Actualité scientifique - ird.fr · « question noire » dans ces pays n’avait pas mobi- ......

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N° 382 Septembre 2011 Les stigmates de l’esclavage Scientific news Actualidad cientifica Actualité scienti fique Du 16 e à la fin du 19 e siècle, les navires négriers ont sillonné l’océan Atlantique pour le commerce trian- gulaire entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques. Cette « traite des Noirs » a déporté des millions d’Africains outre-Atlantique, essentiellement aux États-Unis, en Amérique du Sud et dans les îles de la Caraïbe. Les abolitions de l’esclavage au cours du 19 e siècle ont libéré les hommes et les consciences. Mais ces 300 ans de traite négrière ont laissé des stigmates encore visibles aujourd’hui : ces événements traumatiques sont les fondements de la construction historique et des évolutions contemporaines de sociétés inégalitaires et excluantes, notamment en Amérique latine. Le statut social de l’« Atlantique noire », ou la « Black Atlantique » comme on appelle la diaspora des Afrodescendants, est au cœur des débats poli- tiques, à travers la persistance du racisme et des discriminations et des questions du métissage, du multiculturalisme et de l’identité. Au-delà de la culpa- bilisation des sociétés occidentales, les chercheurs de l’IRD et leurs partenaires 1 des programmes Afrodesc et Eurescl 2 étudient comment l’esclavage et son abolition ont structuré les nations actuelles, quelle est la reconnaissance des populations noires et quelles sont les politiques mises en place dans chaque pays. Le Brésil et la Colombie comme modèles Dès les années 1980, deux pays monopolisent l’at- tention des chercheurs sur le multiculturalisme en Amérique latine : le Brésil et la Colombie 3 . Véri- tables laboratoires du multiculturalisme, ces deux États ont connu des changements sociaux et poli- tiques de grande ampleur au cours du 20 e siècle. Plus récemment, inspirés par ces modèles, d’autres pays latino-américains comme l’Équateur ont commencé à mettre en place des mesures en matière d’intégration et de facilitation d’accès aux ressources (terres, éducation, emplois, etc.). D’autres, comme la Bolivie, ont introduit encore plus de changements radicaux. Comme ici dans les rues de La Paz en Bolivie (à gauche), les Afrodescendants sont aujourd’hui intégrés aux secteurs les plus pauvres de la société en Amérique du Sud. En bas à droite, en Colombie, groupe festif baptisé « son de negros ». « Noirs coloniaux », Afro-antillais, « Garifunas »… la diaspora des Afrodescendants au Mexique et en Amérique centrale revêt autant de visages. Une diversité de statuts, de niveaux de reconnaissance et d’intégration sociales qui distingue ces pays du reste du continent latino- américain. Les chercheurs de l’IRD et leurs partenaires 1 des programmes Afrodesc et Eurescl 2 étudient la construction historique et identitaire de ces communautés, issues de vagues migratoires successives. Trois cents ans d’esclavage, du 16 e au 19 e siècle, ont laissé des stigmates : après l’abolition, l’exclusion a poussé les descendants des esclaves à migrer vers les grands pôles d’emplois sur le pourtour caribéen. Ils constituent aujourd’hui une « deuxième diaspora », pour laquelle inégalités et stigmatisation persistent. Contrairement au Brésil et à la Colombie, emblèmes du multiculturalisme, la « question noire » au Mexique et en Amérique centrale a peu mobilisé les politiques et les scientifiques. © IRD / C. Dejoux © MG de la Parra

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N° 382Septembre 2011

Les stigmates de l’esclavage

Scientific news Actualidad cientifica

Actualité scientifique

Du 16e à la fin du 19e siècle, les navires négriers ont sillonné l’océan Atlantique pour le commerce trian-gulaire entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques. Cette « traite des Noirs » a déporté des millions d’Africains outre-Atlantique, essentiellement aux États-Unis, en Amérique du Sud et dans les îles de la Caraïbe. Les abolitions de l’esclavage au cours du 19e siècle ont l ibéré les hommes et les consciences. Mais ces 300 ans de traite négrière ont laissé des stigmates encore visibles aujourd’hui : ces événements traumatiques sont les fondements de la construction historique et des évolutions contemporaines de sociétés inégalitaires et excluantes, notamment en Amérique latine. Le statut social de l’« Atlantique noire », ou la « Black Atlantique » comme on appelle la diaspora des Afrodescendants, est au cœur des débats poli-tiques, à travers la persistance du racisme et des discriminations et des questions du métissage, du multiculturalisme et de l’identité. Au-delà de la culpa-bilisation des sociétés occidentales, les chercheurs de l’IRD et leurs partenaires1 des programmes

Afrodesc et Eurescl2 étudient comment l’esclavage et son abolition ont structuré les nations actuelles, quelle est la reconnaissance des populations noires et quelles sont les politiques mises en place dans chaque pays.

Le Brésil et la Colombiecomme modèlesDès les années 1980, deux pays monopolisent l’at-tention des chercheurs sur le multiculturalisme en Amérique latine : le Brésil et la Colombie3. Véri-tables laboratoires du multiculturalisme, ces deux États ont connu des changements sociaux et poli-tiques de grande ampleur au cours du 20e siècle. Plus récemment, inspirés par ces modèles, d’autres pays latino-américains comme l’Équateur ont commencé à mettre en place des mesures en matière d’intégration et de facilitation d’accès aux ressources (terres, éducation, emplois, etc.). D’autres, comme la Bolivie, ont introduit encore plus de changements radicaux.

Comme ici dans les rues de La Paz en Bolivie (à gauche), les Afrodescendants sont aujourd’hui intégrés aux secteurs les plus pauvres de la société en Amérique du Sud. En bas à droite, en Colombie, groupe festif baptisé « son de negros ».

« Noirs coloniaux », Afro-antillais, « Garifunas »… la diaspora des Afrodescendants au Mexique et en Amérique centrale revêt autant de visages. Une diversité de statuts, de niveaux de reconnaissance et d’intégration sociales qui distingue ces pays du reste du continent latino-américain. Les chercheurs de l’IRD et leurs partenaires1 des programmes Afrodesc et Eurescl2 étudient la construction historique et identitaire de ces communautés, issues de vagues migratoires successives.Trois cents ans d’esclavage, du 16e au 19e siècle, ont laissé des stigmates : après l’abolition, l’exclusion a poussé les descendants des esclaves à migrer vers les grands pôles d’emplois sur le pourtour caribéen. Ils constituent aujourd’hui une « deuxième diaspora », pour laquelle inégalités et stigmatisation persistent. Contrairement au Brésil et à la Colombie, emblèmes du multiculturalisme, la « question noire » au Mexique et en Amérique centrale a peu mobilisé les politiques et les scientifiques.

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Une situation plus complexe au centreEn revanche, le Mexique et l’isthme centraméricain constituent des cas particuliers. Les débats ont longtemps été dominés par les questions concer-nant les populations indiennes. En contraste, les populations afrodescendantes n’avaient pas de réelle présence politique il y a encore quelques années. De plus, ces pays n’entrent pas dans les schémas classiques d’analyse des chercheurs – allant de la négation ou de l’oubli des Afrodescen-dants à leur reconnaissance. S’ils sont liés par une histoire régionale commune, ils présentent un pano-rama hétérogène et complexe du fait de for tes spécificités nationales.

Une « deuxième diaspora » Jusque-là, du fait de cette hétérogénéité de situa-tions et d’un relatif immobilisme des politiques, la « question noire » dans ces pays n’avait pas mobi-lisé un grand effort de recherche internationale. L’équipe de recherche s’intéresse aujourd’hui à une communauté qualifiée de « deuxième diaspora », non plus seulement liée à la traite des esclaves et à la colonisation, mais plus récente, issue d’une seconde vague de migration économique. Après les abolitions, si les descendants d’esclaves sont désor-mais libres, ils n’ont le plus souvent pas accès aux terres ni à l’emploi. Dès la fin du 19e siècle et jusqu’à la moitié du 20e siècle, ils vont migrer depuis les îles (Jamaïque, Barbade, Cuba, Haïti, Mar tinique, Guadeloupe, etc.) mais aussi du continent (Belize, Honduras) vers toute la Caraïbe, pour travailler dans les bananeraies, sur le chantier du Canal de Panama, dans l’exploitation forestière ou encore pour la construction ferroviaire. Ces grands pôles d’emploi se sont fortement développés au Mexique et en Amérique centrale du fait de l’influence capita-liste des États-Unis dès la fin du 19e siècle, qui

remplacent progressivement les puissances colo-niales européennes. Plus récemment, cette dias-pora s’est insérée dans l’industrie touristique, en tant que force de travail mais aussi de faire-valoir d’une « culture afrocaribéenne ».

Une reconnaissance et des statuts diversPremiers arrivés, les descendants d’esclaves ou de Noirs libres liés à la colonisation, appelés les « Negros coloniales », sont aujourd’hui insérés dans les sociétés locales, avec des niveaux d’intégration économique et identitaire variant en fonction des histoires nationales. En revanche, pour les migrants économiques du tournant des 19-20e siècles, aussi appelés « Afro-antillanos », des questions spéci-fiques de citoyenneté se posent encore. Enfin, les « Garifunas », communauté transnationale4 descen-dant d’Indiens et de Noirs, constituent un cas singu-lier. D’un statut ambigu, ils se qualifient eux-mêmes comme les seuls Noirs du continent américain qui n’ont jamais connu l’esclavage. De fait, ils sont en partie les descendants des rescapés du naufrage d’un navire négrier. Cette dernière diaspora se mobi-lise aujourd’hui autour d’une patrimonialisation de sa culture et de son histoire.

« Noirs coloniaux », Afro-antillais, Garifunas… : les projets Afrodesc et Eurescl ont mis en évidence au Mexique et en Amérique centrale ces diasporas multiples nées des rivalités coloniales et du capita-lisme américain du 19e siècle. Mais pour ces dernières, si l’esclavage devient une référence parmi d’autres, il reste un des fondements identi-taires et continue d’entacher ces communautés à travers le racisme et l’exclusion.

Rédaction DIC — Gaëlle Courcoux

Les débats au Mexique (à gauche) et dans les pays d’Amérique centrale ont été dominés jusqu’à récemment par les questions d’intégration des populations indiennes. Aujourd’hui, les Afrodescendants (au centre, à Cuba, culte des orishas) souffrent toujours d’inégalités d’accès aux ressources (au Belize à droite).

ContactsElisabeth Cunin,chercheure à l’IRDTél. bureau : (983) 835 03 00 ext. 221 Portable : (983) 111 30 [email protected] AdresseUniversidad de Quintana RooBoulevard Bahía s/n esq. Ignacio Comonfort, Col. del Bosque Chetumal, Quintana Roo, México C.P. 77019

Odile Hoffmann,directrice de recherche à l’IRDTél. : +33 (0)1 48 02 56 21 [email protected] UMR 205 URMIS - Unité de recherches migrations et société (IRD / Université Paris Diderot - Paris 7/ Université de Nice Sophia Antipolis)AdresseIRD France-Nord 32, Avenue Henri Varagnat93143 Bondy cedex

RéférencesRencontres Afrodesc et Eurescl « L’autre métissage. Nation, ethnicité, inégalités (Amériques, Caraïbe, France) » à Nice du 8 au 10 novembre 2011.

Hoffmann Odile (coord.) Política e identidad. Afrodescendientes en México y en América Central, Instituto Nacional de Antropología e Historia - Centro de Estudios Mexicanos y Centroamericanos - Universidad Nacional Autónoma de México - Institut de Recherche pour le Développement, Colección Africanía, 2010. Cunin, Elisabeth (coord.), Mestizaje y diferencia: Lo “negro” en Amé-rica Central y el Caribe, Instituto Nacional de Antropología e Historia - Centro de Estudios Mexicanos y Centroamericanos - Universidad Nacional Autónoma de México - Ins-titut de Recherche pour le Dévelop-pement, Colección Africanía, 2010.

Mots clésEsclavage, Afrodescendants, Amérique latine

CoordinationGaëlle COuRCOuxDirection de l’informationet de la culture scientifiques pour le Sud Tél. : +33 (0)4 91 99 94 90Fax : +33 (0)4 91 99 92 [email protected]

Relations avec les médiasCristelle DuOS+33 (0)4 91 99 94 [email protected]

Indigo,photothèque de l’IRDDaina RECHnER+33 (0)4 91 99 94 [email protected] les photos de l’IRD concernant cette fiche, libres de droit pour la presse, sur :www.indigo.ird.fr

1. Ces travaux sont menés en collaboration avec le Centre d’études mexicaines et centraméricaines (CEMCA), l’Instituto Nacional de Antropología e Historia (INAH), le Centro de Investigación sobre América Latina y el Caribe (CIALC) de la Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM), le Centro de Investigaciones y Estudios Superiores en Antropología Social et le Centro de Investigaciones y Estudios Superiores en Antropología Social (CIESAS) au Mexique, l’Universidad de Cartagena en Colombie, le CNRS, l’université de Nice, l’université Paris Diderot et le Centre international de recherche sur l’esclavage (CIRESC).

2. Afrodesc – Afrodescendants et esclavages : domination, identification et héritages dans les Amériques (15e-21e siècles) et Eurescl – « Slave Trade, Slavery, Abolitions and their Legacies in European Histories and Identities »

3. Voir les programmes « Identités, migrations et urbanisation des populations afrocolombiennes » (Univalle-IRD, Colombie, 1997-2000), « Identités et mobilités » (CIESAS-ICANH-IRD, 2002-2006) et « Identités métisses, catégories métisses » (Universidad de Cartagena – Observatorio del Caribe Colombiano – IRD, 2004-2007)

4. Les Garifunas vivent aujourd’hui au Belize, au Honduras, au Guatemala, au Nicaragua et aux Etats–Unis.

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44 boulevard de Dunkerque,CS 9000913572 Marseille Cedex 02France ©

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