Le discours de patrimonialisation de la chanson canadienne ...

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Olivier Lapointe Le discours de patrimonialisation de la chanson canadienne- française: identité, légitimité, valorisation. L'exemple des Festivals de la Chanson et des Métiers du Terroir de Québec (1927, 1928 et 1930) Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Uni:versité Laval dans le cadre du programme de maîtrise en études pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.) © Olivier Lapointe, 2009 Département des littératures Faculté des lettres Université Laval Québec 2009

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Olivier Lapointe

Le discours de patrimonialisation de la chanson canadienne­française: identité, légitimité, valorisation.

L'exemple des Festivals de la Chanson et des Métiers du Terroir de Québec (1927, 1928 et 1930)

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Uni:versité Laval

dans le cadre du programme de maîtrise en études littérair~s pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.)

© Olivier Lapointe, 2009

Département des littératures Faculté des lettres Université Laval

Québec

2009

Résumé

Les Festivals de la Chanson et des Métiers du Terroir de Québec ont constitué une

extraordinaire plateforme de promotion du folklore musical canadien-français. Marius

Barbeau, l'un des organisateurs de ces festivals , a su profiter de ,l'occasion pour faire valoir

aux yeux de la collectivité canadienne-française l'importance de préserver le répertoire de

chansons mis au jour lors de ses recherches. Il a été appuyé, pour ce faire , par la mise de

l'avant, dans la couverture médiatique de ces événements, d'une série d'argumentaires visant

à faire la promotion de leur patrimonialisation. Certains journalistes ont fait valoir la valeur

identitaire de cette chanson issue du passé national. D'autres en ont fait un moyen de fonder

la légitimité culturelle de la pratique artistique. Quelques-uns, enfin, ont tenu à souligner les

'importants bénéfices que pourraient récolter les Canadiens français de sa mise en valeur

touristique. Tous ont participé de façon non équivoque à sa patrimonialisation.

Remerciements

La rédaction de ce mémoire a bénéficié de l'appui financier qui m'a été accordé par

Bibliothèque et Archives Nationales du Québec et la CEFAN. J'aimerais aussi remercier de

leur appui le CRILCQ, le département des littératures de l'Université Laval ainsi que le

groupe de recherche « Penser l'histoire de la vie culturelle. » Travailler avec les différents

chercheurs affiliés à ces institutions a été pour moi une expérience à la fois enrichissante et

stimulante. J'aimerais aussi souligner le travail exceptionnel de ma directrice de recherche,

Chantal Savoie, qui, par ses conseils', ses encouragements et son dynamisme, a su me

guider à bon port.

J'aimerais aUSSI, enfin, remercIer mes proches et, en particulier, Maryse et

Véronique, qui ont, tout au long de la rédaction de ce mémoire, fait preuve d'une patience et

d'une bonté sans égales.

À tous, merci!

Table des matières

Résumé ....... ..................... ...................... .................................. ...... ...................................... ... 11 Remerciements ..................................... ...... ........................ ..... ... ...................... .... .................. 111 Table des matières ................... ~ .... .. ...................................................................................... . 1V

Introduction ............. .......................................... ...................................................................... 6

Corpus de recherche ............................................................................. .... ........................ 11 Prémisses épistémologiques ............................................ .. .......................................... ..... 12 Hypothèse et structure du mémoire .................................................................................. 1 7

Chapitre 1 : Identité .......................................................... ............................... ......... ............. 19

A) Chanson populaire et préservation identitaire .......................... .................................. . 21 L h . 1 . . d" ,. 1 ÎÎ a c anson popu aire: une VOle acces au passe natlona ......................................... .-.... La « Vieille France » .................................................................................................... 25 Le développement de la patrie ..................... .. ........................ ~ ......... .. ........ .................. 26 La transmission ........................... ............................................................. .................... 28 La «jeunesse de notre passé » ..................................................................................... 30 Québec change ................... ............................................. .............................................. 31 Contre l'oubli ....... ......................................... ............................................................... 34 Culture traditionnelle et culture de masse .. .................................................................. 36 La culture de l'Autre ...................................... .............................................................. 37 Maurice Morisset et la promotion de la Bonne Chanson ............................................. 39

B) La chanson populaire: un outil de diffusion identitaire .............................................. 42 La chanson populaire: un reflet de l'âme nationale .................................................... 43 Chanson populaire, culture rurale et reconnaissance internationale ... ......................... 44 Un peuple méconnu ......................................... ............................................................ 45 Un peuple respecté ....................................................................................................... 47 La Bonne Entente? ...................................................................................................... 48

Chapitre II : Légitimité ............................ .............................................................................. 51

A) Le nationalisme musical et les FCMTQ ..................................................................... 55 Le nationalisme musical dans le discours d'escorte des FCMTQ ............................... . 58 ·L'Autre : modèle et juge .............................................................................. ................ 60 Le rôle de l'artiste .................................................................... ............ ..... .................... 61 Un discours prescriptif ........................................................... ...................................... 63

B) Les discours divergents ............................................................................................... 64 Rodolphe Mathieu et le nationalisme musical ............ ................................................. 65 Léo-Pol Morin et le nationalisme musical. ..................................... · ............................. 68

5

Chapitre III : Valorisation ............. ........................................................................ ......... ......... 74

A) La culture traditionnelle comme attrait touristique .............................................. .. ..... 77 U'n tourisme légitime ............................... .. .......................... ........................................ 79

B) Les discours réfractaires .................................. ...... .......................................... ............ 81 Malaise ...................................... .............................................................................. ..... 82 Robert Choquette et la valorisation touristique de la culture traditionnelle ................ 83 Léo-Poi Morin et la valorisation touristique de la culture traditionnelle ..... .............. .. 85

Conclusion .... .............. ............ ...... ........................................... ............. ........................ .... ..... 89 Bibliographie .. .............................................. ............... .......... .. ............................................ .. 94 Annexe : Iconographie .............................. ..................... .............................. •.................... .... 99

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Introduction

On a pu assister lors des Festivals de la Chanson et des Métiers du Terroir1 tenus au

Château Frontenac de Québec en 1927, 1928 et 1930 à une multitude d'activités mettant en

scène la chanson et les arts et métiers traditionnels du Canada français: concerts,

expositions de sculptures, de peintures et d'objets d'art, démonstrations de savoir-faire

artisanaux, etc2• La chanson populaire canadienne-française occupa lors de ces festivals la

place d'honneur. Les organisateurs, Marius Barbeau et John Murray Gibbon, le chef de la

publicité du Canadien Pacifique, y présentèrent un grand nombre de concerts à l'occasion

desquels se côtoyèrent des compositeurs et interprètes professionnels reconnus tels

Rodolphe Plamondon, Jeanne Dusseau, Wilfrid Pelletier, Oscar O'Brien, Léo-Pol Morin et

Lionel Daunais ainsi qu'un certain nombre d'artistes amateurs (danseurs, chanteurs,

« violoneux ») issus pour la plupart de milieux ruraux et exhibés comme les détenteurs de

traditions musicales proprement canadiennes-françaises. L'hétérogénéité des artistes

recrutés par Barbeau et Gibbon se refléta dans le choix des pièces musicales présentées lors

de ces concerts. Au corpus de chansons populaires canadiennes-françaises, tirées pour la

plupart du répertoire mis en place par Marius Barbeau, son collègue Édouard-Zotique

Massicotte et leur illustre prédécesseur, Ernest Gagnon, s'ajoutèrent des chants amérindiens

et inuits, des chansons traditionnelles de France, des poèmes de troubadours et de trouvères,

quelques compositions originales (suites orchestrales, sonates, quatuors à cordes, etc.)

inspirées de chansons canadiennes-françaises de même que divers « opéras-ballades »,

amalgames de chànsons traditionnelles et de chansons composées spécialement pour

l'occasion.

La diversité des artistes et du répertoire de chansons mis de l'avant à Québec s'est vu

reflétée dans le choix de leurs modes d'interprétation. La chanson canadienne-française, par

exemple, fut présentée au public de . diverses façons. Généralement, elle était interprétée,en

solo ou en duo, par des artistes professionnels accompagnés par un pianiste ou par un petit

1 Par souci d'allègement du texte, l'abréviation FCMTQ sera utilisée tout au long de ce mémoire afin de désigner ces festivals . 2 Pour une description fort bien documentée de l'organisation et du déroulement de ces événements, voir Janet Elisabeth McNaughton, A Study of the CPR-Sponsored Quebec Folk Song and Handicrafts Festivals, 1927-1930, Mémoire de maîtrise, St-John 's, Merr:orial University ofNewfoundland, 1982, 273 p.

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orchestre. Plusieurs chœurs de chant, dont le Chœur de Saint-Dominique, parurent aussi sur

les scènes des FCMTQ. Les harmonisations des chansons populaires canadiennes­

françaises présentées dans le cadre de ces événements étaient le fait de compositeurs issus

du milieu musical canadien tels Léo-Pol Morin, Oscar O'Brien et Pierre Gauthier. Les

concerts organisés par le Canadien Pacifique comportaient aussi des « numéro [ s] de

folklore nature3 » qui mettaient quant à eux en scène des artistes amateurs habillés de façon

à souligner leur appartenance au monde rural et chantant a capella ou accompagnés d'un

« violoneux ». À mi-chemin entre ces deux modes d'interprétation, les Troubadours de

Bytown, un groupe d'interprètes professionnels menés par le célèbre baryton Charles

Marchand, chantaient, costumés en « habitant4 » et de façon très dynamique, avec force

mimiques et gestes exagérés, des chansons de paysans, de « gars de chantier » et de

voyageurs.

Entièrement financés par le Canadien Pacifique, ces festivals s'inscrivaient dans une

campagne publicitaire de grande envergure qui visait à stimuler l'industrie touristique

canadienne ainsi qu'à faire connaître et apprécier les luxueux hôtels administrés par la

compagnIe ferroviaire. À la fin de mai 1927, plusieurs centaines de touristes, tant

canadiens-anglais qu'américains, répondirent à l'appel du C.P. et se rendirent à Québec afin

de goûter à ce folklore si .particulier dont d'innombrables brochures publicitaires et

monographies aux titres racoleurs (Roman/ic Canada5, The Spell of French Canada6

) leur

avaient dépeint les charmes pittoresques. Encouragée par le grand succès obtenu par cet

événement, la compagnie du Canadien Pacifique mit sur pied, entre 1927 et 1931, une série

de quinze festivals lors desquels furent présentés. aux populations locales de même qu'à de

nombreux touristes la chanson ainsi que les arts et métiers traditionnels des différents

groupes ethniques qui formaient alors la mosaïque canadienne. Outre Québec, les villes de

Winnipeg, Régina, Vancouver, Calgary, Toronto et Banff furent, tour à tour, les hôtes de ces

festivals.

Malgré le caractère touristique des trois festivals présentés à Québec,- ceux-ci furent

3 Anonyme, « Programmes originaux et variés au festival de Québec », Le St-Laurent, 9 octobre 1930, p. 04. 4 Voir Figure l, Annexe: Iconographie, p. 99. 5 Victoria Hayward, Romantic Canada, Toronto, MacMillan, 1922, 254 p. 6 Frank Oliver Cali, The spell of French Canada, Boston, L.C. Page & Company, 1926, 372 p.

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très bien accueillis par le milieu culturel canadien-français qui depuis quelques années

redécouvrait, grâce, entre autres choses, aux efforts soutenus de Marius Barbeau et de ses

collaborateurs, les richesses de son folklore. La popularité de même que l'impact sur

l'espace culturel canadien-français de ces festivals, de cette « solennelle et durable

consécration7 » de la chanson populaire, sont attestés par l'étendue et la richesse de leur

couverture médiatique. On trouve en effet dans les périodiques de l'époque plus de deux

cent cinquante articles liés aux FCMTQ : simples descriptions du déroulement des activités,

critiques des concerts, éloges des organisateurs et du Canadien Pacifique, réflexions sur la

chanson traditionnelle et le folklore en général, etc.

Ce qui apparaît nettement à la lecture de ce corpus de textes hétéroclites, c'est la

multiplicité des enjeux auxquels se trouvait liée d'une façon ou d'une autre la chanson

populaire dans l'espace socioculturel canadien-français de la fin des années vingt. La tenue

de ces festivals a provoqué en effet toute une série de prises de position esthético­

identitaires dont l'analyse permet de jeter un éclairage nouveau sur les débats complexes

qui agitaient la société d'alors. L'une des caractéristiques les plus marquantes du discours

d'escorte des FCMTQ est la tendance d'un grand nombre de journalistes à marquer, de

façon plus ou moins explicite, leur appui au mouvement de préservation et de diffusion des

traditions culturelles canadiennes-françaises en montre à Québec. Ne se limitant pas à

rendre compte des événements, ils ont fait la promotion de la sauvegarde de ces pratiques et

de leur réappropriation par la collectivité. Cet état de fait, de même que l'envergure et la

popularité de ces festivals auprès des publics canadiens et américains m'ont amené à voir en

eux, à l'instar de Jean-Nicolas de Surmont qui considère que ces événements ont donné au

folklore canadien-français « ses lettres de noblesse8 », une étape fondamentale du processus

de patrimonialisation du corpus de chansons populaires mis aujour par Marius Barbeau, ses

collègues et ses prédécesseurs.

Il peut sembler incongru de faire d'événements ayant eu lieu à la toute fin des

années 1920 l'une des principales étapes de la patrimonialisation de la chanson populaire

7 Maurice Morisset, « Après le triomphe », La Lyre, vol. 5, no. 52 (mai 1927), p. 07. 8 Jean-Nicolas de Surmont, La Bonne Chanson, Le commerce de la tradition en France et au Québec dans la première moitié du.x.,yr! si€cle, Mo~~:- : ::~, Tryptique, 2001 , p. 59.

9

canadienne-française. On sait en effet, grâce, entre autres, aux travaux de Conrad Laforte9,

que les milieux intellectuels canadiens-français du dix-neuvième siècle ont fait preuve d'un

grand intérêt pour la culture populaire et, en particulier, pour la chanson. Celle-ci s'est vue

mise en scène, dès les années 1830, dans de nombreuses œuvres littéraires dont La Terre

Paternelle de Patrice Lacombe, les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé et Jean

Rivard: Économiste d'Antoine Gérin-Lajoie. En parallèle à ce mouvement de consécration

littéraire, de nombreux intellectuels, musiciens, historiens et littéraires, se sont adonnés,

sans aucun doute inspirés par ce qui se faisait alors partout en Europe, à des recherches

visant à mettre au jour et à caractériser les chansons populaires du Canada français. Hubert

Larue, par , exemple, fit paraître en 1863 dans les pages du Foyer Canaqien son étude

fondatrice, Les chansons populaires et historiques du Canada, qui consiste en une analyse

comparative des versions françaises et canadiennes-françaises de diverses chansons

populaires. La publication de cette étude fut suivie en 1865 par celle du répertoire d'Ernest

Gagnon, répertoire qui fut offert en supplément aux abonnés du Foyer Canadien. La

publication de cet ouvrage suscita une vague d'engouement pour la chanson populaire qui

marqua fortement le milieu culturel canadien-français de la deuxième moitié du dix­

neuvième siècle.

Cet engouement du Canada français pour sa chanson populaire s'était, au tournant

du vingtième siècle, passablement étiolé. De même que la nation, le patrimoine est l'objet

d'un plébiscite quotidien et il n'est pas rare de voir des objets, des lieux ou des pratiques

dont l'importance fut pendant longtemps considérée comme une évidence tomber dans

l'oubli ou, du moins, perdre beaucoup de leur lustre. Il fallut attendre la publication, en

1916, des conclusions préliminaires des premiers travaux de collecte effectués par Marius

Barbeau et son collègue Édouard-Zotique Massicotte pour voir se raviver l'intérêt des

Canadiens français envers la chanson populaire. Ces deux chercheurs y ont démontré que

les travaux d'Ernest Gagnon et d'Hub~rt Larue, considérés jusqu'alors comme relativement

complets, étaient loin d'avoir mis au jour l'ensemble des chansons populaires canadiennes­

françaises. Barbeau et Massicotle s'adonnèrent dans les années qui suivirent à une série

9 Conrad Laforte, La chanson folklorique et les écrivains du XIX siècle (en France et au Québec), Montréal, Cahiers du Qu6bec/Hurtubise HMH, 1973,253 p.

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d'expéditions lors desquelles ils recueillirent plusieurs milliers de chansons populaires

inédites. En parallèle à ce travail de recherche, les deux collègues organisèrent une série

d'événements qui, telles les deux Veillées du bon vieux temps présentées à la fin des années

dix à la Bibliothèque Saint-Sulpice de Montréal et organisées avec l'appui de la Société

Historique de Montréal et de la Société de folklore d'Amérique, avaient pour but de

sensibiliser la collectivité canadienne-française à la richesse et à la diversité de ce nouveau

réperto ire.

Les FCMTQ constituent, en fait, l'apothéose de ces efforts de diffusion des chansons

répertoriées par Barbeau et ses collaborateurs. Ils en ont non seulement permis

l'interprétation dans le cadre d'un événement culturel majeur mais ils ont aussi servi de

prétexte à la diffusion d'un discours visant à convaincre les Canadiens français de participer

à leur préservation. C'est de ce discours dont il est question dans ce mémoire qui consiste

en une analyse de la rhétorique mise en place par ses tenants afin de convaincre ceux à qui

ils s'adressaient de l'importance de la sauvegarde et de la revalorisation de ces productions

culturelles. C'est sur cet accent mis sur la composante discursive du processus de

patrimonialisation de la chanson populaire canadienne-française que se fonde l'originalité

de notre travail de recherche. Janet Elisabeth McNaughton, qui a su dans son mémoire

intitulé A Study of the CPR-Sponsored Quebec Folk Song and Handicrafts Festivals, 1927-

1930 décrire et analyser de façon convaincante l'organisation et le déroulement des trois

festivals, ne s'est intéressée que de façon superficielle à la couverture médiatique dont ils

ont été l'objet, choisissant de ne rendre compte que des critiques des concerts présentés

dans le cadre des FCMTQ publié~s par Le Devoir, Le Soleil et Le Droit. Or, ces textes, bien

qu'ils constituent une source documentaire irremplaçable pour comprendre l'accueil réservé

à ces événements par le milieu musical canadien-français, ne constituent qu'une fraction de

l'imposante production discursive qui les a accompagnés. Il nous semble dès lors justifié

d'affirmer que ce mémoire permettra de mieux comprendre le rôle joué par les médias et,

par extension, par les discours dans le processus de patrimonialisation de la chanson

populaire canadienne-française.

Il

Corpus de recherche

Afin de mettre en place un corpus de textes permettant de mener à bien ce projet de

recherche, il fut nécessaire de procéder au dépouillement systématique d'une quarantaine de

périodiques canadiens-français susceptibles de traiter des FCMTQ. Ces publications ont été

dépouillés pour les périodes allant du 1 er mai au 15 juin 1927, du 1 er mai au 15 juin 1928

ainsi que du 1 er octobre au 15 novembre 1930. Le choix de fenêtres temporelles

. relativement larges s'explique par le souci de prendre en compte dans l'analyse l'entièreté de

la couverture médiatique de ces événements. Il nous semblait en effet nécessaire de rendre

compte dans ce mémoire non pas seulement du mouvement général de l'argumentaire

patrimonialiste mis de l'avant par le discours d'escorte de ces festivals mais aussi de repérer

et de caractériser ses apories, de rester attentif à la présence potentielle de textes

problématiques. Le dépouillement a permis de mettre au jour deux cent soixante-dix-neuf

documents textuels provenant de trente et un périodiques différents 10 et liés d'une façon ou

d'une autre aux FCMTQ. C'est en grande partie sur l'analyse de ces textes que s'appuie ce

mémoire.

Furent aussi pris en compte lors de nos recherches l'ensemble des brochures

publicitaires et des programmes de concerts publiés par la compagnie du Canadien

Pacifique. Ces texte's ayant clairement servi d'inspiration à un grand nombre de journalistes

ayant couvert les festivals, ceux-ci s'étant bien souvent 'contentés d'en reproduire des

extraits, leur analyse a permis la prise en compte de la circulation des discours à l'œuvre

dans les textes composant le corpus de recherche. De plus, comme ils avaient pour

principale fonction d'amener leurs lecteurs à s'intéresser à la culture rurale canadienne­

française, ils ont constitué, on se l'imagine bien, des documents textuels d'une grande valeur

heuristique.

Diverses monographies parues à l'époque des festivals ont aussi été interrogées dans

le cadre de ce travail de recherche. Certains de ces ouvrages, tels Papiers de musique de

Léo-Pol Morin, ont été publiés par des individus impliqués dans la couverture médiatique

de ces événements. Leur lecture a permis d'appuyer l'analyse des articles produits par leurs

10 La bibliographie, placée à la fi i1 de ce mémoire, contient la liste des périodiques dépouiJlés.

12

auteurs. D'autres, tel le fascicule présenté par Victor Morin à ses collègues de la Société

Royale en 1928, La chanson canadienne: origines évolution, épanouissement, concernent

de façon directe le folklore musical canadien-français et ont permis de mieux comprendre

les différents liens existant entre le discours d'escorte des FCMTQ et le discours sur la

chanson populaire canadienne-française tel qu'il se déployait à l'époque dans l'espace socio­

discursif canadien-français.

Prémisses épistémologiques

Ce mémoire s'inscrit dans la continuité des recherches sur le patrimoine qui voient

en ce dernier quelque chose de construit, le résultat d'un processus qui implique la

reconnaissance par une communauté de la nécessité de participer à la préservation et à la

revalorisation de l'objet ciblé. Tel que l'indique Martine Cardin, « l'objet n'est pas

patrimonial en lui-même, il le devient lorsqu'une société le qualifie comme tel Il. » Un lieu,

une pratique, une langue, n'ont pas en soi, selon cette perspective, de valeur patrimoniale.

Cette valeur est avant toute chose le produit d'un consensus qui est lui-même le résultat d'un

processus, la patrimonialisation, définie par Emmanuel Amougou comme suit:

un processus social par lequel les agents sociaux (ou les acteurs si l'on préfère) légitimes entendent, par leurs actions réciproques, c'est-à-dire interdépendantes, conférer à un objet, à un espace (architectural, urbanistique ou paysager) ou à une pratique sociale (langue, rite, mythe, etc.) un ensemble de propriétés ou de "valeurs" reconnues et partagées d'abord par les agents légitimés et ensuite transmises à l'ensemble des individus au travers des mécanismes d'institutionnalisation, individuels ou collectifs, nécessaires à leur préservation, c'est-à-dire à leur légitimation durable dans une configuration sociale spécifique l2 •

Patrimonialiser, c'est donc, avant tout, convaincre. Il faut, en effet, amener ceux à qui l'on

s'adresse à croire à l'importance de préserver et de revaloriser ce qui est objet du processus

de patrimonialisation. Dans cette perspective, les discours qui accompagnent les actions

concrètes posées par ces « agents sociaux légitimes» occupent une fonction extrêmement

importante. De leur efficacité dépend en effet le succès des entreprises de

patrimonialisation. Il est évident, par exemple, que sans son discours d'escorte, sans la

Il Martine Cardin, « Introduction », dans Martine Cardin (dir.), Le rôle des médias dans la construction du patrimoine: Actes du colloque Médias et patrimoine, Québec, Institut du patrimoine culturel, coll. Patrimoine en mouvement, 2003, p. 04. 12 Emmanuel Amougou, « La Question Patrimoniale. Repère critiques, critique des repères» dans Emmanuel Amougou (dir.), La Question patrimoniale: De la patrimonialisation à l'examen des situations concrètes, Paris, L'Harmattan, 2004, p. 25-26.

13

couverture médiatique intense qui accompagna la tenue des FCMTQ, ceux-ci n'auraient pas

eu le même impact sur le milieu culturel canadien-français. Ce mémoiff~ entend rendre

compte de cette facette du processus de patrimonialisation de la chanson populaire

canadienne-française, de cette « nécessaire conjugaison fondamentale du patrimoine et des

médias13 » qui prend depuis quelques années aux yeux des chercheurs en patrimoine de plus

en plus d'importance. Ceux-ci, jusqu'à récemment, s'étaient en effet intéressés davantage

aux différentes actions posées par les acteurs et institutions impliquées dans les processus

de patrimonialisation et avaient quelque peu, de ce fait, délaissé leur composante

discursive. L'importance accrue accordée depuis quelques années par l'institution

universitaire 'aux discours de patrimonialisation explique la tenue, en 2002, du colloque

Médias et patrimoine. Les participants à ce colloque entendaient étudier l'impact et les

modalités des discours médiatiques qui appuient les processus de patrimonialisation. Ce

mémoire s'inscrit directement dans la voie tracée par ce colloque.

On perçoit bien dans la définition qu'Amougou donne de la patrimonialisation

l'importance qu'il accorde aux « agents sociaux », à ceux qui sont dotés des moyens et du

capital symbolique nécessaires pour persuader une collectivité de l'importance de préserver

et de mettre en valeur certains objets, pratiques, ,langues ou lieux. On pense évidemment

aux spécialistes du patrimoine, aux historiens de l'art ou aux ethnologues, mais il nous faut

aussi inclure dans cet ensemble d'acteurs sociaux les journalistes qui, de par le simple fait

qu'ils possèdent le droit de parole, sont à même d'influer de façon déterminante sur le

résultat des entreprises de patrimonialisation. Ces derniers agissent comme un moyen terme

entre les spécialistes et le public et favorisent de ce fait la transmission de cet « ensemble

de propriétés et de "valeurs" reconnues» par ces « agents sociaux légitimes» au lieu, à

l'objet ou à la pratique culturelle faisant l'objet du processus de patrimonialisationl4• Mais,

notons-le, les journalistes impliqués dans ces processus agissent rarement comme de

\3 Raymond Montpetit, « L'Action muséale et les médias: médiation et appropriation collective de nos patrimoines », dans Martine Cardin (dir.), Le rôle des médias dans la construction du patrimoine: Actes du colloque Médias et patrimoine, Québec, Institut du patrimoine culturel, coll. Patrimoine en mouvement, 2003, p.44. 14 Il nous semble pertinent d'avancer ici l'hypothèse selon laquelle la porosité des frontières disciplinaires caractéristique de l'état du milieu culturel canadien-français de cette époque de même que la relative absence de véritables spécialistes ont favorisé ce processus; le journaliste culturel pouvant ainsi être considéré par nombre de ses lecteurs comme un spécialiste de la question üu même titre qu'un folkloriste tel Marius Barbeau.

1 1

14

simples courroies de transmission dans la diffusion du saVOIr et des arguments des

spécialistes du patrimoine. Le discours de patrimonialisation de la chanson populaire

canadienne-française, tel qu'il s'est déployé dans le discours d'escorte des FCMTQ, s'est

ainsi bien souvent vu, on le verra tout au long de ce mémoire, instrumentalisé' par ses

différents tenants. Cette conception de la patrimonialisation comme le résultat d'actions

réciproques, interdépendantes et quelquefois, soulignons-le, contradictoires posées par

différents individus s'est révélée d'une grande richesse heuri~tique. Elle nous a permis en

effet de rendre compte des apories du discours de patrimonialisation en nous obligeant à

garder à l'esprit le fait que la patrimonialisation d'un élément de la réalité collective ne

s'effectue pas sans que ne surviennent des conflits entre les différents acteurs impliqués.

C'est ce que laisse entendre Vincent Veschambre lorsqu'il affirme que « le processus de

patrimonialisation est fréquemment associé à des formes de mobilisation voire de

conflictualité [ ... ]. Si la notion de patrimoine est associée à l'idée de « bien commun », la

construction de celui-ci est rarement consensuelle mais portée par certains groupes en

particulier, qui cherchent à faire valoir un point de vue, un intérêt particulierl5• »

Semblable en cela aux dynamiques conflictuelles qui entourent les processus de

valorisation économique des ressources naturelles, la patrimonialisation d'un objet, d'un

lieu ou d'une pratique peut être source de conflits entre différents groupes qui ne s'entendent

pas sur les visées et les modalités de son appropriation par la collectivité. Le discours qui

fait l'objet de ce mémoire est ainsi marqué, on le verra, par des apories qui sont la marque

discursive des tensions concrètes existant entre certains individus · ou groupes d'individus

impliqués d'une façon ou d'une autre dans le processus de patrimonialisation de la chanson

populaire canadienne-française.

Ce discours est aussi marqué par le recours à diverses représentations consensuelles,

divers topoï à forte teneur identitaire, convoqués afin d'appuyer les argumentaires mis de

l'avant par ses tenants. Tout un pan du discours de patrimonialisation de la chanson

populaire s'appuie ainsi, par exemple, sur une mise en scène idéalisée du passé rural de la

collectivité canadienne-française qui se voit opposé à un présent problématique, avec lequel

15Vincent Veschambre, « Le processus de patrimonialisation : revalorisation, appropriation et marquage de l'espace », dans Vox Geographi, 2 novembre 2007, consulté le 28 octobre 2008 sur http://www.cafe­geo.net/artic!e ,php3 ?id _ article= 1180.

15

il est difficile de se réconcilier. L'analyse de cette mise en scène nous semble pertinente en

ce sens que sa convocation implique d'une certaine façon son efficacité rhétorique et, par

extension, son caractère consensuel, son acceptabilité discursive. Notre analyse du discours

d'escorte des FCMTQ débordera ainsi à quelques reprises du côté du contexte socio­

discursif dans lequel il s'est inscrit. Nous pourrons ainsi constater, par exemple, qu'une

bonne partie de ce discours reconduit divers topoï mis de l'avant par le régionalisme,

idéologie qui, à cette époque, dominait l'espace socio-discursif canadien-français. Il nous

sera aussi loisible de constater que cette reconduction du discours régionaliste ne se fait pas

sans rencontrer d'opposition. Afin d'appuyer ces petites excursions, il sera nécessaire de

garder à l'esprit lors de l'analyse des textes du corpus de recherche la théorie du discours

social mise de l'avant par Marc Angenot16, théorie qui offre un outillage méthodologique et

conceptuel permettant de rendre compte de façon efficace de l'inscription d'un discours

dans son contexte socio-discursif. Les concepts d'interdiscursivité, d'intertextualité

généralisée, d'acceptabilité et d'hégémonie discursive mis de l'avant par Angenot dans, entre

autres, l'introduction de son ouvrage fondateur 1889. Un état du discours social, seront

convoqués tout au long de ce mémoire afin de rendre compte des diverses facettes du

corpus de textes étudiés. De plus, divers travaux sur le régionalisme prodùits par des

chercheurs tels Anne-Marie Thiesse17 et Denis Saint-Jacques 18 seront aussi convoqués afin

de nourrir l'analyse des représentations ayant soutenu les argumentaires visant à

promouvoIr l~ préservation et la revalorisation de la chanson populaire canadienne­

française.

Nombreux et divers sont les arguments convoqués par les partisans de la

patrimonialisation du répertoire de chansons présentées par Marius Barbeau et ses

collègues dans le cadre" des FCMTQ. C'est pourquoi il nous a semblé nécessaire de

structurer notre analyse en nous appuyant sur un cadre épistémologique à la fois solide et

flexible : la conception du patrimoine mise de l'avant par le géographe Vincent

16 Marc Angenot, « Le discours social: problématique d'ensemble », dans Marc Angenot, 1889. Un état du discours social, Longeuil, Le Préambule," 1989, p. 13-39. 17 Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe xvnr-xx siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1999,306 p. 18 Denis Saint-Jacques (dir.), L'artiste et ses lieux. Les régionalismes de l'entre-deux-guerres face à la modernité, Québec, Nota bene, 2005, 382 p.

16

Veschambre. Ce dernier a démontré dans divers travaux l'intérêt heuristique de considérer

le patrimoine comme une ressource, un capital pouvant apporter à une collectivité ou à un

groupe d'individus différents bénéfices. Tel que l'explique Veschambre, « il y a un certain

nombre d'enjeux à pouvoir construire du patrimoine, à se l'approprier et à bénéficier de ses

retombées l9• » S'inspirant des travaux de Maria Gravari-Barbas, Veschambre affinne que le

patrimoine peut occuper pour ceux qui se l'approprient trois fonctions distinctes : la

fonction identitaire, la fonction légitimante et la fonction valorisante. Celui qui veut

convaincre une société ou un groupe d'individus de l'importance de préserver et de mettre

en valeur un élément de sa réalité devra nécessairement invoquer l'une ou l'autre de ces

fonctions. Il s'agit en effet de faire miroiter aux yeux de ceux que l'on tente de convaincre

les profits qu'ils pourront tirer de la patrimonialisation de ce qui fait l'objet du discours.

Mais qu'en est-il de ces bénéfices? À quoi réfèrent ces fonctions définies par Veschambre?

La fonction identitaire « renvoie au lien social, au capital social, à la distinction que

permet l'appropriation collective du patrimoine20.» Cette conception particulière du

patrimoine s'incarne généralement dans les discours de patrimonialisation par le rappel

constant de sa valeur mémorielle. Par la préservation de son patrimoine, affirme-t-on dans

ce type de discours, ùne collectivité assure la filiation avec son passé et, par conséquent, le

maintien de son identité. Le patrimoine, explique Veschambre, « constitue en effet le

support privilégié de construction de mémoires collectives, permet d'inscrire les références

identitaires dans l'espace et donc dans la durée, par delà les ruptures, les crises, les

mutations21 .» Ce type de rapport au patrimoine, cette « appropriation identitaire22 » du

patrimoine, peut de plus permettre à la collectivité concernée, au-delà du seul maintien de

son identité, de faire valoir aux yeu~ des autres collectivités sa spécificité, de se distinguer.

À travers la monstration de son patrimoine, une collectivité fait la diffusion de son identité.

Cette fonction identitaire assignable au patrimoine est bien souvent couplée à une

foncti~n légitimante, fonction qui renvoie « aux capacités d'intervention dans la sphère

19 Vincent Veschambre, « Le processus de patrimonialisation : revalorisation, appropriation et marquage de l'espace», dans Vox Geographi, 2 novembre 2007, consulté le 28 octobre 2008 sur http://www.cafe-geo. net/ article.php3 ? id_article = 1180. 20 Id. 21 Id. 22 Id.

17

publique [ ... ] qu~ donne la maîtrise d'un patrimoine et le prestige qui y ·est associé23• » Le

patrimoine permet en effet au groupe qui se l'approprie, et, par conséquent, à ses actions,

d'acquérir une certaine légitimité. Veschambre explique ainsi qu'il « s ' opère une sorte de

transfert de valeur, de l'élément patrimonialisé (et donc revalorisé) aux individus ou aux

groupes d'individus qui y sont associés24• »

À ces deux fonctions que peut remplir le patrimoine pour ceux qui se l'approprient

s'ajoute une dernière fonction, la fonction valorisante, qui renvoie quant à elle aux

retombées économiques qui accompagnent généralement la patrimonialisation d'objets, de

lieux ou de pratiques culturelles. Le patrimoine peut en effet être mis en valeur, la plupart

du temps par l'entremise du tourisme, de façon à générer des profits matériels. Veschambre

souligne ainsi que « [p Jour qu'il Y ait patrimonialisation, il ne suffit généralement pas que

l'héritage ciblé ait acquis du sens pour un groupe, une collectivité et qu'il y ait une

légitimation « scientifique» par les spécialistes du patrimoine : il faut également que l'objet

patrimonial puisse acquérir une valeur économique25• » Compte tenu du fait que les

FCMTQ étaient avant tout des événements touristiques, il semble pertinent de croire que

cette fonction assignable à son patrimoine par une collectivité ait pu constituer en elle

même un puissant argument pour appuyer la patrimonialisation de la chanson populaire

canadienne-française.

Hypothèse et structure du mémoire

Il sera démontré dans les pages qui suivent que le discours de patrimonialisation de

la chanson populaire, du moins, tel qu'il s'incarne dans le corpus de textes étudiés, assigne

et ce, de diverses façons et à divers degrés, à la chanson populaire canadienne-française, les

trois fonctions définies par Veschambre.

Nous pourrons observer dans le premier chapitre de ce mémoire que le discours

d'escorte des FCMTQ invoque, afin de faire la promotion de sa préservation et de sa

réappropriation par la collectivité, la valeur identitaire de la chanson populaire. Celle-ci s'y

23 Id. 24 Id. 25 Id.

18

voit mise en scène comme une ressource permettant d'assurer à la fois la préservation de

l'identité nationale canadienne-française menacée par les bouleversements profonds qui

affectaient l'espace socioculturel d'alors et sa diffusion. On verra dans ce chapitre à quel

point la convocation de la figure de l'Autre, incarnée dans ce cas-ci par les touristes attirés à

Québec par la campagne publicitaire de grande envergure orchestrée par la compagnie du

Canadien Pacifique, participe· de façon fondamentale des discours de patrimonialisation. La

mise en scène de la chanson populaire lors d'événements tels les FCMTQ s'est en effet vue

assignée le pouvoir de participer à la reconnaissance internationale de la nation canadienne­

française qui voit dans ces événements ses spécificités offertes au regard et au jugement de

l'Autre.

Sur cet argumentaire qui souligne la valeur identitaire de la chanson populaire s'est

greffé, tel qu'il sera démontré dans le deuxième chapitre, un discours qui fait de la

revalorisation de la chanson populaire un moyen d'assurer la légitimité culturelle de la

pratique artistique. Nous pourrons ainsi observer dans ce chapitre que la tenue de ces

festivals a servi de prétexte à un bon nombre de membres du milieu musical canadien­

français pour faire la promotion d'un projet esthétique fondé sur la chanson populaire. Ce

chapitre nous fera entrer au cœur des débats qui agitaient alors le milieu musical canadien­

français.

Le troisième chapitre sera quant à lui consacré à l'analyse d'un argumentaire qui fait

de la chanson populaire canadienne-franç~ise un outil '" de développement de l'industrie

touristique québécoise. Il y sera démontré que le potentiel de valorisation touristique de la

chanson populaire s'est trouvé souligné de façon quelque peu problématique par le discours

d'escorte des FCMTQ.

- - - -- -----------~

Chapitre 1

Identité

20

Le discours de patrimonialisation du répertoire de chansons populaires présentées

par Marius Barbeau, John Murray Gibbon et leurs collègues aux visiteurs des FCMTQ

s'articule principalement autour de l'affirmation de leur valeur identitaire. Ces chansons,

réitèrent constamment les partisans de leur patrimonialisation, sont « nos chansons26 ». À la

fois témoins et produits du passé national, elles constituent selon ces derniers une ressource

identitaire d'une inestimable richesse dont la collectivité devrait tirer profit. Toute entreprise

œuvrant à leur revalorisation a~près des Canadiens français est dès lors présentée par les

tenants de ce discours comme étant extrêmement utile. Les organisateurs des FCMTQ sont

ainsi à maintes reprises encensés par les journalistes ayant couvert l'événement qui

s'enthousiasm~nt du fait qu'une compagnie canadienne-anglaise appuie de telle façon un

mouvement qui vise à mettre en valeur et à préserver une facette importante de « notre

fonds national de latinisme distinctif27. »C'est «au nom de la race canadienne-française28 »

que Gustave Comte remercie les organisateurs de ces festivals qui constituent, selon son

collègue Frédéric Pelletier, « la mise en action d'une pensée qui, depuis le Congrès de la

Langue Française, tenu avant la guerre à Québec, n'a guère trouvé à s'exprimer que par des

paroles: la glorification de notre langue et de la mentalité qui nous est particulière29• »

Ce renvoi de Pelletier · au plan d'action idéologique mis de l'avant lors du Congrès

de la Langue Française, évènement-clé de l'histoire du mouvement régionaliste au Québec,

ne devrait pas nous étonner. En effet, à la fin de la deuxième décennie du vingtième siècle,

l'idéologie régionaliste occUpe dans l'espace socioculturel canadien-français une position

que l'on a souvent qualifiée d'hégémonique. Le succès de ces festivals auprès de la très

grande majorité des auteurs des textes étudiés n'est évidemment pas, on s'en doute, sans

lien avec le triomphe de cette idéologie conservatrice qui tendait à valoriser fortement les

traditions de la paysannerie dans lesquelles l'on disait pouvoir reconnaître les traits

caractéristiques de la nation. C'est d'ailleurs pourquoi il nous fut nécessaire d'approcher ce

complexe discursif en gardant à l'esprit les conclusions des travaux, en particulier ceux

d'Alll).e-Marie Thiesse, ayant pris pour objet l'idéologie régionaliste et, par delà, les grands

26 Anonyme, « Lachanson canadienne », Le Canadien, 19 mai 1927, p. 08. 27 Jean Béraud, « À la veille du Festival du Pacifique à Québec », La Presse, 12 mai 1928, p. 80. 28 Gustave Comte, « Sur toutes les scènes-La publicité désirable et. .. l'autre », Le Canada, 21 mai 1927, p. 05. 29 Frédéric Pelletier, « La vie musicale : La leçon du Festival de Québec », Le Devoir, 12 mai 1928, p. 06.

21

mouvements de construction des identités nationales tels qu'ils se sont mis en branle dans la

seconde moitié du dix-neuviè~e siècle. Cette prise en compte a servi d'assise à l'analyse du

discours qui se déploie dans le corpus de recherche et qui attribue aux chansons répertoriées

par Barbeau, ses collègues et ses prédécesseurs une grande valeur identitaire.

Nous tâcherons dans ce chapitre de mettre au jour, de déconstruire, si l'on veut, les

diverses facettes de ce discours tout en étant sensible aux enjeux identitaires qu ' il soulève.

Nous y démontrerons que ses tenants assignent à la chanson populaire le pouvoir de

participer à la fois de la préservation de l'identité nationale et de sa diffusion à l'étranger.

Nous pourrons observer tout au long de cette démonstration qu'à travers ce discours qui fait

de ces chansons « nos chansons» se dessine une représentation relativement consensuelle

de !a nation canadienne-française, de son histoire et de son destin.

A) Chanson populaire et préservation identitaire

Nous interrogerons dans la prenlière section de ce chapitre le discours qui fait de la

chanson populaire un moyen de favoriser le maintien de l'identité nationale. Il y sera

démontré que la revalorisation de cette chanson aux yeux de la collectivité canadienne­

française est présentée par les tenants de ce discours comme une façon particulièrement

efficace de compenser l'amnésie identitaire qui aurait accompagné selon eux les

bouleversements socioculturels majeurs découlant de l'industrialisation rapide du Québec et

de la conséquente urbanisation de la population canadienne-française. Grâce à la chanson

populaire, affirment ceux qui appuient sa patrimonialisation, le Canadien français peut se

familîariser avec l'existence de ses ancêtres, avec des préoccupations et des mode de vie qui

ne sont plus les siens. Certains textes du corpus ont, de surcroît, assigné aux efforts de

revalorisation de la chanson populaire déployés par Barbeau et ses collègues le pouvoir de

contrer la contamination de l'espace socioculturel canadien-français parla culture d'Autrui

. et les divers maux qui l'accompagnent. Ces textes ont quelquefois été, on le verra lors de

l'analyse d'articles publiés dans le cadre des FCMTQ par l'un des pionniers du mouvement

de la Bonne Chanson, Maurice Morisset, le fait d'individus impliqués dans des entreprises

culturelles dont le succès dépendait en partie de l'adhésion de la collectivité à ce discours

22

qui affirmait la nécessité de s'opposer à « [l']envahissement d'un répertoire infecte ou

insipide de chansons ni françaises ni anglaises colportées jusqu'au fond de nos campagnes

par les inventions modemes30• » Le discours de patrimonialisation de la chanson populaire

s'est alors vu instrumentalisé de façon à servir les intérêts de ses tenants.

La chanson populaire: une voie d'accès au passé national

Ce discours qui insiste sur la valeur identitaire de la chanson populaire se fonde sur

le rappel constant des liens censés exister entre celle-ci et le passé de la collectivité. Jean

Béraud, chroniqueur à La Presse, a ainsi pris soin d'insister sur le rapport qui existe selon

lui entre ce passé et les pratiques culturelles de la paysannerie canadienne-française en

montre à Québec:

C'est là-dedans, plus encore que dans notre littérature et les arts plastiques, que l'on trouve la plus grande intimité entre l'existence de nos aïeux et les réalités fondamentales d'aujourd'hui. Le spectacle que présente le grand hôtel du Pacifique est merveilleusement apte à nous faire revivre l'image fraîche des us d'autrefois. En lui transparaît dans un raccourci magistralement dressé tout le visage du passé, de ce glorieux passé tour à tour grave et charmant, attendrissant et spirituel, passionné et fanatique, gaillard, insouciant et frénétique 31

Béraud reconduit dans ce texte un argument typique des discours de patrimonialisation qui

assigne à ce qui fait l'objet de ce processus la capacité de, pour employer l'expression de

Jean Davallon, « suturer la rupture temporelle et sociale entre le présent et le passé32• »

Soulignons, au passage, l'affirmation intéressante de Béraud, affirmation sur laquelle il ne

s'étend pas, selon laquelle les pratiques culturelles populaires seraient caractérisées, lorsque

comparées à la littérature et aux arts plastiques, par un plus grand pouvoir d'évocation du

passé national. La chanson et les pratiques culturelles du paysannat canadien-français mises

en scène lors des FCMTQ sont ainsi présentées par le chroniqueur comme étant

« merveilleusement apte [ s] à nous faire revivre l'image fraîche des us d'autrefois. » Elles

constituent un « raccourci » permettant d'accéder au « glorieux passé » de la collectivité.

L'auteur anonyme d'un article publié dans Le Soleil le lendemain de l'ouverture du festival

de 1927 ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme: « Ce qui nous touche, dans cette fête du

30 Anonyme, « La Chanson: expression d'une race », L'Événement, 16 octobre 1930, p. 04. 31 Jean Béraud, « Le festival de la chanson canadienne attire à Québec des milliers de touristes », La Presse, 21 mai 1927, p. 01. 32 Jean Davallon, Le don du patrimoine: une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Lavoisier, 2006, p. 114.

23

terroir, c'est l'évocation du passé33• » Les FCMTQ constituent en effet selon ce journaliste

un excellent moyen pour les Canadiens français de reprendre contact avec ce passé : « C'est

tout le parfum ancien de notre terre qu'on exhume de l'oubli, pour le respirer délicieusement

avec les souvenirs dont il est rempli, souvenir d'un chant qui berça l'enfance de chacun de

nous ou d'un murmure mélancolique du vieux rouet qui fila la laine forte et douce dont on

faisait les habits de nos pères34• » Se familiariser avec les chansons populaires en montre à

Québec, ces chansons qui ont fleuri « sur les lèvres de quinze générations d'hommes en

terre canadienne35 », c'est une façon pour le peuple canadien-français de renouer le fil qui le

relie à ses ancêtres.

Cet argumentaire s'inscrit dans un contexte socio-discursif particulièrement réceptif.

Les partisans du régionalisme concevaient en effet à cette époque la paysannerie comme

« un musée vivant de la Nation, dépositaire par ses traditions des valeurs et de l'héritage

nationaux transmis pieusement au fil des siècles36• » C'est « dans le peuple rural, et non

dans les grandes capitales3? » que la culture originelle, la culture des aïeux, « est supposée

être toujours vivante38• » Cette facette du discours de patrimonialisation de la chanson

populaire participe ainsi directement d'une idéologie, alors dominante dans l'espace

socioculturel canadien-français, qui fait du peuple rural et de ses pratiques culturelles une

voie d'accès au passé national. · C'est cette conception particulière de la culture rurale, sur

laquelle s'est appuyée, rappelons-le, la construction des identités nationales des grands pays

européens, qu'a décrit Anne-Marie Thiesse dans l'introduction de la première partie de son

ouvrage La création des identités nationales:

Tout acte de naissance établit une filiation. La vie des nations européennes commence avec la désignation de leurs ancêtres. Et la proclamation d'une découverte: il existe un chemin d'accès aux origines, qui pennet de retrouver les aïeux fondateurs et de recueillir leur legs précieux. Le Peuple, par sa primitivité, est un vivant fossile qui garde jusqu'au cœur de la modernité l'esprit des grands ancêtres. Plonger dans les profondeurs de l'histoire, c'est aller retrouver dans le bas social les reliques enfouies du legs des pères. Là où l'on n'avait vu qu'absence de culture, là est situé justement le conservatoire de la culture première39

33 Anonyme, « La vieille chanson », Le Soleil, 21 mai 1927, p. 01. 34 Id .

. 35 Anonyme, « La chanson et les métiers», Le Soleil, 3 mai 1928, p. 04. 36 Anne-Marie Thiesse, « Au coeur du régionalisme: la définition de la culture populaire », dans Denis St­Jacques (dir.), L'artiste et ses lieux. Les régionalismes de 1'entre-deux-guerres face à la modernité, p. 16. 37 Ibid., p.17. 38 Id.

39 Anne-Mari, ~ Thiesse, La création des identiiés nationales. Europe XVIIi" -~ siècle, Seuil, Paris, 1999, p.

24

Le discours de patrimonialisation de la chanson populaire canadienne-française est traversé

de part en part par cette conception particulière de, la paysannerie qui voit en celle-ci un lieu

de mémoire et en ses pratiques et coutumes un legs mémoriel, un héritage commun grâce

auquel il devient possible de se rapprocher de l'existence de nos aïeux, de vivre « un peu de

la bonne vie des ancêtres : étudier leurs industries, [s']amuser de leurs amusements: chants,

danse, musique40• » Ces chansons, selon les tenants de ce discours, auraient traversé les

âges pour parvenir jusqu'à nous, préservées par les populations rurales à « la mémoire plus

fidèle41 » et « à l'âme plus traditionaliste42• » Elles se seraient transmises de génération en

génération, « à travers des siècles de travail et de 1 uttes43• » Notre histoire, ainsi, « pourrait

se reconstruire par étapes grâce aux chants qui nous ont charmés44• »

Afin d'appuyer cet argumentaire se met en œuvre dans un grand nombre d'articles

étudiés une représentation de l'histoire nationale au cœur de laquelle se trouvent les

pratiques culturelles rurales et, en particulier, la chanson populaire. Nous démontrerons

dans les pages qui suivent que cette mise en scène de l'inscription de cette chanson dans le

passé de la collectivité canadienne-française se caractérise par le recours à divers procédés

visant à mettre en valeur ce passé, passé qui se voit opposé par plusieurs à un présent

problématique et insatisfaisant. La chanson populaire permet de se souvenir d'une époque

« plus calme et plus pure que la nôtre45 .»

Cette volonté d'idéalisation du passé national s'est traduite par la mise de l'avant

d'une représentation relativement consensuelle de l'histoire du Canada français. Celle-ci,

telle que décrite dans les textes de notre corpus, est une histoire harmonieuse, non­

problématique. Les auteurs de ces textes ont choisi certa.ins événements, certaines époques,

certaines figures du passé national et en ont occulté d'autres. Leurs choix sont significatifs

en ce sens qu'ils laissent entrevoir, d'une certaine façon, l'acceptabilité discursive et

23. 40 Anonyme, «Souvenirs et regrets», La Tribune, 23 mai 1927, p. 04. 41 Anonyme, Festival de la chanson et des métiers du terroir: sous les auspices du .Muséè national, Galerie nationale et des Archives publiques du Canada, Château Frontenac, Québec, 24-28 mai 1928, Canadien Pacifique, 1928, p. 04. 42 Id. 43 Édouard Baudry, « En marge du festival: La vieille chanson », La Patrie, 18 octobre 1930, p. 20. 44 Victor Barette,« La Chanson», Le Droit, 28 mai 1927, p. 21. 45 Anonyme, « La chanson et les métiers », Le Soleil, 3 mai 1928, p. 04.

25

l'efficacité rhétorique présumée de certaines représentations à caractère historique.

La « Vieille France»

« Affirmer que nos chansons nous ont été apportées de France, c'est assurément

énoncer une vérité de LaPalice46 » écrivit l'auteur anonyme d'un article paru dans le journal

Le Canadien, à l'aube de la première édition des FCMTQ. Il reconduisait ce faisant cette

conception déjà largement répandue à cette époque et héritée des travaux de Gagnon, bien

sûr, mais aussi de ceux plus récents de Marius Barbeau, de la chanson traditionnelle

canadienne-française comme étant issue directement des chansons populaires de France.

Nombreux sont ceux qui, à l'instar du journaliste du Canadien, ont pris soin de souligner

dans leurs articles consacrés à ces festivals que la chanson populaire canadienne-française

trouve son origine dans « les vielles provinces de France47 », « source pure et féconde de

nos anciennes chansons48• »

Cette chanson, parce qu'elle est « de la même famille49 » que les chants populaires

de France, parce qu'elle en est issue, permettrait aux Canadiens français, selon les partisans

de sa patrimonialisation, de renouer le fil qui les lie à la patrie des origines, à cette France

« [d']avant la Révolution50.» C'est cette idée qu'a voulu transmettre à ses lecteurs le

chroniqueur de La Patrie Jean Nolin lorsqu'il affirma que le folklore musical en montre à

Québec « nous li [e] à notre lointain passé puisque nombre de chansons qui fleurissent

encore sur les.1èvres de nos paysans et de nos pêcheurs furent chantées au temps jadis par

les troubadours et les trouvères51• »

Soulignons ici la curieuse reconduction, dans plusieurs textes de notre corpus, d'un

discours qui place ces chansons sur ~es lèvres des membres de l'aristocratie française. Ainsi,

par exemple, Léo-Poi Morin a-t-il affirmé dans un article consacré à la première édition des

FCMTQ et publié dans La Vie Canadienne que l'origine de ces chansons n'est pas,

46 Anonyme, « La chanson canadienne », Le Canadien, 19 mai 1927, p. 08. 47 Anonyme, « La chanson et les métiers », Le Soleil, 3 mai 1928, p. 04. 48 Maurice Morisset, « Le Festival de Québec », La Lyre, vol. 5, no. 51 (avril 1927), p. 07. 49 Édouard Baudry, « En marge du festival: La vieille chanson », La Patrie, 18 octobre 1930, p. 20. 50 Maurice Morisset, « Le Festival de Quéhec », La Lyre, vol. 5, no. 51 (avril 1927), p. 07. 51 Jean Nolin, « Au Festival de la .. -:hanson et des métiers du terroir », La Patrie, 23 mai 1927, p. 14.

26

évidemment, Québec, « mais plutôt les jardins de Versailles52• )~ Ce discours est en

contradiction avec les travaux de Marius Barbeau qui considérait que ces chansons étaient

le fait de poètes itinérants originaires « des provinces du nord-ouest de la France53.» Il

semble en fait que Morin, à l'instar de quelques-uns de ses collègues journalistes, désirait,

en insistant sur cette supposée origine aristocratique des chansons en montre à Québec,

défendre une conception particulière de l'identité nationale. C'est que, écrivait ce

chroniqueur, quelques jours plus tôt, « il faut éviter l'erreur trop commune de ceux qui

pensent que tous les Canadiens français sont de descendance paysanne54• » Il y avait en

effet, affirma-t-il, « abondance de sang aristocratique parmi les premiers colons55• » Nos

chansons populaires en sont selon lui la preuve. C'est une conception des origines

identitaires de la nation semblable à celle mise de l'avant par Morin que diffusent selon

Jean Nolin les FCMTQ : « Il faut louer les organisateurs du festival d'avoir compris qu'il

importait de montrer le double aspect de notre jeune race, le défricheur, le paysan, d'un

côté, et, de l'autre, le prêtre, le soldat, le seigneur d'où naquirent les deux principaux

éléments de notre société actuelle56.» Il est intéressant de constater la présence dans

quelques textes du corpus étudié de cette conception dualiste des origines de la nation

canadienne-française. Ces chansons, affirme-t-on, ne sont pas que des chansons de paysans,

elles ont aussi été chantées « à la cour des rois de France57.» Certains semblent ainsi

trouver plus d'intérêt à se rêver héritiers de seigneurs que descendants de paysans. Ou peut­

être assignent-ils ce désir à leurs lecteurs. Qui sait?

Le développement de la patrie

Quoi qu'il en soit de leur origine, aristocratique ou populaire, les chansons présentés

par Barbeau aux visiteurs des FCMTQ auraient traversé les flots, seraient « venues, légères

comme l'Esprit, pures, tendres, ailées de la patrie lointaine et toujours aimée pour

52 Léo-Pol Morin, « Un Grand Festival du Folkore au Château Frontenac de Québec du 24 au 28 mai 1928 », La Vie Canadienne, mai 1927, p. 57. 53 Anonyme, « Festival de la chanson et des métiers du terroir », La Tribune, 18 mai 1927, p. 05. 54 Léo-Pol Morin, « Le Folklore Canadien et le Livre de M. John Murray Gibbon », La Patrie, 16 avril 1927, p.36. 55 Id.

56 Jean Nolin, « Au Festival de la chanson et des métiers du terroir », La Patrie, 23 mai 1927, p. 14. 57 Anonyme, « La chanson canadienne », Le Canadien, 19 mai 1927, p. 08.

27

transporter, chez un peuple naissant, le culte du beau, le sens de la délicatesse et des

nuances, l'exquise finesse des sentiments, du cœur de l'idéal et de l'immatérieP8. » Elles

auraient présidé de ce fait à la naissance et au développement de la patrie. Un journaliste du

Canadien explique ainsi dans un article publié à la veille des FCMTQ que « les premiers

colons arrivèrent au Canada armés non seulement de foi et de courage, mais encore de

bonne et saine gaieté. Combien de nos fameux capitaines sont allés vers la mort - et vers la

gloire - une chanson sur les lèvres! Dans les champ~ et au foyer, les premiers défricheurs

laissaient également leur voix fredonner les refrains du pays nataP9. » Le Canada français

se serait ainsi développé au son des chansons populaires héritées de France. À travers elles,

affirma Jean Béraud, c'est à cette époque pittoresque que nous pouvons avoir accès: « L'air

le plus simple, même s'il est anonyme rappelle l'œuvre de la collectivité, ardente à fonder

un grand pays et à ouvrir les voies de la vie nationale à un grand peuple60• »

La mise en scène de l'inscription de la chanson populaire dans cette période clé du

passé de la patrie se caractérise bien souvent par la convocation de diverses figures

importantes de l'histoire nationale canadienne-française, de figures élues, consacrées par

l'historiographie de l'époque. Ainsi affirme-t-on, par exemple, que « les compagnons de

Louis Hébert, il y a plus de trois cents ans, modulèrent, pour la première fois au Canada, les

couplets d'amour et de foi écrits dans la langue de Ronsard ou faits par les chantres des

croisades61• » Ce procédé, qui assigne aux chansons en montre à Québec, en les plaçant sur

les lèvres des grands héros de l'histoire nationale, un surplus de valeur identitaire, est

abondamment utilisé par les auteurs des textes du corpus étudié. Ces chansons, affirme, par

exemple, l'auteur anonyme d'un article paru dans Le Soleil, charmaient « l'oreille de

Champlain lui-même62• » Un chroniqueur du Droit, dans un texte publié le lendemain de la

clôture de la première édition des FCMTQ, convoque lui aussi, et ce, de façon réitérée, ce

procédé en faisant des chansons populaires présentées lors des concçrts donnés dans le

cadre de ce festival celles de toute une série de figures du passé de la collectivité:

58 Anonyme, « La chanson et les métiers », Le Soleil, 24 mai 1927, p. 04. 59 Anonyme, « La chanson canadienne », Le Canadien, 19 mai 1927, p. 08. 60 Jean Béraud, « Le festival de la chanson canadienne attire à Québec des milliers de touristes », La Presse, 21 mai 1927, p. 01. 61 Id. 62 Anonyme, « La chansor~ et les métier~ », Le Soleil, 3 mai 1928, p. 04.

Ces chansons furent celles de Champlain, quand il visita le lac Champlain en 1609 ; de Nicolet, quand il atteignit les côtes de Green Bay, Wisconsin, en 1634 ; de Groseillers et Radisson, quand ils explorèrent le Michigan, en 1654 ; de La Salle, quand il découvrit la rivière Ohio, en 1670 ; de Marquette et Jolliet, quand ils remontèrent le Mississippi, en 1673 ; de Dulhut, quand il traversa le Lac Supérieur, en 1679 et qu'il visita le pays des Sioux; de La Salle encore, quand il bâtit le fort St-Louis à "Starved Rock", sur la rivière Illinois, en 1682, et qu'il mena en 1684 une expédition jusqu'au golfe du Mexique; de Dulhut encore, lorsqu'il construisit le premier fort de Détroit, en 1686 ; de Jacques de Noyes, quand il explora le Lac des Pluies, en 1688; d'Antoine de la Motte CadiIlac, quand il prit le commandement des troupes à Michilimackinac en 1694 ; du Sieur d'Iberville, quand il explora , le Mississippi en 1699; de Pierre Gaultier de la Vérendrye, quand il visita la rivière Missouri en 1739, et fut le premier européen à contempler le panorama des Montagnes Rocheuses63

28

Ces chansons auraient ainsi, selon l'auteur de cet article, accompagné l'exploration par nos

ancêtres du territoire nord-américain. On remarque en effet que cet extrait met avant tout en

scène des découvreurs, des individus héroïques qui ont inscrit la présence française en

Amérique. Durant tous ces moments forts de l'histoire nationale, ceux -ci avaient sur les

lèvres les refrains du pays natal. De quel droit, dès lors, pouvons-nous les laisser sombrer

dans l'oubli? Ne serait-ce pas, d'une certaine façon, trahir leurs efforts?

Il nous semble, par ailleurs, important de souligner l'occultation complète, dans ces

textes qui rappellent la survivance de la chanson populaire au sein de la population

canadienne-française, des événements historiques majeurs de la deuxième moitié du dix­

huitième siècle ainsi que du dix-neuvième. Nulle trace dans les textes étudiés de la bataille

des Plaines d'Abraham ou de la révolte des Patriotes. Pourrait-on imaginer que l'époque de

la Nouvelle-France avait aux yeux des journalistes impliqués dans la couverture médiatique

des festivals une plus grande valeur patrimoniale? Sa mise en scène était-elle appréhendée '

par ces derniers comme étant plus consensuelle étant donnée l'absence de « vrais»

ennemis? Quoiqu'il en soit, il importe de constater le caractère sélectif, fragmentaire de la

représentation des liens historiques entre la population canadienne-française et sa chanson.

La transmission

La chanson populaire n'a pas fait qu'accompagner ces grands moments du

développement de la patrie. En fait, sa pérennité historique tiendrait surtout au fait qu'elle

s'inscrivait directement dans la vie quotidienne de nos aïeux. Elle rythmait, cette

« consolante magicienne64 » décrite par Victor Barrette, les travaux des champs,

63 Anonyme, « Succès remarquable du Festival de Québec », Le Droit, 25 mai 1927, p. 07. 64 Victor B~rr~tte , « La Chanson », Le Droit, 28 mai 1927, p. 21.

29

accompagnait le travail des fileuses, apaisait les cœurs meurtris par l'effort et les privations

qui étaient, selon ce discours, le lot quotidien de nos ancêtres. La chanson populaire a, ce

faisant, fait son chemin à travers les siècles. Le lecteur du Droit a ainsi pu apprendre que

« [l]es pêcheurs, en raccommodant leurs filets, ou leur voiles, répétaient les chansons qu'ils

avaient apprises des lèvres de leur père. Autour du feu de camp, dans les réunions de

famille, aux fêtes de paroisse, tout le monde en chœur chantait les refrains. Le luth ou la

viole, sans doute, avaient disparu, mais le violon restait et le "violoneux" fut toujours un

personnage honoré chez ces passionnés de la danse65• » Les 'FCMTQ, parce qu'ils remettent

à l'honneur ces chansons, font revivre le passé quotidien de nos ancêtres, « cette vie

primitive et industrieuse, où les hommes et les femmes faisaient de chaque foyer une

véritable industrie domestique66• » C'est ce qu'expliqua à ses lecteurs l'aut~ur anonyme d'un

article paru dans La Presse lors du festival de 1927 : «L'entreprise [(le festival)], ainsi

comprise et ainsi réalisée, a une influence considérable et bienfaisante. [ ... ] Elle fait en

quelque sorte revivre l'âme nationale avec sa douce et charmante poésie. Elle nous replace

au milieu des ancêtres et nous les montre occupés à leurs travaux ordinaires. Or, nous

n'aurons jamais trop souvent devant nos yeux les exemples et les gestes des aïeux67• »

L'auteur de cet article insiste à la toute fin de cet extrait sur la valeur exemplaire des

« gestes des aïeux. » Il affirme, subtilement, que les FCMTQ, en faisant revivre, par la mise

en valeur de la culture rurale, l'existence des aïeux, offrent aux Canadiens français des

modèles de conduite. Cette idée de l'exemplarité de la culture rurale a été reconduite de

façon beaucoup plus explicite par Jean Béraud dans un article publié dans le cadre du

festival de 1928 : « Il est un côté de l'existence d'antan que ces Festivals du Pacifique font

ressortir avec un à propos qui mérite d'être fort loué. C'est le caractère noble, distingué,

aventureux mais sain des mœurs de nos ancêtres, c'est la retenue de leur langage, leur goût

de la précision jusque dans les élans spontanés de la vie de tous les jours68• »

Cet argumentaire visant à promouvoir l'exemplarité du mode de vie et des mœurs

de nos aïeux s'est appuyé dans un certain nombre de textes de notre corpus sur certains

65 Anonyme, « Succès remarquable du Festival de Québec }), Le Droit, 25 mai 1927, p. 07. 66 Anonyme, « La chanson et les métiers », Le Soleil, 24 mai 1927, p. 04. 67 Anonyme, « Un beau succès », La Presse, 23 mai 1927, p. 06. 68 Jean Béraud, « À la veille du Festival du Pacifique à Québec », La Presse, 12 mai 1928, p. 80.

---- -- - --- - - ----- ------

30

procédés tendant à leur héroïsation. Aux grandes figures nationales s'est ajoutée toute une

série de héros du quotidien. Un article publié par Le Soleil dans le cadre du festival de 1927

est caractéristique de ce type de représentation héroïsante de nos aïeux. L'auteur, anonyme,

y explique que l'on a pu assister lors de ce festival à « une émouvante résurrection de la vie

au temps passé, alors que nos pères et nos mères, isolés sur leur terre, ne pouvant compter

sur l'industrie, travaillaient courageusement pour le bien-être de la famille, pour l'avenir de

leurs enfants, · tout en se façonnant, dans l'obscur dévouement, des âmes dignes des

meilleurs héros de l'histoire69• » Le passé national auquel donne accès la chanson populaire

est empli, selon l'auteur de ce texte, de ces héros du quotidien qui, dans « l'obscur

dévouement », pnt travaillé courageusement pour « le bien-être de la famille, pour l'avenir

de leurs enfants. » Cette chanson constituerait de ce fait un « témoignage de la valeur et de

l'endurance d'une race dont nous avons l'orgueil de porter le sang70• »

La « jeunesse de notre passé»

Il est assez intéressant de constater que la rupture des Canadiens français avec le

mode de vie de leurs ancêtres est généralement présentée par les auteurs des textes étudiés

comme étant toute récente. On insiste en effet dans un grand nombre de textes de notre

corpus sur la « jeunesse [ ... ] de notre passé7). » Les' FCMTQ, cette « glorification de la

terre, des choses de la terre72 », constitueraient ainsi selon Lucien Desbiens un « hommage

à un passé qui est tout proche de nous73• » Ces pratiques culturelles ont été, nous dit-on, au

cœur d'une vie, aujourd'hui révolue, certes, mais qui a persisté jusqu'à il n'y a pas si

longtemps:

69 Id

Presque tous fils de paysans, nous avons entendu, autrefois, au bas des montagnes, près d'un lac ou le long du Saint-Laurent, à l'heure où naissent les étoiles et où la lune monte à l'horizon, les beaux et simples couplets: « Isabeau s'y promène» ou bien: « À la claire fontaine m'en allant promener. » À cette minute, les notes claires, lancées dans la solitude, remplaçaient le bruit à peine éteint des vieux instruments de filage et de tissage que nos grand'mères tenaient en mouvement tout le long du jour en songeant au temps de leur jeunesse74

70 Anonyme, « La chanson et les métiers », Le Soleil, 24 mai 1927, p. 04. 71 Lucien Desbiens, « Après le Festival », Le Devoir, 21 octobre 1930, p. 01 nId 73 Id 74 Anonyme, « La vieille chanson », Le Soleil, 21 mai 1927, p. 01

31

Ces chansons, affirme-t-on dans plusieurs articles de notre corpus, sont celles que

« chantaient nos pères pendant leurs heures de dur labeur75 », elles ont marqué l'enfance de

« chacun de nous76 », nous qui sommes « presque tous fils de paysans77• » Les préserver,

c'est aussi, on le voit, maintenir la relation qui nous lie à notre enfance.

Ainsi, les chansons présentées dans le cadre des concerts des FCMTQ ont été

décrites par plusieurs journalistes comme ayant été au cœur même de l'histoire nationale du

Canada français. Ceux -ci ont affirmé que ces chansons, qui tirent leur origine des anciennes

provinces de France, ont accompagné .la naissance et le développement de la patrie.

Chantées par nos laborieux ancêtres, elles se sont transmises de génération en génération

pour parveriir jusqu'au présent des festivals. Appuyer leur préservation, c'est donc faire

«oeuvre de souvenir78 », c'est participer au maintien du lien qui relie la collectivité

canadienne-française à son passé. C'est aussi, on l'a vu, garder en mémoire les gestes

héroïques posés par nos aïeux.

Cet argumentaire s'est appuyé, on le verra dans les pages qui suivent, sur le rappel

des bouleversements socioculturels qui ont modifié profondément le Canada français,

bouleversements présentés comme étant de nature à rompre définitivement ce lien, à briser

la filiation du peuple canadien-français avec le passé . national.

Québec change

La chanson populaire canadienne-française, d'une importance identitaire pourtant si

manifeste, serait en effet menacée d'extinction. La grande majorité des tenants du discours

de patrimonialisation de cette chanson sont ainsi enclins, afin de signaler l'urgence et

l'importance de participer à sa préservation, à souligner sa fragilité sinon sa complète

disparition. Les plus optimistes affirment que ces chansons, bien qu'elles soient

« totalement inconnues de la plupart des canadiens79 », survivent encore dans les

75 Jean Nolin, « Les troubadours d'hier et ceux d'aujourd'hui », La Patrie, 19 mai 1927, p. 14. 76 Anonyme, « La vieille chanson », Le Soleil, 21 mai 1927, p. 0 l. 77 Id. 78 Id.

79 Anonyme, « Ce que sera le festival du Château», Le Soleil, 20 mai 1927, p. 0 l.

32

populations rurales. Un chroniqueur du Soleil explique ainsi « que nombre de scènes au

programme du festival peuvent trouver leur réplique, ou leur original, dans presque tous

nos foyers de la campagne d'aujourd'hui. Car ces belles distractions ne sont, certes, pas

mortes encore80.» Pour d'autres, plus prudents peut-être, ces chansons, malgré leur relative

désuétude, malgré qu'elles n'occupent plus la place qu'elles avaient auparavant dans la vie

de la collectivité, persisteraient encore dans le souvenir du peuple. La « race », en effet,

selon l'auteur anonyme d'un article paru, lui aussi, dans Le Soleil à la fin du mois de mai

1927, « n'a pas encore tout à fait oublié les choses qui faisaient autrefois sa vie et qui

charmaient ses heures. On connaît encore bien des chansons apportées sur !l0tre sol par le

bon vent qui poussa jusqu'ici les premières corvettes de la Bretagne et de la Normandie81• »

Tous, cependant, se disent préoccupés par la disparition progressive de ces

traditions. Un texte, issu de la plume d'« un journaliste de Québec qui est aussi un bon

écrivain du terroir82 », est caractéristique de cette mise en scène élégiaque de la chanson

traditionnelle sur laquelle s'appuie une bonne partie du discours qui tend à faire la

promotion de sa patrimonialisation. Publié à l'aube de la première édition des FCMTQ, son

auteur83 explique que :

Ce n'est pas sans quelque mélancolie que nous assisterons à ces manifestations de la vie du terroir ancestral. Car, ces vieux chants, ces danses anciennes, ces déjà antiques violoneux, ces produits de l'industrie des fermes de nos gr an d'pères, dans leur assemblage de commande, vont naturellement nous rappeler qu'ils sont bien du passé et qu'il a fallu les ressusciter pour se faire admirer et aimer encore une fois. Car, aujourd'hui , c'est en vain que nous séjournerions même dans les campagnes les plus primitives on ne les trouverait plus pour la plupart. Comme plus d'une autre tradition tout cela a disparu84

Reconduisant fidèlement dans son article l'un des topoï majeurs du discours régionaliste tel

qu'il s'est incarné dans la première moitié du vingtième siècle au Québec, l'auteur présente

le développement industriel de la province et l'urbanisation massive de sa population qui en

a découlé comme des forces qui tendent à rendre caduques ces traditions, cet héritage

culturel d'une importance identitaire pourtant manifeste. Ainsi affirme-t-il, l'air résigné,

qu'« il ne faut pas nous en prendre à personne excepté au progrès qui a bien d'autres choses

à faire qu'à écouter nos plaintes et nos doléances sur la disparition des choses du passé» et

80 Anonyme, « L'utile et l'agréable», Le Canada, 14 mai 1928, p. 04. 81 Anonyme, « La vieille chanson », Le Soleil, 21 mai 1927, p. 01. 82 Anonyme, « Souvenirs et regrets », La Tribune, 23 mai 1927, p. 04. 83 Nous n'avons malheureusement pas réussi à identifier l'auteur de ce texte. 84 Id.

33

explique-t-il, en soulignant subtilement l'ignominie d'un tel état de fait, que « quand un

objet, si poétique soit-il dans sa simplicité, ne fait plus l'affaire, toute l'âme des ancêtres y

serait-elle attachée, on le remplace par un autre plus compliqué peut-être mais plus

commode, plus pratique, plus rémunérateur; et voilà tout. » L'oubli dans lequel sombrent

peu à peu ces belles traditions est présenté dans ce texte, comme dans bien d'autres de notre

corpus," comme une preuve de l'urgence d'agir afin de préserver ce patrimoine musical.

Cette constatation résignée de la préséance de l'économique sur l'identitaire

s'accompagne bien souvent dans ces textes d'une mise en scène relativement négative du

présent. Le divorce entre ce dernier et le passé de la collectivité s'est ainsi vu représenté par

plusieurs journalistes de façon à laisser entrevoir une certaine nostalgie qui s'appuie sur la

mise en scène idéalisée du passé dont nous avons déjà dit, ci-haut, quelques mots. Ce

« glorieux passé tour à tour grave et charmant, attendrissant et spirituel, passionné et

fanatique, gaillard, insouciant et frénétique85 » se voit comparé dans les articles de ces

journalistes à un présent problématique et insatisfaisant. Ainsi, Jean Béraud, l'auteur de cet

extrait, affirme-t-ilque « le folklore [ ... ] évoque un état de civilisation que tous

regrettent86• » Les FCMTQ auraient de ce fait constitué, selon certains, une « charmante

fête [ ... ] qui fait revivre un passé de grâce et de gaieté et qui, dans le tourbillon de l'activité

moderne, fait sentir à nos âmes la simplicité, le naturel et la bonté d'une époque plus calme

et plus pure que la nôtre87 !» La foule qui s'est promenée dans les salles du Château

Frontenac et sur la Terrasse Dufferin a pu respirer « partout un parfum de vétusté qui plaît

souvent plus que les nouveautés les plus brillantes88• » Elle a, pour un instant, oublié

« l'électricité, la vapeur, l'automobile et le jazz, se voyant malgré soi, conquis au charme

doucement émouvant de la vie d'autrefois89• » Eugène Lapierre, chroniqueur au Devoir et

figure importante du milieu musical. canadien-français de l'époque, a fait du succès des

festivals la conséquence d'une certaine insatisfaction de la collectivité" avec la modernité :

« Le succès a été extraordinaire au point de dépasser l'attente des plus optimistes. C'est par

85 Jean Béraud, « Le festival de la chanson canadienne attire à Q'uébec des milliers de touristes », La Presse, 21 mai 1927, p. 01. 86 Id. 87Anonyme, « La chanson et les métiers », Le Soleil, 3 mai 1928, p. 04. 88 Id. 89 Jean Béraud, « Le festival de la chanson canadienne attire à Québec des milliers de touristes », La Presse, 21 mai 1927: p. 01.

34

centaines qu'on a dû refuser les auditeurs chaque soir. La foule de plus en plus aime les

vieilles choses. Après un siècle et demie . [ sic] de vertige les peuples semblent avides de

revenir en arrière90• » L'appropriation identitaire de ces chansons se place ainsi sous le signe

de la nostalgie et implique, d'une certaine façon, . une résignation face aux importants

bouleversements socioculturels qui ont affecté le Canada français. Préserver la chanson

populaire, c'est s'assurer le maintien d'un accès à un passé émouvant, certes, mais bel et

bien désuet. Cette conception « muséifiante » de la chanson et, par extension, de la culture

rurale n'était pas, notons-le, partagée par tous les auteurs des textes étudiés.

Contre l'oubli

Certains journalistes, en effet, ont fait la promotion de la réinsertion de ces pratiques

dans la vie quotidienne des Canadiens français. Le discours de patrimonialisation de la

chanson populaire canadienne-française s'est alors fait carrément réactionnaire. Il n'est pas

rare que ces journalistes laissent transparaître dans leurs écrits un certain malaise par

rapport à la mise en scène de la culture rurale présentée par les FCMTQ. Un chroniqueur du

Devoir, 'Lucien Desbiens, a ainsi, par exemple, expliqué en quoi ces festivals po.urraient se

révéler selon lui problématiques :

Le Festival, s'il suscite bien des réflexions utIles et laisse entrevoir un champ des plus vastes à exploiter, comporte aussi ce grave danger, que plusieurs le regardent un peu comme une sorte de m.usée, où, une fois l'an, ou une fois toutes [sic] les vingt-quatre mois OI) exhibe des chanteurs et chanteuses "costumés" à l'ancienne mode, des ceintures fléchées, des rouets, des "violoneux", des "gigueux"9\.

Selon ce journaliste, on ne doit pas considérer les pratiques culturelles rurales comme des

objets de curiosité, des objets caractéristiques d'un passé charmant, certes, mais désuet. Il

ne faudrait pas, en effet, « que le Festival ait de lendemains déprimants comme ces scènes

démontées et éventrées dès que le spectacle a pris fin92• » Il faudrait, au contraire, « que le

Festival soit un "aujourd'hui" continuel93. » Il s'agit dès lors de favoriser par tous les moyens

la revalorisation de ces pratiques auprès de la collectivité canadienne-française, de

90 Eugène Lapierre, « Le Festival de la Chanson », Le Devoir, 24 mai 1927, p. 03. 9\ Lucien Desbiens, « Après le Festival », Le Devoir, 21 octobre 1930, p, 01. 92 Id. 93 Id.

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participer à leur renaissance. Desbiens trace dans son article un véritable programme de

réinsertion de la chanson populàire dans la vie quotidienne du peuple canadien-français. Il

appelle ainsi à la tâche ses lecteurs et propose divers moyens de faire revivre au Québec la

culture des ancêtres:

Il faut que nos mères réapprennent les vieilles chansons pour nous les apprendre à nous et que naturellement, nous, les jeunes, les apprenions et les chantions surtout [ ... ]. Il faut aussi multiplier les soirées canadiennes, comme il s'en donne chaque hiver au Monument National et dans les salles paroissiales à Montréal. Il faut surtout que nos artistes aient le courage d'inscrire souvent dans leurs programmes de récitals des pièces de folklore canadien. Ce n'est pas tout le monde qui peut se payer le luxe, à chaque Festival, d'aller s'installer au Château Frontenac pendant trois ou quatre jours afin d'entendre de la' bonne chanson94 .

La seule tenue des festivals organisés par le Canadien Pacifique, qui ne s'adressent selon lui

qu'à une classe privilégiée, ne saurait, on le voit bien dans cet extrait, satisfaire Desbiens. Il

faut, selon lui, en faire plus afin de sensibiliser tout le peuple canadien-français à la beauté

de son patrimoine musical: « On fera donc l'éducation populaire sur les chants populaires,

par l'enseignement populaire et par celui-là seulement95• » Et pourquoi ne pas s'appuyer,

pour ce faire, sur le formidable outil de diffusion que constitue la radio? Celle-ci, affirme

Desbiens « est certainement l'un des moyens les plus pratiques pour faire cette éducation

populaire des nôtres. Usons-en largement et envoyons à tous les coins du pays les échos des

joyeuses chansons françaises et des berceuses que chantaient nos aïeules sur les berceaux

de nos mères96• »

On peut clairement retrouver articulée dans cet article de Desbiens l'une des grandes

missions du régionalisme, soit « l'éducation du Peuple, qu'il s'agit d'initier aux joies saines

de la culture populaire, entendons bien sûr sa version folklorique97• » Anne-Marie Thiesse a

rappelé à maintes reprises dans ses écrits que de l'idéologie régionaliste a découlé au

tournant du siècle dans une bonne partie des pays 'occidentaux une série de projets

pédagogiques visant à « développer dans le peuple, et notamment chez la jeunesse, l'amour

et la pratique des traditions régionales98• » Cette pédagogie par le folklore visait à insuffler

au peuple entier, et au prolétariat urbain en particulier, l'amour et le respect de la patrie. On

94 Id 95 Id 96 Id. 97Anne-Marie Thiesse, « Au coeur du régionalisme: la définition de la culture populaire», Denis St-Jacques (dir.), L'artiste et ses lieux. Les régionalismes de l'entre-deux-guerres face à la modernité, p. 18. 98 Id '

36

entendait contrecarrer ce faisant l'influence grandissante de la culture de masse alors en

pleine expansion. Nous verrons dans les pages qui suivent qu'un discours qui fait de la

chanson populaire une façon de se préserver de l'influence délétère de cette nouvelle culture

de masse s'est vu reconduit par plusieurs textes du corpus étudié.

Culture traditionnelle et culture de masse

L'intérêt du bon peuple pour les productions culturelles de grande consommation est

généralement présenté dans ces textes comme une menace à laquelle répondent des

entreprises telles les FCMTQ. Desbiens a ainsi expliqué à ses lecteurs que « les Festivals du

Terroir sont arrivés à une heure où just~ment l'on achevait de rompre avec les us et

coutumes du passé. L'envahissement de jour en jour plus étendu des mœurs américaines

nous faisait trouver un peu surannées, un peu ridicules, peut-être, les traditions qui ont fait

de notre peuple l'un des plus sains au monde99• » Ce type d'argumentaire est reconduit, avec

une retenue qui l'honore, par l'auteur anonyme d'un article du quotidien de Québec

l'Événement:

Aujourd'hui même s'ouvre à Québec un festival de la chanson, des jeux et des métiers du terroir, dont l'initiative intelligente est due aux autorités du Pacifique Canadien. C'est la continuation d'une œuvre entreprise il y a quelques années pour honorer l'expression naïve de l'âme saine du Canada français. Est-il besoin de rappeler comme elle est opportune en face de l'envahissement d'un répertoire infecte ou insipide de chansons ni françaises ni anglaises colportées jusqu'au fond de nos campagnes par les inventions modernes 100!

Dans ce texte, comme dans bien d'autres, la constatation de la désuétude des pratiques

culturelles rurales s'accompagne d'un rejet violent de ce par quoi elles tendent à être

remplacées : les productions culturelles de grande consommation en provenance des États­

Unis et de la France. Ces dernières sont présentées par les tenants de ce type de discours

comme étant d'une pauvreté esthétique et morale lamentable. Les romances sont« fades 101»,

les 'chants du café-concert « égrillards 102 », leurs mots « insensés 103» et leurs musiques

« stupides104 ». Bon nombre de textes mis au jour dans le cadre de nos recherches emploient

99 Lucien Desbiens, « Après le Festival », Le Devoir, 21 octobre 1930, p. 01. 100 Anonyme, « La Chanson. : expression d'une race », L'Événement, 16 octobre 1930, p. 04. 101 Anonyme, « Souvenirs et regrets », La Tribune, 23 mai 1927, p. 04. 102 Id. 103 Id 104 Id

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ainsi un ton extrêmement acerbe lorsqu'il s'agit de décrire les nouvelles pratiques culturelles

qui tendent à usurper dans les foyers canadiens-français la place occupée jadis par celles

présentées à Québec par Barbeau et ses collègues. Ces pratiques sont non seulement

décrites comme n'ayant aucune valeur esthétique, mais elles sont aussi dénoncées comme

étant licencieuses au possible et, surtout, absolument incompatibles avec la véritable nature

du peuple canadien-français telle qu'elle s'incarne, par ailleurs, dans sa culture traditionnelle

d'une pureté et d'une simplicité sans égales.

Le discrédit de la culture de masse s'accompagne ainsi d'un éloge de la chanson

traditionnelle qui lui est contraire à tous les niveaux. On louange sa simplicité, sa moralité,

sa « bonne tenue105 » et on dénonce la vulgarité de la culture populaire qui l'a remplacée.

Ces deux types de productions culturelles sont en fait constamment renvoyées dos à dos.

L'une est encensée, l'autre est violemment discréditée, ce discrédit participant de façon

évidente à la consécration des chansons populaires mises en scène à Québec et, au delà,

d'une certaine conception de l'identité nationale canadienne-française axée sur le culte de la

tradition et des valeurs qu'elle véhicule.

La culture de l'Autre

Il est d'ailleurs essentiel de souligner ici l'importance accordée, dans cette véritable

entreprise de dévalorisation de la culture de masse, à la mise en scène de cette dernière

comme quelque chose de radicalement étranger. Nulle mention dans le corpus de textes

étudiés du fait qu'une bonne partie de ces chanson infâmes qui « empoisonnent» l'âme du

bon peuple sont nées dans des studios montréalais, ont été interprétées par des artistes

canadiens-français. Ici, comme dans bien des discours xénophobes, le caractère étranger

des pratiques à décrier fait figure d'argument contre leur dissémination. Ce discours

s'appuie sur la constatation réitérée de la domination dans l'espace socioculturel canadien­

français de la culture d'autrui. On dénonce ainsi violemment dans La Presse cet état de fait:

« Toutes les pitreries, les "coon-songs", le jazz, les contorsions plus ou moins simiesques

que nous allons applaudir, non pas seulement une fois dans dix ans, mais tous les jours, sur

toutes les scènes des théâtres que nous fréquentons sont d'acteurs américains ou anglais et

105 Anonylne, « Les Choses du Terrn1r "\, t e St-Laurent, 24 ma~ ~. 928, p. 01.

38

[ ... ] pas un pitre . ne peut être admis dans un cirque à moins d'exprimer ses drôleries en

langue anglaise106. » Les productions culturelles étrangères, omniprésentes, le jazz, bien sûr,

mais aussi, pour certains, la chanson française, sont décrites comme de véritables agents de

corruption de 1'« âme saine du Canada français107 », du « vrai Canada patriote. \08»

Ce souci de souligner l'altérité de la culture de masse s'incarne bien souvent dans la

figure, à êonnotation à la fois militaire et médicale, de l'envahissement. L'oubli dans lequel

sombre peu à peu la culture traditionnelle est bel et bien selon ce discours le fait d'une

invasion de l'espace culturel canadien-français par la culture d'Autrui. On s'insurge ainsi

dans les textes étudiés contre « l'envahissement du jazz et de toutes les chansons

folichonnes qui nous arrivent chaque jour par centaines de la république voisine 109» , l'on

déplore le fait qu'on puisse entendre, dans une « région autrement bien conservée à nos

mœurs ancestrales»,« les inepties d'un Maurice Chevalier ou les bamboulas aggravés de la

Nigritie américaine 1 10 », on s'inquiète de « l'infiltration des mœurs étrangères lll » qui découle

de cette adhésion du peuple à la culture d'Autrui, on invite, enfin, les lecteurs à « lutter

contre le "jazz" américain qui nous étouffe et envahit nos mœurs et notre vie nationale 112 . »

La réinsertion de la chanson populaire dans la vie quotidienne de la collectivité canadienne­

française se voit mise en scène par les auteurs ~es textes dont sont tirés ces extraits comme

étant à même de contrer les effets pernicieux, sur les mœurs du bon peuple, de la culture

étrangère.

C'est en effet ce que laisse entendre l'auteur anonyme d'un article de l'Événement

intitulé « La Chanson : expression d'une race.» Ce dernier se montre dans ce texte très

préoccupé par la diffusion dans l'espace culturel canadien-français d'une culture de masse

aux effets délétères et fait la promotion de la réinsertion des chansons de nos aïeux

« partout où elles ont été entamées par la chanson moderne française ou américaine 113. » Ce

projet se justifie, selon cet auteur, parce que « la berceuse des mères, les romances naïves

106 Anonyme, « Lettre de Québec : Ce Festival », La Presse, 23 mai 1927, p. 06. 107 Anonyme, « La Chanson: expression d'une race », L'Événement, 16 octobre 1930, p. 04. 108 Anonyme, « Le Vrai Canada », Le Canada, 23 mai 1927, p. 04. 109 Anonyme, « Le festival de Québec », La Tribune, 14 octobre 1930, p. 30. 110 Anonyme, « La Chanson: expression d'une race », L'Événement, 16 octobre 1930, p. 04. III Id.

112 Lucien Desbiens, « Après le Festival », Le Devoir, 21 octobre 1930, p. ° 1 113 Anonyr,1e, \\ La Chanson : expression d'une race », L'Événement, 16 oct(j ~.}re 1930, p. 04.

39

de nos gars, les chansons de métier» ont constitué « des agents qui ont contribué à façonner

l'âme canadienne-française, à la garder contre l'infiltration des mœurs étrangères, à

l'attacher mieux à sa vocation nationale l14• »

Maurice Morisset et la promotion de la Bonne Chanson

L'un des pnnCIpaux tenants de ce discours qui fait de la chanson populaire un

moyen de s'opposer à l'influence négative de la . culture de masse sur les mœurs

canadiennes-françaises fut Maurice Morisset, journaliste et compositeur. Les chroniques de

Morisset publiées dans La Lyre à l'occasion des festivals organisés par le Canadien

Pacifique articulent de façon réitérée cette idée que l'espace culturel canadien-français, s'il

veut se déprendre de la mauvaise influence du jazz et des autres productions des industries

culturelles de 'grande consommation, doit se réapproprier la chanson populaire. Un texte, en

particulier, « Après le triomphe », publié dans la foulée du premier FCMTQ, met en scène

de façon particulièrement caractéristique cet argumentaire.

L'auteur énonce au tout début de ce texte sa position de façon on ne peut plus

claire : « Si seulement cette musique pouvait nous aider à enterrer le jazz quelques années

plus tôt, que ne devrions-nous pas tenter pour rendre le folklore populaire l15? »

L'argumentaire de Morisset s'appuie surtout sur la mise en scène de la valeur« morale» des

chansons canadiennes-françaises:

Lorsque ces trésors du passé ont été montrés au peuple sous leur vrai jour, lorsque ces mélodies d'un autre âge, - lancées aux autres vents du ciel par des artistes soucieux de leur dignité- sont retombées sur les foules, on s'est vite rendu compte que le folklore franco-canadien ne renfermerait rien de bas, rien de bouffon, ni rien de vulgaire. Quelle preuve plus éclatante veut­on pour appuyer ce qui vient d'être dit que celle que nous avons eue récemment à Québec? Des douzaines de chansons ont été interprétées par 8édard, de Repentigny, Saint-Laurent et Ouellet, pour ne parler que de ces chanteurs primitifs. Or, dans tout ce répertoire, pas une seule chanson qui ait pu en quoi que ce soit choquer le bon goût ni la plus stricte bienséance. Pas un seul air qui ait menacé de nous tourner en ridicule.

Cette mise en scène de la chanson populaire comme une chanson saine, de « bon goût», se

double d'une dévalorisation d'une certaine chanson française:

114 Id.

"Ah! que nous sommes loin des polissonneries de la chanson grivoise", me confiait un compatriote qui a séjourné assez longuement à Paris. Et il ajoutait: "Comme il fait bon d'entendre ces airs vigoureux, alertes et propres!" Le cadre du présent article ne nous permet pas

115 Maurice Morisset, « Après le lT!omphe ), La Lyre, vol. 5, no. 52 (mai 1927), p. 07.

d'appuyer sur ce que nous disait notre ami, mais quel réconfort tout de même de constater que, pour être applaudie, la chanson n'a pas besoin de se vautrer!

40

Cette insistance de Morisset sur le caractère moral de la chanson populaire nous

semble pouvoir être expliquée, en partie du moins, par le rappel de l'adhésion de ce dernier

aux idées du fameux « barde breton» Théodore Botrel et à son projet de la Bonne Chanson

qui visait à faire la promotion auprès du peuple d'une chanson de bon goût et, surtout,

« morale ». Morisset, avec le chanteur Charles Marchand, leader des Troubadours de

Bytown et figure centrale des FCMTQ de 1927 et 1928, a fondé le Carillon: organe de la

Bonne Chanson, un périodique qui n'eut qu'une courte existence indépendante avant d'être

absorbé en 1927 par La Lyre et à l'intérieur duquel on pouvait trouver les paroles et

partitions de diverses chansons, traditionnelles ou originales, des chansons saines, honnêtes,

« celle[ s] que l'on peut chanter en famille, au coin du feu ; celle[ s] que l'on peut

joyeusement fredonner à l'atelier ; celle[ s] qui peur vent] pénétrer sans crainte dans nos

pensionnats de jeunes filles et de jeunes gens l16• »

Morisset profite, en fait, de façon évidente de l'occasion que lui offre la tenue des

FCMTQ pour faire la promotion de ses activités de compositeur et de diffuseur de la Bonne

Chanson. Le discours de patrimonialisation devient sous la plume du journaliste un

discours d'auto-promotion. Ainsi prend-il soin dans un article publié à la veille de la

première édition de ces festivals de rappeler les efforts qu'il a déployés afin de populariser

la chanson folklorique :

Est-ce ici le moment de parler de l'œuvre du Carillon Canadien? Depuis combien de temps Charles Marchand donne-t-il le meilleur de son talent, de son enthousiasme, de sa vie à la diffusion de ces vieux airs? Et puisque je n'ai pas le droit de m'oublier moi-même, depuis combien d'années ai-je souhaité que notre folklore ait, enfin, son jour de triomphe! Il semble qu'avec le temps toutes choses arrivent. Avec le président du Pacifique Canadien en tête, M. Beatty, avec Murray Gibbon, avec Marius Barbeau, avec Charles Marchand, la réussite du projet est assurée l17

En fait, Morisset et Marchand ne s'occupaient pas que de la diffusion des vieux airs de

folklore. Ils enregistraient des chansons composées par Morisset, chansons censées raviver

chez le bon peuple .le goût du bien et du beau. Ce dernier, en soulignant de façon réitérée la

valeur morale de la chanson populaire canadienne-française, valeur morale supposée faire

défaut aux diverses productions culturelles de grande consommation en provenance des

116 Maurice Morisset, « Notre but », Le Carillon, vol. l, no. 1 (mai-juin 1926), p. 02. · 117 Maurice Morisset, « Le Festival de Québec », La Lyre, vol. 5, no. 51 (avril 1927), p. 07.

41

États-Unis et de la France, a fait la promotion de sa propre VISIon de la finalité de la

chanson, la moralisation des masses, et, ce faisant, de ses propres productions culturelles.

La chanson populaire s'est ainsi vue assignée, tel que nous l'avons démontré ci­

avant, par une bonne partie du discours d'escorte des FCMTQ une valeur identitaire et sa

réappropriation par la collectivité, une efficace. La réappropriation de ces chansons est en

effet pourvue par ce discours du pouvoir de venir remédier à une situation problématique

provoquée par l'industrialisation de la société canadienne-française et ses conséquences,

l'urbanisation massive de sa population, la relative désuétude des pratiques culturelles

traditionnelles de la ruralité et' l'envahissement du Canada français par un ensemble de

productions culturelles américaines et françaises présentées comme étant foncièrement

nocives.

Cet argumentaire s'est inscrit dans un contexte socio-discursif particulièrement

réceptif. Dans une bonne partie du monde occidental se déployait alors en effet un discours

sur la décadence de la nation dont il nous a semblé pouvoir ici en déceler des traces. Ce

discours, qui assimile la nation à un corps en proie à une maladie, a été décrit de cette façon

par Anne-Marie Thiesse :

Contemporain du biologisme social, il dénonce un effondrement interne qu'il attribue à une pathologie affectant le corps de la nation. Et il lance une exhortation: il faut régénérer la nation. Avec en arrière-plan deux perspectives médicales sur l'étiologie et le traitement des maladies: invasion de l'organisme par des agents externes agressifs ou bien consomption. Soit [ ... ] il Y a dénonciation des germes délétères ou des parasites qu'il convient d'expulser du corpus national. Soit [ ... ] l'affaiblissement est attribué à un oubli criminel par les nationaux de leurs origines, de leurs traditions, de leur âme dans lesquelles ils doivent de toute urgence se retremper. La renaissance nationale est alors donnée comme un retour aux sources 118.

Le discours de patrimonialisation de la chanson populaire, tel qu'il se déploie dans le

discours d'escorte des FCMTQ, reconduit ainsi, on l'a vu tout au long de cette section,

certaines facettes de ce discours. La revalorisation de la chanson populaire s'y voit

assimilée à un remède permettant de combattre à la fois l'oubli criminel dans lequel sombre

le glorieux passé national de même que l'envahissement de l'espace socioculturel canadien­

français par les productions malsaines des industries culturelles de grande consommation,

118 Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe XVlll - _~ siècle, Seuil, Paris, 1999, p. 230.

42

par la culture et les mœurs de l'Autre.

B) La chanson populaire: un outil de diffusion identitaire

Sur le discours qui fait de la chanson populaire la chanson de nos aïeux s'est appuyé

un argumentaire qui assigne à cette chanson le pouvoir de participer à la diffusion de

l'identité nationale canadienne-française auprès de la communauté internationale. La tenue

d'événements tels les FCMTQ se voit en effet dans un certain nombre de textes de notre

corpus présentée comme un excellent moyen de faire valoir aux yeux des nombreux

visiteurs attirés à Québec par la puissante campagne publicitaire orchestrée par le Canadien

Pacifique et son ingénieux chef publiciste John Murray Gibbon les spécificités de « l'âme

canadienne-française I19• »

La présence de ce type d'argumentaire dans le discours d'escorte des festivals

organisés par le C.P. n'est pas très surprenante. En effet, le folklore a joué, au tournant du

vingtième siècle, un rôle extrêmement important dans les processus de diffusion identitaire

des nations occidentales. On peut se rappeler pour s'en convaincre l'importance accordée

dans les vastes entreprises de propagande identitaire que furent les grandes expositions

internationales à tout ce qui touchait aux folklores nationaux. Ceux-ci, éléments

fondamentaux de la « check-list identitaire120 » sur laquelle s'est appuyée la construction

des identités nationales des pays occidentaux, ont ainsi été abondamment mis en montre

lors de ces événements. De véritables « villages nationaux 121 » ont été dans le cadre de cès

expositions mis en place par les différentes nations présentes afin de faire valoir leurs

spécifi cités.

Le Canada, soulignons-le, n'a pas échappé à cette dynamique l22• La Commission des

expositions du gouvernement canadien prit ainsi soin d'organiser dans le cadre de

l'Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne de Paris de 1937 une 1

importante exposition des arts et métiers traditionnels du Canada. Juliette Gaultier . de la

119 Anonyme, « Succès remarquable du Festival de Québec », Le Droit, 25 mai 1927, p. 07. 120 Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales: Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil (Collection l'Univers Historique), 2001, p. 14. 121 Ibid, p. 197-200. 122 Voir, à ce sujet, Alexandra Marie Mosquin, Advertising Canada Abroad : Canada on Display at International Exhibitions, 1920-1940, Toronto, York University, 2003, 310 pages.

43

V érendrye et Marius Barbeau, deux figures centrales des FCMTQ, furent d'ailleurs, notons­

le, responsables de la mise sur pied de cette section de l'exposition canadienne. La nation, à

travers son folklore, fut ainsi mise en montre, offerte au regard et au jugement de l'Autre.

La chanson populaire: un reflet de l'âme nationale

Nombreux ont été les journalistes qui ont reconduit dans leurs textes cette

conception particulière de la chanson populaire, conception qui fait de celle-ci le reflet de

l'âme nationale. Ces chansons qui se sont inscrites dans l'histoire nationale, dans la vie

quotidienne de nos ancêtres, refléteraient, affirment-ils, les « traits durables de notre

caractère comme race 123.» Elles sont à la fois un témoin et un produit de l'histoire

nationale. Elles se seraient en effet, selon plusieurs, si bien « canadiennisées 124» à force

d'être chantées par nos ancêtres « qu'elles ne se distinguent pas aujourd'hui de

' l'enrichissement purement canadien que les générations de nos devanciers y ont ajouté 125. »

C'est pourquoi l'on peut affirmer que « l'ensemble a une saveur originale, unique vraiment

dans le Nouveau-Monde I26.» Ces chansons nous seraient un « apanage exclusif27. » Elles

nous permettraient de nous distinguer.

Cette idée de la « canadiennisation » de la chanson populaire se trouve

abondamment reconduite dans les textes du corpus étudié. Ainsi, l'auteur anonyme d'un

article du quotidien Le Canadien a-t-il expliqué à ses lecteurs que « les chansons qu'on

avait empruntées à la cour des rois de France furent bientôt transformées - dans leurs

rythmes et leurs paroles - par les paysans canadiens-françaisI28. » Léo-Pol Morin a lui aussi

tenu à transmettre à ses lecteurs cette conception particulière de la chanson canadienne­

française en leur rappelant que « la vie des premiers colons était très sensiblement

différente de celle qu'on menait à la cour de France. En effet, ces pionniers en étaient loin

qui, la hache à la main, se frayaient un chemin à travers les forêts épaisses l29• » De ce fait,

123 Jean Béraud, « Le festival de la chanson canadienne attire à Québec des milliers de touristes », La Presse, 21 mai 1927, p. 01. 124 Anonyme, « Les Choses du Terroir }), Le St-Laurent, 24 mai 1928, p. 01. 125 Id. 126 Id.

127 Jean Béraud, « À la veille du Festival du Pacifique à Québec », La Presse, 12 mai 1928, p. 80. 128 Anonyme, « La chanson canadienne », Le Canadien, 19 mai 1927, p. 08. 129 Léo-Pol Morin, « Le Folklore Canadien et ie Livre de M. John Murray Gibbon », La Patrie, 16 avril 1927,

44

affirme-t-il, « la plupart des chansons françaises [ont] subi chez nous, à l'usage, de

considérables transformations 130. »

C'est sur cette conception de la chanson populaire canadienne-française comme le

produit de l'histoire nationale que se fonde ce discours qui fait d'elle, pour employer une

expression reconduite à maintes reprises par le discours d'escorte des FCMTQ,

« l'expression la plus intime de notre âme. 131 » «Étant née de tous les sentiments qui

l'animent », cette chanson, en effet, en est« la manifestation la plus sincère l32• » Nos

ancêtres, en modifiant ces chansons afin qu'elles s'adaptent mieux aux nouveaux défis

auxquels ils étaient confrontés, y ont imprimé leur marque indélébile. Celles-ci, « à cause

de leur rythme, de leur mélodie et de leurs accents » caractériseraient dès lors

« parfaitement l'âme d'une race. 133 » Elles en constitueraient « l'expression la plus

intime134• »

Chanson populaire, culture rurale et reconnaissance internationale

C'est sur cette conception de la chanson populaire comme le reflet de l'âme

nationale que s'est appuyé l'argumentaire qui fait de celle-ci un excellent moyen de faire

connaître sur la scène internationale les spécificités du peuple canadien-français. À travers

la mise en valeur, lors d'événements tels les FCMTQ, de sa chanson populaire, le Canada

français s'offre au regard et au jugement d'autrui. Une des caractéristiques .les plus

frappantes du discours médiatique généré par la tenue de ces festivals est d'ailleurs la

propension quasi obsessionnelle des journalistes qui ont couvert ces événements à souligner

la présence de même qu'à noter les réactions de l'Autre, de ces « fervents de souvenirs et de

chants transmis de génération en génération » qui se sont dirigés, « de tous les coins du

pays et des États Américains », vers Québec, « vers cette Mecque de toutes nos traditions

les plus chères. 135 » ~onstamment signalée, la présence de l'Autre dans la vieille capitale est

p.36. \30 Id. \31 Maurice Morisset, «Après le triomphe », La Lyre, vol. 5, no. 52 (mai 1927), p. 07. 132 Anonyme, « Succès remarquable du Festival de Québec », Le Droit, 25 mai 1927, p. 07. 133 Anonyme, « Le festival de Québec », La Tribune, 14 octobre 1930, p. 30. 134 Maurice Morisset, « Après le triomphe », La Lyre, vol. 5, no. 52 (mai 1927), p. 07 . 135 Jean Bé.raud, « Un très grand succès couronne la première journée du festival », La Presse, 25 mai 1928, p. 17.

45

présentée comme le signe le plus patent de la réussite de l'événement, réussite devant par

ailleurs servir non pas seulement les intérêts du Canadien Pacifique, mais aussi ceux de la

nation canadienne-française toute entière. C'est que celle-ci, au dire d'un bon nombre de

journalistes, est méconnue. Qu'à cela ne tienne, la foule d'étrangers qui visitent Québec à

l'occasion de ces festivals pourra, en assistant aux concerts et expositions de sculptures, de

peintures et d'objets d'artisanat organisés par Marius Barbeau et ses collaborateurs, « se

familiariser avec ce qui marque la province .française de Québec de son cachet

distinctif36. » Cette initiation ne saurait manquer de provoquer chez l'étranger des

sentiments de respect, d'admiration et même, pourquoi pas, d'amour envers le peuple

canadien-français. Comment pourrait-on, dès lors, laisser sombrer ces belles traditions dans

l'oubli?

Un peuple méconnu

L'argumentaire qui fait de la chanson populaire un moyen permettant d'assurer la

reconnaissance internationale de la nation canadienne-française se nourrit du rappel de la

méconnaissance des Canadiens anglais et des Américains envers le Canada français. La

tenue d'événements tels les FCMTQ permettra selon les tenants de ce discours de

compenser cet état de fait: « Nous avons déjà applaudi à cette initiative de la compagnie

du Pacifique Canadien et nous renouvelons aujourd'hui l'adhésion que nous donnions à ce

sujet. Non seulement ce festival a contribué à faire connaître le Canada dans son caractère

le plus intime, mais il a su attirer ici des touristes qui ne nous connaissaient sous aucun

aspect 137 .» Ce festival aurait ainsi constitué pour ces touristes « une véritable

révélation138. »

Et le Québec ne peut' que profiter d'être mIeux connu à l'étranger. C'est ce

qu'explique à ses lecteurs Jean Béraud dans un texte publié à la veille de la seconde édition

des FCMTQ :

Toute cette propagande venue subitement éclairer notre passé a un côté pratique, qu'il me suffira

136 Jean Béraud, « Le festival de la chanson canadienne attire à Québec des milliers de touristes », La Presse, 21 mai 1927, p. 01. 137 Anonyrne, « Le Vrai Canada », Le Canada, 23 mai 1927, p. 04. 138 Anonyp.:e, ~{ Ovations à J.-M. Gibbon et M. Barbeau», L'Événement, 23 r:;ai 1927, p. 01.

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d'indiquer. De toutes les provinces, de tous les États de la république voisine, la renommée du Pacifique attire vers Québec pour ce Festival des mus"iciens, des amateurs de choses du passé, des curieux. Nous y gagnons d'être bien mieux connus et davantage appréciés, car, ne l'oublions pas, notre passé illumine notre race d'un halo de gloire que notre développement utilitaire de ce siècle, notre activité pratique ont beaucoup trop dissimulé. Notre pléiade littéraire et musicale n'ayant pas tenu le " rang avec nos industriels et commerçants, nous sommes en train de perdre notre prestige intellectuel; c'est grâce à de vigoureuses réactions comme ce]]e du Pacifique que nous ressentirons davantage le besoin de nous affirmer en inte]]ectualité I39

46

Ces événements sont ainsi présentés par l'auteur de ce texte, à l'instar d'un bon nombre de

ses collègues journalistes, comme de véritables vitrines identitaires. La nation canadienne­

française, à travers son folklore, se voit mise en montre, exposée au jugement d'Autrui. Ce

texte laisse transparaître, notons-le, une conception particulière de la reconnaissance

internationale fondée sur la spécificité culturelle couplée à une conscience aiguë du manque

de légitimité sur la scène internationale de l'espace culturel canadien-français. Le~ membres

de ce dernier, en effet, n'auraient pas « tenu le rang avec nos industriels et commerçants» et

il s'en est résultée selon Béraud une perte de «prestige intellectuel » que viendrait

compenser, en faisant valoir, à travers la mise en montre du folklore canadien-français,

l'identité nationale du peuple canadien-français, des événements tels les FCMTQ. Il est

intéressant de constater que Jean Béraud affirme dans cet article que le développement

industriel et économique du Canada français, bien qu'in1portant, ne saurait à lui seul lui

assurer une voix au concert des nations. Il lui faut dès lors mettre en valeur non pas

seulement « ce développement utilitaire », mais .aussi ce passé qui « illumine notre race

d'un halo de gloire» et qui, permet, au fond, de le distinguer des autres nations. Cette idée

s'est vue reconduite par le Programme du Festival de la Chanson, des Danses et des

Métiers du Terroir de 1930 :

Un homme ne vit pas seulement de pain et une nation ne vit pas seulement de prospérité. Dans le domaine matériel, le Canada peut se comparer avantageusement aux autres nations du monde, surtout si l'on considère le développement économique de ces dernières années. Mais cette supériorité, que nous vaut le rendement gigantesque de notre sol, de notre industrie et de notre commerce ne saurait suffire à notre ambition et à notre fierté. Au-dessous de la poussée de vie exubérante, qui rend ces accomplissements possibles, il faut rechercher le je ne sais quoi d'individuel qui appartient à l'âme même de la nation. Cet élément spirituel se trouve exprimé de façon naïve et immortelle, dans les chansons du terroir et les coutumes primitives qui entourent la pratique des métiers domestiques 140.

Ce discours s'appuie, on le perçoit très bien dans cet extrait, sur une conception identitaire

\39 Jean Béraud, « À la veille du Festival du Pacifique à Québec », La Presse, 12 mai 1928, p. 80. 140 Anonyme, Festival de la chanson, des danses et des métiers du terroir, Château Frontenac, Québec, octobre 16-18 1930, Canadien Pacifique, 1930, p. 02.

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47

de la chanson et des arts et métiers traditionnels.

Ce à quoi auraient été exposés les Américains et les Canadiens anglais rassemblés à

Québec pour goûter notre folklore, c'est, en effet, selon les tenants de ce discours, à

l'essence même du Canada français, à la race canadienne-française « dans son caractère le

plus intime141 .» Ainsi, un journaliste du Soleil a-t-il expliqué dans un article publié dans le

cadre de la troisième édition des Festivals du C.P. que « cette fête offre des particularités

intéressantes pour un étranger soucieux de se renseigner sur certaines. caractéristiques d'une

race comme la nôtre. Il y a, dans nos vieux airs et nos rondes anciennes de la gaieté, de la

'belle humeur, de la vie et un peu de rudesse. Beaucoup de bonté naturelle aussi 142. » Ceux

qui y ont assisté ont appris « à connaître notre âme, reflétée dans nos chansons, nos

origines, conservées par nos métiers 143. » Cette conception identitaire de la chanson et de la

culture traditionnelle canadienne-française s~ voit aussi reconduite par Jean Nolin lorsqu'il

affirme que « [c Je festival attirera des quatre coins du pays, de tout le continent américain

même, des milliers de personnes qui seront conquises par l'humble beauté de notre folklore

et qui apprendront à nous connaître et à nous estimer144• »

Un peuple respecté

On perçoit bien dans cet extrait que Nolin cherche à présenter le folklore canadien­

français comme étant à même de faire naître chez les étrangers qui le goûtent pour la

première fois le respect envers les Canadiens français. Le chroniqueur a d'ailleurs réaffirmé

cette conviction dans un article publié deux jours plus tard : « Du festival d'hier, il se

dégage pour l'étranger l'impression d'une race saine et forte qui ne demande qu'à vivre et à

grandir pour apporter sur ce continent l'appoint d'une culture et d'une tradition dont elle a

encore conservé tous les secrets 145. » Les festivals permettent ainsi aux étrangers, selon

l'auteur de cet article, de prendre conscience de la valeur de la nation canadienne-française,

de ce qu'elle pourra apporter à la communauté internationale. Nolin est loin d'avoir été le

141 Anonyme, « Le Vrai Canada», Le Canada, 23 mai 1927, p. 04. 142 Anonyme, « Chansons et danses du bon vieux temps », Le Soleil, 18 octobre 1930, p. 20. 143 Anonyme, « Le festival de la chanson », dans La Patrie, 22 mai 1928, p. 04. 144 Jean Nolin, « Le festival de la chanson et des métiers du terroir », La Patrie, 21 mai 1927, p. 39. 145 Jean Nolin, « Au Festival de 1~ chanson ei des métiers du terroir », La Patrie, 23 mai 1927, p. 14.

48

seul à affirmer que cette mise en scène du « vrai Canada patriote 146» est de nature à

provoquer chez ceux qui le découvrent enfin le respect et l'admiration. Un jC'umaliste de La

Patrie assura ainsi son lecteur, dans un texte publié à l'aube du deuxième FCMTQ,

qu'aucun étranger « ne saurait quitter la ville sans emporter une vivace admiration pour

notre race l47• » Quelques jours plus tôt, Jean Béraud écrivait: « Pour les étrangers [ ... ] la

révélation d'un passé nous valait d'emblée à leurs yeux, le prestige d'un groupe ethnique qui

n'a rien à envier aux autres en spiritualité ni en lyrisme l48• »

Ce respect inspiré aux touristes américains et canadiens-anglais par la découverte de

notre folklore aurait été accompagné selon certains d'un réel sentiment d'affection envers

« cette race qui sait se souvenir149• » L'extrait suivant, tiré d'un article du quotidien d'Ottawa

Le Droit, est assez caractéristique de ce type de textes un brin hyperbolique : « Pendant ces

trois jours l'âme canadienne-française s'est révélée dans toute sa splendeur et sa beauté et

tous les Anglais et les Américains qui en ont goûté les charmes l'ont aimée sincèrement.

Nous espérons qu'ils l'aimeront toujours pour la gloire de la . nation canadienne toute

La Bonne Entente?

Dans un texte publié dans La Lyre de mai 1927, Maurice Morisset émet une opinion

similaire tout en méditant sur l'impact politique de cette mise en scène, à travers les

chansons de ses paysans, de la nation canadienne-française:

De graves Anglo-Saxons ne m'ont pas caché combien ils avaient été impressionnés par la gaieté de nos refrains, le fortifiant arôme et la richesse de nos chants archaïques. À leur point de vue, rien ne saurait mieux contribuer à l'union des deux races et à la bonne entente, - puisqu'il faut l'appeler par ce nom qui leur est cher, - que la répétition de ces festivals. [ ... ] À nous mieux comprendre dans ce qui est l'expression la plus intime de notre âme, ils sauront sans doute nous apprécier davantage l51

Aussi farfelue qu'elle puisse nous paraître aujourd'hui, l'idée que ces festivals aient été de

146 Anonyme, « Le Vrai Canada », Le Canada, 23 mai 1927, p. 04. 147 Anonyme, « Le Festival de la Chanson », La Patrie, 22 mai 1928, p. 04. 148 Jean Béraud, « À la veille du Festival du Pacifique à Québec », La Presse, 12 mai 1928, p. 80. 149 Anonyme, Festival de la chanson et des métiers du terroir: sous les auspices du Musée national, Galerie nationale et des Archives publiques du Canada, Château Frontenac, Québec, 24-28 mai J 928, Canadien Pacifique, 1928 p. 04. 150 Anonyme, « Succès remarquable du Festival de Québec » ~ Le Droit, 25 mai 1927, p. 07. 151 Maurice Morisset, « Apr~s le triV~ l1p~l(; ii , La Lyre, vol. 1 , liO. 52 (mai 1927), p. 07.

49

nature à contribuer au rapprochement des deux peuples fondateurs du Canada, n'en a pas

été moins reconduite par un bon nombre d'articles du corpus ciblé par nos recherches.

Ainsi, l'auteur anonyme d'un article paru dans Le Droit, a-t-il expliqué que, selon lui,

« c'est de telles manifestations que naîtra enfin-la véritable et solide bonne entente, celle

tant désirée et qui n'est possible qu'en autant que tous les cœurs battront à l'unisson, et

aspireront à un idéal commun 152. » C'est ce que laisse aussi entendre son confrère du Soleil

lorsque, dans le cadre d'une critique d'un concert présenté lors du festival de 1927, il

présente à ses lecteurs la scène suivante:

Particulièrement touchante fut l'apparition sur la scène, en costume du temps passé, de sept jeunes filles de Toronto, Anglaises ou Écossaises d'origine, qui ont chanté à ravir

Mignonne allons voir si la rose Qui, ce matin, avait déclose Sa robe de pourpre au soleil A point perdu, cette vesprée Les plis de sa robe pourprée Et son teint, au vôtre pareil

Toronto et Québec unis par la chanson française! Serait-ce la bonne entente dans un refrain? Serait-il vrai qu'on trouve le "calme dans un chant,,153?

Les organisateurs de ces événements méritent de ce fait de sincères remerciements.

N'ont-ils pas, en effet, « ouvert largement de nouvelles voies à tous les Canadiens bien

pensants qui souhaitent ardemment l'unité nationale au Canada, la communauté d'idéal et

l'harmonie parfaite entre les éléments hétérogènes qui composent la nation I54»? N'a-t-elle

pas provoqué, cette fête, le temps d'une chanson, le temps d'un Ô Canada, l'union des deux

races autrefois ennemies? C'est du moins ce que laisse entrevoir un compte rendu du

dernier concert de la première édition des FCMTQ : « L'auditoire transporté et visiblement

ému à la pensée de voir se terminer une réunion aussi grandiose, où pendant trois jours des

milliers de cœurs, anglais et français ont vibré à l'unisson, s'est uni aux chanteurs sur la

scène et a chanté cet hymne 155. »

On l'a vu tout au long de cette section, le discours d'escorte des FCMTQ invoque de

façon réitérée le potentiel de diffusion identitaire de la chanson populaire. La façon dont il

152 Anonyme, « Succès remarquable du Festival de Québec », Le Droit, 25 mai 1927, p.07. 153 Anonyme, « La chanson et les métiers », Le Soleil, 24 mai 1927, p. 04. 154 Anonyme, « Succès remarquable du Festival de Québec », Le Droit, 25 m~i 1927, p. 07. _ 155 Id.

50

représente le regard que l'Autre posa lors de ces festivals sur la culture traditionnelle

canadienne-française participe de façon évidente d'un argumentaire visant à sa

patrimonialisation. En soulignant l'enthousiasme des Canadiens anglais et des Américains

face à notre folklore, les tenants de ce discours insistent sur la nécessité de le préserver.

Selon eux, le peuple canadien-français, s'il sait mettre en valeur sa culture traditionnelle, se

verra respecté des nations qui l'entourent. Le potentiel .de reconnaissance internationale

assigné à la chanson et à la culture rurale s'est aussi vu invoqué dans un certain nombre

d'articles du corpus qui font du folklore musical canadien-français la source dont devraient

s'inspirer ceux qui désirent faire œuvre musicale. Le discours de patrimonialisation de la

chanson populaire, on le verra dans les pages qui suivent, fut ainsi instrumentalisé par les

partisans du nationalisme musical qui se sont saisis de l'occasion que leur offrait la tenue

des FCMTQ pour faire la diffusion d'une conception relativement contraignante de la .

création musicale.

Chapitre II

Légitimité

52

La lecture du corpus de textes mis au jour dans le cadre de nos recherches nous a

permis de constater que la compagnie du Canadien Pacifique a retiré de sa rarticipation à la

mise sur pied des FCMTQ d'importants bénéfices non seulement financiers mais aussi

symboliques. Le soutien accordé par le C.P. à Marius Barbeau et.à ses efforts de promotion

de son répertoire de chansons populaires semble ainsi avoir été, du moins, si l'on en juge

par le concert d'éloges adressées à la compagnie et à son représentant, John Murray

Gibbon, très bien reçu par le milieu culturel canadien-français. Les organisateurs des

FCMTQ se sont en effet vus à maintes reprises louangés pour leurs efforts de promotion de

cette chanson d'une importance identitaire si manifeste: « Quelle reconnaissance ne doit-on

pas nourrir pour le Pacifique Canadien d'avoir rendu possible une telle manifestation et

combien ne doit-on pas féliciter les organisateurs, MM. Beatty, Gibbons, Cloutier, etc. ,

pour le succès qu'ils ont remporté! N'est-ce pas admirable de voir une compagnie anglaise

couvrir le Canada d'hôtelleries de style Louis XII ou Renaissance française et se faire

l'instrument du maintien de nos traditions 156? » Eugène Lapierre, l'auteur de l'article dont est

tiré cet extrait, va même jusqu'à affirmer que ceux qui participent de la revalorisation de la

chanson populaire «accomplissent un sacerdoce1s7• » Le Canadien Pacifique et ses

employés ont ainsi pu profiter de leur implication dans l'organisation de ces festivals pour

faire mousser leur réputation auprès de la communauté canadienne-française. Cet état de

fait constitue un très bon exemple de ce qu'entend Veschambre lorsqu'il affirme que le

patrimoine peut occuper, pour ceux qui participent de sa patrimonialisation, une « fonction

légitimante. »

Une autre facette de la couverture médiatique des FCMTQ nous a, par ailleurs, paru

mériter, à ce niveau, une attention particulière: la reconduction dans un grand nombre de

textes étudiés d'un discours qui enjoint aux compositeurs canadiens-français de participer à

la patrimonialisation de la chanson populaire. Le discours de patrimonialisation de cette

chanson acquiert alors, bien souvent, un caractère prescriptif. La légitimité culturelle de la

pratique artistique s'y voit en effet liée à la réappropriation du répertoire de chansons

traditionnelles mis en place par Marius Barbeau, ses collègues et ses prédécesseurs. Cette

156 Eugène Lapierre, « Le Festival de la Chanson », Le Devoir, 24 mai 1927, p. 03 . 157 Id. .

53

soumission, souhaitée par les tenants de ce discours, de la pratique artistique aux intérêts

nationaux s'est vue remise en question par certains acteurs du milieu musical canadien­

français qui ont proposé une conception alternative de la légitimité artistique fondée non

pas sur le nationalisme mais bien plutôt sur des critères proprement esthétiques. Ceux-ci, on

le verra, ont été amenés, sinon à nier, du moins à relativiser l'intérêt pour les compositeurs

de la chanson issue du « vieux fonds populaire l 58• »

Afin de bien saisir les différents enjeux qui sous-tendent cette facette du discours de

patrimonialisation de la chanson populaire, il est nécessaire de tenir compte de la situation

problématique dans laquelle se trouvait au tournant du vingtième siècle le champ musical

canadien-français, alors émergent, qui cherchait, à l'instar du champ littéraire, à acquérir

son autonomie face à la France. Cette volonté d'autonomie du champ musical canadien­

français s'explique en grande partie par la toute récente mise en place cles assises

institutionnelles nécessaires au développement de la production locale: « l'organisation de

la vie musicale au Canada français et les débuts de la professionnalisation de la pratique

permettent maintenant aux artistes locaux de penser les cadres d'un nationalisme musical et

de souhaiter que le répertoire joué laisse une plus grande place aux compositions

canadiennes 1 59. » La programmation des concerts organisés au Canada français était alors,

en effet, complètement dominée par les œuvres musicales en provenance d'Europe et, dans

une moindre mesure, des États-Unis. Cet état de fait était déploré par bon nombre d'acteurs

du milieu musical canadien-français qui se sont mis à rêver d'un projet esthétique fédérateur

qui permettrait d'affranchir la musique canadienne des influences étrangères, d'asseoir sa

spécificité et de lui permettre de faire compétition sur les scènes locales et internationales

avec les productions musicales des grandes nations européennes et des États-Unis. Au cœur

des réflexions de ces artistes et critiques musicaux préoccupés de l'avenir de l'institution

musicale canadienne-française se trouvait la question du « sujet. » On se demandait, en

effet, comment exprimer à l'aide des ressources offertes par l'art musical la spécificité

nationale. Cette quête a donné naissance à un courant de pensée qui fit de la chanson

populaire canadienne-française la source d'inspiration grâce à laquelle il serait possible de

158 Jean Nolin, « Le festival de la chanson et des métiers du terroir», La Patrie, 21 mai 1927, p. 39. 159 Denis Saint-Jacques et Maurice Lemire (diT.), La Vie littéraire au Québec, 1895-1915, Québec, Les Presses de l'Université Laval, p. 66.

54

mettre en place une musique véritablement canadienne-française. Le nationalisme musical

s'est ainsi doté d'un projet esthétique fondé sur le recours à la chanson traditionnelle. Ce

projet esthétique fut appuyé par une grande partie des membres du milieu musical

canadien-français et s'est · trouvé de ce fait reconduit abondamment par le discours des

principaux critiques musicaux de l'entre-deux-guerres. Frédéric Pelletier, critique musical

au Devoir et figure majeure du milieu musical canadien-français de l'époque, n'a ainsi eu de

cesse de marquer dans ses chroniques des années 1920 son goût pour les « compositeurs

qui sont allés chercher leur idée dans le fonds inépuisable du folklore 160 » et qui s'en sont

inspirés « pour créer des pensées bien à eux mais toutefois judicatrices [ sic] d'une

personnalité ethnique l61• » C'est ainsi, selon Pelletier, que « se crée une musique nationale,

un style bien situé, une pensée artistique distincte162• »

Cette conception de la chanson populaire comme fondement d'une musIque

nationale canadienne-française trouve en partie sa source dans le régionalisme qui dominait

alors l'espace culturel canadien-français et, en particulier, le champ littéraire. Nombreux, en

effet, est-il besoin de le rappeler, ont été ceux qui ont fait la promotion d'une pratique

artistique axée sur la mise en valeur de la spécificité de la nation canadienne-française, de

ses traditions et de son histoire. On pense, bien évidemment, au maître à penser de cette

école, Camille Roy, et à sa célèbre conférence intitulée La nationalisation de la littérature

canadienne, lors de laquelle il déclara:

Ainsi devons-nous revenir nous-mêmes sans cesse à l'étude de notre histoire et de nos traditions, et fonder notre esthétique sur l'ensemble des qualités, des vertus, des aspirations qui distinguent notre race. Considérons la littérature non pas comme une chose superficielle, frivole et toute de forme, mais comme l'expression, de la vie dans ce qu'elle a de plus intime, de plus sérieux et de plus profond; pénétrons-la bien de toutes les pensées, de tous les sentiments, de toutes les émotions qui manifestent le mieux la conscience canadienne; remplissons-la, jusqu'à déborder, de toutes les choses qui sont comme le tissu lui-même de l'histoire et de la vie nationales 163.

L'intérêt de l'institution musicale canadienne-française pour le folklore musical découle

ainsi en grande partie de la domination dans l'espace culturel canadien-français de ce

discours qui faisait des traditions culturelles canadiennes-françaises les assises d'une

160 Frédéric Pelletier, « Vie musicale », Le Devoir, 2 avril 1927, p. 06. 161 Id 162 Id

163 Camille Roy, « La nationalisation de la littérature canadienne» dans Essais s~r la littérature canadienne: Québec, Librairie Garneau, 1907, p. 365-366.

55

pratique artistique légitime parce que représentative des particularismes nationaux. L'artiste

légitime, dans ce discours, ne saurait se contenter de faire de son art « une chose

superficielle, frivole et toute de forme. » Il doit plutôt aspirer à en faire « l'expression de la

vie dans ce qu'elle a de plus intime, de plus sérieux et de plus profond. » Soulignons aussi

l'importance sur le développement de ce courant de pensée des succès remportés par les

compositeurs européens qui ont su faire fructifier les ressources musicales offertes par la

chanson populaire. L'influence déterminante sur ce courant de pensée du modèle offert par

la musique « savante» russe a ainsi été soulignée par Marie-Thérèse Lefebvre:

Alors que, dans la mouvance de l'idéologie nationaliste et des débats entre les tenants d'une littérature « du terroir» et les « exotistes » prônant une ouverture sur des thèmes universels, le milieu musical cherche à définir les caractéristiques que devrait posséder une musique typiquement canadienne [ ... ], plusieurs trouvent dans l'évocation des thèmes populaires de la . musique russe un modèle permettant de répondre à cette fameuse question d'identité nationale l64

C'est donc dans un contexte particulièrement réceptif à ce genre d'entreprise que se

sont inscrits les efforts de revalorisation de la culture musicale traditionnelle du Canada

français déployés par Marius Barbeau et ses collègues, efforts qui furent accueillis avec

enthousiasme par une grande partie des acteurs du milieu musical canadien-français.

Barbeau venait apporter de l'eau au moulin du nationalisme musical en diffusant dans

l'espace public un vaste répertoire de chansons populaires prêtes à servir de sources

d'inspiration pour la mise sur pied d'une musique ,:éritablement canadienne-française.

A) Le nationalisme musical et les FCMTQ

L'accueil généralement très positif réservé par les membres du milieu musical

canadien-français aux FCMTQ n'~st donc pas très surprenant. Ces festivals s'inscrivaient en

effet de façon directe dans ce mouvement de nationalisation de la production musicale

canadienne-française. Ils en ont constitué une importante plateforme promotionnelle. C'est,

tel que l'a démontré Marie-Thérèse Lefebvre, « cette position idéologique [(le nationalisme

musical)] que diffusent les festivals organisés par Marius Barbeau et John Murray Gibbon

entre 1927 et 1930 sous l'égide de la compagnie ferroviaire du Canadien Pacifique '65• » Cet

164 Marie-Thérèse Lefebvre, Rodolphe Mathieu. L'émergence du statut professionnel de compositeur au Québec 1890-1962, Québec, Septentrion, 2004, p. 48. 165 Ibid, p. 148-149.

56

état de fait serait en grande partie dû, selon Janet Elisabeth McNaughton, à l'influence de

Marius Barbeau qui fut responsable de l'organisation des concerts donnés lors des deux

premiers festivals. Ce dernier avait en effet profondément à cœur de voir l'institution

musicale canadienne-française s'approprier les chansons qu'il avait mises au jour lors de ses

recherches. Il est d'ailleurs intéressant de constater que lors de la troisième édition des

FCMTQ, à l'organisation de laquelle Barbeau ne participa pas, on ne présenta aucune

composition instrumentale basée sur la chanson populaire : « The goal of encouraging a

national art music based on folk music themes had always been more important to Barbeau

than any of the other organizers of these events. In his absence, this aim was quietly put

aside166• » Les festivals de Québec étaient pour Barbeau l'occasion rêvée de faire la

promotion de ce projet auprès des membres du milieu musical canadien-français. Ainsi,

dans un entretien publié dans le quotidien L'Événement, le folkloriste a expliqué qu'à ses

yeux « le festival de cette année [ ... ] marque un acheminement vers un grand but: faire

servir comme thèmes pour nos compositeurs les ressources de notre folklore, de nos

chansons populaires l67• » Ces derniers répondirent à l'appel et Barbeau put présenter lors

des concerts donnés dans le cadre des deux premiers FCMTQ diverses compositions

instrumentales signées par des compositeurs tels Alfred Laliberté, Achille F ortier, Hector

Gratton, Ernest MacMillan et Oscar O'Brien. Un concours, le concours Beatty, fut organisé

en 1928 par le Canadien Pacifique afin de récompenser le travail des compositeurs s'étant

inspirés de la chanson populaire canadienne-française et d'encourager, ce faisant, ce type de

composition. Claude Champagne, qui fut, notons-le, l'un des très rares compositeurs

·canadiens-français à avoir participé à ce concours J68, fut récompensé pour sa Suite

Canadienne.

Il ne nous faut donc pas nous étonner, dès lors que l'on prend en compte les liens

concrets qui existaient entre les FCMTQ et le mouvement du nationalisme musical, qu'un

certain nombre de textes du corpus étudiés fassent la promotion de la chanson populaire

166 Janet Elisabeth McNaughton, A Study of the CPR-Sponsored Quebec Folk Song and Handicrafts Festivals, 1927-1930, Mémoire de maîtrise, St-John's, Memorial University ofNewfoundiand, 1982, p. 192. 167 Anonyme, « Les trésors du folklore », L'Événement, 12 mai 1928, p. 01. 168 Voir, au sujet du peu de participation du milieu musical canadien-français à ce concours, Frédéric Pelletier, « La vie musicale: Les lauréats du concours du C.P.R. », Le Devoir, 21 avril 1928, p. 06 et « La vie musicale: La ieçon du Festival de Québec », Le Devoir, 12 mai 1928, p. 06.

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57

comme source d'inspiration d'un art musical proprement canadien. Ces textes sont bien

souvent issus de la plume d'acteurs importants du milieu musical canadien-français de

l'époque. Frédéric Pelletier, son fils, Romain-Octave Pelletier, Gustave Comte, Maurice

Morisset et, dans une moindre mesure, Léo-Poi Morin ont tous reconduit dans leurs articles

l'argumentaire qui fait de la chanson populaire une source d'inspiration dont devraient

s'inspirer les compositeurs désirant faire ' œuvre musicale véritablement canadienne­

française. Ils n'ont pas été les seuls. On trouve aussi, en effet, cette idée reconduite dans un

certain nombre d'articles plus généraux, issus la plupart du temps de plumes anonymes.

Nous observerons lors de l'analyse , que se p1et en place dans ces textes un dispositif

rhétorique qui convoque de façon récurrente, et problématique, le potentiel de légitimation

de la chanson populaire. Ce discours fait s'entrecroiser de façon relativement complexe

deux niveaux de légitimité. La légitimité, au sein du champ musical, des compositeurs et de

leurs œuvres s'y voit liée à la légitimité culturelle, aux yeux de la société, de la création

musicale en elle même. Dans ce discours, composer de la musique inspirée de la chanson

populaire, c'est faire preuve de patriotisme. C'est, aussi, démontrer que la création musicale

peut servir à quelque chose, qu'elle peut être autre chose que cette « chose superficielle"

frivole et toute de forme l69 » dénoncée par Camille Roy. L'artiste légitime, dans ce discours,

se fait le chantre de la Nation.

Cette reconduction des idées du nationalisme musical ne s'est pas faite sans

rencontrer une certaine opposition. Certains acteurs du milieu musical canadien-français,

dont Léo-Pol Morin et Rodolphe Mathieu, sont ainsi venus, chacun à leur manière, remettre

en question le caractère prescriptif de ce mouvement. Ils ont, ce faisant, proposé une vision

alternative de la légitimité de la pratique artistique fondée sur des critères propres au champ

musical. Le discours de patrimonialisation de la chanson populaire s'est , ainsi vu lié aux

enjeux du champ musical canadien-français. Il porte la marque des tensions qui le

caractérisaient.

169 Camille Roy, « La nationalisation de la littérature canadienne» dans Essais sur la littérature canadienne, Québec, Librairie Garneau, 1907, p. 365.

58

Le nationalisme musical dans le discours d'escorte des FCMTQ

N ombreux ont été ceux qui ont souligné, à l'instar de Barbeau, les liens qUI

existaient entre les FCMTQ et le mouvement du nationalisme musical. La présentation dans

le cadre des concerts organisés lors de ces festivals des chansons du répertoire mis en place

par Barbeau, ses collègues et ses prédécesseurs fut ainsi présentée par plusieurs comme une

excellente façon de susciter chez les compositeurs canadiens-français le désir de participer

à ce mouvement de revalorisation artistique du patrimoine musical canadien-français. C'est

ce que laisse entendre l'auteur anonyme d'une critique des concerts présentés lors du

festival de 1927 :

Organisé dans le but de remettre en lumière et en honneur non seulement parmi les canadiens, mais aussi auprès de nos voisins américains, les plus belles et plus . douces manifestations de l'âme nationale de la Nouvelle France aux premiers temps de la colonie, ce festival aura aussi produit ce quasi miracle d'avoir inspiré à plusieurs de nos musiciens les plus éminents des œuvres basées sur les chansons de labeur et de divertissement de nos ancêtres 170

Ceux qui ont assisté à ces concerts, affirme l'auteur, ont « compris jusqu'à quel point ces

mélodies si simples peuvent cependant inspirer une âme musicale ... Et nous n'exagérons

pas en disant que l'auditoire tout entier a vibré d'une émotion profonde et unanime en

assistant à si belle éclosion d'œuvres véritablement canadienne-françaises 171 .» Léo-Poi

Morin, critique musical à La Patrie, a lui aussi souligné le caractère instructif de ces

manifestations en expliquant que « ce festival n'intéressera pas que les amateurs de

catalogne. Il a portée plus haute et il doit instruire le musicien l72• »

Les FCMTQ se voient ainsi dans ces textes présentés comme un excellent moyen de

faire connaître aux compositeurs canadiens-français les ressources offertes par la chanson

populaire. Ainsi se montre-t-on particulièrement satisfait de leur tenue. Gustave Comte, l'un

des principaux partisans du nationalisme musical, a d'ailleurs tenu à remercier, « au nom de

la race canadienne-française », le Canadien Pacifique:

Je ne sais pas si l'on se rend bien compte de la belle attitude de la puissante compagnie de chemin de fer, à l'endroit de l'élément français de notre province, mais j'ai tenu à en pressentir le public qui ne suit peut-être pas d'assez près les phases de notre mouvement artistique et national. En tout cas, c'est ce qu'on appelle de la belle et bonne et salutaire publicité dont nous sommes redevables à MM. Murray Gibbon et Clouthier. Honneur au Pacifique canadien qui a

170 Anonyme, « Succès remarquable du Festival de Québec », Le Droit, 25 mai 1927, p. 07. 171 Id. 172 Léo-Pol Morin, « Romantisme du folklore », La Patrie, 30 avril 1927, p. 38.

59

su trouver de l'art dans notre folklore, et lui donner l'importance qu'il fallait l73•

Dans ce texte, le critique musical se dit, à l'instar d'un grand nombre d'auteurs des textes

étudiés, convaincu de l'impact positif qu'auront les festivals de Québec sur le milieu

musical canadien-français. Jean Béraud se montre aussi, à l'instar de Comte, très

enthousiaste :

C'est dire que les échos d'une aussi grandiose manifestation doivent se répercuter dans les mémoires avec une telle intensité que les années prochaines, se réclamant d'une tradition nécessaire, exigeront la répétition du Festival. D'ici là, la plupart des artistes qui y ont participé seront invités à se faire entendre ici et là dans les dernières acquisitions de leur répertoire, ce qui mettra sans doute l'air de folklore sur le même pied, aux grands concerts, que la composition d'école I74

Pour que cette prédiction se réalise, il faut cependant s'assurer la collaboration des

compositeurs canadiens-français, car il ne faudrait pas que, pour reprendre les mots de

Lucien Desbiens, « le Festival ait des lendemains déprimants comme ces scènes démontées

et éventrées dès que le spectacle a pris fin 175.» Il est à souhaiter, de fait, « que nos

musiciens se mett[ ent] à l'œuvre pour fouiller notre folklore et en faire surgir d'abondantes

et ·solides prod~ctions. Quelle belle et noble source d'inspiration! Hâtons-nous d'y

puiser 176. »

Maurice Morisset, l'auteur de l'extrait cité ci-avant, semble bien conscient, à l'instar

d'un bon nombr~ de ses collègues journalistes, que la tenue de ces festivals ne saurait à elle

seule suffire à assurer l'adhésion du milieu inusical canadien-français aux idées du

nationalisme musical. Les journalistes partisans de ce mouvement s'attèlent donc à la tâche

et déploient dans leurs textes une série d'arguments visant à convaincre les compositeurs

canadiens-français de s'approprier, comme fondement de leur pratique artistique, le

répertoire de chansons populaires mises en montre à Québec par Barbeau et ses collègues.

Ce faisant, ils tentent d'imposer une conception de la légitimité de la pratique artistique

fondée non pas sur des critères esthétiques propres au champ musical mais bien plutôt sur

des préoccupations nationalistes.

173 Gustave Comte, « Sur toutes les scènes-La publicité désirable et. . .l'autre », Le Canada, 21 mai 1927, p. 05. 174 Jean Béraud, « M. E.-W. Beatty, président du C.P.R., décide que le festival se répétera en mai 1928 et offre $3,000 en prix. », La Presse, 23 mai 1927, p. 05. 175 Lucien Desbiens, « Après le Festival }:', Le Devoir, 21 octobre 1930, p. 01. l 76 MauïÎce Morisset, « Le Festival uc ~uébec », La Lyre, ~ avril 1927, p. 07.

60

L'Autre: modèle et juge

Cet argumentaire s'appuie fortement sur la convocation des succès remportés par les

musiciens étrangers qui ont su tabler sur les ressources de leur folklore national. On prend

ainsi soin de souligner abondamment dans les tex,tes étudiés le fait que . « la plupart des

grandes inspirations musicales sont nées du vieux fonds populaire 177. » Ainsi, par exemple,

Jean Nolin a-t-il expliqué à ses lecteurs dans un article publié quelques jours avant le début

du premier FCMTQ que « le folklore form[ e] le substrat de la plupart des grandes œuvres

classiques : Liszt, Dvorak, Chopin, Bizet et tant d'autres y prirent certainement leur

inspiration première 178. » Le compositeur et chef d'orchestre canadien-français Wilfrid

Pelletier a lui aussi indiqué, dans une entrevue accordée au quotidien Le Canada, que « les

grands compositeurs ont toujours puisé leurs meilleurs inspirations dans les folklores

nationaux l79• » On invite ainsi les compositeurs canadiens-français à suivre l'exemple de ces

compositeurs étrangers qui ont su tirer de la chanson populaire de grandes œuvres

musicales.

On prend aussi soin de mentionner dans un bon nombre de textes étudiés la

présence à Québec de critiques et de musiciens provenant du Canada anglais et des États­

Unis. Leur présence, et, surtout, leurs réactions par rapport à ce qui y fut présenté

constituent selon les tenants de ce discours une preuve de l'intérêt pour les compositeurs

canadiens-français de s'inspirer de la chanson populaire. Ceux qui ont participé à ces

festivals et qui se sont inspirés pour ce faire du répertoire de chansons folkloriques mis en

place par Barbeau, ses collègues et ses prédécesseurs auraient séduit, affirme-t-on dans ces

textes, la critique étrangère. Ainsi, Jean Nolin a-t-il tenu à souligner la réaction très positive

des nombreux critiques canadiens-anglais et américains face à ce qui leur fut présenté dans

le cadre des concerts de la première édition des FCMTQ :

Tous les journaux canadiens avaient envoyé leurs représentants. Les journaux américains mêmes avaient détaché leurs principaux critiques où l'on notait principalement M. Olin Downes, rédacteur musical du New- York Times, M. Pierre Kay, chroniqueur du Musical Digest, le Dr. Sonreck, rédacteur du Singing Magazine, M. Oscar Thompson, du Musical America. Tous ces critiques suivirent avec un intérêt non équivoque les auditions des œuvres issues de notre

177 Jean Nolin, « Le festival de la chanson et des métiers du terroir», La Patrie, 21 mai 1927, p. 39. 178 Jean Nolin, « Les troubadours d'hier et ceux d'aujourd'hui », La Patrie, 19 mai 1927, p. 14. 179 Anonym~, \\ L'opinion de M. Pelletier sur le festival de Québec », Le Cc.n::Jda, 24 mai 1928, p. 04.

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précieux fonds populaire. Plusieurs ne se gardèrent pas de manifester leur étonnement que de si grandes ressources aient pu nous être conservées et signalèrent le parti qu'en pourraient désormais tirer les musiciens qui, sur cette trame séculaire, souhaiteraient de faire œuvre originale l80

61

La convocation dans ces textes de l'enthousiasme démontré par les critiques étrangers

envers les productions musicales inspirées de la chanson canadienne-française vient ainsi

appuyer de façon évidente ce discours qui fait' de cette chanson une source d'inspiration

valable pour les compositeurs canadiens-français.

Le rôle de l'artiste

Il est intéressant de constater que la valeur esthétique des chansons du vieux fonds

populaire n'est que très rarement invoquée afin de faire valoir aux yeux de ces compositeurs

la pertinence du projet du nationalisme musical. En fait, c'est plutôt le contraire qui se

produit. On tend en effet dans ces textes à souligner le peu d'intérêt esthétique de la

chanson folklorique non-harmonisée, « nature 181• » Elle n'aurait, en effet, selon plusieurs,

« à l'état primitif [ ... ] guère de valeur artistique l82• » Il ne faut donc pas nous surprendre du

fait que dans une bonne partie des critiques de concerts étudiées l'on s'attache surtout à

discuter des pièces instrumentales inspirées de chansons populaires et présentées lors de ces

concerts. On dit aussi, évidemment, quelques mots des performances des interprètes

« sérieux» de chansons folkloriques harmonisées mais on passe quasiment sous silence la

participation des artistes du terroir à ces festivals, laissant entendre que leur présence à

Québec constitue une concession aux goûts douteux des « amateurs de couleur locale. 183 »

Cet état de fait s'explique en grande partie parce que le folklore constitue selon les partisans .

du nationalisme musical « une richesse encore à l'état brut '84 » qui doit être rehaussée par de ,

véritables artistes. Les chansons populaires, dans ce discours; constituent « de précieuses

pépites prêtes à être ouvrées par l'artiste créateurl85• »

Mais encore faut-il que quelqu'un se donne la peine de faire fructifier ces

180 Jean Nolin, « Au Festival de la chanson et des métiers du terroir », La Patrie, 23 mai 1927, p. 14. 181 Léo-Poi Morin, « Au Festival de Québec », La Presse, 18 octobre 1930, p. 61. 182 Romain-Octave Pelletier, « Festival de la chanson », Le Devoir, 28 mai 1928, p. 08. 183 Léo-Pol Morin, « Un grand festival du Folkore au Château Frontenac de Québec du 24 au 28 mai 1928 », La Vie Canadienne, mai 1928, p. 57. 184 Jean Nolin, « Le festival de la chanson et des métiers du terroir », La Patrie, 21 mai 1927, p. 39. 185 Id.

62

ressources. Ainsi, prend-on soin de souligner dans ce discours que le folklore musical du

Canada français, « richesse encore à l'état brut », « n'attend que le coup de pic d'un artiste

de génie, grâce auquel tout ce qu'il renferme de poésie intense et neuve sera révélé au

monde entier 1 86. » L'avènement de cet artiste de génie est annoncé: « une époque surgit

durant laquelle, après bien des tâtonnements laborieux, un génie apparaît, puise dans la sève

nationale et édifie enfin le chef d'œuvre si ardemment désiré 187. » Le rôle assigné par ce

discours au compositeur canadien-français est très clair; il lui faut être cet artiste de génie

qui saura employer les ressources de l'art musical moderne afin de faire fructifier le vieux

fonds de chansons populaires en montre à Québec.

Ce discours se fonde sur une conception identitaire de la chanson populaire,

conception dont nous avons esquissé les principaux traits dans le premier chapitre de ce

mémoire et qui se voit reconduite par les partisans du nationalisme musical, par ceux qui

considèrent que « c'est par le folklore qu'on arrivera, un jour, à développer l'art

canadien188• » Celui-ci, parce qu'il reflète l'âme de la nation canadienne-française, constitue

la seule source d'inspiration valable dès lors que l'on désire participer à l'élaboration d'un art

musical spécifiquement canadien. C'est cette idée que ·reconduit explicitement l'article

publié par un chroniqueur anonyme du Droit, le lendemain de la clôture du premier

FCMTQ:

La musique d'un pays pour être essentiellement nationale doit avoir sa source dans la chanson populaire. C'est justement cette chanson qui renferme le mieux toutes les caractéristiques de l'âme d'un peuple. Étant née de tous les sentiments qui l'animent elle en devient la manifestation la plus sincère. Aussi, recueiIÏie à sa source, toute pure, et transportée dans les domaines les plus élevées de l'art musical amenée, nous dirions en pays de connaissance, unie à d'autres musiques semblables pour constituer par exemple une sonate, la chanson populaire s'érige soudain en un monument solide et impérissable, hommage sublime à l'âme de toute une race l89

On le voit très bien dans ce texte, le compositeur se voit assigner le rôle de rehausser, en

s'inspirant de la chanson populaire, le vieux fonds du terroir afin de créer un « hommage

sublime à l'âme de toute une race. » La pratique artistique se voit ainsi soumise aux intérêts

nationaux.

Il est à noter, à ce sujet, que plusieurs textes reconduisant le discours du

186 Id.

187 Romain-Octave Pelletier, « Festival de la chanson », Le Devoir, 28 mai 1928, p. 08. 188 Anonyme, « Le Festival de Québec ohtient un beau succ~:s », La Tribune, 18 octobre 1930, p. 01. 189 Anonyme, « Succès reliîarquabi~ uu iesiival de Québec», .Le Droit, 25 mai 1927, p. 07.

63

nationalisme musical s'attardent à souligner la légitimité qu'acquerrait la nation elle-même

dès lors que les compositeurs canadiens-français accepteraient de fonder leur pratique

artistique sur la chanson populaire. Ainsi, dans l'article cité précéde!llment, le chroniqueur

du Droit écrivit-il que : « le Canada Français, à l'instar de tous les autres pays de

civilisation plus avancée et plus vieille, peut donc dès maintenant se féliciter de posséder

une musique vraiment nationale190 .» Il s'agit dès lors pour les musiciens canadiens-français

de se mettre au service de la nation « afin que le Canada, à l'instar des autres pays, voit sa

musique de folklore répandue dans l'univers I91• » Il lui faut participer à l'élaboration d'une

musique qui pourra se comparer avantageusement à celles des autres pays : « Espérons

qu'ils ne s'arrêteront pas en si bon chemin et qu'ils contribueront encore longtemps au

rehaussement de cet art, à nous, si riche en ressources · afin que la musique canadienne

occupe enfin la place qui l'attend aux côtés de celles de tous les autres pays plus avancés et

plus vieux l92• » L'artiste qui, tel que le rappelle Eugène Lapierre, est « pour la plupart de

nos concitoyens [00'] un rêveur, un songe-cieux, un parasite l93 », voit ainsi sa pratique

légitimée aux yeux de l'ensemble de la société. L'artiste légitime chante son pays. Il est un

patriote.

Un discours prescriptif

Cette rhétorique qui fait de la chanson populaire la source sur laquelle asseoir la

composition musicale se voit à quelques reprises teintée de coercition. On trouve, par

exemple, dans un article de L'Événement, cette idée selon laquelle les artistes doivent, sous

peine de faire fausse route, se mettre au service de la patrie en s'inspirant des pratiques

culturelles traditionnelles :

190 Id

Qui ne conviendrait de l'originalité des traditions ancestrales? Elles devraient être la meilleure source d'inspiration de nos artistes. Jusqu'ici, on en pouvait juger surtout par les œuvres d'artistes étrangers, peintres, poètes, romanciers, dont le talent s'est comme rafraîchi au contact de nos saines populations. Le charme qu'un public nombreux a trouvé, ces jours derniers, aux vieux métiers et aux vieilles chansons du Canada français convaincra nos littérateurs, nos peintres, nos musiciens, du tort que certains de leurs devanciers ont eu de n'avoir pas exploité

19lAnonyme, « Ce que sera le festival du Château », Le Soleil, 20 mai 1927, p. 01. 192Anonyme) « Succès remarquable du Festival de Québec », Le Droit, 25 iP.3i 1927, p. 07. 193 Eugène L:ipierre, (( Le Festival de la Chanson », Le Devoir, 25 mai 1927, p. 03 .

64

cette mine inépuisable l94•

On lance ainsi dans quelques textes de n<?tre corpus un avertissement à ceux qui oseraient

défier les prescriptions du nationalisme musical :

Le sculpteur burine dans la pierre les traits des héros de notre histoire, les tableaux du peintre reproduisent les plus beaux spectacles de la nature canadienne, l'écrivain chante les gloires de la patrie. Pourquoi la musique, ' fonne la plus émotive de la beauté, ne chercherait-elle pas sa meilleure inspiration parmi les chants naïfs que fredonnèrent nos aïeux et qui bercèrent notre enfance? Ce simple rapprochement démontre que dans le domaine de l'art, comme dans la vie pratique, le patriotisme a des exigences qui ne sont, en somme, que l'expression du bon sens. Vouloir s'y soustraire par snobisme, c'est se condamner à l'excentricité, sinon à la stérilité l95

On le voit bien dans cet extrait, cette facette du discours de patrimonialisation de la chanson

populaire canadienne-française acquiert quelquefois un caractère prescriptif. Ceux qui

voudraient, « par snobisme », s'inspirer afin de faire œuvre musicale d'autre chose que de la

chanson populaire, de la culture rurale, seront condamnés « à l'excentricité, sinon à la

stérilité. » C'est que, affirme-t-on, « le patriotisme a des exigences qui ne sont, en somme,

que l'expression du bon sens. » On sent très clairement dans cet extrait que l'on assigne, par

la négative, à la chanson populaire la capacité de venir légitimer aux yeux de la société l~

pratique artistique en elle même. Les compositeurs qui ne se sentent pas des âmes de

chantres nationaux se verront, de même que leurs œuvres, délégitimés.

B) Les discours divergents

Le caractère prescriptif de ce discours s'est vu remis en question par un petit nombre

d'acteurs du milieu musical canadien-français de l'époque. On trouve des traces de cet état

de fait dans le discours d'escorte des FCMTQ. La principale opposition face au dogmatisme

affiché par certains partisans du nationalisme musical est venue de la part du compositeur

Rodolphe Mathieu qui refusa tout simplement de se plier à leurs décrets. Il a, ce faisant,

proposé une conception alternative de la légitimité de la pratique artiste fondée non pas sur

le patriotisme supposé de l'artiste mais bien plutôt sur des critères esthétiques propres au

champ musical.

194 Anonyme, « Chansons et métiers du terroir », L'Événement, 29 mai 1928, p. 04. 195 Anonyme, « Le festival de Québec est très populaire », Le Droit, 26 mai 1928, p. 01.

65

Rodolphe Mathieu et le nationalisme musical

Le combat, perdu d'avance, mené par ce compositeur hors-norme contre le

nationalisme musical a été relaté par Marie-Thérèse Lefebvre dans son livre Rodolphe

Mathieu, 1890-1962 : l'émergence du statut professionnel de compositeur au Québec. Elle

peint dans ce livre le portrait du « premier musicien au Canada à considérer la composition

comme l'expression personnelle d'une pensée artistique et à associer la réflexion au geste

musical 196• » Ce dernier aurait été, selon l'auteure, « le seul à réagir contre les tendances

nationalistes visant à faire du folklore l'unique condition d'une musique « savante »

typiquement canadienne 197. » Mathieu a dénoncé dans une série d'articles le caractère

dogmatique des prescriptions du nationalisme musical. Deux textes nous intéresseront plus

particulièrement ici puisqu'ils ont été publiés en réaction à la tenue des FCMTQ et du

concours Beatty. Ces textes sont le lieu pour Mathieu d'une remise en question de la

pertinence et de la nécessité pour le compositeur canadien-français de s'inspirer de la

chanson populaire.

Mathieu sonne la charge en faisant paraître dans La Presse, quelques semaines avant

le début de la seconde édition des FCMTQ, lors de laquelle, rappelons-le, eut lieu la remise

des prix du concours Beatty, un article dans lequel il s'attacha à déconstruire les principaux

arguments employés par les « folkloristes 198 », par ceux qui « suggèrent aux musiciens

canadiens de puiser leur inspiration dans nos vieilles mélodies populaires, afin de faire

école nationale199• »

Dans cet article, Mathieu remet en question une facette de la notion de la

« canadiennisation» de la chanson populaire dont nous avons démontré, dans le cadre du

premier chapitre de ce mémoire, la reconduction par le discours d'escorte des FCMTQ. Le

compositeur affirme en effet que seul le texte des chansons populaires a gardé les traces de

son inscription dans l'histoire du Canada français. La musique qui accompagne ces chants

196 Marie-Thérèse Lefebvre, Rodolphe Mathieu. L'émergence du statut professionnel de compositeur au Québec 1890-1962, Québec, Septentrion, 2004, p. Il. 197 Id.

198 Rodolphe Mathieu, « M. Rodolphe Mathieu et la source folkloriste pour les compositeurs» , La Presse, 14 avril 1928, p. 73. 199 Id.

-- -- --- - --- ----'

66

serait en effet selon Mathieu issue directement des traditions musicales de la France et

n'aurait de ce fait rien de canadien. C'est pourquoi, selon lui, les « folkloristes» font erreur

en voulant imposer ce sujet aux compositeurs canadiens-français:

[L]a véritable inspiration canadienne dans notre vieux folklore se trouve, comme nous le savons, bien plus dans le texte littéraire que dans les mélodies, puisque celles-ci ne sont souvent qu'une déformation des chants populaires français, ou des chants liturgiques. [ ... ] Ces chants devraient être la source d'inspiration de tous les compositeurs à venir, disent-ils: c'est une mine. Oui, peut-être une mine d'or pour des chanteurs amateurs d'antiquités, mais pas nécessairement pour les compositeurs2OO.

Ces mélodies renverraient plutôt à la patrie des origines, à cette France de l'Ancien Régime

envers laquelle les Canadiens français se sentent de plus en plus étrangers:

Nous ne sommes plus tout-à-fait des Français. Nous nous sommes transformés, qu'on le veuille ou non. Pourquoi alors vouloir faire revivre une sensibilité que nous n'avons presque plus? Par conséquent, notre musique actuelle n'a pas à se greffer sur les premières importations françaises, si dignes qu'elles soient. Pourquoi essayer de puiser toujours à une source d'inspiration qui devient, par nos conditions de vie, de plus en plus inaccessible à notre mentalité et à notre tempérament. Ce n'est donc pas· dans cette façon de s'inspirer, de décomposer le déjà fait, comme le voudraient nos folkloristes, qu'il faut s'attendre à trouver des grands chefs-d'oeuvre2ol .

. Mathieu démontre ainsi dans son texte que la musique des chansons populaires n'aurait

aucune valeur identitaire pour les Canadiens français. Il vient ainsi s'attaquer à l'un des

arguments fondamentaux sur lesquels s'appuie le discours des partisans du nationalisme

musical.

Il s'attache ensuite dans son texte à déconstruire l'argument selon lequel les plus

grandes œuvres musicales de l'humanité sont fondées sur le folklore. Ainsi pose-t-il à son

lecteur une série de questions qui tendent à démontrer l'absurdité de lier la légitimité de la

pratique musicale à la récupération de la chanson folklorique:

Où sont les thèmes . de folklore dans les chefs-d'oeuvre de Debussy, de Ravel, de Fauré, de Chopin, de Schumann, de Mozart, de Beethoven, de Bach, de Wagner, de Scriabine, de Franck, et même de Moussorsky et de Stravinsky? Qu'est-ce que cela signifie pour ces musiciens: "S'inspirer des chants du folklore?"Et pourtant, où trouvons nous la musique en-dehors de ces maîtres? Est-ce que Bach aurait fait œuvre plus nationale en se servant toujours de thèmes populaires dans ses fugues? Est-ce que sa puissance créatrice dans ses propres mélodies n'est pas aussi admirable que l'inspiration de celui qui fit quelques thèmes populaires? Bach était-il incapable de créer des mélodies nouvelles aussi savoureuses que les paysans de son pays202?

On le voit bien ici, le recours à la chanson populaire ne devrait pas être liée d'aucune façon,

selon Mathieu, à la légitimité artistique des œuvres. Nombre de grands compositeurs de

l'histoire de la musique ont su s'en passer et ont néanmoins produit de veritables chefs-

200 Id. 201 Id 202 Id

67

d'œuvre.

Cette attaque en règle de Mathieu envers les partisans de la réappropriation par la

musique« savante » du folklore musical canadien-français s'est poursuivie ,par la

publication d'une critique des concerts donnés dans le cadre de la seconde édition des

FCMTQ. Mathieu endosse dans ce texte la position de critique afin de bien démontrer que

le recours au folklore musical ne saurait d'aucune façon constituer un critère permettant de

juger de la légitimité d'une œuvre musicale et, par extension, de son compositeur. Il

souligne ainsi dans ce texte, avec dérision, que, des œuvres jouées lors des concerts donnés

dans le cadre de ce festival , la meilleure était celle qui s'éloignait le plus de la chanson

populaire canadienne-française:

Parmi les autres choses intéressantes, il y a, de M. H. Gratton, une "Danse Canadienne" qui, à la rigueur pourrait être écossaise. Aucun thème populaire ne la soutient, mais, pour des besoins de circonstances, sans doute, il paraîtrait que trois notes se trouvent logées quelque part, pouvant s'adapter, en cherchant beaucoup, à notre folklore. Si cela est vrai, nous devrions conclure que plus on s'éloigne de ces chants populaires, plus on peut faire une œuvre originale de valeur. Car cette pièce pour violon et piano, n'a-t-elle pas été considérée comme la meilleure du festival?

Quant à la pièce présentée par Alfred Laliberté, il est étonnant, selon Mathieu, « de voir que

des chants français venus de cette France qu'il aime si peu, puissent lui inspirer une aussi

jolie musique russe203• »

À la fin de cet article irrévérencieux, le compositeur communique à son lecteur son

souhait de voir le milieu musical canadien-français accorder aux compositions originales le

même intérêt que celui qu'il accorde aux pièces inspirées des chansons populaires:

Quand nous assisterons à une série de concerts annuels comportant à la fois les souvenirs du passé et les tendances présentes, les organisateurs de cette entreprise auront doté les compositeurs d'un stimulant nouveau. Les uns se spécialisant dans les chants populaires, les autres dans le genre plus indépendant. Alors ces manifestations compteraient un ou deux concerts spécialement consacrés aux œuvres d'inspiration libre, et d'auteurs canadiens. Ainsi, peut-être que tout le monde serait satisfait, y compris le public qui, à la longue, semblait un peu fatigué du même genre de musique. Car, il ne faut pas oublier que l'oreille est susceptible de se fatiguer du très ancien comme du très nouveau.

Mathieu tente ainsi de démontrer dans ce texte que la seule fidélité à la chanson populaire

ne saurait constituer un critère pertinent pour juger de la légitimité artistique des œuvres de

musique savante. Il s'agit plutôt pour Mathieu d'interroger la qualité esthétique des œuvres

et non ce qu'elles sont censées représenter.

L'un de ses collègues, Léo-Pol Morin, a lui aussi tenté de reconduire cette idée dans

203 Rodolphe Mathieu, « Le Festival de La Chanson Canadienne à Québec )" La Vie Canadienne, juillet 1928, p.205.

-------

68

diverses chroniques publiées dans le cadre des FCMTQ tout en prenant bien SOIn de

démontrer sa sympathie envers le mouvement du nationalisme musical. Selon Morin, en

effet, la chanson populaire canadienne-française peut constituer une bonne source

d'inspiration, mais elle n'en est, au fond, qu'une parmi d'autres. Tel que l'a affirmé Marie­

Thérèse Lefebvre, il a fallu à Mathieu « une certaine dose de courage (ou de naïveté) pour

accuser ainsi l'intelligentsia de faire fausse route204• » Morin a fait preuve d'un peu plus de

prudence en adoptant dans ce débat une position conciliatrice, à mi-chemin entre celle de

Mathieu et celle des partisans du nationalisme musical.

Léo-Pol Morin et le nationalisme musical

L'un des pnnCIpaux acteurs du milieu musical canadien-français de l'entre-deux

guerres, Léo-Pol Morin était un pianiste, compositeur et critique musical fort influent. Il fut

à ses débuts dans le champ musical canadien-français l'un des principaux opposants au

nationalisme musical. Dans une série d'articles-polémiques publiés dans Le Nigog, revue

qui fut au cœur de la cél~bre « querelle du régionalisme20s » qui opposa les tenants de cette

idéologie à de jeunes artistes avant-gardistes, Morin tomba à bras-raccourcis sur les idées

diffusées par son ancien professeur, Arthur Letoridal, ainsi que sur Frédéric Pelletier, deux

penseurs-clés du nationalisme musical canadien-français. Dans ces articles, Morin affirmait

que la création musicale ne doit pas se limiter à l'expression des particularismes nationaux.

Elle doit plutôt viser l'universel. Ce qu'elle doit traduire, cette musique, c'est l'homme et cet

homme, « c'est le compositeur lui _même206• » Ce qui importait avant tout, de fait, pour le

Morin du Nigog, ce n'était pas le « sujet » , le prétexte de l'œuvre mais bien plutôt « la

manière de le traiter: c'est le style, l'essence intime de la musique, l'expression de l'être en

autant qu'elle se peut2°7• » Il lui semble donc impensable à cette époque d'appuyer un

mouvement qui veut faire de la musique la traduction d'une idéologie ou une identité

204 Marie-Thérèse Lefebvre, Rodolphe Mathieu. L'émergence du statut professionnel de compositeur au Québec 1890-1962, Québec, Septentrion, 2004, p. 153 . 205 Voir, sur cette question, Dominique Garand, La griffe du polémique. Le conflit entre régionalistes et exotiques au Québec, Montréal, L'Hexagone, 1989, 244 p. et, bien sûr, Annette Hayward, La querelle du régionalisme au Québec, 1904-1931 : vers l'autonomisation de la littérature québécoise, Ottawa, Le Nordir, 2006,622 p. 206 Hélène Paul, « La musique dans Le Nigog », Le Nigog, Montréal, Fides, 1987, p. 326. 207 Léo-Pol Morin, « M. Rodolphe Mathieu et le terroir», Le Nigog, vol. l, no. 5 (mai 1918), p. 162.

69

nationale : «Fixer la musique dans des significations morales, métaphysiques, sociales,

religieuses ou philosophiques, c'est utiliser un art en dehors de son domaine et

l'immobiliser, quand il lui faut, avant tout, la plus entière liberté de vie208 • »

Il est un peu difficile de reconnaître à la première lecture des articles publiés par

Morin dans le cadre des FCMTQ cette figure d'intransigeant critique du nationalisme

musical qu'il incarna lors de son entrée dans le champ musical canadien-français. Le

critique, en effet, a participé de façon active lors de ces festivals à la diffusion de l'idée

selon laquelle la chanson populaire devait être considérée par les compositeurs canadiens­

français comme une source d'inspiration valable. Il a ainsi fait, dans une série d'articles, la

promotion de la valeur « éducationnelle» de ces festivals. Les performances données par

les « artistes du terroir» ont ainsi été présentées par Morin comme un excellent moyen pour

les compositeurs de se familiariser avec la chanson folklorique canadienne-française :

[P]armi tous ces travaux de musiciens- et je suis désolé de ne pouvoir parler de chacun, faute de temps et d'espace- il y eut une grande abondance de "chants nature" et de danses propres, dans leur interprétation simple et naïve, à faire naître chez les musiciens des réactions heureuses. Ceux qui ont assisté à ces concerts en ont retiré, je le sais, des indications précises et précieuses. À nous d'être attentifs à ce qui pourra en sortir209

Il invite ainsi les compositeurs canadiens-français à s'intéresser à ce folklore et à essayer

d'en tirer des compositions musicales originales. Il fait valoir, pour ce faire, une conception

identitaire de la chanson populaire: « Notre folklore mérite qu'on s'y intéresse. Le folklore

représente dans une certaine mesure, le sol, l'atmosphère, les mœurs, l'essence même d'un

pays. On ne peut pas étudier à fond un pays sans tenir compte de cet élément que

constituent la musique et la poésie populaires. Étudions donc le nôtre de très près et

faisons-en le compte. On verra ce qu'on en peut tirer2IO• »

Il rappelle aussi aux compositeurs à qui il s'adresse les succès des musiques

nationales européennes : « N'oublions pas que ce fut dans tous les pays une source

d'inspiration féconde, pour la musique comme pour la littérature211• » Ainsi, dans un article

intitulé, justement, « Sources d'inspiration pour une musique canadienne» et publié dans la

foulée de la seconde édition des FCMTQ, Morin rappelle à ses lecteurs que le folklore a été

208 Id.

209 Léo-Poi Morin, « La musique: Au festival de Québec », La Patrie, 2 juin 1928, p. 38. 210 Léo-Pol Morin, « Concours de musique Canadienne: I-M. E.W. Beatty, mécène», La Patrie, 3 mars 1927, p.27. 211 Id

70

pour les mUSICIens européens et américains une source d'inspiration particulièrement

féconde :« Si tous les pays d'Europe ont dû, au cours de leur histoire, puiser dans le

folklore de nouvelles et vigoureuses sources d'inspiration pour leur musique, la preuve est

faite, il me semble, qu'une telle source n'est pas mauvaise si on sait en user. Et justement,

nous savons que les Européens ont su en user. Nous savons aussi que la jeune Amérique a

déjà obéi aux mêmes lois naturelles 21 2• » Ainsi, Morin, a-t-il reconduit dans ses articles

publiés dans le cadre des FCMTQ l'idée selon laquelle la chanson populaire peut constituer

pour les compositeurs canadiens-français une bonne source d'inspiration.

Ce qui distingue, du moins, en partie, Morin de ses collègues Gustave Comte et

Frédéric Pelletier, c'est son souci de défendre la liberté créatrice de l'artiste. Il affirme ainsi

à plusieurs reprises dans ses chroniques que l'adhésion des compositeurs canadiens-français

au projet esthétique du nationalisme musical n'est pas obligatoire. On peut, en effet, selon le

critique, créer de grandes œuvres sans s'inspirer d'aucune façon de la chanson populaire.

Cette source d'inspiration, en effet, n'est pas selon Morin « la seule possible [ ... ], c'en est

une213• » La relative tiédeur de cet appui au projet du nationalisme musical par Léo-Poi

Morin se voit reconduite dans un certain nombre de ses textes consacrés aux FCMTQ et, en

particulier, au concours Beatty. Dans un article publié à la veille de la seconde édition de

ces festivals, Morin écrit ainsi prudemment: «Qui donc nous dit que nous n'allons pas

avoir à ce Festival la révélation d'une œuvre intéressante et importante, peut-être d'une sorte

de chef-d'oeuvre? Pourquoi pas? La source d'inspiration ne s'y oppose pas d'une façon

péremptoire214• » On constate à la lecture de cet extrait que Morin ne semble pas tout à fait

convaincu de la pertinence de s'inspirer de la chanson populaire. Il n'en fait pas, en tout cas,

la condition même de la pratique artistique. Il s'oppose même très clairement dans l'un de

ses articles consacrés aux FCMTQ au caractère coercitif des discours de certains partisans

du nationalisme musical:

Mais il ne faut imposer à personne des théories qui soient une limite, ou contre nature. En un mot, laissons l'inspiration libre, et n'oublions pas qu'en art, le sujet n'a pas d'importance, que seule importe la manière de faire. N'oublions pas que la musique exprime toujours l'homme et

21 2 Léo-Poi Morin, « Sources d'inspiration pour une musique canadienne », La Patrie, 30 juin 1928, p. 34. 213 Léo-Pol Morin, « Concours de musique Canadienne: I-M. E. W. Beatty, mécène », La Patrie, 3 septembre 1927, p. 27. 214 Léo-Pol Morin, « Un Grand Festival du Folkore au Châte~ .. u Frontenac de Québec du 24 au 28 mai 1928 », La Vie Canadienne, mai 1928, p. 5i.

la nature à travers des individus, des sensibilités et des intel1igences. Qu'une œuvre put exprimer la nature, la sensibilité et l'intelligence canadienne, cela suffirait pour qu'on la reconnaisse comme canadienne, dût-elle n'avoir emprunté aucun élément précis au folklore. Il ne faut demander à personne de ne vivre que de folklore, non plus de l'ignorer. Souhaitons seulement qu'on nous donne des œuvres reconnaissables comme canadiennes, où tout, métier et inspiration, soit de premier ordre. Souhaitons que ces œuvres soient vivantes et susceptibles d'être entendues et comprises même sous le ciel d'Italie. Alors, seulement, il pourra être question d'esthétique musicale canadienne215

• _

71

L'on voit très bien dans cet extrait que Morin se sent foncièrement mal à l'aise avec le

caractère prescriptif du nationalisme musical. Il ne faut selon lui, en effet, «imposer à

personne des théories qui soient une limite, ou contre nature. » De toute façon, puisque la

musique «exprime toujours l'homme et la nature », une œuvre pourrait très bien être

considérée comme étant canadienne sans « emprunt [ er] aucun élément précis au folklore. »

Ce qui lui importe, avant tout, c'est « la manière de faire. » Le sujet, en effet, affirme

Morin, .« n'a pas d'importance. » L'adhésion de Morin à cette conception formelle de la

création musicale qui fait passer avant toutes choses la qualité esthétique de l'œuvre et qui

refuse de juger celle-ci en fonction de critères idéologiques explique en grande partie

pourquoi ce critique est l'un des seuls à tenter de justifier le projet esthétique proposé par le

nationalisme musical en invoquant des 'considérations formelles, en soulignant les qualités

esthétiques de la chanson populaire.

Il est d'ailleurs intéressant, à ce sujet, de constater que Léo-Pol Morin a été l'un des

très rares journalistes de notre corpus à avoir fait part à ses lecteurs de ses réflexions sur les

folklores amérindien et inuit en montre à Québec lors du premier FCMTQ. Dans deux

articles consacrés à cette question, Morin démontre l'intérêt pour les compositeurs

canadiens de se pencher sur ces folklores qui ajouteraient selon lui au festival « le piquant

nécessaire216.» Il s'intéresse à ces chants, dont la poésie, dit-il, lui «échappe presque

complètement», avant tout pour leurs qualités formelles:

La poésie de ces chansons m'échappe presque complètement. Aussi bien, il semble que ce folklore tire toute sa valeur et son intérêt pour nous de ses mélodies et de ses rythmes. M. Marius Barbeau est de cet avis et il dit que nulle part au monde les rythmes et les mélodies de chansons populaires ne sont plus vivants que chez les indiens de l'Amérique du nord. C'est à ce point de vue que le folklore des esquimaux doit intéresser les musiciens du Canada217

Morin déplore dans ces articles le fait que l'on ne s'intéresse pas dans le milieu musical

215 Léo-Pol Morin, « Sources d'inspiration pour une musique canadienne », La Patrie, 30 juin 1928,p. 34. 216 Léo-Pol Morin, « Le folklore esquimeau au festival de la chanson canadienne à Québec », La Patrie, 7 mai 1927, p. 39. 217 Id

canadien-français aux folklores musicaux amérindiens mis au jour par Barbeau:

Le folklore canadien a souvent figuré aux programmes de nos concerts et des musiciens de l'Europe s'y sont déjà intéressés mais je n'ai pas souvenance que ni l'indien ni l'esquimau aient au même point sollicité notre attention. Et pourtant quels merveilleux attraits ils ont. Récemment j'ai écouté quelques disques esquimaux au Musée National d'Ottawa et j'ai été profondément impressionné par la mélodie lancinante de ces chants, par leur force rythmique et comme fatale2lS

72

Ce folklore, en effet, pour des raisons, on s'en doute, identitaires n'était que très peu prisé

par ceux qui appuyaient le nationalisme musical. Ainsi, Léo-Poi Morin souligne-t-il le fait

que « parmi les jeunes musiciens de notre pays [ ... ] je ne connais que James Callihou qui se

soit intéressé à ce folklore et qui en ait tiré de substantielles improvisations219.» Morin

mentionne souvent dans ses écrits liés aux FCMTQ ce James Callihou. Il trace ce faisant le

portrait d'un véritable pionnier qui a su tirer des folklores amérindiens, négligés par

l'institution musicale canadienne-française, des compositions de premier ordre. Ces efforts

de promotion de ce compositeur ainsi que du folklore amérindien en général nous sont plus

compréhensibles dès lors que l'on prend en compte le simple fait que c'est Morin lui-même

qui se cachait sous le pseudonyme de James Callihou. Ce dernier s'est ainsi servi de la

tenue des FCMTQ afin de faire la promotion de sa propre vision de la composition inspirée

du folklore et, ce faisant, des fruits de sa propre pratique artistique.

On sent bien dans les chroniques de Morin consacrées aux FCMTQ « les

contradictions et les affrontements220 » qui, selon Marie-Thèrese Lefebvre, le « hant[ aient]

durant cette période.221 » Même s'il participe à la diffusion des idées du nationalisme

musical, il tente d'en limiter le caractère prescriptif. La chanson populaire, selon Morin, est

'une bonne source d'inspiration qui a déjà fait ses preuves en Europe et aux États-Unis, mais

elle en est une parmi bien d'autres. Il ne faudrait donc pas soumettre la légitimité artistique

à la reconduction du projet esthétique défendu par le nationalisme musical. D'autres

critères, propres au champ musical, sont à utiliser dès lors que l'on veut juger de la

légitimité des œuvres et de leur créateur.

Ainsi, le projet de musique nationale, tel qu'il s'incarne dans le discours d'escorte

218 Léo-Pol Morin, « La musique des esquimaux au festival », La Patrie, 14 mai 1927, p. 39. 219 Id.

220 Marie-Thérèse Lefebvre, Rodolphe Mathieu. L'émergence du statut professionnel de compositeur au Québec 1890-1962, Québec, Septentrion, 2004, p. 183. 221 Id.

- - - - - - -- - - ------ - --~-------- - - -

73

des FCMTQ, s'inscrit, tel que nous l'avons démontré dans ce chapitre, dans une dynamique

nationaliste qui voit en la chanson populaire le fondement d'un art musical véritablement

canadien-français. Ce discours fait s'entrecroiser la légitimité artistique des œuvres et de

leur créateur et la légitimité culturelle de la pratique artistique. Il se fonde, on l'a vu, en

grande partie sur la valeur identitaire de la chanson populaire. En s'appropriant cette

chanson, le compositeur se fait le chantre de sa nation. Seulement voilà, tous ne désiraient

pas nécessairement endosser ce rôle. Cet argumentaire qui a fait de la chanson populaire

« l'unique condition d'une musique « savante » typiquement canadienne222 » s'est ainsi vu

remis en question par différents acteurs du milieu musical canadien-français dont Rodolphe

Mathieu et Léo-Poi Morin. Ces deux compositeurs proposèrent, chacun à leur manière, une

vision alternative de la légitimité artistique fondée sur des critères propres au champ

musical. Ils ont, ce faisant, lutté pour son autonomisation par rapport aux considérations

externes au champ musical, par rapport aux considérations du nationalisme. Le discours des

FCMTQ porte les traces de cette lutte s'étant déployée autour de la définition des critères

servant à asseoir la légitimité artistique.

222 Marie-Thérèse Lefebvre, Rodolphe Mathieu. L'émergence du statut professionnel de compositeur au Québec 1890-1962, Québec, Septentrion, 2004, p. Il.

l

Chapitre III

Valorisation

~~ - -~ ~- -----~----

75

Nombreux ont été ceux qui, tels Luc Noppen et Lucie K. Morisset223, ont démontré

l'important impact du développement du tourisme de masse sur les entreprises de

sauvegarde et de mise en valeur des patrimoines nationaux qui se sont multipliées au

tournant du vingtième siècle. Le Québec n'a pas échappé à cette dynamique et bon nombre

d'entreprises, dont le Canada Steamship Lines et, bien sûr, la compagnie du Canadien

Pacifique, ont su, afin d'accroître leur clientèle, profiter de l'intérêt manifesté à cette époque

par les bourgeoisies canadiennes-anglaises et américaines pour la culture traditionnelle

canadienne-française. Différents lieux du Québec, tels l'Île d'Orléans, le Bas du Fleuve et

Charlevoix, ont ainsi été convertis en véritables « régions folkloriques224 » et ont reçu à

chaque année plusieurs milliers de visiteurs attirés par une série de campagnes publicitaires

qui présentaient la province comme « une s~ciété simple, traditionnelle (et donc

prémodeme ) 225 » au cœur de laquelle évoluait l'Habitant, figure censément typique d'une

collectivité non encore corrompue par les ravages de l'industrialisation et de l'urbanisation.

Tablant ainsi sur l'antimodemisme qui dominait alors certains milieux anglo-saxons et sur

lequel, selon James Murton, reposait presque entièrement l'industrie touristique de cette

époque226, ces campagnes publicitaires affirmaient que, en visitant le Québec, il était encore

« possible de faire, confortablement et en toute sécurité, l'expérience du passé tout en

vivant à la moderne227• »

Organisés par la compagnie du Canadien Pacifique, les FCMTQ s'inscrivaient dans

cette dynamique de valorisation économique du patrimoine culturel traditionnel canadien­

français. Il ne nous semble d'ailleurs pas inopportun de rappeler ici le fait que, tel que l'a

démontré Andrew Nurse, Marius Barbeau, l'un des principaux organisateurs de ces

événements, a été impliqué dans la conception de plusieurs monographies, dont Le

Royaume du Saguenay et Québec, là où l'ancienne France survit, financées en partie par le

223 Voir, par exemple, Lucie K. Morisset et Luc Noppen, « Le patrimoine est-il soluble dans le tourisme? », dans Téoros, vol. 22, no. 3 (automne 2003), p. 57-59. 224 Pour de plus amples informations sur ce processus, voir l'ouvrage de Serge Gauthier, Charlevoix ou la création d'une région folklorique, Québec, Presses de l'Université Laval, 2006, 228 pages. 225 James Murton, « La « Nonnandie du Nouveau Monde» : la société Canada Steamship Lines, l'antimodernisme et la promotion du Québec ancien» dans Revue d'histoire de l'Amériquefrançaise, vol. 55, no. 1,2001, p. 04. 226 Ibid, p. 17. 227 Id

76

Canada Steamship Lines, le Canadian Pacific Railway et le Canadian National Railway228 et

conçues de façon à faire valoir aux yeux des Canadiens anglais et des Américains l'intérêt

touristique du Québec et de son folklore:

These books were not simply attempts to reach a broad audience and to re-popularize traditional culture in the modem age. They were, in fact, not designed for the popular market [ ... ] but a very specifie market: the foreign, primarily American, tou'rist trade. The Kingdom of Saguenay and Quebec were designed to help sell French-Canada folk culture as a modern leisure commodity. Through these books (and we should note, a diverse array of other media), French­Canadian folk culture was being transformed into a vacation experience to be purchased for the relatively brief duration of a St. Lawrence cruise or a holiday in Quebec City229.

Les pratiques rurales traditionnelles, celles de l'habitant, du « Folk », sont dans cette

optique commerciale considérées comme des ressources pouvant être exploitées de façon à

accroître le tourisme. Cette fonction de valorisation touristique assignable au patrimoine

est, tel que nous l'avons mentionné dans l'introduction de ce mémoire, souvent invoquée par

les partisans de la patrimonialisation d'un lieu ou d'une pratique afin d'appuyer leur

argumentaire. La communauté qui met en valeur son patrimoine de façon à plaire aux

touristes, pourra, selon ce discours, récolter ce faisant d'importants bénéfices. Le patrimoine

« représente ainsi une forme de capital économique230 » qu'il s'agit simplement de savoir

faire fructifier. Cette façon de concevoir les pratiques culturelles traditionnelles

canadiennes-françaises était manifestement partagée par un bon nombre de Canadiens

français de l'époque.

C'est d'ailleurs pourquoi il nous semble étonnant <;le constater que, bien que forts

conscients, on l'a vu dans le premier chapitre de ce mémoire, de l'attrait des étrangers pour

la culture traditionnelle canadienne-française, les auteurs des textes étudiés n'ont que très

peu mis l'accent sur les bénéfices que l'industrie touristique canadienne-française pourraient

récolter d'une exploitation touristique des ressources patrimoniales mises au jour. par

Marius Barbeau et ses prédécesseurs. Il semble plutôt, en fait, que ce type de valorisation

de la chanson et de la culture traditionnelle canadienne-française ait provoqué chez un

certain nombre d'acteurs du milieu culturel canadien-français un malaise lié en grande

228 Sur cette question, voir Andrew Nurse, Tradition and Modernity .' The Cultural Work of Marius Barbeau, Thèse de doctorat, Kingston, Queen's University, 1997, p. 434-435. 229 Id.

230 Vincent Veschambre, « Le processus de patrimonialisation : revalorisation, appropriation et marquage de l'espace », dans Vox Geographi, 2 novembre 2007, consulté le 28 octobre 2008 sur http://www.cafe­geo.net/article.php3?id _article= 1180.

77

partie à la mise en scène passéiste de la nation qu'elle impliquait. Quelques chroniqueurs

ont en effet tenus à souligner leur désapprobation de la participation aux concerts présentés

lors des FCMTQ d'artistes amateurs (violoneux, chanteux, gigueux, etc.) issus des

campagnes, déguisés en « habitants» et présentés comme des spécimens authentiques de

cette population qui a su, en restant fidèles aux pratiques de ses ancêtres, se préserver des

méfaits de l'ère industrielle. Nous observerons, avant de nous attacher à mettre au jour et à

caractériser ce malaise, que certains journalistes ont tenu malgré tout à souligner

l'importante valeur touristique des pratiques culturelles mises au j our par Barbeau et ses

prédécesseurs. Certains d'entre eux sont même allés jusqu'à en faire un argument pour leur

revalorisation.

A) La cuiture traditionnelle comme attrait touristique

On ne trouve dans le corpus étudié que très peu de textes faisant, du moins, de façon

explicite, de la réappropriation par l'espace culturel canadien-français du répertoire de

chansons et de pratiques culturelles traditionnelles mis au jour par Barbeau et ses

prédécesseurs une façon de favoriser l'industrie touristique de la Belle Province. Bien sûr,

on prend soin de souligner le fait que la compagnie du Canadien Pacifique qui, décidément,

« vient à bout de toue3) » et qui, grâce à l'organisation de ces festivals « augmente[ra] sans

doute son trafic de touristes232 », retirera de ces événements des « bénéfices signalés233• »

Mais on ne mentionne que très rarement le fait que la mise en valeur touristique de la

culture rurale constitue un enjeu économique relativement important pour le Québec de la

fin des années vingt. En fait, le discours de patrimonialisation de la chanson et de la culture

traditionnelle se limite généralement, lorsqu'il met en jeu ce type de préoccupations, à

signaler le grand succès des festivals auprès des touristes américains et canadiens-anglais et

à souligner le fait que ces événements ont eu ceci de bénéfique qu'ils ont fait connaître le

Québec en tant qu'attraction touristique. Par ailleurs, et nous le verrons à la fin de cette

section, la mise en scène du touriste, telle qu'elle se déploie dans ces textes favorables à

231 Anonyme, « Le triomphe du folklore au Château», Le Bien public, 21 mai 1927, p. 01. 232 Anonyme, « L'utile et l'agréable », Le Canada, 14 mai 1928, p. 04. 233 Id

78

l'exploitation touristique de la culture traditionnelle, nous semble participer de cet

argumentaire qui fait de la patrimonialisation de la chanson populaire un moyen de

favoriser le tourisme.

Tel que mentionné ci-avant dans ce mémoire, le succès auprès des touristes

étrangers des festivals organisés par le C.P. est signalé de façon récurrente par une grande

partie des auteurs des textes étudiés. La présence à Québec de nombreux touristes

américains et canadiens anglais, « attirés par le seul attrait du folklore234», se voit ainsi

soulignée par plusieurs journalistes. Ainsi explique-t-on, dans un article publié par le

journal Le Droit, que le festival de 1927 « a réuni dans la vieille capitale du Canada plus de

deux milles visiteurs venus tant des États-Unis que de l'est canadien, surtout de l'Ontario et

de Toronto même. Pendant trois jours il y a de plus réuni dans l'enceinte du vieux Québec

des Canadiens de plusieurs nationalités, surtout canadienne-française et anglaise235.»

L'arrivée à Québec, par bateau, par train, par automobile, de centaines de touristes est

d'ailleurs bien souvent repré~entée dans les textes étudiés. On semble vouloir souligner de

cette façon le caractère exceptionnel du succès des FCMTQ auprès des Américains et des

Canadiens anglais. Ainsi prend-t-on soin, par exemple, de nous renseigner sur le fait

qu'« un train spécial du Pacifique Canadien est entré en gare vers 3 heures et demie, hier

après-midi. Il portait environ 300 personnes, venues de plusieurs villes des États-Unis, de

Montréal et de la Province d'Ontario236• » Jean J:'1olin, chroniqueur à La Patrie semble avoir

voulu souligner, en mettant en scène cette arrivée massive de visiteurs étrangers, le succès

de ces festivals auprès des touristes américains et canadiens-anglais : « Depuis longtemps

attendu, ayant suscité à droite et à gauche, dans tous les coins du pays, des commentaires

favorables et intéressés, il en est résulté que l'afflux des visiteurs du Canada et des États­

Unis a été considérable hier. Les divers trains qui ont touché Québec ont déversé depuis le

matin jusqu'au soir des centaines de voyageurs attirés par le seul attrait du folklore 237• »

Jean Béraud, dans un article intitulé « Le festival de la chanson canadienne attire à Québec

des milliers de touristes », a lui aussi tenu à souligner de cette façon le fantastique pouvoir

234Jean Nolin, « Le festival de la chanson et des métiers du terroir », La Patrie, 25 mai 1928, p. 06. 235 Anonyme, « Succès remarquable du Festival de Québec », Le Droit, 25 mai 1927, p. 07. 236 Anonyme, « Le triomphe du folklore 2.U Château », Le Bi9n public, 21 mai 1927, p. 01. 23 7 Jean Nolin, « Le festiva! de la ciIaI1~UIl et des métiers du teïroir », La Patrie, 25 mai 1928, p. 06.

79

d'attraction du folklore canadien-français: « De toutes les parties des provinces et des États

américains chaque convoi amène des contingents remarquablement nombre~x de touristes,

d'~mateurs d'histoire, de chercheurs, d'intellectuels.' Au château, dans diverses autres

hôtelleries de la haute ville, les chambres, les salles à manger sont prises d'assaut238. »

Bien conscient des enjeux économiques liés à cette remarquable popularité de la

culture traditionnelle canadienne-française auprès des touristes américains et canadiens­

anglais, Béraud prend soin de faire l'éloge du C.P., compagnie qu'il faut, selon lui, « citer en

exemple239.» Celle-ci n'est-elle pas, en effet, responsable de la création « d'un nouveau

courant de tourisme vers notre province240 » ? Le Canada a lui aussi applaudi la compagnie

du Canadien Pacifique qui, grâce à son festival, « a su attirer ici des touristes qui ne nous

connaissaient sous aucun aspect241 » et qui « se sont promis de revenir au pays242. »

Un tourisme légitime

La façon dont sont représentés dans un certain nombre d'articles de notre corpus de

recherche les touristes attirés à Québec par la tenue des FCMTQ nous ,semble d'ailleurs

participer de cet argumentaire qui fait de la valeur touristique de la chanson populaire un

argument pour sa patrimonialisation. On prend soin en effet dans ces textes de distinguer le

touriste qui assiste au festival du touriste typique, vulgaire. Le touriste attiré à Québec par

la publicité du Canadien Pacifique est un connaisseur, c'est un être ouvert, sensible à la

valeur des belles choses présentées lors de ces festivals. L'exploitation touristique de la

chanson et la culture traditionnelle offre ainsi selon certains l'avantage d'attirer au Québec

des touristes d'une classe à part. Ainsi note-t-on dans un texte publié lors de la première

édition des festivals organisés par le Canadien Pacifique que « Québec, grâce à ce festival,

reçoit la visite d'un public choisi, non pas seulement d'une classe de touristes

ordinaires243. » Les descriptions des concerts donnés dans le cadre des festivals insistent par

238 Jean Béraud, « Le festival de la chanson canadienne attire à Québec des milliers de touristes », La Presse, 21 mai 1927, p. 01. 239 Jean Béraud, « M. E.-W. Beatty, présidentdu C.P.R., décide que le festival se répétera en mai 1928 et offre $3,000 en prix. », La Presse, 23 mai 1927, p. 05. 240 Id.

241 Anonyme, « Le Vrai Canada », Le Canada, 23 mai 1927, p. 04. 242 Id

243 Anonyn'1e, « Le triomphe du folklore au Château », Le Bien public, 21 rTIui 1927, p. 01.

80

ailleurs bien souvent sur la qualité du public, de cet « auditoire aussi select qu'on puisse le

désire~44 » s'étant déplacé à Québec pour assister à cet événement. S'y trouvent ainsi décrits

abondamment « les smoking, les plus élégantes robes du soir245 » qui ajoutent aux concerts

présentés par Marius Barbeau, John Murray Gibbon et leurs collègues « un air de

raffinement et de civilisation déjà subtile et assez compliquée, que les Américains

appelleraient peut-être "sophisticated"246. »

Un texte à l'argumentaire particulièrement retors, publié par le quotidien de Québec

l'Événement, conjugue la dénonciation de l'oubli par le peuple rural de ses traditions au

profit de la culture de masse en provenance de France et des États-Unis avec cette mise en

scène du touriste éclairé. Son auteur, anonyme, invoquant la déception ressentie par un

groupe d'Américains « instruits» venus spécialement au Québec pour y goûter la véritable

culture canadienne-française, dénonce la domination, y compris en campagne, de cette

nouvelle culture de masse :

Dernièrement, nous avons signalé l'expression d'étonnement et de regret d'un groupe d'Américains instruits visitant une région autrement bien conservée à nos mœurs ancestrales. Partout dans les hôtelleries et dans les fermes, ils avaient entendu les inepties d'un Maurice Chevalier ou les bamboulas aggravés de la Nigritie américaine. En faut-il davantage pour rompre le charme d'une visite dans un pays dont les habitants ont une originalité propre d'une valeur incomparable247 !

L'auteur s'appuie sur cette représentation de la déception ressentie par ces touristes

« instruits» face à cet état de fait déplorable pour lancer un appel à la réinsertion dans

l'espace culturel canadien-français des « chansons de nos aïeux248 » : « Non seulement est-il

bon de leur garder la place d'honneur dans nos foyers mais le temps est venu de les rétablir

partout où elles ont été entamées par la chanson moderne française ou américaine. Des

étrangers cultivés viennent de loin goûter le folklore canadien-français249. » L'importance

de la réappropriation par l'espace culturel canadien-français de la culture traditionnelle est

ainsi, on le voit, justifiée d'une façon quelque peu équivoque. Ce que ce texte dit à son

lecteur, en somme, c'est qu'il lui faut s~assurer de ressembler à l'image que les visiteurs

étrangers ont des Canadiens français, image diffusée par l'industrie touristique, de peur de

244 Anonyme, «.Le Festival fait encore salle comble », L'Événement, 26 mai 1928, p. 01. 245 Jean Nolin,« Au Festival de la chanson et des métiers du terroir », La Patrie, 23 mai 1927, p. 14. 246 Id.

247 Anonyme, « La Chanson: expression d'une race », L'Événement, 16 octobre 1930, p. 04. 248 Id 249 Id

81

les décevoir. Rappelons-nous, en effet, que « des étrangers cultivés viennent de loin goûter

le folklore canadien-français. » C'est cette tendance à l'auto-folklorisation repérable dans un

certain nombre d'articles étudiés et qui se trouve incarnée dans ce texte de façon quasiment

caricaturale qui a fait sursauter certains individus qui se sont montrés, avec plus ou moins

de force, avec plus ou moins de conviction, hostiles à la valorisation touristique de la

chanson et de la culture traditionnelle canadienne-française, du moins, telle qu'elle

s'incarnait dans le cadre des concerts et expositions organisés par la compagnie du

Canadien Pacifique.

B) Les discours réfractaires

Dans un texte où il fait l'éloge des artistes du terroir présents aux FCMTQ, le

correspondant de Québec du quotidien La Presse articule, tout en tentant de la corijurer,

cette hostilité d'une certaine partie de la population face à ce type de mise en scène de la

culture rurale :

J'ai entendu faire au cours de l'une de ces fêtes, des commentaires que je résume ainsi: "Faut-il que nous soyons un peuple de bouffons pour que des nôtres servent ainsi d'amusement aux Anglais et aux Américains?" Mais non, mais non, ces vieux chants et ces danses naïves ne sont pas des bouffonneries. Nos amis les Anglais et les Américains le savent bien. Chaque pays a son folklore et nous n'avons pas à rougir du nôtre250

Ce texte, qui reconduit, on l'aura noté, cette représentation du touriste éclairé, à même de

comprendre la valeur de ce qui lui est présenté, laisse clairement entrevoir le fondement

mêf!1e de ce malaise : l'attitude présumée des touristes étrangers envers la culture

traditionnelle canadienne-française. Ceux-ci, en effet, considèrent, selon certains, les

spectacles et expositions présentés lors de ces festivals comme des « amusement[ s]. » C'est

ce regard amusé du touriste qui ne voit dans ces festivals qu'une occasion de se divertir que

vilipendent les discours réfractaires à la récupération touristique de la culture traditionnelle

canadienne-française. Cet argumentaire se fonde avant tout sur une représentation

fortement négative du touriste étranger couplée à une dénonciation du caractère

profondément trompeur de l'image qui est donnée de la nation canadienne-française par les

spectacles à vocation touristique organisés par le Canadien Pacifique. Ceux qui laissent

transparaître dans leurs écrits quelques doutes quant à ,la valeur de ces spectacles ciblent

250 Anonyme,« Lettre de Québec: C: ~';$tival», La Presse. 23 mai 1927, p. 06.

82

avant tout, tel que nous l'avons mentionné ci-avant dans ce chapitre, les performances

d'artistes ruraux amateurs, de ces « chanteux » et de ces « violoneux» dont les

performances plaisent tant aux étrangers. C'est donc moins le folklore musical qui pose ici

problème que les modalités de sa mise en scène.

Malaise

Ces doutes quant à la pertinence d'une telle mise en scène de la culture folklorique

semblent avoir surtout été émis, ce qui est, à première vue du moins un peu paradoxal, par

des défenseurs du nationalisme musical, de ce mouvement qui avait pour objectif la mise

sur pied d'une musique canadienne inspirée du folklore et auquel tentèrent, tel que nous

l'avons expliqué dans le chapitre précédent, de s'opposer quelques rares compositeurs

canadiens-français dont Rodolphe Mathieu. Ce dernier ad' ailleurs souligné, avec un plaisir

évident, cette apparente contradiction dans un article publié dans La Vie Canadienne et

consacré aux compositions inspirées du folklore présentées lors du FCMTQ de 1928 :

M. Marius Barbeau et M. Gibbon, en 'Voulant faire revivre nos vieilles chansons françaises ont déclenché une foule d'intentions nouvelles chez les chanteurs, les compositeurs et les critiques. [ ... ] Mais, ce que Messieurs Gibbon et Barbeau veulent garder de typique et d'archaïque dans ces représentations, en se servant des paysans eux-mêmes, d'autres musiciens, d'après certaines rumeurs, voudraient le voir disparaître. La raison en est, sans doute, que ces mêmes musiciens pro-quelconque doivent se sentir un peu mal à l'aise de défiler sur la scène avec des troubadours français 251

Pour comprendre un peu mieux ce qui sous-tend ce malaise, il faut garder à l'esprit que,

dans la perspective d'un bon nombre de partisans du nationalisme musical, la chanson

populaire n'a, en soi, guère de valeur esthétique. La mise en scène du « folklore nature »

n'offre donc pour ces derniers que très peu d'intérêt. Les critiques des concerts présentés

dans le cadre des FCMTQ laissent bien souvent entendre que la présence sur les scènes du

Château Frontenac des artistes amateurs constitue en fait une concession aux goûts douteux

des « amateurs de couleur locale252 », de ces, selon l'heureuse expression de Léo-Poi Morin

« vieilles "miss" amateurs de vieilleries253• » Ainsi, un certain Ratio, au beau milieu d'une

251 Rodolphe Mathieu, « Le Festival de la Chanson Canadienne à Québec », La Vie Canadienne, Juillet 1928, p.205. 252 Léo-Pol Morin, « Un Grand Festival du Folkore au Château Frontenac de Québec du 24 au 28 mai 1928 », La Vie Canadienne, mai 1928, p. 57. 253 Léo-Pol Morin, « Concours de musique Canadienne: I-M. E.W. Beatty; mécène », La Patrie, 3 septembre 1927, p. 27.

83

critique assez élogieuse des différents concerts présentés lors de la seconde édition de ces

festivals, lance cette remarque caractéristique du regard dédaigneux posé par certains

critiques musicaux sur les spectacles offerts par les artistes du terroir: « Plusieurs chanteux,

danseux et violoneux parurent sur la scène, à diverses reprises, et amusèrent les

étrangers254 .» Dans ce discours, le regard posé sur les traditions culturelles canadiennes­

françaises par les étrangers est présenté non pas comme un regard de respect ou

d'admiration mais bien plutôt comme un regard d'amusement teinté de curiosité. En

mettant en scène ce regard, en insistant sur l'amusement ressenti par les étrangers face aux

performances des artistes du terroir, on tente de façon évidente de discréditer ce type de

valorisation touristique de la culture traditionnelle canadienne-française.

Cette représentation dénigrante des touristes rassemblés à. Québec détonne. En effet,

cette image négative des « amateurs de catalogne255 » s'oppose fortement à celle mise de

l'avant par les différents journalistes qui ont fait l'éloge de la valeur touristique des festivals

organisés par le Canadien Pacifique, celle d'un touriste d'élite, connaisseur, à même de

« goût[ er] la saveur archaïque des refrains séculaires que nos aïeux se sont transmis de

génération en génération256• »Cette opposition entre de.ux types de tourismes, entre un

tourisme légitime et un tourisme vulgaire, qui caractérise ces deux type de discours

reconduit, notons-le, un topos qui, tel que l'a démontré Anne-Marie Thiesse, caractérisait

bien des textes sur le tourisme produits au tournant du vingtième siècle. On assiste ainsi

dans de tels textes à la mise en opposition de deux formes de tourisme : « La bonne,

supposée recherche pure d'authentique [ ... ]; la mauvaise, impropre à distinguer le frelaté du

vrai, le kitsch du beau257• » D'ailleurs, selon Thiesse, « ce topos structure encore

aujourd'hui la plupart des discours tenus sur le tourisme258• »

Robert Choquette et la valorisation touristique de la culture traditionnelle

254 Ratio, « La Musique à Québec: Deuxième Festival de la Chanson et des Métiers du Terroir à Québec », La Lyre, vol. 6, no. 5, p. 05. 255 Léa-Pol Morin, « Romantisme du folklore», La Patrie, 30 avril 1927, p. 38 256 Anonyme, « La chanson et les métiers », Le Soleil, 24 mai 1927, p. 04. 257 Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe XVllr-XX siècle, Éditions du Seuil, Paris, 1999, p. 251. 258 Id

84

Le malaise exprimé par certains journalistes envers la valorisation touristique de la

chanson populaire canadienne-française n'était pas seulement partagé par des membres du

milieu musical. Ainsi, le directeur littéraire de La Revue Moderne, Robert Choquette, jeune

poète ayant entretenu des relations problématiques avec le régionalisme littéraire, a exprimé

de façon non équivoque, par la publication d'un article dévastateur, son opposition à ce

genre de mise en scène touristique de la culture traditionnelle canadienne-française et a

convoqué pour ce faire le regard du touriste. L'auteur pose au tout début d'un article publié

en juin 1928259 la question suivante : « le geste des promoteurs, celui de faire figurer au

programme des gens du terroir, est-il de nature à aider les Canadiens-français ou à leur

nuire? » À cette question, il répond que cette décision ne peut avoir comme résultat que

d'induire en erreur les étrangers présents lors de ces concerts sur la nature véritable du

peuple canadien-français. Ainsi explique-t-il:

Soyez francs; à faire danser, chanter sur la scène nos bonnes gens de la campagne, ne les mettons­nous pas en montre comme des objets de curiosité? [ ... ] Nous entendons bien que l'amusement, . quand ce n'est pas un brin de pitié attendrie, des étrangers est dénué de toute malice. Il n'empêche que ces étrangers, du moins les esprits superficiels, s'en retourneront avec l'idée qu'ils en ont vu des Canadiens français, et des Canadiens français pour eux, ce sera de braves laboureurs sanglés dans une ceinture fléchée, ce qui accentuera l'opinion regrettable que, selon plusieurs, nous a valu au loin le livre de Louis Hémon.

On le voit bien ici, l'auteur considère que ces « braves laboureurs sanglés dans une ceinture

fléchée» ne représentent pas le Canada français, qu'ils en donnent une image faussée et

que, de ce fait, leur présence aux FCMTQ est préjudiciable aux intérêts de la nation. Il

affirme ensuite que de vouloir présenter lors de tels événements, afin de plaire aux

touristes, des artistes du terroir, c'est se méprendre sur la valeur artistique de leurs

performances ainsi que sur la façon dont celles-ci sont reçues par les étrangers : « Ne

sommes-nous pas un peu l'ours qui danse au bout de la corde? Celui qui tient la corde

trouve, en toute sincérité sans doute, que la danse de l'ours est intéressante, pour une danse

d'ours, mais les spectateurs ne rentreront pas chez eux avec l'idée qu'ils ont vu danser Ruth

St -Denis260• »

Afin de corriger les malheureuses impressions laissées aux touristes par ces

259 Robert Choquette, « Le Festival de la chanson », La Revue moderne, juin 1928, p. 01. 260 Ruth St-Denis (1879-1968) est généralement considérée comme une figure-clé du développement de la

danse moderne. Elle fonda en 1915 l'école de danse Denishawn où étudièrent, entre autres, Martha Graham, Doris Humphrey, Louis Horst et Charles Weidman.

85

« numéros forcément médiocres», Choquette propose de ne faire figurer dorénavant lors de

ces festivals que « l'élite de la race », des artistes aptes à nous faire honneur tels

« Plamondon, soliste à St-Eustache et ténor de l'Opéra de Paris, Albani, de renommée

mondiale, Wilfrid Pelletier, chef d'orchestre au Metropolitan, Alfred Laliberté, élève de

Scriabine, Claude Champagne, Achille Fortier, et ce jeune Hector Gratton, le plus doué

peut-être. » Ainsi, explique-t-il :

Puisque nous possédons de beaux artistes, ne sont-ce pas eux, semble-t-il, eux exclusivement, qui de­vraient prendre part à ce festival que le Pacifique Canadien a l'intention d'établir d'une façon perma­nente? [ ... ] Surtout qu'on n'aille pas croire que nous en voulons aux campagnards. Il est fort bien, au contraire, que l'on trouve intéressant, au point de vue archéologique, de les voir danser ou de les en­tendre chanter. Mais alors, c'est chez elles, dans leur milieu qu'il faut rencontrer ces braves per­sonnes, non pas transportées dans l'atmosphère factice d'une salle de spectacle.

Choquette convoque ainsi, on l'a vu dans les pages qui précèdent, le regard de l' étranger

afin de prévenir le public des excès où la mise en valeur touristique de la culture du terroir

peut nous mener. Ce faisant, il propose une vision alternative de la nation canadienne­

française, une vision à l'intérieur de laquelle les pratiques culturelles du paysannat tant

chéries par les partisans du régionalisme sont présentées comme étant totalement désuètes.

Elles reflètent un mode de vie dépassé et ne représentent donc plus, du moins, sous leur

forme originale, le Canada français. Elles en donnent une image décalée, anachronique.

Les Canadiens français sont ainsi invités par ce texte à miser non pas sur ce qui, dit-on, est

particulier à la nation canadienne-française, mais bien plutôt sur ce qui lui permet de

rivaliser avec les autres nations, soit la présence en son sein d'artistes, de compositeurs et

d'interprètes de calibre international.

Léo-Poi Morin et la valorisation touristique de la culture traditionnelle

Le critique Léo-Pol Morin a, quant à lui, choisi, même s'il fait à plusieurs reprises

part à ses lecteurs de ses doutes quant à l'intérêt d'une telle mise en scène touristique de la

culture populaire, d'adopter une vision mois polémique. Bien conscient du caractère

artificiel et fabriqué de ce qui est présenté aux touristes étrangers et du problème de

perception identitaire posé par ce type de mise en scène de la chanson et de la culture

traditionnelle canadienne-française, Léo-Pol Morin décide tout de même de considérer

comme inoffensive cette facette des FCMTQ. Selon Morin, en effet, ce qui est surtout

86

important, c'est de revaloriser le folklore aux yeux de la population canadienne-française

afin que celle-ci s'y intéresse et se l'approprie. L'opinion des touristes rassemblés à Québec

ne lui importe, de ce fait, que très peu.

Cela n'empêche tout de même pas le critique d'affirmer · que la mise en scène du

« folklore nature261 » lors des concerts des FCMTQ le gêne. Ce dernier, en effet, avoue sa

difficulté à en comprendre l'intérêt. Il considère que cette façon de présenter la culture

traditionnelle canadienne-française participe d'un « romantisme du folklore 262 » qui vise

avant tout les « Anglais et les Américains» qui, note-t-il, « s'intéressent beaucoup plus à

notre folklore que nous ne le faisons nous-mêmes263• » Il explique dans un article intitulé,

justement, « Romantisme du folklore 264 », sa difficulté à se laisser toucher par les spectacles

et les expositions mettant en scène les pratiques culturelles traditionnelles du Canada

frat:lçais en affirmant que « nous, gens de la ville et de langue française, cela nous ennuie un

peu ces vieilles balades, ces tricotages et crochetages et nous n'y voyons guère tout l'art

qu'y mettent des amateurs décidés à tout. » C'est que, selon Morin, ce passé que laisse

entrevoir les spectacles et expositions de métiers d'art organisés par Marius Barbeau et John

Murray Gibbon est encore trop présent à l'esprit de la plupart des Canadiens français pour

que ceux -ci lui trouvent un quelconque intérêt:

Nous sommes moins romantiques que nos voisins de langue anglaise, et nous ne sommes pas encore assez détachés de notre terroir pour le contempler avec des yeux romantiques. Moins que d'autres peut-être, nous prendrons plaisir à ces chansons d'hommes de « chantiers », de tisseurs et de fileurs qu'on pourra entendre dans un décor très couleur locale, dans les « bois », des chantiers et ateliers qu'on va ériger sur la Terrasse de Québec.

On le voit bien ici, pour Morin, les Canadiens français des villes, dont il se fait le porte-

parole, ne peuvent que, par manque de distance envers ces pratiques, rester insensibles face

à leur mise en scène romantique. Celles-ci· visent de ce fait pour Morin, de même que, tel

qu'il a été expliqué ci -avant dans ce chapitre, pour un bon nombre de critiques musicaux,

les étrangers, les touristes rassemblés à Québec qui eux s'intéressent à ce genre de

spectacles lors desquels on a pu voir évoluer, «dans une atmosphère de théâtre et de

convention », des « spécialistes du terroir. »

Or Morin, au contraire de Choquette, ne voit pas dans les efforts de valorisation

261 Léo-Poi Morin, « Au Festival de Québec », La Presse, 18 octobre 1930, p. 61. 262 Léo-Pol Morin, « Romantisme du folklore », La Patrie, 30 avril 1927, p. 38. 263 Id 264 Id

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87

touristique de la culture rurale déployés par Marius Barbeau et John Murray Gibbon

quelque chose de foncièrement négatif. Dans un texte portant sur le concours de

composition organisé dans le cadre de la ·seconde édition des FCMTQ, le journaliste tente

de faire la part des choses. Il commence par noter l'attitude négative de certains face au

«mouvement folkloriste qui semble à quelques-uns, un peu puéril et enfantin265.» Ces

derniers, selon le critique, restent sceptiques face à ce mouvement qui «semble traiter

notre folklore et nos arts du terroir un peu comme des objets de curiosité, ou des objets de

musée266.» Il accorde à ses détracteurs que la mise en scène touristique des pratiques

culturelles canadiennes-françaises a quelque chose d'un peu ridicule: « On imagine assez

volontiers la vieille "miss" amateur de vieilleries, regardant avec étonnement et à travers

son face-à-main, des menus objets fabriqués sans arrière-pensée par nos paysans. Et il s'agit

souvent d'objets sans intérêt artistique d'aucune sorte267• » Il y a là, en effet, selon Morin,

« de quoi faire sourire268• » Néanmoins, ce dernier ne se montre pas prêt à condamner pour

cela la décision prise par Barbeau et Gibbon de faire paraître sur les scènes des festivals le

« folklore nature. » Il semble plutôt enclin, en effet, à inviter ses lecteurs à voir dans la mise

en valeur touristique des pratiques culturelles canadiennes-françaises « un moyen sûr de

faire revivre notre folklore269• » Et c'est ce projet de revalorisation du folklore aux yeux de

la population canadienne-française qui lui semble le plus important. La mauvaise réputation

que pourrait créer chez des touristes inattentifs ce projet n'est selon lui que le prix à payer

pour faire naître chez la population canadienne-française le goût de s'intéresser à son

folklore musical. Dès lors que l'on réussit à convaincre le public canadien-français de

participer à sa revalorisation, peu lui importe les moyens utilisés:

Qu'importe la manière! Qu'importe même si cette manière fait en sorte que ce folklore soit devenu une industrie inoffensive pour étrangers de passage. Les étrangers assez naïfs pour croire qu'il n'y a que cela en notre province, et bien! laissons-les faire et passer. Ceux-là ignorent tant d'autres choses270

Ainsi, on l'a bien vu tout au long de ce chapitre, le potentiel de valorisation

265 Léo-Pol Morin, « Concours de musique Canadienne: l-M. E.W. Beatty, mécène », La Patrie, 3 septembre 1927, p. 27. 266 Id 267 Id 268 Id 269 Id 270 Id

88

touristique de la chanson et des pratiques culturelles traditionnelles présentées à Québec par

Barbeau et ses collègues ne s'inscrit pas de façon particulièrement remarquable au cœur des

discours prônant sa patrimonialisation. Certains journalistes et chroniqueurs ont bien voulu,

en signalant le grand succès des FCMTQ auprès des touristes étrangers, souligner l'intérêt,

pour le développement du tourisme au Québec, de cette ressource patrimoniale. Mais, il

faut bien l'avouer, on ne semble pas accorder à cet argumentaire le même poids qu'à ceux

qui font valoir la valeur identitaire ou légitimante de ces pratiques. En fait, ce qui nous a

surtout semblé intéressant ici, c'est le fait que la décision prise par les organisateurs de ces

festivals d'y faire figurer des artistes ruraux ait fait l'objet d'un débat opposant les partisans

d'une telle valorisation touristique du folklore canadien-français à ceux qui lui étaient

opposés. Une bonne partie des textes étudiés laissent ainsi transparaître un certain malaise

face à cette mise en scène du « folklore nature» en ce qu'elle semble offrir aux visiteurs

étrangers avides de divertissements pittoresques une image faussée de la réalité canadienne­

française. Remarquons ici que l'on sent bien à la lecture de ces textes que ce n'est pas le

mouvement de réappropriation du folklore qui dérange mais bien plutôt les modalités de sa

mise en scène, mise en scène qui est perçue comme pouvant être préjudiciable à la

réputation internationale de la nation canadienne-française. En fait, ce qui semble être

vraiment en jeu dans ce débat, c'est la légitimité culturelle d'une certaine façon de faire

fructifier le patrimoine musical canadien-français. Le fait que la bonne majorité de ceux qui

laissent transparaître dans leurs écrits ce malaise face à la valorisation touristique de la

chanson et de la culture traditionnelle appuie le mouvement du nationalisme musical qui

cherche à faire de la chanson populaire une source d'inspiration sur laquelle pourrait se

fonder une musique « sérieuse » proprement canadienne-française nous semble d'ailleurs

significatif. Contre la mise en scène « populaire» de la chanson folklorique se sont dressés

ceux qui disaient pouvoir la traiter avec « sérieux », selon les règles de l'art, les codes qu'ils

étaient seuls à posséder.

Conclusion

Nous pouvons donc affirmer, à la suite de Léo-Poi Morin, que «[c]e folklore,

décidément, est heureux.271 » Les Festivals de la Chanson et des Métiers du Terroir de

Québec ont constitué en effet une extraordinaire platefonne de promotion du folklore

ml:lsical canadien-français et, en particulier, du répertoire mis en piace par Marius Barbeau

et ses collègues du Musée National du Canada. Barbeau, l'un des principaux organisateurs

de ces événements, a su profiter de la tenue de ces festivals pour faire valoir aux yeux de la

collectivité canadienne-française l'importance de préserver les chansons .qu'il a mises au

jour lors de ses recherches. Il a été appuyé dans ses efforts par la mise de l'avant, dans la

couverture médiatique des FCMTQ, d'une série d'argumentaires visant à faire la promotion

de leur patrimonialisation.

Certains journalistes ont fait valoir dans leurs écrits la valeur identitaire de ces

chansons issues « d'un autre âge272.» La préservation et la revalorisation de la chanson

populaire, à la fois témoin et produit du passé national, permettraient, selon eux, de

maintenir la filiation de la collectivité avec son passé, de défendre cette dernière contre la

diffusion d'une culture de masse en pleine expansion et, de surcroît, de faire la promotion,

sur la scène internationale de « l'âme saine du Canada français273• » D'autres journalistes

impliqués dans la couverture médiatique des FCMTQ ont fait de cette chanson un moyen

de fonder la légitimité · culturelle de la pratique artistique. Les partisans du nationalisme

musical ont ainsi présenté dans une série d'articles liés à ces festivals cette chanson comme

la source dont devraient s'inspirer ceux qui désirent faire œuvre musicale véritablement

canadienne-française. Ce faisant, ils ont reconduit une conception particulièrement

contraignante de la création musicale. La légitimité de celle-ci s'est ainsi vue, en effet,

soumise aux intérêts de la patrie. Quelques-uns, enfin, ont tenu à souligner les importants

bénéfices que pourraient récolter de la mise en valeur touristique de la chanson populaire

les Canadiens français. Tous ces journalistes ont participé de façon non équivoque à sa

patrimonialisation.

C'est pourquoi, par ailleurs, il nous semble pertinent d'affirmer ici l'importance de

271 Léo-Pol Morin, « Romantisme du folklore », La Patrie, 30 avril 1927, p. 38. 272 Maurice Morisset, « Après le triomphe }), La Lyre, vol. 5, no. 52. (mai 1927), p. 07. 273 Anonyme, « La Chanson: expression d'une race », L'Événement, 16 octobre 1930, p. 04.

90

prendre en 'compte lors de leur analyse la composante discursive des processus de

patrimonialisation. Notre étude de la couverture médiatique des FCMTQ nous a permis en

effet de constater que les médias ont appuyé de façon extrêmement importante les efforts de

patrimonialisation de la chanson populaire déployés par Barbeau. ·Ce qu'a permis, en outre,

de révéler cette analyse, c'est l'importance de s'intéresser aux enjeux auxquels les processus

de patrimonialisation se trouvent rattachés. Ainsi avons-nous pu constater tout au long de ce

mémoire que le discours de patrimonialisation de la chanson populaire canadienne­

française a été le fait d'acteurs ayant des intérêts qui ne coïncidaient pas nécessairement

avec ceux de Marius Barbeau et de ses collègues, de ces « acteurs sociaux légitimes » qui

ont tenté d'assigner, afin de faire la promotion de sa préservation, certaines valeurs à la

chanson populaire.

On pense ainsi, évidemment, à la compagnie du Canadien Pacifique qui a su, en

finançant la mise sur pied des FCMTQ, profiter de la grande popularité auprès des

membres des bourgeoisies canadiennes-anglaises et américaines de tout ce qui touchait au

folklore canadien-français. En appuyant le mouvement de patrimonialisation de la chanson

populaire canadienne-française, la compagnie a pu réaliser d'importants bénéfices

financiers. Elle a aussi retiré de ses efforts une certaine légitimité aux yeux d'un bon

nombre de membres du milieu culturel canadien-français.

L'institution musicale canadienne-française, alors en recherche d'un projet

esthétique permettant d'asseoir la légitimité, sur les scènes locales et internationales, de la

musique canadienne-française et inspirée par ce qui s'était déjà déroulé en Europe, a quant à

elle vu dans la chanson populaire un moyen de sortir de la situation problématique dans

laquelle elle se trouvait. Les partisans du nationalisme musical ont ainsi profité de la tenue

de ces festivals afin de faire la promotion d'un projet esthétique fondé sur sa

réappropriation. Ce faisant, ils ont appuyé les efforts de Marius Barbeau et de ses collègues.

Maurice Morisset et Léo-Pol Morin, à l'instar des partisans du nationalisme musical,

ont su eux aussi instrumentaliser leur appui à la patrimonialisation de la chanson populaire

afin de faire la promotion de leurs propres productions culturelles. Le premier a ainsi

profité de l'occasion que lui offrait la tenue des FCMTQ pour faire la propagande de son

projet de Bonne Chanson. En insistant, dans ses chroniques liées à la tenue des FCMTQ,

""'"

91

sur le caractère moral de la chanson populaire, Morisset a diffusé une conception

moralisante de la chanson, conception à laquelle étaient censées adhérer ses propres

productions culturelles. Léo-Pol Morin, qui a été l'un des très rares journalistes à traiter

dans ses articles des folklores musicaux amérindien et inuit, a quant à lui su tirer parti de

cette occasion afin de promouvoir ses compositions qu'il publiait alors sous le pseudonyme

de James Callihou.

Un grand nombre d'acteùrs du milieu culturel canadien-français ont ainsi associé

leurs propres intérêts aux efforts déployés par ' Marius Barbeau afin de faire adhérer la

collectivité canadienne-française à son projet de patrimonialisation de la chanson populaire.

Ces efforts se sont ainsi retrouvés au cœur d'une véritable confluence d'intérêts. La

conjoncture socioculturelle dans laquelle ils sont inscrits leur était extrêmement favorable.

La domination dans l'espace socioculturel canadien-français d'alors de l'idéologie

régionaliste qui assignait une grande valeur identitaire aux pratiques culturelles

traditionnelles n'est pas non plus étrangère à ce succès. Confrontés aux importants

bouleversements découlant de l'industrialisation rapide du Québec et de l'urbanisation

massive de sa population qui lui était conséquente, certains ont voulu voir dans ces

chansons un outil de préservation de l'identité nationale. Le recours par les partisans de la

patrimonialisation de la chanson populaire à toute une série de topoï et de figures

caractéristiques du discours régionaliste laisse entrevoir l'importante acceptabilité

discursive dont ce discours était alors pourvu.

Ceci étant dit, il nous semble nécessaire de souligner ici le fait que le déploiement

des divers arguments mis de l'avant par les partisans de la patrimonialisation de la chanson

populaire canadienne-française ne s'est pas effectué sans rencontrer d'opposition. On a en

effet pu mettre au jour lors de l'analyse du discours d'escorte des FCMTQ divers textes qui

sont venus remettre en question certaines facettes du discours de patrimonialisation de la

chanson populaire. On pense bien évidemment aux articles polémiques écrits par Rodolphe

Mathieu qui s'est opposé aux prescriptions du nationalisme musical et qui a tenté de

défendre ce faisant une conception alternative de la légitimité de la pratique artistique

débarrassée des contraintes du patriotisme et du nationalisme. On pense aussi à Robert

Choquette qui a, quant à lui ~ fait part aux lecteurs de La Revue Moderne de son malaise par

92

rapport à la mise en scène, aux yeux des nombreux étrangers rassemblés dans les salles de

concert du Château Frontenac, de la culture rurale dans laquelle il disait ne pas pouvoir se

reconnaître. Il a ce faisant remis en question, volontairement ou non, le discours

régionaliste qui tendait à assigner aux pratiques culturelles du paysannat canadien-français

une grande valeur identitaire.

Léo-Poi Morin nous est apparu, en comparaison, comme une figure du consensus. Il

a ainsi appuyé la récupération par l'institution musicale canadienne-française du répertoire

de chansons présentées lors des FCMTQ tout en prenant soin de nuancer le discours du

nationalisme musical et de défendre ce faisant une conception alternative de la légitimité

artistique proche de celle de Mathieu. Il ne faut pas, en effet, selon lui, juger une œuvre en

fonction de sa fidélité aux prescriptions du nationalisme musical. La chanson populaire s'est

ainsi vue présentée par Morin comme une source d'inspiration parmi d'autres. Dans le débat

concernant la légitimité de la valorisation touristique de la chanson populaire, Morin s'est

montré tout aussi prudent. Il a défendu cette forme de patrimonialisation de la chanson

populaire tout en prenant bien soin de souligner son malaise face à ces spectacles · donnés

par des artistes amateurs.

En fait, ce qu'a laissé voir l'analyse de ces divers textes problématiques, de ces

apories du discours de la patrimonialisation, c'est que le Canada français, à cette époque, se

trouvait à un carrefour à la fois identitaire et esthétique. Ainsi, malgré la relative

domination dans l'espace socioculturel d'alors de l'idéologie régionaliste, diverses voix se

sont élevées afin de défendre une conception plus universaliste de l'identité nationale

canadienne-française et de la création artistique. On semble alors en effet avoir de plus en

plus de difficulté à se reconnaître dans les pratiques culturelles mises en montre par les

organisateurs des FCMTQ dans les salles du Château Frontenac. Certains semblent avoir

tout aussi de difficulté à se laisser imposer des modèles esthétiques axés sur la

revalorisation de ces pratiques et, par extension, du passé national. Toutes ces voix

solitaires, en fait, semblent rêver d'un autre Canada français, plus ouvert sur la modernité

culturelle qui est en train de se développer un peu partout dans le monde occidental. Ce qu'a

donc laissé entrevoir, à notre avis, l'analyse du discours de patrimonialisation de la chanson

populaire canadienne-franç.aise, c'est la progression dans l'espace socioculturel canadi~n-

93

français des idéaux de la modernité culturelle. Peut-être pourfIons nous citer ICI afin

d'illustrer cette idée, un extrait d'un article de Jean Nolin publié par La Patrie, extrait qui

nous semble révélateur de ces tensions qui caractérisent alors l'espace socioculturel

canadien-français :

C'est dans une salle pleine à craquer, la grande et harmonieuse salle de concerts du Château Frontenac, que résonna le prélude des fêtes du terroir. Les smoking, les plus élégantes robes du soir, un air de raffinement et de civilisation déjà subtile et assez compliquée, que les Américains appelleraient peut-être "sophisticated" faisaient un impressionnant contraste avec les silhouettes rudes et râblées des chanteurs populaires. Le passé s'opposait brutalement à l'aveni~74.

Le Canada français, petit à petit, détache son regard du passé afin de mieux plonger dans

l'avenir.

Soulignons ici, en guise de conclusion, notre espoir de voir se multiplier les travaux

de recherche portant sur le rôle joué par les médias dans la diffusion des positions

esthétiques. L'analyse de la couverture médiatique de manifestations culturelles semblables

aux FCMTQ nous semble constituer, par exemple, une voie de recherche prometteuse. Ces

festivals, parce qu'ils ont agi comme des catalyseurs discursifs, parce qu'ils ont amené un

grand nombre d'individus à se prononcer sur les mêmes problématiques ont fait rejaillir la

diversité des opinions. C'est, en d'autres mots, plus maladroits peut-être, parce que tout le

monde a été amené, par la tenue, de ces événements, à se prononcer sur la même chose que

l'on a pu se rendre compte à quel point tout le monde ne disait, ne pensait pas la même

chose.

274 Jean Nolin, « Au FestiVal de la cildHson et des métiers du terroir », La Patrie, 23 mai 1927, p. 14.

Bibliographie

Corpus d'analyse

Périodiques canadiens-français ayant traité des festivals

Les périodiques suivants ont été dépouillés, pour les périodes allant du 1 er mai au 15 juin 1927, du 1 er mai au 15 juin 1928 ainsi que du 1 er octobre au 15 novembre 1930. Plusieurs autres périodiques ont été consultés, mais ceux -ci n'ont pas traité des FCMTQ.

L'Action Catholique L'Autorité nouvelle L'Éclaireur L'Étoile de l'Est L'Étoile du Nord L'Événement La Lyre La Patrie La Presse La Revue Moderne La Tribune La Vie Canadienne Le Bien Public Le Canada Le Canada Musical Le Canadien Le Carillon canadien Le Courrier de St-Hyacinthe Le Courrier du Nord Le Devoir Le Droit Le Gaspésien Le Guide Le Journal de Waterloo Le Nouvelliste Le Patriote de l'Ouest Le Peuple de Montmagny Le Progrès du Saguenay Le Soleil Le St-Laurent Mon Magazine

Programmes

ANONYlVlf., Festival de la chanson et des métiers du terroir: sous les auspices du Musée

national du Canada, Château Frontenac, Québec, 20-22 mai 1927, Canadien Pacifique, 1927, 32 p.

95

ANONYME, Festival de la chanson et des métiers du terroir: sous les auspices du Musée national, Galerie nationale et des Archives publiques du Canada, Château Frontenac, Québec, 24-28 mai 1928, Canadien Pacifique, 1928, 32 p.

ANONYME,. Festival de la chanson, des danses et des métiers du terroir, Château Frontenac, Québec, octobre 16-18 1930, Canadien Pacifique, 1930, 24 p.

Monographies

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MORIN, Victor, La chanson canadienne: origines évolution, épanouissement, Toronto, Toronto University Press, 1928, 53 p.

Fonds d'archives

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Corpus théorique

Patrimoine et patrimonialisation

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Annexe: Iconographie

Figure 1. Les Troubadours de Bytown en 1930, sans leur fondateur Charles Marchand, décédé quelques mois avant le début du festival. De gauche à droite, Émile ~oucher, Fortunat Champagne, Lionel Daunais et Miville Belleau. Photographie tirée de Mon Magazine, Octobre 1930, p. 06.

100

Figure 2. Photographies illustrant quelques acteurs du Festival de la Chanson et des Métiers du Terroir de Québec de 1927. On peut y voir, entre autres, dans le coin supérieur gauche, Rodolphe Plamondon, célèbre ténor, ainsi que dans le coin opposé, Charles Marchand, le fondateur des Troubadours de Bytown. Tiré de L'Action Catholique, 14 mai 1927, p. 01.

101

Figure 3. Illustration tirée de La Patrie, 26 mai 1928, p. 16.

102

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Figure 4. Portraits, par Albéric Bourgeois, des principaux individus impliqués dans l'organisation et les spec­tacles du Festival de la Chanson et des Métiers du Terroir de 1927. On y trouve dépeints, entre autres, au centre, les Troubadours de Bytown et, dans le coin supérieur gauche, l'un des principaux organisateurs du fes­tival, John Murray Gibbon. Tiré de La Presse. 29 mai 1927, p. 57.