Affaire Bilen Et _oruk c. Turquie

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      ARRÊT BİLEN ET ÇORUK c. TURQUIE  1

    En l’affaire Bilen et Çoruk c. Turquie,La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant

    en une chambre composée de :Julia Laffranque, présidente,Işıl Karakaş, 

     Nebojša Vučinić, Paul Lemmens, Jon Fridrik Kjølbro, Stéphanie Mourou-Vikström, Georges Ravarani, juges,

    et de Stanley Naismith, greffier  de section,Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 février 2016,Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 14895/05) dirigéecontre la République de Turquie et dont deux ressortissants turcs,MM. Abdullah Bilen et Cihan Çoruk (« les requérants »), ont saisi la Courle 20 avril 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde desdroits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2. Les requérants ont été représentés par Mes  D. Güzel Gürbüz et

    H.H. Evin, avocats à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») aété représenté par son agent.

    3. Les requérants allèguent principalement une atteinte à leur libertéd’association et d’expression en raison de leur condamnation à une amende

     par voie d’ordonnance pénale pour avoir distribué des tracts. Invoquantl’article 6 de la Convention, ils se plaignent en outre de l’absenced’audience dans la procédure en question et dénoncent un manque derespect des droits de la défense.

    4. Le 30 mars 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5. Les requérants, MM. Abdullah Bilen et Cihan Çoruk, sont nésrespectivement en 1983 et 1981 et résident à İzmir .

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    6. Les requérants étaient, au moment des faits, membres du mouvementde jeunesse du Parti travailliste ( Emek Partisi), baptisé Jeunesse travailliste

    ( Emek Gençliği).7. Le 5 juin 2003, ils furent interpellés par les gendarmes alors qu ’ils

    collectaient des fonds en faveur des victimes du tremblement de terre, quieut lieu le 1er  mai 2003 dans le département de Bingöl, dans le cadre d’unecampagne organisée par le mouvement du Parti travailliste tout endistribuant des tracts émanant de ce dernier qui critiquaient la politique dugouvernement à l’égard du peuple kurde.

    8. Le 5 juin 2003, les dépositions des requérants furent recueillies par lagendarmerie de Bornova. Ils affirmèrent avoir distribué les tracts litigieuxdans le simple but de soutenir les victimes du tremblement de Bingöl, sansaucune intention idéologique. Le requérant M. Çoruk ajouta qu’il n’était pas

    membre d’un parti politique, mais qu’il savait que les tracts litigieuxappartenaient à un parti politique légal, en l’occurrence Eme ğ in Partisi.

    9. Le 6 juin 2003, la gendarmerie de Batman adressa une lettre au procureur de la République de Batman, indiquant que les requérants avaient,sans autorisation des autorités compétentes, distribué des tracts émanantd’un parti politique ( Eme ğ in Partisi) dans le cadre d’une campagne destinéeà soutenir les victimes du tremblement de terre de Bingöl.

    10. Le 22 juin 2004, le tribunal d’instance d’İzmir   rendit uneordonnance pénale infligeant à chacun des requérants une amende de86 694 000 livres turques (TRL - environ 50 euros (EUR)) pour avoirdistribué des tracts sans l’autorisation des autorités compétentes.

    11. Le 1er  septembre 2004, l’ordonnance fut notifiée aux requérants.12. Le 8 septembre 2004, le représentant des requérants contesta

    l’ordonnance pénale. Dans son mémoire, il invoqua l’article 10 de laConvention et allégua que l’infliction d’une amende aux requérants par voied’ordonnance pénale à raison de la distribution de tracts émanant d ’un parti

     politique était illégale. À cet égard, il se référa notamment : –  à l’article 44 de la loi sur les associations, en ce que celui-ci exonérait

    selon lui de l’obligation d’autorisation préalable la distribution de tractsémanant des partis politiques ;

     –  à la directive du 30 avril 1997 adressée par la direction générale de la

    sûreté au préfet d’Ankara, qui selon lui confirmait cette exemption pour ladistribution de tracts des partis politiques.13. Le 13 octobre 2004, le tribunal correctionnel d’İzmir   rejeta

    l’opposition des requérants au terme d’un examen sur dossier sans se prononcer sur l’argument des requérants tiré de l’absence de base légale dela sanction.

    14. Le jugement fut notifié à l’avocat des requérants le 20 octobre 2004.

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    II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    1. Les ordonnances pénales15. L’article 566 § 1 de l’ancien code pénal, en vigueur à l’époque des

    faits, se lisait comme suit :

    « Quiconque, même par négligence ou inexpérience, risque de susciter, d ’unemanière quelconque, un danger pour des personnes ou de graves dommages pour les

     biens, sera puni de quinze jours d’arrêts au moins ou d’une amende légère de (...) aumoins »

    16. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale, en vigueurà l’époque des faits, étaient ainsi libellées :

    Article 302

    « A l’exception des cas prévus par la loi, la procédure d’opposition se déroule sansaudience. Le procureur de la République est entendu si nécessaire.

    Si l’opposition est accueillie, la même juridiction examine le bien-fondé del’affaire. »

    Article 343(relatif au pourvoi dans l’intérêt de la loi)

    « Lorsqu’il est avisé qu’il a été rendu, par un juge ou par un tribunal, un arrêt ouun jugement devenu définitif sans passer par l’examen de la Cour de cassation, leministre de la Justice peut donner un ordre formel au parquet de la République pourque celui-ci demande à la Cour de cassation d ’annuler l’arrêt ou le jugement dont ils’agit. (...) »

    Article 386

    « 1. Le juge d’instance statue sans tenir d’audience par une ordonnance pénale surles infractions du domaine de compétence des tribunaux de police.

    2. L’ordonnance pénale peut uniquement porter sur la condamnation à une amendelégère ou lourde ou à une peine d’emprisonnement de trois ans au maximum ou àl’interdiction temporaire d’exercer une profession et un métier ou une saisie (...)

    (...) »

    Article 387

    « Si le juge pénal voit un inconvénient à statuer sans audience, il peut fixer une

    date pour la tenue de celle-ci. »

    Article 390

    « 1. Une audience est tenue en cas d’opposition formée contre une ordonnance pénale portant sur une peine d’emprisonnement légère.

    (...)

    3. En cas d’opposition formée contre une ordonnance portant sur unecondamnation à une amende légère ou lourde ou à une interdiction temporaired’exercer une profession et un métier ou une saisie (...), le président du tribunalcorrectionnel ou le juge examine l’opposition en application des articles 301, 302 et

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    303 [du présent code] (Ce paragraphe fut abrogé par le jugement du 22 octobre 2004rendu par la Cour constitutionnelle). »

    17. Par un arrêt rendu le 30 juin 2004, la Cour constitutionnelle, àl’unanimité, a déclaré l’article 390 § 3 de l’ancien code de procédure pénalenon conforme à l’article 36 de la Constitution et l’a annulé. Elle a considéréque l’absence d’audience devant le tribunal correctionnel, appelé à se

     prononcer sur l’opposition formée contre une ordonnance pénale,méconnaissait le droit à un procès équitable et restreignait les droits dedéfense tels que prévus aux articles 6 de la Convention et 36 de laConstitution. Tout en soulignant la légitimité de la procédure d’ordonnance

     pénale, elle a relevé qu’une audience devait avoir lieu devant le tribunalcorrectionnel.

    18. Le 1er juin 2005, les nouveaux codes pénal et de procédure pénalesont entrés en vigueur. Ils ne contiennent aucune disposition surl’ordonnance pénale.

    2. La distribution de tracts

    19. L’article 534 de l’ancien code pénal incriminait la distribution detracts dans les lieux publics ou accessibles au public sans autorisation

     préalable, dans les situations où une telle autorisation était exigée.Le nouveau code pénal, entré en vigueur le 1er  juin 2005, ne contient plus

    une telle disposition.20. La loi relative aux partis politiques ne contient aucune disposition

    relative à la distribution de tracts. Elle prévoit néanmoins en son article 121que les dispositions du code civil, de la loi sur les associations et des autrestextes législatifs concernant les associations sont applicables aux partis

     politiques dans la mesure où elles ne sont pas incompatibles avec ses propres dispositions.

    21. Avant la modification législative apportée par la loi no 4778 du2 janvier 2003 portant modification de plusieurs textes législatifs,l’article 44 §§ 1 et 2 de la loi no 2908 sur les associations du 6 octobre 1983,intitulé « publication des tracts », prévoyait une obligation de dépôt

     préalable du texte des tracts émanant des associations auprès del’administration préfectorale et du parquet. Aux termes du 4ème paragraphe

    dudit article, cette disposition ne s’appliquait pas aux partis politiques.En revanche, l’article 44 de la loi no  2908, tel qu’il était en vigueur à

    l’époque des faits, ne prévoyait aucune obligation de dépôt préalable pourdistribution de tracts pour les associations, dont les partis politiques depuisle 11 janvier 2003, date d’entrée en vigueur de la modification législativesusmentionnée.

    La loi no 2908 a été abrogée, finalement, par la loi no 5253 relative auxassociations depuis le 23 novembre 2004, date d’entrée en vigueur de cettedernière.

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    22. Il ressort du dossier que la directive du 30 avril 1997 adressée par ladirection générale de la sûreté (ministère de l’Intérieur) à l’attention du

     préfet d’Ankara clarifiait la pratique concernant l’exemption de l’obligationd’autorisation pour la distribution de tracts émanant des partis politiques.

    23. Par ailleurs, dans une affaire sensiblement similaire à celle de la présente espèce, la Cour de cassation turque avait infirmé, en 2007 il estvrai, mais à propos de faits s’étant déroulés en 2000, à une époque où lesmêmes dispositions légales pénales et civiles que celles applicables dans la

     présente affaire étaient en vigueur, un jugement émanant d’un tribunal de première instance, estimant qu’en application de l’article 44 de la loino 2908, les partis politiques n’étaient pas soumis à une autorisation

     préalable pour la distribution des tracts (voir Çaralan c. Turquie ((déc.),no 28889/02, 8 novembre 2007)).

    EN DROIT

    I. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

    24. Le Gouvernement excipe tout d’abord de la tardiveté de la requête. Ilexpose :

     –  que le délai de six mois commençait à courir à compter du 20 octobre2004, date de la notification de la décision du tribunal correctionnel ;

     –   que le cachet apposé par le greffe fait apparaître comme jourd’introduction de la requête le 21 juin 2005, date du cachet de la postefigurant sur l’enveloppe qui contenait le formulaire de requête original.

    25. Les requérants contestent l’exception du Gouvernement. Ils fontvaloir que leur première communication à la Cour avait été envoyée partélécopie le 20 avril 2005.

    26. La Cour rappelle d’abord que l’examen du bien-fondé de la requêtesuppose que soient réunies les conditions définies, notamment, parl’article 35 § 1 de la Convention, aux termes duquel la Cour ne peut êtresaisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, et dans un délai

    de six mois à partir de la date de la décision interne définitive. Elle relèveque la règle des six mois a pour objet d’assurer la sécurité juridique et deveiller à ce que les affaires litigieuses au regard de la Convention soientexaminées dans un délai raisonnable (Sabri Güneş c. Turquie [GC],no 27396/06, § 39, 29 juin 2012). Elle observe qu’en l’occurrence, le délaide six mois avait commencé à courir le 20 octobre 2004, date de lanotification de la décision définitive (voir paragraphe 14).

    27. Quant à la date de l’introduction de la requête, conformément à la pratique établie des organes de la Convention et à l’article 47 § 5 de sonrèglement tel qu’il était en vigueur avant le 1er   janvier 2014, la Cour

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    rappelle que la requête était réputée introduite à la date de la premièrecommunication du requérant indiquant l’intention de l’intéressé de la saisir

    et exposant, même sommairement, la nature de la requête. Cette premièrecommunication, qui pouvait prendre la forme d’une télécopie, interrompaitle cours du délai de six mois (voir Ghellam c. France (déc.), no 46055/11,14 janvier 2014). À cet égard, la Cour note que les conditions plus strictes

     pour l’introduction d’une requête ne sont exigées qu’à partir du 1er  janvier2014 par le nouvel article 47 de son règlement (Oliari et autres c. Italie, nos 18766/11 et 36030/11, §§ 67-68, 21 juillet 2015, et  Bondavalli c. Italie,no 35532/12, § 52, 17 novembre 2015).

    28. En l’espèce, la première communication à la Cour a été envoyée partélécopie par le représentant des requérants le 20 avril 2005. Par une lettredu 27 mai 2005, le greffe a invité les requérants, en vertu de l’article 45 et

    47 du règlement de la Cour, à envoyer, dans un délai de six semaines àcompter de la date de la lettre du greffe, le formulaire de requête, dûmentrempli et accompagné des documents pertinents pour l’examen de sonaffaire (pour l’article 47 § 5 du règlement de la Cour et le paragraphe 4 del’Instruction pratique concernant l’introduction de l’instance, en vigueuravant le 1er  janvier 2014, voir  Ghellam c. France, décision précitée, §§ 29 et30). Il l’a également informé que, s’il ne respectait pas ce délai, la dated’introduction de la requête serait la date de communication du formulairede requête complété. Le formulaire et les documents ont été envoyés le8 juin 2005 et ont été reçus par le greffe le 21 juin 2005, donc dans le délaiimparti.

    29. En l’espèce, la Cour constate que compte tenu du fait que l ’originalde la requête avait été posté dans le délai de huit semaines en application del’instruction pratique concernant l’introduction de l’instance susmentionnée,le délai de six mois a été respecté et par conséquent, elle estime que lesrequérants ont respecté les conditions requises par l’article 47 tel qu’envigueur à l’époque de l’introduction de la requête.

    30. Partant, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement. 

    II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LACONVENTION

    31. Les requérants se plaignent de n’avoir pu bénéficier d’une audience,estimant s’en être trouvés entravés dans l’exercice des droits de la défense.Ils considèrent également que leur cause n’a pas été entendue équitablement

     par un tribunal indépendant et impartial. Ils invoquent l’article 6 de laConvention, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »

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    A. Sur la recevabilité

    32. Pour ce qui concerne le grief tiré du manque allégué d’indépendanceet d’impartialité du tribunal d’instance d’İzmir  et du tribunal correctionnel,la Cour relève que les requérants ne l’ont pas étayé et que l’examen decelui-ci, tel qu’il a été soulevé, ne permet de déceler aucune apparence deviolation de l’article 6 § 1 (parmi d’autres, voir Sayg ıl ı et autres c. Turquie (déc.), no 19353/03, 5 janvier 2006). La Cour estime que ce grief estmanifestement mal fondé et doit être rejeté, en application de l’article 35§§ 3 a) et 4 de la Convention.

    33. La Cour constate que le restant des griefs tirés de l’article 6, pourautant qu’ils concernent la méconnaissance des droits de la défense enraison de l’absence d’audience, ne sont pas manifestement mal fondés au

    sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs que cesgriefs ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc deles déclarer recevables.

    B. Sur le fond

    34. Le Gouvernement soutient : –   que l’ordonnance pénale n’est pas un jugement, mais une procédure

    simplifiée pour les affaires dites d’importance mineure ; –   que le nouveau code de procédure pénale prévoit qu’une amende

     judiciaire préventive (ön ödeme) peut être infligée par cette voie pour lesdélits simples, et qu’en cas d’opposition au paiement, il estautomatiquement procédé à la tenue d’une audience ;

     –  qu’un tel système est compatible avec les exigences de l’article 6 de laConvention.

    35. Les requérants maintiennent leurs allégations.36. La Cour rappelle avoir déjà examiné des griefs identiques à ceux

     présentement soulevés et avoir conclu à la violation de l’article 6 § 1 de laConvention faute pour les requérants d’avoir pu bénéficier d’une audiencedevant les juridictions nationales (voir, entre autres,  Karahanoğlu,c. Turquie, no 74341/01, §§ 35-39, 3 octobre 2006, Oyman c. Turquie, 

    no

     39856/02, §§ 21-23, 20 février 2007, Yener et Albayrak c. Turquie,no 42900/04, §§ 13-15, 26 janvier 2010, et Yoslun c. Turquie, no 2336/05,§§ 26-29, 10 février 2015). 

    37. Se tournant vers la présente affaire, la Cour considère que leGouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvantmener à une conclusion différente.

    38. Elle note que les requérants n’ont bénéficié d’une audience devantles juridictions internes à aucun stade de la procédure : ni le tribunald’instance pénal, qui a rendu l’ordonnance pénale, ni le tribunalcorrectionnel, qui s’est prononcé sur l’opposition, n’ont tenu d’audience.

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    Les requérants n’ont donc jamais eu la possibilité de comparaître personnellement devant les magistrats appelés à se prononcer sur leur

    affaire.39. Dès lors, la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de

    la Convention en ce que la cause des requérants n’a pas été entendue publiquement par les juridictions saisies.

    III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LACONVENTION

    40. Les requérants se plaignent : –  d’une atteinte à leur liberté d’expression, à raison de leur condamnation

    à payer une amende ; –  d’une atteinte à la liberté garantie par l’article 11 de la Convention, à

    raison de la fouille effectuée sans aucune décision judiciaire dans les locauxd’un parti politique.

    Eu égard à la formulation des griefs des requérants et dans la mesure oùceux-ci concernent en substance l’exercice de leur droit à la libertéd’expression, la Cour décide de les examiner uniquement sous l’angle del’article 10 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

    « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la libertéd’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idéessans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération defrontière. (...)

    2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut êtresoumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi,qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécuriténationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l ’ordre et àla prévention du crime (...) »

    41. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants. Il estime que,dans les dépositions recueillies par la gendarmerie, alors que M. Çoruk avaitmentionné qu’il n’était pas un membre d’un parti politique, M. Bilen étaitresté sans commentaire à cet égard. Dès lors, les requérants ont été

     poursuivis en application de l’article 534 du code pénal. Il allègue que tel

    qu’il ressort de leurs dépositions, les requérants avaient distribué des tractssans en avoir demandé la permission, pour participer à la collecte organiséedans le but d’aider les habitants de Bingöl.

    A. Sur la recevabilité

    42. S’agissant, en premier lieu, de la fouille prétendument effectuée dansles locaux du parti politique cité, la Cour considère que les requérants n’ontfourni aucun document attestant d’une telle fouille, de sorte que ce griefn’est pas étayé.

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    43. Partant, il convient de le rejeter comme étant manifestement malfondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention. 

    44. Pour ce qui est, en second lieu, de la condamnation des requérants enapplication de l’article 534 du code pénal, la Cour constate que ce griefn’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de laConvention, et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.

    45. Partant, il convient de le déclarer recevable.

    B. Sur le fond

    1. Thèses des parties

    46. Les requérants se plaignent de s’être vu infliger une amende en

    application de l’article 534 du code pénal pour avoir distribué des tractsémanant d’un parti politique. Ils affirment en outre que leur condamnation par voie d’ordonnance pénale à payer une amende pour avoir distribué destracts émanant d’un parti politique était illégale. À cet égard, ils se réfèrentnotamment :

     –   à l’article 44 de la loi sur les associations, qui exempte selon eux del’obligation d’autorisation préalable la distribution de tracts émanant des

     partis politiques ; –  à la directive du 30 avril 1997 adressée par la direction générale de la

    sûreté au préfet d’Ankara, qui selon eux confirme cette exemption. 47. Le Gouvernement expose que l’ingérence avait pour base légale

    l’article 534 de l’ancien code pénal. 

    2. Appréciation de la Cour

    a. Sur l’existence d’une ingérence

    48. La Cour relève qu’il apparaît clairement que la condamnation desrequérants en vertu de l’article 534 de l’ancien code pénal s’analyse en uneingérence dans leur droit à la liberté d’expression, ce qu’aucune des partiesne conteste. 

    49. Pareille ingérence est contraire à l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de

    l’article 10 et est « nécessaire dans une société démocratique » pouratteindre ces buts. La Cour examinera d’abord si l’ingérence en cause est« prévue par la loi ».

    b. Prévue par la loi

    50. La Cour rappelle que les termes « prévue par la loi » figurant auxarticles 8 à 11 de la Convention signifient d’abord que la mesure incriminéedoit avoir une base légale en droit interne et qu’ils visent aussi la qualité dela loi : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une

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    formulation assez précise pour leur permettre de prévoir, à un degréraisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant

    résulter d’un acte déterminé (voir, parmi d’autres,  Fernández Martínez  c. Espagne [GC], no  56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits), et

     Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, § 110, CEDH 2015). 51. Pour répondre à ces exigences, le droit interne doit offrir une

    certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publiqueaux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchantaux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit,qui constitue l’un des principes de base de toute société démocratiqueconsacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé neconnaissait pas de limites. En conséquence, la loi doit définir l ’étendue etles modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (voir,

     Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 78, 10 mars 2009, et plus récemment, Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 230, CEDH 2015). 

    52. En l’occurrence, la Cour observe d’abord que les requérants ont étécondamnés, en application de l’article 534 du code pénal, pour avoirdistribué des tracts émanant du mouvement de jeunesse du Parti travaillistedans le cadre d’une campagne destinée à soutenir les victimes dutremblement de terre de Bingöl (paragraphe 7 ci-dessus). La Cour partiradonc du principe que l’ingérence litigieuse trouvait sa base légale dansl’article 534 du code pénal.

    53. La Cour doit rechercher maintenant si, au vu des circonstances particulières de l’affaire, la condition de la qualité de la loi a elle aussi étérespectée.

    54. La Cour relève d’abord que la question de l’accessibilité de la loin’est pas litigieuse entre les parties.

    55. S’agissant de la prévisibilité de ladite loi, la Cour observe que leGouvernement ne conteste pas que les tracts incriminés émanaient d ’un

     parti politique. Dans ses observations, il ne s’est penché que sur la prétendue intention des requérants dans la distribution des tracts litigieux(voir paragraphe 41 ci-dessus). De même, il ressort bien de la lettre du6 juin 2003 adressée par la gendarmerie au parquet de Batman que les tractslitigieux se rapportaient à un parti politique et s’inscrivaient dans le cadre

    d’une campagne organisée aux fins de soutenir les victimes du tremblementde terre de Bingöl (paragraphe 9 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour doitvérifier si le droit interne indiquait avec une précision suffisante lesconditions dans lesquelles la distribution des tracts émanant d’un parti

     politique, devait être exemptée d’une autorisation préalable exigée au regardde l’article 534 du code pénal.

    56. La Cour rappelle que la fonction de décision confiée aux juridictionssert à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l ’interprétation denormes dont le libellé ne présente pas une précision absolue (voir  RTBFc. Belgique, no 50084/06, § 112, CEDH 2011 (extraits)). 

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      ARRÊT BİLEN ET ÇORUK c. TURQUIE  11

    57. En l’espèce, la Cour note qu’il existait, à l’époque des faits, deuxdispositions qui régissaient la distribution de tracts. Alors que l’article 534

    du code pénal incriminait la distribution de tracts dans les lieux publics sansautorisation préalable (paragraphe 19 ci-dessus), l’article 44 de la loino 2908 ne prévoyait aucune obligation d’autorisation pour les associations,dont les partis politiques, tel qu’elle était en vigueur à l’époque des faits. Demême, selon la directive du 30 avril 1997 adressée par la direction généralede la sûreté au préfet d’Ankara, la distribution de tracts de partis politiquesétait dispensée d’autorisation préalable (voir paragraphe 22 ci-dessus).

    58. À cet égard, la Cour observe notamment que dans leur mémoire derecours du 8 septembre 2004, les requérants ont justement souligné que lestracts en question émanaient d’un parti politique et que, partant, en vertu del’article 44 § 4 de la loi sur les associations, la distribution de ceux-ci n’était

     pas soumise à un régime d’autorisation préalable.59. Or, la Cour remarque qu’à la lecture de la motivation retenue par le

    tribunal d’instance, ce dernier n’a pas répondu à l’argument des requérantstiré de l’applicabilité de l’article 44 de la loi sur les associations qui, seloneux, constitue une loi spéciale par rapport à l’article 534 du code pénal dansce sens que les partis politiques ne sont pas obligés de disposer d’uneautorisation préalable pour distribuer des tracts. Eu égard à l’interprétationdes dispositions légales en question par la Cour de cassation turque (voir

     paragraphe 23 au-dessus) qui va dans ce  sens, indépendamment de laquestion d’un éventuel manque de base légale de la condamnation encourue

     par les requérants,  la loi en question ne remplissait en toute hypothèse pasles exigences de précision et de prévisibilité suffisantes pour répondre auxcritères de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention étant donné qu’iln’était pas possible de prévoir, dans les circonstances de l’espèce, que lasimple distribution des tracts émanant d’un parti politique était susceptibled’être punie par application des dispositions de l’article 534 du code pénalturc.

    60. Ayant conclu que l’ingérence n’était pas prévue par la loi, la Courestime qu’il n’est pas nécessaire de vérifier si les autres conditions requises

     par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention  –  à savoir l’existenced’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société

    démocratique –  ont été respectées en l’espèce.61. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

    IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    62. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

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    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, etsi le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacerqu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partielésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    63. Les requérants n’ont présenté aucune demande de satisfactionéquitable dans le délai imparti.

    64. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer desomme à ce titre.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare  la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 6 § 1(pour autant qu’ils concernent l’absence d’audience) et 10 (à raison de lacondamnation des requérants au pénal) de la Convention, et irrecevables

     pour le surplus ;

    2.  Dit  qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

    3.  Dit  qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 mars 2016, enapplication de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith Julia LaffranqueGreffier Présidente