », ou à une « marque » sans consistance. Être prisonnier d’un « style » au sens ordinaire du terme revient à répéter les mêmes procédures et ne peut qu’engendrer l’ennui. Cependant, en changer ne relève pas du caprice, du goût de la nouveauté pour la nouveauté ou d’un positionnement formel. Cela se dégage toujours d’une réflexion poussée sur les nouveaux enjeux artistiques que la vie lui impose. « Le dessin est un concept, il n’est pas une marque » 3. C’est dans cette relation entre la pratique de l’art et la pensée de l’art, que Breccia a construit son œuvre et peut-être même sa vie.

Le texte et l’image Revenons à la littérature. En adaptant des textes et des auteurs qu’il admirait, Breccia leur rendait un « hommage ». C’est du moins ce qu’il en a dit lui-même. Mais cet hommage n’est en aucun cas un effacement : cette bande dessinée, qu’il disait ne pas aimer mais qu’il pratiquait avec une particulière rigueur, n’est jamais l’humble servante de la grande et noble sœur. Bien au contraire, nous avons vu avec la genèse de la créa-tion de Rapport sur les aveugles, qu’elle parle d’égal à égal avec la littérature et qu’elle impose ses exigences. Toujours à propos de Rapport sur les aveugles, il déclare : « … j’ai utilisé exactement les mêmes mots que Sabato ; je n’ai rajouté ni un mot, ou modifié le texte. Mais j’ai quand même supprimé des parties du récit. J’ai laissé tout ce que je pouvais dessiner ; tout ce que je ne pouvais pas représenter graphiquement, j’ai dû l’éliminer : je n’avais pas d’autres choix. » 4

1 Interview de Breccia par Thierry Groensteen, « À propos d’Alberto

Breccia ». Le collectionneur de Bandes dessinées, nº 75, septembre 1994, p. 31. 2 Significatif : ses préférences ne vont pas au roman, mais à « l’essai ». Ombres

et lumières, op. cit., p. 25. 3 Ombres et lumières, op. cit., p. 26. Plus loin : « Quand je dessine, je suis toujours moi-

même ; je ne fais que changer les signes avec lesquels j’exprime un concept. » (Ibid., p. 27.)

4 Ibid., p. 56.

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« Je n’avais pas d’autres choix » ! Toute la question est là, car le médium a ses lois. Éliminer ce qui ne peut pas être « représenté graphiquement » témoi-gne du respect que Breccia leur accorde. Mais aussi, du respect qu’il accorde au texte lui-même. Car représenter graphiquement ce qui ne peut l’être, c’est le représenter mal, c’est en donner une transcription imparfaite, inadéquate sous couvert de fidélité. Le vrai problème est donc la mise en place d’une narration parallèle, foncièrement différente et en même temps équivalente. Or cette équivalence entre le texte et l’image, ne peut être trouvée que dans et par la reconnaissance de l’auto-nomie et de la spécificité des deux termes.

Ce n’est pas nouveau : on pense à Poussin et à la lettre qu’il envoya de Rome le 28 avril 1639 à Chantelou, son collectionneur parisien à propos de son tableau « La manne des Israélites dans le désert » : « Lisez l’histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet. » 1 L’histoire en question se trouve dans la bible. L’important ici est dans l’injonction « lisez », qui s’applique indifféremment à « l’histoire » (c’est-à-dire au texte biblique) et au « tableau ». Double lecture donc, mais double lecture qui se développe sur des plans différents et dont il s’agit de bien mesurer les différences pour en mesurer les équivalences, sinon le fait « de connaître si chaque chose est appropriée au sujet » ne se poserait purement et simplement pas. Breccia nous renvoie implicitement à la même injonction : lisez la nouvelle (de Poe, de Lovecraft, de Sabato, etc., qu’importe…) et lisez la bande dessinée afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet. Mais par cette « appropriation au sujet », la bande dessinée s’émancipe de son vis-à-vis littéraire ; elle acquiert son autonomie propre ; elle se constitue comme œuvre en tant que telle.

En bande dessinée, les relations texte image se déploient à différents niveaux : dans le cas d’adaptation, le texte est un référent ; en tant que scénario, il est l’énoncé de l’organisation narrative d’images potentielles ; en tant qu’il est effectivement présent dans la bande, il a un double sta-tut, visuel (composant de l’image) et strictement textuel. Mais là encore, la relation se décline sous différents plans. Un déictique n’est pas une bulle ; un encadré n’est pas une onomatopée, une « case-texte » n’est pas un texte figuré (par exemple un journal). Ces différents niveaux ne sont pas exclusifs les uns des autres. Bien au contraire, ils interfèrent sans cesse et la narration avec son rythme et ses plans différents, se construit dans ces interférences. Chez Breccia, la présence effective du texte peut aller jusqu’à disparaître ou presque, mis à part quelques rares onomato-pées (Dracula), ou au contraire à prendre une place parfois très impor-tante (Mort Cinder, L’Éternaute, Rapport sur les aveugles, Les mythes de Cthulhu…). Il permet alors un commentaire parallèle, un double niveau de lecture, la mise en place de pauses ou de respirations (notamment par les « cases-texte »). Dans Rapport sur les aveugles, le texte de Sabato paraît parfois s’installer dans une fausse tautologie avec l’image ou dans une

1 Poussin, Nicolas, 1994 : p. 45. Lettres et propos sur l’art. Paris : Hermann.

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suspension du sens qui se résout dans cette relation. Des figures quasi informes trouvent forme par le texte qui, à son tour, atteint par l’image sa dimension figurale, sans que pour autant cette figuration ne soit impo-sée tant cette image conserve une marge d’incertitude. Un texte comme celui-ci : « Mes cris m’étaient renvoyés sous forme d’échos amortis… », s’inscrit dans l’image comme absorbé par une forme approximative elle-même traversée de traînées grises indéterminées. Pourtant, l’image n’est pas abstraite, ne serait-ce que par son contexte dans le développement dié-gétique. Cependant, elle ne « figure » pas les « cris » et les « échos amortis ». Elle ne les figure pas, mais elle donne leur consistance 1.

L’image souveraine L’image a sa logique qui n’est pas celle du texte. Elle a aussi sa tempora-lité. Les nouvelles adaptées dans Cauchemars (Rackham, 2003), quelle que soit la dimension du texte original, se ramènent à sept ou huit pages maximum. Il en va de même avec ses adaptations de Poe. Cette conden-sation relative repose bien sûr sur la puissance descriptive des images (une seule image peut remplacer plusieurs pages de description), sur l’organisation narrative et en particulier sur le rythme… Mais cette logi-que de l’image repose aussi sur quelque chose de plus difficile à définir, qui avec Breccia sourd des profondeurs de la texture graphique, un peu comme ces « monstres » menaçants qui traversent ses bandes. Mais il s’agit plutôt d’une puissance créatrice et bénéfique, et qu’il appelle lui-même (faute de mieux sans doute) « l’ambiance ».

Bien plus que les personnages, et bien plus même que la suite des déve-loppements narratifs, cette « ambiance » est ce qui commande son œuvre, qui donne le cadre à partir duquel le reste – tout le reste – est possible. Significatif est le descriptif qu’il donne de la naissance graphi-que de Mort Cinder. Il demanda à Oesterheld de retarder l’apparition du personnage qu’il ne parvenait pas à dessiner. Pourquoi ?

« Parce que je devais à tout prix entrer dans l’ambiance de l’histoire, et l’ambiance devait me conduire au personnage… J’étais encore en dehors de l’ambiance du récit. Quand j’ai commencé à dessiner le premier épisode, j’ai commencé à créer aussi l’ambiance. » 2

1 On pourrait dire à propos de Breccia, ce qu’Otto Päch disait à propos de

l’enluminure médiévale : « De larges perspectives de coopération, féconde et créatrice, entre le mot et l’image, entre la lettre et la figure, entre la page écrite et l’espace pictural se firent jour. » (Päch, Otto, 1994 : p. 27. L’enluminure médiévale. Pari : Macula). Mais Breccia n’a donné au rapport texte image qu’une forme spécifique : il concerne toute la bande dessinée. C’est pourquoi on pourra regretter qu’elle soit totalement absente de l’ouvrage, par ailleurs remarquable, d’Anne-Marie Christin, L’image écrite. Paris : Flammarion, 1995.

2 Ombres et lumières, op. cit., p. 19.

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Ainsi « l’ambiance » est la condition de l’émergence du personnage (du héros ?). Elle est la résultante de tout ce qui fait l’image, des rapports de noir et de blanc, des matières, des objets, des personnages… C’est pour-quoi pour sa première apparition, Mort Cinder (qui sort d’un tombeau) est comme englué dans la matière même de l’image ; il fait corps avec la fluidité opaque de l’encre noire qui le constitue à ce stade, bien plus qu’elle ne le dessine, forme incertaine entre la tache et la figure… (Illus-tration 1) Nous assistons au passage assez terrifiant de l’inorganique à l’organique, de la matière inerte à la vie. Cette fusion des personnages « brecciens » et de leur environnement est une permanence de l’esthé-tique de Breccia. Que l’on pense à Buscavidas ou à Perramus…

Illustration 1. Fluidité opaque de l’encre noire, forme incertaine entre la tache et la figure…

Source : Mort Cinder (scé. Hector Oesterheld), Paris : Serg, 1974, pl. 22 (première parution : 1968).

© Alberto Breccia et Vertige Graphic, avec l’aimable autorisation de Vertige Graphic

Expérimentations graphiques et renouvellements L’ambiance est pour Breccia une sorte de chaos originel, une donnée primitive et informe d’où naît la forme. Il y revient sans cesse : « Chaque nouvelle, chaque récit a son ambiance propre… Je suis donc obligé de changer chaque fois mes instruments et ma façon d’interpréter le texte. » 1 Le terme « d’instru-

1 Ibid., p. 26.

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ment » doit être compris ici en un sens large. Il désigne à la fois les don-nées plastiques et iconiques de la mise en images, mais aussi les instru-ments matériels de la réalisation : plume, encre, lavis, collages, mono-types, empreintes, etc. Et Breccia met parfois beaucoup de temps à les trouver. Pour l’adaptation de la nouvelle d’Edgar Poe, Le cœur révélateur (1974), qu’il considère comme « un de ses travaux d’adaptation les plus réussis », il précise qu’il lui a fallu « presque une année de préparation » 1. Il fait une remarque comparable concernant l’adaptation des nouvelles de Lovecraft avec Norberto Buscaglia dans « Les mythes de Cthulhu » 2. On pourrait multiplier les exemples…

Illustration 2. Monstres indéterminés qui sollicitent l’imaginaire d’un public habitué à une lecture passive de stéréotypes codifiés et clairement lisibles de l’horreur et de la monstruosité

Source : L’Éternaute (scé. Hector Oesterheld), Paris : Humanoïdes associés, 1993, p. 48

(première parution : 1969). © Alberto Breccia, avec l’aimable autorisation d’Enrique Breccia

Breccia expérimente des « techniques nouvelles comme le monotype ou le collage », non habituelles (selon ses propres termes) en bande dessinée, à l’époque de L’Éternaute ou de Cthulhu, et l’on peut penser (il le pense en tout cas) qu’elles portent la responsabilité de l’incompréhension du public et des éditeurs. La publication dans la revue Gente de L’Éternaute notamment, fut interrompue et l’éditeur se crut obligé de présenter un éditorial pour s’excuser d’avoir diffusé une telle bande. Cependant on peut aussi se demander si ce n’est pas plutôt la façon dont ces procédés ont été utili-sés, plus que ces procédés eux-mêmes, qui a désorienté le public. Les monotypes intéressent Breccia pour ce qu’ils comportent d’aléatoire. Ainsi il crée des « monstres », mais des monstres indéterminés qui solli-citent l’imaginaire d’un public habitué, lui, à une lecture passive de sté-

1 Ibid., p. 28. 2 « Vite je me suis rendu compte que les moyens traditionnels de la bande dessinée n’étaient

pas suffisants pour représenter l’univers de Lovecraft et j’ai commencé à expérimenter des techniques nouvelles comme le monotype ou le collage. » Ombres et lumières, op. cit., p. 22.

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réotypes codifiés et clairement lisibles de l’horreur et de la monstruosité. À ce propos, il déclare : « … je ne voulais pas me limiter à donner au lecteur ma propre représentation de ces monstres ; je voulais que le lecteur y ajoute du sien : qu’il utilise cette base informe que je lui donnais, pour y greffer ses propres frayeurs, sa propre peur. » 1 (Illustration 2) Mais le public voulait des certitudes. Cet informe en quête de forme que lui donnait à voir Breccia, était bien plus dérangeant qu’un horrible clairement signifié.

De même, les collages. Ils déstabilisent les habitudes esthétiques en rom-pant avec l’unité de l’image et, ceci, à deux niveaux : en introduisant d’une part, des ruptures stylistiques par la confrontation de codes graphiques différents ; et d’autre part, en brisant son unité spatiale par la juxtaposition d’ensembles perspectifs distincts. Il en résulte un sentiment d’instabilité quasi organique des vignettes, très différent de l’expression traditionnelle du mouvement à laquelle Breccia ne tient guère 2, mais qui n’en produit pas moins du mouvement. Ce procédé est particulièrement développé dans Cthulhu et il sera utilisé à des degrés divers dans les albums qui suivront, mais il est déjà clairement affirmé dans L’Éternaute (Illustration 3).

Illustration 3. Collages, qui rompent avec l’unité de l’image par des ruptures stylistiques et la juxtaposition d’ensembles perspectifs distincts

Source : L’Éternaute (scé. Hector Oesterheld), Paris : Humanoïdes associés, 1993, p. 51

(première parution : 1969). © Alberto Breccia, avec l’aimable autorisation d’Enrique Breccia

Faire sentir le mouvement avec le presque immobile est une préoccupa-tion constante de Breccia qui l’aborde par ce que nous pourrions appe-ler : la variation dans la répétition. Il joue sur la succession et la simulta-néité des vignettes dans la planche ou dans l’album (ce qui est une carac-téristique spécifique majeure de la bande dessinée), pour confronter des

1 Ibid., p. 22 et 24. 2 Il n’aime guère faire « bouger frénétiquement les bras et les jambes ». Ombres et

lumières, op. cit., p. 16.

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variations iconiques ou plastiques (expression d’un personnage, déca-drage progressif, effet de zoom ou de travelling, diminution ou augmenta-tion progressive de la taille des vignettes ou au contraire parti pris rigide d’une même dimension, etc.) dans le but de provoquer un rythme spéci-fique, un effet de ralenti par exemple, qui dramatise un moment narratif, qui focalise l’attention sur un temps fort en opposant un temps subjectif (celui qui l’intéresse) au temps non pas « objectif » mais logique, de la fiction représentée. C’est là un trope qui s’apparente à ce que Töpffer appelait des « hyperboles graphiques » 1. Sans être systématique, cette figure de style est fréquente. On la trouve dans L’Éternaute, dans La vie de Che Guevara, réalisé avec son fils Enrique où elle sert à dramatiser la fin de Guevara, dans Perramus… Mais dans son adaptation du Cœur révélateur de Poe, elle gouverne toute la construction narrative, créant un temps exceptionnellement lent et pesant, et pourtant exceptionnellement rapide puisqu’il suffira de onze planches pour transposer la nouvelle. La force de cette œuvre – peut-être la plus belle de Breccia – est sans doute dans son organisation aporétique, dans la fusion d’inconciliables, le lent et le rapide, le statique et le dynamique, l’immobile et le mouvement… À son propos, nous pourrions citer Borges, ce Borges dont Breccia et Sasturain ont fait une figure centrale de Perramus, mais dont ils ont fait aussi un Borges mythique, tel qu’ils auraient « souhaité qu’il soit » et tel qu’il n’était pas… Voici en tout cas, ce que le vrai Borges écrivait à propos du temps et du mouvement : « Je comprenais qu’il n’y a pas de mouvement hors du temps (occupation de lieux différents en des moments différents), je ne comprenais pas qu’il ne peut pas y avoir non plus d’immobilité (occupation d’un même lieu en des moments différents). » 2 Il n’y a pas d’immobilité dans le temps. Voilà bien ce que nous fait sentir (plus que comprendre) cette œuvre.

Le contexte et l’engagement « Je me suis rendu compte qu’avec une arme ridicule, comme un petit pinceau, je pouvais dire des choses très graves, très importantes. » 3

Breccia est-il un artiste « engagé » ? En 1990 à Angoulême, il disait : « Je viens d’un pays, de lieux où la mort est quotidienne, où l’environnement n’est pas par-ticulièrement joyeux, où la vie ressemble à un jeu de hasard. Il est probable que cet environnement, ce contexte m’influencent et se reflètent inconsciemment dans mon travail. » 4

1 Töpffer, Essai de physiognomonie, dans Peeters, Benoît et Groensteen, Thierry,

1994 : p. 195. L’invention de la bande dessinée. Paris : Hermann. 2 Borges, Jorge Luis, 1985, p. 135. Histoire universelle de l’infamie et de l’éternité.

Paris : Christian Bourgois. 3 Ombres et lumières, op. cit., p. 52 4 Le collectionneur de BD, op. cit., p. 31.

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Sa vision du « grotesque » ne naît pas de rien : disparition de son épouse pendant qu’il réalisait Mort Cinder, dictature militaire et privation des libertés, disparition et assassinat probable par les militaires de son scéna-riste et ami Hector Oesterheld, menaces de mort… Pour autant, mis à part La vie de Che Guevara, Breccia n’est pas exactement un artiste « engagé » si l’on entend par là l’utilisation de moyens artistiques pour faire passer un message immédiatement lisible. Considérant les œuvres réalisées pendant la période noire de la dictature militaire, Buscavidas, Dra-cula, Perramus…, on peut les trouver « difficiles », caractéristiques de sa réputation d’auteur « intellectuel ». Elles sont de plus chargées d’un sym-bolisme lourdement codé (difficile à comprendre pour un Européen de l’aveu même de Breccia). Bien entendu, pour ce qui est du codage, l’auto-censure obligée y est sans doute pour quelque chose. Il n’était pas ques-tion, dans ce contexte, de produire des œuvres ouvertement et claire-ment critiques. Mais, Breccia aurait pu se réfugier dans un formalisme esthétisant ou produire des œuvres neutres artistiquement et politique-ment. Nous en sommes loin. On peut y voir, au contraire, face à la bar-barie qui détruit les esprits, l’affirmation d’une œuvre qui les sollicite. « Les militaires étaient méfiants et ignorants », a dit Breccia 1. C’est pourquoi, l’intelligence considérée en elle-même peut être, chez lui, une forme d’opposition.

La forme est le mode d’existence artistique du contenu. Elle est par elle-même critique. L’engagement de Breccia, y compris son engagement politique, est aussi à chercher dans les moyens mis en œuvre, dans ces « instruments » qu’il renouvelait sans cesse. Il n’est pas interdit de voir dans le procédé adopté pour Buscavidas, partir d’un fond noir travaillé en blanc à l’aide de l’acrylique, une façon symbolique et peut-être partielle-ment inconsciente, de faire surgir la lumière de l’ombre. Il était cons-cient, en tout cas, du sens symbolique de ses partis pris pour Perramus : « J’ai réalisé Perramus au lavis, avec plein de nuances de gris, parce que Buenos Aires, pendant la répression, s’éteignait ; les teintes nettes, le noir et le blanc, dispa-raissaient. La ville devenait grise, perdait son âme. » 2 Une vignette de Perramus montre cette ville qui perd son âme et qui disparaît (Illustration 4).

1 Ibid., p. 49. 2 Ibid., p. 48.

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Illustration 4. « Buenos Aires, pendant la répression, s’éteignait ; les teintes nettes, le noir et le blanc, disparaissaient. La ville devenait grise, perdait son âme. »

Source : Perramus (scé. Juan Sasturain), Tome 1, Grenoble : Glénat, coll. « Grands chapitres »,

1986, p. 100. © Alberto Breccia, avec l’aimable autorisation d’Enrique Breccia

Cependant, même dans cette période, Breccia a pris des risques qui sont presque des défis. Défis à l’intelligence des militaires ! Il tablait sans doute sur leur bêtise ; quelque chose comme : « je le dis mais je parie qu’ils ne le verront pas » ! Il commente une vignette de Dracula : si les militaires « retrouvaient chez moi la page où j’écris “boucherie d’État” par exemple, ils allaient sûrement me fusiller. » 1. De même dans Perramus, il sait manier les stéréo-types pour se faire comprendre sans ambiguïté, par exemple lorsqu’il donne aux militaires des têtes de mort absolument identiques, négation terrifiante de toute personnalité : une machine à tuer mécanisée.

L’humoriste sanglant On aurait tort de ne voir chez Breccia qu’un auteur grave et difficile. Il avait commencé sa carrière de dessinateur comme caricaturiste. Il lui en est resté quelque chose. Dans les œuvres de la période sombre comme Dracula, Buscavidas et même Cauchemars ou ses adaptations de Poe, on trouve une « imagerie » qui fait penser aux livres pour enfants, avec leurs « belles » couleurs et leurs caricatures burlesques (plus que « grotesques », en fait). Son Dracula notamment, volontairement stéréotypé, est par cela même plus drôle que terrifiant et parfois, il est émouvant. Le personnage du « macho », qui pourrait être sorti d’une nouvelle de Borges, que l’on trouve dans La vie est un feuilleton, nouvelle de Buscavida, est à la fois triste, ridicule et caricatural. Mais la nouvelle prête à rire. On trouve aussi du burlesque dans Perramus. Pensez aux figures pittoresques de Canelones

1 Ibid., p. 48.

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(inspiré d’un ouvrier boucher fréquenté par Breccia dans sa jeunesse) et de l’Ennemi ou à l’épisode de la « pluie de merde ». Breccia s’est lui-même défini comme « humoriste sanglant » 1. Pourquoi ne pas le croire ?

L’oxymore de cette définition convient bien à Breccia. L’humour est toujours tragique chez lui, car il se superpose au tragique d’un monde qui n’incite guère à l’optimisme. La fin de la dictature en Argentine n’a pas suffi à le rassurer. Il conclut son entretien avec Latino Imparato par ces mots : « L’idéal serait d’obtenir un certain bien-être pour tout le monde, mais ce ne sera pas le cas. Peut-être que c’est la seule solution, mais la seule chose qu’on peut dire c’est qu’il s’agit d’une solution impitoyable. » 2

L’humour ne masque pas le tragique, mais il aide parfois à le supporter. Avec Breccia, il est plus sûrement, la forme tragique du combat contre le tragique. En cela, il ne fait que reprendre une des plus vieilles formes connues de résistance. Le rire est subversif. Puisque Breccia nous invite à rire, laissons-nous aller. Ça sera toujours ça de pris…

1 Le collectionneur de BD, op. cit., p. 33. 2 Ombres et lumières, op. cit., p. 58.