Patrimonialisation des lieux légendaires
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Université de Rouen
UFR Lettres et Sciences Humaines, Département d’Histoire
Master professionnel Aménagement et Gestion du Patrimoine naturel et culturel
Patrimonialisation des lieux légendaires
Ludivine Kirichdjian
Sous la direction de Madame Le Professeur Odette Louiset
Septembre 2010
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Remerciements
En préambule à ce mémoire, je souhaitais adresser mes remerciements les plus
sincères aux personnes qui m'ont apporté leur aide et ont contribué à l'élaboration de ce
mémoire.
Je tiens à remercier tout particulièrement Madame Louiset, qui, en tant que directrice de
mémoire, s'est toujours montrée à l'écoute et disponible tout au long de mes réflexions et
de la réalisation de ce mémoire. Je voudrais également la remercier pour l'inspiration, l'aide
et le temps qu'elle a bien voulu me consacrer et sans qui ce mémoire n’aurait jamais vu le
jour.
J’adresse également mes plus sincères remerciements à tous mes proches et amis, qui m'ont
toujours soutenue et encouragée au cours de la réalisation de ce mémoire. Leurs conseils et
commentaires précieux m'ont permis de surmonter mes difficultés et de progresser. Je tiens
particulièrement à souligner la participation de ma mère et de Mme Samat qui ont eu la
gentillesse de me relire.
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Sommaire
Introduction générale……………………………………………………………………………….……………………………5
Partie I : Les légendes entre mémoire, histoire et imaginaire………….7
I- La perception de la vérité ..........................................................................9
A- Vérité et religion .......................................................................................................................... 9
B- Une perception de la vérité marquée par la rationalité........................................................... 13
II- La mémoire au service de l’histoire ? ...................................................... 16
A- La mémoire, moteur de l’histoire .............................................................................................. 16
B- La mémoire, « présent du passé » ........................................................................................... 18
III- L’utilisation des « vérités » ...................................................................... 21
A- La mobilisation de la mémoire .................................................................................................. 21
B- Fabrication de la mémoire par les autorités politiques ............................................................ 23
IV- Les légendes sont-elles des mémoires ? .................................................. 26
A- L’élaboration des légendes ........................................................................................................ 26
B- Vérité et imaginaire dans les légendes...................................................................................... 28
Partie II : Légendes et patrimoine………………………………………………….33
I- Le patrimoine : historique ou mémoriel? ................................................ 35
A- Quel patrimoine ?......................................................................................................................35
B- Les « lieux de mémoire » ........................................................................................................... 37
II- Lieux de légendes et légendes des lieux .................................................. 41
A- Légendes et histoire des sites ................................................................................................... 41
B- Dérives des lieux légendaires .................................................................................................... 43
III- Aux origines des légendes ....................................................................... 46
A- Hauts-lieux de la société............................................................................................................ 46
B- Les attentes du visiteur ............................................................................................................. 49
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Partie III : Etudes de Cas………………………………………………………………..53
Brocéliande………………………………………………….…….…………………………..55
I- La légende arthurienne ........................................................................... 56
A- Origines de la légende ............................................................................................................... 56
B- La Table Ronde au Moyen-âge .................................................................................................. 59
C- Retour de la légende à l’époque contemporaine ...................................................................... 61
II- Les hauts-lieux de Brocéliande ................................................................ 63
A- Le Val sans Retour ..................................................................................................................... 63
B- La fontaine de Barenton ............................................................................................................ 65
C- Le tombeau de Merlin et l’hôstié de Viviane ............................................................................ 65
D- Le Centre de l’Imaginaire Arthurien .......................................................................................... 67
III- Mise en valeur de Brocéliande ................................................................ 68
A- La mise en scène des sites ......................................................................................................... 68
B- Les problèmes rencontrés à Brocéliande .................................................................................. 70
Abbaye de Mortemer……………………………………………………………………..74
I- Mortemer : Un haut-lieu régional ............................................................ 75
A- De l’abbaye rayonnante au monument en ruines .................................................................... 75
B- Importance culturelle du site .................................................................................................... 76
II- Une mise en scène légendaire et religieuse ............................................. 78
A- La vie des moines reconsituée .................................................................................................. 78
B- Un lieu de légendes ................................................................................................................... 79
III- Un Monument Historique « animé » en permanence .............................. 82
Château dit de Robert le Diable………………………………………………………84
I- La légende de Robert le Diable ............................................................. …85
A- Un personnage exemplaire du Moyen-âge ............................................................................... 85
B- Origine controversée de Robert le Diable ................................................................................. 86
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II- Traitement du site de sa création à 2007 ................................................ 68
A- Intérêt historique et restaurations anciennes .......................................................................... 68
B- Le château et ses visiteurs ......................................................................................................... 89
III- Remise en valeur actuelle du château ................................................. …91
A- Projets et enjeux patrimoniaux du site ..................................................................................... 91
B- Le chantier de réhabilitation ..................................................................................................... 92
Conclusion générale…………………………………………………………………………………………………...….…..95
Bibliographie……………………….……………..……………………………………………………………………………...96
Sitographie………………………………………………………………………………………………………….………….…100
Table des matières :
Photographies……………………………..........................................................................................101
Annexes………………………………………………………………………………………………………………………..…..103
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Introduction générale
Bien différentes de la vérité historique, les légendes sont ancrées dans la mémoire
collective au même titre que l’histoire. L’intérêt qu’on leur porte défie souvent les limites du
sensé et du rationnel. Qui n’a jamais été captivé en entendant un conférencier narrer une
histoire de fantômes lors d’une visite guidée dans un château prétendument « hanté » ? Peu
de monde à priori, comme si ces légendes nous intéressaient davantage que la vérité du lieu.
Certaines légendes sont tellement enracinées dans les souvenirs d’une région ou d’un pays,
que les sociétés seront capables de se les remémorer avec plus de précisions que leur
véritable Histoire.
Prenons l’exemple du château féodal dit de Robert-le-Diable, situé à Moulineaux, dans le
département de la Seine-Maritime. La renommée du personnage est telle que la postérité a
donné son nom au château. La construction du lieu lui est en effet attribuée par une légende
locale. Cependant, il n’existe aucune preuve historique allant dans ce sens. Alors, pourquoi la
valorisation du site passe-t-elle d’abord par ses légendes, au détriment de son histoire ?
C’est en partant de ce postulat que se pose la problématique : quelles sont les raisons qui
poussent les responsables de lieux historiques à les promouvoir à travers leurs légendes ?
Pourquoi et comment peut-on patrimonialiser des lieux légendaires ?
Pour une meilleure compréhension du sujet, il est nécessaire d’établir que ce mémoire
étudiera uniquement les légendes qui entourent des monuments ou des lieux historiques.
Celles dépourvues d’ancrage géographique, car attachées exclusivement à des personnages
illustres par exemple, seront ici écartées. Ce mémoire a en effet pour objectif de se référer à
la patrimonialisation des lieux susceptibles d'être aménagés par les professionnels de la
culture.
La première partie de ce mémoire sera consacrée aux rapports entretenus par les
visiteurs avec les légendes, l’histoire et la mémoire collective. Il s’agit de définir ces termes
majeurs, utilisés tout au long de ce travail et avoir ainsi une meilleure compréhension du
sujet. En effet, même si leurs significations sont différentes les unes des autres, il est bien
difficile parfois de faire la distinction entre ces termes. On peut légitimement se demander
ce qui différencie l’histoire de la mémoire collective et celle-ci de la légende. Dans quelle
mesure, la mémoire collective manque-t-elle de « vérité » pour être assimilée à l’histoire ?
Enfin, quelle part d’imaginaire lui permettra-t-il de se rapprocher de la légende ? Nous
étudierons donc ici l’impact de la vérité historique et de l’imaginaire sur la perception du
patrimoine.
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La deuxième partie de ce mémoire portera sur le rapport entre légendes et
patrimonialisation. En effet, les sites dits « culturels » s’appuient généralement sur leur
intérêt historique, ou encore leurs richesses naturelles, pour légitimer leur importance aux
yeux du public. C'est ce qui justifie l'accueil des visiteurs, pour leur dispenser des
connaissances. De ce point de vue, l’utilisation de l’imaginaire dans la conception culturelle
de certains sites peut être contestable. On peut en effet se demander dans quelle mesure les
légendes peuvent être utilisées comme des outils de médiation culturelle ou comme
argument pour attirer le public. Si certains sites utilisent les légendes comme un supplément
à la visite, d’autres leur sont entièrement consacrés. Elles peuvent en effet être l'argument
d’identification des sites comme des hauts-lieux du patrimoine. Nous nous attacherons à
analyser la légitimation de la valorisation des sites à travers leurs légendes.
La dernière partie de ce mémoire sera consacrée à des situations concrètes. Des lieux
précis ont été choisis pour illustrer les questions abordées précédemment. Elle nous
permettra concrètement de répondre à la question suivante : de quelle façon les légendes
sont-elles utilisées par les professionnels du patrimoine ? Nous observerons alors donc
différents cas de valorisation de sites historiques et/ou naturels où les légendes constituent
des éléments majeurs dans la présentation au public. La forêt de Brocéliande est le parfait
exemple d'un site devenu haut-lieu grâce à l’importance de ses légendes. Nous verrons ici
comment elles ont pris le pas sur les autres atouts du site culturel (histoire, richesses
naturelles,…). Une autre situation instructive est celle de l’abbaye de Mortemer, dans le
département de l’Eure. Pour ce monument à vocation religieuse, l’histoire et les légendes se
fondent dans un « mixte culturel » offert au public. C'était également le cas du château de
Robert le Diable au XXe siècle. Cependant, les dégradations du site orientent actuellement sa
présentation au public. Les légendes ont cédé la place à une mise en scène fondée sur le
thème de la restauration du château. Ces exemples permettront ainsi de découvrir différents
modes de patrimonialisation de lieux légendaires, mais aussi de poser la question des
critères de valorisation. Plus précisément, comment les légendes peuvent-elles entrer en
concurrence, ou à égalité, dans notre conception « pédagogique » et scientifique de la mise
en patrimoine.
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Partie I : Les légendes entre mémoire, histoire et imaginaire
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Introduction
Cette grande partie sera consacrée à une étude théorique sur la place des légendes
dans la perception du passé. La notion de vérité est rendue imprécise par sa représentation
dans la société. Elle ne pose pas la preuve historique comme condition essentielle pour
garder en mémoire un événement vécu. Les individus sont influencés dans ce processus par
des phénomènes de groupes et des facteurs psychologiques.
Il est donc ici important d’opérer une mise au point des termes comme histoire, mémoire et
légende en les distinguant les uns des autres, ce qui peut être problématique. Pour identifier
les légendes, il faut en effet se demander ce qui les différencie de la mémoire collective qui,
elle aussi, peut « manquer » de vérité historique. Il reste encore à caractériser les récits
relevant davantage de la fiction, tels les contes et mythes qui, souvent, sont moins dotés en
matière d’ancrages géographiques ou sociaux.
Pour répondre à ces questions relatives à la mémoire, une première partie est consacrée à
l’histoire de la vérité ou en d’autres termes comment celle-ci a pu être perçue tout au long
des siècles? En deuxième partie, nous aborderons la question de l’utilité de la mémoire pour
l’histoire. La troisième partie tentera de mettre en lumière l’utilisation et le détournement
de la vérité pour des raisons politiques, sociales ou identitaires. La dernière partie cherchera,
quant à elle, à savoir si les légendes se rapprochent de la mémoire.
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I- La perception de la vérité
L’idée de vérité a une histoire. Sa perception a connu de nombreuses influences qui
l’on amené à être modifiée en partie ou totalement. S’expliquant généralement par une
éducation insuffisante de la population, le manque de pragmatisme à l’égard de la vérité
peut être dû à l’ascendant qu’exercerait une autorité ou l’idéologie identitaire d’une
collectivité. Pour plus de clarté, les deux dernières causes seront étudiées dans un prochain
chapitre. Nous verrons ici, ce qui a pu être considéré comme la vérité et qui ne pourrait plus
l’être aujourd’hui. Des croyances ont pu modifier notre perception de la vérité et donc du
passé. Aujourd’hui, notre société, initiée aux preuves scientifiques, pourrait que dans de
moindre mesure être gouvernée par ces prétendues vérités.
A- Vérité et religion
1- L’emprise du divin sur la « vérité »
A certaines époques, l’importance de la religion était telle que le rôle joué par des
divinités devait expliquer les actions des hommes. Dès que l’idée de puissances supérieures
est apparue chez l’espèce humaine, elle est devenue incontournable pour tous les aspects
de la société, y compris le rappel du passé. Elles fourniraient effectivement l’explication à
des phénomènes que l’homme n’est pas encore capable de comprendre comme le
déroulement des saisons qui conditionneraient les activités humaines (moissons,…) et les
catastrophes naturelles. Mais, la politique, la guerre, la socialisation et bien d’autres
caractéristiques de l’homme vont vite être concernées par ces prétendues actions divines.
C’est ainsi que s’explique la majorité des mythes fondateurs de civilisations. La croyance en
de telles entités est foncièrement enracinée dans l’esprit collectif. De plus, ces « vérités »
permettent l’exercice de rites qui rythment la vie quotidienne de la population comme
autant de célébrations du passé. Prenons l’exemple des Mystères d’Eleusis durant
l’Antiquité. Ne pouvant réellement comprendre le mécanisme des saisons et de la culture
agricole, la civilisation grecque avait mis en place dans la ville d’Eleusis des célébrations en
l’honneur de la déesse Déméter, rendue responsable de ces phénomènes à la fois naturels
pour les saisons et humains pour l’agriculture. Cette « vérité » donnait donc lieu à un
remerciement adressé à la déesse chaque année à l’époque des moissons.
Autre civilisation et autres phénomènes, celui de la guérison chez les Cherokees, peuple
d’Amérique du Nord, persécuté par les colons dès le XVIIIe siècle, qui compte encore
actuellement de nombreux descendants. Les personnes qui avaient la fonction de guérisseur
avaient le titre de chaman et exerçaient une grande influence dans leur société. C’est à ces
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hommes que revenaient indiscutablement les connaissances des plantes médicinales et
autres remèdes de cette civilisation. Pourtant, eux-mêmes et les personnes qu’ils prenaient
en charge étaient persuadés que les guérisons n’étaient dues qu’à l’intervention divine de
l’esprit du tonnerre Asagaya Gigageï, à qui les chamans faisaient appel pour toutes leurs
interventions (Mythologies, 2002).
Ces deux exemples démontrent bien l’importance d’entités supérieures dans la vie
quotidienne des individus. Qu’en est-il des évènements historiques ? De la même façon que
des interventions divines ont pu être évoquées dans l’histoire des hommes, rappelons par
exemple la victoire de Jules César sur les celtes dont le territoire deviendra plusieurs
provinces romaines gauloises. Cette conquête attestée historiquement témoigne de la
supériorité des armées romaines et de la stratégie de cet homme politique. Cependant, pour
légitimer sa victoire, le dictateur romain se vantait de faire partie de la descendance de la
déesse Vénus et de recevoir la bénédiction du dieu de la guerre, Mars. Même si l’on peut
douter du fait que Jules César croyait à ce qu’il affirmait, la population et surtout ses légions,
dont il était nécessaire de motiver lors des campagnes, pouvaient allégrement croire en de
telles allégations (Pouvoir impérial et religion dans l’Empire romain, Emmanuel Soler, 2006-
2007, licence d’histoire).
Prenons un autre cas, cette fois-ci au Moyen-âge. Le personnage semi-légendaire de Jeanne
d’Arc, qui aurait été mandatée par Dieu lui-même pour bouter les Anglais hors des terres
françaises, est le parfait exemple d’une intervention divine supposée dans les affaires des
hommes. La croyance en la « destinée » de cette femme a pu être une des raisons de la
victoire française lors de la guerre de Cent Ans. La population, et même les individus les plus
influents du pays, ont à un tel point cru en cette intervention que nous avons des preuves
historiques que Jeanne d’Arc a été reçue par le roi Charles VII à la cour et qu’elle a
partiellement mené les troupes françaises. De plus, ce personnage exerçait une telle
fascination et vénération dans la majorité des pays voisins que les soldats anglais, ennemis
de la France, avaient peur de combattre, pensant qu’ils perdraient forcément puisque Dieu
n’était pas de leur côté (méthodologie médiévale, Lydwine Scordia, 2006-2007, licence
d’histoire).
La religion, polythéiste ou monothéiste, a toujours été basée sur la présence de divinités qui
influençaient les hommes. Les évènements historiques ont donc longtemps été perçus
comme les actions passées autant des hommes que des dieux. Néanmoins, les divinités
n’ont pas été les seules manifestations de l’influence de la religion dans la perception de
l’histoire.
2- Le succès du drame religieux
Avec l’avènement, à la fin de l’Antiquité européenne, de la religion monothéiste et
donc d’un dieu tout puissant, l’existence de plusieurs divinités liées à un univers naturel
magico-religieux n’avaient nécessairement plus lieu d’être. Cependant, la population,
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habituée à cette multitude d’interventions supra-humaines ne comprenait par toujours ce
nouveau dogme religieux. Il était assez courant de voir des communautés entières affirmer
croire en un dieu unique tout en continuant de vénérer et de participer à des cultes de dieux
anciens. Sentant que la population et même des notables locaux n’étaient pas
complètement imprégnés par le monothéisme, les autorités religieuses de la fin de
l’Antiquité ont pris le parti de modifier certaines caractéristiques du dogme chrétien. C’est
ainsi que fut décidé que le culte local voir régional d’un saint protecteur serait autorisé par le
catholicisme. Pourtant contraire à l’idée d’une seule entité supérieure, l’existence de saints,
d’anges gardiens et autres êtres aux pouvoirs quasi-divins, était et est toujours perçue par
les autorités ecclésiastiques comme une meilleure conciliation avec le monothéisme
(l’Orient romain, Emmanuel Soler, 2007-2008, licence d’histoire). Ce système religieux,
même s’il est partiellement présent dans certaines variations religieuses, n’est pas autorisé
dans une grande partie des autres religions monothéistes telles que le protestantisme qui a
comme grand principe d’interdire le culte des saints et de leurs reliques.
Pour ce qui concerne l’Europe de la fin de l’Antiquité et du Moyen-âge, les individus vont
parfois se fier plus que de raison à ces entités semi-divines pour agir au nom de la
communauté et donc pour expliquer de potentiels évènements historiques. C’est ainsi que
l’histoire a pu être portée par des individus censés détenir des facultés hors du commun et
ayant la bénédiction et la protection de Dieu, si l’on en croit même les historiens de
l’époque. Une partie d’entre eux sont présentés comme des saints dès leur vivant, mais la
majorité a été béatifiée ou canonisée après leur décès, à l’instar de Jeanne d’Arc. Ces
individus, censés avoir été choisis par Dieu, ont généralement eu, une influence sur
l’histoire, mais surtout une fin terrible et prématurée. Cela serait la démonstration d’une
abnégation totale de ces martyrs au nom de la volonté divine qui se veut spectaculaire et
mémorable.
Prenons un autre exemple, celui de Saint Thomas More, canonisé seulement au XXe siècle
par l’Eglise catholique, mais qui a eu une grande influence sur la politique anglaise et sur
l’humanisme européen sous le règne d’Henri VIII au XVIe siècle. Chancelier du roi et auteur
de l’ouvrage fondateur Utopia, il était partisan du rejet de la réforme anglicane, un
important remaniement religieux. Ceci lui a valu d’être condamné à mort pour haute
trahison. L’autorité ecclésiastique et la population catholique l’ont vu dès son vivant comme
un partisan de leur foi envoyé par Dieu pour la défendre. D’un autre côté, Henri VIII
percevait la position de son conseiller comme une trahison envers lui, la royauté et envers
Dieu. On considérait en effet à cette époque que les rois détenaient leurs titres par volonté
divine. Ce cas précis démontre bien que des évènements historiques peuvent être
interprétés et présentés comme des interventions divines.
Cette mise en évidence de certains individus par la religion modifie la réalité des
évènements historiques, et minore l’importance des actions humaines, pour les mettre au
rang de décisions divines.
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3- La notion de superstition
Bien qu’elle puisse être considérée comme différente de la religion qui est basée sur
une idéologie, la superstition repose elle aussi sur des croyances en des évènements que
l’homme ne peut expliquer rationnellement. Posant problème à l’autorité ecclésiastique qui
souhaitait que l’idée d’un dieu unique s’impose dans la population, la superstition va subir le
même traitement que les dieux païens. Certaines pratiques vont donc être intégrées et
assimilées à la religion chrétienne, tandis que celles qui ne peuvent l’être sont condamnées
par cette dernière. L’Eglise souhaite donc contrôler les croyances de la population. En
suivant le psychologue allemand Konrad Zucker (2006), nous allons étudier les différentes
formes de superstitions et le traitement que chacune a reçu de la religion.
Voyons tout d’abord les pratiques qui ont été condamnées dès l‘origine par l’Eglise car elle
ne pouvait les contrôler. Il s’agit ici du domaine de la magie qui permettait aux hommes
d'avoir ont une attitude active sur des phénomènes naturels ou humains grâce par exemple
au mauvais œil lancé sur leurs ennemis. L’Eglise a donc de tout temps considéré comme
impie ce genre de superstitions en affirmant qu’elles seraient nuisibles à l’âme. Elles étaient
qualifiées de mensongères par les autorités et donc contraires à la réalité. C’est ainsi que de
nombreuses personnes ont été persécutées durant tout le Moyen-Âge pour avoir participé à
de telles pratiques qui seraient certainement des reliquats païens, celtes ou antiques.
Prenons par exemple un événement historique comme la grande période de la chasse aux
sorcières qui a eu lieu de la fin du XVe jusqu’au XVIIIe siècle. Des bulles pontificales ont été
écrites, des procès lancés et des personnes torturées et tuées au nom de la vérité religieuse.
A cette époque, ces persécutions paraissaient justifiées alors qu’aujourd’hui, nous savons
qu’il n’en est rien. La différence de perception de la vérité peut changer notre vision d’un
événement historique. Dans le cas de cette chasse aux sorcières, les historiens témoins de
ces persécutions, et même ceux des générations suivantes, ont pu écrire que cette croisade
de l’Eglise était une bonne chose, car la superstition était une vérité pour certaines
communautés.
Un deuxième grand type de superstitions a été recensé par Konrad Zucker, celui des
pratiques reconnues par l’Eglise qui se les ait appropriées. En effet, elles correspondent à
des actions passives de l’homme qui ne peut que réaliser des rites pour remercier ou éviter
la venue de phénomènes naturels tels que les saisons, la naissance et la mort. De tels
évènements sont en effet incompris et peuvent même inspirer la peur, c’est pour cette
raison que l’homme souhaite les solliciter ou les éloigner. L’Eglise récupère ces pratiques en
affirmant à la population que les demandes doivent être faites non à des divinités animistes
mais à Dieu ou à ses saints. C’est ainsi que le rite chrétien de Pâques correspond au rite
païen de la venue du printemps et donc du renouveau de l’agriculture. Le choix du 25
décembre pour le jour de Noël correspond au solstice d’hiver. Nous avons aussi des
exemples de prêtres qui prétendaient avoir la capacité de guérir ou de repousser le mal, ce
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qui était couramment accepté et même recherché par la population. L’autorité
ecclésiastique a donc œuvré pour que les rites préexistants à la naissance du christianisme
soient assimilés aux cultes du dieu unique. Nous avons aussi des exemples de ce genre de
superstitions qui ont marqué avec plus d’importance des évènements du passé comme
certains généraux de guerre qui demandaient la protection de Dieu pour leurs armées ou
encore des rois qui faisaient appel à des prophètes pour prendre des décisions politiques.
B- Une perception de la vérité marquée par la
rationalité
1- L’argument de la « raison »
Dans les sociétés très religieuses, comme celle de l’Europe médiévale, la vérité est
une notion assez floue où tout échapperait à la maîtrise de l’homme et dépendrait de
décisions divines. Avec l’avènement de la science et de la logique, les phénomènes naturels
et les actions humaines sont mieux compris par les classes supérieures de la société. La
période de la Renaissance marque effectivement un changement dans la perception de la
vérité et donc dans la compréhension des causes et des conséquences des évènements
historiques. Ce phénomène de rationalité a été accessible au plus grand nombre avec
l’apogée des Lumières, mouvement intellectuel du XVIIIe siècle où la raison est promue au
rang de valeur primordiale.
Pour ce qui est du reste de la population, la perception de la vérité a été modifiée avec plus
de difficultés et de façon plus lente. La majorité des métiers populaires était beaucoup plus
dépendante de la nature et de ses changements tels que les marins, les paysans et les
chasseurs. De plus, la société rurale, majoritaire jusqu’à la fin de l’époque moderne, était en
grande partie illettrée et assujettie à une culture orale. Les personnes habitant en ville,
dépendaient moins de leur environnement et avaient accès dans de meilleures conditions à
une culture écrite et donc plus intellectuelle.
Le XIXe siècle témoigne d’un second changement dans la perception de l’histoire avec la
Troisième République qui a duré de 1870 jusqu'à la Seconde guerre mondiale. Cette période
de l’histoire française a été marquée par l’industrialisation et l’urbanisation de la société et
par une intensification de l’éducation du peuple. Grâce à l’action politique de Jules Ferry, qui
était partisan du fait de permettre aux individus de devenir des citoyens éclairés, l’école
primaire devient gratuite en 1881 et obligatoire l’année suivante. Cette avancée sociale a
affaibli progressivement l’importance des superstitions et des saints chez la population. La
loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905 est une nouvelle attaque contre la vérité
imposée par les autorités ecclésiastiques puisque l’éducation de la majorité de la population
14
devient laïque. Progressivement, certains phénomènes pouvant s’expliquer logiquement
n’ont plus lieu d’être sujets à des croyances mystico-religieuses. Même si les individus
peuvent rester attachés à la religion, certaines croyances anciennes, comme l’existence des
sorcières, ont cessé. Même si certains rites et superstitions sont encore présents dans notre
société, tels que les porte-bonheurs et la fête de la Saint-Jean, ils relèvent généralement plus
de la tradition avec une fonction allégorique et une valeur sentimentale.
Dans tous les cas, les historiens ont banni l’idée de l’intervention divine dans la vie
quotidienne des générations passées et dans les grands évènements historiques..
2- Objectivité et subjectivité des historiens
L’histoire, à l’instar des sciences dures, est l’un des grands domaines intellectuels qui
a su profiter du changement de perception de la réalité puisque sa rédaction et donc sa mise
en mémoire ont été réalisées de façon plus scientifique et méthodique. En outre, avec la
massification de l’éducation, les élites notamment ecclésiastiques ne sont plus les seules à
écrire l’histoire. En effet, de nombreux historiens du Moyen-âge étaient des clercs et les
livres d’histoire étaient le plus souvent conservés dans les abbayes. L’histoire devient, avec
l’affaiblissement de l’influence religieuse sur la vérité, un domaine de recherche plus laïque,
plus rationnel et accessible à l’ensemble de la population. L’objectivité est donc
actuellement une qualité très recherchée chez l’historien. Comme le souligne, le philosophe
français Paul Ricœur, « les mesures d’objectivité *….+ accompagnent comme un
avertissement critique dans l’aventureuse entreprise des interprétations globales de
l’histoire » (Paul Ricœur, 1964).
Cependant, un problème persiste malgré l’avènement de la raison : la subjectivité inhérente
à l’homme et dont les causes n’ont pas à être recherchées dans la religion. En effet l’histoire,
à la différence des mathématiques, est une science humaine : le chercheur étudie la société
dont il fait partie. Les recherches historiques sont donc orientées par différents
comportements comme le fait de vouloir faire correspondre les valeurs et mœurs du passé à
celles d’aujourd’hui. Ce manque de distance s’ajoute à une certaine empathie pour l’espèce
humaine. Il nous est donc difficile de comprendre réellement le sens des actions de nos
prédécesseurs. De plus, l’historien peut essayer de trouver une hiérarchie des causes et des
conséquences d’un évènement historique là où il n’y en a pas. Les procédés de recherche
restent donc incertains.
Cependant, l’étude de l’histoire doit se contenter de ces méthodes actuelles. « Nous
attendons de l’historien une certaine qualité de subjectivité *…+ qui soit précisément
appropriée à l’objectivité qui convient à l’histoire. *…+ Nous pressentons par conséquence
qu’il y a une mauvaise et une bonne subjectivité et nous attendons un départage *…+ par
l’exercice même du métier d’historien » (Paul Ricœur, 2006, p.23-24). L ’historien ne peut
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donc être complètement objectif dans ses recherches mais il doit se contenter de faire de
son mieux en s’obligeant à suivre des règles strictes de clairvoyance et en suivant une
méthode scientifique où chaque affirmation doit être prouvée.
En conséquence, malgré la perte d’influence religieuse sur la vérité historique, l’historien ne
peut se détacher d’une certaine subjectivité. Néanmoins, la rationalisation des méthodes
constitue un progrès considérable pour s’en rapprocher.
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II- La mémoire au service de l’histoire ?
Pour la majeure partie de la population, l’histoire se confond avec la mémoire. Même
si les deux termes se définissent par rapport à leur relation avec le passé, ils ne le mettent
pas en valeur de la même façon. Nous venons de voir dans la partie précédente que
l’historien se doit d’être le plus objectif possible et de mettre en place une procédure de
recherche rationnelle. L’histoire exige donc des preuves indiscutables (archives,…).
Mais que faire quand nous manquons de preuves ? Certains événements historiques ont pu
avoir lieu sans laisser de traces. Il reste parfois aux générations futures uniquement des
témoignages de personnes ayant vécu ces évènements ou les ayant relaté bien plus tard.
Peut-on utiliser ces documents et relations comme des certitudes ? De plus, il ne faut pas
négliger l’importance de la mémoire collective qui peut prendre le pas sur les preuves
historiques.
A- La mémoire, moteur de l’histoire
1- La fiabilité des informations sur le passé
Comme nous l’avons précisé dans l’introduction de cette partie, certains évènements
historiques n’ont laissé que peu ou même aucune preuve matérielle permettant de les
retracer avec certitude. Ces traces ne sont pas les seuls moyens permettant de récolter des
informations. Les souvenirs de l’être humain peuvent être une source de renseignements
importante que l’historien ne peut ignorer. Les cas de ce genre sont nombreux dans
l’histoire. Ainsi en est-il des génocides dont les responsables ont détruit les preuves qui les
incriminent, et des catastrophes naturelles qui ravagent des villages dont les vestiges sont
inexploitables pour des recherches archéologiques. Dans ces cas précis, les témoignages des
survivants peuvent compléter les quelques renseignements matériels retrouvés et même les
mettre en lumière pour permettre de meilleures interprétations.
Il est aussi important de noter que le XXe siècle a été pionnier dans l’apparition d’un nouveau
phénomène dans l’historiographie : Le « devoir de mémoire ». Cette expression apparue
essentiellement après les pertes et les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale, est
partie de l’intention de lutter contre l’oubli des événements ayant provoqué beaucoup de
stigmates dans la population. De plus, il ne faut pas négliger l’importance du sentiment de
culpabilité et de dettes envers les générations précédentes. Cette volonté militante de
garder en mémoire le souvenir des victimes devient très vite un des champs de recherche
17
des historiens. Le devoir de mémoire est une motivation pour faire des souvenirs un des
moteurs de l’histoire.
Bien sûr la mémoire humaine est loin d’être infaillible, mais il faut aussi avouer que les
traces matérielles, telles que les restes archéologiques, peuvent être l’objet de mauvaises
interprétations. Cependant, le témoignage est une forme de traces du passé qui peut être
sujet à de maintes manipulations. Nous verrons un peu plus tard comment l’histoire et la
mémoire peuvent être mobilisées et utilisées. Il s’agit ici de faire le constat que, même sans
volonté manifeste de modifier l’histoire, un témoignage peut ne pas restituer entièrement le
passé. En effet, la mémoire des hommes peut être défaillante et donc « oublier » une partie
du passé raconté. « La restitution intégrale du passé est impossible *…+ par la mémoire *qui
fait] forcément une sélection : Certains traits de l’événement seront conservés, d’autres sont
immédiatement ou progressivement écartés et donc oubliés » (Tzvetan Todorov, 1995,
p.16).
De plus, une attention particulière a été portée dès le XIXe siècle aux sociétés orales qui ont
depuis fait l’objet d’études approfondies de la part des historiens et des ethnologues. En
effet, il existe des sociétés qui ne conservent que peu de vestiges d’installations, notamment
les nomades d’Afrique subsaharienne et d’Amazonie. Etant restées pendant très longtemps
à l’écart du reste du monde, ces sociétés ont pu à cette période transmettre les évènements
du passé uniquement par l’oral. Le problème ici est que la connaissance historique, à l’instar
de la mémoire, a pu être modifiée au fur et à mesure de la transmission entre les
générations. A la vérité collective a pu aussi s’y ajouter des éléments de croyance ou
d’imaginaire, ce qui rapproche la narration du passé des légendes.
2- La mémoire dans l’historiographie
Nous venons de voir que la mémoire des individus est faillible. Un problème se pose
donc lorsque l’on veut exploiter des souvenirs de personnes ayant vécu un événement
historique. Il est nécessaire, voir indispensable, de croiser plusieurs témoignages afin de les
recouper. Ainsi les digressions volontaires ou non seront filtrées et les informations
finalement récoltées seront plus fiables. Cette méthode historiographique a été évoquée dès
le XIXe siècle par le philosophe Henri Bergson, qui avait déclaré que la mémoire était le
« rappel laborieux du passé ». Plus récemment, Paul Ricœur a travaillé la question dans son
ouvrage La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000). La quête de sources sûres est effectivement au
cœur du métier d’historien et a fait l’objet de nombreuses thèses au XXe siècle.
L’exemple d’une étude faite à partir des documents écrits par Cicéron durant certains procès
de la Rome antique témoigne de la difficulté de désigner des sources comme fiables ou non
(Pouvoir impérial et religion dans l’Empire romain, Emmanuel Soler, 2006-2007, licence
d’histoire). Orateur de grand renom dès son vivant, ses discours devant les tribunaux ont fait
18
l’objet de publications après son décès. Les historiens qui l’ont précédé et même ceux
d’aujourd’hui s’inspirent énormément de ses discours pour mettre en lumière certains
évènements qui ont donné lieu à des jugements lors du Ier siècle avant notre ère. L’exemple
du procès de Caius Licinus Verres (70 avant notre ère) aux conséquences importantes sur la
lutte entre la plèbe et les plus riches, peut souligner le problème. Ainsi dans ce cas, il est
nécessaire de recouper les déclarations de Ciceron avec celles de l’orateur qui défendait la
partie adverse, Quintus Hortensius Hortalus. En effet, chaque orateur mettait en avant
uniquement les renseignements qui servaient à sa cause. Ce travestissement de la vérité
dans des témoignages est ici volontaire, mais le recoupement des sources est aussi
nécessaire lorsqu’il est involontaire.
Un tel exemple précis montre que le travail d’un historien devient fiable lorsqu’un
recoupement des sources est avéré. Cette méthode revient à rationaliser l’étude de
l’histoire. De plus, nous avons pu nous rendre compte que la mémoire est bien sûr transmise
par des déclarations orales mais aussi par des témoignages écrits. Il est donc nécessaire de
prendre de la distance vis-à-vis de tous documents manuscrits ou dactylographiés, dans le
but d’éviter d’être influencé par l’auteur. Prenons l’exemple du mode littéraire des
hagiographies, extrêmement prisé au Moyen-Âge. La vie de personnages illustres y est
narrée de façon romancée dans une perspective de sanctification. Ces biographies étaient
parfois écrites de la main même d’historiens parfois très célèbres encore aujourd’hui et qui
sont des sources majeures de l’histoire médiévale. Il est donc ici important de relativiser ces
ouvrages historiques antérieurs et d’en croiser les sources.
Cependant, la nécessité, de retranscrire sous forme écrite et donc durable la mémoire orale,
se fait souvent ressentir. En effet, comment garder la mémoire d’un événement après le
décès des derniers témoins tout en évitant que les générations suivantes ne modifient leurs
souvenirs ? C’est le souci des tenants de la micro-histoire, courant de recherche qui émergea
en Italie dès les années 1970. Y est prônée l’histoire non des peuples mais des individus pour
ainsi avoir une perspective différente d’un évènement historique. L’historien s’intéresse
donc à de multiples histoires personnelles pour reconstituer une histoire collective. Cette
méthode a l’intérêt de ne pas omettre les témoignages tout en évitant le risque d’être
influencé par un avis en particulier puisque la multitude permet le recoupement des
informations.
B- La mémoire, « présent du passé »
1- Une histoire vivante et collective
La mémoire est un phénomène évolutif dont le contenu change au fil du temps et
progressivement au fur et à mesure des générations. La mémoire est vivante, c’est à dire
qu’elle contribue à l’histoire selon les besoins de chaque époque qui participe à la
19
préservation des souvenirs des évènements passés. Selon Maurice Halbwachs (1950),
sociologue français et inventeur du terme de mémoire collective, « le passé n’est pas
conservé mais reconstruit à partir du présent ». Avec la mémoire, le passé est donc vu au
prisme de l’actualité des sociétés.
En tant que « présent du passé », la mémoire serait à différencier de l’histoire qui serait la
« vérité du passé ». Cette dernière qui est caractérisée par la rationalisation et la vérification
systématique des informations, n’a rien à voir avec l’actualité des sociétés. En effet, la vérité
historique ne dépend pas du présent pour être conservée et ne doit théoriquement pas être
influencée par les individus d’aujourd’hui. Même si nous avons vu précédemment que la
subjectivité était inhérente à l’espèce humaine, et donc aux historiens, l’histoire est de loin
une science qui se veut exacte et qui ne peut pas se déformer à volonté.
Là est le problème de la mémoire qui ne se repose pas sur des preuves solides mais sur les
souvenirs. Elle est donc la conséquence d’une modification de la perception de la vérité car
l’homme est incapable de réellement retranscrire le passé à l’aide de ses souvenirs. L’espèce
humaine est tellement influencée par son présent, qu’elle rend généralement son passé en
adéquation avec ce qu’elle vit. Avec la mémoire, le passé devient un outil du présent. En
effet, il a pour objectif de correspondre aux volontés actuelles de la société, ce que nous
verrons dans une prochaine partie consacrée à l’utilisation des « vérités ».
La deuxième principale caractéristique de la mémoire, c’est qu’elle dépend du collectif. Les
souvenirs d’un individu sont influencés par ceux de la communauté auquel il appartient.
Comme le dit si bien Maurice Halbwachs (1950), « pour se souvenir, on a besoin des
autres ». En effet, les valeurs et les mœurs acquis par chacun au cours de sa vie proviennent
essentiellement du reste de la société. C’est en effet par les autres qu’on apprend. A ce titre,
la mémoire est aussi un élément social. La communauté est donc le cadre dans lequel la
mémoire peut se développer et qui sélectionne les éléments du passé qui seront à
mémoriser et ceux qui ne le seront pas.
2- La mémoire mythifiée
Pour commencer cette sous-partie, nous rappellerons la définition de la mémoire
collective donnée par Pierre Nora : « le souvenir ou l’ensemble des souvenirs, conscients ou
non, d’une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l’identité dans
laquelle le sentiment du passé fait partie intégrante » (Pierre Nora cité par M.C Lavabre,
2000, p.49). La mémoire se renouvelle donc sans cesse et cela sans être forcément fidèle à la
vérité historique. Dans certains cas de mémoires, l’objectif est en effet la mythification du
passé au sens où ce dernier doit être glorieux et être un exemple pour les générations
futures. Les individus sont potentiellement montrés comme des héros et/ou des martyrs.
Prenons l’exemple de la mémoire des poilus de la Première Guerre mondiale qui les met en
avant comme des hommes qui auraient agi de façon héroïque dans le marasme des
tranchées. Victimes d’une guerre qu’ils n’ont pas choisie, survivants dans d’horribles
20
conditions, ils auraient pourtant tous, sans exception, participé à sauver le pays. Nous
savons pourtant, après des études plus approfondies, que certains de ces poilus ont par
exemple déserté le champ de bataille.
Nous avons vu précédemment, que le devoir de mémoire trouvait sa source dans les
sentiments de dette et de culpabilité envers les individus du passé qui ont été victimes le
plus souvent d’un événement effroyable. Ce phénomène peut aller plus loin en faisant de
ces personnes des héros dont les actions seraient fondatrices de la société qui les a gardées
en mémoire. Dans une société où la rationalisation a pris le pas sur la religion, ces mémoires
mythifiées sont à mettre en parallèle avec les hagiographies du Moyen-Âge. En effet, elles
valorisent chez leurs personnages des caractères synonymes de courage et de dévouement.
Tout en excluant la mise en scène religieuse observée dans les hagiographies, la mémoire
poursuit le même objectif de glorification des actions passées.
Dans tous les cas, seuls les évènements honorables sont potentiellement sujets à être
glorifiés par la mémoire. Le passé gênant, voir même honteux, d’une société tel qu’une
défaite militaire humiliante ou encore une politique de fortes discriminations raciales, est
soit passé sous silence, soit minimisé dans la mémoire collective d’une communauté.
Prenons l’exemple des Etats-Unis ségrégationnistes du XXe siècle. La mémoire de ces
évènements est essentiellement marquée aujourd’hui par ceux qui ont résisté tels que
Martin Luther King. De nombreux cérémonials et mémoriaux lui sont effectivement dédiés. Il
existe même un site national consacré à ce personnage emblématique dans l’Etat de
Géorgie, où son cercueil et sa maison natale font l’objet de circuits touristiques. De plus, le
18 janvier est devenu, en son nom et celui de sa lutte contre la discrimination faite aux noirs,
un jour férié aux Etats-Unis. La mémoire américaine commémore donc essentiellement la
fin de la discrimination, montrée comme un événement respectable, et non la discrimination
en elle même.
21
III- L’utilisation des « vérités »
Nous venons de voir précédemment que la notion de vérité a été perçue bien
différemment selon les époques et que la mémoire des hommes est faillible ce qui peut
l’amener à être modifiée. Hormis le poids de la religion, d’autres causes peuvent expliquer
ce manque de pragmatisme à l’égard des évènements historiques. En effet, la mémoire et
donc l’histoire ont pu être modifiées à des fins utilitaires telles que des raisons politiques et
sociales. Comment justifier une histoire non avérée et transformée au nom du bien supposé
de la communauté ? Pour apporter des réponses à cette question, nous étudierons
comment la mémoire peut être utilisée et mobilisée.
A- La mobilisation de la mémoire
1- Les critères de la mémoire
Nous avons vu précédemment que la mémoire, caractéristique humaine, était loin
d’être infaillible. Certains évènements du passé vont donc être gardés et d’autres oubliés ou
encore modifiés. Dans Les abus de la mémoire, Tzvetan Todorov (1995, p16) déclare que
«puisque la mémoire est sélective, il a bien fallu choisir parmi toutes les informations reçues,
au nom de certains critères, et ces critères, qu’ils aient été ou non conscients, serviront
aussi, selon toute vraisemblance, à orienter l’utilisation que nous ferons du passé ».
La mémoire s’apparente donc à une sauvegarde de souvenirs provenant des individus. Mais
pas de tous les souvenirs. Ceux qui seront conservés et mis en place comme la mémoire
collective doivent servir à toute la société. La mémoire sélectionne essentiellement selon le
critère de l’intérêt commun. Mais qui est habilité à définir ce dernier? Il est nécessaire de
saisir que derrière chaque revendication, chaque altération dont la mémoire fut l’objet,
l’argument avancé est généralement l’intérêt commun d’une société.
Il est cependant important que la mobilisation de la mémoire n’aille pas trop loin et qu’elle
ne tombe pas dans ce que l’on appelle « les abus de la mémoire ». Utilisé comme titre de
l’ouvrage de Tzvetan Todorov, ce terme est devenu une référence pour expliquer les
utilisations abusives de la mémoire. Il peut s’agir d’amplifications de certains évènements du
passé, d’extrapolations de faits historiques pouvant même conduire jusqu’à des altérations
de l’histoire. La mémoire utilisée, et mise en valeur, peut donc être très éloignée de la vérité
historique. C’est dans ces cas précis qu’il est important de se méfier de l’injonction de
mémoire prônée par certaines autorités religieuses, politiques ou communautaires.
22
Nous avons précédemment vu que le devoir de mémoire était la conséquence d’un
sentiment de culpabilité et de dette envers les acteurs du passé. La mémoire serait donc un
moyen pour le présent de commémorer les actions passées afin de ne pas les oublier. Ce qui
n’était alors qu’une façon de se remémorer l’histoire, devient avec le devoir de mémoire une
obligation sociale. C’est un risque qu’il est difficile de faire encourir à la mémoire qui peut en
être modifiée. « L’injonction à se souvenir risque d’être entendue comme une invitation
adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l’histoire » (Paul Ricœur, 2000, p.106).
Effectivement, la nécessité de mobiliser la mémoire a pour conséquence la multiplication de
potentiels détournements du passé. La population a besoin d’une mémoire accessible et
acceptable même si cela doit passer par une mise en scène des évènements passés.
L’important est la commémoration des faits, davantage que les faits en eux-mêmes. C’est
comme si la modification d’un événement pouvait se légitimer au nom de l’intérêt commun.
La « fabrication » du passé peut donc s’opérer avec la mémoire. Les autorités politiques
jouent ici un rôle particulièrement important dans la mesure où elles contrôlent les voies de
transmission et de communication.
2- Mémoire et identification communautaire
Avec la rationalisation et la laïcisation progressives de la société occidentale, les
autorités ecclésiastiques ont connu une forte baisse de crédibilité et donc d’influence.
Cependant, les individus ont de tout temps besoin de se tourner vers une entité qui les
aiderait à clarifier ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas dans ce qu’ils se rappellent du passé.
Nous avons vu précédemment que les éléments historiques de la mémoire étaient
sélectionnés de façon collective et au nom de « l’intérêt commun ». Les sociétés
européennes n’étant plus exclusivement basées sur la religion, il est donc très vite devenu
essentiel de trouver un autre point commun entre les individus, un autre sentiment
d’appartenance communautaire.
C’est ainsi que la société a développé davantage un sentiment d’appartenance, nationale
voir régionale. La revendication d’identités communautaires devient le centre des
préoccupations de la mémoire. Les éléments sélectionnés pour faire partie de la mémoire
collective correspondent donc à une quête identitaire, sociale et géographique, et servent
de preuves pour démontrer que la communauté a une raison d’être.
Cette idée rejoint certaines pensées misent en avant par le célèbre philosophe anglais du
XVIIe siècle, John Locke. Celui-ci affirmait en effet que la perception humaine pouvait être
sujet à une mobilisation dans le but d’une quête d’unification sociale. L’évaluation des
besoins présents, la projection dans le futur avec l’évaluation des menaces extérieures sont
des problématiques propres à l’existence humaine. Pour pouvoir répondre à ces
problématiques constantes, il est propice que l’ensemble des individus d ‘une même société
se sentent concernés et les affrontent ensemble. En d’autres termes, une communauté
chercherait donc à s’assurer de sa pérennité en faisant en sorte que tous ses individus se
23
retrouvent dans une même et unique représentation d’eux-mêmes. Le passé doit servir
d’emblème pour la société. La communauté a donc la volonté d’unifier les individus autour
de « vérités » historiques qui lui serviront à garantir son unification.
La société devient le dépositaire et le garant de la mémoire collective afin de la conserver
mais aussi d’en choisir les critères de sélection. La mémoire doit effectivement participer au
sentiment de sécurité des individus qui découle de la mainmise de la société sur la
perception du passé. Ainsi la mémoire permet de garantir l’unification communautaire
autour d’un sentiment d’appartenance commune. La société d’aujourd’hui plus laïque
remplace donc, à travers son pouvoir politique et ses élites intellectuelles, l’autorité
ecclésiastique qui avait joué ce rôle pendant tout le Moyen-âge.
Cependant nous allons voir que ce sentiment d’appartenance communautaire a été
exacerbé et surtout catalysé par l’émergence de l’idée de nation. Cette collectivité va
s’approprier la mémoire collective par l’intermédiaire de l’Etat, personnification et autorité
politique de la société. C’est ce que nous allons voir dans une seconde partie.
B- Fabrication de la mémoire par les autorités
politiques
1- Pouvoir et mémoire
Dans la précédente partie, nous avions observé que la mémoire avait été appropriée
successivement dans notre civilisation par les autorités religieuses puis politiques. Chacune,
à leur manière, ont dû trouver des moyens pour asseoir leur autorité et assurer l’unification
sociale. La capacité de se porter garant de la vérité en est un avantage certain. Après la
laïcisation de la société, l’autorité politique a pris le pas sur le pouvoir ecclésiastique,
devenant la principale source et gestionnaire de la mémoire. C’est à l’Etat que revient donc
le rôle de déterminer la crédibilité de la mémoire comme source de l’histoire. C’est lui qui
doit prouver son l’intérêt pour ainsi commémorer le passé.
De plus, seul l’Etat, et certaines communautés influentes, peuvent utiliser la mémoire pour
l’intérêt commun. Les autorités politiques sont en effet les seules à détenir la capacité
d’unifier l’ensemble de la société autour d’une perception du passé. Elles bénéficient d’une
sorte de pacte tacite passé avec la population. Il leur est ainsi possible de définir quels
critères seront décrétés pour constituer la mémoire. L’Etat est donc un important, voire un
acteur majeur dans le choix du passé qui formera la mémoire collective. En échange, la
population n’a pas à se soucier de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas. Leur autorité leur
fournit une mémoire « officielle ». L’Etat détient donc un grand pouvoir sur la mémoire et
24
donc sur la commémoration de l’histoire. L’intervention de l’Etat joue donc un rôle décisif
sur la perception que la société a de l’histoire.
Des décisions politiques françaises, telles que la loi reconnaissant la traite et l’esclavage
comme des crimes contre l’humanité (Loi n°2001-434 du 21 mai 2001) ou encore celle
reconnaissant le génocide arménien (Loi n°2001-70 du 29 janvier 2001), montrent bien que
des autorités politiques peuvent court-circuiter le travail de la mémoire en imposant de
façon officielle un point de vue qui peut être sujet à polémiques. En effet, ces deux lois ont
été imposées à la nation pour des raisons louables. Il s’agit effectivement de reconnaître
officiellement des faits historiques majoritairement reconnus et acceptés. Cependant, cette
obligation de mémoire s’oppose à d’autres points de vue. En effet, certains groupes dits
négationnistes, comptant parmi eux des intellectuels parfois même des historiens, livrent
une autre version de ces évènements. Quant à l’exemple de la traite et de l’esclavage, ils
sont parfois envisagés comme banals voire légitimes. Même s’ils sont contestables, ces
points de vue ont-ils le droit de cité ? L’Etat a donc un rôle à jouer pour garantir, comme
nous l’avons vu plus haut, la mémoire collective, l’idéal étant que celle-ci se rapproche le
plus possible de la vérité historique. Cependant, L’Etat doit-il utiliser son influence pour
museler les mémoires dissidentes ?
Enfin, l’influence de l’Etat peut être mal exploitée ou utilisée à mauvais escient. En effet, une
autorité politique peut manipuler la mémoire non au titre de l’intérêt commun mais dans
son propre intérêt.
2- Détournements de la mémoire
Nous avons vu précédemment que l’Etat avait tout à fait les capacités pour
promouvoir certains types de mémoires et en occulter ou minorer d’autres. Il peut donc
influencer la perception que nous avons de la vérité. Les exemples évoqués précédemment
ne faisaient que de rendre officiels des points de vue majoritairement partagés par la
société, d’autres situations montrent bien que des mémoires particulières peuvent être
utilisées de façon à modifier l’histoire aux yeux de la société.
Il est particulièrement aisé de détourner la mémoire notamment dans des régimes
totalitaires où le gouvernement « règne » sans contre-pouvoir. Dans de telles sociétés,
l'influence de l'Etat ne peut être contrebalancée par des instances, comme la presse alors
totalement censurée, ou par des organismes internationaux, interdits d'entrée. Dans ces cas
précis, la population ne peut avoir accès uniquement qu’aux informations étatiques, seule
source de mobilisation de la mémoire. En l’absence de contre-pouvoirs qui prôneraient des
mémoires dissidentes, l’Etat impose sa propre vision des faits historiques, ce qui est
beaucoup moins réalisable dans les sociétés démocratiques.
25
Dans ces régimes totalitaires, l’intérêt commun passe, selon les autorités, par le maintien de
leur système étatique qui serait le pilier de la conservation et de la cohérence sociale. Dans
ce but, il mobiliserait l’histoire en contrôlant les critères de sélection de la mémoire. Bien
sûr, chaque gouvernement en aurait sa propre définition, et donc des critères différents.
Ainsi, l’« on réécrit l’histoire à chaque changement d’équipe dirigeante » (Tzvetan Todorov,
1995). Il arrive même qu’un seul gouvernement puisse avoir des doctrines et objectifs
variant dans le temps et soit conduit à modifier la mémoire et l’histoire selon les
circonstances.
En résumé, l’Etat joue un rôle crucial dans la sauvegarde de la mémoire comme objet
d’étude de l’histoire mais il serait dangereux de lui laisser les pleins pouvoirs. Il est donc
important que cela ne soit pas l’Etat qui écrive l’histoire mais des professionnels tels que les
historiens. De part leur formation, ces derniers sont effectivement à même de respecter les
conditions de l'objectivité. Ce danger de l’utilisation de la mémoire a souvent été évoqué par
les historiens de l’Ecole des Annales, notamment ceux spécialisés dans l’histoire des
mentalités, tels que Jacques Le Goff qui avait déclaré « La mémoire ne cherche à sauver le
passé que pour servir au présent et à l’avenir. Faisons en sorte que la mémoire collective
serve à la libération et non à l’asservissement des hommes » (Jacques Le Goff, 1988, p.117).
De plus, le fait que des autorités politiques puissent étouffer des mémoires dissidentes pour
en finir avec les doutes de la société envers la vérité dite officielle, peut aller très loin. En
effet, ce contrôle de la mémoire peut avoir comme conséquence des condamnations,
facilitées par la violence légitime de l’Etat, envers les individus qui ne seraient pas en accord
avec la perception commune de la vérité.
26
IV- Les légendes sont-elles des mémoires ?
Cette partie sera consacrée à la notion de légende et aux définitions qui s’y
rapportent. C’est effectivement parfois bien difficile de définir une telle notion qui fait appel
à la fois à des références historiques et à l’imaginaire. Comment se forme une légende et
comment se diffuse t’elle dans une société ? Quelle est la particularité des légendes, en quoi
se distinguent-elles des autres formes de récits tels que les contes ? Dans cette perspective,
nous tenterons d'observer la part de vérité et la part d’imagination que comportent les
légendes. Enfin, nous analyserons ce que les sociétés en retirent.
A- L’élaboration des légendes
1- Le fondement des légendes
Une légende ne sort jamais de nulle part. Elle a toujours un fondement, une raison
d’être qui peut avoir plusieurs explications. D’où viennent les légendes ? Qui les a créées ?
Ce sont ces questions qui sont souvent inhérentes à l’étude de cette forme particulière de
représentation littéraire et orale.
Les légendes ont souvent, comme soubassement principal, l’inconscient collectif qui se sert
de ces récits, mais aussi d’autres formes d’expression comme le chant et le dessin, pour
s’exprimer. Les légendes décrivent donc des aspects de la vie humaine qui peuvent faire
l’objet de narration et d’exaltation de certains faits et sentiments. Or les personnages de ces
récits reflètent souvent la vie et les aspirations des lecteurs et auditeurs. Les légendes
permettent donc de s’approprier des évènements qui ne peuvent être complètement
contrôlés par l’homme. C’est en quelque sorte, une compensation de l’homme face à son
sentiment d’impuissance envers les phénomènes qu’il ne peut maîtriser. Les légendes sont
un outil pour lutter contre le sentiment d’infériorité et d’insécurité car elles abolissent le réel
en donnant aux personnages des capacités ou des destins supérieurs à la normale.
Les légendes sont donc une représentation idéalisée du réel. Cette forme de récits
spectaculaires qui viendrait compenser le réel « imparfait », lui ajoutant des éléments
comme la magie ou la puissance quasi divine.
Cependant, il y aurait une autre dimension à donner aux légendes, celle de la morale. En
effet, ce type de récit se veut généralement moralisateur, pour montrer ce qui doit être, ce
que les hommes doivent accomplir. Prenons l’exemple de la légende de Robert le Diable qui
serait dans un premier temps un homme sanguinaire et sans morale. Damné, il chercherait à
se repentir dans la seconde partie du récit, grâce à des actions bénéfiques. Cette légende
27
montre bien la volonté d’imposer des valeurs et des mœurs précises comme la pénitence et
la sainteté. On y voit l’influence de l’Eglise puisque souvent, comme dans le cas présent, le
châtiment des « mauvaises » personnes est l’impossibilité d’aller au paradis. Ces récits ont
donc pour objectif de rassurer auditeurs et lecteurs, sur leurs capacités à expier leurs fautes.
Cependant, d’autres légendes sans connotation religieuse, et donc moins diffusées pendant
le Moyen-âge et l’époque moderne, ont aussi eu leur importance comme récits
moralisateurs. Notons d’ailleurs que cette dernière forme de légendes était présente bien
avant l’apparition des religions monothéistes et existait donc dans les sociétés dites
païennes. Elles ont pu faire l’objet, au cours des siècles, d’essais parfois infructueux
d’appropriation de la part de l’Eglise. Ce sont généralement des légendes trouvant leurs
sources dans des croyances anciennes, comme par exemple le druidisme pour les légendes
celtes, telles la célèbre Tristan et Yseult.
Il existe des classements qui servent à délimiter et définir les fondements des légendes,
notamment celui de Jean-Pierre Bayard (2003), historien spécialisé dans l’étude des
symboles, rites et autres croyances. Ce classement ethnologique discerne plusieurs types de
légendes : Le type le plus répandu est définie comme « anthropologique ». Il proviendrait de
pensées primitives, des restes de religions et cultures élémentaires. Une autre forme est la
légende « allégorique » qui a toujours pour but de mettre en avant une morale en
particulier. Il existe aussi des légendes dites « astrales » qui mettraient en scène des
manifestations de la nature telles que le soleil contre l’obscurité, le tonnerre,….. . Les
légendes « mythologiques » existeraient aussi et seraient les plus enclins à être modifiées
par l’Eglise. On y trouve des notions telles que la réincarnation et la résurrection. Enfin, une
dernière forme de légendes existe, celle dite des « emprunts » ou linguistique. Leur origine
serait à rechercher dans la transmission de récits entre plusieurs peuples. La différence de
culture, notamment de langues, provoquerait des singularités introduites par chaque
civilisation dans le processus d'appropriation.
2- La diffusion des légendes
De part leur nature culturelle et ancienne, les légendes se sont diffusées
majoritairement par transmission orale. Bien sûr les écrits ont été importants dès le Moyen-
âge afin de toucher une population plus large. Cependant, l'alphabétisation étant peu
répandue à cette époque, la transmission orale a joué un rôle fondamental dans
l’enseignement de la morale pour la majorité de la population. Les légendes transmises sous
forme écrite se sont donc adressées aux religieux, qui conservaient et rédigeaient le plus
souvent ces œuvres et aux nobles qui étaient en mesure de les acquérir. Ces légendes écrites
étaient d’ailleurs généralement commandées à des fins précises.
Prenons l’exemple du Roman de Brut écrit au XIIe siècle par un poète nommé Wace, de la
région de Caen dans l’actuelle Basse-Normandie (A. Van Gemep, 1910). Il s’agit d’une
chronique légendaire retraçant l’histoire des rois d’Angleterre. L’auteur y glorifie les
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ancêtres supposés du roi Henri II. Cette « histoire » écrite sous une forme poétique, a été
commandée à l’auteur par Aliénor d’Aquitaine, épouse du roi, afin de légitimer leur règne.
Pour Wace, Henri II descendrait donc de Brutus, premier roi légendaire des bretons et lui-
même descendant d’Enée le survivant de la guerre de Troie et fils d’une divinité grecque.
Après avoir été rédigée, cette légende hagiographique a fait l’objet du même traitement que
d’autres grandes œuvres littéraires de cette époque : elle a été recopiée à la main pour
pouvoir se vendre en plusieurs exemplaires. Ces derniers seront d’ailleurs échangés sous la
forme de prêt entre familles nobles. Le roman de Brut, comme beaucoup d’autres récits
légendaires, peut être qualifié de « best-seller » médiéval en raison de son succès1. Avec
l’invention de l’imprimerie au XVe siècle, les copies se sont bien sûr multipliées mais en ne
touchant cependant qu'une minorité instruite.
Quant à la transmission des légendes parmi les individus illettrés, nous avons vu plus haut
que l’oral était un moyen de diffusion majeur. Les individus partageaient donc entre eux les
différentes légendes grâce à des conteurs professionnels errants, troubadours et ménestrels,
qui voyageaient de village en village. Il faut noter que ces derniers étaient aussi très prisés
dans les cours des nobles européens. La diffusion des légendes dans la population passait
aussi par d’autres personnes de passage telles que les marchands, les pèlerins, les
missionnaires et les soldats. Ces individus se mêlaient facilement à la population et
apportaient des récits originaires de régions parfois très lointaines. Ces va-et-vient
ininterrompus ont donné lieu à un important brassage culturel dont les légendes ont su
profiter.
Cependant, ces dernières se diffusaient également dans les communautés isolées. En effet,
des populations vivant en montagne ou des communautés itinérantes, telles que les
tziganes, avaient leurs propres légendes et se les transmettaient de génération en
génération. Les plus vieux, considérés comme les plus sages, assuraient cette fonction. Les
légendes pouvaient alors être contées sous la forme d’un divertissement tout en ayant le but
d’enseigner une certaine morale à la population. Les légendes les plus recherchées étaient
effectivement celles qui retraçaient l’histoire de personnages vivant des allégories de rites
sociaux (combats contre l’ennemi, recherches de ses origines,…). Les légendes servaient
souvent en effet à l’initiation des membres de la collectivité.
B- Vérité et imaginaire dans les légendes
1- Spécificités de la légende
La plupart du temps, un récit ne peut pas véritablement être classé dans un seul et
unique genre littéraire. Il est effectivement parfois bien difficile de différencier la légende, le
mythe, le conte et la fable. Ce qui distingue les légendes des autres récits, n'est pas le 1 Une œuvre médiévale peut être qualifiée de best-seller lorsqu’elle a dépassée le nombre d’une dizaine de
copies seulement (méthodologie médiévale, Lydwine Scordia, 2006-2007, licence d’histoire)
29
recours à l'imaginaire mais plutôt l’importance accordée à la morale et à la localisation
géographique.
Pour appréhender sérieusement les caractéristiques de chaque forme de récits, il est
nécessaire de faire appel à l’ouvrage d’A. Van Gennep (1910), ethnologue français. Il fut en
effet pionnier dans l’étude du folklore. Il est l’un des premiers à s’être penché sur la
distinction entre chacun d’entre eux dans le but de les définir. Le récit relevant de
l’imaginaire et le plus facile à opposer aux autres est la fable. Elle se caractérise par une
conception naïve des faits racontés. L’auteur y joue essentiellement avec l’allégorie dans une
perspective moralisatrice et si ses personnages ont des caractères et des noms humains, leur
aspect est celui d'animaux. C’est donc ici que seront classées des œuvres telles que, bien sûr,
les fables de la Fontaine écrites au XVIIe siècle, mais aussi le Roman de Renart, des XIIe et XIIIe
siècles, rédigé par plusieurs auteurs majoritairement non identifiés. Le côté naïf du récit est
aussi présent dans le conte, mais son effet y est multiplié à un tel point qu’il en devient
enfantin. L’importance de la morale est aussi présente mais ce récit fait peut être plus appel
au merveilleux et au romanesque. Beaucoup d’auteurs médiévaux et de l’époque moderne
ont choisi le conte pour s’exprimer, les plus connus étant Charles Perrault, H.C. Anderson et
les frères Grimm. Les plus anciens contes qui nous sont restés à ce jour sont d’origine perse
et datent environ du Xe siècle avant notre ère. Il s’agit des histoires contenues dans les Mille
et une nuits comme par exemple Aladin ou la lampe merveilleuse et Ali Baba et les quarante
voleurs. Le mythe est de loin le récit qui se veut le plus impressionnant de tous. La morale y
est nettement diluée et la naïveté des faits narrés a disparu. A la place on y trouve des
histoires de familles, de vengeances, de destins et de combats titanesques. Les décisions
divines y ont une très grande importance et l’action est certes souvent localisée mais se doit
d’être incomprise et inaccessible aux hommes. Les mythes sont particulièrement exploités
par la plupart des religions polythéistes telles que les mythologies grecque et scandinave par
exemple.
La légende est au carrefour de ces trois notions que sont le conte, la fable et le mythe.
Etymologiquement, une légende signifie « ce qui mérite d’être lu ». C’est un récit de
tradition orale à l’origine, qui a bien souvent été rédigé pour la postérité. L’appel au
merveilleux et sa vocation à enseigner la morale permettent à la légende de se rapprocher
du conte et de la fable. Comme le mythe, la légende a été un objet de croyance pour la
société qui la crée. De plus, des allusions à la religion peuvent avoir un rôle important dans
ces deux formes de récits, ainsi que des capacités hors du commun pour les personnages.
Ces ressemblances entre le conte, la fable et le mythe peuvent poser problème pour
réellement identifier la légende et lui attribuer une définition exhaustive. Cependant, elle se
caractérise des autres récits relevant de l’imaginaire par sa capacité à délimiter son sujet.
Elle permet en effet de localiser un endroit bien plus précis et de reconnaître les
personnages car l’auteur leur a donné des noms et des liens avec la région d’où le récit tire
son origine. Cette caractéristique est-elle suffisante pour considérer que les légendes ont un
fond historique ?
30
2- Y a t-il de l’histoire dans les légendes ?
Nous venons de voir que les récits narrés sous formes de légendes pouvaient être
l’objet de croyance dans la société où ils ont été élaborés. Les faits racontés étaient perçus
comme véridiques et caractéristiques du passé de la communauté. Ce qui nous paraît
invraisemblable et fantaisiste aujourd’hui ne l’était pas forcément hier. Une légende
contenant des sorcières et des malédictions pouvait « narrer » la vérité notamment avant la
nette rationalisation de la société au XIXe siècle. Cependant, l’attention portée à ces récits
n’est pas indéfinie, même durant le Moyen-âge et l’époque moderne. En effet, elles perdent
peu à peu de leur intérêt et de leur pertinence. Les faits racontés dans les légendes
paraissent trop éloignés dans le temps et deviennent au fur et à mesure partie intégrante du
folklore. Certaines d’entre elles tendent même à être confondues avec les mythes, dans des
sociétés monothéistes qui ridiculisent la croyance en plusieurs dieux et les restes de
paganisme qui peuvent être à l’origine de ces deux dernières formes de récits. Les historiens
des XVIIIe et XIXe siècles ont même cru pendant très longtemps que les légendes étaient une
évolution des mythes, plus en accord avec les mœurs du début de la société médiévale.
La part non négligeable d’imaginaire dans l’élaboration des légendes n’empêcha pas certains
historiens de penser que celles-ci pouvaient très bien avoir pour fondements des faits
historiques. La thèse principalement avancée est que la légende serait à l’origine un
témoignage direct qui aurait été modifié au fil du temps. Elle aurait été appropriée par
différentes personnes et pour différentes causes. Prenons tout d’abord l’exemple
d’Evhémère, savant grec du IVe siècle avant notre ère, qui avançait déjà que les récits
imaginaires ne seraient rien de moins que des déformations de l’histoire. En effet, de grands
rois ou de célèbres militaires auraient été gardés en mémoire par une civilisation, qui en
voulant les glorifier et louer leurs haut-faits, les auraient dénaturés et en auraient fait des
hommes dotés de capacités hors du commun ou même des dieux.
Les historiens des XIXe et XXe siècles ont affiné cette thèse et ont trouvé d’autres raisons
pour expliquer les différentes déformations dont les légendes auraient fait l’objet. Elles
seraient tout d’abord élaborées non juste après les évènements narrés mais souvent des
générations après, ce qui expliquerait le fait que le récit soit différent de la véritable histoire.
Les légendes ne seraient donc pas écrites par des témoins des faits mais par la mémoire
collective (A. Van Gennep, 1910). De plus, le rajout imaginaire des légendes serait dans
certains cas dû au besoin de ces nouvelles générations, qui par définition n’auraient pas le
statut de témoins, d’expliquer certains faits qui auraient été oubliés au fil des siècles. Pour
compléter un récit trop lacunaire, on aurait donc ajouté des éléments, quitte à faire appel au
merveilleux (Konrad Zucker, 2006). Au final, on peut facilement concevoir qu’une légende
garde sa légitimité en tant que vérité, le temps qu’elle reste compréhensible aux yeux des
individus, malgré de potentielles modifications. Cependant, dès que ces dernières ne
paraissent plus plausibles, c’est la légende entière qui perd tout crédit.
31
Si les éléments rajoutés ou modifiés étaient retirés, serait-il donc possible de retrouver des
traces de véritables faits historiques? La légende est-elle toujours une infidélité faite à
l’histoire ? Il est difficile de répondre à ces questions, surtout quand on sait qu’il est presque
impossible de savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas dans ce genre de récits. Cependant,
les légendes pourraient servir dans certains cas, non de preuves, mais de sources orales, à
l’instar de la mémoire collective. Le croissement de ces informations, avec par exemple des
documents écrits plus sûrs, pourrait faire ressortir des éclaircissements sur certains
évènements historiques.
32
Conclusion
Tout au long de cette première partie consacrée à la définition de concepts tels que
les légendes, l’histoire et la mémoire, la notion de vérité a constitué un fil conducteur
permettant de les distinguer les uns des autres. L’histoire, en dépit de la subjectivité
inhérente à l’être humain, a pour but de mettre en ordre les événements du passé et cela
dans une optique de rationalisation de ses méthodes (archives, objets archéologiques,…).
L’histoire est une discipline scientifique qui tend donc vers la vérité. Cependant, son travail
n'est pas à l'abri de l'instrumentalisation par le pouvoir, notamment à certaines périodes.
Dans de telles situations, la vérité peut être « orientée » pour des raisons politiques,
sociales, économiques et idéologiques.
Cependant, même en mettant de côté ces cas de détournements volontaires de la vérité,
l’histoire a toujours été sujette à l’extrapolation. En effet, de tout temps, les sociétés
mettent en mémoire les faits historiques avec subjectivité et volonté d’identification. Ce
phénomène a pu amener les événements du passé à être soit minorés ou soit glorifiés selon
les circonstances et les « nécessités » du moment. Malgré ces écarts avec la vérité
historique, la mémoire collective est une source de l’histoire qu’il serait regrettable de
négliger. Elle procure des témoignages voire des points de vue qui, recoupés avec d’autres
sources plus fiables, peuvent apporter des éclaircissements sur certains événements
incompris ou méconnus.
Quant aux légendes, nous avons pu voir, par leur élaboration et diffusion, qu’elles se
rapprochaient beaucoup du fonctionnement de la mémoire collective. Elles se fondent en
effet le plus souvent sur un fait historique modifié de génération en génération. La légende
est en fin de compte un type de mémoire collective qui en possède les caractéristiques les
plus élémentaires, excepté sa tendance à faire appel à l’imaginaire. Alors que les mémoires
plus traditionnelles vont le plus souvent extrapoler la vérité, les légendes vont utiliser le
merveilleux et le surnaturel pour mettre en lumière le passé.
La mémoire collective est certes un outil potentiel de l’étude de l’histoire, ce qui n'est pas
forcément le cas de la légende. L’utilisation de l’imaginaire est un frein à sa légitimité. Nous
mettrons en lumière cette problématique dans la prochaine partie, en étudiant la place
acquise par les lieux légendaires dans les sociétés.
33
Partie II : Légendes et patrimoine
34
Introduction
Cette deuxième partie du mémoire sera plus concrètement consacrée au rapport
existant entre les légendes et le patrimoine. Est-il en effet légitime de patrimonialiser les
lieux légendaires ? Les légendes peuvent-elles sérieusement être à l’origine de hauts-lieux
culturels à l’instar de l’histoire et de la mémoire ? Cette partie aura donc pour objectif de
répondre à ces questions, en s'appuyant sur les clarifications effectuées dans la partie
précédente.
Dans un premier temps, nous nous interrogerons sur le statut patrimonial des lieux de
mémoire. Pour cela nous étudierons le patrimoine, dans une optique légale et officielle, mais
aussi dans la manière dont la mémoire peut être présentée au public sur les sites culturels. A
travers cette problématique nous chercherons plus particulièrement à savoir si les lieux de
légendes sont considérés comme des lieux de mémoire à part entière et s’ils sont traités
différemment par les professionnels de la culture par rapport aux patrimoines plus
classiques.
Nous étudierons ensuite la construction des sites légendaires. Avec leur apparition dans la
mémoire collective, et leur aménagement en lieux visités par le public, les lieux de légendes
ont-ils acquis une place légitime dans la culture? Les légendes étant des récits provenant,
certes de potentiels évènements historiques, mais surtout de l’imagination des hommes,
est-il possible que les lieux qui leurs sont consacrés soient aussi issus d’une mise en scène ?
Enfin, nous verrons quelles sont les raisons qui poussent les visiteurs à s’intéresser aux lieux
légendaires. Notre étude portera sur la transformation des lieux légendaires en hauts-lieux
du patrimoine et sur l'intérêt suscité auprès du public.
35
I- Le patrimoine : historique ou mémoriel?
Nous allons étudier dans cette première partie, le lien qui unit la notion de
patrimoine à celle de « hauts-lieux ». Ces derniers sont effectivement le plus souvent des
sites visités au nom du patrimoine culturel ou naturel qu’ils représentent et préservent.
Acquérir le statut de haut-lieu est donc bien souvent plus facile pour un monument
historique. Mais qu’en est-il des lieux de mémoire ? Nous ne pouvons pas nier que la
mémoire, comme l’histoire, est une excellente source de patrimoine. Mais est-elle capable
de fournir des « hauts-lieux » aussi légitimes que ce dernier ?
A- Quel patrimoine ?
1- Définition du patrimoine
L’UNESCO, l’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture,
définit le patrimoine comme « l’héritage du passé dont nous profitons aujourd’hui (et) que
nous transmettrons aux générations à venir ». Etymologiquement le mot patrimoine vient
du latin pater qui signifie père, et de patrimonium qui veut dire bien transmis par le père (J.
Bouffartigue et A.M. Delrieu cités par P. Guillot, 2006). Sa définition s’est peu à peu élargie
pour englober les biens et le savoir communautaires dignes d’être conservés et transmis aux
générations futures (Françoise Choay, 1999). Le patrimoine est donc un héritage du passé
qui est bon d’être sauvegardé. Il serait effectivement le témoignage des évènements passés
et du savoir de ceux qui nous ont précédés. Il faut voir l’histoire comme une évolution
constante de la vie humaine, dont le patrimoine serait les vestiges de ses moments forts. Il
servirait donc de rappel, de preuves du passé. Construits tout au long des siècles par les
sociétés, les lieux patrimoniaux sont les restes d’évènements mémorables. Certains sont
dignes d’être loués et glorifiés (lois des libertés fondamentales, découvertes scientifiques,…)
d’autres représentent plutôt des évènements éprouvants (guerres, catastrophes
naturelles,….). Le patrimoine doit donc être conservé pour que nous puissions apprendre de
nos prédécesseurs.
Cependant, que recouvre véritablement la notion de patrimoine? Au premier abord on peut
penser que les évènements historiques, et l’histoire en général, sont les plus privilégiés dans
le patrimoine. La majorité des sites classés le sont au nom des monuments historiques. Les
bâtiments anciens, les chefs-d’œuvre, les villes témoins d’évènements notables, les objets
appartenant à tel ou tel personnage illustre, sont des exemples de patrimoines prisés et
valorisés dans la société. Mais d'autres types de témoignages ont aussi de l’importance.
36
Un moulin situé en plein milieu d’un champ, d’une machine ayant servi pendant la
Révolution industrielle ou encore d’un fragment de poterie exhumé lors de fouilles
archéologiques. Ils sont notamment ce qui subsiste de méthodes architecturales et
urbanistiques ou de modes de vie de communautés disparues. Leur conservation est donc
primordiale. Tous ces vestiges, tout autant symptomatiques du passé que ceux
précédemment cités, sont aussi conservés et parfois aussi protégés par la loi. Cependant,
certains d’entre eux, considérés comme mineurs ou trop répandus, ne reçoivent aucune
attention particulière de la part de la société. De plus, il ne faut pas non plus oublier les
patrimoines dit naturels, qui sont le plus souvent des paysages construits par l’homme pour
diverses raisons telles que l’agriculture, mettre fin aux marées, la déforestation, etc. Ces
paysages « naturels » font l’objet d’une protection particulière dont l’importance tend à
s’imposer progressivement dans les mœurs sociales.
Le patrimoine le moins bien loti est celui que l’on appelle le « patrimoine immatériel».
Nommé de cette façon car il ne peut être conservé matériellement, cette catégorie de
patrimoine concerne des pans entiers de la mémoire et du savoir humain : chants, langues,
gastronomie, savoir-faire et légendes. Ces témoignages sont moins bien mis en valeur et la
société s’en soucie peu. Cependant, le patrimoine matériel étant de mieux en mieux
protégé, la législation s’attaque depuis à sauvegarder également l’immatériel même s’il y a
encore de gros efforts à faire. De nouvelles techniques de conservation ont été élaborées
pour permettre leur préservation : archives audio-visuelles et recueil de témoignages sur les
savoirs « traditionnels ».
2- La législation du patrimoine
Dans notre pays, l’idée que le patrimoine commun à la société doit être protégé est
venue avec la Révolution de 1789. Une opposition aux destructions opérées sur les
monuments et œuvres d’art appartenant à la noblesse et au clergé, a émergé. Elle a
provoqué une prise de conscience de la part de certains intellectuels. Ainsi l’abbé Grégoire a
décidé d’œuvrer pour que le nouvel Etat reconnaisse l’existence d’un patrimoine méritant
d’être sauvegardé pour les générations futures. Très progressivement, une législation,
conséquence d’une toute nouvelle politique culturelle, va voir le jour.
Les premières lois françaises de protection du patrimoine ont tout d’abord concerné les
monuments les plus illustres. L’inspection générale des Monuments Historiques est le
premier organisme culturel créé au XIXe siècle pour inventorier le patrimoine à sauvegarder
et même à restaurer. Avec le concours de personnalités telles que Prosper Mérimée, les
années 1840 vont être marquées par une grande avancée dans le domaine du patrimoine,
notamment avec la première liste de monuments en 1841 comprenant des sites tels que la
Basilique Saint-Denis et la cathédrale Notre-Dame de Reims. Cependant, le patrimoine est
encore considéré comme celui ayant « une importance historique » et qui aurait le « mérite
de l’art». Ces conditions étaient celles retenues par François Guizot, dans son rapport de
37
1830 qui sera à l’origine de la création de l’inspection générale des Monuments Historiques
et du nouvel intérêt porté au patrimoine par le monde politique. Le patrimoine plus modeste
n’est pas pris en compte à cette époque. La loi de 1887 fixe encore les critères de
classements comme historiques et artistiques.
Avec le XXe siècle, la notion de patrimoine s’est étendue et la législation a dû s’adapter
progressivement. D’autres formes de patrimoine ont été reconnues, avec la loi de 1906 sur
la protection des sites et Monuments Naturels de caractère artistique. Cette dernière a été
remplacée en 1930 par la loi sur la protection des Monuments Naturels et des sites à
caractère « artistique », « historique », « scientifique », « légendaire » ou « pittoresque ». Il
s’agit d’une grande avancée en ce qui concerne le patrimoine immatériel, car la notion de
patrimoine légendaire devient ici un critère de sélection. Cependant, elle ne sera que peu
appliquée et il faudra attendre le siècle suivant pour que cette notion rentre réellement dans
les mœurs.
Au niveau mondial, l’UNESCO, fondée en 1945, s'attache elle aussi au départ au seul
patrimoine matériel. Cependant, au début du XXIe siècle, une convention de 2003 porte sur
la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel et rentre en vigueur en 2006. Devant
étendre et promouvoir la notion de protection du patrimoine à une échelle internationale,
l’organisation a dû, dès les années 1990, s’intéresser à des cultures où le patrimoine matériel
est très peu important, comme en Afrique ou en Asie. De nombreux pays, dont la France,
ont signé cette convention, reconnaissant ainsi officiellement l’existence d’un patrimoine
immatériel. De nouvelles formes de patrimoine vont donc être mises à l’honneur. L’idée de
sauvegarder des sites au nom de leur statut de lieux de mémoire émerge également. Le
patrimoine culturel immatériel est définit par l’UNESCO comme « les pratiques,
représentations, expressions, connaissances et savoir-faire - ainsi que les instruments,
objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés». Mais ce patrimoine s'exprime
sous des formes matérielles : « les traditions et expressions orales, y compris la langue
comme vecteur du patrimoine culturel immatériel : les arts du spectacle ; les pratiques
sociales, rituels et événements festifs ; les connaissances et pratiques concernant la nature
et l’univers ; les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel ».
B- Les « lieux de mémoire »
1- La notion de lieux mémorables
Le terme de lieux de mémoire a fait son apparition dans le langage courant dans les
années 1980 et est entré dans le dictionnaire en 1993. Il a été créé par Pierre Nora, dans ses
ouvrages historiographiques les plus célèbres (1997). Les lieux mémorables sont des sites où
se cristallise l’histoire des hommes. En d’autres termes, ils sont des ancrages géographiques
38
pour les évènements historiques. L’importance donnée à ces sites est une conséquence de la
construction de la mémoire collective. C’est effectivement parce qu’un événement du passé
a été gardé en mémoire, que le site correspondant en devient le symbole à conserver.
Cependant, tous les événements ne génèrent pas forcément un lieu de mémoire. Il faut
souvent qu’ils soient des moments forts, caractéristiques de la société qui les a vécus. Pour
être plus clair, un lieu mémorable doit faire l’objet d’une certaine vénération et de
commémorations. Il doit aussi être porteur de valeurs brandies comme essentielles dans la
société : la liberté du peuple, les héros de guerre, la grandeur des civilisations. Par
conséquent, seuls des évènements glorieux et « intéressants » à mettre en lumière vont
produire des lieux de mémoire.
Parallèlement, tous les sites ne peuvent devenir des hauts-lieux. Il est en effet aussi
important, pour mettre en place un lieu mémorable, que le site soit propice à la mémoire.
En raison des conséquences visibles de l’évènement historique ou part sa nature favorable à
l’imagination humaine, un site sera plus favorable que d’autres. « Que certains sites,
montagnes, grottes, confluences, rivages soient plus souvent l’objet d’une symbolisation
peut s’expliquer par les effets de l’imagination matérielle » (Bernard Debordieux, 1993,
p.110).
L’exemple d’Oradour-sur-Glane, dans la région du Limousin, est significatif de ce point de
vue. Mis en valeur, dès les années 1950, comme le village martyr de la Seconde Guerre
mondiale, Oradour-sur-Glane a été gardé dans l’état où il a été trouvé après la fin du conflit.
Il avait en effet été presque complètement détruit et ses habitants massacrés par des soldats
allemands. Cette guerre extrêmement marquante du XXe siècle a laissé derrière elle de
nombreuses cicatrices chez la population. Après l’armistice, celle-ci avait besoin d’atténuer
les tensions internes qui pouvaient exister (épurations,…). Afin de réconcilier le pays, la
nécessité de diaboliser l’ennemi s’est clairement fait sentir. Ainsi le village d’Oradour-sur-
Glane a été choisi pour symboliser les épreuves vécues précédemment par l’ensemble de la
population française. Comme un village témoin, archétype de tous les autres villages, l’Etat
en a fait un symbole pour une réconciliation nationale.
Mais pour qu’il soit un site de commémoration assez fort, il était nécessaire de souligner les
aspects dramatiques, ou tout du moins que ces derniers soient visibles. Ainsi pour conserver
à ce village cette connotation de martyr, les habitants qui avaient survécu ont été expropriés
de leurs maisons. Ils ont dû s’installer à l’écart des vestiges, où avait été mis en place un
nouveau centre urbain. Le site de l’ancien village a été vidé de ses habitants et donc de
toutes activités. Il est devenu un lieu de commémoration et de... tourisme. Pour être un site
mémorable et un mausolée, Oradour-sur-Glane a été figé volontairement dans le temps,
durant la Seconde Guerre mondiale. Au nom de la mémoire, ce village n’a plus le droit de
véritablement exister en tant que tel.
39
Photographie n°1 : Oradour-sur-Glane après le massacre (© centre de la mémoire, 1950’)
Photographie n°2 : Oradour-sur-Glane actuel (© centre de la mémoire, 2000’)
En conclusion, on peut dire qu’un lieu de mémoire est le résultat d’une combinaison entre
un événement historique, majeur de préférence, et d’un lieu pouvant favorablement
l’accueillir. La mémoire ne fait donc pas tout. Il est nécessaire que le haut-lieu incarne
l’événement historique qui s’y rattache.
2- Le patrimoine comme un mémorial de l’histoire
Comme nous venons de le voir précédemment, un lieu n’a pas de mémoire par lui-
même, c’est le fait de le patrimonialiser avec la mémoire des hommes, qui lui donne le
statut de lieu mémorable (Françoise Choay, 1999). C’est la société qui produit les hauts-
lieux, et non le contraire. Paradoxalement, cela n’empêche pas certains sites d’être
annoncés comme fondateurs de communautés. Ces lieux de mémoire ont été élaborés dans
le but de rappeler le passé. Ils servent de mémoriaux, pour permettre le recueillement sur
40
les évènements glorieux de notre société. « Les lieux de mémoire naissent et vivent du
sentiment qu’il n’y a pas de mémoire spontanée, *…+ qu’il faut maintenir des anniversaires,
organiser des célébrations, *…+ parce que ces opérations ne sont pas naturelles. *….+ Ce sont
des bastions sur lesquels on s’arc-boute » (Pierre Nora, 1997, p.24). Les lieux de mémoire
sont donc des reconstitutions du passé, mais de façon idéalisée et parfois même imagée. Ils
sont des outils servant à démontrer que la mémoire officielle est la bonne. Ils sont des
preuves de ce qu’avance la mémoire.
Ils incarnent donc non l’histoire mais la mémoire collective dont les critères ont été choisis
par la société et plus particulièrement par l’Etat ou le pouvoir. L’histoire, celle de l’objectivité
et de la vérité scientifiquement prouvée, n’a pas forcément sa place dans les lieux de
mémoire. Dès que l’histoire essaye de s’imposer dans l’organisation et la célébration de ces
hauts-lieux, ces derniers prennent le risque de perdre leur statut de sites mémorables. La
rigueur historique leur serait en effet défavorable, soulignant la reconstitution des faits
voire la falsification par la mémoire. « Une société qui ne vivrait intégralement que sous le
signe de l’histoire ne connaitrait pas, en fin de compte, *…+ de lieux où ancrer sa mémoire »
(Pierre Nora, 1984, p.20).
Reprenons l’exemple d’Oradour-sur-Glane, qui a fait l’objet d’une importante mise en scène
pour devenir un site représentatif de la répression, en situation de guerre, envers les civils.
L’installation d’un centre historique en 1999 a eu pour conséquence la désanctuarisation du
lieu. Le travail des historiens a en effet permis de remettre cet épisode de la Seconde Guerre
mondiale dans son contexte et de lui enlever tout ce qui relevait de l’idéalisation. Appelé
paradoxalement le « centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane », ce complexe muséal a
pour objectif de proposer au public une exposition permanente, et d’autres plus
temporaires, sur des sujets locaux comme européens. Cette approche plus pragmatique et
objective du site a été voulue pour lui donner une dimension plus sérieuse et historique,
tout en gardant le statut de lieu de mémoire qui est plus propice pour retenir l’attention du
visiteur.
On peut cependant se demander si cette situation pourrait se produire avec cette mémoire
si particulière qu’est la légende. En effet, la désanctuarisation d’un site légendaire ne peut
avoir lieu dans les mêmes conditions qu’un site se voulant représentatif d’un événement
historique. Puisque la légende n’a plus la possibilité aujourd’hui de prétendre à la vérité, le
public ne s’attend donc pas à trouver sur les sites, des preuves objectives de l’histoire. Le
travail des historiens ne peut donc pas réellement avoir lieu, ce qui permet aux sites de
conserver leur statut de haut-lieu.
41
II- Lieux de légendes et légendes des lieux
Les lieux légendaires étant situés dans le registre de l'imaginaire, leur
patrimonialisation peut être source de polémiques quant à leur légitimité. L’objectif de ces
sites étant d’attirer des visiteurs et de survivre aux dégradations du temps, il est nécessaire
que leur patrimonialisation repose sur des fondements solides. Ceci leur assurerait en effet
d’être présentés au public et défendus par les autorités culturelles.
La façon dont ces sites dotés de légendes sont valorisés prend donc toute son importance.
Faut-il plutôt mettre en évidence les récits légendaires du lieu ou plutôt les marginaliser au
profit de son caractère historique ? L’intérêt porté par la société pour les légendes peut-il se
traduire par des mises en scène voire des constructions de légendes ?
Nous allons donc examiner maintenant les fondements de ces lieux légendaires et les raisons
qui poussent ces derniers à s’intéresser aux légendes.
A- Légendes et histoire des sites
1- Valoriser les lieux historiques par leurs légendes
En raison du nombre considérable de sites visitables et de bâtiments ou d'objets
patrimonialisés, il est parfois bien difficile pour certains lieux de se démarquer. Les lieux les
plus célèbres sont à l'évidence les plus visités car ils sont les mieux valorisés par les autorités,
comme les Monuments Historiques, ou encore les sites mémoriaux, de guerre par exemple.
Les responsables de certains sites font donc le choix de rester à la limite entre le lieu
historique et le lieu légendaire. Ce sont généralement des sites qui peuvent légitimement se
considérer comme du patrimoine en raison de leur cadre architectural ou encore naturel.
Cependant, c'est d’abord la légende qui y est abritée qui leur attribue un statut de haut-
lieu culturel et touristique. Ainsi en est-il du patrimoine rural, comme les moulins de
campagne, les fontaines de petits villages et leurs arbres plusieurs fois centenaires. Ces
derniers sont bien souvent les seuls sites « patrimonialisables » à défaut de bâtiments
remarquables ou de faits historiques de premier plan, du moins en fonction des critères les
plus reconnus et les plus « classiques ». Ces derniers atouts avantageux en termes d’image
sont généralement réservés aux grandes villes. Celles-ci bénéficient en effet le plus souvent
des principaux repères historiques en comparaison des bourgs de campagne
Le problème étant que classer et protéger tout le « petit patrimoine » est problématique par
manque de moyens financiers et d’effectifs. De plus, la question de la pertinence de ces
actions peut être posée. Est-il en effet nécessaire de sauvegarder tous les moulins et
42
fontaines d’une même région, surtout s’ils ont été fabriqués sur le même modèle et aux
mêmes époques ? Cette interrogation est liée à la valorisation de l'exceptionnalité, critère
qui eut cours dès le début de la prise de conscience patrimoniale, à la fin du XVIIIe siècle. Il y
a donc de quoi provoquer des rivalités entre des localités qui veulent se doter d’une
meilleure notoriété que leurs voisins et attirer des visiteurs pour des raisons économiques:
le patrimoine est devenu une ressource non négligeable, par le truchement du tourisme.
Munir son petit patrimoine d’éléments atypiques et originaux par rapport aux sites voisins,
peut donc être un excellent moyen pour se différencier et ainsi susciter l’attention du public.
C’est donc ici que l’appropriation d’une ou plusieurs légendes par un lieu peut jouer un rôle
important dans sa patrimonialisation.
L’exemple du moulin du XVIe siècle, dit « du Crémeur », nous servira d'illustration ici.
Construit dans la région des pays de la Loire (département Loire-Atlantique) dans la zone
d’influence de la ville très touristique de Guérande. Situé dans la campagne, tout près des
fameux marais salants, ce moulin à vent aurait pu subir le même sort que la majorité des
autres moulins de la région qui avaient été construits pour l’exploitation locale avant la
modernisation apportée par l’industrialisation. On ne compte plus en effet les édifices de ce
genre qui y ont été abandonnés, dans un état avancé de délabrement voir complètement
détruits. Ceux qui sont encore debout restent très nombreux (moulins de Kercabu, de
Drézeux, de Tréveday, ….), mais ont des difficultés à attirer de potentiels visiteurs ou même
l’intérêt des services culturels dont la présence est pourtant indispensable pour assurer leur
sauvegarde. Si le moulin dit « du Crémeur » a pu sortir du lot, c’est parce qu’il a su mettre en
valeur la légende qui se rattache à lui et à qui il doit son surnom du « moulin du diable ».
Pourtant classé monument historique depuis 1901, c’est grâce à la légende, qui raconte que
l’édifice aurait été construit par le diable après avoir été dupé par un meunier qui avait passé
un pacte avec lui, que le site a pu être restauré. Aujourd’hui, ce moulin a le privilège d’être
cité comme patrimoine local au côté de la cité médiévale de Guérande et des marais salants.
2- Justification des lieux légendaires
Nous avons observé que la fréquentation des sites est favorisée par la notoriété
acquise par leurs légendes. Mais le contraire peut aussi exister. La légitimité des lieux
légendaires peut se mesurer par rapport à leur importance historique. Plus les faits
présentés au public peuvent être assortis de preuves historiques, plus certains sites peuvent
se permettre de réclamer le droit d’être cités parmi les lieux touristiques incontournables de
leur région, voir même candidater pour faire partie des hauts-lieux de la société. C’est pour
cette raison que le moindre fait historique avéré est fièrement arboré par les lieux
légendaires. Ceci peut être paradoxal car l'attente des visiteurs est souvent toute autre.
Ce type de sites est effectivement considéré par le public comme moins sérieux et plus
ludique que les monuments dits plus classiques. Des a priori collent donc à l’image des lieux
de légendes, qui s'en détachent d'ailleurs difficilement sans pour cela perdre leurs
particularités légendaires. Il est en effet parfois difficile de mettre en lumière les
43
caractéristiques historiques d’un site lorsque le public ne s’intéresse uniquement qu’à sa
légende. De plus, ces préjugés liés aux lieux de légendes peuvent nuire à leur bon entretient
et à leur sauvegarde, car les autorités négligent souvent ces sites considérés comme moins
intéressants et accessoires.
Pour bien comprendre l’utilité de légitimer un site par son histoire, nous pouvons citer ici
l’exemple de la ville de Carnac, dans le département du Morbihan, connue essentiellement
pour ses fameux alignements de menhirs. On peut y croiser de nombreux visiteurs venus
pour voir de leurs propres yeux cette installation énigmatique de grands rochers posés à
même la terre sur plusieurs kilomètres. Ce lieu a effectivement fait l’objet d’un grand intérêt
de la part de la population pour son aspect impressionnant et ses légendes, et cela depuis sa
redécouverte à la fin du XVIIIe siècle. Le manque, pendant très longtemps, de connaissances
sur l’origine de ces alignements a favorisé l’imagination humaine notamment à travers les
hypothèses de nécropoles, de réunions druidiques ou encore de personnes pétrifiées et
transformées en menhirs. Devenu un lieu de curiosités et non d’histoire, le site de Carnac a
été laissé aux mains des curieux jusqu’à la fin du XXe siècle, époque à laquelle les autorités
politiques ont pris la mesure du mauvais état dans lequel il se trouvait.
Ayant subi de nombreuses dégradations par les visiteurs qui ne se rendaient pas forcément
compte de l’intérêt de sauvegarder ce site préhistorique, les alignements de Carnac ont été
clôturés par un grillage. Ils sont fermés au public durant les périodes estivales depuis 1991,
afin d’éviter de gros flots touristiques et de favoriser la restauration naturelle de la
végétation. De plus, pour s’assurer que l’historicité du lieu soit bien comprise par les
visiteurs et qu’elle soit même perçue comme attractive, les autorités ont mis en place une
politique de réhabilitation du site en favorisant une mise en lumière des pratiques de la
période néolithique. Un musée, baptisé avec les noms des premiers archéologues du site et
composé d’une importante collection d’objets préhistoriques, a été aménagé dans le centre-
ville de Carnac ; un centre d’interprétation, nommé « maison des mégalithes » situé juste à
côté des alignements, propose au public de s’intéresser à la restauration des pierres. Le
classement du site en 1996 au titre de Patrimoine Mondial par l’UNESCO a aussi permis de
donner une autre image de Carnac : celle d’un lieu historique ayant reçu une reconnaissance
internationale des spécialistes des Monuments Historiques.
B- Dérives des lieux légendaires
1- La mise en scène abusive des sites
Nous venons de voir qu’il est parfois bien difficile de mettre en valeur un site lorsqu’il
est attaché à une légende. Les professionnels du patrimoine concerné doivent-ils privilégier
l’histoire des lieux ou plutôt leurs légendes ? Il est le plus souvent nécessaire de jongler
entre les deux pour ainsi satisfaire tous les visiteurs, que ces derniers s’intéressent à
44
l’ensemble du site ou uniquement à une seule de ses caractéristiques. Mais certains sites
entretiennent volontairement ou non cette ambigüité pour accroître l’attractivité du lieu.
Des mises en scène sont alors proposées au public qui ne peut plus guère différencier le vrai
du faux, c’est à dire ce qui dépend de la vérité historique et ce qui provient de l’imagination
humaine.
Comme dans le cas précédemment cité des alignements de Carnac, il est parfois assez facile
pour les visiteurs de penser que l’intérêt du lieu légendaire ne réside uniquement que dans
ses légendes. La méconnaissance de la période néolithique avait dans ce cas précis influencé
la perception que l’on pouvait avoir du lieu. De ce fait, à son histoire, ignorée des visiteurs,
s'était substituée la légende. Même si à Carnac, comme dans d’autres lieux, l’histoire a pu
reprendre sa place, il existe encore des sites où la légende prime sur la « vérité historique ».
Ces cas, où la perception des visiteurs est abusée par ce qu’on leur montre, ne résultent pas
forcément d’une volonté de tromper venant des responsables des sites. La nature même de
certains lieux ne favorise effectivement pas la mise en lumière de leur histoire. Un site
touristique peut se retrouver avec peu ou pas d’informations à exploiter, ce qui les
empêchent de développer leurs caractères plus pédagogiques. Ainsi en est-il également des
sites naturels tel un parc ou un lac, dont les moyens de présentation au public sont limités.
Exceptés le développement géologique et l’étude de la flore, il reste que très peu de
possibilités pour essayer de capter l’attention de nouveaux types de visiteurs, autres que de
potentiels randonneurs. Faire appel à des légendes peut donc être un des seuls bons moyens
d’exploitation disponibles.
Ces difficultés de mise en valeur peuvent aussi être rencontrées par le petit patrimoine,
comme nous l’avons vu précédemment avec le moulin du diable dans les marais salants de
Guérande. Cependant, ce patrimoine avait tout de même gardé en mémoire son caractère
historique, architectural voir social, ne le dissimulant derrière sa légende. Celle-ci
représentait un supplément et non le centre de sa mise en valeur. Le cas du « Val sans
retour », une vallée entourant un lac dans la forêt de Brocéliande en Bretagne, peut donc
être problématique. Ses responsables ne montrent aux visiteurs que ses légendes masquant
ses autres caractéristiques. Le manque d’exploitation de son patrimoine naturel est
malheureusement important, et l’histoire de son occupation humaine en est occultée. Bien
que sa particularité de haut-lieu de la région ne puisse lui être enlevée, il est discutable de le
protéger au titre du patrimoine historique ou naturel, puisque ce dernier n’y est pas une
préoccupation pour le public comme pour ses responsables.
2- La construction intentionnelle de légendes
Après avoir vu que certains lieux exagéraient volontairement l’exploitation de leurs
légendes au détriment de leurs caractères plus pédagogiques, il existe également des
situations où des sites dépourvus de légendes mettent tout en œuvre pour en créer une.
45
Des récits sont alors élaborés pour mettre en lumière certaines particularités des sites
touristiques. Cette volonté intentionnelle de faire passer des sites naturels ou culturels pour
des lieux de légendes pose donc des questions sur le sérieux de la gestion de ces endroits et
évidemment sur la légitimité de proposer ces lieux à la visite.
L’origine des légendes est reconnue comme étant une extrapolation de faits historiques,
modifiés au fil des siècles le plus souvent à des fins de glorification de l’histoire de la société,
même si pour cela les narrateurs semblent penser qu’il est nécessaire de faire appel au
surnaturel. Nous savons aussi que ce type de récit peut être favorisé par certains lieux dont
les particularités, naturelles ou pas, sont propices à l’imagination humaine, tels que les
grottes et les bâtiments délabrés. Cependant, un lieu de légendes traditionnel se créait
généralement très lentement, sur plusieurs générations, et jamais sous l’impulsion d’une
quelconque décision individuelle. Ce genre de sites peut donc prétendre légitimement au
titre de lieu de légendes car, même si les récits qui leur sont attachés ne sont plus
aujourd’hui des objets de croyance, ils sont le résultat d’un travail antérieur sur la mémoire
collective du lieu.
En revanche, certaines légendes sont très rapidement mises en scène et utilisées. L’origine
de ces récits est trop récente et mal ancrée dans la mémoire régionale. Certains cas de lieux
légendaires peuvent même être uniquement le résultat d’une volonté individuelle voir
politique à des fins bien sûr touristiques et économiques. Prenons l’exemple de « la cabane
de César » (A. Van Gemep, 1910), qui est un dolmen situé à 17 km de la ville de Felletin, dans
la région du Limousin. Construction mégalithique datant de la fin du néolithique, c’est à dire
vers 2750 avant notre ère, le site a été inscrit sur la liste des Monuments Historiques depuis
1966 en tant que parfait spécimen de construction funéraire typique de la région angevine
de cette époque. De par son apparence insolite et extravagante, ce dolmen a de tout temps
attiré la curiosité des habitants de la région qui ont, au fur et à mesure, mis en place une
légende pour expliquer son existence parmi eux. Le site a donc pendant très longtemps été
présenté comme l’habitation de créatures féériques qui sortiraient la nuit pour se regrouper
et surveiller les alentours. Cependant, ce récit devant être perçu comme peu avantageux
pour l’image de la région, une personnalité municipale a pris la décision en 1771 de
renommer ce qui s’appelait avant « la cabane des fées » en « cabane de César ». Une
construction de la mémoire du site a depuis été élaborée par les autorités en rapprochant le
dolmen de plusieurs autres lieux situés à proximité comme des vestiges de bains publics et
de camps militaires romains. Ce cas précis est donc un parfait exemple d’une construction
légendaire au service de l’image d’une localité et du tourisme. Pourtant sans fondements, la
légende a tout de même pour but de légitimer le haut-lieu.
46
III- Aux origines des légendes
Les lieux de légendes aménagés pour accueillir du public sont de plus en plus
nombreux en France, mais aussi dans beaucoup d’autres pays du monde. Ils sont en effet
très appréciés par la population. Celle-ci recherche des sites à visiter, différents de ceux
qu’elle fréquente habituellement. Elle attend ici non la vérité historique, mais des vérités
imagées, fantastiques voir cachées. De plus, les lieux légendaires, véritables lieux de
mémoire, en ont les principales caractéristiques même si ces dernières sont légèrement
« biaisées » par la part d’imagination présente dans les légendes. Nous allons voir que ces
sites sont certes des hauts-lieux de la société mais que la psychologie du visiteur contribue
également à expliquer leur succès auprès du public.
A- Hauts-lieux de la société
1- Lieux fondateurs et créateurs de liens sociaux
L’une des principales caractéristiques des lieux de mémoire, que l’on retrouve
facilement dans les lieux légendaires, est la capacité à symboliser des valeurs et des mœurs
mais aussi à créer un sentiment d’appartenance. En d’autres termes, les lieux de légendes
servent de fondations à l’unité sociale. La population aurait effectivement « besoin de points
de repères et puisqu’il s’agit de localisation, il faut que se détache pour elle *…+ les
emplacements les plus chargés de significations » (Maurice Halbwachs, 1941). Les lieux de
légendes sont loin d’être avares en signification. Ils sont en effet parfois choisis comme
emblèmes communautaires, comme un ancrage territorial de mémoires locales. Les lieux de
légendes sont donc souvent des « lieux érigés délibérément et collectivement au statut de
symbole d’un système de valeurs territoriales » (Bernard Debordieux, 1993, p.109).
Prenons par exemple la légende de la bête du Gévaudan, localisée dans l’actuel
département de la Lozère, dans le sud de la France, et qui représente traditionnellement
cette région dans la mémoire collective. Plus qu’un symbole local, elle est devenue un
emblème repris par la population pour se singulariser mais aussi par les autorités pour
identifier leur territoire. La ville de Paulhac en Margeride, dans le Languedoc-Roussillon, a en
effet adopté en 2001 un blason municipal orné de deux bêtes du Gévaudan.
C’est en raison de cette capacité à représenter une communauté, ou plus particulièrement
un territoire, que les lieux légendaires doivent correspondre aux valeurs et pratiques sociales
qu’ils sont censés incarner. Pour garantir cet état de fait, la population, ou encore les
professionnels de la culture des lieux concernés, doivent s’assurer de la pérennité des
47
symboles que ces lieux véhiculent. Tout est donc mis en place pour que les légendaires
correspondent aux stéréotypes du genre et que les visiteurs se sentent immergés dans le
folklore local. C’est ce que l’on peut désigner comme la mise en valeur de la réputation des
lieux.
Nous venons de voir que les lieux de légendes sont des territoires notables et porteurs de
valeurs pour la société. Il est aussi important de noter que ces sites facilitent la célébration
et l’existence de liens sociaux. La population a effectivement besoin de se rassembler autour
de points d’ancrages territoriaux. Pour Pierre Nora, « la mémoire est l’histoire totémique »
(Pierre Nora cité par M.C Lavabre, 2000, p.53). En outre, les lieux de légende peuvent être
considérés comme des centres de mémoires car les individus qui les visitent peuvent tous
sans exception s’approprier les légendes comme des mémoires locales, nationales voir
mondiales. L’exemple le plus évident de légende internationalement reconnue et qui donne
lieu à des rassemblements de curieux est le célèbre château de Dracula en Roumanie, visité
tous les ans par nombre d’étrangers. Ces lieux peuvent donc devenir, comme les autres lieux
de mémoire, des sites topographiques livrés à la commémoration. Cependant, nous allons
voir que ces commémorations peuvent être bien différentes de celles célébrées dans les
lieux de mémoires plus traditionnels.
2- Des hauts-lieux plus ludiques ?
La valorisation de ces lieux de légendes prend souvent un caractère plus ludique que
celle des lieux historiques. Cela est certainement dû à la part d’imagination inhérente à la
construction des légendes, mais aussi par leurs sujets traités de manière légère voire
enfantine (des trésors cachés,…) ou, à l’opposé, violente voire morbide (des lieux hantés, des
malédictions locales…). Les lieux de légendes manquent donc de crédibilité pour être
considérés comme des sites d’instruction et d’apprentissage culturel. Cependant, il ne faut
pas négliger la volonté non dissimulée de certains lieux de légendes de se promouvoir
comme capables d’apporter aux visiteurs des connaissances historiques.
Il est en effet courant de trouver des sites qui s’attachent à narrer les mœurs et les
coutumes sociales comme le feraient des sites plus historiques. Les légendes étant des
modifications, ou encore des réalités rêvées de faits du passé, elles peuvent donc au moins
prétendre à la possibilité de relater les usages sociaux d’une communauté. Exposer par
exemple des costumes imitant ceux de la Renaissance ou présenter les habitudes
alimentaires du Moyen-Âge est donc une option muséographique possible pour les lieux
légendaires.
Cependant, ces sites ne sont propices ni aux démonstrations historiques, ni à la conservation
d'objets qui auraient plutôt leur place dans un musée. Les lieux légendaires ont donc des
limites dans ce qu’ils peuvent proposer au public, ce qui n’est pas forcément le cas des lieux
de mémoire plus traditionnels. Reprenons l’exemple du mémorial de Caen qui a la volonté
48
de glorifier les évènements de la Seconde Guerre mondiale tout en se présentant sous la
forme d’un musée.
Mais ce qui différencie surtout la légende par rapport aux objets plus traditionnels de la
mémoire, est l’importance du nombre de personnes se sentant concernées par le récit. Les
mémoires classiques peuvent certes toucher un pays, voire plusieurs, mais les sites qui leur
correspondent vont d’abord concerner une plus petite partie de la population qui a vécu les
conséquences des faits narrés. Ceux qu’on pourrait appeler les acteurs des faits, ou leurs
héritiers, ne vont pas aller visiter les lieux de mémoires de la même façon que la majorité de
la population. Pour plus de clarté, prenons l'exemple du mémorial de la Shoah situé à Paris
et ouvert au public depuis 2005. Les expositions permanentes et temporaires, comme les
actions pédagogiques, sont accessibles à tous et même adaptées à tous les types de visiteurs
tels les étrangers et les enfants. Cependant, le mémorial accorde de l’importance à
l’organisation de commémorations retraçant l’histoire de la Shoah avec par exemple la
présence de rabbins. De plus, le site abrite « un mur des noms » des juifs français déportés
sous le régime de Vichy. Leurs héritiers qui viendraient visiter le site ne le feront pas dans
l’optique de la mémoire nationale, mais dans celle de leur mémoire familiale voire de la
communauté juive. Le mémorial deviendra donc, plus qu’un lieu de mémoire, un lieu de
pèlerinage.
En comparaison, les lieux de légendes, par leur origine incertaine et leur part d’imagination,
ne peuvent pas, ou dans une moindre mesure, être des sites donnant lieu à des
commémorations communautaires ou individuelles. Ils ne font pas partie de l’histoire
d’individus en particuliers. Ils appartiennent à tous ceux qui veulent se les approprier.
Mais n’oublions pas ce que nous avons vu précédemment, c’est à dire cette mémoire
légendaire collective et non individuelle, fondatrice de société. Elle peut donc, comme les
autres formes de mémoires, faire l’objet de commémorations. Les lieux de légendes peuvent
donc être sujets à des pratiques et des représentations (fêtes, cérémonies, rituels,…) qui les
inscrivent concrètement dans le quotidien social (D. Grange et D. Poulot, 1997). Ainsi
l’abbaye de Mortemer, en Haute-Normandie, classée Monument Historique depuis 1966 est
aussi présentée comme un site hanté du XIIe siècle. Des cérémonies appelées « nuits des
fantômes » y sont organisées tous les étés et réunissent des visiteurs espérant apercevoir un
esprit. De plus, des « journées de célibataires » sont aussi mises en place pour que ces
derniers puissent profiter de la fontaine de Sainte-Catherine censée aider les célibataires à
trouver des partenaires.
49
B- Les attentes du visiteur
1- Les légendes et le surnaturel
Nous savons que de tout temps, l’homme a été attiré par ce qu’il pouvait observer
mais ne pouvait expliquer. Il pensait donc que ces éléments étaient le résultat d’une force
supérieure et non naturelle. Cela a eu pour conséquence de transformer chaque phénomène
inexpliqué en objet de croyance par la population. C’est ainsi que des manifestations
naturelles, qui ont trouvé une explication scientifique depuis, ont été interprétées, dès
l’apparition de la notion de communauté, comme les actions sur terre de puissances
supérieures. Prenons par exemple, les éclairs qui, d’après les grecs de l’antiquité,
matérialisaient la colère de Zeus, ou encore les guérisons soudaines du Moyen-Âge qui
étaient attribuées à des saints.
Ces nombreuses croyances ont bien souvent donné lieu à ce qu’aujourd’hui nous appelons
des légendes mais qui étaient considérées comme la narration de faits avérés à l’époque.
Cette volonté d’expliquer ce qui paraissait incompréhensible est certainement du ressort de
phénomènes sociologiques voir psychologiques. Il est en effet reconnu que certains
éléments présents dans les récits légendaires trouvaient leur source dans le besoin inhérent
à l’espèce humaine de compenser son impuissance sur les manifestations de la nature. D’où
le désir de créer des puissances supérieures qui aideraient les hommes, ou des pouvoirs
magiques attribués à certaines personnes en particulier, pour lutter contre ce qui serait
néfaste à l’homme (A. Van Gemmep, 1910).
Ils sont le plus souvent présents dans les légendes pour personnifier le mal et la mort. Le
diable aurait été effectivement popularisé au Moyen-Âge. Il représente notamment le mal
dans la culture judéo-chrétienne. Même si de nombreuses divinités polythéistes pouvaient
être néfastes pour l’homme, comme Seth dans la mythologie égyptienne ou Hadès dans la
mythologie grecque, aucune entité n’incarnait à elle seule le mal. C’est avec le monothéisme
que la notion d’une puissance maléfique serait apparue en opposition avec celle du dieu
unique (Jean-Pierre Bayard, 1970). De là se serait formée l’idée que des humains puissent
suivre le diable et agir en son nom, tels que les sorcières que l’on retrouve dans beaucoup de
légendes. Notant par exemple l’existence de certains récits comme celui de Robert le Diable
qui serait le fils du mal et dont l’esprit règnerait sur le château qui porte son nom à
Moulineaux dans le département de Seine-Maritime. Il existe aussi un village, appelé Mâlain,
dans la région de Bourgogne tout près de Dijon, qui d’après sa légende serait le repère de
sorcières gardant l’entrée de l’enfer cachée sous un château-fort. Ce récit est si vivace encore
aujourd’hui qu’un rassemblement public, « la foire Artisanale au pays des sorcières », est
organisé dans le village tous les deux ans depuis 1997.
En ce qui concerne les récits mettant en scène des fantômes, ils trouveraient leurs sources
dans la volonté d’appréhender le phénomène de la mort. Essayer de comprendre ce qui
50
arrive aux personnes décédées est un sujet de légendes commun à toutes les civilisations.
Penser que des esprits restent sur terre après avoir disparu est, inconsciemment ou pas, un
moyen de lutter contre sa propre peur de la mort (Konrad Zucker, 2006). C’est ainsi que les
histoires de fantômes sont certainement les légendes les plus abondantes et les plus
diffusées dans la population à toutes les époques. De plus, des cas précis donnent matière
plus que d’autres à l’extrapolation. En effet, les esprits des personnes, tuées de façon
violente ou inconnue, sont très redoutés car ils chercheraient à se venger. Prenons l’exemple
des dames blanches, fantômes féminins censés avoir été tués injustement, notamment par
leurs maris, et qui hanteraient le plus souvent des châteaux pour empêcher les humains d’y
vivre tranquillement (châteaux de Landreville dans le département des Ardennes, celui de
Fougères-sur-Bièvre dans le Loir-et-Cher, celui de Trécésson dans le Morbihan,….).
Aujourd’hui, il n’est pas nécessaire d’incriminer la croyance en l’existence du surnaturel,
pour expliquer que certains sites soient encore porteurs de légendes et soient visités par le
public. Même si la superstition est encore légèrement présente dans la population, la
rationalisation a fortement diminué l’incompréhension envers certains phénomènes
naturels. Il faut plutôt chercher du côté de l’attachement aux traditions communautaires,
comme dans l’exemple des fêtes de Mâlain organisées en l’honneur des sorcières. Mais il est
aussi possible d’expliquer les lieux légendaires par l’attirance du public pour les histoires
sanglantes et mystérieuses.
2- Continuité du succès des légendes au XXe siècle
Le rapport que les légendes entretiennent avec leur diffusion dans la population est
assez ambigu. Nous avons déjà vu précédemment qu’il est parfois bien difficile de savoir si
c’est l’imagination humaine, matérialisée sous forme de récits, qui serait à l’origine des
légendes, ou si se sont les légendes qui sont simplement retranscrites avec de potentielles
modifications dans la littérature et autres. Les récits légendaires ont de tout temps été
rapportés sous différentes formes. Au delà de la littérature, nous avons vu qu’ils étaient
aussi très présents dans la tradition orale. Avec le XXe siècle, il est aussi possible de les
trouver notamment au cinéma et plus marginalement sous d’autres formats comme la
bande-dessinée.
L’augmentation des moyens de narration des légendes amplifie le phénomène de
modifications de ces récits, mais n’empêche pas, bien au contraire, leur diffusion. Alors que
la rationalisation de la population pourrait faire penser que les légendes perdent de l’intérêt
aux yeux des individus, la multiplication des supports d’exploitation sert en fin de compte à
améliorer l’attraction que ces récits exercent, en leur donnant plus de profondeur et de
réalisme. Le cinéma a en effet permis de leur donner un aspect matériel, à l’instar des sites
visitables qui sont une mise en scène des légendes dans la réalité. Les légendes sont donc
toujours un important et notable sujet d’expression humaine et ne sont pas près d’être
oubliées ou mises à l’écart par la mémoire collective.
51
La preuve est donnée par l’énorme succès que certains films ont pu avoir dans la société.
Depuis les années 20, les longs-métrages mettant en scène des personnages légendaires et
même des lieux légendaires sont abondants et un bon nombre d’entre-deux font même
partie des classiques du cinéma du XXe siècle. La figure de Dracula, popularisée par le roman
de l’irlandais Bram Stoker écrit en 1897, a été portée à l’écran sous le titre de Nosferatu, une
symphonie de la terreur, en 1922 par F.W. Murnau. La peur que cette véritable légende
roumaine a pu créer dans le public, notamment avec les meurtres mystérieux et l’obscurité
de son château, a permis à ce personnage de vampire d’acquérir une renommée mondiale.
Cette légende a été reprise tout au long du siècle et est devenue une valeur sûre pour le
cinéma fantastique et d’horreur. En 1931, Dracula de Tod Browning était disponible dans les
salles, suivi en 1958 par le Cauchemar de Dracula, par les maîtresses de Dracula en 1960,
Dracula, prince des ténèbres en 1966, les Cicatrices de Dracula en 1970 et enfin Dracula de
Francis Ford Coppola sorti en 1992. D’autres personnages et lieux légendaires ont aussi été
adaptés à l’écran comme le Fantôme de l’Opéra, produit en 1925 puis en 1962, qui retrace
l’histoire du fantôme qui hanterait l’opéra Garnier à Paris. L’image effrayante du diable, des
sorcières et des loups-garous ont aussi été l’objet de longs métrages tels que les plus
notables Le loup-garou en 1941, La nuit du loup-garou en 1961, La maison du diable en
1963, La sorcière sanglante en 1963 et les vierges de Satan en 1968 qui ont, chacun à leur
tour, reçu une bonne critique lors de leurs sorties en salles. Les lieux de légendes ont refait
leur apparition dans les années 80 comme sujet du cinéma d’horreur avec des films tels que
Amytiville, la maison du diable en 1979 et 2005, Candyman en 1992, Urbain légend en 1998,
Le projet Blair Witch en 1999 et Sleepy Hollow la même année. Adaptés de façon plus
moderne, avec de nouvelles techniques pour les effets spéciaux, et adaptés de légendes
majoritairement américaines, ces derniers films ont aussi permis de diffuser massivement
ces légendes dans la population.
52
Conclusion
Cette partie, consacrée aux lieux de légendes, nous a permis d’étudier leur légitimité
et leur place dans la société. La patrimonialisation de ces lieux pose en effet de nombreuses
questions. Leurs présentations au public est-elle légitime du point de vue du public mais
aussi du pouvoir politique ? Les lieux légendaires peuvent-ils être considérés comme des
hauts-lieux à l’instar des lieux de mémoire ?
Nous avons pu voir que légalement, les lieux légendaires sont reconnus par les autorités
comme une forme de patrimoine mémoriel, même s’il reste encore un long chemin pour
qu’ils soient sauvegardés à ce titre. Ces lieux sont en effet classés et sauvegardés avant tout
pour leur intérêt historique. Leur caractère légendaire est souvent « un plus » à mettre en
valeur, mais pas ce qui est principalement mis en avant. Il en est de même pour la légitimité
de ces lieux aux yeux des visiteurs. Ces derniers les considèrent comme plus ludiques et
moins sérieux que le patrimoine historique.
Cependant, avoir une légende est parfois un bon moyen pour un site de cultiver son image
auprès de la population. Cela peut en effet attirer l’attention des visiteurs qui s’intéressent
au surnaturel et au merveilleux. De plus, un lieu de légende peut, de même que les sites
mémoriels, véhiculer des symboles culturels et permettre des identifications
communautaires.
Un lieu légendaire peut donc être considéré comme un lieu patrimonial comme les autres et
même prétendre à devenir un haut-lieu de la société. Dans certains cas, cet état de fait peut
s’expliquer par la célébrité du site. L’importance du nombre de visiteurs, de la forêt de
Brocéliande par exemple, peut notamment s’expliquer par la grande renommée dont le site
est doté. Dans d’autres situations, il est nécessaire de mettre en place une politique
volontariste pour faire connaître le lieu. Le cas de l’abbaye de Mortemer en Normandie, est
un parfait exemple de mise en scène de légendes pour attirer l’attention sur un site culturel.
Nous étudierons ces cas dans la prochaine et dernière partie de ce mémoire.
53
Partie III : Etudes de cas Modalités de valorisation patrimoniale des légendes
54
Introduction
L’objectif de cette dernière partie est d’analyser différents types de valorisation de
sites légendaires. Comme nous l’avons évoqué précédemment, un lieu de légendes est la
plupart du temps « tiraillé » entre intérêt historique et fiction, imaginaire. Que doit-on
privilégier? Tout dépend de l'objectif poursuivi. Si les éléments historiques confirmés ont de
la valeur, ils ne suscitent pas toujours la plus grande attention du public. Or, l'attractivité
d'un site peut permettre sa sauvegarde. Ainsi, les légendes peuvent-elles constituer une
véritable opportunité à ne pas négliger pour valoriser un site. En même temps, le registre ne
sera pas, dans un tel cas, celui de la crédibilité. Plusieurs cas présentés ici nous aideront
peut-être à mieux comprendre les ressorts de la patrimonialisation des lieux de légendes.
Nous commencerons par l’exemple d’un lieu de légendes, célèbre et populaire, qui attire de
nombreux visiteurs chaque année. La forêt de Brocéliande (département de l’Ille-et-Vilaine)
est effectivement un haut-lieu très apprécié par le public. Son intérêt préhistorique, à
travers ses constructions mégalithiques, et naturel, pour l’importance de sa végétation
(protégée au titre de Natura 2000), font de ce site un lieu patrimonial à part entière.
Cependant, c’est la notoriété de ses légendes qui lui donne son importance et lui confère
son originalité.
En second lieu, nous étudierons l’exemple de l’abbaye de Mortemer (département de
l’Eure), classée au titre des Monuments Historiques. Patrimoine important de sa région
grâce à son histoire, ce sont pourtant ses légendes qui en composent le centre de sa mise en
valeur.
Ce lieu est similaire au château de Robert le Diable (département de Seine-Maritime). En
effet, ce Monument Historique est également associé à une légende. Cependant, sa
politique culturelle est différente, actuellement axée sur la restauration du site. Sa
valorisation réserve quant à elle le même sort à l’histoire et aux légendes.
Ces trois études de cas nous permettront donc de découvrir des modalités et des choix bien
différents concernant la patrimonialisation des lieux légendaires. Nous verrons ainsi ce qui
pousse certains responsables de ces sites à privilégier les légendes tandis que d’autres
essayent plutôt de rendre la valorisation plus « équilibrée » entre leurs différents atouts.
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La forêt de Brocéliande
Photographie n°3 : Vue de la forêt de Paimpont, appelée aussi de Brocéliande (Ludivine Kirichdjian, juillet 2010)
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I- La légende arthurienne
Brocéliande est un massif forestier qui s’étend sur sept mille hectares de la Bretagne
armoricaine et qui renferme plusieurs lieux censés être liés à la légende du roi Arthur et de
la Table Ronde. Ces sites sont présentés comme le tombeau de l’enchanteur Merlin ou
encore la vallée où le chevalier Lancelot aurait sauvé des innocents de l’emprise de la fée
Morgane. Pour aborder, en toute connaissance de cause, les différents sites de Brocéliande,
il est nécessaire d’étudier la légende arthurienne, plus précisément ses origines et son
évolution aux cours du temps. Car les différents récits qui la relatent sont le fruit d’une
longue maturation littéraire où chaque auteur participe à l’élaboration de la légende.
A- Origines de la légende
1- Les sources historiques
Tout au long de sa construction, la légende du roi Arthur et de la Table Ronde a été
présentée comme un récit fondé sur des faits réels. Elle a de tout temps été utilisée par
différents pouvoirs, essentiellement médiévaux, pour légitimer leur autorité sur l’actuelle
Grande-Bretagne ou sur l’Armorique. L’image du roi Arthur constitue ici un emblème
important de la culture celtique. Il est un personnage fondateur de la société anglo-saxonne.
Depuis le regain d’intérêt dont la légende a fait l’objet au XVIIIe siècle, de nombreux
inconditionnels du cycle arthurien, et parmi eux des historiens, ont tenté de prouver que ces
divers récits s’appuyaient sur des faits réels. Ils ont donc cherché à recouper la légende avec
certains événements historiques.
On sait en effet que tous ces personnages sont présentés dans les textes comme ayant vécu
aux environs des Ve et VIe siècles après notre ère (Guyonvarc’h, 2006, p.7). Certaines dates
plus précises ont même été avancées. L’avènement du roi Arthur aurait effectivement eu
lieu au tout début du VIe siècle, et sa mort plutôt vers les années 540. Les allusions à
l’administration de son royaume sont plutôt floues. Dans Historia Brittonum écrit au IXe
siècle par le chroniqueur Nennius, Arthur est qualifié de « dux bellorum », titre porté par les
chefs de guerre romains. Cette appellation serait à mettre en relation avec la conquête de
l’île de Bretagne (actuelle Angleterre) par l’Empire romain dès le début du Ier siècle et son
occupation jusqu’au VIe siècle. Le roi Arthur est aussi présenté comme principal défenseur
de l’île face aux Saxons et aux Pictes. Il est vrai que la fin de l’Antiquité est marquée, en
ancienne Bretagne, par différentes invasions barbares, notamment saxonnes, qui essayaient
par tous les moyens de piller les villages celtes. Ces envahisseurs ont effectivement
57
rencontré une résistance locale, soutenue par des généraux romains. De plus, les Pictes,
peuple indigène vivant à l’extrême nord de l’île de Bretagne, posaient de nombreux
problèmes, entrant sans cesse en conflit avec les populations situées plus au sud.
Cependant, il est très difficile de prouver l’existence d’une autorité représentée par le roi
Arthur. Aucun texte fiable ne fait mention du personnage. Chaque récit où il apparaît est
relié au merveilleux et au surnaturel. De plus, il existe trop d’épisodes et de situations
mythiques qui ne peuvent être replacés logiquement et clairement dans l’histoire. Les autres
personnages n’ont aucune crédibilité historique et certains événements racontés présentent
trop de ressemblances avec des récits mythologiques irlandais et celtes. Le roi Arthur n’a
donc que très peu de chances d’être un personnage historique (Guyonvarc’h, 2006, p.6).
Sa présence dans les récits rapportant ces événements de la fin de l’Antiquité renvoie plutôt
à la personnification et la sacralisation de la résistance celte. Il existe d’ailleurs une théorie
d'après laquelle la figure du roi Arthur réunirait, en une seule personne, plusieurs individus,
voire plusieurs communautés, qui auraient lutté contre les Saxons et les Pictes. La raison
d’être du roi Arthur et de la Table Ronde est donc avant tout emblématique du peuple celte
et des îles britanniques. La renommée du cycle arthurien est telle qu’à partir du XIIe siècle
essentiellement, il a été sans cesse réapproprié et renouvelé. L’élaboration de nouveaux
textes pendant tout le Moyen-âge a sensiblement développé cette mythologie.
Cependant, on oublie souvent que l’origine de cette légende est bien plus ancienne que le
XIIe siècle. Les premiers récits du genre sont effectivement à la fois gallois et irlandais,
datant du haut Moyen-âge.
2- La mythologie celtique
Les populations celtes ont de tout temps produit énormément de légendes,
généralement axées sur la nature, le merveilleux et leur système social. Tous ces récits
possèdent donc des points communs, propres à la culture galloise mais aussi irlandaise, qui
sont les principales productrices celtes de légendes (Guyonvarc’h, 2006, p.6). On y retrouve
en effet les mêmes thèmes telle la mention de la classe sacerdotale des druides
administrant le domaine du sacré dans la société. En Irlande, l’importance du couple formé
par le roi et son conseiller druidique est aussi très marquée dans les récits. Cette association
est matérialisée dans le cycle arthurien par le lien unissant le roi Arthur et Merlin
l’enchanteur. Un deuxième thème très présent est que les grands rois naissent par
l’intermédiaire d’un dieu celte qui se substitue au père naturel. La légende de Mongan, roi
d’Ulster, raconte qu’il aurait été engendré par le dieu Manannan. Ce thème a été repris avec
Arthur, fils d’Uther Pandragon qui se serait substitué au Duc de Cornouailles, époux de sa
mère Ygerne. Le troisième thème, essentiel dans les légendes celtiques, est celui de
l’épouse infidèle. De nombreux récits, telle la légende de la reine Medb qui tromperait son
mari Ailill, sont issus de cette conception particulière du couple royal chez les Celtes. On
retrouve cette idée dans la romance de la reine Guenièvre et de Lancelot du Lac.
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De plus, il existe beaucoup d’éléments de la légende arthurienne qui sont issus de l’ère
préchrétienne (Bayard, 1970). La création de certains personnages tels Merlin le druide, la
fée Morgane ou encore Viviane, est d’influence celtique. Ces personnages représentent
l’apport merveilleux de la légende et ne peuvent donc trouver leurs origines dans la
chrétienté. En plus de la culture druidique, ils font échos à de petites divinités de la nature,
propres à la croyance celtique (Viviane, la Dame du Lac). On peut ajouter l’existence
d’Avalon, sorte de paradis celte.
Cependant, ce qui a provoqué la scission entre la légende arthurienne et le reste de la
mythologie celtique est l’influence notable de la christianisation sur la première (Bayard,
1970). Le cycle arthurien a été diffusé dans toute l’Europe occidentale dès le Moyen-âge. Il a
donc subi de nombreuses influences et a été continuellement modifié. La mythologie celte
plus traditionnelle a, quant à elle, survécu dans des récits que les populations celtiques n’ont
jamais exportés. Prenons comme exemple les légendes retraçant les aventures de Pwyll, de
Branwen et de Manawyddan. Elles sont demeurées assez confidentielles. Si elles ont subsisté
jusqu’à nos jours, c’est grâce au travail de moines du VIIe siècle, qui transposèrent sous
forme écrite, les légendes mythologiques de l’ancienne Irlande.
Mais revenons aux récits qui sont à l’origine du cycle arthurien. Ils ont subi un sort bien
différent. Ils font partie de ces légendes que les Celtes, fuyant les barbares en immigrant
dans l’actuelle région Bretagne à partir du IVe siècle, ont apportées avec eux sur le continent
(Bayard, 1970). Elles ont petit à petit été véhiculées par des bardes et jongleurs, puis
recueillies sous formes de poèmes pour les cours princières du nord de l’Europe.
On peut noter parmi eux Kulhwch et Olwen, qui a trouvé sa forme définitive au XIe siècle.
D’origine galloise, ce récit retrace l’histoire d’un chevalier Kulhwch qui va faire appel au roi
Arthur pour passer des épreuves qui lui permettront d‘épouser Olwen et ainsi devenir roi,
vassal d’Arthur. Le Livre de Taliesin, qui date du Xe siècle, est un recueil de poèmes. Parmi
eux Le Butin d’Annwn retrace les aventures d’Arthur à la recherche d’un chaudron magique.
Nous avons aussi déjà fait mention d’Historia Brittonum de Nennius, écrit au IXe siècle. Ce
texte raconte en effet les batailles livrées par Arthur contre les envahisseurs saxons.
Ces légendes sont les premières à évoquer le roi légendaire et sa cour. Ces récits celtiques
connaissent une grande notoriété dans toute l’Europe et influencent les premières versions
romanes de la légende dont celle de Chrétien de Troyes, l'un des auteurs les plus importants
de la légende du roi Arthur et des chevaliers de la Table Ronde.
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B- La Table Ronde au Moyen-âge
1- Chrétien de Troyes et autres textes fondateurs
Comme nous avons pu le voir précédemment, certains textes celtes ont traversé la
Manche et ont influencé la construction « française » de la légende arthurienne. C’est à
partir du XIIe siècle qu’un tournant majeur a lieu pour ces récits (cités par A. Van Gemep,
1910). C’est en effet à cette époque que la légende est élaborée pour être ensuite diffusée
dans toute l’Europe.
Il faut dire que ce siècle a été marqué par les difficultés de la royauté anglaise. Les
Plantagenêts, descendants du Normand Guillaume le Conquérant, règnent sur l’île de
Bretagne depuis 1066. Leur origine continentale pose en effet un problème de légitimité
auprès de la population. Faire appel à la figure du roi Arthur est donc un bon moyen pour
eux de se faire respecter et d’asseoir leur autorité. De plus, ils ont apporté avec eux des
coutumes et des mœurs venant du continent. Les influences romanes et chrétiennes sont
donc importantes pour les textes écrits au XIIe siècle sur le roi Arthur. Un auteur, d’origine
galloise mais de tradition continentale, écrit Historia Regum Britanniae (histoire des rois de
Bretagne) en langue latine dans les années 1130. Geoffroy de Monmouth mentionne
plusieurs personnages de la Table Ronde comme Merlin et Perceval. De plus, il présente
clairement Arthur parmi les premiers rois fondateurs du pays et comme un ancêtre des rois
du XIIe siècle. L’auteur dédicace alors son ouvrage au roi Etienne d’Angleterre.
S’ensuit une autre commande de la famille Plantagenêt. Aliénor d’Aquitaine, épouse du roi
Henri II, demande à un clerc normand exilé en Angleterre et nommé Wace, de rédiger une
histoire mémorable de la généalogie de son mari. S’inspirant de l’œuvre de Monmouth,
l’auteur écrit le Roman de Brut vers 1150 qui retrace également les aventures du roi Arthur
et en fait aussi un des rois légendaires de l’Angleterre.
Mais la renommée de la légende arthurienne commence réellement avec la publication des
romans de Chrétien de Troyes. Écrivant entre 1160 et 1190, il a, à son tour, reçu une
commande de propagande de la part cette fois-ci du Comte de Flandre, fiancé de Marie de
Champagne, elle-même fille de Henri II et d’Aliénor d’Aquitaine. Avec, Lancelot le chevalier
de la charrette, Yvain ou le chevalier au lion et l’inachevé Perceval ou le conte du Graal,
Chrétien de Troyes va marquer pendant longtemps le cycle arthurien.
Il impose une connotation catholique avec, pour la première fois, une allusion au Saint Graal.
C’est avec cet auteur que la défense de la religion va réellement apparaître dans la légende
arthurienne comme un idéal à suivre, une quête spirituelle complètement étrangère aux
héros celtes traditionnels (Guyonvarc’h, 2006, p.9). La Table Ronde avec ses douze chevaliers
rappelle la Sainte Cène et les douze apôtres du Christ. Même l’idée de l’égalité de rang et de
dignité entre les chevaliers est un ajout tardif. La notion de chevalerie est en effet propre à
60
la noblesse de langue française. De plus, ces romans sont très influencés par la mode
littéraire de l’amour courtois. Les héros, tels le chevalier Lancelot, sont tiraillés entre leur
devoir et leur sentiment amoureux. En lisant ces récits, les auteurs celtes du haut Moyen-
âge n’y auraient vu qu’une forme de concubinage. C’est donc dans ces trois romans que les
influences françaises et chrétiennes sont les plus fortes. La participation de Chrétien de
Troyes à l’élaboration de la légende arthurienne a donc été décisive. Ses écrits ont fortement
influencé les auteurs qui vont lui succéder jusqu’à aujourd’hui.
2- Les autres principaux textes médiévaux
Les XIIe et XIIIe siècles sont une grande période de foisonnement et de renouveau
intellectuels, dont la légende arthurienne a su profiter. Les auteurs qui ont succédé à
Chrétien de Troyes ont été nombreux et ont chacun ajouté de nouveaux éléments à la
légende. Toute l’Europe va très vite s’approprier les thèmes arthuriens.
Il y a tout d’abord les héritiers directs de Chrétien de Troyes tel l’auteur français Wauchier
de Denain. On lui attribue une partie, datant du XIIIe siècle, de Perceval ou le conte du Graal.
Il aurait en effet souhaité continuer le travail du maître du genre. Les romans de Chrétien de
Troyes ont acquis une très grande réputation dès leur parution, devenant ainsi les œuvres
majeures du genre chevaleresque. Wauchier a pris le parti de rajouter, au récit préexistant,
le personnage de Gauvin, neveu du roi Arthur et chevalier modèle. Mais cet auteur n’est pas
le seul à avoir travaillé sur l’œuvre de Chrétien de Troyes. Un dénommé Manessier,
commandité par Jeanne de Flandre, épouse du Duc de Bretagne, a repris lui aussi son
dernier roman. Voulant cette fois-ci un récit plus moralisateur, Manessier a fait de Gauvin le
gardien du Graal.
D’autres ont par contre décidé d’innover et d’écrire de nouveaux romans sur le cycle
arthurien (Bayard, 1970). Vers 1212, Robert de Boron a rédigé en vers Histoire du Graal ou
Joseph d’Arimathie. Ce récit, dont le personnage de Perceval est le héros, a la volonté de
clarifier le statut du Graal comme une relique chrétienne en l’identifiant au Saint Calice.
Clerc de l’Est de la France, l’auteur répond pourtant ici à une commande des abbayes de
Fécamp (Normandie) et de Glastonbury (Angleterre). Le personnage de Perceval a
décidément passionné les clercs de cette époque puisque l’abbaye de Cluny a commandé à
Manessier une autre version des aventures légendaires de ce chevalier, avec Perlesvaus vers
1224.
La renommée du cycle arthurien va s’étendre sur d’autres régions, et cela de l’actuelle
Espagne à l’Islande (Glot, 2010, p.4). Au tout début du XIIIe siècle, Wolfram d’Eschenbach est
l’auteur de Parzival, version allemande de Perceval partant à la recherche du Graal. Cette
œuvre de la littérature courtoise est certainement l’une des plus importantes du genre dans
l’Allemagne du Moyen-âge tardif et le premier de ce pays sur le thème arthurien. Un autre
auteur allemand, Ulrich Von Zatzikhoven, s’est quant à lui attaché à décrire les aventures de
Lancelot dans Lanzelet, dont la date d’écriture ne nous est pas parvenue en détail. En Italie,
61
Rustichello de Pise, auteur du Roman du roi Artus, écrit durant les deux dernières décennies
du XIIIe siècle. Quant à l’Angleterre, les auteurs se contentent à cette époque de retranscrire
en anglais médiéval leurs œuvres précédentes, rédigées en latin. Le poète Layamon a par
exemple traduit Le roman de Brut écrit par Wace. L’exception est Sire Gauvin et le chevalier
vert, roman en vers datant du XIVe siècle, dont l’auteur est resté anonyme.
A la fin du Moyen-âge, on s’intéresse beaucoup moins à la légende du roi Arthur. Seule la
compilation de récits regroupés sous le nom de La morte d’Arthur mérite ici d’être citée
(Bayard, 1970). Ecrites au XVe siècle par l’anglais Thomas Malory, ces huit histoires retracent
la légende de la table ronde, de la naissance du roi Arthur jusqu’à la chute de Camelot. Cette
version du cycle arthurien fait encore autorité aujourd'hui. Parmi toutes les variantes de la
légende laissées par les différents auteurs du Moyen-âge, celle de Mallory est celle qui est
majoritairement restée dans la mémoire collective.
C- Retour de la légende à l’époque
contemporaine
Négligé à partir du XIVe siècle, le cycle arthurien retrouve une certaine notoriété dès
la moitié du XVIIIe siècle (Bayard, 1970). Il revient en effet à la mode avec le Romantisme qui
commence à cette époque en Angleterre et en Allemagne, avant de toucher la France au
début du XIXe siècle. Ce courant exalte le mystérieux et le merveilleux dans la littérature. Les
actions de Merlin et Morgane sont alors perçues comme féériques. Ce succès de l'imaginaire
est dû au goût romantique pour les sentiments plutôt que pour la raison. Les tourments
vécus par Lancelot, déchiré entre son devoir et la reine Guenièvre, sont ainsi vus comme
exaltants.
En France, l’adaptation des récits médiévaux par le comte de Tressan vers 1782, permet au
roi Arthur de retrouver une certaine notoriété. Dans ce sillage, on peut citer des nouveaux
romans tels l’Ile de Merlin par l’autrichien Gluck en 1758. Ce « renouveau légendaire » se
poursuit au XIXe siècle, avec, cette fois-ci, des auteurs majoritairement anglophones comme
Les idylles du roi écrit dans les années 1880 par Alfred Tennyson. En Allemagne, le célèbre
opéra Parsifal, créé par Richard Wagner en 1882, a remis la légende arthurienne au goût du
jour. Parmi les rares auteurs français qui s’attachent au cycle arthurien au XIXe siècle, figure
Edgar Quinet avec Merlin l’enchanteur(1860).
Le XXe siècle constitue un tournant dans la production littéraire du cycle arthurien. Une
« société internationale arthurienne », basée à Paris, voit même le jour en 1909. C’est une
période faste pour certains auteurs qui n’hésitent pas à pasticher ou même parodier ces
personnages légendaires (Bayard, 1970). Ainsi Jean Cocteau publie en 1937 Les Chevaliers de
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la Table Ronde et le poète Guillaume Apollinaire rédige en 1909 L’enchanteur pourrissant.
Enfin, le XXe siècle marque aussi l’appropriation de la légende par des auteurs américains.
Terence White publie entre les années 1940 et 1970 plusieurs romans rassemblés sous la
désignation de La quête du roi Arthur. C’est de son œuvre que les studios Disney se sont
inspirés pour réaliser l'un de leurs plus célèbres dessins animés, Merlin l’enchanteur, en
1963.
Les années 1970 marquent le retour en force du fantastique dans la littérature et la légende
arthurienne devient un important sujet du genre « fantaisie ». On peut notamment citer
l’œuvre du français Xavier de Langlais, le roman du roi Arthur. Le Cycle d’Avalon, de
l’américaine Marion Zimmer, et le Cycle de Pandragon, de Stephen Lawhead, sont tous deux
parus dans les années 1980 et 1990. Le cinéma n’est pas en reste puisque de nombreux films
relatent les aventures arthuriennes. Les chevaliers de la table ronde, de R. Thorpe porté à
l’écran en 1953, et Camelot de J. Logan en 1967, ont tous deux connu un certain succès
populaire. La parodie de la légende est aussi transposée au cinéma avec Monty Python :
Sacré Graal, des réalisateurs T. Jones et T. Gilliam en 1975. Plus près de nous, des
adaptations de la légende ont encore été produites, tels Le roi Arthur en 2004 et la série
télévisée française humoristique Kaamelott dans les années 2000.
63
II- Les hauts-lieux de Brocéliande
Nous avons vu que la légende arthurienne trouvait ses origines dans le contexte
historique des Ve et VIe siècles, mais surtout dans la mythologie celte. Nous savons que
l’élaboration de ces récits légendaires s'est essentiellement produite au Moyen-âge,
notamment durant les XIIe et XIIIe siècles. Cependant, la légende est restée présente dans la
mémoire collective jusqu’à nos jours grâce aux nombreuses adaptations connues à l’époque
contemporaine.
Le cycle arthurien, en plus de sa littérature foisonnante, se rattache à plusieurs lieux. Des
sites, de Bretagne et du Royaume-Uni, sont présentés comme importants dans la légende de
la Table Ronde. Le village de Trevena, rebaptisé sous le nom de Tintagel en Cornouailles, est tenu
pour être la cité d’origine du roi Arthur. Mais l'un des sites évoquant le plus la légende arthurienne
est la célèbre forêt de Brocéliande. Désignée administrativement comme « la forêt de Paimpont »
et composée de plusieurs sites, Brocéliande est la principale source du tourisme local. Nous
présenterons ici les récits légendaires spécifiquement rattachés à Brocéliande et les modalités de
leur valorisation.
A- Le Val sans Retour
Le Val sans Retour est certainement le site le plus visité de la forêt de Brocéliande.
Situé près de la ville de Tréhorentuc, au sud-ouest de la forêt de Paimpont, le val est le plus
long parcours touristique mis à la disposition des visiteurs. Reconnue officiellement comme
étant la vallée de Rauco, le Val sans Retour est composé d’un long sentier longeant un
ruisseau entouré de rochers de schiste brulé. De plus, la présence d’un lac que l’on appelle le
« miroir aux fées » fini de donner au lieu son caractère légendaire.
C’est en effet sur ce site que se serait installée la fée Morgane, demi-sœur du roi Arthur
(Claudine Glot, 2010, p.18). Personnage maléfique, elle y aurait d’abord séquestré son
amant infidèle Guyomard, puis tous les hommes infidèles qui passaient dans cette vallée
maudite. Ces derniers auraient presque tous été sauvés par l’intrépide chevalier Lancelot du
Lac. Situé en hauteur au bord d’un ravin, un rocher en schiste de forme étrange est
interprété comme étant deux amants pétrifiés que Lancelot n’aurait pas retrouvés.
L’étang de la vallée de Rauco a pendant très longtemps servi à alimenter des moulins.
Démolis au XIXe siècle, il ne reste que des vestiges de la digue. De plus, la forêt de
Brocéliande a subi en ce lieu précis d’importants dégâts dus à un grand incendie mémorable
qui a eu lieu en 1990. Le patrimoine forestier a été considérablement réduit à cause du
64
grand nombre d’arbres calcinés. Pour moraliser et rendre plus responsables les habitants
comme les touristes, une œuvre contemporaine a été érigée juste à côte du miroir aux fées.
Appelée « l’arbre d’or » ou encore « l’or de Brocéliande », cette sculpture représente un
arbre brûlé. Erigé par l’artiste François Davin en 1991, « l’arbre d’or » fait dorénavant partie
intégrante du Val sans Retour.
Photographies n° 4 et 5 : Le vitrail de l’église de Tréhorenteuc consacré au Saint Graal et « l’arbre d’or » dans le
Val sans Retour (Bruno Colliot, in M. Tanneux, 2009)
Une autre particularité de cette vallée est l’église du village de Tréhorenteuc, « l’église du
Graal ». Située à l’entrée du circuit touristique, elle est devenue un lieu notable pour le
tourisme local depuis les années 1940. C’est en effet à cette époque que le curé responsable
de la paroisse de Tréhorenteuc, l’abbé Gillard, a valorisé son église. La particularité de ce
lieu est donc d’être consacrée aux récits de la Table Ronde et du roi Arthur.
Pour établir un lien entre cette légende d’origine païenne et ce lieu dédié au christianisme,
l’abbé a mis en avant le Graal qu’il a fait représenter sur les murs de l’édifice. C’est ainsi que
l’église renferme notamment des vitraux représentant la table ronde où les chevaliers sont
assis et regardent le Graal (photographie n°4), ou encore Joseph d’Arimathie visité par le
Christ ressuscité. Des tableaux, quant à eux, représentent Merlin enchanté par Viviane, Yvain
qui se bat contre le chevalier noir et une version du supplice du Christ sur la croix où Marie-
Madeleine est remplacée par la figure de la fée Morgane.
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B- La fontaine de Barenton
Situé au nord-ouest de la forêt de Paimpont, entre les villes de Concoret et de
Trehorenteuc, le site de la fontaine de Barenton est certainement celui qui s’enracine le plus
dans les récits légendaires de la table ronde. En effet, le lieu a été identifié depuis le Moyen-
âge comme l’endroit où Merlin et Viviane se seraient rencontrés pour la première fois et où
aurait eu lieu la bataille d’Yvain contre le chevalier noir. Le nom de la fontaine apparaît en
effet dans une chartre médiévale, Usements et coustumes de Brécilien, rédigée en 1567
(Marie Tanneux, 2009, P. 131). On y fait mention de son existence en lien avec la légende
arthurienne.
L’épisode du chevalier Yvain a d’ailleurs donné lieu pendant très longtemps à d’étranges
cérémonies. Un rituel était effectué tous les ans jusqu’en 1925 par les populations
environnantes. Ils perpétuaient ainsi la légende d’Yvain comme une tradition en répétant
l’action qui lui aurait permis de battre son adversaire. Ce personnage légendaire aurait en
effet répandu de l’eau sur les pierres qui entourent la fontaine et ainsi déclenché un orage
fatal au chevalier noir. Les habitants, menés le plus souvent par le curé du village voisin de
Concoret, venaient donc à la fontaine pour reproduire la scène présente dans la légende.
On attribue également des vertus thérapeutiques à la fontaine de Barenton. Elle permettrait
en effet de se débarrasser de la folie grâce aux bulles qui remontent à sa surface. Cette
capacité hors norme du site aurait d’ailleurs donné son nom au lieu-dit de « Folle-pensée »
que les visiteurs doivent traverser pour accéder à la fontaine. Datant du XIIe siècle, ce
hameau a certainement été construit sur les ruines d’un couvent, celui des Moinet (Claudine
Glot, 2010, p.20). Cependant, l’explication de la renommée du lieu est à chercher dans son
histoire celte. Des druides s’y seraient déjà installés durant l’Antiquité. Ces derniers se
seraient rendus célèbres dans les environs pour leur important savoir médical (Claudine
Glot, 2010, p.20).
C- Le tombeau de Merlin et l’hôstié de Viviane
La forêt de Brocéliande est parsemée de monuments mégalithiques datant de la
préhistoire bretonne. Nombre d’entre eux ont été appropriés par les populations
environnantes qui ont imaginé des légendes pour expliquer la présence de ces mégalithes
dans la forêt. C’est ainsi qu'ils portent encore aujourd’hui des noms tels « le tombeau du
géant » et « la fontaine de jouvence ». Mais ceux qui attirent le plus de visiteurs ont été
rattachés à la légende arthurienne : l’hôstié de Viviane et le tombeau de Merlin.
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Photographies n° 6 et 7 : Le tombeau de Merlin et L’hôstié de Viviane (Ludivine Kirichdjian, juillet 2010)
Le tombeau de Merlin est situé près du village de Saint-Malon-sur-Mel, au nord-est de la
forêt de Brocéliande. Composé de deux dalles de schiste qui s’adossent à un vieux houx, ce
site est présenté, non comme la sépulture de l’enchanteur malgré son nom, mais plutôt
comme sa prison (photographie n°6). C’est en effet en ce lieu que, d’après la légende,
Viviane aurait à tout jamais emprisonné Merlin, son amant et professeur de magie. Le site a
été relié à la légende arthurienne depuis au moins le XIXe siècle (Marie Tanneux, 2009, p.58).
Dans sa brochure Antiquités historiques monumentales parue en 1820, M. Poignand, affirme
que Merlin reposerait dans le lieu-dit des Landelles, tout près de la commune de Saint-
Malon-sur-Mel. Une revue Le magasin pittoresque prétend avoir retrouvé Merlin en 1846.
Même si l’auteur accompagne son article d’une gravure représentant des mégalithes, leur
localisation précise reste énigmatique. Il faut attendre l’année 1889 pour que le site soit
définitivement identifié. L’universitaire Félix Bellamy affirme en effet avoir résolu le mystère
de la localisation du tombeau de Merlin. Cet intellectuel a d’ailleurs publié un ouvrage sur le
sujet en 1896 appelé La forêt de Bréchéliant, la fontaine de Bérenton, quelques lieux
alentour, les principaux personnages qui s’y rapportent.
L’hôstié de Viviane se situe quant à lui tout près du Val sans Retour, dans les environs du
village de Tréhorenteuc. Nommé auparavant le « tombeau des druides », l’hôstié est moins
fréquenté que le tombeau de Merlin mais fait tout autant l’objet d’un parcours touristique.
C’est ici que la fée Viviane aurait élu domicile, hôstié étant un synonyme d’habitation ou
encore de maison (Claudine Glot, 2010, p. 15). Le site est en réalité un coffre mégalithe
datant du néolithique, entouré d’un double parement de pierres sèches (photographie n°7).
Situé près d’une crête naturelle appelée « l’échine du dragon », le site dispose d’un
67
magnifique panorama sur la vallée de Rauco. Dans les années 1980, des fouilles
archéologiques ont lieu et révèlent que l’hôstié est en réalité une sépulture préhistorique.
D- Le Centre de l’Imaginaire Arthurien
Dans le village de Concoret situé au nord de la forêt de Brocéliande, le château dit de
« Comper » est également le théâtre de la légende arthurienne. Tout d’abord simple motte
castrale au XIe siècle, le site est devenu une importante place forte stratégique de la
Bretagne dès le XIIIe siècle. Il est même le fiel d’une grande famille aristocratique de la
région au XVe siècle. Le château a pourtant été partiellement démantelé, lors des Guerres de
Religions pour avoir appartenu à des Huguenots et bien plus tard lors de la Révolution de
1789 (Claudine Glot, 2010, p.24).
Aujourd’hui propriété privée, tout est mis en œuvre pour que ce monument garde son
appartenance au cycle arthurien. C’est en effet dans ce lieu, et plus particulièrement dans le
lac qui borde l’édifice, que s’érigerait le palais de cristal de la fée Viviane. D’après la légende,
Merlin aurait construit cette habitation transparente pour libérer son amante de la curiosité
des humains (Marie Tanneux, 2009, p.89).
Le château de Comper a été choisi en 1988 pour abriter le Centre de l’Imaginaire Arthurien.
L’association du même nom s’est donnée comme mission de mieux faire connaître la
légende du roi Arthur et de la Table Ronde. Ouvert de Mars à octobre, le château propose à
ses visiteurs de découvrir des expositions temporaires traitant de la légende, mais aussi du
monde celtique et de la culture médiévale. En 2010, les thèmes choisis étaient par exemple
Dans la forêt de Merlin et Légendes et féerie en Brocéliande. De plus, de nombreuses
activités sont offertes tout au long de l’année tels des spectacles, des visites guidées dans la
forêt et des conférences.
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III- Mise en valeur de Brocéliande
Nous observons que la forêt de Brocéliande compte plusieurs sites de nature
différente, dispersés un peu partout sur son territoire. Pour faciliter et rendre plus agréables
les visites, de nombreux offices de tourisme locaux ont privilégié l’accompagnement. De
plus, des panneaux de signalisation ont été installés sur les sites pour une meilleure
orientation sur le terrain.
Cependant, certaines mises en scène peuvent donner lieu à des controverses, notamment
quand le caractère historique de certains lieux est minoré au profit de leur valeur légendaire.
La sauvegarde et la sécurité de ces sites sont donc à améliorer dans leur ensemble.
A- La mise en scène des sites
1- Circuits pédestres et activités touristiques
Les sites légendaires de Brocéliande sont parfois difficiles d’accès car isolés en forêt.
Le seul moyen de les visiter est le plus souvent la marche à pied. C’est pour cette raison que
des circuits pédestres ont été organisés afin de rendre les visites plus agréables pour les
touristes. Des plans sous forme papier (voir annexe n°1) sont distribués aux visiteurs pour
chaque circuit, comme pour la Boucle de Barenton (fontaine de Barenton) et la Boucle de
l’enchanteur (tombeau de Merlin et fontaine de Jouvence). Des zones de stationnement
ont été prévues à l’entrée de chaque circuit pour faciliter leurs accès, surtout pendant la
période estivale et sa forte fréquentation touristique.
Pour ceux qui recherchent un peu plus d’accompagnement, des visites guidées sont
organisées par les différents offices de tourisme de Brocéliande. Celle de la ville de Paimpont
propose par exemple d’accéder aux sites à vélo ou même à cheval. Certaines de ces visites
sont associées à la lecture des romans du cycle arthurien pour rendre les lieux légendaires
plus dynamiques et chaleureux.
Comme les offices de tourisme, le Centre de l’Imaginaire Arthurien propose, lui aussi, des
visites guidées et contées. Cependant, ce dernier met à disposition du public un programme
plus dense (voir annexe n°2). Des spectacles scéniques et musicaux ont lieu régulièrement.
Le château de Comper fait appel à des prestidigitateurs, des jongleurs, des fanfares et à de la
musique de chambre. Des marchés et kermesses ayant pour thème les mondes celtiques ou
médiévaux sont organisés tous les ans. Ils permettent au château de Comper d’attirer des
visiteurs pour ces journées exceptionnelles et fédératrices. De plus, pour être considéré
comme un site d’études sérieuses sur le cycle arthurien, les responsables du Centre de
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l’Imaginaire accueillent des conférences d’universitaires et d’auteurs spécialisés sur le sujet,
ainsi Claudine Glot.
2- Signalisation des sites
Pour permettre aux visiteurs de se repérer dans la forêt et d’éviter de se perdre sur
les sentiers, chaque site s’est doté d’une signalisation et de panneaux explicatifs. Le principal
problème de cette organisation est qu’elle n’est pas homogène et qu'elle est mal répartie
dans la forêt de Brocéliande. Les panneaux ne sont pas harmonisés et les signalisations sont
parfois insuffisantes. Les offices de tourisme proposent même des plans différents les uns
des autres, sans cohérence globale.
Les panneaux d’explication (photographie n°8) concernent les légendes qui se rattachent à
chaque lieu. Le caractère historique ou même « naturel » de Brocéliande n’est pas la priorité
des professionnels du patrimoine qui travaillent sur les lieux. Lorsqu’il est fait mention de
l’histoire ou de la faune et flore des sites, les informations sont très succinctes.
Photographies n° 8 et 9 : Panneau explicatif du Val sans Retour et pierre surmontée d’une plaque de
signalisation sur le parcours menant au tombeau de l’enchanteur (Ludivine Kirichdjian, juillet 2010)
La signalisation est, quant à elle, de qualité inégale. Il est par exemple difficile de trouver des
indications sur le site de l’Hostié de Viviane, dépourvu aussi de panneaux d’explication. Le
seul moyen de s’orienter sur son circuit pédestre est de chercher l’unique panneau en bois
du sentier. Par contre, d'autres lieux font l’objet d’une plus grande attention de la part des
responsables de la forêt de Brocéliande. Ainsi les plus populaires, les boucles de
l’enchanteur et de Barenton, sont dotés d’une signalisation plus élaborée. Composé de
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plaques en métal disposées sur les pierres et autres menhirs situés au bord des sentiers
(photographie n°9), ce système est mieux organisé. Preuve en est le plébiscite de ces circuits
par les visiteurs.
B- Les problèmes rencontrés à Brocéliande
1- Brocéliande et son histoire
Nous avons vu précédemment que les allusions à l’histoire de Brocéliande se font
rares. La légende est en effet la priorité. L’intérêt préhistorique des mégalithes est donc le
plus souvent passé sous silence. C’est ainsi que les fouilles archéologiques qui ont eu lieu sur
le site de l’hostié de Viviane ne sont pas racontées aux visiteurs. Les recherches effectuées
dans les années 1980 ont en effet révélé, qu’à l’intérieur du mégalithe, des haches, perles,
fragments de meules et tessons de poteries étaient conservés. Ces objets datent du
néolithique et la plupart n’ont pas été fabriqués sur place. Ils témoignent donc de
l’important passage d’une société nomade à une communauté d’agriculteurs sédentaires et
d’un système d’échanges commerciaux dans toute la Bretagne (Claudine Glot, 2010, p.14).
Le fait que ce vestige soit une sépulture n’est pas présenté. Les visiteurs qui s’intéresseraient
aux caractéristiques historiques du lieu ne pourraient pas être renseignés sur place.
Pour garder son intérêt légendaire, Brocéliande doit être présentée à travers son lien avec
les romans de la Table Ronde, ou comme une forêt anciennement peuplée de populations
celtes venant d’Angleterre. Ce rattachement à l’ancienne Bretagne, où est censé avoir régné
le roi Arthur, permettrait effectivement de légitimer la présence de ces chevaliers dans le
nord-ouest de la France. Même s’il est vrai qu’une migration de celtes britanniques a bien eu
lieu au Ve siècle après notre ère lors des invasions barbares, il n’est fait mention nulle part
sur les sites des origines gauloises (autre peuple celte) de la forêt. Pourtant, les historiens
savent très bien que la signification du nom de Barenton, par exemple, serait plutôt à
chercher dans une langue celtique continentale (Marie Tanneux, 2009, p131).
De plus, l’identification de la localité de Paimpont comme la forêt mentionnée dans la
légende arthurienne peut être source de polémiques. D’autres sites en Bretagne ont en effet
été déclarés comme la « véritable » Brocéliande. Le massif forestier entourant la commune
de Cambourg, située plus au nord de la Bretagne, prétend au titre de forêt légendaire. A vrai
dire, localiser les différents lieux de Brocéliande à partir des descriptions présentes dans les
textes médiévaux n’est pas une tâche facile. Cela peut en effet être le cas pour la fontaine de
Barenton. Les représentations médiévales de ce site (photographie n°11) ne ressemblent pas
beaucoup au site actuellement présenté comme la fontaine arthurienne (photographie
n°10).
71
Photographies n° 10 et 11 : La fontaine de Barenton et sa représentation sous forme de miniature issue d’un
manuscrit du XIVe siècle Gauvin à la fontaine (Claudine Glot, 2010, p.20)
Un autre site dont la localisation fait polémique est le Val sans Retour (Marie Tanneux, 2009,
p.50). La première mention de la vallée de Rauco, site légendaire, date de 1853 dans le
Dictionnaire historique et géographique de Bretagne d’Ogée. Mais un autre site breton avait
été indiqué auparavant comme le Val sans Retour. Blanchard de la Muse avait en effet pensé
l’avoir localisé en 1824 dans la vallée du Mel, au centre de la Bretagne. Cependant, cet
endroit s’étant très vite industrialisé, son paysage ne correspondait plus à l’idée que l’on se
faisait d’une forêt légendaire. Cela expliquerait donc que la localisation du lieu arthurien ait
changé. L’identification de la forêt de Paimpont comme Brocéliande est donc une mise en
scène de la légende, élaborée depuis le XIXe siècle.
Les légendes étant un mélange parfois obscur entre faits historiques et imaginaire collectif,
la forêt de Brocéliande pourrait n'être finalement qu’une pure invention servant de décor
au cycle arthurien. L’universitaire français Patrick Galliou, spécialisé dans le monde celtique,
est assez catégorique : « *Brocéliande+ n’a jamais existé, du moins pas au temps des celtes
anciens. A cette époque, en lieu et place *de la forêt de Paimpont+, s’étendait une terre
défrichée » (Figaro Magazine, août 2010, p.56). Brocéliande serait donc une création du
Moyen-âge, élaborée avec l’écriture de la légende arthurienne.
72
2- Sécurité et sauvegarde des sites
La prise en charge au quotidien des sites de la forêt de Brocéliande laisse le plus
souvent à désirer. De nombreux problèmes se posent pour la sauvegarde de ces lieux
légendaires. Il est pourtant nécessaire de les garder intacts au nom de leur intérêt historique
et paysager. La qualité de la faune et de la flore du massif forestier de Paimpont est en effet
reconnue au niveau européen depuis sa classification comme site Natura 2000, en 1998. De
plus, même si les mégalithes ne sont pas classés par une institution, leur intérêt historique
est indéniable, souligné par les historiens spécialisés.
Cependant, ces garanties officielles ne sont pas suffisantes. La sécurité des sites de la forêt
de Paimpont n’est pas réellement assurée. La mise en place de protections, telles de simples
barrières, n’a pas du tout été envisagée par les responsables des sites. Les mises en garde
sur la fragilité du patrimoine naturel et préhistorique ne sont pas non plus assurées. Les
visiteurs ne sont pas suffisamment encadrés sur les lieux et sont libres d’exercer tous les
méfaits possibles sur l’environnement. Cependant, la situation a changé depuis le XIXe siècle
où la prise en compte de la sécurité des lieux était encore plus négligée.
Prenons l’exemple le plus flagrant du tombeau de Merlin (Marie Tanneux, 2009, p. 58). En
1889, Félix Bellamy avait décrit le site comme « une allée couverte dont il reste six blocs de
schiste debout ». Quand ce dernier revient en 1892, le propriétaire de la parcelle où se
situent les mégalithes avait pris la décision de les détruire. Il était en effet à la recherche
d’un hypothétique trésor censé être caché sous ces pierres. La dégradation a été importante
puisque depuis, seules deux dalles de schiste existent encore. En 2008, un programme
européen de protection du patrimoine rural, appelé Leader +, a décidé de prendre en charge
le site. Promouvant à la fois l’intégration du patrimoine dans son territoire et le
développement durable, cette organisation veut intervenir en complémentarité avec les
politiques nationales ou régionales et établir un partenariat avec les acteurs locaux. C’est
ainsi qu’elle a favorisé la restauration du site, qui était dans un état avancé de délabrement.
De plus, c’est à son initiative qu’un itinéraire de parcours dit « boucle de l’enchanteur » a
été mis en œuvre.
D’autres cas, comme celui de l’hostié de Viviane, inspirent davantage d'inquiétude (Marie
Tanneux, 2009, p.112) : dégradations dues aux passages de visiteurs mal informés sur les
conséquences de leurs actions sur les lieux, mégalithes effrités ou tombés sur le sol. Même
si le large pavage circulaire qui entourait le tombeau a été enseveli pour une meilleure
protection, rien n’a été aménagé pour que l’hostié soit réellement préservé du tourisme
sauvage.
Les lieux légendaires de la forêt de Brocéliande attendent donc dans l’ensemble une
meilleure prise en charge par les responsables locaux et de réels moyens de sauvegarde. Il
73
est en effet nécessaire de valoriser leur intérêt patrimonial tout autant que leur caractère
légendaire. Certes, en mettant en évidence le cycle arthurien, Brocéliande attire de
nombreux visiteurs et développe les activités économiques de la région. Cependant, si rien
n’est fait pour sauvegarder le patrimoine naturel et préhistorique, le massif forestier de
Paimpont pourrait perdre définitivement ses lieux légendaires.
74
L’abbaye de Mortemer
Photographie n°12 : L’abbaye de Mortemer (http://mortemer.free.fr/)
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I- Mortemer : Un haut-lieu régional
La Normandie compte un grand nombre d’abbayes sur son territoire. Parmi les plus
célèbres, Jumièges et Saint-Georges de Boscherville peuvent être mentionnées. Un circuit
touristique sur le thème des édifices abbatiaux de la vallée de la Seine a vu le jour dans les
années 1980. Il fut élargi à l’ensemble des régions Haute-Normandie et Basse-Normandie en
2002. Une importante compétition existe donc entre les différents sites, dans le but d’attirer
l’attention du public. Par rapport aux autres édifices, Mortemer n'a guère résisté à l'usure du
temps. Cette abbaye se trouve en effet dans un état de ruines avancé. Pourtant, elle a su
trouver les moyens d'attirer, tous les ans, de nombreux visiteurs. Pour se singulariser, le
site a mis l’accent sur les légendes qui lui sont associées. Nous étudierons d'abord la façon
dont l’abbaye a été perçue au cours de son histoire, puis la manière dont elle est
actuellement mise en scène.
A- De l’abbaye rayonnante au monument en
ruines
Les premières mentions de l’abbaye datent du XIIe siècle. C’est en effet à cette
époque que l’édifice fut fondé sous impulsion royale. Henri Ier dit « de Beauclerc », roi
d’Angleterre et duc de Normandie de 1106 à 1135, fut à l’origine de la donation qui permit
de construire l’abbaye. Cette fondation est ancrée dans une tradition familiale de parrainage
favorisant la religion catholique. Les parents d’Henri Ier, Guillaume le Conquérant et son
épouse Mathilde, ont en effet soutenu avant lui la construction d’édifices monastiques
(abbaye aux hommes et abbaye aux femmes situées à Caen).
Construit sur un immense marécage, le lieu est nommé en latin « Mortum mare » qui signifie
« Mer Morte ». L’endroit a avant tout été choisi pour son calme, propice aux prières et
autres activités monacales. L’abbaye est très vite affiliée à l’ordre de Cîteaux. Ce fut une
première en Normandie. Plus tard, cet ordre prendra de l’importance au XIIe siècle et
s’imposera progressivement dans toute l’Europe, marqué par une grande rigueur dans
l’organisation de la vie des moines. Il prône l’ascétisme et installe le travail au rang de valeur
primordiale. Nous verrons d’ailleurs que l’abbaye de Mortemer possède encore aujourd’hui
de nombreux objets notamment agricoles (araires, faucilles,…). Les moines de l’abbaye
avaient donc fait le choix de vivre en autarcie totale, de leurs récoltes et de leurs élevages
(pigeons, perches, …). Ils produisaient également les autres produits dont ils avaient besoin
(miel, vin, …).
L’abbaye continua de s’agrandir, notamment grâce aux donations d’un des successeurs du
fondateur, Henri II Plantagenêt, et de sa mère, Mathilde l’Emperesse. Ce dernier personnage
est important dans la valorisation actuelle du site. Ainsi les allusions à la légende de
76
Mathilde sont nombreuses dans la muséographie de Mortemer. Dans tous les cas, cette
nouvelle donation a permis à l’abbaye d’achever la construction de l’église en 1202 et de
devenir le plus vaste sanctuaire du diocèse de Rouen. De cette église du XIIe siècle, ne
subsistent que quelques pans de murs tel le transept nord et sa rosace.
L’apogée de Mortemer se situe au XVe siècle. C’est à cette époque, que le nombre de moines
est le plus important. L’abbaye est également un propriétaire terrien prééminent dans la
région. Sa communauté ecclésiastique possède de nombreuses terres et fermes aux
alentours de Rouen et des Andelys.
Au début du XVIe siècle, Mortemer perd subitement tous ses revenus. L’abbaye a en effet
subi le régime de la Commende : la juridiction du site et l’ensemble de ses biens sont confiés
à un « abbé commanditaire ». Celui-ci est le plus souvent un ecclésiastique, mais dans le cas
de Mortemer il s’agit d’un laïc. Même si le commanditaire n’interfère pas dans la discipline
religieuse des moines, Mortemer souffre énormément de cette situation. Cette époque
marque donc le début du déclin de l’abbaye. Au XVIIe siècle, le Parlement de Normandie
décide de prendre en charge la restauration de l’édifice peu entretenu faute d’argent.
L’église et les ailes du cloître sont sommairement reconstruites.
Cependant, le nombre de moines ne fait que diminuer. Ils ne sont plus que cinq à la fin du
XVIIIe siècle. De surcroît, Ils sont assassinés durant la Révolution Française ce qui met un
terme au rôle monastique de l’édifice. Cet épisode douloureux de Mortemer a d’ailleurs
donné lieu à une légende, mise en scène elle aussi dans l’actuel musée de l’abbaye. En 1792,
les révolutionnaires vendent le site à un fermier au titre de Bien National. L’édifice a été
démantelé et les pierres vendues. Déjà en mauvais état, Mortemer se retrouve en ruines.
Elle a été, par la suite, revendue successivement à plusieurs propriétaires, jusqu’en 1985 où
elle est devenue un lieu touristique.
B- Importance culturelle du site
Après avoir connu un déclin progressif depuis le XVIe siècle, l’abbaye de Mortemer
est redevenue un haut-lieu de la région dès les années 1980. Ce n’est pas son rôle religieux
qui lui a permis de retrouver une certaine notoriété, mais son intérêt culturel. Car le
propriétaire actuel a décidé d’en faire un des sites incontournables du tourisme normand.
De plus, le site a profité de la politique culturelle française : identifier puis, potentiellement,
restaurer les monuments si nécessaire. En effet, dès 1943, l’abbaye de Mortemer est
« inscrite au titre des Monuments Historiques »2. Pour bénéficier d'un soutien financier et
institutionnel supplémentaire, le site a finalement été classé en 1966. Les parties du
2 Notion qui a remplacé depuis 2005 « l’inscription sur l’inventaire supplémentaire des Monuments
Historiques » (P. Guillot, 2006)
77
bâtiment encore en place ont pu être rénovées et les murs qui tombaient en ruines ont pu
être relevés.
Le site est donc actuellement une propriété privée, dont le propriétaire reçoit le soutien
d'une association « Les amis de l’abbaye de Mortemer ». Ensemble, ils ont décidé
d’aménager l’édifice et son parc, pour les rendre plus agréables aux visiteurs. Un parking et
un petit bâtiment à l’entrée du site ont été construits afin d’accueillir le public dans les
meilleures conditions possibles. Des allées entourent maintenant tout le parc afin de
permettre la promenade. Les personnes pour qui une longue marche à pied est difficile ont à
leur disposition un petit train pour faire le tour des étangs. Ces derniers ont d’ailleurs été
aménagés pour embellir le parc. Des jardiniers paysagistes entretiennent la végétation.
Pour donner de la vie au site, les responsables font appel à des artistes contemporains. Le
dernier en date est un comédien, metteur en scène et sculpteur lithuanien : Vytas Kraujelis
s’est beaucoup investi dans l’animation du château. Il a contribué à créer des spectacles
thématiques sur le Moyen-Âge et sur les légendes, nous le verrons ci-après. Il a aussi conçu
un sentier de découverte dans le parc de l’abbaye. Consacré à l’histoire du Duché de
Normandie, ce parcours est jalonné de sculptures en bois représentant les différents ducs et
leurs épouses, qui se sont succédé à la tête de la région. Au-delà du parc, l’abbaye a
concentré sur elle l’essentiel de la valorisation du site.
Photographie n°13 : Sculpture du « Chemin des Ducs » (http://mortemer.free.fr/)
78
II- Une mise en scène légendaire et religieuse
Le site de Mortemer est partiellement en ruines. L’église ainsi que la majeure partie
de l’abbaye ne peuvent être visitées. Seule une aile de l’édifice est encore intacte
aujourd’hui. C’est dans ce bâtiment que se concentre donc la mise en scène du lieu, avec la
présence d’un musée consacré à l’abbaye depuis 1985. Ce dernier a été scindé en deux
grandes parties. Le rez-de-chaussée est consacré aux légendes, tandis que le premier étage
présente le mode de vie des différents habitants qui se sont succédé à Mortemer. Le
monument n’appartenant pas à l’Etat ou à une collectivité territoriale, le deuxième étage est
donc inaccessible au public : il s'agit de pièces occupées par l’actuel propriétaire.
A- La vie des moines reconstituée
L'une des missions du musée de Mortemer est de faire découvrir au public les
conditions dans lesquelles vivaient les moines de l’abbaye. Le premier étage du monument
est donc consacré aux différentes activités qui prenaient place dans ce type de bâtiment au
Moyen-âge. Des scènes du quotidien monacal y ont été reconstituées, dans différentes
pièces.
Tout d'abord, c'est la difficulté que représentait l’entretien des champs accolés à l’abbaye
qui a été soulignée. La première salle compte en effet des instruments agricoles très divers,
retrouvés sur les lieux ou achetés par les propriétaires afin d’y être exposés. Une deuxième
salle présente un four à pain (photographie n° 15), rénové à plusieurs reprises notamment
lors des restaurations du bâtiment au XVIIe siècle. Afin de rendre la mise en scène plus
vivante, les propriétaires ont disposé dans chaque pièce, des mannequins de cire. Ces
derniers sont censés représenter le travail des moines du Moyen-âge. La pièce suivante de la
visite est la cuisine (photographie n°14). Reconstituée à partir d’objets d’origines diverses,
cette salle présente les préparatifs nécessaires aux repas des moines.
Les pièces suivantes renferment quant à elles des objets et mobiliers renvoyant aux
différentes activités monacales. On peut en effet contempler à Mortemer des livres de
prières et de chants liturgiques. Le musée possède aussi une importante collection de globes
de mariage. Très répandus au XIXe siècle, ces objets de souvenir servaient à contenir les
couronnes, voiles et autres accessoires de mariées. Ils sont aujourd’hui très prisés par les
collectionneurs. Les plus élaborés sont d’ailleurs recherchés par les musées d’Art et
Traditions populaires.
79
Photographies n°14 et 15 : La cuisine et le four, premier étage du musée de Mortemer
(Ludivine Kirichdjian, 2010)
Des objets variés sont exposés au premier étage. Ils ont en majorité appartenu aux différents
propriétaires de l’abbaye depuis la Révolution de 1789. On peut donc retrouver sur les murs
des trophées de chasse et des tableaux représentant le site et la région. Du mobilier, tels
des bureaux et armoires des XVIIIe et XIXe siècles, a été installé dans les salles. Cependant,
les meubles ne constituent qu’une part mineure des collections présentées au public car le
musée privilégie essentiellement, au premier étage, la fonction religieuse du site.
B- Un lieu de légendes
Le deuxième élément important de la mise en scène de l’édifice est son intérêt
légendaire. Le rez-de-chaussée est en effet réservé à la narration et à l’explication des
différents récits entourant l’histoire de l’abbaye de Mortemer. Chaque pièce est réservée à
une légende précise. Ainsi, la première salle porte sur la fontaine de Sainte-Catherine
(photographie N°16) qui est censée détenir le pouvoir de réunir les âmes sœurs. Encore
aujourd'hui, des femmes n’hésitent pas à y déposer des épingles à cheveux, demandant
l’aide de la sainte. Cette superstition est largement encouragée par les guides de l’abbaye.
Pourtant, cette légende ne daterait que du XIXe siècle. Pour les moines du Moyen-âge, ce
bassin aurait plutôt servi de « lavabo ». La deuxième salle est, quant à elle, destinée à
présenter le personnage emblématique de Mortemer : Mathilde l’Emperesse, la Dame
Blanche. Petite-fille de Guillaume le Conquérant, épouse de Geoffroy Plantagenêt et grand-
mère de Richard « cœur de Lion », Mathilde détient une place importante dans l’histoire du
80
royaume d’Angleterre et du Duché de Normandie. Ses restes reposent depuis le XIXe siècle
dans la cathédrale de Rouen. La légende dit pourtant qu’elle hanterait l’abbaye de
Mortemer. Son père aurait en effet décidé de l’y séquestrer pendant plusieurs années. Cet
épisode supposé de la vie du personnage historique confère au musée sa notoriété.
Mathilde l’Emperesse en est « l'héroïne » car son nom attire les visiteurs. Des tableaux et
croquis représentant sa légende sont exposés dans la pièce qui lui est consacrée (voir
photographies n°17).
Photographies n° 16 et 17 : La fontaine de Sainte-Catherine et le tableau représentant le fantôme de Mathilde
(Ludivine Kirichdjian, 2010)
D’autres légendes de Mortemer sont également exploitées dans ce musée comme celle d'un
trésor caché dans les ruines de l’abbaye. Un lutin, qui se métamorphoserait en chat, du nom
de « chat Goublin », en serait le protecteur. Afin d’expliquer la légende, un petit spectacle,
destiné aux enfants, est proposé. Un système de poulies suggère qu’une cachette est révélée
aux petits visiteurs par un chat en peluche. Cette exploitation de la légende du « chat
Goublin » n’est qu’un exemple parmi d’autres : de nombreuses mises en scène enfantines
sont présentées à Mortemer. La visite guidée de cette partie du musée s’effectue en effet
par l’intermédiaire de dialogues pré-enregistrés et diffusés lorsque des visiteurs arrivent
dans les salles. De plus, les responsables du musée ont cherché à créer une ambiance de
type « maison hantée». Le rez-de-chaussée est constamment plongé dans le noir et des
bruits « inquiétants » sont diffusés par les haut-parleurs. La dernière salle ne fait pas
exception. Cette pièce était, jusqu’à la Révolution de 1789, le cellier de l’abbaye. Les
révolutionnaires, voulant complètement détruire l’abbaye, auraient assassiné les derniers
moines qui y habitaient encore. Depuis, la légende raconte que leurs fantômes rôdent
81
encore dans cette salle. Pour mettre en scène ce récit, les propriétaires ont installé un autre
système de poulies. Une fois actionné, ce dernier fait apparaître cinq mannequins de cire qui
traversent le cellier.
La présentation des légendes de Mortemer gagnerait à être approfondie. Elle s’adresse en
effet davantage aux enfants qu’à un public adulte. Il serait donc intéressant que les
responsables de l’abbaye s’appuient davantage sur un discours plus élaboré afin de toucher
un public plus âgé. Une mise en lumière plus développée de l’histoire du Monument
Historique ne serait notamment pas négligeable.
82
III- Un Monument Historique « animé » en
permanence
Afin de rendre le site plus attractif, les propriétaires de l’édifice et l’association « les
amis de l’abbaye de Mortemer » ont créé des activités et des événements (voir annexe n°4).
Ils sont soutenus par les collectivités territoriales : région Haute-Normandie et département
de l’Eure. Des entreprises contribuent à les subventionner, comme le Crédit Agricole et
France Bleu.
Des spectacles portant sur différents thèmes, tels le Moyen-Âge et les fantômes, sont
organisés durant la période estivale. Les responsables du site font appel à des
professionnels: comédiens, escrimeurs, cracheurs de feu, costumiers et machinistes. Des
bénévoles sont aussi sollicités, essentiellement pour servir de figurants et de danseurs. Le
comédien et chorégraphe Vytas Kraujelis est certainement l’artiste le plus fidèle à
Mortemer. Après avoir sculpté le « Chemin des Ducs », il commence à mettre en scène des
spectacles en 2007. Le premier, nommé Diableries, est présenté au public durant la période
2007-2008. Paradis perdu lui succède la saison suivante. En cette année 2010, c’est une
version revisitée du célèbre roman Tristan et Iseult qui est joué dans le parc de l’abbaye.
Chaque année, surtout de juin à septembre, un programme important est conçu par les
responsables de l’abbaye. Certains événements sont inédits comme les mises en scènes de
Kraujelis, alors que d’autres sont organisés tous les ans. Ces derniers bénéficient d’un public
fidèle qui revient souvent plusieurs fois. Une des journées les plus importantes de l’été est
la « Grande fête médiévale », généralement aux alentours du 15 août. Le public peut à cette
occasion découvrir l’artisanat du Moyen-Âge et l’art du combat à l’épée grâce à des
démonstrations. L’histoire des Ducs de Normandie est narrée par des conteurs et des
costumes sont même à la disposition de ceux qui le souhaitent.
Photographies n°18 et 19 : Les animations et spectacles médiévaux (http://mortemer.free.fr/)
83
Le deuxième grand rendez-vous de la période estivale est une série de spectacles consacrés
aux légendes de Mortemer. « Les nuits des fantômes » ont lieu chaque samedi d’août et de
septembre. C’est l'occasion, pour les responsables du site, de faire « revivre » les fantômes
de Mathilde l’Emperesse et des moines assassinés dans le cellier. Les visiteurs, qui montent
dans le petit train, sont « hantés » par des comédiens déguisés. Des petites scènes sont
jouées durant le cheminement du train. Enfin, une autre activité très prisée est la « journée
des célibataires ». Parfois organisé plusieurs fois par an, cet événement s'appuie sur la
légende de la fontaine de Sainte-Catherine. Les visiteurs peuvent ainsi accéder à la fontaine
mais aussi participer à des repas, danses et jeux de « rencontres ».
Photographie n°20 : Les comédiens des « nuits des fantômes » (http://mortemer.free.fr/)
Même si l'on s'interroge sur le sérieux de certains événements, telle « la journée des
célibataires », l’ensemble de ces spectacles attire beaucoup de visiteurs. Ils ont le mérite
d’animer le site et de le rendre plus vivant aux yeux du public. Si les légendes concentrent
la plus grande partie des animations, le monde médiéval est aussi présenté. La reprise de
Tristan et Iseult permet même aux visiteurs d’appréhender la littérature de cette époque.
Les démonstrations de savoir-faire anciens en font, quant à eux, découvrir les modes de vie.
Le manque de rigueur et de professionnalisme qui caractérise certaines animations mais
aussi le musée, peut être expliqué par le statut de propriété privée du site. Les responsables
recherchent finalement le profit et non le service à la collectivité, comme les monuments
dépendant d’institutions publiques. Un suivi plus poussé de la part de la région ou du
département serait donc souhaitable.
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Le château dit
de Robert le Diable
Photographie n°21 : Le château de Robert le Diable (J.P Sageot, http://www.la-crea.fr/)
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I- La légende de Robert le Diable
A l’instar de l’abbaye de Mortemer, le château situé à Moulineaux, dans le
département de la Seine-Maritime, est un lieu légendaire considéré comme « hanté » par
certains de ses anciens habitants. Il aurait en effet été construit sous l’ordre de Robert le
Diable, personnage principal d’une légende très populaire durant tout le Moyen-âge. Le
château de Moulineaux, près de Rouen, en a retiré depuis une certaine notoriété qui
dépasse même les frontières de la Normandie. Pourtant, le lien de ce personnage à ce haut-
lieu médiéval peut être contesté. Des incertitudes demeurent sur l’identité de cette
personnalité historique à l’origine de l’image de « Robert le Diable » et sur le réel
commanditaire du château.
A- Un personnage exemplaire du Moyen-âge
La légende de Robert le Diable s’est d’abord présentée sous forme de récits oraux
circulant de village en village. Elle a été progressivement modifiée par les jongleurs et
troubadours. Cependant, de plusieurs récits distincts, il ne resta plus qu’une seule version de
la légende au XIIIe siècle, lorsque la légende fut relayée dans les cours ducales et princières
(Jean-Pierre Bayard, 1970). C'est cette dernière qui sera finalement transposée sous forme
écrite. Des poèmes portant sur ce thème sont rédigés par un ou plusieurs auteurs anonymes
de cette époque et un manuscrit en prose est aussi publié en 1496. Négligée pendant un
certain temps, la légende a renoué avec son public durant le XIXe siècle (Elisabeth Gaucher,
1996). Un noble nommé de La Vallyère est à l’origine du Roman de Robert le Dyable édité en
1836. Un opéra en cinq actes, écrit par Giacomo Meyerbeer, va même voir le jour en 1831.
L’ensemble de ces récits relie fortement le personnage principal de la légende au château-
fort situé dans l’agglomération rouennaise.
Le site de Moulineaux est en effet, depuis les premiers récits populaires concernés, un lieu
de prédilection pour le personnage légendaire de Robert le Diable. Celui ci l’aurait fait édifier
afin de lui servir de refuge lors de ses nombreux forfaits. Ce personnage médiéval est
présenté dès le XIe siècle comme un être voué à la malveillance et aux crimes les plus
horribles, mais qui, grâce à la morale, va se repentir (Yves Buffetaut, 2007).
Le premier épisode de la légende est la naissance de Robert. Il serait le fils de l’épouse du
Duc de Normandie, Inde, qui ne pouvait pas avoir naturellement d’enfants. Elle aurait donc
fait appel au diable pour faire naître le petit Robert. Durant toute son enfance, le prince
aurait été vicieux et cruel avec sa famille et ses nourrices. Il faut cependant attendre son
adolescence pour que son caractère maléfique soit réellement révélé. Il devient très violent
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et tue sans remords. Il s’attaque même aux institutions de la chrétienté en détruisant des
monastères et des églises. C’est à ce moment-là que sa mère décide de réagir et d’en faire
un chevalier, espérant ainsi le calmer. Mais rien n’y fait. Robert demeure un être abject et
damné par le Diable.
C’est à ce moment précis du récit que le cours de l’histoire change. En effet, le personnage
commence à se poser des questions sur ses pulsions malsaines et demande à sa mère si elle
en connait les raisons. Celle-ci se voit dans l’obligation de lui avouer la réalité sur ses
origines. Abasourdi et terrifié par cette nouvelle, Robert aurait décidé de se repentir. A partir
de ce moment, sa vie sera consacrée à la défense de l’Eglise. Il part en pèlerinage à Rome
pour demander conseil au Pape. Celui-ci, très étonné par ce renversement de situation et
connaissant la réputation du personnage, se méfie de lui. Il l’envoie donc loin de sa cour, à la
rencontre d’un ermite. Ce dernier lui donne une mission difficile, à la hauteur de ses péchés :
« Robert se fera passer pour fou, devra rester muet et n’accepter pour toute nourriture que
celle qu’il partagera avec les chiens » (Yves Buffetaut, 2007, p.45). Par la suite, les conditions
imposées au repenti amusent beaucoup la population qui se joue de lui. La situation
devenant risquée pour le personnage, il décide de fuir et se réfugie à la cour de l’empereur
qui le cache au reste du monde. Cependant, le siège de Rome l’oblige à sortir de sa cachette
et à s’exposer. Il se jette en effet au cœur de la bataille où il fait des miracles. Il contribue
même à la défaite des Sarrasins, les assaillants. L’empereur ayant promis la main de sa fille à
celui qui sauverait son empire, beaucoup de chevaliers se présentent à la cour. Mais se
comportant encore comme un fou, personne ne reconnaît Robert. C’est la fille de
l’empereur, qui le reconnaît et révèle son rôle dans la victoire de la ville.
Ici, deux versions de la légende se partagent la fin du récit. D’après les textes les plus
anciens, le vieil ermite réapparaît à la cour pour expliquer la situation. Au final, Robert le
Diable vivra heureux en épousant la fille de l’empereur. Dans le roman du XVe siècle, la
situation est toute autre : Robert préfère suivre la voie de la rédemption et finit ses jours
avec l’ermite. Après sa mort, sa dépouille permet des miracles. C’est ainsi que Robert le
Diable aurait été béatifié et canonisé.
B- Origine controversée de Robert le Diable
Les premières allusions à la légende de Robert le Diable se trouvent dans les récits
populaires des XIe et XIIe siècles. C’est à cette époque troublée qu’eu lieu la construction du
château de Moulineaux. Des querelles dynastiques causaient la confrontation des multiples
prétendants au trône d’Angleterre, dont le Duc de Normandie. Une militarisation du
territoire commença donc. Cette situation provoqua un certain malaise dans la population
qui voyait des châteaux-forts se construire un peu partout. Pour expliquer l’édification d’une
forteresse à Moulineaux, les habitants de la localité créèrent le personnage de Robert le
Diable comme commanditaire.
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L’identité de la personne réellement à l’origine de cet édifice reste néanmoins énigmatique,
cela encore aujourd’hui. Nous ne savons pas de quel personnage historique s’est inspirée la
population pour créer Robert le Diable. Ce qui est sûr, c’est que nous ne possédons aucune
trace historique prouvant l'existence d'un tel personnage.
Plusieurs théories ont donc vu le jour sur celui qui aurait donné son image, ou des éléments
de sa vie, pour produire la légende (Jean- Pierre Bayard, 1970). On a d’abord voulu identifier
dans les différents récits, Robert Ier dit « le magnifique », Duc de Normandie de 1027 à 1035.
Essentiellement connu aujourd’hui pour avoir été le père de Guillaume le Conquérant, il
était en son temps extrêmement craint par ses contemporains. Il était doté d’une
personnalité violente et caractérielle qui l’aurait poussé à commettre de terribles crimes. Le
chroniqueur Wace a narré dans son Roman du Rou écrit au XIIe siècle, que Robert Ier aurait
par exemple empoisonné son frère pour monter sur le trône. Même si cette affirmation ne
peut être prouvée aujourd’hui, cela démontre tout de même que ce personnage avait une
mauvaise réputation. Ce qui est sûr, c’est qu’à l’instar de Robert le Diable, il était entré en
conflit avec l’Eglise. Il s’était en effet approprié les terres et les biens ecclésiastiques, ce qui
lui valut d’être excommunié par l’archevêque de Rouen. Comprenant le danger de s’opposer
si ouvertement à la chrétienté, il prit la décision de retourner à l’entente cordiale entre
archevêques et ducs de Normandie depuis l’installation du viking Rollon dans la région. Il
partit même en pèlerinage, cette fois en Terre Sainte et mourut d’ailleurs sur le chemin du
retour.
Le deuxième personnage dont se serait inspirée la légende de Robert le Diable est Robert IIe
dit « de Courteheuse », Duc de Normandie dès 1087. Il était aussi lié à Guillaume le
Conquérant puisqu’il était son fils ainé. Grand chevalier de la Première croisade, il y meurt
de façon héroïque en 1087. Cependant, les historiens médiévaux sont circonspects et le
jugent comme cruel et calculateur. Pourtant, la comparaison avec la légende s’arrête ici. Un
autre noble est prétendant au rôle du repenti. Il s’agit de Robert II dit « de Bellême », petit
seigneur de Normandie du XIIe siècle, extrêmement craint par ses paysans. Dépeint lui aussi
comme violent et agité, il est doté d’une très mauvaise réputation dans toute la région.
Cependant, comme les deux ducs et rois cités avant lui, ce personnage n’a
vraisemblablement aucun lien avec le château-fort de Moulineaux et encore moins avec sa
construction. Il n’existe aucune preuve de leur présence sur le site. Le seul personnage
d’importance qui aurait vécu dans cet édifice est le Duc de Normandie, et surtout roi
d’Angleterre, Jean Ier dit « Sans Terre ». Il y a fait réaliser des travaux de défense et
d’entretien. La légende de Robert le Diable ne s’appuie donc pas sur des faits historiques
incontestables mais essentiellement sur le thème très populaire au Moyen-Âge du prince
brigand, archétype du noble selon les populations pauvres (Jean-Pierre Bayard, 1970).
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II- Traitement du site de sa création à 2007
Le site de Robert le Diable a subi, tout au long de son existence, une multitude de
dégradations liées en grande partie aux guerres du Moyen-âge. L’édifice a été marqué par
son rôle militaire. Ruiné et laissé à l’abandon dès le XVe siècle, il a pourtant fait l’objet de
nombreuses restaurations depuis le XVIIIe siècle. Elles ont été plus ou moins réussies selon
les époques. En amenant des visiteurs sur le site, le XXe siècle est un tournant dans l’histoire
du « château de Robert le Diable ». De nombreuses installations y sont mises en place afin
de faciliter le tourisme tout en garantissant la sauvegarde de l’édifice. Cependant, cela ne
suffit pas et de nombreux problèmes subsistent.
A- Intérêt historique et restaurations anciennes
Le site actuel de Moulineaux résulte d’une longue histoire militaire (Jean-Pierre
Bayard, 1970). Tout commence durant l’Antiquité. Des archéologues ont en effet retrouvé
les traces d’un camp fortifié d’origine romaine sous les fondations du château-fort qui était
située sur une voie romaine amenant à Rouen.
Cependant, la première mention d’une construction solide dans ce lieu date plus
exactement de 1180. Le site a repris à cette date son rôle défensif : protéger la vallée de la
Seine. Nous savons que Richard Ier dit « Cœur de Lion » y a effectué plusieurs séjours, mais
c’est à son frère et successeur, Jean Ier dit « sans terre », que le château de Moulineaux doit
ses premiers aménagements à la fin du XIIe siècle. Cependant, il va le détruire pour
récupérer les pierres vers 1203 et le reconstruire plus tard. La forteresse va être confiée
successivement à la charge de Hélié de Compagne, de Nicolas de Blois et Louis d’Harcourt
jusqu’au XIVe siècle. Des réparations de la charpente ont dû être effectuées vers 1344.
Le château redevient un bastion militaire lors de la guerre de Cent ans. Il reprend en effet
son rôle de défense de Rouen durant les XIVe et XVe siècles. Il est assiégé par les partisans du
roi de Navarre au début du conflit. Cette situation lui vaut d’être détruit à plusieurs reprises.
Le roi de France va tout faire pour le récupérer, mais il est finalement pris par le Duc de
Bourgogne qui y installe l'une de ses bases militaires vers 1378. Constamment détruite puis
reconstruite, la forteresse de Moulineaux se retrouve dans l’état où on la connaît
aujourd’hui, dès 1418 avec l’approche de l’armée anglaise. Pour éviter que le site ne se
retourne contre Rouen en étant aux mains des ennemis, les habitants décident de détruire
eux-mêmes cette place stratégique.
A partir de cette date, ce site n'est plus associé à un quelconque propriétaire. Son existence
est même oubliée pendant plusieurs siècles. Ce n’est qu’aux XVIIIe et XIXe siècles que les
ruines de cet édifice intéressent les archéologues et les historiens. Des fouilles sont
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effectuées, ainsi que des travaux de terrassement dans les douves afin de consolider ce qui
restait du château-fort. L’intérêt de sauvegarder le site est pris en considération mais cela
ne l’empêche pas, par la suite, d’être encore disputé En effet, la guerre franco-prussienne de
1870 provoque de nombreux dégâts sur les lieux. Mais cette époque est également
marquée par une relative sauvegarde du site grâce à l’importance du courant romantique.
Ce dernier provoque en effet un fort engouement pour les ruines du site et permet de faire
découvrir au plus grand nombre l’importance du château de Robert le Diable au niveau
historique et légendaire. Le XXe siècle, héritier de cette situation, voit arriver les premiers
touristes sur le site.
B- Le château et ses visiteurs
Nous avons vu que le site de Moulineaux redevient un lieu important pour la
population locale et les curieux. Cependant, le XXe siècle ne s’intéresse pas aux propriétés
défensives du site mais à ses caractéristiques historiques et surtout légendaires. L’accent est
en effet mis sur les aventures de Robert le Diable pour attirer de plus en plus de visiteurs sur
les lieux. En 1903, un acquéreur privé, Oscar Cosserait, rachète le site dans le but d’en faire
un monument incontournable du tourisme local. Un projet de restauration est prévu avant
l'ouverture au public.
Le problème de cette mise en valeur du château-fort de Moulineaux réside en effet dans le
manque de sécurité du site, même en vue des normes en rigueur au début du XXe siècle. Un
important investissement financier et humain est nécessaire pour améliorer l’accueil des
touristes tout en évitant de dégrader davantage les ruines. De nombreux aménagements ont
également été faits pour faciliter l’accès au site. Le chantier est confié à l’architecte
spécialisé Lucien Fort dès 1903 et a reçu le soutien des autorités publiques. Le site a en effet
été classé au titre du patrimoine naturel en 1935. Cet appui étatique permet au château
d’acquérir une meilleure renommée et de recevoir des fonds supplémentaires pour sa
restauration.
Cependant, le site, en ruines, ne peut véritablement prétendre au titre de Monument
Historique, qui lui est plusieurs fois refusé. De plus, la Seconde guerre mondiale a un impact
négatif sur le site : il est pillé par les allemands comme par la population des environs. Il faut
attendre la fin de la guerre pour que le projet de valorisation du château de Robert le Diable
voie réellement le jour. Un musée portant sur le thème des Vikings y est inauguré en 1954.
Confié à une société privée, le site est réaménagé (photographies n° 22 et 23) et les
installations détruites en 1944 sont revues. Le pont permettant d’entrer dans la tour
principale est sécurisé. Des escaliers en bois, censés être dans « l’esprit du lieu » sont
installés pour faciliter l’accès du public à la partie supérieure du château-fort.
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Photographies n°22 et 23 : Réaménagements opérés dans les années 1950 pour faciliter la venue de
touristes sur le site du château de Moulineaux (Buffetaut Yves, 2007)
Des balades thématiques et des fêtes sont organisées autour de la légende de Robert le
Diable, notamment par la commune de Moulineaux. Des mises en scène, parfois niaises,
sont improvisées pour susciter l’intérêt porté par les touristes pour ce personnage. Mais le
musée des vikings n’arrivera véritablement jamais à asseoir sa légitimité comme centre
culturel légitime. Des mini-golfs et des restaurants ont même été installés tout près du site.
L’ensemble de ces activités touristiques, ainsi qu’un manque d’entretien, lui ont été très
néfastes. L’année 1972 a été marquée par la construction de l’autoroute A13 tout près du
site. Beaucoup de particuliers, défenseurs du monument, se sont opposés à ce projet
considérant qu’il dénaturait le paysage. Le château de Moulineaux est donc dans une
période de longue agonie à laquelle l’agglomération de Rouen met fin au début du XXIe
siècle. L’incendie criminel, dont le château a été victime en 2007, a en effet décidé les
autorités locales à réagir.
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III- Remise en valeur actuelle du château
En raison des nombreuses dégradations et du manque de sécurité qui en découle, le
site de Moulineaux est fermé au public en 2003. Un programme de réhabilitation est
démarré par la communauté d’agglomération de Rouen (renommée en 2010 Communauté
de l’Agglomération Rouen-Elbeuf-Austreberthe (CREA)), nouveau propriétaire des lieux
depuis 2007. Le chantier, qui devrait durer plusieurs années, a pour objectif de faire
cohabiter venue de visiteurs et travaux de restauration. La communauté d’agglomération
veut en effet que cette réhabilitation soit un modèle du genre et que les intérêts historiques
et légendaires du château de Robert le Diable soient enfin valorisés correctement.
A- Projets et enjeux patrimoniaux du site
La communauté d’agglomération souhaite faire du château de Robert le Diable, un
lieu patrimonial à part entière. Pour cela, il est important de revoir les visites proposées au
public. Forte de son expérience en termes de valorisation du patrimoine, l’agglomération a
prévu une réhabilitation d’envergure (voir annexe n°6). En plus de garantir la sauvegarde du
site, l’objectif est d’attirer le plus grand nombre de visiteurs.
Pour accueillir le public, le projet retenu par la communauté d’agglomération et ses
partenaires, est tout d’abord de créer un sentier balisé et sécurisé. Ainsi, les visiteurs
profitent de la beauté du paysage et du château de Robert le Diable, tout en évitant que leur
présence ne soit néfaste pour la conservation du site. Il s’agit d’animer ce patrimoine
normand en en faisant un lieu ludique et pédagogique. Des activités seront donc proposées
aux différents publics (enfants, étrangers,…).
Photographies n°24 et 25 : Projets de développement du site de Robert le Diable (dossier de presse de
la communauté d’agglomération de Rouen, 2008)
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Les sentiers de balade ont d’abord concerné les alentours du château. L’édifice même ne
pouvait accueillir les visiteurs en 2009 à cause des travaux qui s’y déroulaient. Cette
première forme d’occupation du lieu par le public est néanmoins importante pour le
remettre en valeur. Les responsables espèrent ainsi que le château de Robert le Diable
acquière progressivement une meilleure notoriété et qu’il soit perçu différemment par la
population et par les touristes. L’image de site mal entretenu lui est en effet attachée depuis
trop longtemps. C’est ainsi que le chemin menant à la forêt, en direction de Grand
Couronne, a été réaménagé pour plus de sécurité. Il fait d’ailleurs partie d’un sentier plus
étendu de randonnées de l’agglomération, nommé « Les normands ». Celui-ci permet de
faire découvrir aux visiteurs d'autres éléments patrimoniaux de la commune de Moulineaux
(lavoir, église,…), ainsi que ceux de Grand-Couronne et d’Oissel.
L’autre moyen mis en œuvre par la communauté d’agglomération et ses partenaires, est de
faire revivre le château à travers des activités conviviales et attractives. Durant la première
phase des travaux, jusqu’à début 2010, des manifestations ont été proposées sur les métiers
de la restauration des monuments. Des projets de fêtes médiévales avec spectacles de
fauconnerie et de tir à l’arc sont aussi à l’ordre du jour. Concernant le public scolaire, des
activités pédagogiques sont aussi prévues, portant sur l’histoire du site, de l’Antiquité à nos
jours et sur la nécessité de le conserver. Cependant, l’ensemble de ces animations ne pourra
débuter qu’à la fin des travaux.
B- Le chantier de réhabilitation
Pour se donner les moyens de réussir ces projets patrimoniaux, l’agglomération de
Rouen a décidé d’investir près de 700 000 euros, en plus des 500 000 euros déjà déboursés
pour l’achat du château. Pour rassembler cette somme, il a été nécessaire d’établir un
partenariat durable avec d’autres collectivités territoriales concernées par le site : la région
Haute-Normandie, le département de la Seine-Maritime et la Direction Générale de
l’Environnement (DIREN) ont rejoint le projet.
Avant l'aménagement de sentiers et le démarrage d’animations, cette somme a tout d’abord
financé la mise en sécurité du site. Il était en effet primordial de s’en assurer et ainsi éviter
des accidents. Les premiers travaux ont donc consisté en réparations et améliorations :
entretien des clôtures, démontage de la passerelle trop dangereuse, démolition des anciens
équipements commerciaux situés près de l’édifice. En parallèle, un défrichement du site a
été prévu afin de faciliter la création des sentiers. Des mesures de sécurité ont également
été prises pour éviter toute intrusion et dégradation volontaire. Ces premiers dispositifs
considérés comme satisfaisants pour accueillir le public, les abords du château ont réouvert
dès 2009. Le reste du chantier doit se dérouler en même temps que les premières visites.
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Ce n’est finalement qu’en octobre 2009 que les gros travaux ont pu véritablement
commencer. Au début, il s’agissait d’aménager des remblais soutenant les abords du
château, afin de sécuriser les zones d’intervention pour la restauration. De plus, les
maçonneries ont dû être consolidées dès mars 2010 pour éviter les chutes de pierres.
Parallèlement, une valorisation du site a été opérée. Elagages et entretiens des sentiers,
installation de petits mobiliers d’extérieur (bancs,…) vont en effet faciliter et rendre plus
agréable la visite.
La communauté d’agglomération et ses partenaires ont véritablement insisté pour ajouter
un volet social à ce projet de réhabilitation patrimonial. L’entretien des sentiers est donc
effectué par des agents employés par le biais d’un Etablissement et Service d’Aide par le
Travail (ESAT). Les travaux de valorisation des abords de l’édifice seront quant à eux confiés
à une association d’action sociale locale. La restauration du château et l’accueil du public
sont à la charge des membres d’un programme de réinsertion professionnelle, formés aux
techniques d’embellissement et de premières réparations d’édifices anciens. Pour la prise en
charge des visiteurs, ces employés ont la capacité de renseigner sur l’histoire du château de
Robert le Diable et sur l’avancée des travaux : ils mettent en place et assurent
quotidiennement les animations.
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Conclusion
Ces trois exemples de lieux légendaires, la forêt de Brocéliande, l’abbaye de
Mortemer et le château de Robert le Diable, ont permis d'aborder la variété des modes de
valorisation saisis par les responsables de sites culturels.
Pour Brocéliande, le choix s’est porté sur la création de sentiers pédestres. Chacun d’entre
eux est destiné à faire découvrir aux visiteurs un lieu cité dans le cycle arthurien. L’histoire et
l’intérêt naturel des sites sont donc ici minorés au profit des légendes. Cette exploitation des
lieux ressemble à celle pratiquée à Mortemer. Les récits légendaires, mettant en scène des
fantômes, sont en effet la première source muséographique du site. Cependant, son histoire
religieuse et médiévale est aussi mobilisée à travers une partie du musée et de certains
spectacles. Quant au château de Robert le Diable, la situation est différente. Son intérêt
légendaire a pendant très longtemps été placé au premier plan mais la nécessité de
restaurer le site a tout changé. Les dégâts provoqués par l’ancienne valorisation du site,
notamment avec l’implantation d’installations commerciales, ont été constatés et mesurés.
Afin de protéger les ruines du château, la nécessité de le préserver est « martelée » auprès
du public et la valorisation se fonde justement sur des méthodes de restauration sur le mode
de la démonstration.
Au total, nous observons que le statut des lieux légendaires peut induire des différences de
traitement patrimonial. Brocéliande, un site naturel assez étendu, se prête mal à une mise
en valeur cohérente des lieux légendaires. Certains sont mieux aménagés que d’autres, telle
la Boucle de l’enchanteur. Le statut de propriété privée de l’abbaye de Mortemer lui a été
néfaste en ce qui concerne la muséographie qui manque de professionnalisme. Cependant,
le rachat du site par un particulier, même dans un but commercial, a au moins eu le mérite
de faire revivre le lieu légendaire. Il serait pourtant nécessaire que des institutions publiques
surveillent l’exploitation du site, pour lui éviter le sort du château de Robert le Diable. Celui-
ci a en effet subi de nombreuses dégradations lorsqu’il était une propriété privée. Avec son
acquisition par la communauté d’agglomération, ce lieu légendaire peut enfin bénéficier
d’un entretien quotidien et d'une mise en valeur adaptée.
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Conclusion générale
Ce mémoire met en lumière la patrimonialisation atypique des lieux de légendes.
Leur valorisation est en effet bien singulière, si on la compare à celles d'autres lieux
culturels. A coté des caractéristiques historiques et naturelles, dites « plus classiques », les
légendes sont un atout supplémentaire dont certains sites ont su profiter.
Mobiliser l’imaginaire et la fiction dans un Monument Historique est un paradoxe que les
responsables du patrimoine sont enclins à tolérer, voire parfois à encourager. Il serait en
effet regrettable pour ces sites d’ignorer leur intérêt légendaire. Leur utilisation peut être
une aubaine pour certains lieux qui, sans cet atout, n’auraient certainement pas attiré
autant l’attention du public et des autorités politiques. Les légendes peuvent même être
l’occasion pour les professionnels du patrimoine de favoriser la singularité de certains sites
dans la mémoire collective, et ainsi d’en faire des hauts-lieux de la société. Ce statut
avantageux, qui concerne généralement les monuments d'importance historique et/ou
naturelle, peut en effet consacrer des lieux légendaires comme des sites incontournables de
la culture et du tourisme.
Cependant, il existe des cas où les récits légendaires sont exploités de façon exagérée, ce qui
peut finalement nuire aux sites. Les légendes sont dès lors présentées au public comme le
seul intérêt notable, au détriment d'autres attraits. Se pose donc le problème de la légitimité
de ces lieux « trop » légendaires. Valoriser cet atout à outrance peut en effet avoir des
conséquences négatives sur l’image de ces sites. L’importance conférée à l’imaginaire peut
privilégier leurs aspects ludiques. Le plus critiquable est cependant le manque de
professionnalisme de la valorisation au détriment de l'apport pédagogique. Peut-on donc
considérer ces sites comme des lieux patrimoniaux à part entière ?
Les lieux de légendes sont dans tous les cas un type de lieux de mémoire parmi d’autres, et
en tant que tel, ils méritent d’être conservés et valorisés. Les légendes, comme les autres
formes de mémoires, sont des supports à la patrimonialisation de lieux. L’appel à
l’imagination n’est pas ici un critère de mise à l’écart dans le domaine patrimonial. Les lieux
de légendes sont au contraire des centres de commémoration et des créateurs de liens
sociaux comme les autres. Pour pouvoir garder ces caractéristiques mémorielles et
culturelles, les responsables de lieux légendaires ont certainement tous intérêts à valoriser,
dans des proportions à peu prêt identiques, leurs différents attraits que ces derniers soient
culturels, naturels ou encore légendaires. Ceci est certainement une condition nécessaire
afin d’assurer une patrimonialisation durable et complète de ces lieux.
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Bibliographie
Ouvrages généraux
Andrieux Jean-Yves, 1997, Patrimoine et Histoire, Paris, Belin
Andrieux Jean-Yves (sous la direction de), 1998, Patrimoine et Société, Rennes,
Presses universitaires de Rennes
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L’auteur permet aux lecteurs de connaître les raisons et les conséquences qui
s’attachent aux légendes. La première partie de cet ouvrage est assez théorique, en
retraçant les différentes interprétations des légendes, alors que la deuxième partie
prend des exemples connus tels que le cycle arthurien.
Choay Françoise, 1999, L’allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil
Debardieux Bernard, 1993, « Du haut-lieu en général et du Mont-Blanc en
particulier », Espace Géographique, Paris, Belin, p.109-114
L’auteur, à travers l’exemple d’un site naturel, démontre qu’un haut-lieu peut être le
résultat d’une volonté de symbolismes et de valeurs de la part de la société.
Delehaye Hippolyte, 1973 (1905), Les légendes hagiographiques, Bruxelles, Bureaux
de la société des Bollandistes
Di Méo Guy, 1998, Géographie sociale et territoires, Paris, Nathan
Drewermann Eugen, 2000, Psychanalyse et exégèse. Rêve, mythes, contes, sagas et
légendes, Paris, Seuil
Grange Daniel J., Poulot Dominique, 1977, L’esprit des lieux. Le patrimoine et la cité,
Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble
Cet ouvrage met en valeur les lieux de mémoire comme des carrefours de
socialisation entre les individus. Pour cela ils seraient l’objet à la fois de souvenirs et
de rituels de la société.
Groppo Bruno, 2002, « Introduction, histoire, mémoire, identité », Matériaux pour
l’histoire de Notre temps, numéro 68, Paris, Association des amis de la BDIC et du
Musée, p.1-6
97
Guillot Philippe Ch.-A., 2006, Droit du patrimoine culturel et naturel, Paris, ellipses
Halbwachs Maurice, 1941, La topographie légendaire des évangiles en Terre Sainte,
Paris, Presse Universitaire de France
Cet ouvrage retrace la formation de hauts-lieux patrimoniaux, religieux et
touristiques à travers les exemples des lieux saints de la Bible. Il démontre aussi que
la mémoire collective peut dépendre des croyances de la population et donc pas de
faits historiques ordinaires.
Halbwachs Maurice, 1950, La mémoire collective, Paris, Presse Universitaire de
France
Cet ouvrage sociologique, le plus connu de l’auteur, est le précurseur dans l’étude
des souvenirs du passé par la société. L’auteur y étudie notamment la distinction
entre mémoire individuelle et mémoire collective.
Hobsbawm Eric et Ranger Terence (sous la direction de), 2006 (1983), L’invention de
la tradition, Paris, édition Amsterdam
Lavabre Marie-Claire, 2000, « Usages et mésusages de la notion de mémoire »,
Critique internationale, volume 7, Paris, Presse de Sciences Po, p.48-57
Cet article reprend les idées lancées par Maurice Halbwachs et Pierre Nora pour dire
que la mémoire est le passé perçu par les individus d’aujourd’hui.
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Léonard Yves, 2001, La mémoire entre histoire et politique, Paris, La documentation
française
Littleton C.S. (sous direction de), 2002, Mythologies, une anthologie illustrée des
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volume 14, Paris, CNRS
Mozzani Héloïse, 1995, Le livre des superstitions, mythes, croyances et légendes,
Paris, Robert Laffont
Müller Bertrand (sous direction de), 2005, L’histoire entre mémoire et épistémologie,
autour de Paul Ricœur, Lausanne, Payot
98
Cet ouvrage est le résultat de nombreux débats et discussions autour de la
publication des écrits de Paul Ricœur. Les auteurs tentent de les compléter tout en
mettant en valeur les grandes théories de P. Ricoeur.
Nora Pierre (sous direction de), 1984, Les lieux de mémoire, tome 1, Paris, Quarto
Gallimard
Les trois ouvrages sont le résultat d’un projet historiographique marquant un
tournant dans l’étude de l’histoire et de la mémoire collective. Ces trois tomes
recensent et analysent la construction des objets, symboles et lieux auxquels la
mémoire nationale française s’identifie.
Nora Pierre (sous direction de), 1997 (1986), Les lieux de mémoire, tome 2, Paris,
Quarto Gallimard
Nora Pierre (sous direction de), 1997 (1992), Les lieux de mémoire, tome 3, Paris,
Quarto Gallimard
Ricœur Paul, 1964 (1955), Histoire et vérité, Paris, Seuil
L’auteur s’attache à démontrer la part de vérité dans l’histoire. De plus, il explique
que pour écrire les évènements du passé, l’historien doit savoir garder son
objectivité.
Ricœur Paul, 2000, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil
L’auteur fait ici un rappel sur les différences qui existent entre mémoire et histoire
mais aussi entre mémoire et imaginaire. Les lieux de mémoire seraient un
complément à la mémoire collective pour élaborer l’histoire.
Todorov Tzvetan, 1995, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa
Cet ouvrage met en lumière l’utilisation de la mémoire collective par le pouvoir
politique. La mémoire collective serait modifiée selon les besoins de la société.
Valensi Lucette, 1995, « Histoire nationale, histoire monumentale. Les lieux de
mémoire », Annales Histoire, sciences sociales, Paris, Armand Collin, p. 1271-1277
Van Gennep A ., 1910, La formation des légendes, Paris, Flammarion
Cet ouvrage retrace l’histoire de la formation des légendes et en étudie les
différences avec les contes, les fables et les mythes.
Willaime Jean-Paul, 1988, « De la sacralisation de la France. Lieux de mémoire et
imaginaire national », Archives des sciences sociales des religions, numéro 66, Paris,
EHESS, p. 125-145
99
Zucker Konrad, 2000 (1952), Psychologie de la superstition, Paris, Payot
L’auteur, un psychologue, explique dans cet ouvrage les raisons d’être de la
superstition et son attrait.
Ouvrages spécialisés
Buffetaut Yves, 2007, « La légende de Robert le Diable », Itinéraire de Normandie,
Louviers, Ysec Médias, p.42-47
Gaucher Elisabeth, 1996, « Robert le Diable, une œuvre ouverte », Cahier de
Recherches Médiévales et humanistes, Orléans, Éd. Honoré Champion, p. 61-71
Glot Claudine, 2010, Hauts-lieux de Brocéliande, Rennes, édition Ouest-France
Guyonvarc’h C. J., 2006 (1997), Les légendes de Brocéliande et du roi Arthur, Rennes,
édition Ouest-France
Halimi Florence, 2010, « Bretagne insolite et esprit celte, es-tu là ? », Figaro
Magazine, Paris, Hersant
Laurant Jean-Pierre, Bouyer Louis, 1986, « Les lieux magiques de la légende du
Graal », Archives des sciences sociales des religions, volume 62, Paris, EHESS, p. 236-
237
Tanneux Marie, 2009, Brocéliande sur ses chemins de légendes, Rennes, édition
Ouest-France
100
Sitographie
Sites internet généraux
Communauté d'agglomération Rouen-Elbeuf-Austreberthe (CREA) (page consultée le 31 septembre 2010) http://www.la-crea.fr/
Secrétariat général du gouvernement français, Légifrance, le service public de la diffusion du droit (page consultée le 3 août 2010) http://www.legifrance.gouv.fr/home.jsp
Union européenne et état français, Leader +, organisation de sauvegarde du
patrimoine rural (page consultée le 21 août 2010)
http://www.una-leader.org/
Union européenne, Natura 2000 (page consultée le 25 juillet 2010)
http://natura2000.environnement.gouv.fr/sites/FR5300005.html
Sites internet spécialisés
Abbaye de Mortemer (page consultée le 22 août 2010)
http://mortemer.free.fr/
Centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane, le village martyr (page consultée le 20
juillet 2010)
http://www.oradour.org/
Centre de l’Imaginaire Arthurien (page consultée le 5 août 2010)
http://www.centre-arthurien-broceliande.com/menu.html
Commune de Mâlain, village aux sorcières (page consultée le 21 juillet 2010)
http://village-de-malain.eu/village-de-malain-en-bourgogne.html
Mémorial de la Shoah, musée et centre de documentation juive contemporaine
(page consultée le 29 juillet 2010)
http://www.memorialdelashoah.org/
Route historique des abbayes de Normandie (page consultée le 2 septembre)
http://www.abbayes-normandes.com/
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Table des matières :
Photographies
N°1 : Oradour-sur-Glane après le massacre………………………………………………………….….…….……39 (© centre de la mémoire, 1950’)
N°2 : Oradour-sur-Glane actuel……………….………………………………………………………………………….39 (© centre de la mémoire, 2000’)
N°3 : Vue de la forêt de Paimpont, appelée aussi de Brocéliande………………..…………….……….55 (Ludivine Kirichdjian, juillet 2010)
N° 4 : Le vitrail de l’église de Tréhorenteuc consacré au Saint-Graal……………………….……….….64 (Bruno Colliot, in M. Tanneux, 2009)
N° 5 : « L’arbre d’or » dans le Val sans Retour……………………………………………………………………..64 (Bruno Colliot, in M. Tanneux, 2009)
N° 6 : Le tombeau de Merlin……………………….………………………………………………………………………66 (Ludivine Kirichdjian, juillet 2010)
N°7 : L’hôstié de Viviane…………………………………………………………………………………………….……....66 (Ludivine Kirichdjian, juillet 2010)
N° 8: Panneau explicatif du Val sans Retour………………………………………………………………………..69 (Ludivine Kirichdjian, juillet 2010)
N°9 : Pierre surmontée d’une plaque de signalisation sur le parcours menant au tombeau de
l’enchanteur ………………………………………………………………………………………………………….……………69 (Ludivine Kirichdjian, juillet 2010)
N° 10: La fontaine de Barenton……………………………………………………………………………….…………..71 (Claudine Glot, 2010, p.20)
N°11 : Représentation de la fontaine de Barenton sous forme d’une miniature issue d’un
manuscrit du XIVe siècle Gauvin à la fontaine........................……………………………….……………..71 (Claudine Glot, 2010, p.20)
N°12 : L’abbaye de
Mortemer…………………………………………………………………………………………………………………………...74 (http://mortemer.free.fr/)
102
N°13 : Sculpture du « Chemin des Ducs »…………………………………………………………………………….77 (http://mortemer.free.fr/)
N°14: La cuisine et le four, premier étage du musée de Mortemer……………………………….…..79 (Ludivine Kirichdjian, 2010)
N°15 : Le four, premier étage du musée de Mortemer……………………………………………………..…79 (Ludivine Kirichdjian, 2010)
N° 16 : La fontaine de Sainte-Catherine………………………………………………………………….……………80 (Ludivine Kirichdjian, 2010)
N°17 : le tableau représentant le fantôme de Mathilde………………………………….…………………..80 (Ludivine Kirichdjian, 2010)
N°18 : Les animations et spectacles médiévaux………………………………………………….……………….82 (http://mortemer.free.fr/)
N°19 : Les animations et spectacles médiévaux………………………………………………………….……….82 (http://mortemer.free.fr/)
N°20 : Les comédiens des « nuits des fantômes »……………………………………………………………….83 (http://mortemer.free.fr/)
N°21 : Le château de Robert le Diable……………………………………………………………….………………..84 (J.P Sageot, http://www.la-crea.fr/)
N°22: Réaménagements opérés dans les années 1950 pour faciliter la venue de touristes sur
le site du château de Moulineaux……………………………………………………………………..…………………90 (Buffetaut Yves, 2007)
N°23 : Réaménagements opérés dans les années 1950 pour faciliter la venue de touristes sur
le site du château de Moulineaux……………………………………………………………………..…………………90 (Buffetaut Yves, 2007)
N°24: Projets de développement du site de Robert le Diable………………………………………………91 (Dossier de presse de la communauté d’agglomération de Rouen, 2008)
N°25 : Projets de développement du site de Robert le Diable………………………………..……………91 (Dossier de presse de la communauté d’agglomération de Rouen, 2008)
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Annexes
Forêt de Brocéliande
N°1 : Deux exemples de plans donnés aux visiteurs par les offices de tourisme………………..104
N°2 : Dépliant du centre arthurien (2010)………………………………………………….………………...…..106
Abbaye de Mortemer
N°3 : Plan du site donné à l’accueil de Mortemer………………………………………………………………108
N°4 : Prospectus de l’abbaye de Mortemer………………………………………………………….……………109
N°5 : Prospectus annonçant des spectacles ayant lieu à Mortemer (2010)…………………..……111
Château de Robert le Diable
N°6 : Dépliant du château de Robert le Diable donné aux visiteurs……………………..…………….113
N°7 : Dossier de presse de l’agglomération de Rouen pourtant sur la réhabilitation du site
(2008)……………………………………………………………………………………………………………….………..…....115
104
N°1 : Deux exemples de plans donnés aux visiteurs par les offices de tourisme de Brocéliande
105
106
N°2 : Dépliant du centre arthurien de 2010 (recto/verso)
107
108
N°3 : Plan du site donné à l’accueil de Mortemer
109
N°4 : Prospectus de l’abbaye de Mortemer (recto/verso)
110
111
N°5 : Prospectus annonçant des spectacles ayant lieu à Mortemer (2010)
112
113
N°6 : Dépliant du château de Robert le Diable donné aux visiteurs (recto/verso)
114
115
N°7 : Dossier de presse de l’agglomération de Rouen pourtant sur la réhabilitation du
château de Robert le Diable (2008)
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