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    DEUXIME SECTION

    AFFAIRE CENGZ ET AUTRES c. TURQUIE

    (Requtes nos48226/10 et 14027/11)

    ARRT

    STRASBOURG

    1erdcembre 2015

    Cet arrt deviendra dfinitif dans les conditions dfinies larticle 44 2 de la

    Convention. Il peut subir des retouches de forme.

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    ARRT CENGZ ET AUTRES c. TURQUIE 1

    En laffaire Cengiz et autres c. Turquie,La Cour europenne des droits de lhomme (deuxime section), sigeant

    en une chambre compose de :Paul Lemmens,prsident,Il Karaka,

    Neboja Vuini,Ksenija Turkovi,Robert Spano,Jon Fridrik Kjlbro,Stphanie Mourou-Vikstrm,juges,

    et de Stanley Naismith,greffierde section,Aprs en avoir dlibr en chambre du conseil le 20 octobre 2015,Rend larrt que voici, adopt cette date :

    PROCDURE

    1. lorigine de laffaire se trouvent deux requtes (nos 48226/10 et14027/11) diriges contre la Rpublique de Turquie et dont troisressortissants de cet tat, MM. Serkan Cengiz, Yaman Akdeniz et KeremAltparmak ( les requrants ), ont saisi la Cour le 20 juillet 2010(M. Cengiz) et le 27 dcembre 2010 (MM. Akdeniz et Alt parmak) en vertude larticle 34 de la Convention de sauvegarde des droits de lhomme et des

    liberts fondamentales ( la Convention ).2. MM. Akdeniz et Altparmak ont t reprsents devant la Cour par

    MeA. Altparmak, avocate Ankara. Le gouvernement turc ( leGouvernement ) a t reprsent par son agent.

    3. Invoquant larticle 10 de la Convention, les requrants contestentnotamment une mesure qui les aurait privs de tout accs YouTube. Enoutre, sur le terrain de larticle 6 de la Convention, M. Cengiz se plaint dene pas avoir bnfici dun recours judiciaire effectif aux fins du contrle dela mesure litigieuse par un tribunal.

    4. Le 16 avril 2014, les requtes ont t communiques auGouvernement.

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    EN FAIT

    I. LES CIRCONSTANCES DE LESPCE

    5. M. Serkan Cengiz est n en 1974 et rside Izmir. Il est enseignant la facult de droit de luniversit dIzmir, expert et juriste travaillant dans ledomaine de la libert dexpression.

    M. Yaman Akdeniz et M. Kerem Altparmak sont ns respectivement en1968 et en 1973. M. Akdeniz est professeur de droit la facult de droit deluniversit de Bilgi. M. Altparmak est assistant-professeur de droit lafacult des sciences politiques de luniversit dAnkara et directeur ducentre des droits de lhomme auprs de cette universit.

    A. Dcision de blocage de YouTube

    6. YouTube (http://www.youtube.com) est le principal site webdhbergement de vidos sur lequel les utilisateurs peuvent envoyer,regarder et partager des vidos. La plupart des vidos du site ou des chanesYouTube peuvent tre vues par tous les internautes, tandis que seules les

    personnes ayant un compte YouTube peuvent y publier des fichiers vido.Cette plateforme est disponible dans plus de 76 pays. Plus d un milliarddutilisateurs la consultent chaque mois et y regardent plus de six milliardsdheures de fichiers vido.

    7. Le 5 mai 2008, se fondant sur larticle 8 1 b), 2, 3 et 9 de la loino5651 relative la rgularisation des publications sur Internet et la luttecontre les infractions commises sur Internet ( la loi no5651 ), le tribunaldinstance pnal dAnkara rendit une dcision ordonnant le blocage delaccs au site internet http://www.youtube.com et aux adressesIP 208.65.153.238-208.65.153.251 fournissant laccs ce site. Le tribunalconsidrait notamment que le contenu de dix pages de ce site (dix fichiersvido) violait la loi no5816 interdisant loutrage la mmoire dAtatrk.

    8. Le 21 mai 2010, M. Cengiz forma opposition la dcision de blocagedu 5 mai 2008. Invoquant son droit la libert de recevoir ou decommuniquer des informations et des ides, il demandait la leve de cette

    mesure.9. Le 31 mai 2010, MM. Akdeniz et Altparmak, en qualit dusagers de

    YouTube, formrent galement opposition la dcision de blocage du 5 mai2008. Ils demandaient la leve de cette mesure, arguant qu il existait unintrt public accder YouTube et que le blocage en question constituaitune atteinte grave la substance mme de leur droit la libert de recevoirdes informations et des ides. Ils soutenaient en outre que six des dix pagesconcernes par la dcision du 5 mai 2008 avaient dj t supprimes et queles quatre autres pages ntaient plus accessibles partir de la Turquie. Dslors, selon les requrants, la mesure de blocage avait perdu toute raison

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    dtre et constituait une restriction disproportionne au droit des internautes recevoir et communiquer des informations et des ides.

    10. Le 9 juin 2010, le tribunal dinstance pnal dAnkara rejetalopposition forme par les requrants, considrant notamment que le

    blocage litigieux tait conforme aux exigences de la lgislation. Sagissantde la question de la non-accessibilit des fichiers vido partir de laTurquie, il indiquait que, si laccs ces fichiers partir de la Turquie avaiteffectivement t bloqu par YouTube, les vidos en question navaient pas

    pour autant t supprimes dans la base de donnes du site et quellesrestaient ds lors accessibles aux utilisateurs dInternet dans le monde. Ilestimait en outre que, ntant pas parties la procdure denqute, lesrequrants navaient pas qualit pour contester de telles dcisions. Enfin, letribunal indiquait quune opposition forme contre la mme dcision de

    blocage avait dj t rejete le 4 juin 2008.11. Le 2 juillet 2010, le tribunal correctionnel dAnkara confirma la

    dcision du 9 juin 2010 du tribunal dinstance pnal dAnkara, considrantque celle-ci tait conforme aux rgles de procdure et qu elle relevait du

    pouvoir discrtionnaire accord au tribunal.

    B. Dcisions ultrieures

    12. Le 17 juin 2010, le tribunal dinstance pnal dAnkara adopta unedcision additionnelle concernant YouTube, par laquelle il ordonnait le

    blocage daccs au site internet de http://www.youtube.com et ladresse dequarante-quatre autres adresses IP appartenant au site litigieux.13. Le 23 juin 2010, MM. Akdeniz et Altparmak formrent opposition

    la dcision additionnelle du 17 juin 2010.14. Le 1er juillet 2010, le tribunal dinstance pnal dAnkara rejeta

    lopposition forme par les deux requrants et par les reprsentants deYouTube et les reprsentants de lassociation de la technologie dInternet.Sagissant de la question de la non-accessibilit des fichiers vido partir dela Turquie, il ritrait que, si laccs ces fichiers partir de la Turquieavait effectivement t bloqu par YouTube, les vidos en questionnavaient pas pour autant t supprimes dans la base de donnes du site et

    quelles restaient ds lors accessibles aux utilisateurs dInternet dans lemonde. Il indiquait en outre que, ntant pas parties laffaire, lesdemandeurs navaient pas qualit pour contester de telles dcisions. Ilajoutait que, ds lors que, selon lui, le site en question continuait enfreindre la loi en restant actif, le blocage litigieux tait conforme auxexigences de la lgislation. Il cartait enfin largument tir delinconstitutionnalit allgue de la disposition qui avait t applique enlespce.

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    15. Par le jugement dj mentionn ci-dessus (paragraphe 11), le2 juillet 2010, le tribunal correctionnel dAnkara confirma galement la

    dcision du 1erjuillet 2010 du tribunal dinstance pnal dAnkara.

    C. Informations soumises par les parties

    16. Le Gouvernement indique que, avant et aprs la dcision de blocagede laccs YouTube, entre le 23 novembre 2007 et le 1er juillet 2009,1 785 plaintes ont t adresses la Prsidence de la tlcommunication etde linformatique ( la PTI ). Daprs le Gouvernement, ces plaintes

    prcisaient que YouTube hbergeait des contenus qui auraient t illicites auregard de la loi no5651, en particulier des contenus qui auraient eu trait des abus sexuels sur mineurs et dautres qui auraient outrag la mmoiredAtatrk.

    17. Le Gouvernement indique galement que, avant la dcision du 5 mai2008, les tribunaux internes avaient dj adopt 34 dcisions de blocage deYouTube en raison de contenus illicites que ce site aurait hbergs. lasuite de ces dcisions, la PTI aurait pris contact avec le reprsentant lgal deYouTube en Turquie selon la procdure dite de notification et retrait .Toujours selon le Gouvernement, il ressort de la dcision du 5 mai 2008quil existait dix adresses web qui diffusaient des contenus diffamatoires lgard dAtatrk. Le Gouvernement ajoute que laccs six pages avait t

    bloqu, mais que les quatre autres pages taient restes accessibles partir

    de la Turquie ou de ltranger. Aussi, poursuit le Gouvernement, la PTIavait-elle notifi YouTube sa dcision tendant la suppression de cescontenus. Or YouTube naurait pas cess dhberger les pages contestes etla PTI naurait eu dautre solution que de bloquer laccs lintgralit dusite de YouTube, la Turquie nayant pas mis en place de systme de filtragedURL.

    18. Les requrants indiquent que, la suite de la dcision du 5 mai 2008,laccs YouTube a t bloqu en Turquie par la PTI jusquau 30 octobre2010. Ils ajoutent que, cette dernire date, le blocage de laccs YouTube a t lev par le parquet comptent, la suite, selon les requrants,dune demande manant dune socit se prtendant titulaire des droits

    dauteur attachs ces vidos. Toutefois, toujours selon les requrants, partir du 1ernovembre 2010, YouTube a dcid de diffuser les fichiers vidoen question, considrant que ceux-ci nenfreignaient pas les droits desauteurs. Par ailleurs, MM. Akdeniz et Altparmak soutiennent que leursrecherches ont permis de constater que, en janvier 2015, quatre fichiersvido (portant les numros 1, 2, 7 et 8) sur les dix fichiers qui taient lobjetde la dcision du 5 mai 2008 taient toujours accessibles via YouTube. cet gard, ils prcisent que, parmi ces fichiers, les enregistrements nos2 et 7ne renfermaient aucun contenu susceptible dtre interprt comme unoutrage la mmoire dAtatrk et quils nentraient donc pas dans le champ

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    de larticle 8 de la loi no5651. En particulier, le fichier vido no2 aurait tdune dure de quatorze secondes et aurait montr le drapeau turc en

    flammes. Le fichier vido no7 aurait dur quarante-neuf secondes et auraitmontr un ancien chef dtat-major turc. Seuls les fichiers nos1 et 8 auraient

    pu tre vus comme outrageants, mais il naurait exist aucune procduretablissant le caractre illgal de leur contenu.

    II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUXPERTINENTS

    A. Droit de linternet

    19. Pour un expos du droit et de la pratique internes et internationauxen vigueur lpoque des faits, la Cour renvoie son arrt Ahmet Yldrmc. Turquie(no3111/10, 15-37, CEDH 2012).

    20. En ses parties pertinentes en lespce, la loi no5651 du 4 mai 2007relative la rgularisation des publications sur Internet et la lutte contreles infractions commises sur Internet tait ainsi libelle lpoque des faits :

    Article 8La dcision de blocage de laccs et son excution

    1) Il est prononc un blocage de laccs (eriimin engellenmesi) aux publicationsdiffuses sur Internet pour lesquelles il existe des motifs suffisants de souponner que,

    par leur contenu, elles sont constitutives des infractions ci-dessous :

    a) Infractions prvues par le code pnal (...)1) incitation au suicide (article 84),

    2) abus sexuels sur mineurs (article 103 1),

    3) facilitation de lusage de stupfiants (article 190),

    4) fourniture dun produit dangereux pour la sant (article 194),

    5) obscnit (article 226),

    6) prostitution (article 227),

    7) hbergement de jeux dargent (article 228) ;

    b) Infractions pour outrage la mmoire dAtatrk prvues par la loi no 5816 du

    25 juillet 1951 (...)2) Le blocage de laccs est prononc par le juge si laffaire se trouve au stade de

    linstruction ou par le tribunal si elle se trouve au stade des poursuites. Lors delinstruction, le blocage de laccs peut tre ordonn par le procureur dans les cas oun retard serait prjudiciable. Il doit alors tre soumis, dans les vingt-quatre heures, lapprobation du juge. Celui-ci doit rendre sa dcision dans un dlai de vingt-quatreheures. Sil napprouve pas le blocage, la mesure est leve immdiatement par le

    procureur. Il est possible, en vertu des dispositions du code de procdure pnale ([loi]no5271), de former opposition contre les dcisions de blocage de laccs prononces titre de mesure prventive.

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    3) Une copie de la dcision de blocage adopte par le juge, par le tribunal ou par leprocureur de la Rpublique est notifie la Prsidence [de la tlcommunication et delinformatique] pour excution.

    4) Lorsque le fournisseur du contenu ou le fournisseur dhbergement se trouve ltranger, (...) la dcision de blocage de laccs est prononce doffice par laPrsidence. Elle est alors porte la connaissance du fournisseur daccs, qui il estdemand de lexcuter.

    5) Les dcisions de blocage de laccs sont excutes immdiatement et au plus tarddans les vingt-quatre heures suivant leur notification.

    (...)

    7) Lorsquune enqute pnale aboutit un non-lieu, la dcision de blocage delaccs devient automatiquement caduque (...)

    8) Lorsquun procs aboutit un acquittement, la dcision de blocage de laccs

    devient automatiquement caduque (...)9) Lorsque le contenu illicite de la diffusion est supprim, le blocage de laccs est

    lev (...)

    21. Le Gouvernement indique que deux modifications importantes sesyeux ont t apportes rcemment la loi no5651. Il explique que les peinesde prison prvues par cette loi ont t remplaces par des peines pcuniaireset que la protection effective des droits des personnes a t renforce et lamesure de blocage a t limite dans le temps.

    22. Il indique en particulier que, par une loi no6639 adopte le 27 mars2015, un nouvel article 8A a t ajout la loi no 5651. Cette nouvelle

    disposition habiliterait, la suite dune demande en ce sens par le Premierministre ou un ministre, la PTI ordonner la suppression du contenu dunepage web et/ou le blocage de laccs un tel contenu. En outre, il est ditexpressment pour la premire fois que le blocage de laccs lintgralitdun site internet serait autoris. En effet, en vertu du paragraphe 3 de cettedisposition :

    Les dcisions de blocage daccs adoptes dans le cadre de cette disposition visent bloquer laccs au contenu du chapitre ou de la partie de la publication (URL etautres) constitutive de linfraction. Lorsquil est impossible techniquement de bloquerle contenu concern ou lorsque le blocage de laccs au contenu concern ne met pasun terme la violation, le blocage de laccs lintgralit du site internet peut treordonn.

    23. Le Gouvernement prcise que la technologie de filtrage dURL pourles sites bass ltranger nest pas disponible en Turquie et que lalgislation en la matire est fonde sur la procdure dite de notification etretrait (notice and take down), qui tendrait viter notamment lesinconvnients dun blocage de laccs lensemble du site. Il soutient quelapplication de cette procdure a dj permis dliminer des contenus

    prjudiciables. Cest ainsi que, ce jour, 60 000 contenus illicites provenantde sites bass ltranger ont t supprims. Afin de raliser cet objectif, uncentre dinformation a t cr, qui recueille notamment les plaintes de

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    citoyens relatives au contenu de fichiers diffuss sur Internet. Par ce biais,les citoyens ont adress ce centre de nombreuses plaintes relatives des

    fichiers diffuss par YouTube.

    B. La loi no5816

    24. Les dispositions pertinentes de la loi no 5816 du 25 juillet 1951interdisant loutrage la mmoire dAtatrk sont ainsi libelles :

    Article 1

    Quiconque injurie ou insulte explicitement la mmoire dAtatrk sera puni dun an trois ans demprisonnement.

    Quiconque casse, ruine, corrompt ou salit les statues ou les gravures qui reprsententAtatrk ou son tombeau sera puni dun an cinq ans demprisonnement.

    Quiconque incite commettre les dlits cits ci-dessus sera puni comme lauteurprincipal.

    Article 2

    La peine sera aggrave de moiti si le dlit nonc larticle [1] a t commis pardeux personnes ou en association de plus de deux personnes, ou explicitement ou parvoie de presse ou en public. En cas de tentative de commission ou de commissionavec violence des dlits noncs au deuxime alina de l article 1, la peine seradouble.

    C. Jurisprudence constitutionnelle

    1. Arrt twitter.com

    25. la suite de plusieurs dcisions adoptes par les tribunaux turcsselon lesquelles le site twitter.com (site de microblogage, permettant unutilisateur denvoyer gratuitement de brefs messages sur Internet parmessagerie instantane ou par SMS) hbergeait des contenus portant atteinte la vie prive et la rputation des plaignants, en mars 2014 la PTI aordonn le blocage de laccs ce site. Par un jugement du 25 mars 2014, letribunal administratif dAnkara a suspendu lexcution de la dcision de la

    PTI.Entre-temps, les 24 et 25 mars 2014, trois personnes, dont MM. Akdenizet Altparmak, avaient introduit un recours individuel devant la Courconstitutionnelle pour contester la dcision de blocage.

    Par un arrt du 2 avril 2014 (2014/3986), la Cour constitutionnelle a jugque la dcision de blocage de laccs twitter.com prise par la PTI portaitatteinte au droit la libert de recevoir ou de communiquer des informationset des ides. Dans son arrt, elle indiquait notamment que le fait de retarderla diffusion des partages dinformations ou dopinions dans ce mdia, ft-ce

    pour une courte dure, risquait de priver celui-ci de toute valeur dactualit

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    et de tout intrt et que, par consquent, les requrants, usagers actifs de cesite, avaient un intrt ce que ce blocage ft lev rapidement. Dclarant se

    rfrer larrt de la Cour europenne des droits de lhomme AhmetYldrm(prcit), elle a en outre jug que la mesure litigieuse navait pas de

    base lgale.

    2. Arrt YouTube

    26. Le 27 mars 2014, la PTI a pris la dcision de bloquer l accs YouTube, notamment la suite dun jugement adopt par le tribunaldinstance pnal de Glba. Par un jugement du 2 mai 2014, le tribunaladministratif dAnkara a suspendu lexcution de la dcision de la PTI. lasuite de la non-excution de ce jugement, YouTube LLC, les requrantsMM. Altparmak et Akdeniz et six autres personnes ont introduit un recoursindividuel devant la Cour constitutionnelle. Par un arrt du 29 mai 2014, laCour constitutionnelle a annul la dcision de blocage. Dans son arrt, avantde sexprimer sur le fond de laffaire, elle sest prononce sur la qualit devictime des demandeurs. Elle a considr ce qui suit :

    27. (...) Il ressort du dossier que (...) Yaman Akdeniz, Kerem Alt parmak et M.F.enseignaient dans diffrentes universits. Ces demandeurs ont expliqu quilsmenaient des travaux dans le domaine des droits de lhomme et quils partageaient cestravaux par lintermdiaire de leurs comptes YouTube. Ils ont galement prcis que,via ce site, ils avaient galement accs aux matriaux crits et visuels des Nationsunies et du Conseil de lEurope (...). Quant au demandeur E.E., il a expliqu quildisposait dun compte [YouTube], quil suivait rgulirement des personnes qui

    partageaient des fichiers ainsi que les activits dorganisations non gouvernementaleset dorganismes professionnels, quil rdigeait galement des critiques sur cespartages (...)

    28. Compte tenu de ces explications, lon peut conclure que les demandeurs ont tdes victimes directes de la dcision administrative de blocage gnral du siteyoutube.com (...)

    Quant au fond de laffaire, disant se rfrer larrt Ahmet Yldrm(prcit), la Cour constitutionnelle a jug que la mesure litigieuse navait

    pas de base lgale, notamment au regard de la loi no5651, qui nautorisaitpas, daprs elle, le blocage gnral dun site internet. Elle sest exprimecomme suit :

    52. Dans les dmocraties modernes, Internet a acquis une importanceconsidrable dans lexercice des droits et liberts fondamentaux, en particulier danscelui de la libert dexpression. Les mdias sociaux sont des plateformes transparentes(...) qui offrent aux individus la possibilit de participer la constitution des contenusde ces mdias, leur diffusion et leur interprtation. Ces plateformes de mdiassociaux sont donc des outils indispensables lexercice du droit la libertdexprimer, de partager et de diffuser des informations et des ides. Ds lors, ltat etses organes administratifs doivent faire preuve dune grande sensibilit non seulementlorsquils rglementent ce domaine mais aussi dans leur pratique, puisque ces

    plateformes sont devenues lun des moyens les plus efficaces et les plus rpandus tantpour communiquer des ides que pour recevoir des informations.

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    D. Le Comit des droits de lhomme des Nations unies

    27. Dans son observation gnrale no

    34 sur larticle 19 du Pacteinternational relatif aux droits civils et politiques, adopte au cours de sa102e session (11-29 juillet 2011), le Comit des droits de lhomme des

    Nations unies a dclar ceci :

    43. Toute restriction impose au fonctionnement des sites web, des blogs et detout autre systme de diffusion de linformation par le biais dInternet, de moyenslectroniques ou autres, y compris les systmes dappui connexes ces moyens decommunication, comme les fournisseurs daccs Internet ou les moteurs derecherche, nest licite que dans la mesure o elle est compatible avec le

    paragraphe 3 [de larticle 19 du Pacte international relatif aux droits civils etpolitiques qui rgit les limitations qui pourraient tre apportes lexercice du droit la libert dexpression]. Les restrictions licites devraient dune manire gnrale viser

    un contenu spcifique ; les interdictions gnrales de fonctionnement frappant certainssites et systmes ne sont pas compatibles avec le paragraphe 3. Interdire un site ou un systme de diffusion de linformation de publier un contenu uniquement au motifquil peut tre critique lgard du gouvernement ou du systme politique et socialpous par le gouvernement est tout aussi incompatible avec le paragraphe 3.

    EN DROIT

    I. SUR LA JONCTION DES REQUTES

    28. La Cour dcide, en application de larticle 42 1 de son rglement,de joindre les requtes, eu gard leur similitude quant aux faits et auxquestions juridiques quelles posent, et dcide de les examinerconjointement dans un seul arrt.

    II. SUR LA VIOLATION ALLGUE DE LARTICLE 10 DE LACONVENTION

    29. Les requrants dnoncent la mesure adopte par les tribunauxinternes, qui les aurait empchs daccder YouTube. Ils voient dans cette

    mesure une atteinte leur droit la libert de recevoir et de communiquerdes informations et des ides garanti par larticle 10 de la Convention. Dansses parties pertinentes en lespce, cette disposition est ainsi libelle :

    1. Toute personne a droit la libert dexpression. Ce droit comprend la libertdopinion et la libert de recevoir ou de communiquer des informations ou des idessans quil puisse y avoir ingrence dautorits publiques et sans considration defrontire. (...)

    2. Lexercice de ces liberts comportant des devoirs et des responsabilits peut tresoumis certaines formalits, conditions, restrictions ou sanctions prvues par la loi,qui constituent des mesures ncessaires, dans une socit dmocratique, la scurit

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    nationale, lintgrit territoriale ou la sret publique, la dfense de lordre et laprvention du crime, la protection de la sant ou de la morale, la protection de larputation ou des droits dautrui, pour empcher la divulgation dinformationsconfidentielles ou pour garantir lautorit et limpartialit du pouvoir judiciaire.

    30. Le Gouvernement combat la thse des requrants.

    A. Sur la recevabilit

    31. Le Gouvernement estime que le grief des requrants estincompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.Renvoyant notamment aux dcisions Tanrkulu et autres c. Turquie((dc.),nos40150/98, 40153/98 et 40160/98, 6 novembre 2001), et Akdenizc. Turquie((dc.), no20877/10, 11 mars 2014), il soutient que les requrants

    ne peuvent passer pour avoir t directement touchs par les faitsprtendument constitutifs de lingrence.

    32. Le Gouvernement indique galement que les requrants ont introduitla requte devant la Cour deux ans aprs la dcision ayant ordonn le

    blocage de laccs YouTube. Il est davis que, sils sestimaient victimesde ces mesures, ils nauraient pas d attendre aussi longtemps pour contesterla mesure en question.

    33. Les requrants contestent cette thse.34. La Cour estime que lexception prliminaire tire par le

    Gouvernement de labsence de qualit de victime des requrants soulve desquestions troitement lies lexamen de lexistence dune ingrence danslexercice par les requrants de leur droit la libert de recevoir ou decommuniquer des informations et des ides, donc aussi au bien-fond dugrief formul sur le terrain de larticle 10 de la Convention. Enconsquence, elle dcide de joindre cette exception au fond (voir, dans lemme sens, Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et7124/09, 100, 14 septembre 2010, et Altu Taner Akam c. Turquie,no27520/07, 51, 25 octobre 2011).

    35. Constatant que ce grief nest pas manifestement mal fond au sensde larticle 35 3 de la Convention et quil ne se heurte aucun autre motifdirrecevabilit, la Cour le dclare recevable.

    B. Sur le fond

    1. Thses des parties

    a) Les requrants

    36. Les trois requrants soutiennent que le blocage de YouTube aconstitu une atteinte leur droit la libert de recevoir ou de communiquerdes informations et des ides. Disant se rfrer larrt Ahmet Yldrmc.Turquie (no 3111/10, CEDH 2012) ainsi qu deux arrts de la Cour

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    constitutionnelle (paragraphes 25-26 ci-dessus), ils affirment galement quela loi no5651 nautorisait pas le blocage gnral de laccs un site internet.

    Par consquent, leurs yeux, lingrence dont il sagirait ne peut passerpour tre prvue par la loi . En outre, les intresss estiment que laconsquence pour eux de ce blocage, savoir limpossibilit daccder denombreuses vidos diffuses sur YouTube alors que celles-ci nauraientaucun lien avec le contenu illgal lorigine de la mesure de blocage deYouTube, tait disproportionne par rapport aux objectifs poursuivis. Ilsconsidrent en outre que la procdure ayant abouti au blocage de YouTubene peut tre considre comme quitable et impartiale.

    37. M. Cengiz soutient notamment quil est enseignant la facult dedroit, expert et juriste travaillant dans le domaine de la libert d expression.Il explique que les organisations internationales publient de nombreux

    matriaux visuels via YouTube et quil utilise ces matriaux rgulirementdans le cadre de ses activits. Par ailleurs, il indique que, en tant qu usageractif disposant dun compte YouTube, il peut accder via YouTube denombreuses sources dinformation, qui publieraient des matriaux divers,comme des documentations, des analyses ou des uvres de divertissement.Il conclut que, en raison du blocage gnral de ce site, il n a pu, pendant

    plus de trois ans, accder au compte YouTube.38. Quant MM. Altparmak et Akdeniz, mettant laccent sur

    limportance dInternet qui serait devenu pour les individus lun desprincipaux moyens dexercer leur droit la libert de recevoir ou decommuniquer des informations et des ides, ils soutiennent quils ont tdirectement touchs par la mesure litigieuse. cet gard, ils expliquent queYouTube non seulement diffuse des uvres artistiques et musicales, maisconstitue galement une plateforme de grande envergure et trs populaire

    pour le discours politique et les activits politiques et sociales. Enparticulier, les informations politiques ignores par les mdias traditionnelsou interdites par des gouvernements rpressifs auraient souvent tdivulgues via YouTube, ce qui aurait donn naissance un journalismecitoyen dune ampleur inattendue. Dans cette optique, cette plateformeserait unique compte tenu de ses caractristiques, de son niveaudaccessibilit et surtout de son impact potentiel, et il nexisterait aucun

    quivalent susceptible de la remplacer.39. En outre, les requrants exposent que leur affaire diffre de laffaireAkdeniz (dcision prcite), dans laquelleil sagissait selon eux du blocagede sites diffusant des uvres musicales au motif que ces sites nauraient pasrespect la lgislation sur les droits dauteur. Ils allguent ensuite que laCour a affirm que lampleur de la marge dapprciation accorde aux tatscontractants devait tre relativise lorsqutait en jeu non pas lexpressionstrictement commerciale de tel ou tel individu, mais sa participation undbat touchant lintrt gnral (voir, mutatis mutandis,Ashby Donald etautres c. France, no 36769/08, 39, 10 janvier 2013). Les requrants

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    soutiennent en outre que, comme il en aurait t question dans larrtKhurshid Mustafa et Tarzibachi c. Sude (no23883/06, 44, 16 dcembre

    2008), le droit en jeu revtait une importance particulire pour eux.40. Plus prcisment, M. Akdeniz explique que, en tant que professeur

    de droit la facult de droit et spcialiste en matire de libert dexpression,il tlcharge via YouTube de nombreuses interventions politiquesconcernant le droit dInternet. Quant M. Altparmak, il indique quil estgalement professeur de droit et directeur du centre des droits de l hommeauprs de luniversit dAnkara et quil accde galement de nombreuxfichiers vido via YouTube. En outre, plusieurs confrences organises parce centre seraient diffuses par lintermdiaire de ce site. celasajouteraient des tlchargements par des tiers de fichiers contenant desdiscours ou des enregistrements diffuss par le centre ou par lui-mme. Les

    deux requrants expliquent que, en somme, ils utilisent YouTube nonseulement pour recevoir des informations sur des sujets acadmiques ouautres touchant lintrt gnral, mais galement pour communiquer desinformations via leurs comptes YouTube. Seraient par consquent la foisen jeu la libert de recevoir des informations et celle de les communiquer.

    41. Par ailleurs, MM. Akdeniz et Altparmak contestent la manire dontles tribunaux internes ont ordonn le blocage de laccs YouTube etsoutiennent quil sagissait dune procdure dnue de toute garantie quunemesure de blocage visant un site prcis ne soit pas utilise comme moyen de

    blocage gnral. cet gard, ils soutiennent que, dans la pratique, la mesurede blocage de laccs un site internet nest pas envisage uniquement endernier recours, ds lors que laccs plus de 60 000 sites web aurait djt bloqu, dont 21 000 en 2014. Ils ajoutent que, au cours de cette mmeanne, le blocage de laccs twitter.com et youtube.com a t ordonn demanire illgale sans quaucune autre mesure moins lourde net tenvisage. Ils indiquent que, dans ces deux cas, la Cour constitutionnelle a

    jug les dcisions de blocage contraires larticle 26 de la Constitution, quigarantit le droit la libert de recevoir ou de communiquer des informationset des ides, aprs les avoir considres comme une atteinte grave lexercice de ce droit.

    b) Le Gouvernement

    42. Le Gouvernement conteste les arguments des requrants. Il ritre sathse selon laquelle leur grief est incompatible ratione materiae avec lesdispositions de la Convention. ses yeux, les intresss ne peuvent passer

    pour avoir t directement touchs par les faits prtendument constitutifs delingrence. En tout tat de cause, pour le Gouvernement, ils nont pas tayleur allgation de violation de larticle 10 de la Convention.

    43. Si toutefois la Cour considrait quil y a eu ingrence au sens delarticle 10 de la Convention, le Gouvernement soutient que cette ingrencetait prvue par la loi et quelle visait les objectifs lgitimes numrs au

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    paragraphe 2 de cet article. Quant la question de savoir si la mesureconsidre tait ncessaire au sens de larticle 10, le Gouvernement

    estime quun juste quilibre a t mnag entre les intrts contradictoiresen prsence. De plus, la procdure aurait t quitable tous les niveaux, lesdeux instances concernes ayant rendu des dcisions selon lui motives defaon complte et dtaille. Ainsi, compte tenu galement de la margedapprciation, lingrence allgue aurait t proportionne au but lgitime

    poursuivi et ncessaire dans une socit dmocratique .44. Plus particulirement, le Gouvernement indique que les acteurs

    dInternet mentionns larticle 2 de la loi no 5651 ont t dfinis enharmonie avec les normes de lUnion europenne et que les obligations deces acteurs et les sanctions qui leur seraient applicables ont texplicitement rglementes par la loi. En rpondant la ncessit dadopter

    ces textes juridiques, la Turquie aurait ralis des progrs significatifs dansla fixation par la loi des limites du droit et des liberts fondamentalesconformment aux normes nationales et internationales. cet gard, le

    blocage de laccs un site web aurait t envisag non pas en premier maisen dernier recours dans le cadre de la lutte contre la diffusion de contenus

    prjudiciables.45. Le Gouvernement indique ensuite que la loi no 5651 numre les

    types dinfractions qui peuvent donner lieu une dcision de blocagedaccs selon la procdure dite de notification et retrait . Cette procduretendrait notamment viter les inconvnients dun blocage gnral delaccs un site. Par ailleurs, les sites aux contenus prjudiciables bassdans le pays ou ltranger auraient t limins par lapplication de cette

    procdure.46. Le Gouvernement indique enfin que, rcemment, dimportantes

    modifications ont t apportes la loi n o5651. Il prcise cependant que latechnologie de filtrage dURL pour les sites bass ltranger nest pasdisponible en Turquie.

    2. Apprciation de la Cour

    a) Sur lexistence dune ingrence

    47. La Cour note que, par une dcision adopte le 5 mai 2008, le tribunaldinstance pnal dAnkara a ordonn, en vertu de larticle 8 1 b), 2, 3 et 9de la loi no5651, le blocage de laccs YouTube au motif que le contenude dix fichiers vido disponibles sur ce site aurait viol la loi no5816interdisant loutrage la mmoire dAtatrk. Dabord, M. Cengiz, le 21 mai2010, puis MM. Altparmak et Akdeniz, le 31 mai 2010, ont formopposition cette dcision et demand la leve de cette mesure. Dans leursrecours, ils ont invoqu la protection de leur droit la libert de recevoir etde communiquer des informations et des ides.

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    48. Le 9 juin 2010, indiquant que les requrants ntaient pas parties laffaire et quils navaient par consquent pas qualit pour contester de

    telles dcisions, le tribunal dinstance pnal dAnkara a rejet leuropposition. Pour ce faire, il a considr notamment que le blocage litigieuxtait conforme aux exigences de la lgislation pertinente en la matire. Parailleurs, il a adopt une dcision additionnelle le 17 juin 2010. Lestentatives que les deux requrants ont entreprises pour contester cettedcision sont restes vaines.

    49. La Cour rappelle demble que la Convention ne permet pas lactiopopularis, mais exige, pour lexercice du droit de recours individuel, que lerequrant se prtende de manire plausible lui-mme victime directe ouindirecte dune violation de la Convention rsultant dun acte ou duneomission imputable ltat contractant. Dans laffaire Tanrkulu et autres

    (dcision prcite), elle na pas reconnu la qualit de victime des lecteursdun quotidien qui tait lobjet dune mesure dinterdiction de distribution.De mme, dans laffaireAkdeniz(dcision prcite), elle a considr que leseul fait que M. Akdeniz tout comme les autres utilisateurs en Turquie dedeux sites consacrs la diffusion de la musique subisse les effetsindirects dune mesure de blocage ne saurait suffire pour quil se voiereconnatre la qualit de victime au sens de larticle 34 de la Convention(dcision prcite, 24). Eu gard ces considrations, la rponse laquestion de savoir si un requrant peut se prtendre victime dune mesure de

    blocage daccs un site internet dpend donc dune apprciation descirconstances de chaque affaire, en particulier de la manire dont celui-ciutilise le site internet et de lampleur des consquences de pareille mesurequi peuvent se produire pour lui. Entre galement en ligne de compte le faitque lInternet est aujourdhui devenu lun des principaux moyens dexercice

    par les individus de leur droit la libert de recevoir ou de communiquerdes informations ou des ides: on y trouve des outils essentiels de

    participation aux activits et dbats relatifs des questions politiques oudintrt public (Ahmet Yldrm, prcit, 54).

    50. En lespce, la Cour relve que les requrants ont dpos leursrequtes devant elle en qualit dusagers actifs de YouTube, soulignantnotamment les rpercussions du blocage litigieux sur leur travail

    acadmique, ainsi que les caractristiques importantes du site en question.En particulier, ils affirment que, en se servant de leurs comptes YouTube,ils utilisent cette plateforme non seulement pour accder des vidosrelatives leur domaine professionnel mais aussi, de manire active, entlchargeant et partageant de tels fichiers. Par ailleurs, MM. Altparmak etAkdeniz ont prcis quils publiaient des enregistrements sur leurs activitsacadmiques. Sur ce point, laffaire se rapproche plutt de celle deM. Yldrm, qui dclarait publier ses travaux acadmiques et ses points devue dans diffrents domaines, via son site web (Ahmet Yldrm, prcit,

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    51) et non de celle de M. Akdeniz (dcision prcite), qui avait agi en tantque simple usager des sites web.

    51. En outre, sur un autre point, la prsente affaire se distinguegalement de la dcision Akdeniz prcite, o la Cour a tenu comptenotamment du fait que lintress pouvait sans difficult accder tout unventail duvres musicales par de multiples moyens sans que celanentrane une infraction aux rgles rgissant les droits dauteur (dcision

    prcite, 25). Or YouTube diffuse non seulement des uvres artistiques etmusicales, mais constitue galement une plateforme trs populaire pour lediscours politique et les activits politiques et sociales. Les fichiers diffuss

    par YouTube comportaient entre autres des informations qui pouvaientprsenter un intrt particulier pour chacun (voir, mutatis mutandis,Khurshid Mustafa et Tarzibachi,prcit, 44). En effet, la mesure litigieuse

    rend inaccessible un site comprenant des informations spcifiques pour lesrequrants et celles-ci ne sont pas facilement accessibles par dautresmoyens. Ce site constitue galement une source importante decommunication pour les intresss.

    52. Par ailleurs, en ce qui concerne limportance des sites internet danslexercice de la libert dexpression, la Cour rappelle que, grce leuraccessibilit ainsi qu leur capacit conserver et diffuser de grandesquantits de donnes, les sites internet contribuent grandement amliorerlaccs du public lactualit et, de manire gnrale, faciliter lacommunication de linformation (Times Newspapers Ltdc. Royaume-Uni(nos1 et 2), nos3002/03 et 23676/03, 27, CEDH 2009). La possibilit pourles individus de sexprimer sur Internet constitue un outil sans prcdentdexercice de la libert dexpression (Delfi ASc. Estonie [GC], no64569/09, 110, CEDH 2015). cet gard, la Cour observe que YouTube est un siteweb dhbergement de vidos sur lequel les utilisateurs peuvent envoyer,regarder et partager des vidos et quil constitue nen pas douter un moyenimportant dexercer la libert de recevoir ou de communiquer desinformations et des ides. En particulier, comme les requrants lont not

    juste titre, les informations politiques ignores par les mdias traditionnelsont souvent t divulgues par le biais de YouTube, ce qui a permislmergence dun journalisme citoyen. Dans cette optique, la Cour admet

    que cette plateforme tait unique compte tenu de ses caractristiques, de sonniveau daccessibilit et surtout de son impact potentiel, et qu il nexistait,pour les requrants, aucun quivalent.

    53. De surcrot, la Cour observe que, aprs lintroduction des prsentesrequtes, la Cour constitutionnelle sest penche sur la qualit de victimedusagers actifs de sites internet tels que twitter.com et youtube.com. En

    particulier, dans le cadre de laffaire concernant la dcision administrativede blocage daccs YouTube, elle a reconnu la qualit de victime desusagers actifs de YouTube, dont MM. Akdeniz et Altparmak. Pour parvenir cette conclusion, elle a tenu compte essentiellement du fait que les

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    demandeurs, titulaires dun compte YouTube, utilisaient activement ce site.Sagissant de ces deux requrants, elle a galement pris en considration le

    fait quils enseignaient dans diffrentes universits, quils menaient destravaux dans le domaine des droits de lhomme, quils accdaient diffrents matriaux visuels diffuss par le site en question et quils

    partageaient leurs travaux par lintermdiaire de leurs comptes YouTube(paragraphes 25-26 ci-dessus).

    La Cour partage les conclusions de la Cour constitutionnelle sur laqualit de victime de ces requrants. Par ailleurs, elle observe que lasituation de M. Cengiz, galement usager actif de YouTube, ne diffre gurede celle des deux requrants en question.

    54. En somme, la Cour observe que les requrants se plaignent pourlessentiel de leffet collatral de la mesure prise contre YouTube dans le

    cadre de la loi sur Internet. Les intresss affirment que, en raison descaractristiques de YouTube, la mesure de blocage les a privs dun moyenimportant dexercer leur droit la libert de recevoir et communiquer desinformations et des ides.

    55. la lumire de ce qui prcde et eu gard la ncessit dappliquerde manire flexible les critres de reconnaissance de la qualit de victime, laCour admet que, dans les circonstances particulire de laffaire, lesrequrants, bien que ntant pas directement viss par la dcision de blocagede laccs YouTube, peuvent lgitimement prtendre que la mesure enquestion a affect leur droit de recevoir et de communiquer des informationsou des ides. Ds lors, elle rejette lexception prliminaire duGouvernement concernant la qualit de victime.

    56. Par ailleurs, la Cour rappelle que larticle 10 de la Conventiongarantit la libert de recevoir ou de communiquer des informations et desides toute personne et quil ne fait pas de distinction daprs la naturedu but recherch ni daprs le rle que les personnesphysiques ou morales

    ont jou dans lexercice de cette libert. Larticle 10 concerne nonseulement le contenu des informations mais aussi les moyens de diffusionde ces informations, car toute restriction apporte ceux-ci touche le droitde recevoir et de communiquer des informations. De mme, la Courraffirme que larticle 10 garantit non seulement le droit de communiquer

    des informations mais aussi celui, pour le public, den recevoir (AhmetYldrm,prcit, 50).57. En lespce, il ressort des lments du dossier que, en consquence

    dune mesure ordonne par le tribunal dinstance le 5 mai 2008, lesrequrants se sont trouvs, pendant une longue priode, dans l impossibilitdaccder YouTube. En qualit dusagers actifs de YouTube, ils peuventdonc lgitimement prtendre que la mesure en question a affect leur droitde recevoir et de communiquer des informations ou des ides. La Courconsidre que, quelle quen ait t la base lgale, pareille mesure avaitvocation influer sur laccessibilit Internet et que, ds lors, elle engageait

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    la responsabilit de ltat dfendeur au titre de larticle 10 (idem, 53).Partant, la mesure en question sanalyse en une ingrence dune autorit

    publique dans lexercice des droits garantis par larticle 10.58. Pareille ingrence enfreint larticle 10 si elle nest pas prvue par

    la loi , inspire par un ou des buts lgitimes au regard de larticle 10 2 et ncessaire dans une socit dmocratique pour atteindre ce ou ces buts.

    b) Sur le caractre justifi de lingrence

    59. La Cour rappelle dabord que les mots prvue par la loi contenusau paragraphe 2 de larticle 10 non seulement imposent que la mesureincrimine ait une base lgale en droit interne, mais visent aussi la qualit dela loi en cause : ainsi, celle-ci doit tre accessible aux justiciables, prvisibledans ses effets et compatible avec la prminence du droit (voir, parmi

    beaucoup dautres, Dink, prcit, 114). Selon la jurisprudence constantede la Cour, une norme est prvisible lorsquelle est rdige avec assezde prcision pour permettre toute personne sentourant au besoin deconseils clairs de rgler sa conduite (voir, parmi beaucoup dautres,RTBFc. Belgique, no50084/06, 103, CEDH 2011, et Altu Taner Akam,

    prcit, 87).60. En lespce, la Cour observe que le blocage de laccs au site

    concern par la procdure judiciaire avait une base lgale, savoirlarticle 8 1 de la loi no5651. la question de savoir si cette dispositionrpondait galement aux exigences daccessibilit et de prvisibilit, les

    requrants estiment quil faut rpondre par la ngative, cette dispositiontant selon eux trop incertaine.61. La Cour rappelle que, dans laffaire Ahmet Yldrm(prcit ; voir,

    notamment, 61-62), elle a examin la question de savoir si l ingrencetait prvue par la loi et quelle y a rpondu par la ngative. Elle anotamment considr que la loi no 5651 nautorisait pas le blocage delaccs lintgralit dun site internet cause du contenu de lune des

    pages web quil hbergeait. En effet, en vertu de larticle 8 1 de cette loi,seul le blocage de laccs une publication prcise pouvait tre ordonn,sil existait des motifs suffisants de souponner que, par son contenu, unetelle publication tait constitutive des infractions mentionnes dans la loi.

    Par ailleurs, cette conclusion de la Cour a t suivie par la Courconstitutionnelle dans ses deux dcisions adoptes aprs le prononc delarrtAhmet Yldrm(prcit) (paragraphes 25-26 ci-dessus).

    62. cet gard, la Cour a notamment soulign (idem, 64), que detelles restrictions pralables ne sont pas, a priori, incompatibles avec laConvention. Pour autant, elles doivent sinscrire dans un cadre lgal

    particulirement strict quant la dlimitation de linterdiction et efficacequant au contrle juridictionnel contre les ventuels abus. Un contrle

    judiciaire de telles mesures opr par le juge, fond sur une mise en balancedes intrts en conflit et visant amnager un quilibre entre ces intrts, ne

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    saurait se concevoir sans un cadre fixant des rgles prcises et spcifiquesquant lapplication des restrictions prventives la libert de recevoir ou

    de communiquer des informations et des ides.63. Or il convient dobserver en lespce que, lorsque le tribunal

    dinstance pnal dAnkara a dcid de bloquer totalement laccs YouTube, aucune disposition lgislative ne confrait un tel pouvoir cetribunal.

    64. En effet, il ressort des observations du Gouvernement et de lapratique des autorits turques que la technologie de filtrage dURL pour lessites bass ltranger nest pas disponible en Turquie. Ds lors, dans la

    pratique, un organe administratif, savoir la PTI, dcide de bloquer toutaccs lintgralit du site en question afin dexcuter les dcisions

    judiciaires concernant un contenu en particulier. Or la Cour la dj dit

    dans son arrt Ahmet Yldrm (prcit, 66) les autorits auraient dnotamment tenir compte du fait que pareille mesure, qui rendaitinaccessibles une grande quantit dinformations, ne pouvait quaffecterconsidrablement les droits des internautes et avoir un effet collatralimportant.

    65. la lumire de ces considrations et de lexamen de la lgislation encause telle quelle a t applique en lespce, la Cour conclut quelingrence laquelle larticle 8 de la loi no5651 a donn lieu ne rpondait

    pas la condition de lgalit voulue par la Convention et que cette derniredisposition na pas permis aux requrants de jouir du degr suffisant de

    protection exig par la prminence du droit dans une socit dmocratique.Par ailleurs, la disposition en cause semble heurter le libell mme du

    paragraphe 1 de larticle 10 de la Convention, en vertu duquel les droitsreconnus dans cet article valent sans considration de frontire (idem, 67).

    66. Partant, il y a eu violation de larticle 10 de la Convention.67. Eu gard cette conclusion, la Cour estime quil nest pas ncessaire

    en lespce de contrler le respect des autres exigences du paragraphe 2 delarticle 10 de la Convention.

    III. SUR LA VIOLATION ALLGUE DE LARTICLE 6 DE LA

    CONVENTION

    68. Invoquant larticle 6 de la Convention, M. Cengiz se plaint de ne pasavoir bnfici dun recours judiciaire effectif aux fins du contrle de lamesure litigieuse par un tribunal et de la sanction dun ventuel abus desautorits.

    69. Eu gard au constat de violation auquel elle est parvenue sur leterrain de larticle 10 de la Convention (paragraphe 65 ci-dessus), la Courestime avoir examin les questions juridiques principales poses par la

    prsente affaire. Au vu de lensemble des faits de la cause, elle considre

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    quil ny a lieu de statuer sparment ni sur la recevabilit ni sur lebien-fond du grief tir de larticle 6 de la Convention (voir, dans le mme

    sens,Ahmet Yldrm, prcit, 72).

    IV. SUR LAPPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LACONVENTION

    70. Dans leur formulaire de requte, MM. Akdeniz et Altparmakrclament chacun 1 000 euros (EUR) pour prjudice moral et le mmemontant pour frais et dpens. Quant M. Cengiz, il n a prsent aucunedemande ces titres, considrant que le constat dune violationreprsenterait en soi une satisfaction quitable.

    En outre, au titre de larticle 46 de la Convention, les requrantsdemandent la Cour dindiquer au gouvernement dfendeur quellesmesures gnrales pourraient tre prises pour quil soit mis un terme lasituation dnonce.

    71. Le Gouvernement se dit oppos loctroi dune quelconque sommeaux requrants. titre subsidiaire, il est davis que le constat duneviolation reprsenterait en soi une satisfaction quitable.

    72. La Cour note que MM. Akdeniz et Altparmak ont prsent leursdemandes au titre de la satisfaction quitable uniquement dans le formulairede requte. Ils nont donc pas respect larticle 60 2 et 3 du rglement dela Cour ni le paragraphe 5 de lInstruction pratique relative la prsentation

    des demandes de satisfaction quitable, qui prvoit que la Cour carte lesdemandes prsentes dans les formulaires de requte mais non ritres austade appropri de la procdure . La demande de satisfaction quitable doitdonc tre rejete (voir, parmi dautres, Anelkovi c. Serbie, no 1401/08, 33, 9 avril 2013).

    73. la lumire de ce qui prcde et, compte tenu de la position deM. Cengiz au regard de larticle 41 de la Convention, la Cour estime que leconstat dune violation reprsente en soi une satisfaction quitablesuffisante pour tout dommage moral pouvant avoir t subi par M. Cengiz.

    74. Sagissant de la demande des requrants au titre de larticle 46 de laConvention, la Cour rappelle quelle a conclu la violation de la

    Convention raison notamment du fait que la mesure de blocage daccs YouTube ordonne par les tribunaux internes navait pas de base lgale etque la lgislation, telle quelle tait en vigueur lpoque des faits, navait

    pas permis aux requrants de jouir du degr suffisant de protection quexigela prminence du droit dans une socit dmocratique (paragraphe 62ci-dessus). Cette conclusion impliquait que la violation du droit desrequrants avait pour origine un problme structurel.

    75. La Cour observe que, aprs lintroduction de la prsente affaire, laloi no5651 a t modifie. En vertu de larticle 8 A 3), le blocage de laccs lintgralit dun site internet peut dsormais tre ordonn si les conditions

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    numres cette disposition sont runies (paragraphe 22 ci-dessus). Elleestime cet gard utile de prciser que, mme si les parties ont amplement

    comment ces amendements dans leurs observations, ceux-ci ont tintroduits aprs que le tribunal a ordonn le blocage de laccs YouTubesans aucune base lgale. ce sujet, la Cour rappelle quelle na point pourtche de se prononcer in abstractosur la compatibilit avec la Conventiondu rgime juridique du blocage de laccs des sites internet tel quil aexist en Turquie au moment des faits ou tel qu il existe actuellement. Elledoit en revanche apprcier in concreto lincidence de lapplication desdispositions en question sur le droit des requrants la libert dexpressiongaranti par larticle 10 de la Convention. Elle doit donc rechercher silapplication des dispositions en cause a donn lieu une violation delarticle 10 dans le chef des requrants (voir Nikolova c. Bulgarie [GC],

    no31195/96, 60, CEDH 1999-II). la lumire de ce qui prcde, elle nejuge pas ncessaire, dans les circonstances de lespce, de se prononcer surla demande des requrants tendant au prononc dune injonction au titre delarticle 46 de la Convention.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, LUNANIMIT,

    1. Dcidede joindre les requtes ;

    2. Dclarele grief tir de larticle 10 de la Convention recevable ;

    3. Ditquil y a eu violation de larticle 10 de la Convention ;

    4. Ditquil ny a lieu de statuer sparment ni sur la recevabilit ni sur lebien-fond du grief tir de larticle 6 de la Convention ;

    5. Ditque le constat dune violation fournit en soi une satisfaction quitablesuffisante pour le dommage moral subi par M. Cengiz;

    6. Rejettela demande de satisfaction quitable pour le surplus.

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    Fait en franais, puis communiqu par crit le 1er dcembre 2015, enapplication de larticle 77 2 et 3 du rglement de la Cour.

    Stanley Naismith Paul LemmensGreffier Prsident

    Au prsent arrt se trouve joint, conformment aux articles 45 2 de laConvention et 74 2 du rglement, lexpos de lopinion spare du jugeLemmens.

    P.L.S.H.N.

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    22 ARRT CENGZ ET AUTRES c. TURQUIE OPINION SPARE

    OPINION CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS

    1. Jai vot avec la majorit en faveur dune violation de larticle 10 dela Convention. Jaurais toutefois prfr que cette conclusion ft fonde surun raisonnement diffrent.

    Base lgale de la mesure de blocage

    2. Aprs avoir constat que le blocage de laccs YouTube constituaitune ingrence dans lexercice du droit des requrants recevoir et communiquer des informations et des ides, constat auquel je souscris sansrserve, la majorit a conclu que cette ingrence n tait pas prvue par laloi , au sens de larticle 10 2 de la Convention.

    Jprouve nanmoins quelque difficult comprendre quel est, pour lamajorit, le motif exact ayant men cette conclusion. Ny avait-il pas de

    base lgale du tout ? Ou la mesure ordonne a-t-elle dpass les limites de labase lgale (paragraphes 61 et 63 de larrt) ? Ou la disposition lgale surlaquelle la mesure se fondait ntait-elle pas suffisamment prcise (voirlargument des requrants, rappel au paragraphe 60 de larrt) ? Ou cette

    base lgale donnait-elle un pouvoir trop tendu lautorit comptente(paragraphes 62 et 65 de larrt) ?

    3. Pour ma part, jestime quil y avait bien une base lgale permettant debloquer laccs des sites internet, savoir larticle 8 1 b) et 2 de la loino5651 du 4 mai 2007. Selon cette disposition, le blocage de l accs aux

    publications diffuses sur Internet pouvait tre ordonn par un juge. Cettedisposition a servi de fondement la mesure ordonne en lespce par letribunal dinstance pnal dAnkara, et constituait donc la base de la mesurelitigieuse en droit interne.1

    Quant la question de savoir si la mesure en cause tait compatible avecla disposition lgale prcite, il convient de rappeler que cest au premierchef aux autorits nationales, et singulirement aux cours et tribunaux, quilincombe dinterprter et dappliquer le droit interne (voir, parmi beaucoupdautres, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, 127, CEDH 2015 ; et

    Pentikinen c. Finlande [GC], no 11882/10, 85, 20 octobre 2015). Or il

    rsulte maintenant clairement de larrt de la Cour constitutionnelle du

    1. On ne se trouve pas en lespce devant une situation similaire celle desaffaires qui ontdonn lieu aux arrts de la Cour constitutionnelle du 2 avril 2014 et du 29 mai 2014(paragraphes 25 et 26 de larrt), dans laquelle la Prsidence de la tlcommunication et delinformatique (PTI) avait bloqu laccs lintgralit dun site sans quune mesure dunetelle ampleur et t ordonne par un juge. Par ailleurs, dans laffaireAhmet Yldrmc. Turquie(arrt no3111/10, CEDH 2012), le tribunal avait ordonn de bloquer totalementlaccs Google Sites la suite dune demande de la PTI. En lespce, cest le tribunal lui -mme qui, de sa propre initiative, a ordonn le blocage de laccs lintgralit du siteYouTube, et la PTI na fait quexcuter cette dcision.

  • 7/23/2019 Affaire Cengiz Et Autres c. Turquie

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    ARRT CENGZ ET AUTRES c. TURQUIE OPINION SPARE 23

    29 mai 2014 que la disposition prcite nautorisait pas le blocage de laccs lintgralit dun site, mais seulement le blocage de laccs des contenus

    dtermins dun site (article 8 1, phrase introductive, de la loi). Il sensuitque lingrence en cause ne pouvait pas valablement tre fonde sur ladisposition qui tait cense en former la base lgale. Jestime que cest pourcette raison quil aurait fallu conclu que la mesure ntait pas prvue par laloi.

    Cette conclusion aurait, mon avis, dispens la Cour dexaminer encorela prvisibilit de la loi ou la protection que celle-ci offrait contre desatteintes arbitraires la libert dexpression.

    Finalit et ncessit de la mesure de blocage

    4. Aprs avoir conclu que lingrence litigieuse ne rpondait pas lacondition de lgalit pose par le paragraphe 2 de larticle 10 de laConvention, la majorit a estim quil ntait pas ncessaire de contrler lerespect des autres exigences de ce paragraphe (paragraphe 67 de larrt).

    En principe, une telle approche se justifie. Toutefois, dans lescirconstances de la prsente affaire, je pense quil sagit dune occasionmanque.

    En effet, la disposition lgale sur laquelle la Cour sest prononce, savoir larticle 8 de la loi no 5651, a entre-temps t complte par unedisposition, larticle 8A, qui prvoit dsormais expressment que laccs lintgralit dun site internet peut tre bloqu (paragraphe 22 de larrt). Le

    prsent arrt porte donc sur une situation qui, pour autant quelle concernela base lgale de la mesure incrimine, appartient largement au pass. Dansces circonstances, il aurait t souhaitable, mon avis, d examiner si,indpendamment du fait que lingrence litigieuse ntait pas prvue par laloi, cette mesure poursuivait un but lgitime et si, eu gard notamment seseffets, elle tait proportionne ce but (voir, pour une approche similaire,

    Kuri et autres c. Slovnie [GC], no 26828/06, 350, CEDH 2012(extraits)).

    Certes, la Cour ne doit pas se prononcer in abstracto sur le nouvelarticle 8A (paragraphe 75 de larrt). Jestime nanmoins que, si elle avait

    examin, ft-ce par obiter dictum, la finalit et la ncessit de lingrencelitigieuse, son arrt aurait pu clairer les citoyens et les autorits turcs sur lesprincipesauxquels doivent rpondre tant les applications de larticle 8 quecelles du nouvel article 8A de la loi no5651.