Africanistes 791-76-2 Le Contexte Magico Religieux de La Peche Au Lac Tumba Entre Le Quot Normal...

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Journal des africanistes 76-2 (2006) Varia ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Hélène Pagezy Le contexte magico-religieux de la pêche au lac Tumba : entre le "normal" et l’insolite ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Hélène Pagezy, « Le contexte magico-religieux de la pêche au lac Tumba : entre le "normal" et l’insolite », Journal des africanistes [En ligne], 76-2 | 2006, mis en ligne le 31 décembre 2009, consulté le 24 mars 2013. URL : http:// africanistes.revues.org/791 Éditeur : Société des africanistes http://africanistes.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://africanistes.revues.org/791 Document généré automatiquement le 24 mars 2013. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés

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Journal des africanistes76-2  (2006)Varia

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Hélène Pagezy

Le contexte magico-religieux de lapêche au lac Tumba : entre le "normal"et l’insolite................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

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Référence électroniqueHélène Pagezy, « Le contexte magico-religieux de la pêche au lac Tumba : entre le "normal" et l’insolite », Journaldes africanistes [En ligne], 76-2 | 2006, mis en ligne le 31 décembre 2009, consulté le 24 mars 2013. URL : http://africanistes.revues.org/791

Éditeur : Société des africanisteshttp://africanistes.revues.orghttp://www.revues.org

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Le contexte magico-religieux de la pêche au lac Tumba : entre le "normal" et l’insolite 2

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Hélène Pagezy

Le contexte magico-religieux de la pêcheau lac Tumba : entre le "normal" etl’insolitePagination de l’édition papier : p. 44-62

1 L’exploitation du milieu naturel par l’homme dans un souci de gestion durable des ressourcesest une des préoccupations majeures des gestionnaires de l’environnement (C.I.C /MAB, 1971;Vincke, 1982; Kabala et Maldague, 1989). Le passage d’une production locale artisanale à unprélèvement plus intense, justifié par des contraintes économiques (passage d’une économiede subsistance basée sur l’échange différé à une économie de marché basée sur l’usage dela monnaie), sociales (nécessité de nourrir les villes) ou démographiques, s’accompagne souventd’une ponction des ressources dépassant leurs capacités de renouvellement. Ce n’est passeulement le changement du dispositif techno-économique et l’accroissement de la pression deprédation qui se trouvent impliqués dans cette dynamique. Il faut aussi inclure les fondementsdu droit foncier, des structures de pouvoir et les rapports existentiels de l’homme à la nature,en particulier par les représentations cosmogoniques liant l’homme aux êtres vivants et auxpuissances surnaturelles (Boungou, 1986; Verdeaux, 1986; Gami, 1998; Nginguiri, 1988; Fay,1989a et b).

2 Que les animaux se donnent eux mêmes au chasseur dans une relation d’amitié, voire d’amourcomme chez Indiens Cree du Labrador (Tanner, 1979, p. 148) ou les Inuit (Robbe, 1989,p.369-71) ou que des entités supérieures, les "maîtres des animaux", les envoient au chasseurou au pêcheur (Jensen, 1954) comme chez les Indiens Wayapi de Guyane (Grenand, 1980,p.43-44, Ouhoud-Renoux, 1998, p. 182, 189), ces croyances inspirent aux hommes desconduites que l’on est enclin à décrire en terme de crainte et de respect (Levy-Bruhl, 1963;Singleton, 1982; Rivière, 1992). Chez les Indiens de Big Trout Lake au contraire, selon E.Désveaux (comm. 1992) ce sentiment de respect n’existerait pas. On observe une relationcontractuelle entre une nature hostile et des hommes qui parviennent à la dominer par ruse.

3 Nous nous proposons de présenter les relations des pêcheurs ntomba avec le monde invisibleen fonction des types de pêche, et le rôle qu’elles sont susceptibles de jouer dans le contrôledes ressources naturelles en influençant leur comportement.

Les Ntomba, leur habitat et leurs types de pêche4 Les Ntomba appartiennent à la grande ethnie Mongo dont ils sont, avec les Ekonda et les

Bolia, un des groupes les plus méridionaux. Ils occupent une région de forêt inondée au Sud-Est du lac Tumba (RDC, 0°5 latitude Sud) connue sous la dénomination de "cuvette centrale"ou "cuvette congolaise" (carte 1). Les villages Ntomba sont structurés en quartiers (etuka,pl. bituka), chacun correspondant à un clan, de même nom que le quartier, composé d’un ouplusieurs lignages rassemblant le patriarche, ses fils et petits enfants, ses frères, neveux et petitneveux. La transmission des savoirs-faire et des territoires de pêche s’effectuant au sein dulignage, la spécialisation en une technique particulière de pêche concerne un lignage, voireun quartier.

5 Trois grands types de biotopes caractérisent le réseau aquatique de la région du lac Tumba : (1)le lac proprement dit, (2) les grandes rivières qui s’y jettent, leurs affluents et les bras morts,(3) la forêt inondée marécageuse.

6 A chaque biotope est associée une diversité particulière de poissons dont les tailles adultesculminent dans le lac et sont les plus faibles dans la forêt inondée (fretin).

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7 Dans la région du lac Tumba, les variations saisonnières sont bimodales  : deux saisonssèches alternent avec deux saisons pluvieuses plus ou moins2 synchronisées avec les variationsbimodales des crues et des décrues (fig.1).

Figure 1 : Précipitations (diagramme ; 0 à 400 mm) et niveau du lac Tumba (trait continu ; 0 à 4 mètres) à la stationde recherche IRS-Mabali en 1970-72.

8 Au début des deux saisons sèches, les hommes du village de Nzalekenga partent massivements’installer pour 2-3 mois dans les 4 campements de pêche saisonniers sur la rivière Lolo.Ces campements de pêche sont Mwembeli, Malebela, Mokolo (constitué de la réunion deNongo et Mabeke), Iboko i Molongo, Les pêcheurs de Nzalekenga font tous les 3-4 joursdes allers-retours entre campement et village situé à 4h de marche en forêt inondée, à moinsque leur femme ne leur rende visite. Ces visites sont l’occasion d’échanges entre campement(poisson, crevettes, gibier) et village (manioc). Les femmes les rejoignent ensuite pour unequinzaine de jours, lorsqu’elles ont terminé leurs travaux agricoles. Elles pratiqueront lapêche féminine par écopage des marigots, en rayonnant autour du campement. Poussés parla récession économique, certains pêcheurs de Mokolo se sont engagés dans une dynamiqued’installation définitive dans les plus grands campements où les milieux sont moins moinsdégradés et ressources plus abondantes. Dans un premier temps, ils y séjournent de plusen plus longtemps avec femme et enfants. De saisonniers, certains campements deviendrontpermanents (présence de plantations), puis villages (présence d’une école primaire, le chef decampement devenant chef de village). Sur le lac et les rivières, les techniques de pêches indivi-duelles se pratiquent surtout pendant la saison sèche, sauf certaines, comme les petits barragesde nasses dont le sens est inversé à chaque mouvement de flux et de reflux (fig. 2). La plupartne sont pas spécifiques à la cuvette centrale : filets de nylon – qui ont remplacé ceux en raphiadu temps jadis (Mong’Etokwa Katamu, 1977), pêche à l’épervier apparue dans les années 70,lignes fixes fichées dans les endroits protégés de rives peu profondes, hameçons qui pendent

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à intervalles réguliers d’un fil barrant un cours d’eau, nasses placées dans les interstices debarrages en forêt inondée, nasses de fond...

Fig. 2 : Activités saisonnières du village de Nzalekenga

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9 Les pêches collectives ne se pratiquent qu’à l’étiage. Extrêmement productives, elles sonttoujours accompagnées de négociations entre les maîtres de pêche (nanga) et les êtressurnaturels ou génies (bilima). Il s’agit :

• dans la forêt inondée, de l’écopage dans les marigots par les femmes (photo  1), ou del’installation par les hommes de longs barrages de nasses qui peuvent s’étendre sur plusd’une centaine de mètres (ph. 2) ;

• dans les bras morts : de plateformes-pièges (emenu), énormes engins en vannerie, de 3à 5 mètres de haut, souvent placés en batterie. Ils sont actionnés de jour comme de nuità l’arrivée des poissons par un guetteur

• dans une pirogue les poissons qui ont été auparavant dirigés par par des rabatteurs versladite plateforme par une longue clôture de nattes pouvant atteindre la centaine de mètres(ph. 3) ;

• dans les petits cours d’eau : de la pêche au harpon que les invités d’un maître de pêchepratiquent en groupe, individuellement, en remontant les cours d’eau ;

• dans le lac : une pêche engageant plusieurs pirogues lokobo. Elle consiste à encerclerau moyen de nattes, puis à rabattre vers la rive, les bancs de microthrisses3, fretin quienvahit le lac depuis le fleuve Congo entre octobre et juin ;

• dans le lac et les estuaires de grandes rivières : une pêche collective simple (d’1 seul piègeenzu constitué de nattes encerclant un refuge de poissons relié à deux nasses géantes)et surtout multiple (grand enzu ou molebe enene, comportant de 3 ou 4 éléments).Cette pêche consiste à encercler avec des nattes les refuges des poissons, qu’ils soientartificiels – tas de branches immergées une semaine plus tôt – , ou naturels

• bas-fond du lac à statut delieu sacré matupu (sg. itupu) où les génies créent les poissonsqu’on repère en voyant une multitude de poissons qui « jouent » (frétillent) –, afin de

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capturer dans de gigantesques nasses la multitude de poissons qui se sont fait piéger(ph. 4).

Ph. 1 : Femmes Ntomba pêchant à l’écope dans un marigot de forêt inondée. Pagezy, 1972.

Ph. 2 : Barrage de nasses en forêt inondée. Pagezy, 1979.

Ph. 3 : plateforme-piège. Pagezy, 1972

Photo 4 : Piège enzu. Pagezy, 1979.

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Les génies de la pêche10 Les Ntomba se représentent la nature peuplée de génies bilima (sg. elima), êtres surnaturels,

intermédiaires entre Nzakomba (ou Nyambe), le Créateur suprême, « producteur de la vie,et maître de la mort », et les Hommes (Hulstaert, 1961). Selon Van Everbroeck (1974), leCréateur « ne s’occupe plus très activement de la gestion de sa création. Il l’a abandonnéeaux mains de régisseurs, ses créatures, également établis sur terre mais invisibles au commundes mortels », si ce n’est par voie onirique ou par l’intermédiaire d’un médiateur (nkanga).Ces régisseurs sont les bilima (génies) et les bekali (mânes). Contrairement à Nzakomba, êtreinaccessible, dernier recours en cas de malheur ou de malchance, les génies ont été investispar la Créateur du pouvoir de juger et de punir les hommes ici-bas.

Organisation familiale et fonctions des génies11 Les génies ressemblent à des hommes ou des femmes à la peau claire. Les femmes ressemblent

à des sirènes : elles ont de longs cheveux blonds et une queue de poisson. Ce sont des géniesanthropomorphes, parfois célibataires, qui vivent le plus souvent en couple. Dans ce cas, lafemme crée les poissons et les donne aux pêcheurs, tandis que son mari crée le gibier et ledonne aux chasseurs. Chacun d’entre eux considère poisson ou gibier comme ses enfants4,bien qu’ils aient eux-mêmes leurs propres enfants, génies moins puissants qui règnent sur demoins vastes territoires (affluent, portion de rivière, marigot pour les génies des eaux).

12 D’autres génies règnent sur l’espace cultivé et donnent les légumes, en particulier le manioc,dont le tubercule est l’aliment de base des Ntomba. Ainsi, au village de Yembe situé sur la routeprincipale qui relie Bikoro à Mbandaka, le génie Lokio, où prospère le manioc, ressemble à unserpent boa qui aurait une ligne blanche sur le front et autour des yeux comme les personnespossédées. D’autres enfin règnent sur les villages et dispensent chance, prospérité et fertilitéaux habitants.

13 Les Ntomba appellent les génies par leur nom propre (par exemple génie Mbolo, ousimplement Mbolo) et le contexte dira quels sont son sexe et ses fonctions.

Territorialité et hiérarchie des génies14 Les génies des eaux, comme ceux de la forêt, des espaces cultivés ou des villages, sont

fortement territorialisés5. De fait, les toponymes sont nommés en référence aux génies desdifférents territoires (Pagezy, 1996).

15 De plus, la structure sociale des génies est hiérarchisée selon une logique étonnante, en rapportavec l’importance du domaine concerné. La société de génies qui créent les animaux sauvages6

est dominée par les génies-chefs qui règnent sur les grands domaines que sont d’une part lesbassins versants des rivières, et d’autre part les vastes territoires giboyeux.

16 Chaque affluent ou portion de rivière, en particulier dans les campements, est le domaine degénies subalternes, enfin chaque ruisseau est le domaine d’un génie de moindre importance ;tous ces génies sont dispensateurs de poissons, dont la quantité est fonction de l’importancedu génie et de sa bienveillance. Enfin, chaque marais7 liamba (pl. maamba) a aussi son géniequi donne aux pêcheurs le poisson fretin des marais. Par exemple le génie-chef Lolo est unefemme qui règne sur l’ensemble du bassin versant de la rivière à laquelle elle donne son nomLolo, alors que Malebela est un génie subalterne qui règne sur un des affluents de la Lolo quiporte de même le nom de ce dernier, Malebela.

17 La hiérarchie entre génies renvoie souvent au système de parenté qui est saisissant dans salogique. Le premier quartier du village de Nzalekenga possède plusieurs marais d’eau courantedans la forêt inondée dépendant chacun de génies. Poissons et le gibier y sont diversementabondants. Là où on trouve à la fois poissons et gibier, on en déduit que les génies vivent encouple, Là où le gibier est absent, le génie est une femme célibataire. S’il n’y a que du gibier,le génie est un homme non marié.

18 Bien qu’ils règnent sur des territoires plus ou moins vastes, les génies ont installé leur résidencepropre dans des lieux qui se distinguent par leur caractère insolite8 : tourbillon dans les rivières,arbres à forme bizarre, mares bordées d’une végétation inhabituelle, bas-fonds, termitières dessavanes acides naturelles bisobe (sg. Esobe) (Van Everbroek, 1974).

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Bienveillance ou malveillance des génies19 Foncièrement bons ou méchants, les génies accordent aux hommes prospéritéou malheur selon

leur bon vouloir. On peut ainsi savoir si les génies sont bons ou méchants par l’abondancedes ressources.

20 Par exemple, sur la rivière Lolo, existe un génie très méchant qui se nomme Mobenga. C’est unefemme. Elle habite au campement Bokoba, précisément à un endroit dangereux où de nombreuxpêcheurs ont trouvé la mort. Malebela est un bon génie qui exerce son autorité sur un campementsaisonnier de même nom et qui dispense beaucoup de poissons.

21 Si un génie subalterne est méchant le génie-chef peut, à la demande des pêcheurs, le permuteravec un bon génie. On s’en rend compte a-posteriori car le poisson redevient abondant etles accidents se font plus rares à l’endroit redouté, tandis qu’ils apparaissent sur le lieu depermutation. D’où l’intérêt de solliciter la bienveillance du génie-chef par des prières et enlui faisant des présents.

22 Par exemple au village de Nzalekenga, le couple Melipe, dont la femme réside dans le maraisdu même nom, a 3 enfants dont Melipe me Bokoha qui vit dans un petit marigot. Ce sont debons génies qui dispensent beaucoup de gibier et de fretin. Autre exemple, le campement deMokolo est en fait la réunion de 2 campements : Noongo, dont le génie de sexe masculin, règnesur les cultures, et Mabeke, son épouse donne le poisson. Ce sont de bons génies. Leur filsaccompagne souvent son père en rêve et donne la fertilité. Ces deux campements dépendentdu même représentant visible des génies, le chef de campement Yeli Oto.

23 La fécondité est de la même façon donnée par les génies protecteurs des villages, qui accordentde nombreux enfants, dont des jumeaux, aux couples d’humains qu’ils chérissent. Au villagede Nzalekenga, le génie Mongotele réside dans le quartier de Bompia connu pour la grandefertilité des femmes. Les jumeaux y sont relativement fréquents. C’est dans ce quartier quevit le chef coutumier du village (nsomi), dont la fille Amba a mis par deux fois au monde desjumeaux9. Inversement, au village de Mato, réside un génie méchant car les femmes ont desproblèmes de stérilité.

Contexte magico-religieux de la pêche24 Pour les Ntomba, la forêt dans son ensemble – terre ferme, villages, lac, rivières et marais –

appartient donc aux génies, les bilima. Ils en sont les véritables propriétaires.25 Le droit coutumier réglementant l’accès aux poissons10 est fondé sur le droit d’usufruit, accordé

par le génie à l’ancêtre11 de l’actuel chef du campement (nkolo) ou du maître de pêche (nanga).C’est par un pacte de sang que le génie a accordé au premier occupant le droit d’usage (droitde pêcher) sur son territoire, constitué des lieux sacrés du bas fond du lac et les campements– à la fois les rivières et le périmètre environnant : forêt et marais. Ce droit est transmis de pèreen fils aîné12 qui devient le représentant légitime et visible du génie ; c’est lui qui le remplace.Le pacte de sang fait référence à la compensation que le maître de pêche doit au génie s’il tuetrop de ses créatures : il devient redevable d’une âme.

26 De façon identique, le chef coutumier du village, appartenant au lignage du premier occupant,tient sa légitimité, comme le chef du campement ou le maître de pêche, de la tractation entrel’ancêtre fondateur et génie-chef qui le conseille, l’avertit de dangers, lui donne les consignes àrespecter, à travers de rêves métaphoriques. A Mpaha il y a beaucoup de génies dont MpembeInyembe qui donne les enfants et les jumeaux. Ce génie habite une partie de termitière quiressemble à un îlot avec de grands arbres. Les gens s’y rendent pour prier :

Tu prends une herbe courte (molelenge), la roule dans tes cheveux et tu pars sans te retourner. Lanuit, tu rêves; c’est elle qui te teste. Elle envoie un Pygmée chez toi. Il est affamé et te demandeune chikwangue (pain de manioc). Ou bien c’est une femme qui te demande du sel, ou des enfantsà aider. Il ne s’agit pas de personnes mais de Mpembe Inyembe, tu le sais en rêve. Elle te donne enrêve un oeuf et une calebasse pour un enfant et deux oeufs et deux calebasses pour des jumeaux.L’elima Mbolo aussi peut donner des enfants, ou bien l’elima de ton village.

27 A ce propos, la presqu’île de Mabali, où réside le très méchant génie Mbolo, n’a jamaisété habitée ni chassée. A la fin des années 50, découvrant en ce lieu une véritable réservenaturelle, les Belges y ont naïvement installé un centre de recherche en écologie employant

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plusieurs dizaines de salariés congolais et leur famille. De son côté, la population locale étaitpersuadée que les Blancs avaient contracté un pacte avec le mauvais génie Mbolo puisqu’ilsse comportaient en maîtres des lieux, légitimes représentants du génie ici-bas. Ils étaientcensés capturer des enfants locaux pour le compte de Mbolo lorsqu’ils faisaient leurs relevésmétéorologiques de nuit en s’éclairant avec leur torche. Les enfants étaient transformés encorned beef (marque « le petit négrillon13 ») dans le sous-sol (lieu insolite) du grand laboratoire.

28 Au début des deux saisons sèches, le chef du campement avertit la population du jourde l’ouverture de la saison de pêche –  décision transmise par le génie  – qui autorisel’établissement de pêcheurs, la pose de barrages de nasses ou les activités d’écopage en forêtinondée. Il se rend avant tout le monde dans « son » campement. Sur place, il offre au génie-chef du lieu les cadeaux les plus appréciés. Le vin de palme et les noix de cola sont les présentsincontournables.

29 Pour l’écopage, les grands barrages en forêt inondée, la pêche à pièges multiple et la pêcheengageant plusieurs pirogues sur le lac, le maître de pêche se rend sur le lieu de pêche sanss’être coupé cheveux ou barbe, et demande au génie l’autorisation de pêcher. Il peut y resterune semaine, jusqu’à ce que le génie lui parle en rêve. Il lui offre de la nourriture : noix decola, de l’alcool distillé de maïs et de manioc (lotoko), vin de palme, fruits de Zingiberaceae14

(monongo molukutu) et une sorte de muscade sauvage (lonyunyu), fruits que les parents dejumeaux mâchent et crachent sur les jumeaux pour attirer la bénédiction du génie Mpia, leurmère invisible. Si le génie apparaît en rêve la nuit, la pêche sera possible et fructueuse ; sielle n’apparaît pas, c’est que l’endroit est mauvais et qu’il vaut mieux s’abstenir de pêcher. Lapose de filets, nasses et d’hameçons n’est pas soumise à ces rites.

30 Une fois assuré de la bienveillance du génie, il en informera les autres pêcheurs, quis’y installeront pour pêcher. Comme le chef du campement l’a fait pour l’ensemble ducampement, chaque pêcheur procédera de la même façon avec le génie subalterne, propriétairede l’emplacement choisi sur la rivière : dialogues par le truchement de rêves métaphoriques etdons de cadeaux honorifiques destinés à l’amadouer. L’abondance de poisson au profit d’unseul pêcheur entraîne la réprobation sociale. Le pêcheur est assimilé à un sorcier qui le soiraurait fait des fétiches, destinés à porter malchance à un ennemi ou pour attirer à lui le poisson.La plupart des génies désapprouvent la pratique de fétiches.

31 Doté de pouvoirs accordés par le génie-chef et transmis par ses ancêtres, le chef de campementest l’objet de respect et d’obéissance de la part des pêcheurs, car il a été choisi par le géniequi lui a octroyé le statut de représentant visible. Cette fonction lui donne des devoirs et desobligations. Ainsi, chaque pêcheur doit se soumettre au règlement du campement et avertir lechef de sa nouvelle installation (même pour une journée) ainsi que de l’intention de séjournerplus d’une année. Le périmètre de validité du règlement ne se limitant pas au campementstricto sensu, mais à la forêt et aux marais qui l’entourent, le règlement s’applique également àla chasse et à la pêche en forêt inondée. Si un pêcheur ne le fait pas et qu’un accident survient,il risque d’être accusé de meurtre avec préméditation.

32 En échange, le chef de campement a le pouvoir d’accorder sa bénédiction ou sa malédictionau campement. Il est responsable de la chance ou la malchance à la pêche et la chasse. Ilest l’équivalent du chef coutumier du village, étant responsable de ce qui se passe dans lecampement. En cas de dispute, il doit déterminer le coupable après enquête, et le chasser sinécessaire. C’est toujours lui qui a le dernier mot. Lorsqu’il est absent, le plus âgé le remplace.Il est ainsi le garant de l’ordre, règle les problèmes de la vie quotidienne comme le chapardage,les disputes, l’adultère, la violence – mais non le meurtre qui est du ressort de la juridictiond’Etat –, et autorise à choisir des emplacements de pêche qu’il validera. En contrepartie dequoi chacun devra lui verser la totalité de ses captures d’une journée lorsque la saison estmauvaise, à celle d’une semaine lorsque la saison est bonne. Ainsi tout pêcheur, qu’il soitrésident permanent ou occasionnel, devra remettre au chef du campement une partie de sesprises (poisson et gibier le cas échéant), fixée par celui-ci en nombre de jours de pêche. Lemontant dépend des moyens du pêcheur et de la saison. Selon les dires, le chef n’est en généralpas très exigeant, surtout si la saison est mauvaise, car le génie ne le souhaite pas.

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33 Les génies des eaux considérant le poisson comme leurs enfants, les captures d’un pêcheurdoivent se situer dans les limites du raisonnable, c’est-à-dire de la juste mesure, l’appréciationde cette mesure variant en fonction du rendement de la saison. Une pêche normale peutêtre bonne, jamais miraculeuse, à moins d’avoir préalablement obtenu en rêve des garantiesd’impunité de la part du génie.

34 Tout pêcheur à qui la chance sourit d’une façon inhabituelle, en particulier les maîtres degrandes pêches collectives, devra en supporter les conséquences. Il risque la mort, conséquencedu pacte originel.

Mwanza mo Mongo, nanga originaire de Mabinza, village situé au sud du lac Tumba, face del’Institut de Recherche de Mabali, a passé outre la mise en garde du génie et a organisé avec sesproches une campagne de pêche collective molebe enene ou grand enzu à l’emplacement du lieusacré où celle-ci crée et élève ses enfants. Ayant remarqué l’abondance extraordinaire de poissons"jouant" en ce lieu précis, le nanga a vu l’elima en rêve ; celle-ci lui a parlé dans un langagemétaphorique "Je te donne 2 pirogues de chikwangues (manioc) et de bananes plantain mais tudois me donner un des tiens". Bien qu’ayant refusé le pacte, Mwanza mo Mongo a convoqué lessiens pour pêcher. Advienne que pourra ! s’est-il dit. Ayant refusé de donner son propre enfant,l’elima l’a emporté. Mwanza mo Mongo est mort d’hypertension en décembre 1990, des suitesde cette affaire, raconte-t-on.. (Récit 115).

35 C’est alors qu’il essaye de négocier sa vie en jouant au naïf : « Pardonnez moi, explique t-ilau génie, je ne savais pas que c’était vos enfants ».

Il y avait dans le lac un coin appelé itupu i Mbolo , ce qui signifie la résidence de l’elima Mbolo,un endroit vraiment à risque. Un jour, un pêcheur se dit : "Depuis toujours, pourquoi ne pêche-t-on pas dans cet itupu ? Car l’itupu est un coin du lac qui ressemble aux autres et je pensequ’il y a beaucoup de poissons". Vers 15 heures, ce pêcheur prend ses instruments pour allerpêcher. Il se dit  : "Je vais mettre mes filets à cet endroit ". Au moment où il les place, il voitdes poissons sautant ici et là, partout autour de sa pirogue. Puis il retourne chez lui. La nuitvient. Le pêcheur dit à sa femme : " Demain, j’aurai beaucoup de poissons parce que je n’en aijamais vus autant depuis ma naissance". De grand matin, le pêcheur part relever ses filets. Crouac,crouac, doucement, doucement, il déplace la première branche. Alors il voit que ses filets ontcapturé beaucoup de poissons, rien que des meilleurs. Il en remplit sa pirogue. Le lendemain,même chose, et le surlendemain encore. Vraiment c’est trop. Nuit après nuit, le pêcheur rêve. Ilfait un cauchemar. Un homme lui dit : "Cher pêcheur, je t’ai donné beaucoup de mes enfants,mais aujourd’hui tu dois me rembourser, sinon nous allons lutter." Le pêcheur répond : "Quelsenfants m’avez vous donnés ?". Mbolo lui dit :"Les poissons que tu captures chaque jour, ne sont-ils pas mes enfants ?" Le pêcheur répond : "Père, regardez moi, je suis très pauvre, que voulezvous de moi ?". Mbolo répond : "Ce sont bien mes enfants que je t’ai donnés, tu dois me donnerle tien". Le pêcheur le supplie en lui disant :"Pardon, mon Père, je ne savais vraiment pas que mespoissons étaient les enfants de quelqu’un. Pardonnez moi. Moi, je n’ai qu’un fils. Prenez moi tout,mais laissez moi avec ma femme et mon fils." Mbolo répond : "Non, j’ai envie du tien, c’est tonenfant que je veux". Aussitôt après, le pêcheur voit un aigle pêcheur qui s’empare de son fils. Ilse réveille en pleurs. Sans toutefois raconter son histoire, le lendemain le pêcheur va à la pêche.Pendant ce temps, son enfant tombe malade, sérieusement malade. Sa femme éclate en sanglots.Elle dit : "Est-ce que ce n’est pas la faute des sorciers bandoki ?" Le pêcheur s’approche de larive, il accoste. Il a pris beaucoup de poissons, encore plus que la veille. Il appelle sa femme, maiscelle-ci ne répond pas. "Pourquoi n’est elle pas là ?" se demande t il. Alors, il se souvient du rêve."Comment, pense t-il, ce serait-il passé quelque chose de grave ?". Il court chez lui, et trouve sonenfant malade. "Pourquoi restes tu à la maison, dit il à sa femme, prends vite l’enfant et courronsà l’hôpital". "Qu’y a-t-il ?" demande le Docteur. "Mon enfant est malade" répond le pêcheur."Depuis quand ?" "Aujourd’hui même". Sur ce, le Docteur fait une injection et dit "Retournezchez vous, ça va aller". Deux heures plus tard, l’enfant est mort… Malheur au pêcheur ! (Récit 2)

36 En général, sa propre mort est commuée en décès d’une personne de son lignage. Il s’agittoujours d’une personne apparentée : chez les Ntomba ce sont « les enfants de la soeur parcequ’ils sont héritiers directs des biens de leur oncle, la soeur source des richesses de son frère,des parents descendants des fondateurs du clan, enfin ses propres enfants et son épouse, quin’appartiennent pas exclusivement au clan ». (Mong’etokwa Katamu, 1977).

Ngenge, oncle de Mola Imana de Mpaha Lokumu, suite à une chasse miraculeuse – tous ses piègesétaient productifs, dont la plupart avec du gros gibier (sitatunga, potamochère, athérure) – et ceplusieurs jours de suite, a eu affaire avec le méchant elima Mbolo « propriétaire » du gibier.Quelques jours après l’événement, le génie a enlevé sa soeur à qui il avait fait don du morceau

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de l’antilope situtonga là où Mbolo avait pénétré - et ce, malgré les protestations de Ngenge, quiavait pourtant été averti en rêve : "Tu vois ce qui t’est arrivé. Tu n’as pas voulu me donner undes tiens, je l’ai donc pris moi-même. Maintenant tu peux continuer de chasser." Mais Ngenge arefusé et n’a plus chassé. (Récit 3)

37 Le jeune enfant, faible de corps et d’esprit peu affirmé, est la proie idéale (cf. Récit  4).Lorsqu’un enfant décède d’une maladie difficile à expliquer, une interprétation s’impose àson entourage : courroucé du mauvais comportement de son parent, le génie le prendra à sonservice et le fera travailler sur son domaine.

38 Comment les Ntomba se représentent-ils la « normalité », ou plutôt quand qualifient-ils unepêche d’événement anormal, impliquant le courroux des êtres surnaturels ? D’une façongénérale, chez les Ntomba, tout événement étrange, insolite, est attribué à un génie16 et on encraint les conséquences que sont la mort, la maladie ou le malheur.

39 Dans le cas de l’exploitation des ressources naturelles, le Ntomba attribue à un génie, parexemple, une pêche au cours de laquelle absolument toute les nasses ou tous les hameçonsattrapent quelque chose, et parfois plusieurs jours de suite.

Un homme de Mpaha, Mbalo, a tellement eu de chance à la pêche dans ce même marais quemême les hameçons non appâtés avaient des poissons. Mbolo, l’elima lui a alors demandé unenfant, ce qu’il a refusé. Il est reparti pêcher avec 200 hameçons et a attrapé 200 poissons, lemaximum. Pourquoi se demande t il ? Depuis que je pêche, je n’ai jamais eu autant de chance.Il revient au campement et attrape toujours autant de poisson même sans appât. Il rêve la nuit etune femme blonde lui dit : "Que fais tu ici Mbalo ?" "Je suis venu chercher quelque poisson pournourrir ma famille" "C’est bien, mais pourquoi es-tu venu consommer ma famille, Mbalo, tu aseu beaucoup de poissons et je t’en veux, tu vas voir". Mbalo se réveille et entend des bruits degavials (ngonde) dans toute la forêt (il était seul à les entendre). Il demande à son fils "Entends tules caïmans ?" "Non". Au matin il part relever ses hameçons: 199 sur 200 n’ont rien. Le dernierhameçon a capturé un singe nsoli. Mbalo laisse le singe et revient, troublé par cette évenement.Tout de suite il se demande "Y aurait-il un décès chez moi ?" Inquiet, il s’en va. De retour chezlui, il donne les poissons pêchés à ses 3 femmes. Ses enfants, dont l’esprit est un peu "fort", n’ontrien eu mais ses 2 neveux sont morts le jour-même de fièvre et de diarrhée. En fait, ils sont partistravailler au service de l’elima Mbolo. (Récit 4).

40 On retrouve la même logique en ce qui concerne la chasse : dans ce cas, tous les piègestendus par le chasseur sont fructueux, parfois plusieurs jours de suite (cf. récit  1). Parcequ’exceptionnels, ces événements ne sont pas dus au hasard pour les Ntomba : ils sont censésimpliquer l’intervention de puissances surnaturelles. Ainsi, les pêches collectives, en généraltrès productives, font partie de ces pratiques à haut risque. C’est pourquoi le maître de pêchedoit préalablement entrer en contact avec le génie-chef du lieu afin de connaître ses intentions.Si le génie répond en rêve par un message bienveillant, il pourra convoquer les participants.Une pêche collective débute obligatoirement par une prière aux génies. Néanmoins, qu’ils’agisse de pêche individuelle ou collective anormalement bonne, elle appelle compensationde la part du pêcheur. Le risque encouru est à la hauteur de l’importance des captures, c’est-à-dire du nombre d’enfants enlevés au génie (cf. récits 1 et 2). Le plus souvent le pêcheur essaiede jouer au naïf en tentant de se disculper : "Pardonnez moi, dit-il en rêve, je ne savais pas qu’ils’agissait de vos enfants". Si la négociation aboutit et que le génie miséricordieux accepte sarepentance, le pêcheur ou le chasseur se soumettra à la sanction : ne plus jamais pêcher (ouchasser) sur le lieu devenu maudit (cf. récit 3, 5, 6 et Singleton, 1982 : 79-80).

Malinga, un autre oncle de Mola Imana, suite à une pêche miraculeuse avec ses nasses sur lelieu appelé Membe, un grand marais de Mpaha, a courroucé la femme de Mbolo, maître despoissons. En rêve elle lui a dit à plusieurs reprises "Tu as pris beaucoup de mes enfants. J’ai aussibesoin d’avoir le tien". Malinga a refusé poliment en disant "Excusez moi, je ne savais pas que cespoissons étaient vos enfants, ayez pitié de moi". Mbolo a répondu « Tu les as déjà consommés, tume les dois". Malinga a continué de prier Mbolo de l’épargner. Celle-ci lui dit "Si je te pardonne,tu devras refuser de pêcher là-bas". Malinga a accepté la sentence. Il ne pêche plus et s’est engagécomme menuisier dans le projet de développement de l’habitat à la mission de Ntondo." (Récit 5)

A Ikoko Motaka, au sud du lac, où réside l’elima Malinga Boteke, le maître de pêche Makanga arefusé de prendre le risque de perdre l’un des siens suite à l’avertissement de ce génie. Depuis 6ans, il n’organise plus de pêche « grand enzu ». Une personne de sa famille aurait pu le remplacercomme maître de pêche, mais toutes ont refusé, de peur de perdre un enfant. (Récit 6)

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Normalité, anormalité41 Tandis que la plupart des opérations de pêche et de chasse ne sont pas habituellement

pratiquées dans les lieux sacrés que sont les bas-fonds du lac, certaines pêches, comme lapêche à pièges multiple, le sont, elles, dans un contexte faisant intervenir un monde de géniesdispensateurs de ressources. Nous avons vu que le pacte originel qui lie un maître de pêche augénie du lieu est fondé sur le droit d’usufruit accordé par ce génie à l’ancêtre de cet homme, cedroit impliquant une exploitation « raisonnable », donc « modérée », des enfants de génies. Touteopération de chasse ou de pêche « anormalement » fructueuse peut entraîner des conséquencesredoutées, car il s’agit bien de capturer en grand nombre ces enfants. Ainsi, au lac Tumba, dansun contexte de subsistance, la représentation du monde surnaturel est fortement impliquée dansgestion à long terme des ressources. Le choix de certains maître de pêche ne plus pêcher dansles lieux sacrés du lac par crainte du prix du sang, en est un exemple (cf. récit 5).

42 Cette logique de pêche, fondée sur le droit d’usufruit accordé par les génies, évolueactuellement vers une logique de profit que suivent, non seulement des pêcheurs allochtones,mais aussi la fraction d’autochtones la plus engagée dans une dynamique de changement.La logique de profit émergeant chez ces nouveaux producteurs et leurs clients, disposantd’engins plus sophistiqués que le dispositif technique traditionnel, étrangers aux représen-tations cosmogoniques locales, ne va pas dans le sens d’une gestion durable des ressourcesqui prévalait autrefois dans un contexte de subsistance. Suite à la situation économiquecatastrophique, à la détérioration des infrastructures (en particulier des routes), le commerce depoisson se fait essentiellement par baleinières, bateaux à fond plat, construits dans de nouveauxchantiers navals, pas toujours expérimentés. De riches commerçants arrivent directement dansles campements de pêche. Au début de chaque saison, ils vendent à crédit aux pêcheurs, lesoutils qui leur seront nécessaires; ils viendront chercher leur dû à chaque fin de saison. Lesdeux logiques peuvent coexister au sein d’une société en mutation, car le droit d’usage destemps anciens n’a pas toujours fait place au respect de lois étatiques sur la nature, que personnene connaît et qu’il est souvent impossible de faire respecter – sauf peut-être au niveau de cesespaces très particuliers que sont les Parcs Nationaux, mais cela ne concerne pas le territoiredes Ntomba – ce qui présage des difficultés de gestion à long terme des ressources naturelles.

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Notes

1 Ce travail a été réalisé grâce au financement du Ministère de la recherche et de la Technologie(contrat MRT n° 90 L 0379). Il a été présenté au colloque international Les sites sacrés"naturels", Diversité culturelle et Biodiversité, UNESCO/MAB, 1999. Nos remerciementsvont à l’Institut des Musées Nationaux du Zaïre (IMNZ), à Mola Imana Symon du villagede Mpaha Lokumu, Mongu Bwembia du village de Nzalekenga et Vanessa Manceron,ethnologue.2 Il existe des microvariations correspondant aux microclimats.3 Mopehu (pluriel mepehu) : Microthrissa sp., Clupeidae.4 Poisson et gibier sont en fait les « créatures » des génies, mais les Ntomba emploient à leurégard le terme de mwana (pl. bana), qui veut dire enfant.5A l’opposé, certains génies n’ont pas de territoire fixe. Ce sont les génies des grands rites depossession comme soonde, mpombo, zebola, ntambu, qui s’introduisent dans des personnespour les tourmenter. Les guérisseurs, eux-mêmes anciens malades, font appel à un ancêtrebienveillant qui s’introduit dans le corps du malade. Le traitement, qui consiste en plantes,danse sur des rythmes et est joué sur des instruments spécifiques, permet de chasser l’espritmalveillant et l’ancêtre protecteur reste. Les personnes qui ont été possédées par le mêmegénie appartiennent à la même « confrérie ». Elles se retrouvent périodiquement au domiciledu guérisseur pour se soutenir mutuellement et accueillir les nouveaux malades.

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6 Reptiles, oiseaux ou mammifères "qui ne disparaissent pas au cours d’une saison comme lefont les chenilles ou certains insectes" (Pagezy et Guagliardo, 1992).7 Forêt inondée dont l’eau est courante.8 A Nkolo, village du sud du lac, se trouve un génie très puissant. Bonkanga Bolongoma habitel’arbre bolondo dont les branches ne tombent pas à terre, mais sous terre, et ses feuilles mortesne tombent jamais.9 Dans cette région forestière où, dans la première moitié du XXe siècle, la stérilité des touchaitprès de 40 % des femmes (Romaniuk, 1967), les jumeaux sont considérés comme les enfantschéris de l’elima protégeant le village et de mama Mpia, la mère spirituelle de tous les jumeaux.10 La logique est la même pour le gibier.11  A l’origine un groupe d’hommes a quitté le village à la recherche d’un emplacementfavorable à la pêche. Dans, ce groupe, le chef est celui qui a pris l’initiative et la « propriété »du campement lui revient. Le statut d'elima visible est la marque de sa légitimité.12 Ou fille aînée le cas échéant.13 Ainsi interprété par les informateurs à cause d'un dessin de petit négrillon sur l'étiquette.14 Aframomum meleguetta K. Schum.15 Ces récits ont été produits par Mola Imana Symon et recueillis à Mpaha Lokumu en 1991.16 Ainsi la naissance d’enfant malformé, la naissance de jumeaux, des enfants dont les dentspoussent d’abord à la mâchoire supérieure, etc. De nombreux interdits alimentaires marquentces événements et les individus ayant eu la même expérience avec le monde surnaturel.

Pour citer cet article

Référence électronique

Hélène Pagezy, « Le contexte magico-religieux de la pêche au lac Tumba : entre le "normal" etl’insolite », Journal des africanistes [En ligne], 76-2 | 2006, mis en ligne le 31 décembre 2009,consulté le 24 mars 2013. URL : http://africanistes.revues.org/791

Référence papier

Hélène Pagezy, « Le contexte magico-religieux de la pêche au lac Tumba : entre le "normal"et l’insolite », Journal des africanistes, 76-2 | 2006, 44-62.

À propos de l’auteur

Hélène PagezyUMR 5145, Ecoanthropologie et ethnobiologie, Museum d’Histoire Naturelle.pagezy(at)mnhn[point]fr

Droits d’auteur

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Résumés

 Les Ntomba, ethnie du groupe Mongo en RDC, occupent la forêt inondée de la Cuvette centraledans la région du lac Tumba. Le réseau hydrographique y est hypertrophié. La pêche commela chasse est régie par le bon-vouloir de génies anthropomorphes, hiérarchisés, territorialisés,vivant en société sur le modèle humain. Bons ou méchants, les génies bilima vivent en couple etdispensent leurs créatures, poissons (pour la femme) et gibier (pour l’homme), à ceux auxquelsils veulent du bien. Les campements de pêche et les pêches collectives hautement productivessont régis par des maîtres de pêche, descendants du premier occupant. Ces derniers ont héritédu pacte originel conclu avec le génie-chef du lieu. Ainsi, la relation au monde invisible est laclef de la gestion traditionnelle des ressources naturelles.

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 The magical and religious context of   fishing in Tumba lake  :  between normal andunusual. The Ntomba ethnicity, part of the Mongo group (RDC) are living in the deep floodedforest of the Congo Basin in the region of lake Tumba. The water system is overdevelopped.Chance in fishing and hunting depends of anthropomorphous spirits’ good-willing. Thesespirits live in hierarchized and territorialized societies, as the humans. Good or naughty, thebilima’s married couples deliver their creatures (which are fish for females, game for males)to people they like. The Ntomba’s fishing camps and places of collective fishing techniques,considered to be ovcrproductive, are governed by fish owners (nkolo and nanga) which arethe first settler’s progenies. They have inherited of the original agreement concluded betweenthe supranatural being and their ancestor. The relationship to the invisible world is the key ofunderstanding the traditional gestion of natural resources.

Entrées d’index

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