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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RFSP&ID_NUMPUBLIE=RFSP_585&ID_ARTICLE=RFSP_585_0773 Adaptation et apprentissage. Les forces terrestres américaines et la contre- insurrection en Irak par Stéphane TAILLAT | Presses de Sciences Po | Revue française de science politique 2008/5 - Volume 58 ISSN 0035-2950 | ISBN 2-7246-3118-0 | pages 773 à 793 Pour citer cet article : — Taillat S., Adaptation et apprentissage. Les forces terrestres américaines et la contre-insurrection en Irak, Revue française de science politique 2008/5, Volume 58, p. 773-793. Distribution électronique Cairn pour les Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Adaptation et apprentissage. Les forces terrestres américaines et la contre-insurrection en Irakpar Stéphane TAILLAT

| Presses de Sciences Po | Revue française de science politique2008/5 - Volume 58ISSN 0035-2950 | ISBN 2-7246-3118-0 | pages 773 à 793

Pour citer cet article : — Taillat S., Adaptation et apprentissage. Les forces terrestres américaines et la contre-insurrection en Irak, Revue française de science politique 2008/5, Volume 58, p. 773-793.

Distribution électronique Cairn pour les Presses de Sciences Po.© Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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ADAPTATION ET APPRENTISSAGELes forces terrestres américaineset la contre-insurrection en Irak

STÉPHANE TAILLAT

L’été et l’automne 2007 auront marqué un tournant important dans les débats autourde la guerre en Irak. Le nœud des interrogations concernant, pêle-mêle, l’avenirdes forces armées, les relations civilo-militaires, la « guerre à la terreur » ou encore

la grande stratégie du futur résident de la Maison blanche, s’est déplacé vers la contre-insurrection. Concept opérationnel et stratégique discuté au sein des services terrestresdepuis l’année 2005, la counterinsurgency (COIN) est désormais un enjeu politiquemajeur du fait de la combinaison de plusieurs événements. La décision prise par le pré-sident Bush en janvier 2007 concernant l’envoi de 30 000 personnels supplémentaires enIrak et la nomination du général David Petraeus comme nouveau commandant opéra-tionnel ont conduit à réévaluer les chances de succès des armes américaines dans ce quiapparaissait jusqu’ici comme un nouveau bourbier à la vietnamienne 1. Parallèlement,l’amélioration statistique de la sécurité annoncée le 1er novembre 2007 par le lieutenant-général Raymond Odierno, alors commandant le Corps multinational en Irak, a mis enlumière la contre-insurrection et accentué la publicité faite autour du manuel combinéArmy/Marines paru en décembre 2006 2.

La contre-insurrection comprend « ces mesures militaires, paramilitaires, politiques,économiques, psychologiques et édilitaires prises par un gouvernement pour défaire uneinsurrection » 3. De ce fait, le concept est construit en miroir par rapport à celui d’insur-rection, « propagation par des moyens militaires irréguliers d’une idéologie ou d’un sys-tème politique » 4. La contre-insurrection ne se limite pas aux opérations militaires decontre-guérilla ou de contre-rébellion, mais intègre également des missions d’assistance(aide humanitaire, reconstitution du tissu socio-économique, reconstruction des infra-structures de services publics) et de reconstruction (gouvernance, réforme du secteur dela sécurité). En cela, le concept s’inscrit dans la tradition coloniale et post-coloniale dela « pacification » française ou de l’imperial policing britannique. Sa terminologie estcependant plus floue que la « phase de stabilisation » française, durant laquelle les forcesarmées doivent poser les conditions qui permettront la normalisation et le retour à la

1. Karen DeYoung, Thomas E. Ricks, « The General’s Long View Could Cut WithdrawalDebate Short », Washington Post, 11 septembre 2007 ; David E. Sanger, « Officials Cite Long-TermNeed for US in Iraq », The New York Times, 12 septembre 2007.

2. Department of the Army/Headquarters US Marine Corps, FM 3-24/MCWP 3-33.5 Coun-terinsurgency, Washington DC, Government Printing Office, 15 décembre 2006 ; MultiNationalCorps Iraq, Pentagon Press Briefing Conference, 1er novembre 2007.

3. Department of Defense, Joint Publication JP 1-02 Department of Defense Dictionary ofMilitary and Associated Terms, Washington DC, Government Printing Office, 1er mars 2007.

4. Définition donnée par Gabriel Bonnet en 1958, cité par Bernard Fall, Street Without JoyIndochina at War 1946-1954, Mechanicsburg, Stackpole Publishing, 1994 (1re éd. : 1961), p. 373.

773Revue française de science politique, vol. 58, no 5, octobre 2008, p. 773-793.© 2008 Presses de Sciences Po.

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paix 1, voire que « l’action intégrale » du gouvernement colombien. En second lieu, lacontre-insurrection telle que conceptualisée par les Américains ne consiste pas directe-ment en l’éradication des insurgés mais bien de l’insurrection, à travers le contrôle duterrain qui lui sert de base, à savoir la population. L’impératif de « gagner les cœurs etles esprits » (winning hearts and minds), hérité de l’époque coloniale et postcoloniale 2,nécessite donc un usage discriminé de la force, au rebours du combat conventionnel quirepose sur la puissance de feu, mais aussi des procédures visant au contrôle des allé-geances et des représentations politiques de la population. Ainsi, la mission contribuenon seulement à brouiller la distinction classique entre la sécurité interne (police) et lesrelations internationales (les forces armées) 3, mais aussi à poser la question de l’évolutiondu métier militaire 4.

Traditionnellement, les armées occidentales, et singulièrement les forces terrestresaméricaines, sont formatées pour un combat jugé « conventionnel », celui qui les opposeà leurs pairs dans des affrontements directs. De ce fait, l’histoire de leurs performancesen contre-insurrection présente deux caractéristiques. En premier lieu, ces institutionsmilitaires doivent réorganiser leurs procédures, leurs doctrines et l’organisation de leursforces après un échec initial, comme l’illustre d’ailleurs le cas irakien 5. En second lieu,ces réformes ne perdurent jamais que de manière « informelle », nécessitant une adapta-tion lors de chaque intervention. Ainsi, les forces terrestres américaines ont été plussouvent confrontées aux « petites guerres » qu’à la « grande guerre » 6 : l’US Army dansles Philippines (1898-1913, puis 1946-1954), au Vietnam (1954-1973) ou en Amériquecentrale (1987-1990), le corps des Marines durant les Banana Wars (1913-1934) 7, puisau Vietnam (1964-1973). Cela signifie donc que les savoirs et savoir-faire liés à la contre-insurrection existent au sein des services terrestres américains, mais qu’ils sont reléguésaux marges institutionnelles. Ce fait peut s’expliquer par le concept de « culture organi-sationnelle ». Celui-ci désigne « l’essence » de l’institution, c’est-à-dire la conception quese font ses dirigeants ou le groupe dominant de ses missions et de son rôle 8. Cette culturefaçonne donc les intérêts, réels ou perçus, que vont défendre les membres de l’institution

1. Centre de doctrine d’emploi des forces, FT 01. Gagner la bataille, conduire à la paix,Paris, janvier 2007 ; Doctrine d’emploi des forces terrestres en stabilisation, Paris, 23 novembre2006.

2. L’expression est de Sir Gerald Templer, Haut Commissaire britannique en Malaisie entre1952 et 1954 : « La réponse réside non dans l’envoi de troupes supplémentaires dans la jungle maisdans les cœurs et les esprits de la population », cité par Brian Lapping, End of Empire, Londres,Granada Publishing, 1985, p. 224. Antérieurement, Lyautey suggère que « en prenant un repaire onpense surtout au marché qu’on y établira le lendemain » : Hubert Lyautey, Lettres du Tonkin et deMadagascar, Paris, Armand Colin, 1942 (1re éd. : 1921).

3. Pour une discussion approfondie sur ce sujet, lire le dossier « Militaires et Sécurité inté-rieure. L’Irlande du Nord comme métaphore », Cultures et Conflits, 56, hiver 2004.

4. Sur un sujet connexe, lire l’analyse d’Antonin Tisseron, Guerres urbaines. Nouveauxmétiers, nouveaux soldats, Paris, Economica, 2007.

5. Daniel Marston, Carter Malkasian (eds), Counterinsurgency in Modern Warfare, Londres,Osprey Publishing, 2008.

6. C’est l’argument de Max Boot, The Savage Wars of Peace. Small Wars and the Rise ofAmerican Power, New York, Basic Books, 2002.

7. Ce terme désigne les opérations de police (constabulary tasks) menées par les Marinesdans les Caraïbes et en Amérique Centrale entre 1913 (Haïti) et 1934 (Nicaragua) en applicationdu « corollaire Roosevelt » à la doctrine Monroe (1904). Le corps des Marines a codifié les pro-cédures tactiques et les principes de ces « petites guerres » dans le Small Wars Manual en 1934-1940.

8. Morton Halperin, Arnold Kanter, « The Bureaucratic Perspective », Robert J. Art, RobertJervis (eds), International Politics : Anarchy, Force, Political Economy and Decision-Making,Boston, Addison-Wesley, 2e éd., 1985.

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dans les marchandages bureaucratiques. Bien plus, elle modèle leur manière de percevoirle contexte politico-stratégique. Dans le cas de l’Army comme des Marines, la focalisationsur le combat « conventionnel » résulte d’une histoire complexe dans laquelle la guerredu Vietnam joue un rôle essentiel 1. Le « professionnalisme radical » qui en résulte estpeu compatible avec les impératifs de la contre-insurrection, tels que l’élargissement desmissions aux tâches « séculières », la subordination étroite à la direction politique, ouencore la maîtrise de la violence dans des opérations « au cœur des populations » 2.

Comment donc comprendre et expliquer l’évolution observée au sein des forcesterrestres américaines déployées en Irak entre 2003 et 2007 ?

Dans un ouvrage devenu célèbre aux États-Unis, le lieutenant-colonel John Naglcompare les ajustements des Britanniques durant « l’urgence malaise » (1948-1954) etceux des Américains au Vietnam 3. Il explique les différences d’issue des deux crises parla culture organisationnelle : le professionnalisme pragmatique de l’armée britannique, lapermanence d’une « doctrine informelle », le statut de dépendance vis-à-vis du pouvoircivil expliqueraient l’adaptation rapide des premiers. Par contraste, l’unitarisme del’Army, sa focalisation sur les missions guerrières, ainsi que l’institutionnalisation del’optimisme dans les rapports de situation seraient les clés de l’échec américain à adopterles « bonnes pratiques », pourtant connues et pratiquées, par les Marines notamment.Nagl en tire l’idée que les ajustements tactiques et doctrinaux nécessitent un apprentis-sage, c’est-à-dire une refonte de l’ensemble de l’institution (procédures tactiques, doc-trine, préparation opérationnelle, socialisation des membres, structures des forces). Ainsi,la culture organisationnelle n’est pas un donné fixe, mais résulte de compétitions et demarchandages entre les groupes d’intérêts et les acteurs. Une redéfinition identitaire seraitdonc possible en cas de « choc » externe entraînant une déconnexion croissante des per-ceptions de l’essence de l’institution par rapport à l’environnement immédiat.

Néanmoins, Nagl ne permet pas de comprendre ce phénomène d’adaptation. Traitantde l’élaboration du manuel des « petites guerres » au sein du corps des Marines en 1934,Keith Bickel montre comment des procédures et des enseignements tirés des expériencesopérationnelles sont progressivement diffusés à partir des revues professionnelles jusqu’àdevenir des évidences. En revanche, la décision politique de rédiger le manuel résulted’une opposition entre le commandant du Corps, favorable au développement des capa-cités au débarquement amphibie, et les commandants des Écoles de Quantico, désireuxde fixer les lessons learned des small wars et d’ancrer ainsi l’institution dans son rôlede force expéditionnaire 4. Le modèle de diffusion qu’il propose combine ainsi des fac-teurs externes (le contexte) et interne (les revues professionnelles, la mobilisation deressources par des acteurs influents). Cependant, ce modèle ne prend pas en compte larétroaction entre les institutions et le terrain.

Ainsi, la construction de la contre-insurrection au sein des forces terrestres en Irakn’est ni une adaptation linéaire au contexte, ni le résultat d’impératifs fixés d’en haut. Ilest plus adéquat de décrire cette dynamique comme une adaptation et un apprentissageayant trois caractéristiques. L’adaptation est non linéaire en ce sens qu’elle résulte de

1. Lieutenant-colonel Robert M. Cassidy, « Prophets or Praetorians ? The Uptonian Paradoxand the Powell Corollary », Parameters, automne 2003, p. 130-143.

2. Sur la distinction classique entre professionnalisme radical et coopératif, lire Morris Jano-witz, The Professional Soldier, New York, The Free Press of Glencoe, 1971 (1re éd. : 1960), p. 21.

3. Lieutenant-colonel John A. Nagl, Learning to Eat Soup with a Knife. CounterinsurgencyLessons from Malaya and Vietnam, Chicago, The University of Chicago Press, 2005.

4. Keith B. Bickel, Mars Learning. The Marine Corps’ Development of Small Wars Doctrine1915-1940, Boulder, Westview Press, 2001.

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réactions à un contexte opérationnel de plus en plus complexe et fluctuant et qu’elledépend fortement des perceptions et expériences des acteurs, ainsi que des réseaux qu’ilsforment. On peut parler ainsi d’une doctrine « informelle ». Ensuite, les improvisationslocales sont en interaction continuelle avec le centre institutionnel et géographique desinstitutions. La généralisation et la standardisation des procédures passent par un pro-cessus de retour d’expériences à la fois formel et informel. Enfin, cette adaptation estégalement un apprentissage puisqu’il s’agit de tirer des enseignements et de les implé-menter par des réformes doctrinales, institutionnelles et opérationnelles. Ce processusn’est pas linéaire en ce que ces leçons ne s’imposent pas d’elles-mêmes, mais résultentde choix politiques et de changements conceptuels.

Trois lieux interviennent en interaction dans le phénomène d’apprentissage, chacund’entre eux traversé de dynamiques complexes : le théâtre d’opérations, quelle que soitson échelle géographique ; les débats intellectuels, officiels ou non ; les institutions mili-taires dans leur dimension de prospective, d’entraînement, mais aussi d’affrontementspolitiques.

Après avoir montré comment les forces terrestres américaines se sont adaptées etont appris sur le terrain, il s’agira d’envisager les débats intellectuels et doctrinaux, ainsique leurs conséquences sur les institutions.

APPRENDRE ET S’ADAPTER :LA CONTRE-INSURRECTION EN IRAK

LA CONSTITUTION D’UNE DOCTRINE « INFORMELLE » DE CONTRE-INSURRECTION

Il est loisible d’observer l’adaptation des procédures tactiques à la contre-insurrec-tion. Les échelons inférieurs à celui du bataillon inclus sont en effet capitaux en ce qu’ilsforment l’interface principale entre les forces et la population. Un premier temps d’adap-tation court du printemps 2003 au printemps suivant. Face à la montée de la violence,de l’insécurité et des troubles civils, les unités mettent d’abord en œuvre des procéduresimprovisées sur la base des opérations de stabilisation (Stability and Support Operations :SASO) suivant l’avancée des troupes en Irak (mars-avril 2003). Plus particulièrement,on observe deux phénomènes. Le premier est l’application de mesures apprises dans lesopérations de Bosnie et du Kosovo auxquelles les unités du 5e corps ont quasiment toutesparticipées, à l’exception de la 4e division d’infanterie (4ID). Cette dernière unité, com-mandée par le major-général Raymond Odierno, prend la relève des Marines à Tikrit etsur la majeure partie du Triangle sunnite. Un deuxième phénomène tient justement dansla transmission des procédures et des dispositifs lors de la relève entre unités. En parti-culier, les unités de Marines élaborent des Centres d’actions civilo-militaires (Civil Mili-tary Operations Center : CMOC) au cœur des zones sous leur responsabilité 1. Cetteapproche est reconduite par la 3e division d’infanterie (3ID) à Bagdad, mais pas à Tikritoù la polémique enfle à l’arrivée de la 4ID sur la nécessité d’une posture plus agressive 2.Quoi qu’il en soit de ces heurts, l’ensemble des unités a effectué la transition vers des

1. Procédure expérimentée en Somalie. Cf. Arthur P. Brill, « The Three Blocks War », SeaPower, 42 (11), novembre 1999, p. 44-46.

2. Lieutenant-colonel Gian Gentile, « The Risk of Velvet Gloves », Washington Post, 19 jan-vier 2004. Le colonel Gentile était alors executive officer d’une brigade de la 4ID.

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procédures plus ou moins identiques à la fin de l’hiver 2003-2004 1. Ces procédurescomprennent trois axes principaux : l’établissement de CMOC au cœur des villes, lapratique de patrouilles démontées avec ou sans les unités de la nouvelle armée irakienne,et enfin, la prise de contact avec les chefs religieux ou tribaux dans les zones de respon-sabilité des unités au niveau du bataillon. L’ensemble doit soutenir les programmes dereconstruction financés par les fonds alloués aux commandants de zones (Commander’sEmergency Reconstruction Program : CERP). Alternativement, les opérations de sécuritémontées contre les groupes insurgés se fondent sur le triptyque bouclage-ratissage-arres-tation parfois inspiré des raids à l’israélienne. Or, les unités montrent une grande difficultédans l’usage de la force. Celle-ci apparaît souvent bien inefficace vis-à-vis des insurgés,mais indiscriminée vis-à-vis des civils. Le problème est triple : le renseignement estinsuffisant car les sources sont longues à institutionnaliser, les opérations de bouclagevisant à l’obtention du renseignement produisent des détentions abusives, et les opérationsvisant à influencer positivement les populations sont trop souvent embryonnaires aumoment des raids 2.

Les procédures sont donc affinées progressivement par une meilleure connaissancedes zones d’opérations (Areas of Operations : AO). Les interactions avec la culture et lasociété locales sont bien meilleures, tandis que le principe de « désescalade » de la forceet de maîtrise de la violence est travaillé à travers des règles d’engagement plus stricteset affinées. Le problème tient essentiellement à la rotation des unités sur le théâtre : ladurée de déploiement est ainsi allongée à 6 mois (2004), puis à un an (2007), mais enretour, les tensions sur les ressources humaines imposent une gestion précise des cyclesde mise en condition opérationnelle, de repos, d’entraînement et de projection. Un autreproblème tient dans l’adaptation progressive des insurgés aux tactiques américaines. Ilest difficile de lutter contre les actions terroristes et notamment l’usage des engins explo-sifs improvisés (Improvised Explosive Devices, IED) à partir de juillet 2003. Plusieurssolutions sont ainsi progressivement envisagées, jouant à la fois sur le trajet aléatoire desconvois et des patrouilles, sur la surveillance des zones sensibles, sur le démantèlementdes réseaux de fabrication et d’acheminement, ou encore sur les moyens électroniquesde repérage et de désactivation des pièges. Cependant, ces moyens, ainsi que les procé-dures tactiques, ne peuvent fonctionner sans les interactions avec la population 3.

Les procédures opérationnelles, utilisées par les formations au-delà de l’échelon dubataillon, sont importantes en ce qu’elles nous renseignent sur la capacité à généraliserles adaptations. La principale dynamique observée ainsi est le dégagement progressif demodèles ensuite institutionnalisés.

Un premier modèle précoce est observé dès le printemps et l’été 2003. À Mossoul,la 101e division de David Petraeus est confrontée dès le 19 avril à une situation inte-rethnique tendue. Dans cette région kurde, l’écroulement du pouvoir sunnite laissecraindre un embrasement de violence « sectaire » auquel le divisionnaire répond parune action en trois axes. En premier lieu, le rétablissement de la sécurité passe par

1. Les dernières unités étant les compagnies stationnées à Falloujah (hiver 2003-2004). Cf.F. J. « Bing » West, No True Glory. A Frontline Account for the Battle of Fallujah, New York,Bantam Books, 2006, p. 45-48.

2. Le général Odierno choisit de focaliser la 4ID sur les arrestations et la détention de suspects,sans avoir les unités adéquates (renseignement, MP). Cf. Thomas E. Ricks, « It Looks Weird andFelt Wrong », Washington Post, 24 juillet 2007.

3. La majeure partie des attentats de 2003-2007 sont ainsi le fait de jeunes sans emploi salariéspar les anciens dignitaires du régime, les milices chiites de Moqtada Al-Sadr, ou les émirs de l’Étatislamique d’Irak, c’est-à-dire Al Qaeda Irak (AQI).

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l’action directe des parachutistes, transformés en fantassins et dont les règles d’enga-gement sont définies très strictement. La saturation de l’espace de bataille par despatrouilles à pied permet à la fois de contrôler plus efficacement le milieu et de fonderles actions sur du renseignement d’origine humaine. Parallèlement, la division entamela formation de 20 000 personnels du nouvel Iraqi Civil Defense Corps (ICDC). Unsecond axe concerne l’établissement d’une gouvernance locale efficace, autonome etlégitime. Petraeus agit ici comme médiateur dans la réconciliation entre les factions,tandis que la division organise des élections et que les unités psychologiques (PSYOPS)mènent des actions de communication destinées à expliciter la stratégie américaine età gagner le soutien de la population 1. Enfin, la restauration des services essentiels passepar la mise en œuvre d’actions civilo-militaires et de reconstruction via la conversionde bataillons entiers à ces tâches 2. À Bagdad (10-24 avril), puis dans le sud chiite(24 avril-3 septembre), la 1re force expéditionnaire des Marines (MEF), dont l’élémentterrestre est composé par la 1re division de Marines (MARDIV) de James Mattis, trouveune tâche semblable. Dans la capitale irakienne, les opérations de sécurité contre lespillages et les insurgés sont menées conjointement à des missions de reconstructioncentralisées dans un CMOC formé par le 11e régiment d’artillerie. Dans le sud chiite,vaste zone couvrant tout le sud du pays, à l’exception de Bassorah tenue par les Bri-tanniques, les Marines sont confrontés à deux défis : la superficie de leur AO et lemanque d’argent. Les opérations sont donc décentralisées au niveau des cinq bataillonsqui se répartissent sur l’ensemble de la zone. Partant des centres-villes vers les cam-pagnes, le mouvement de restauration des services essentiels et de la gouvernance passepar l’immersion croissante des officiers du Corps dans les affaires locales, à l’instar dulieutenant-colonel Christopher Conlin, commandant le 1er bataillon du 7e régiment deMarines, élu maire par la population de Nadjaf 3. Durant l’été toutefois, les attaquescontre les convois militaires et les pèlerins chiites s’intensifient. Plutôt que de faireappel à un usage immodéré de la force, les Marines lancent des ACM et tablent sur lerenseignement humain gagné par l’immersion dans la population et une attitude cultu-rellement adaptée, adoptant parfois des procédures « irrégulières » pour attirer lesinsurgés dans des pièges 4. Lorsque la MEF quitte l’Irak le 3 septembre, le pays chiiteest stabilisé et l’approche en « gant de velours » de James Mattis semble avoir portéses fruits. Ce modèle de nation building est mis à mal par le changement de contextedu printemps 2004. En effet, les forces de la Coalition se trouvent confrontées à uneinsurrection générale menée à la fois par le chef chiite Moqtada Al-Sadr (Nadjaf enavril 2004, Bagdad en août 2004) et par les sunnites de la province d’Al Anbar (Fal-loujah et Ramadi d’avril à juin 2004). Ainsi, les Marines de James Mattis, qui ontprofité de leur retour aux États-Unis dans l’hiver pour approfondir les procédures del’année précédente, échouent à reprendre le contrôle de Falloujah.

1. Major John Freeburg, Sgt 1Class Jess T. Todd, « The 101st Division in Iraq : TelevisingFreedom », Military Review, novembre-décembre 2004, p. 39-41.

2. Un bataillon d’hélicoptères de combat se trouve chargé de la réouverture de l’université.3. Le colonel Conlin a narré sa réussite dans un article de la Marine Corps Gazette dans

lequel il insiste sur le fait que « les Marines doivent se préparer à influencer l’espace de batailleen servant comme administrateurs civils, porte-parole des affaires publiques, forces de police ettravailleurs humanitaires » Christopher Conlin, « What Do You Do For An Encore », Marine CorpsGazette, 88 (9), septembre 2004, p. 76. Désigné à l’unanimité par le conseil municipal, ChristopherConlin refuse cette élection. Le Mahdi Haider est ainsi élu à l’unanimité comme maire provisoire.

4. Brigadier John F. Kelly, « Tikrit, South To Babylon, part 3 », Marine Corps Gazette, 88 (4),avril 2004, p. 45.

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Un second modèle opératif émerge à Bagdad, capitale meurtrie par la rébellion deSadr et par les premiers heurts interethniques. Engagée dans Bagdad au printemps et àl’été 2004 (15 avril-5 août 2004), la 1re division de cavalerie (1st CAV) du général Chia-relli met en œuvre un processus partiellement inédit. S’étant préparé à son déploiementpar des stages intensifs auprès des services municipaux d’Austin (Texas), Chiarelli fondeson action sur une approche simultanée et multidimensionnelle de la stabilisation 1. Ils’agit pour lui de gagner les indécis au gouvernement intérimaire qui se met alors enplace. L’objectif est double : réduire la misère et l’insécurité, et disputer le contrôle duquartier de Sadr City aux milices chiites de l’armée du Mahdi. Pour ce faire, les actionsde sécurité couvrent une reconstitution du tissu socioéconomique de la cité, tandis queles opérations de communication accroissent le soutien effectif de la population. L’argentet les grands travaux d’infrastructure en sont les moyens privilégiés, l’approche culturelleet « l’intelligence situationnelle » sont valorisées. Parallèlement, il s’agit de former lesnouvelles forces de sécurité irakienne aux procédures de contre-insurrection par le biaisde MiTT (Military Interim Training Teams) intégrées jusqu’à l’échelon de la section.Cette expérience met en valeur la nécessaire mise en cohérence des « lignes d’opéra-tions » dans la contre-insurrection, mais reste limitée à Bagdad.

Face à la constitution de « sanctuaires » par les différents mouvements insurgés,un troisième modèle est bientôt généralisé. Il se fonde sur la séquence « nettoyer-tenir-construire » mise en évidence à Nadjaf (août 2004), à Samarra (octobre 2004), àFalloujah (novembre 2004) et surtout à Tell Afar (septembre 2005). Deux cas sontintéressants. À Falloujah, la ville est soumise à une gigantesque opération de bouclageet de nettoyage. Le modelage de l’espace de bataille passe par des opérations psycho-logiques et de renseignements destinées à évacuer la population civile et à repérer lescaches et les places fortes urbaines. L’action de nettoyage est menée simultanément àdes opérations de restauration des services et de reconstruction des infrastructures viaun CMOC, et à des actions humanitaires visant à soulager la population hors de oudans la ville. L’isolement de la cité continue au-delà des opérations de combat par lamise en œuvre d’un plan de réouverture progressive de la ville. Le retour des civils estdonc échelonné et ceux-ci transitent par des points de contrôle, tandis qu’un fichierbiométrique est mis en place. Ce modèle est reproduit à Tell Afar entre le printemps2005 et l’hiver suivant. Cette cité de la province de Ninive, située au nord-ouest del’Irak, est progressivement transformée en sanctuaire de l’insurrection en raison de laprésence d’une seule compagnie d’infanterie dans l’hiver 2004-2005. Se fondant surune étude des réseaux ethniques de cette zone 2, le colonel H. McMaster, commandantle 3e régiment de cavalerie blindée (3rd ACR) isole la ville par un remblai de deuxmètres de haut. Filtrant les entrées et les sorties, les cavaliers établissent de premiersrenseignements sur les avant-postes insurgés, bientôt complétés par les observationsaériennes effectuées à l’aide de drones. L’action de coercition dure 72 heures, à l’issuede laquelle cavaliers et parachutistes entament leur transition. Il s’agit ensuite de pla-nifier une opération permettant une prise en charge simultanée de tous les enjeux :renforcement des institutions civiles, formation et entraînement des forces de sécuritéirakiennes, rapprochement avec la population et opérations de sécurité fondées sur la

1. Major-général Peter W. Chiarelli, Major Patrick R. Michaelis, « Winning the Peace : theRequirement for Full-Spectrum Operations », Military Review, juillet-août 2005, p. 4-17 ; DenisSteele, « Helping Iraq : A Block-by-Block Battle », Army Magazine, septembre 2004, p. 43-44.

2. Capitaine Travis Patriquin, « Using Occam’s Razor to Connect the Dots : The Ba’ath Partyand The Insurgency in Tell Afar », Military Review, janvier-février 2007, p. 16-25.

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« conscience culturelle » et l’obtention du renseignement. La formation des unités ira-kiennes, la fréquence des patrouilles à pied, destinées autant à acquérir le renseignementqu’à se rapprocher des populations, la mise en place d’un CMOC, autant d’élémentsqui apparaissent comme des reproductions de l’expérience des Marines à Falloujah 1.De plus, les méthodes « irrégulières » semblent être copiées, comme dans les embus-cades ou les pièges tendus aux groupes s’en prenant aux convois. À Al Qaim, lesprincipes semblent les mêmes 2. Quels que soient ses mérites réels, ce procédé opéra-tionnel est bientôt promu par le Conseil national de sécurité et par l’administrationcomme une « recette miracle » 3.

Enfin, dès septembre 2006, une alternative semble se dessiner. Dans la provinced’Anbar, en effet, les Marines et l’Army profitent d’une opportunité majeure en nouantdes alliances avec les tribus sunnites de la province qui avaient jusqu’ici formé les grosbataillons de l’insurrection. À la suite du transfert de priorité sur Bagdad dans l’été 2006,Al Qaeda avait joué en effet de la terreur et des massacres pour prendre en main lescadres de l’insurrection. Certains cheiks décident alors de combattre Al Qaeda et l’Étatislamique en Irak, se rapprochant des forces de contre-insurrection dans un mouvementbaptisé « Réveil ». Cette alliance permet aux opérations de sécurité de bénéficier à la foisde meilleurs renseignements et de troupes supplémentaires. Les milices sunnites, bientôtintégrées dans des unités de sécurité locale, les « citoyens locaux inquiets » (ConcernedLocal Citizens CLC), deviennent ainsi le fer de lance des opérations contre Al QaedaIraq (AQI), tandis que le conseil des tribus d’Anbar s’engage résolument au côté desforces américaines dans l’hiver 2006-2007 4.

La définition d’une stratégie de contre-insurrection est le dernier échelon permettantd’apprécier l’adaptation. Là encore deux dynamiques s’observent : une adaptation selonun processus itératif, la lente constitution de l’unité des efforts opérationnels.

En effet, antérieurement à l’invasion de l’Irak, la formation des forces irakiennes aconstitué le premier pôle autour duquel définir la stratégie « d’après-guerre ». Dans« l’année perdue » (2003-2004), le lieutenant-général Ricardo Sanchez, commandant laJoint Task Force-7 (JTF-7), n’élabore aucune stratégie de contre-insurrection, à l’excep-tion de cette tâche de formation et de la poursuite des dignitaires de l’ancien régime.L’absence d’unité d’effort, ainsi que les manques liés à l’échelonnement chaotique desunités de soutien, sont donc localement palliés par les commandants divisionnaires oupar les commandants d’unités élémentaires 5.

1. Lieutenant-colonel Chris Gibbon, « Battlefield Victories and Strategic Success : The PathForward in Iraq », Military Review, septembre-octobre 2006, p. 47-59 ; Georges Packer, « The Les-sons of Tell Afar », The New Yorker, 10 avril 2006 ; lieutenant-colonel Hickey, « Fighting theInsurgency in Tell Afar », diaporama PowerPoint, Association of United States’ Army’s AnnualMeeting, 10 octobre 2006.

2. F. J. « Bing » West, « Streetwise », The Atlantic Monthly, janvier-février 2007.3. Entretien de Philip Zelikow sur PBS, <http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/endgame/

interviews/zelikow.html> (accédé le 6 juin 2007).4. Sur le « modèle Anbar », voir Carter MalkAsian, « A Thin Blue Line in the Sand », Demo-

cracy, 5, été 2007, accessible sur <http://smallwarsjournal.com/blog/2007/06/a-thin-blue-line-in-the-sand/> ; lieutenant-colonel Kurt Wheeler, USMC (ret.), « Good News in Al Anbar », Marine CorpsGazette, 91 (4), avril 2007, p. 36-40 ; Kimberly Kagan, The Anbar Awakening. Displacing Al Qaedafrom Its Strongholds in Western Iraq, Iraq Report no 3, Institute for the Study of War, avril 2007 ;John F. Burns, Alissa J. Rubin, « US Arming Sunnis in Iraq to Battle Old Al Qaeda Allies », TheNew York Times, 10 juin 2007 ; Colonel Sean McFarland, « Anbar Awakens : The Tipping Point »,Military Review, mars-avril 2008, p. 41-52.

5. Manquent essentiellement les unités de Police militaire, les unités d’Action civilo-militaire,ou encore celles des opérations psychologiques.

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La nomination du lieutenant-général Casey en juin 2004 ouvre une périodedurant laquelle cette stratégie se cherche. Dans un premier temps, une stratégie pro-visoire fixe l’objectif de transfert des responsabilités aux forces irakiennes.S’appuyant sur une équipe d’experts formée en novembre 2004, une revue des pro-cédures tactiques est ainsi opérée durant l’été 2005. Parallèlement, les succès deTell Afar et la définition de la Stratégie nationale pour la victoire en Irak poussentCasey à préciser son objectif initial par la standardisation du procédé opérationnel« nettoyer-tenir-construire ». Enfin, un dernier volet consiste à réformer constam-ment la formation des unités irakiennes en s’appuyant sur les procédures du MultiNational Transition and Security Command-Iraq (MNTSC-I). Commandé par DavidPetraeus jusqu’en septembre 2005, puis par Martin Dempsey, cet organe du MultiNational Force-Iraq (MNF-I), dont Casey est l’officier commandant, est chargéd’unifier toutes les initiatives de formation des forces armées et de sécurité dunouvel État. Toutefois, cette stratégie trouve ses limites en deux points. Le premierest l’absence d’effectifs suffisants pour assurer l’ensemble des missions. Le trans-fert des responsabilités à des unités irakiennes souvent novices, parfois corrompues,toujours à court de ressources, se traduit par le retour des insurgés 1. D’autre part,un nouveau basculement opérationnel se joue en février 2006. La campagne d’atten-tats lancée par Al Qaeda attise la guerre civile entre les Sunnites et les Chiites,notamment dans les régions mixtes et à Bagdad. Investissant la capitale entre juinet août 2006, les troupes américaines délaissent ainsi les autres régions, d’autantque le plan de sécurité de Bagdad ne peut empêcher le nettoyage ethnique des quar-tiers mixtes. Pire, ce plan laisse croire à un premier succès du fait de la baissecorrélative des meurtres dans ces zones. En janvier 2007, un infléchissement de lastratégie consiste à tenter de rompre les réseaux de fabrication et d’acheminementdes IED. Toutefois, il n’est pas possible de mener des raids simultanés sur toutesles « ceintures de Bagdad ».

En janvier 2007, David Petraeus remplace Georges Casey à la tête de la MNF-I. Ilbénéficie également du renfort de 30 000 hommes supplémentaires (le « surge »). Sastratégie s’inspire des principes définis dans le manuel de contre-insurrection de décembre2006 dont il est l’un des promoteurs. Ainsi, l’objectif stratégique n’est plus le transfertdes responsabilités, mais la protection des populations, notamment à Bagdad, afin defaciliter la réconciliation et la reconstruction 2. Cette stratégie conduit à la « division dutravail » entre les forces américaines, les forces irakiennes et les forces locales. Lespremières mènent essentiellement les opérations de haute intensité, mais aussi la recons-truction et l’établissement de contacts avec les chefs locaux en vue de leur ralliement.Les secondes opèrent en soutien lors des opérations de nettoyage, les troisièmes com-battent Al Qaeda et assurent l’accompagnement des patrouilles américaines lors de laphase de consolidation de la sécurité. Surtout, l’action de Petraeus consiste à généraliserdavantage le procédé de Tell Afar et à le coupler au « modèle Anbar » en trois opérationsséquentielles. Entre janvier et juin, la sécurité de Bagdad est prioritaire. Deux des cinqbrigades du « surge » investissent les quartiers, s’établissent dans des avant-postes etassurent une présence continue pour la sécurité et la reconstruction. Des barrières sontplacées aux zones dangereuses afin de protéger les lieux publics souvent ciblés par les

1. Peter Backer, « An Iraq Success Story’s Sad New Chapter », Washington Post, 21 mars2006.

2. Multi-National Force Iraq, General Petraeus’ Change of Command Remark, Bagdad, 10 février2007, <http://www.mnf-iraq.com/index.php ?option=com_content&task=view&id=14083&Itemid=176>.

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attentats 1. À partir de juin jusqu’en août, les trois autres brigades mènent des opérationssimultanées dans les « ceintures de Bagdad » afin d’y chasser Al Qaeda. Phantom Thunderest la plus importante opération jamais lancée en Irak depuis l’invasion. Elle résume àelle seule tout ce que les forces terrestres ont appris. En effet, chacune des offensivesqui la composent est marquée par la séquence « nettoyer-tenir-consolider », tandis queles unités mènent à la fois des actions de combat, de communication, de restauration desinfrastructures, de promotion de la gouvernance et de développement des structures éco-nomiques 2. À compter d’août, l’opération Phantom Strike, combinée à la généralisationdes alliances avec les ex-insurgés sunnites, consiste en des raids visant la destruction descellules de commandement d’Al Qaeda, mais aussi l’affaiblissement de l’armée du Mahdide Moqtada Al-Sadr. Le principe est ainsi acquis non seulement de séparer les insurgésde la population, mais aussi de leur dénier tout espace de manœuvre. Élaborée en fonctiondes changements de contexte par une équipe de conseillers en contre-insurrection, dontle lieutenant-colonel David Killcullen de l’armée australienne, le colonel Peter Mansoor,ou encore le colonel Henry McMaster, cette stratégie pose cependant le risque de l’écla-tement de l’Irak. L’adaptation des Américains a en effet été jusqu’à remettre en cause leprésupposé ancien d’alliance avec les Chiites, puisque le mouvement d’alliance avec lesanciens insurgés concerne essentiellement les Sunnites, au grand dam du gouvernementirakien, lequel refuse l’intégration des « citoyens locaux inquiets » au sein des forcesrégulières 3. En définitive, le bilan est mitigé. La campagne de 2007 marque l’émergenced’une réelle vision d’ensemble, mais s’apparente souvent à l’accumulation des seulssuccès tactiques.

LA DIFFUSION INSTITUTIONNELLE DE LA DOCTRINE INFORMELLE

Comprendre le tissage de cette doctrine informelle passe par l’analyse du mécanismedes retours d’expérience 4. Dans un premier temps, celui-ci est informel : il s’agit d’inté-grer au plus vite les enseignements du théâtre. Conformément au principe itératif en usageau sein du corps des Marines, James Mattis intègre ces derniers dans l’entraînement desunités de la MEF en vue de leur redéploiement dans la province d’Anbar prévu auprintemps 2004. S’appuyant sur les moyens du Marine Corps’ Warfighting Laboratory(MCWL), le commandeur de la 1st MARDIV réquisitionne une base désaffectée de l’AirForce près du camp d’entraînement de Twenty-Nine Palms en Californie. Le cahier descharges qu’il fixe à la cellule du projet Metropolis (ProMet) – créée au début des années2000 pour développer les Basic Urbain Skills Training (BUST) – est précis :

1. Karin Bruilliard, « “Gated Communities” for War Ravaged Baghdad », Washington Post,23 avril 2007 ; Ann Scott Tyson, « The Two Sides of Baghdad Barriers », Washington Post, 30 avril2007, et « Troops at Baghdad Outposts Seek Safety in Fortifications », Washington Post, 8 mai2007.

2. Colonel David Sutherland, « Greywolf, Making A Difference », briefing du commandantla 3e Brigade de la 1st CAV à Diyala, <http://www.understandingwar.org/files/SutherlandBriefingSlides.pdf>.

3. Dénommés « Fils de l’Irak » (SoI) depuis février 2008, ces miliciens sont payés par lecontribuable américain et assurent des tâches statiques (points de contrôle). Ils favorisent une dif-fusion du pouvoir à l’échelon local.

4. Mécanisme institutionnel par lequel les enseignements opérationnels sont analysés.Commun aux armées occidentales, il porte le nom de « lessons learned » aux États-Unis et deRETEX en France.

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reconstitution d’un environnement physique et socioculturel du Moyen-Orient, jeu derôle avec des locuteurs arabes, scénarios élaborés en flux continus avec le théâtre. Ce« village Matilda », outre le drill sur les règles d’engagement, permet aussi d’affiner deuxautres points de la mise en condition opérationnelle de l’unité : la nécessité de cartogra-phier le « terrain humain », celle d’alléger les unités d’artillerie pour accroître les effectifsdisponibles dans les missions de sauvegarde 1. Outre l’entraînement, l’intégration desenseignements est aussi le fait des centres de formation initiale ou continue. Ainsi, desvétérans des premières campagnes sont inclus parmi les étudiants du Marine Corps Com-mand and Staff College (MCCSC) afin de participer à la révision du small wars manual 2.Un deuxième canal informel est celui des listes bibliographiques (reading lists) que lescommandants d’unité transmettent à leurs subordonnés. Elles permettent en effet de recen-trer la préparation opérationnelle autour de thèmes de campagne précis. C’est la solutionchoisie par le colonel Henry McMaster en prévision du déploiement du 3rd ACR dans laprovince de Ninive à l’hiver 2004-2005 3. Brillant historien spécialiste des relations civilo-militaires durant la guerre du Vietnam, le chef de corps initie ainsi ses principaux officiersà la contre-insurrection via les lectures de Lawrence d’Arabie mais surtout de DavidGalula. Ce procédé, largement institutionnalisé dans l’Army et les Marines, est élargi parMattis lors de son commandement de la composante Marines du CENTCOM 4. La dif-fusion des procédures passe également par les contacts plus ou moins formels entre pairs.Notamment, le développement des réseaux Internet sécurisés permet les échanges derenseignements, ainsi que le partage des lessons learned. Le protocole SIPRnet 5 hébergeainsi des blogs et des forums sécurisés. Créé en 2004 par le major Patrick Michaelis, del’état-major de la 1st CAV, CAVNET se fixe la mission de préparer les hommes « à laprochaine patrouille et non à la prochaine guerre » en « partageant la connaissance pourgagner le combat » 6. Le site, présenté comme un forum à arborescence multiple, est uncomplément aux sites des chefs de section et des commandants d’unité fondés en 2003par des élèves de West Point afin de gérer les adaptations opérationnelles et raccourcirla boucle OODA (Observer, s’Orienter, Décider Agir) 7. Bien que classifiées, certainesinformations de ces sites sont parfois diffusées plus largement à travers la rubrique « Com-panycommand » de Army Magazine, édité par l’Association de l’US Army (AUSA).

Les commandants de théâtre tiennent un rôle intermédiaire entre la diffusion for-melle et informelle du processus des enseignements opérationnels. Les généraux Caseyet Petraeus prennent des initiatives visant à identifier au plus vite les procédures et lesproblèmes, et à diffuser l’information utile aux officiers et sous-officiers présents en Irak.Ils agissent à travers des think tanks, sur le modèle des commandements unifiés : les« Doctors without Orders » et le « Baghdad Brain Trust ». D’autres initiatives sont à

1. Major Daniel D. Schmitt, « Waltzing Matilda », Marine Corps Gazette, 89 (1), janvier2005, p. 20-25 ; colonel Thomas Conally, lieutenant-colonel Lance McDaniel, « Leaving the Tubesat Home », Marine Corps Gazette, 89 (10), octobre 2005, p. 31-34.

2. Colonel John Toolan, « Concept Paper for US Marine Corps Command and Staff CollegeMaster Thesis Project », Quantico, Va., USMCCSC, 21 juillet 2005, <http://smallwarsjournal.com/documents/toolan.doc> (accédé le 2 juin 2007).

3. Elaine M. Grossman, « To Understand Insurgency in Iraq : Read Something Old, Some-thing New », Inside the Pentagon, 2 décembre 2004.

4. Lieutenant-général James Mattis, « USMC MARFORCENT’s Reading List », mars 2007,<http://www.mca-marines.org/gazette/PDF/readlistall.pdf> (accédé en juin 2007).

5. Secure Internet Protocole Router Network.6. Dan Baum, « Battle Lessons », The New Yorker, 17 janvier 2005, entretien de Patrick

Michaelis sur PBS Online, <http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/company/lessons/>.7. Il s’agit des sites <companycommand.com> et <platoonleader.army.mil>.

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noter : l’ouverture de la Counterinsurgency Academy à Camp Taji en novembre 2005accompagne l’inauguration de l’académie Phoenix. Si la seconde est l’ultime formationque reçoivent les conseillers militaires américains avant leur affection, la première estimposée, avec réticence, à tous les commandants de bataillon et de brigade déployés enIrak.

Dans un second temps, le processus de retours d’expérience est progressivementinstitutionnalisé dans le cœur des organisations militaires. Il s’agit d’assurer une pluslarge diffusion des enseignements et d’en déduire d’éventuelles adaptations institution-nelles, voire des réformes en profondeur. La prise en main des processus informels décritsplus haut permet de généraliser ceux-ci. Ainsi en est-il par exemple pour la mise encondition opérationnelle. Traditionnellement dévolus aux opérations combinées, les cen-tres d’entraînement de l’Army (National Training Center – NTC – et Joint ReadinessTraining Center – JRTC) intègrent dans l’année 2006 les procédures initiées par Mattis 1.Bien plus, les scénarios et les procédures de l’OPFOR (la force chargée de tenir le rôledes différents ennemis génériques) s’adaptent continuellement grâce au déploiementd’observateurs du NTC au sein des unités présentes en Irak. Les centres d’entraînementdes Marines partagent les enseignements du NTC afin d’optimiser et de standardiser auplus vite les Tactics, Techniques and Procedures (TTP). Des réformes découlent de cetteappropriation des mécanismes informels. En mai 2005, le corps des Marines institution-nalise les concepts de « culture opérationnelle » au sein du Center for Advanced Opera-tional Cultural Learning dans lequel les officiers et sous-officiers sont initiés aux subtilitésdu contexte socioculturel de leur zone de déploiement et reçoivent des rudiments d’arabe 2.L’USMC est imité en février 2006 par l’Army qui crée un Culture Center au sein del’École du renseignement de Fort Huachuca (Arizona) 3. Ce centre dispense des coursgénéraux sur l’Islam, le Moyen-Orient et la culture arabe 4. Ces deux entités bénéficientd’un contact direct avec le théâtre irakien par l’intermédiaire d’observateurs, mais aussi,depuis l’hiver 2006-2007, d’équipes d’anthropologues et d’ethnologues accompagnantles unités militaires et chargées de l’étude du « terrain humain ». In fine toutefois, lemécanisme du RETEX est l’affaire des Center for Lessons Learned de l’Army (CombinedArms Center) et des Marines (Marine Corps Warfighting Laboratory).

Complétant l’ensemble, la création de l’Iraq Assistance Group – organique à la1re division d’infanterie de Fort Riley, chargé de former les futurs conseillers militaires« incrustés » dans les unités de la nouvelle armée irakienne, du niveau divisionnaire auniveau de la compagnie – est une première réforme importante. Un de ses cadres, lelieutenant-colonel John Nagl, promoteur du manuel de contre-insurrection de décembre2006, milite en effet pour la création d’un corps de conseillers spécialisés au sein del’Army 5.

Enfin, un troisième temps est celui du réinvestissement des enseignements au seinde la prospective doctrinale. Il s’agit de penser les concepts doctrinaux de la contre-insurrection. La culture jominienne des services américains place la doctrine formelle au

1. Brigadier-général Robert W. Cone, « The Changing National Training Center », MilitaryReview, mai-juin 2006, p. 70-79.

2. Barak A. Salmoni, « Advances in Predeployment Culture Training : the US Marine CorpsApproach », Military Review, novembre-décembre 2006, p. 79-88.

3. Major Remi J. Hajjar, « The Army’s New TRADOC Culture Center », Military Review,ibid., p. 89-92.

4. Collection personnelle de l’auteur.5. John A. Nagl, Institutionalizing Adaptation. It’s Time for a Permanent Army Advisor Corps,

Washington, DC, Center for A New American Security, 2007.

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cœur des préoccupations opérationnelles, politiques et institutionnelles. Dans ce cadre,des centres de réflexion intégrés aux centres de doctrine et d’enseignement des forcesterrestres sont sollicités tandis que d’autres sont crées. Dans la première catégorie, il estpossible de citer la réactivation du Small Wars Center of Excellence qui, au sein duMarine Corps Combat Development Command, (MCCDC) fait le lien entre le MarineCorps Warfighting Laboratory et le Training and Education Command (TECOM). Plusdiscrètement, l’Army crée en 2003 l’Institut de maintien de la paix et des opérations destabilisation. Au sein du Training and Doctrine Command (TRADOC), l’USPKSO capi-talise sur les ressources du défunt Institut du maintien de la paix créé en 1993. Inscritdans la structure de l’Army War College, l’institut participe à la formation des officierssupérieurs par le Center for Strategic Leadership. À la seconde catégorie doit être rattachéle nouveau Centre de contre-insurrection combiné de l’Army et des Marines (USA/USMC : Counterinsurgency Center of Excellence). Basé à Fort Leavenworth, il est ainsichargé de collecter les données émanant du théâtre pour en tirer des procédures auxniveaux tactiques, opérationnels et stratégiques (été 2006) 1. Il en est de même pour leCentre des guerres irrégulières ouvert par les Marines à Quantico en mai 2007 2. Lesréflexions prospectives sont confiées aux commandants respectifs du Combined ArmsCenter (CAC) et du MCCDC : à partir de 2005, il s’agit des lieutenants-généraux DavidPetraeus et James Mattis 3.

DES INSTITUTIONS QUI APPRENNENT :LA DOCTRINE DE CONTRE-INSURRECTIONDES FORCES TERRESTRES AMÉRICAINES

LA REDÉCOUVERTE DE LA « DOCTRINE CLASSIQUE »

Les procédures de la contre-insurrection en Irak nécessitent une relecture de la partde la communauté de défense de manière à en fixer les interprétations et à en tirer desconséquences politiques, institutionnelles et opérationnelles. Le cadre central, mais nonexclusif, en sont les revues professionnelles. Historiquement en effet, les revues profes-sionnelles de l’Army et des Marines ont joué le rôle de standardisation des pratiques oudes concepts doctrinaux, à la fois en les diffusant le plus largement possible, mais aussien créant un réseau de sens dans lequel elles sont relues. Aux marges, les think tanks,tant militaires que civils, et des analystes participent aux débats. Ceux-ci résultent doncd’une pluralité d’acteurs et de réseaux et de l’articulation entre les demandes politiques,institutionnelles et opérationnelles.

Historiquement, la demande politique est primordiale. Dès 2002, la préparation del’invasion de l’Irak a nécessité de s’interroger sur la manière de stabiliser le pays après lachute du régime baasiste. Le Pentagone, notamment l’Office of Secretary of Defense (OSD)géré par Paul Wolfowitz, a ainsi commandité une recherche menée au sein du StrategicStudies Institute (SSI) de l’Army War College sous la direction de Conrad Crane 4. Le

1. Joël Mathis, « Counterinsurgency Center in Kansas to Play Crucial Role in Mideast Wars »,Lawrence Journal, 1er octobre 2006.

2. « ON WAR, Counterinsurgency Training », Fredericksburg.com, 2 novembre 2007.3. Le commandant du CAC est l’adjoint du commandant du TRADOC, alors que le com-

mandant du MCCDC est l’adjoint direct du commandant du corps des Marines.4. James Fallows, « Blind Into Baghdad », The Atlantic Monthly, janvier 2004.

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rapport produit en février 2003 insiste sur les changements du contexte pour écarter touteréférence indue à la stabilisation de l’Allemagne et du Japon après la seconde guerre mon-diale 1. Cette demande politique guide également les recherches menées au sein du SSIconcernant la formation des unités « indigènes » 2. À noter enfin que l’OSD et le Départe-ment d’État cooptent également des personnalités indépendantes à titre de consultant dansle domaine de la stabilisation et de la contre-insurrection, afin d’élaborer une sortie de crise.Ainsi en est-il par exemple du colonel en retraite du corps des Marines Gary Anderson en2004 ou du lieutenant-colonel de l’armée australienne David Killcullen en 2005 3.

La demande opérationnelle intervient à partir de 2003. D’abord informelle, elle trans-paraît dans des articles isolés de revues professionnelles. Précocement, la Gazette du corpsdes Marines (Marine Corps Gazette : MCG) ou Army Magazine accueillent en effet lestémoignages d’acteurs opérationnels. Ces contributions exposent non seulement les procé-dures et les difficultés, mais participent également d’une première relecture des expériencescombattantes. À partir de 2005, la Military Review, organe du Combined Arms Center, sejoint à la MCG. Les blogs militaires (military blogs ou milblogs) s’ajoutent aux revuesprofessionnelles. Tenus par des soldats, des parents de soldats ou des correspondants deguerre accrédités par le Pentagone et « incrustés » au sein des unités, ces espaces permettentla diffusion des informations et l’inscription des débats purement opérationnels dans uncadre politique ou institutionnel élargi. En avril 2007, un règlement concernant les courriersélectroniques et la publication de données confidentielles restreint provisoirement cette fonc-tion 4. Toutefois, plusieurs de ces blogs ou forums demeurent aujourd’hui des lieux de débatsintenses et souvent riches, faisant d’autre part la liaison entre les militaires, les analystes etl’opinion publique 5.

La demande institutionnelle est plus tardive. Elle se focalise sur la définition d’impé-ratifs qui puissent permettre l’adaptation de la doctrine, de l’organisation, de la formationou de la logistique des forces. La nomination de Peter Schoemaker comme chef d’état-major de l’Army à la fin de l’année 2003 marque une étape. Dans son discours d’inau-guration du 11 décembre 2003, il insiste en effet sur la nécessité de s’adapter et notam-ment de modifier les structures culturelles de l’institution 6. Cette orientation générale setraduit par une inflexion des réflexions au sein du TRADOC 7 mais aussi par la cooptationd’idées venant d’individus marginaux. Le tournant intervient ainsi au cours de l’année2005 lorsque Schoemaker choisit de diffuser les travaux de John Nagl auprès des prin-cipaux dirigeants du service 8. Parallèlement, il s’agit de mettre à jour la doctrine de

1. Conrad C. Crane, W. Andrew Terrill, Reconstructing Iraq : Insights, Challenges, and Mis-sions for Military Forces in a Post-Conflict Scenario, Carlisle, Strategic Studies Institute of the USArmy War College, 2003.

2. Ce point était l’obsession de Paul Wolfowitz dans la préparation du conflit : MichaelR. Gordon, Bernard E. Trainor, Cobra II. The Inside Story of Invasion and Occupation of Iraq,New York, Vintage Books, 2005.

3. Gary Anderson, « Saddam’s Greater Game », Washington Post, 2 avril 2003 ; GeorgePacker, « Knowing the Ennemy », The New Yorker, 18 décembre 2006.

4. Department of the Army, Army Regulation 530-1 : Operations and Signal Policy Opera-tions Security (OPSEC), Washington DC, Government Printing Office, 19 avril 2007.

5. Les blogs les plus lus sont « The small wars journal », « The long war journal », « INDCJournal », « The Captain’s Journal » et « Abu Muqawama ».

6. General Peter J. Schoomaker, « The Way Ahead », Military Review, mars-avril 2004,p. 2-16.

7. Brigadier-général David A. Fastabend, Robert H. Simpson, « Adapt or Die. The Imperativefor a Culture Innovation in the US Army », Army Magazine, février 2004, p. 15-21.

8. Ainsi écrit-il que « [l’Army] se sert de l’opportunité offerte par la guerre à la terreur pourtransformer [son] organisation et sa culture » : John A. Nagl, Learning to Eat Soup with a Knife...,

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l’institution datant de 1987 1. Confiée au lieutenant-colonel Jan Horvath, la rédaction duField Manual Interim 3-07.22 en octobre 2004 accumule les enseignements, les techni-ques et les procédures dérivées des expériences américaines et britanniques 2. L’ensemble,plus descriptif que prescriptif, est une publication provisoire, d’une durée de deux ans etdestinée à combler les lacunes doctrinales. Bien que présentant de substantielles avancéespar rapport à la vision traditionnelle de l’institution, ce projet ne tient que partiellementcompte des réalisations de 2003-2004. Pour ce qui concerne les Marines, le commandantdu corps Michael Hagee préconise le 18 avril 2005 de développer « l’entraînement et laformation accrue en langues étrangères, [ainsi que] la conscience culturelle » 3. Commeles deux autres demandes, la demande institutionnelle se traduit par la publication d’arti-cles au sein des revues professionnelles. Plus particulièrement, deux d’entre elles jouentun rôle clé dans le processus d’interprétation. En 2006, sous l’impulsion de DavidPetraeus, la Military Review devient l’organe privilégié dans lequel les principes et lesimpératifs de la contre-insurrection sont discutés et exposés 4. Le commandant du CAClie ainsi le processus de rédaction du manuel combiné, alors en cours, et les débatsinstitutionnels. Plus anciennement, la revue Parameters de l’Army War College accueillela réflexion historique et sociologique d’acteurs soucieux de la redécouverte des principesanciens de la contre-insurrection.

La réflexion intellectuelle s’inscrit en effet dans un processus de redécouverte etde relecture du paradigme dominant de la contre-insurrection. Élaborée dans les années1960 aux États-Unis et au Royaume-Uni, la doctrine « classique » imprègne ainsi lesréflexions successives menées depuis 2004. La plupart de ses promoteurs sont desofficiers ou des universitaires considérés (ou se considérant) comme des marginauxau sein de leur organisation. La fréquence de leurs citations fait ainsi émerger quelquesnoms : outre John Nagl et David Killcullen, on trouve le lieutenant-colonel RobertCassidy ou le Dr Steven Metz. En premier lieu, un rappel historique est fait sur lepassé contre-insurrectionnel de l’Army et des Marines. Les guerres indiennes ou laguerre contre les insurgés philippins au début du 20e siècle sont convoquées pourmontrer la contingence de la culture « conventionnelle » de l’armée de terre et rappelerégalement les succès, ainsi que les stratégies et les procédures qui les ont renduspossibles 5. Dans un second temps, il s’agit d’expliquer les raisons d’un échec pressentiautant que redouté. La comparaison entre les succès britanniques en Malaisie (mais

op. cit., avant-propos page ix. John Nagl est une figure popularisée par Peter Maas, « ProfessorNagl’s War », The New York Times, 11 janvier 2004.

1. Department of the Army, Field Manual FM 90-8 Counterguerrilla Operations, WashingtonDC, Government Printing Office, 29 août 1986.

2. DefenseTech, « Army’s Insurgent Manual Author Speaks », 17 novembre 2004,<http://www.defensetech.org/archives/001225.html> (accede le 2 décembre 2006)

3. Général Michaël W. Hagee, ALMAR 018/05, 33rd Commandant of the Marine CorpsUpdated Guidance (The 21st Century Marine Corps Creating Stability in an Unstable World),Washington DC, USMC Headquarters, 18 avril 2005.

4. Military Review Special Edition Counterinsurgency Reader, octobre 2006.5. Lieutenant-colonel Robert M. Cassidy, « Winning The War of Fleas : Lessons from Gue-

rilla Warfare », Military Review, septembre-octobre 2004, p 41-46 ; Major Thomas S. Bundt, « AnUnconventional War : The Philippine Insurrection 1899 », Military Review, mai-juin 2004, p. 9-10 ;Charles Byler, « Pacifying the Moros », Military Review, mai-juin 2005, p. 41-45 ; Brian McAllister,« The Philippines : Nation Building and Pacification », Military Review, mars-avril 2005, p. 46-54 ;lieutenant-colonel Robert Cassidy, « Back to the Street Without Joy : Counterinsurgency Lessonsfrom Vietnam and Others Small Wars », Parameters, été 2004, p. 73-83 ; Timothy K. Deady, « Les-sons from a Successful Counterinsurgency : The Philippines, 1899-1902 », Parameters, été 2005,p. 53-68.

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aussi en Irlande du Nord) et les échecs américains au Vietnam n’est pas neuve. Maiselle trouve un nouveau souffle à l’occasion de la réédition du livre du lieutenant-colonel John Nagl sur le sujet. Pris dans ce débat, la vision même du conflit vietnamienévolue, puisque Nagl attribue les succès tardifs aux programmes CORDS 1 et Phoenix 2,qui sont repris comme modèles pour les procédures actuelles 3. Enfin, un troisièmetemps voit la recherche de pratiques adaptées au contrôle du milieu urbain. L’Irlandedu Nord semble d’abord l’exemple le plus adéquat, mais les mauvaises performancesdes Britanniques à Bassorah remettent en lumière la référence française de la batailled’Alger 4.

Outre les événements, les penseurs, stratèges et tacticiens du passé sont proposéscomme d’incontournables références. Il ne s’agit pas seulement d’étudier leursréflexions ou leurs actes, mais plutôt de s’inspirer directement d’eux, de manière par-fois linéaire. Émergent ainsi des « gourous » dont la pensée « magique » doit permettrela victoire. Un premier rappel est publié dans Parameters au printemps 2004 : RogerTrinquier, organisateur des maquis anti-vietminh et théoricien de la guerre révolution-naire lors de la bataille d’Alger, David Galula, officier français marqué par les expé-riences chinoises et grecques, démissionnaire à la fin de la guerre d’Algérie et analystepour la RAND, Roger Kitson, l’officier britannique chargé de la lutte contre lesMau-Mau au Kenya de 1952 à 1963 (ou alternativement Roger Thompson, comman-dant en Malaisie) et, à travers eux, Mao, Sun Tsu et Laurence d’Arabie forment ainsiun panthéon qui, peu ou prou, est repris tel quel dans le FM 3-24 5. Les phrases deGalula notamment sont citées tels des aphorismes dans de nombreux articles et blogsaujourd’hui. Son livre, Counterinsurgency Warfare : Theory and Practice, paru en1964, est réédité en 2006 avec une préface de John Nagl, tandis que ses observationssont souvent reprises 6. Il en résulte une standardisation de la contre-insurrection autourde quelques principes généraux : séparation des insurgés du reste de la population etgain « des esprits et des cœurs » (contrôle de la population), usage de forces indigèneset des réseaux sociopolitiques locaux (combat par « procuration » et respect culturel),approche intégrée des opérations avec un accent particulier sur les opérationsd’influence (approche holistique).

1. Le programme de Civil Operations for Revolutionary (puis Rural) Development Supportintègre des actions civilo-militaires aux actions traditionnelles de sécurité.

2. Programme de la CIA visant à l’élimination de la structure de commandement du Vietcongpar des assassinats et des retournements.

3. Dale Andrade, lieutenant-colonel James H. Willbanks, « CORDS/Phoenix : Counterinsur-gency Lessons from Vietnam to the Future », Military Review, mars-avril 2006, p. 9-23 ; JacobKipp, Lester Grau, Karl Prinslow, capitaine Don Smith, « The Human Terrain System : A NewCORDS for 21st Century », Military Review, septembre-octobre 2006, p. 8-15.

4. Lieutenant-colonel M. Wade Markel, « Draining the Swamp : British Strategy of Popula-tion Control », Parameters, printemps 2006, p. 35-48 ; lieutenant-colonel James D. Campbell,« French Algeria and British Northern Ireland : Legitimacy and The Rule of Law in Low-IntensityConflict », Military Review, mars-avril 2006, p. 2-5 ; Colonel Henri Boré, « Cultural Awarenessand Irregular Warfare : The French Army Experience in Africa », Military Review, juillet-août 2006,p. 108-111.

5. Robert Tomes, art. cité.6. Major-général Victor H. Krulak, colonel David Galula, Dr G. K. Tankam, « Counterinsur-

gency : Fighting the Abstract War », Marine Corps Gazette, 91 (10), octobre 2007, p. 10-25, notam-ment p. 16-22. Ces interventions sont des rééditions de 1963. Galula, bien que Français, est davan-tage un penseur anglo-saxon dans sa conception de la contre-insurrection, qu’il enrichit de la visionmaoiste. Son livre n’a été publié en France qu’en février 2008.

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ENTRE CLASSICISME ET APPROFONDISSEMENT :LA DOCTRINE FORMELLE DES FORCES TERRESTRES

Le processus de formalisation du FM 3-24 counterinsurgency est un phénomènepolitique capital. À l’origine, la traduction des multiples impératifs est l’œuvre de DavidPetraeus, nommé à la tête du CAC en octobre 2005. Les mois suivants aboutissent nonseulement à trouver un coordinateur, le Dr Crane (en novembre), mais aussi à rassemblerune équipe de rédacteurs (décembre) et à rédiger le brouillon du manuel (février 2006).Une deuxième phase dans l’été et le début de l’automne consiste en une révision subs-tantielle menée à travers la publication de certains chapitres dans la Military Review etles réflexions du Counterinsurgency Center of Excellence du colonel Peter Mansoor 1.Le point essentiel tient dans la combinaison entre la volonté de trois hommes, DavidPetraeus et James Mattis mais aussi John Nagl – véritable « père » du manuel –, et lacapacité à rassembler au-delà des services et des administrations par la tenue de confé-rences. On peut citer ainsi le rôle de Sarah Sewall, directrice du Carr Center for HumanRights Policy de Harvard à l’origine de la conférence de novembre 2005 sur la contre-insurrection, mais surtout de celle de février 2006 à Fort Leavenworth 2. Lors de ce dernierévénement, les principaux auteurs du manuel confrontent leur brouillon à des journalistes,à des analystes et des représentants des ONG. Le 15 décembre 2006, le FM 3-24 estofficiellement publié dans une version plus courte et plus incisive que la version provi-soire. Téléchargé immédiatement plus d’un million de fois, le manuel bénéficie d’unecampagne de promotion dont John Nagl est le porte-parole. En septembre 2007, lespresses de l’Université de Chicago, principal éditeur de Nagl, publient une version bro-chée du manuel, préfacé par John Nagl et Sarah Sewall.

Le produit final démontre la prédominance des principes classiques. Tout d’abord parceque la contre-insurrection y est présentée comme un type idéal tirant ses caractéristiquesprincipales des expériences de la période « coloniale » 3. Surtout, la planification de la contre-insurrection insiste essentiellement sur un modèle, celui expérimenté à Tell Afar et dansl’ensemble de l’Irak 4. Autrement dit, l’approche britannique en Malaisie – la « tâched’huile » – est considérée comme le moyen principal de la mission. Enfin, le manuel présentela formation des forces de sécurité de la « nation-hôte » dans la continuité de la doctrine deLow-intensity Conflict (LIC) définie à l’époque de Kennedy et affinée sous Reagan 5.

Le manuel intègre également les enseignements tirés des expériences en opérations destabilisation dans les années 1990. Ainsi, la reconnaissance de la nécessaire cohérence entreles lignes d’opérations militaires et civilo-militaires, illustrée par la planification de Chiarellià Bagdad, marque une évolution de la doctrine classique vers d’avantage de coopérationinter-agences. Ici, l’influence des travaux de Sarah Sewall pour le développement d’unedoctrine « nationale » de contre-insurrection est manifeste. Par ailleurs, le manuel reconnaît

1. Eliot Cohen, Conrad Crane, Jan Horvath, John Nagl, « Principles, Imperatives and Para-doxes of Counterinsurgency », Military Review, mars-avril 2006, p. 49-53.

2. Sarah Sewall, « Modernizing US Counterinsurgency Practice : Rethinking Risks and Deve-loping a National Strategy », dans « Insights », Military Review, septembre-octobre 2005,p. 103-109.

3. Department of the Army/Headquarters US Marine Corps, FM 3-24/MCWP 3-33.5 Coun-terinsurgency, op. cit., chapitre 1, « Insurgency and Counterinsurgency ». Voir aussi les vignettesutilisées comme exemples.

4. Ibid., chapitre 5, « Counterinsurgency Operations ».5. Le chapitre 6 y est entièrement consacré : ibid., « Developping Host-Nation Security

Forces ».

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l’émergence de nouvelles normes de conflit. La complexité de l’environnement, la prédo-minance de l’action urbaine et « au cœur des populations » nécessitent des opérations mili-taires d’influence, une bonne connaissance culturelle, une approche holistique du dévelop-pement, de la sécurité et de la gouvernance et une éthique renouvelée 1. Se pose ainsi leproblème de la maîtrise de la violence. Dans une approche classique, FM 3-24 peine à allerau-delà du paradigme, prêté à l’expérience britannique, de l’usage limité de la force(minimum use of force) 2. À l’inverse, le manuel brode sur les concepts de continuum de laviolence et d’escalade de la force, mais en les envisageant comme une réponse à une situationdonnée et non comme un moyen de réduire la violence 3. Autrement dit, un contresens estfait sur l’usage de la force par les Britanniques, ce qui en dit long sur le caractère normatifdes interprétations historiques 4. Enfin, le manuel insiste sur le paradigme culturel, à la foiscomme un paramètre explicatif de l’action des forces armées, mais aussi en tant que donnéeopérationnelle majeure.

Au sein du corps des Marines, la doctrine de contre-insurrection semble aller au-delàde ces limitations. En dépit de sa participation au FM 3-24, le MCCDC mène en effetson propre agenda. Sous l’impulsion de James Mattis, la division Concepts du MCWLproduit une riche réflexion qui s’écarte des conclusions du manuel de l’Army sur plusieurspoints. Ainsi, l’objectif semble d’intégrer la contre-insurrection aux concepts émergentsdéfinis par le Corps à l’orée du 21e siècle et d’évaluer en retour la pertinence de ceux-ci.Plus particulièrement, les débats tournent autour de l’approfondissement du concept des« Opérations décentralisées » (Distributed Operations : DO) en contexte de contre-insur-rection 5. Un second point considère la manière dont le contexte des « guerres irrégu-lières » nécessite ou non une adaptation du concept de « guerre de manœuvre expédi-tionnaire » 6. En juin 2006, le MCCDC publie un manuel provisoire portant sur le sujet.Ce tentative manual, dont le nom renvoie à la définition historique de la mission dedébarquement amphibie dans les années 1930, décrit le concept de guerre irrégulière etles recommandations à suivre dans la planification. Il définit ainsi la manière dont leséléments du contexte se combinent aujourd’hui et en déduit l’impératif d’une approcheglobale fondée sur la simultanéité des lignes d’opérations. Outre cette parcimonie, leMarine Corps Interim Publication MCIP 3-33.02 aborde frontalement le problème de lamaîtrise de la violence en considérant l’usage de la force sous l’angle de Clausewitz –« forcer l’ennemi à accomplir notre volonté » – au-delà de l’opposition entre l’usageindiscriminé et l’usage limité 7. Sur un plan prospectif, la nomination de James Mattis à

1. Ibid., chapitre 7, « Leadership and Ethics in Counterinsurgency ».2. Voir notamment les sections 1-97, 1-132, 1-150 et 7-23.3. Voir la section 1-97. En cela, il s’oppose à la doctrine française de maîtrise de la violence.

Cf. Loup Francart, Jean-Jacques Patry, « Mastering Violence. An Option for Operational MilitaryStrategy », Naval War College Review, 53 (3), 2000, p. 144-185.

4. D’où la contestation de Ralph Peters, « A Dishonest Doctrine », Armed Forces Journal,décembre 2007, qui regrette l’absence de références à la campagne contre les Mau-Mau au Kenya.

5. Headquarters US Marine Corps, A Concept for Distributed Operations, Washington DC :Government Printing Office, 25 avril 2005.

6. Headquarters US Marine Corps, Marine Corps Doctrinal Publication MCDP 1 Warfigh-ting, Washington DC, Government Printing Office, 20 juin 1997. Marine Corps Combat Develop-ment Command, The 21st Century Corps. Creating Stability in an Unstable World, diaporama,21 juillet 2006.

7. Marine Corps Combat Development Command, Marine Corps Interim Publication MCIP3-33.02 Tentative Manual for Countering Irregular Threats. An Updated Approach to Counterin-surgency Operations, Quantico, MCCDC, 7 juin 2006, p. 39 et 40 ; Karl Von Clausewitz, De laguerre, Paris, Minuit, 1955, p. 20.

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la tête du Joint Force Command en novembre 2007 ouvre de nouvelles perspectives. Eneffet, ce commandement est chargé d’accompagner la « transformation » des forcesarmées des États-Unis et de l’OTAN. Un des défis essentiels de Mattis consiste à appro-fondir et à élargir le concept central d’opérations « basées sur les effets » (Effect-basedOperations : EBO). D’abord élaboré au sein de l’Air Force dans le contexte de la « Révo-lution dans les Affaires militaires » (RMA), le concept évolue aujourd’hui vers un ren-versement de la perspective du raisonnement décisionnel. Traditionnellement en effet,les militaires américains conçoivent la manœuvre comme un enchaînement de tâchesconsécutives. Dans le contexte de la contre-insurrection, la modification que pourraitapporter la direction de Mattis aboutirait à penser plus finement l’action en terme d’effetà accomplir. Cette nomination marque également le renforcement de la dynamiqued’inversion entre les deux services terrestres depuis les années 1990. Si le processusdoctrinal reste aux mains de l’Army, la réflexion et l’expérimentation sont davantagel’apanage du corps des Marines.

**Le processus d’apprentissage des institutions militaires terrestres des États-Unis

est-il complet ? Il semble en fait qu’il faille plutôt parler d’apprentissage superficiel, ence sens où les adaptations empiriquement constatées sur le terrain et au sein des institu-tions ne remettent pas en cause l’orientation principale vers le combat conventionnel etle professionnalisme radical. Il s’agit toutefois de nuancer. Au sein du corps des Marines,l’intégration de la contre-insurrection dans les paradigmes doctrinaux semble effectuée.En revanche, le maintien de programmes d’acquisition hérités de la fin de la guerrefroide 1 voisine avec la réticence à s’engager plus longtemps en Irak 2. Cette ambivalences’explique par une culture cultivant l’innovation jusqu’au conformisme mais refusant,pour sa survie, de ressembler à une deuxième armée de Terre.

Au sein de cette dernière, les résistances sont grandes, notamment du côté des dirigeantsde l’institution. Le général Casey, chef d’état-major de l’Army, répète à l’envi sa crainte devoir l’institution « étirée » par les rotations successives de ses unités 3. Les acquisitionsrestent focalisées sur le programme de Future Combat System et la numérisation des unitésmodulaires. Outre ces résistances, il faut noter l’âpreté des débats entre les partisans de lacontre-insurrection, craignant un oubli rapide à la fin du conflit 4 et demandant la créationd’un corps spécialisé et permanent de conseillers militaires, et leurs adversaires, redoutantla concurrence doctrinale entre le FM 3-24 et le FM 3-0 5. Cependant, la refonte récente dece dernier document ouvre de nouvelles perspectives et indique les nouvelles relations depouvoir au sein de l’institution : le lieutenant-général William Caldwell, commandant du

1. Notamment l’avion convertible Osprey V-22 dont une escadrille est déjà déployée en Irak.2. Le général Conway, commandant du corps, a insisté en octobre 2007, puis en janvier 2008

sur la volonté de déployer des Marines en Afghanistan. En février 2008, il a rappelé la nécessitéde revenir aux « fondamentaux expéditionnaires » : DefenseNews, « New Mission for USMC relieson Amphibs », 10 février 2008.

3. Témoignage devant la commission des Forces armées de la Chambre des représentants,28 février 2008.

4. Shawn Bimley, Vikram Singh, « Averting the System Reboot », Armed Forces Journal,décembre 2007.

5. Lieutenant-colonel Gian Gentile, « Eating Soup with a Spoon », Armed Forces Journal,septembre 2007. À noter que le FM 3-24 a un statut supérieur au manuel intérimaire d’octobre2004 dont la numérotation faisait dépendre du Field Manual 3-07 Stability and Support Operations.Le Field Manual FM 3-0 Operations est la « bible » de l’Army dans le domaine opératif. Il aremplacé en juin 2001 le FM 100-5.

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Combined Arms Center depuis l’été 2007, a su s’appuyer sur un réseau de jeunes officiers 1

et d’experts marginaux 2 pour introduire un nouvel équilibre entre les « missions de combatmajeures » et la contre-insurrection au sein du manuel opératif 3. Ce nouvel équilibre estrenforcé par la contestation de certains jeunes officiers, vétérans de plus d’années de guerreque les dirigeants, vis-à-vis de ces derniers 4.

Cependant, ces évolutions sont loin d’être linéaires. Notamment, les procédures demaîtrise de la violence et les règles d’engagement visant à la « désescalade de la force »restent tributaires d’une perception spécifique du degré d’emploi de la force. Ainsi, si lesopérations en 2007 ont vu peu de victimes collatérales, il n’en est pas de même dansl’hiver et le printemps 2008. Cela s’explique par la conception particulière de la protectiondes militaires qui exige l’emploi de la force écrasante contre des adversaires menaçants :les opérations sur Mossoul (janvier-avril 2008) et sur Sadr City (mars-avril 2008) ont vude nouveau l’utilisation de l’appui-feu rapproché et des frappes aériennes « de précision »en combat urbain.

D’autre part, l’interprétation de la doctrine et des procédures de contre-insurrectiondoit nécessairement poser la question des références assumées de celles-ci et celle-là à ladoctrine « classique » datant de l’ère coloniale. Il s’agit en partie d’une actualisation desavoirs tenus jusqu’ici en lisière de la culture organisationnelle des services étudiés. Aprèstout, le terme même de counterinsurgency renvoie à la guerre du Vietnam et à son principalpenseur, David Galula, référence centrale du FM 3-24. Cependant, il ne s’agit pas d’unsimple retour en arrière. À bien des égards, la contre-insurrection telle que menée par lesforces terrestres américaines en Irak, si elle reprend l’impératif classique du contrôle despopulations, se heurte à un dilemme : ce contrôle n’est plus admis en contexte postcolonial,mais reçoit souvent l’adhésion des communautés locales, lors même que la mission desforces américaines est de consolider l’État central 5. Ainsi, si le contexte irakien sembleavoir forcé les forces terrestres américaines à « apprendre » la contre-insurrection, il neparaît pas acquis que cet apprentissage dépasse le niveau local. En effet, la compréhensiondu contexte national irakien paraît biaisée par les préjugés fédéralistes des Américains. Ensecond lieu, ce processus n’est pas univoque. Par leurs actions de contre-insurrection, tantpolitiques que militaires ou socioéconomiques, les militaires américains et, depuis deuxans, les fonctionnaires du Département d’État et de l’Agence américaine d’aide au déve-loppement (USAID) intégrés dans le concept de Provincial Reconstruction Teams (PRT),ont également modifié en profondeur les structures locales et nationales 6. Si la contre-insurrection a provoqué une diffusion décentralisée du pouvoir au sein des institutionsmilitaires, il semble que ce soit le cas également dans la société irakienne.

1. Comme le Lieutenant-colonel Paul Yingling, officier d’artillerie et ancien responsableCOIN dans le 3e regiment blindé de cavalerie à Tell Afar en 2005.

2. Sous l’avatar de « Frontier 6 », le général Caldwell appartient au réseau du Small WarsCouncil qui opère sur Internet en faveur de la contre-insurrection.

3. Department of the Army, Field Manual FM 3-0 Operations, Washington DC, GovernmentPrinting Office, 28 février 2008.

4. Lieutenant-colonel Paul Yingling, « Failure in Generalship », Armed Forces Journal, mai2007.

5. Les militaires américains en Irak se trouvent devant l’impossible tâche de promouvoirlocalement un gouvernement central impuissant à fournir les services essentiels. En effet, les locauxperçoivent les forces américaines comme seules capables de le faire. Dans certaines zones, lescommandants de bataillon, voire de compagnie, sont perçus comme mitigeant l’influence du pouvoircentral.

6. Sur les modifications liées au tribalisme, lire Steven Simon, « The Price of the Surge »,Foreign Affairs, 87 (3), mars-avril 2008, p. 57-76.

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Stéphane Taillat, agrégé d’histoire et titulaire d’un Master 2 en relations et sécuritéinternationales, est aussi officier dans la réserve opérationnelle de l’armée de terre etdoctorant en histoire militaire et études de défense. Il poursuit des recherches sur lacontre-insurrection américaine en Irak dans le cadre d’un doctorat en histoire militaire etétudes de la défense, et collabore régulièrement à Défense et Sécurité Internationale(<[email protected]>).

RÉSUMÉ/ABSTRACT

ADAPTATION ET APPRENTISSAGE : LES FORCES TERRESTRES AMÉRICAINESET LA CONTRE-INSURRECTION EN IRAK

La contre-insurrection est désormais au cœur des débats sur la guerre en Irak, autant pourses implications militaires que politiques et institutionnelles. Contredisant les prévisions surla résistance des institutions militaires terrestres des États-Unis à adopter des méthodes « irré-gulières », de nombreuses réformes conceptuelles, organisationnelles et opérationnelles sontintervenues depuis 2003. À partir d’un important matériel empirique, cet article considèreainsi la dynamique d’apprentissage et d’adaptation qui en est la cause.

ADAPTATION AND LEARNING : US ARMY AND MARINES, AND COUNTERINSURGENCY IN IRAQ

In the last two years, counterinsurgency has become a central issue in the debates concerningthe US presence in Iraq, due to its political, military and institutional implications. Unlikethe theoretical expectations regarding the unwillingness of American services to adopt irre-gular warfare, many conceptual, organizational and operational reforms occurred since 2003,leading to a contingent construct. Drawing on empirical evidences, this article wants to high-light the role of organizational learning and adaptation in the construction of counterinsur-gency in US Army and Marines.

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Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak

08-10-28116662L : 164.991

- Folio : q85- H : 249.992 - Couleur : Black

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