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 Printemps 1996 99 Une double réalité pour un même vécu Malika El Korso Le rôle joué par la femme algérienne durant la guerre de libération nationale a occulté par sa force et sa puissance sa participation multiforme dans les phases antérieures à 1954, au point d'en faire la grande absente d' un combat qui se serait déroulé sans elle, bien p l us encore en dehors d'elle. L'article de M. El Korso se veut être une contribution de réponse sur la place et le rôle des Algéri ennes dans leur société, réponse qui, selon elle, ne procède ni de la complaisance, ni d'un quelconque parti pris. L'histoire de la femme algérienne, l'histoire officielle et académique, est sont souvent tronquées. D'abord parce qu'il s'agit d'une histoire "masculine", et ensuite parce que, sauf exceptions, elle ne prend pas en compte la participation de la femme algérienne à la lutte de libération nationale. Et s'il arrive que la femme algérienne devienne objet d'histoire, elle ne l'est jamais en tant que telle, mais fait figure d'annexe à une autre histoire, celle menée par l'homme de 1954 à 1962. Ma réflexion part d'un constat: les événements d'octobre 1988 ont libéré des énergies multiples dont celle que représente la femme dans la société algérienne d'aujourd'hui. La démocratisation des institutions politiques et étatiques qui a suivi cette révolte a permis la libération de la parole: politique, syndicale, religieuse, sociale ou féminine. Pour en avoir été privés pendant longtemps, l'homme algérien et peut- être surtout la femme algérienne, ont tenu à dire, de manière complémentaire et différente à la fois, leur farouche volonté d'exister. Plus de soixante formations politiques officielles ont occupé les devants de la scène tandis que des associations féminines, de plus en plus

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femme algerie

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    Une double ralitpour un mme vcu

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    Malika El Korso

    Le rle jou par la femme algrienne durant la guerre de librationnationale a occult par sa force et sa puissance sa participationmultiforme dans les phases antrieures 1954, au point d'en faire l agrande absente d'un combat qui se serait droul sans elle, bien plusencore en dehors d'elle. L'article de M. El Korso se veut tre unecontribution de rponse sur la place et le rle des Algriennes dansleur socit, rponse qui, selon elle, ne procde ni de l acomplaisance, ni d'un quelconque parti pris.

    L'histoire de la femme algrienne, l'histoire officielle et acadmique,est sont souvent tronques. D'abord parce qu'il s'agit d'une histoire"masculine", et ensuite parce que, sauf exceptions, elle ne prend pas encompte la participation de la femme algrienne la lutte de librationnationale. Et s'il arrive que la femme algrienne devienne objet d'histoire,elle ne l'est jamais en tant que telle, mais fait figure d'annexe une autrehistoire, celle mene par l'homme de 1954 1962. Ma rflexion part d'unconstat: les vnements d'octobre 1988 ont libr des nergies multiplesdont celle que reprsente la femme dans la socit algrienned'aujourd'hui. La dmocratisation des institutions politiques et tatiquesqui a suivi cette rvolte a permis la libration de la parole: politique,syndicale, religieuse, sociale ou fminine.

    Pour en avoir t privs pendant longtemps, l'homme algrien et peut-tre surtout la femme algrienne, ont tenu dire, de manirecomplmentaire et diffrente la fois, leur farouche volont d'exister.

    Plus de soixante formations politiques officielles ont occup lesdevants de la scne tandis que des associations fminines, de plus en plus

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    nombreuses, ont t tout aussi prsentes sur les plans politique, social etculturel.

    Quelle signification donner cette prolifration d'associationsfminines? A quoi cela correspondait-il? Qui les animait? Sur la base dequel programme? Quel type de militantes y trouvait-t-on? Regroupaient-elles des femmes "historiques"? S'il y eut continuit, o et comment lasituer? S'il y eut rupture, avec quoi et comment?

    A travers leurs associations, les femmes algriennes ont voulu dire troischoses:

    1. Qu'elles existent part entire et que de ce fait, elles refusent toutetutelle qui les marginaliserait pour en faire des mineures socialement,professionnellement et surtout politiquement.

    2. Elles revendiquent un statut acquis de plein droit durant la guerrede libration nationale du champ duquel la plupart ont t conduites etremplaces par des potiches politiques.

    3. Elles clament, par-dessus tout, leur droit une citoyennet pleine etentire qu'elles veulent active, dynamique, faite de droits, mais aussi dedevoirs, d'engagements, impliquant dvouement et sacrifice, pour unecause qui s'est jusqu'alors conjugue au masculin.

    C'est justement cette liaison-rupture entre l'avant et l'aprs 1962 quipose problme, aussi bien pour ceux et celles qui travaillent sur ce thmeque pour les femmes elles-mmes. Nous avons coutume d'entendre et dedire que 1954 a vu l'mergence de la femme algrienne en tant qu'acteurhistorique. Cette affirmation juste, pour l'essentiel, appelle cependantquelques nuances. L'histoire du mouvement national, aussi bien celle duPCA, du PPA-MTLD que celle des Oulmas s'est faite en partie avec lafemme algrienne. Le mouvement social n'a pas manqu lui non plus deces figures qui ont faonn l'histoire nationale au fminin. C'est dans leprolongement d'une activit tantt mene au grand jour, tanttclandestinement sur des champs aussi bien sociaux, culturels quepolitiques, que la femme algrienne se convertira en militante active,l'arme la main pour librer son pays du joug du colonialisme franais.Il y a l comme une ide malsaine qui se cache derrire les clichsdformants, o il est question d'irruption de la femme algrienne dans lecombat librateur. De tels clichs ne reconnaissent pas la femmealgrienne la place qui a t la sienne dans le mouvement national, tandisque se mettent en place des mcanismes ancestraux qu'on pensait jamaisrvolus. Le simple fait que la femme algrienne lutte aujourd'hui pourson insertion au sein mme de sa propre socit est lourd de sens. Enclair, cela veut dire que cette socit lui parat, d'une manire ou d'uneautre, diffrente, et au fond trs loigne de ce qu'elle avait pu imaginerdurant les annes de braise (1954-1962). Le sentiment d'amertume quevhiculent, sans l'exorciser, les moudjahidate, est sans conteste celui del'exclusion. La contribution de la femme algrienne au combat librateurne doit plus fonctionner comme un miroir aux alouettes, parce queprcisment sur le plan socio-conomique, des voix s'lvent ici et l, deplus en plus nombreuses, pour dire qu'elle serait mieux chez elle.Reproduit en graphique, le combat men par la femme algrienne nousdonnerait une premire courbe ascendante, presque verticale entre 1954

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    et 1962, suivie d'une courbe descendante marquant ainsi le recul qu'aenregistr la participation de la femme algrienne dans les domainesconomique, social, culturel et politique de son pays.

    Tout comme les partis politiques, les associations fminines sontl'expression d'une crise de socit. Dans le premier cas, cette crise a pournom "parti unique", dans le second cas, elle a pour nom "retour aubercail". Plus qu'une rupture, il s'agit l d'une fracture dans le tempschronologique. Fracture entre le temps des moussebilates, poseuses debombes, de la "mre" des moudjahidine et celui des femmes icnes.N'tant plus indispensable ou plutt n'tant plus utile, une foisl'indpendance acquise, loin de constituer un passage oblig comme en1954, la moudjahida et la moussebila connatront le mme sort que lamitraillette mise au placard pour tre exhibe seulement lors descrmonies officielles et des ftes nationales.

    La mise l'cart des femmes a non seulement t pnible pour les plusconscientes et les plus politises d'entre elles, mais plus encoredommageable pour la socit dans son ensemble. Le rsultat a t le codede la famille "inimaginable trente ans plus tt", comme l'a dit unecombattante d'hier et militante d'aujourd'hui.

    Pourtant dans l'absolu et du point de vue du discours politique, lafemme algrienne occupe une place d'honneur dans l'histoire officielle.Mais, bien voir, il y a l comme une manipulation, ne serait-ce queparce que la femme algrienne dans la lutte de libration nationale estvoque de manire pisodique, de faon symbolique et circonstancielle.De plus, devenue "objet", la femme est plus porte par le discours officielet officieux que par les crits historiques1.

    La femme, vritable ombre furtive, reste la grande oublie de l'histoirenationale de l'Algrie, mme si travers des "femmes-phares", commeDjamila Bouhired, Djamila Boupacha et quelques autres, un espacesymbolique lui a t amnag non pour des raisons qui procdent de lascience historique, mais tout simplement pour des raisons de stratgie ou,pour tre plus prcis, de prestige international. A ce propos, MohamedHarbi dit: "Au fur et mesure que la guerre durait, il se produisait uneradicalisation force dans l'expression surtout, qui a, depuis, t assezbien cultive par toutes les gurillas du monde. On laisse entendre qu'ilexiste une rvolution profonde, que le symbole de cette rvolutionprofonde c'est la femme, autrefois tenue en laisse et maintenant librepar sa participation la rsistance."2

    A l'occasion du 8 mars, du 1er novembre, du 5 juillet, quelques nomsde femmes sont cits, quelques photos exhibes puis plus rien, aprs c'estle silence: "Quand il y a une date clbrer, on sort les drapeaux, on noussort nous aussi, et puis quand la date est passe, on nous remet dans lesplacards comme les drapeaux et les banderoles". Nous dira une militante,Zhor Zerrari3.

    Les trente annes d'aprs l'indpendance n'ont pas apport unclairage prcis sur ce que fut le rle de la femme dans la rvolutionalgrienne. On ne connait que peu de choses de la riche priode de 1945 1954. Aucun mouvement de femmes n'est signal dans les manuels

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    d'histoire de l'enseignement moyen ou secondaire, ni aucune de leursmanifestations durant la priode coloniale. Et pourtant aussi loin queremonte la mmoire, les femmes se sont toujours battues. La lutte desfemmes algriennes ne date pas d'aujourd'hui. Mme si les formeschangent, mme si la participation est indirecte, la femme a toujourscombattu.4 C'est pour cela qu'il serait intressant d'explorer lesprofondeurs de l'histoire et faire entendre la voix du silence.________________________________________________________

    Quelques lments d'approche de la luttedes femmes algriennes la veille de 1954 5

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    Absente des livres et des manuels scolaires, la femme algrienne nel'est pas de l'histoire. En feuilletant la presse de la priode coloniale, ondcouvre quelques informations, le plus souvent corrobores par destmoignages, qui nous montrent que la femme algrienne a lutt d'unemanire ou d'une autre, individuellement ou collectivement dans uneorganisation.

    Ds 1836, lors de la premire bataille de Constantine, les femmestaient sorties encourager les rsistants. Le 1er mai 1919, fte du travail,les yous-yous des femmes ont retenti longuement. En 1933, Sidi BelAbbs (Oranie), ce sont les femmes qui encouragent les grvistesterrassiers lorsqu'ils flanchent. L'Humanit du 30 juin 1933 crit: "3000travailleurs manifestent Sidi Bel Abbs violentes bagarres avec lapolice de nombreuses femmes d'ouvriers taient prsentes et ont raginergiquement contre les coups de la police."

    Elles font de mme An Tmouchent (Oranie). L'Humanit du 2juillet 1933 rapporte que "les femmes revendiqurent d'tre en tte dans lamanifestation pour dmontrer leur solidarit et leur volont de lutte."Lors des manifestations de 1934, le Bulletin du Comit de l'Afriquefranaise publie la photo des femmes musulmanes derrire le drapeaurouge. Mme non accompagne d'un texte, cette photo en dit long sur lerle et la place de la femme "indigne" comme on disait pjorativement l'poque.

    Le 8 mai 1945 cimentera le nationalisme algrien; les massacres deStif, de Guelma et d'ailleurs eurent un impact profond sur toute lapopulation. Les femmes commencrent s'organiser, soit dans des cerclesfminins soit dans un cadre associatif. Les aursiennes, elles, prennentleur partie en se rangeant derrire les bandits d'honneur6. A Oran, Algeret dans d'autres villes, des comits d'amnistie o l'on compte de trsnombreuses femmes voient le jour et arrachent, comme ce fut le cas Oran, plusieurs condamns mort des mains des bourreaux. Sur le planpdagogique, deux associations de femmes, au moins, font leur apparitionentre 1945 et 1947: l'Union des femmes d'Algrie et l'Association desfemmes musulmanes algriennes. La premire, d'obdience communiste,fut fonde en 1945, aprs les massacres du Constantinois. Elle taitprside par Mme Garauby (pouse du recteur de l'Universit d'Alger). A

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    Alger, la premire secrtaire tait Baya Allaouchiche; Oran, AbassiaFodil7.

    Les activits de l'Union des Femmes d'Algrie taient mi-cheminentre l'action politique et sociale: cration de comits d'amnistie pour lesdtenus arrts aprs mai 1945; solidarit envers les familles des dtenus;comits contre la vie chre et le march parallle. Abassia Fodil, quiprsidait ce comit, sera la cheville ouvrire de l'Union Oran. C'est ellequi organise de nombreuses manifestations Oran contre la guerre duViet-Nam, soutient la grve des dockers d'Oran et celle des ouvriersagricoles Tlemcen Grande figure de l'Union des femmes, AbassiaFodil se dplaait travers toute l'Oranie, parlait aux femmes, lesrunissait, les sensibilisait et cela avait d'autant plus d'impact que lesmassacres du 8 mai 1945 avaient laiss des traces trs vives dans laconscience de tout Algrien. Le dernier meeting de l'Union des femmesd'Algrie en 1954 la salle Marignan Oran avait fait salle comble selonles dires d'une ancienne militante, Gaby Gimenes. Deux mille femmesseraient venues couter Abassia Fodil et apporter leur solidarit auxTunisiens et Marocains en lutte contre le colonialisme. Au-del de ce belhommage, il y a lieu de souligner le sens de l'engagement et l'esprit decombativit qui ont anim Abassia Fodil. Elle fut assassine, ainsi que sonmari, le 26 dcembre 1961 par l'OAS.

    La priode qui se situe entre 1945 et 1954 est marque par le passagedu stade du militantisme celui de l'engagement idologique de lafemme algrienne dont le profil a entre temps chang. L'mergence dejeunes tudiantes dans le mouvement national est en soi un changementqualitatif dans la mobilisation et l'engagement d'une lite fminine,appele jouer (mais le pourra-t-elle vraiment?) un rle de plus en plusgrand dans le processus enclench par l'aprs-1945. Le mouvementindpendantiste, plus prcisment le PPA, voit l'adhsion d'un certainnombre d'tudiantes. Pour n'en citer que quelques unes: Mamia Chentouf,Kheira Bouayed, Mimi Lahouel, etc.8

    Paralllement cette lite fminine estudiantine, se mettent en place,ds 1946, des cellules PPA fminines. Parmi les premires militantes decette poque, Nfissa Hafiz, dont le domicile Alger servait de lieu derunion; Nfissa Hamoud (pouse Lalliam), etc. Ces cellules avaient pourmission de rpandre l'ide d'indpendance de l'Algrie. La cration duMTLD hissera ces cellules au rang d'association: l'Association desFemmes Musulmanes Algriennes (AFMA, juillet 1947). L'AFMA seraprside par Mamia Chentouf, le secrtariat assur par Nfissa Hamoud.Officiellement, le but de l'AFMA "tait purement social, mais sonprogramme d'action avait pour objectif de faire prendre conscience auxfemmes de leur importance dans la socit et de les amener participer la lutte politique que menait le peuple contre le joug colonial"9. Lapresse du parti 10, en l'occurrence L'Algrie Libre, se fait l'cho des luttesentreprises par les femmes algriennes; elle relate notamment l'arrestationde sept militantes PPA-MTLD Ndroma. Les instances du MTLD ainsique l'AFMA se mobilisent pour exiger leur libration. Manifestations,ptitions, galas se succdent, entranant, dans leur sillage, une mobilisation

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    chaque fois plus grande. Le combat que sont appeles mener lesAlgriennes dans l'immdiat est synonyme d'mancipation:"L'mancipation de la femme est une obligation religieuse et une ncessitsociale", lancera Mamia Chentouf du haut de la tribune de l'opra d'Algerlors du gala du 5 fvrier 1954. Mais comme cette mancipation estd'abord un acte collectif, la parole sera donne au cours de ce mme gala Nfissa Hamoud pour brosser un tableau succinct des activitsdployes l'occasion des ftes, secours aux mres en difficult,protection de l'enfance malheureuse, etc.

    Quant l'Association des Oulmas musulmans d'Algrie (1931), elleavait fait de l'ducation de la femme son cheval de bataille. Des mdersasfurent ouvertes pour les lves filles et garons, des centres professionnelspour jeunes filles commencrent se mettre en place dans les annes 50 Tlemcen. Les mosques islamistes ouvrirent leurs portes chaque semaineaux femmes. A Tlemcen par exemple, l'Association des oulmasmusulmans algriens et le PPA-MTLD organisrent ensemble des sancesde cinma rserves aux femmes. Les islahistes (rformateurs) n'avaientpas seulement mobilis le milieu masculin, mais galement le milieufminin. Les femmes taient charges principalement de transmettre laparole islahiste auprs de leurs concitoyennes et d'assurer la collecte desfonds pour la constitution des mdersas et mosques. Notons l'actif dela femme islahiste que nombreuses taient celles qui avaient fait don deleurs prcieux biens: leurs bijoux.

    Compare aux autres modes d'organisation (politique, syndical, etc.)du mouvement national, la question de la femme n'occupe pas, pour desraisons objectives, une place centrale dans la revendication politique. Laconjoncture n'tait pas la question fminine. Celle-ci n'intervenait quesecondairement dans une hirarchisation des problmes au sein desquelsla question de l'indpendance occupait une position centrale. Tous lestmoignages recueillis confirment ce point de vue: "D'abordl'indpendance, aprs on verra!"

    Il est important de souligner le rle et la place de ces associationsfminines qui se sont adresses une frange de la population algrienneplus dpolitise et plus opprime que l'homme algrien. Compte tenu del'obscurantisme dans lequel vivait la socit algrienne colonise, il estcertain que le travail accompli par le mouvement associatif fminin et parles partis politiques (PPA-MTLD, PCA, Oulmas, UDMA) fut dterminantdans la sensibilisation et l'ducation politique de la femme et dans le rlequ'elle va assumer, d'une manire ou d'une autre, ct de son mari, deson pre, de son fils ou de son voisin, au combat librateur.________________________________________________________

    Des moudjahidate rduites au silence________________________________________________________

    La priode 1945-1954 a donc ainsi prpar le terrain une prise deconscience et un engagement politique beaucoup plus grand et pluseffectif que dans la priode prcdente. Mme en l'absence de statistiqueset partir du seul constat sociologique, nous pouvons dire que les

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    femmes qui militeront au sein des structures du FLN et de l'ALN taientbien plus nombreuses que celles qui avaient milit au sein desorganisations nationalistes. Le problme qui se pose reste celui du niveaude leur participation, de la place qui leur a t accorde l'intrieur dumaquis. Comme le note Mohamed Harbi, "la femme a particip laguerre mais en tant qu'lment subordonn, pas simplement au niveaupolitique. Elle assurait la logistique. Elle pouvait poser des bombes,s'occuper de la cuisine dans les maquis, acheminer des vivres, mais on netrouve pas de femmes dans les directions des organisations Ellesavaient des tches d'excution, elles n'taient pas associes auxdcisions."11

    Les femmes s'occupaient du ravitaillement et du refuge dans le"merkez", elles taient agents de liaisons, guides, collectionneurs demdicaments, de fonds. Au maquis, elles taient infirmires ou secrtaires,en ville poseuses de bombes Elles avaient pour nom Djamila Bouhired,Djamila Boupacha, Zhor Zerrari, Baya Hocine, Zohra Driff, HassibaBenbouali, Fadla Mesli, Meriem Ben Mihoud, Malika Gad, OuridaMeddad Mais aussi ces milliers d'Algriennes anonymes: lesptrisseuses de pain, les couturires de tenues militaires et de drapeaux, qui la plate-forme de la Soumam rend un vibrant hommage (aot 1956):"Nous saluons avec motion, avec admiration, l'exaltant couragervolutionnaire des jeunes filles et des jeunes femmes, des pouses et desmres, de toutes nos surs moudjahidate qui participent activement etparfois les armes la main, la lutte sacre pour la libration de leurpays."

    Une militante, moudjahida, me parlait de son vcu avec une rage aucur, qu'elle trane avec elle jusqu' prsent: "J'aurais voulu natrehomme!" me disait-elle. Elle tait infirmire au maquis. L'ingalit dans larpartition des tches, dans les responsabilits entre hommes et femmes,lui posait problme. Cette moudjahida tait doue d'une capacit detravail, d'une endurance et d'un courage tels qu'il lui tait arriv d'allerrcuprer sur le champ de bataille les corps de ses propres compagnonsd'armes, morts sous le feu de l'ennemi. Cette moudjahida est le contre-exemple de la femme relgue dans des tches "spcifiques" et dans lesreprsentations que se fait l'homme de la femme, y compris et peut-tresurtout au maquis, parmi les moudjahidine et moudjahidate. 12

    Leur mobilisation dans la lutte a t sans aucun doute un lmentdterminant dans la victoire. Le rseau bombe n'aurait jamais fonctionnsans la participation des femmes; ravitaillements et vivres auraient tdifficilement achemins sans l'aide et l'appui des femmes des djebels etdes douars.

    Indispensable mais marginalise, la femme le sera sur le terrain mmedes luttes. Cet tat de fait trouvera son prolongement naturel aulendemain de l'indpendance: la marginalisation devient anonymat et setraduira par l'exclusion de la femme de la scne politique, sauf pour cellesqui ont accept le rle de figurantes, rle dnonc par les plus politiseset les plus engages.

    D'un point de vue thorique, tout le monde s'accorde dire que la

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    femme algrienne s'est libre grce sa participation la guerre delibration nationale, elle a conquis son droit de cit. Ce droit ne lui a tni donn ni octroy, elle l'a arrach. Le 22 juillet 1958, El Moudjahidcrivait: "Les femmes algriennes n'ont pas besoin d'une "mancipation",elles ont accd leur pleine dignit de citoyenne algrienne (c'est nousqui soulignons), depuis le 1er novembre 1954. Quatre annes dervolution algrienne ont boulevers la condition de la femmealgrienne."

    Mais ces droits qu'offre la citoyennet, ces droits durement conquis,restrent formels. Elles croyaient l'galit et au changement qui seferaient avec elles, mais elles se sont trouves au lendemain del'indpendance, marginalises, mises entre parenthses, exclues du projetde socit pour lequel elles avaient combattu.

    Le programme de Tripoli (1962), la charte d'Alger (1964), les chartesnationales (1976 et 1980), les textes fondamentaux, les rsolutions desdiffrents congrs du FLN et autres, reconnaissent l'galit de tous lescitoyens et citoyennes devant la loi. Mais le dcalage entre le texte crit etles comportements quotidiens sont tels que tout se passe comme si aucunerfrence idologique ou lgislative n'existait.

    Aujourd'hui et au nom de cette lgitimit historique acquise de hautelutte, les femmes s'unissent pour dire leur existence, dnoncer leuroppression sociale, conomique, politique et idologique. Elles livrent undur combat pour dnoncer les agressions physiques et morales ainsi quela conspiration du silence dont elles sont l'objet de la part de l'Etat et desmdias.

    En conclusion, je dirai que si la femme est marginalise aujourd'hui,c'est parce qu'elle l'a t hier. Si elle n'a pas merg durant la guerre delibration nationale en tant que combattante part entire, c'est parcequ'elle n'a pas pu le faire avant, en sa qualit de militante. Les causes sontmultiples et profondes; chacun a sa part de responsabilit: la socitpolitique, la socit civile, l'homme, la femme, les traditions A cepropos, Mohamed Harbi crit de manire trs pertinente et l'appui d'unexemple historique qui perdure: "L'AFMA s'est trouve plutt en butte auconservatisme social des dirigeants du MTLD. Un exemple: en 1951, lecomit directeur a contraint Messali, qui avait offert un pantalon safille, intervenir pour l'empcher de le porter. A force de concessions(aux mentalits rtrogrades), l'AFMA a t maintenue dans un cocon."13

    La part des instances politiques est trs grande, comme il vient d'trementionn. Un autre exemple, plus proche de nous chronologiquement,tmoigne de la rage qu'prouvaient et qu'prouvent encore ces milliers demoudjahidate rduites au silence, "l'oisivet militante", puisqu'incapablesd'intervenir dans des affaires qui sont considres comme du seul ressortdes hommes: "Vous avez des comptes rendre l'histoire. Vous tes nospremiers responsables, dit une moudjahida d'Oran Chrif Messaadia, l'poque numro deux du pays. Vous nous avez rduites au silence, maisnous ne sommes pas mises l'cart, bien au contraire, dans l'ombre nouscontinuons militer en duquant nos enfants et les enfants de quartier."14

    Etre ou ne pas tre, modle d'hier/modle d'aujourd'hui, lutter ou nepas lutter, au grand jour ou l'ombre, dans quelles perspectives? Autant

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    de questions auxquelles l'Algrienne est appele rpondre de manireurgente.

    Malika El Korso est charge de cours l'Institut d'histoire de l'Universit d'Oran.

    1 Oublie puis chuchote, la participation de la femmealgrienne la guerre de libration nationale est en traind'occuper un espace de plus en plus grand dansl'historiographie de la guerre d'Algrie. Aux crits de AnissaBarakat, Caroline Brac de la Perrire, Fatma-Zohra Sa,Naziha Hamouda, Nama Kitouni, Jacqueline Guerroudj, etc eten plus d'autres crits publis dans la presse sous forme detmoignages de nombreuses moudjahidate, est venu s'ajouterune remarquable thse de doctorat d'Etat de Djamila Amrane-Minne, soutenue en 1988 l'Universit de Reims.2 Mohamed Harbi dans un entretien avec ChristineDufrancatel, in "Les rvoltes logiques", Cahiers du Centre derecherches sur les idologies de la rvolution, N11.3 Tmoignage de Zhor Zerrari, Actes de la table ronde sur "Laparticipation de la femme algrienne dans la lutte delibration nationale" in Cahiers Maghrbins, Universitd'Oran, juin 1988.4 Nadia Anad-Tabet: "Participation des Algriennes la vie dupays", in Femmes et politiques autour de la Mditerrane, sousla direction de Christiane Souriau. Ed. L'Harmattan, Paris 1980.5 Fatima-Zohra Sa: "Question fminine et mouvement national la veille de 1954", Cahiers du CRIDISSCH, Oran 1984.6 Nziha Hamouda.7 Entretien avec Gaby Gimenes, juin 1988 et fvrier 1980 Oran.8 Mamia Chentouf: "Entretien avec Djamel Amrani", inParcours Maghrbin, juin/juillet 1987.9 L'Algrie Libre, 5 fvrier 1954, N97. Archives d'Oran. CoteCP309, collection incomplte.

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    10 L'Algrie Libre, idem.11 Mohamed Harbi, op. cit.12 Entretiens avec Mimouna Bouazziz, Zohra Guerrab, NadraKettaf, Zohra Benyahia, Djamila Talbi, Oran.13 Mohamed Harbi, Les archives de la rvolution algrienne,Ed. Jeune Afrique, Paris 1981, p. 94, note N4.14 Tmoignage de Zohra Guerrab, Oran.