3e et 4e trimestres 2002 45/46 - Images documentaires

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Nicolas Philibert Entretien avec Nicolas Philibert. « L’homme est le destin de l’homme » par Ezio Alberione. Les conquérants du possible, par Carole Desbarats. IMAGES documentaires 45/46 3e et 4e trimestres 2002 Un cinéma qui cica- trise, par Frédéric Sabouraud. Etre et avoir de Nicolas Lune, par Anne Brunswic. « Entre nous » (sur La Moindre des choses, de Nicolas Philibert), par Jean-Louis Comolli. Filmographie. Films 7 films analysés. Parti pris La visée documentaire comme horizon du cinéma, par Gérald Collas. Philibert ou les premiers pas sur la

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Nicolas Philibert Entretien avec Nicolas Philibert.

« L’homme est le destin de l’homme » par Ezio Alberione.

Les conquérants du possible, par Carole Desbarats.

I M A G E S documentaires 45/463e et 4e trimestres 2002

Un cinéma qui cica- trise, par Frédéric

Sabouraud. Etre et avoir de Nicolas

Lune, par Anne Brunswic. « Entre nous » (sur La Moindre

des choses, de Nicolas Philibert), par Jean-Louis Comolli.

Filmographie. Films 7 films analysés. Parti pris La visée

documentaire comme horizon du cinéma, par Gérald Collas.

Philibert ou les premiers pas sur la

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I M A G E S documentaires 45/463e et 4e trimestres 2002

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Editorial

IMAGES documentaires consacre cette livraison àl’œuvre de Nicolas Philibert dont le dernier film Etreet avoir poursuit depuis la fin du mois d’août dernierune carrière exceptionnelle dans les salles de cinéma,succès public aussi inattendu pour nous qui prépa-rions ce numéro avant la sortie du film, que pour lecinéaste lui-même. Il a donc fallu tenter d’analyser lesraisons de ce succès en même temps que le film lui-même et que les autres longs métrages documentairesde Nicolas Philibert opportunément édités en DVD :La Ville Louvre, Le Pays des sourds, Un animal, des ani-maux et La Moindre des choses.Dans la rubrique Films, sont analysés sept films ré-cents.La rubrique Parti pris est consacrée à un texte de Gé-rald Collas publié en écho aux réflexions du numéroprécédent, « Malaise dans le documentaire ? ». Partantd’une analyse d’André Bazin opposant les cinéastes quicroient à la réalité à ceux qui croient à l’image, GéraldCollas déploie une longue réflexion autour d’un « cinéma de l’entre-deux », entre fiction et docu-mentaire, qui ne confondrait plus « la perception im-médiate des choses et la mise en lumière de la part devérité qui est en elles ». A ce sujet, il faut lire la citationd’Henry James que Claire Simon a justement placéeen exergue de son dernier (et très beau) film, La Vie deMimi : « La seule raison d’être du roman est de s’atta-cher vraiment à reproduire la vie ».Catherine Blangonnet

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IMAGES documentaires

Revue trimestrielle publiée par l’associationImages documentaires,avec le concoursdu Centre national du livreet le soutien de la Scam(Société civile des auteurs multimedia)

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Sommaire

Nicolas Philibert

Introduction page 9

Entretien avec Nicolas Philibert page 13

« L’homme est le destin de l’homme »par Ezio Alberione page 69

Les conquérants du possible,par Carole Desbarats page 91

Un cinéma qui cicatrise,par Frédéric Sabouraud page 101

Etre et avoir de Nicolas Philibertou les premiers pas sur la Lune,par Anne Brunswic page 111

« Entre nous »(sur La Moindre des choses,de Nicolas Philibert),par Jean-Louis Comolli page 119

Filmographie page 135

Films page 149

Parti pris

La visée documentairecomme horizon du cinéma,par Gérald Collas page 165

A lire page 185

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Nicolas Philibert

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Introduction

Nous publions, pour introduire ce numéro sur Nico-las Philibert un entretien mené par Luciano Bariso-ne, Carlo Chatrian et Noella Castaman 1/. Depuis sesdébuts avec René Allio et ses premières collaborationsavec Gérard Mordillat, évoquant la préparation, letournage, le montage de ses films, Nicolas Philibert seretourne sur un parcours personnel, un parcours decinéaste, sans rechercher une cohérence rétrospecti-ve, mais en expliquant précisément les raisons de seschoix, les circonstances qui l’ont conduit du langagedes sourds à la clinique de La Borde, du musée duLouvre au Muséum d’histoire naturelle, de la « Voixde son maître » à la « voix du maître » ! Ezio Alberione relit ce parcours de cinéaste avec sonregard de critique, recherchant les correspondances,les points communs entre les films, découvrant à tra-vers eux « une démarche cognitive, réparatrice, valo-risante ».Carole Desbarats met en lumière trois éléments quisous-tendent le cinéma de Nicolas Philibert : une po-sition (« considérer le réel comme source de possible »)une méthode (« donner cinématographiquement lesmoyens d’advenir au possible ») et une croyance en« l’efficace de l’action ». Sous le titre « Un cinéma qui cicatrise », Frédéric Sa-bouraud revient sur cet aspect réparateur du cinémade Philibert qui a les vertus de la fable ou du conte et

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Le Pays des sourds, DR

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qui répare « nos désenchantements, notre désillu-sions ». Deux films enfin sont examinés plus en détail : Etre etavoir par Anne Brunswic et La Moindre des choses parJean-Louis Comolli. L’analyse de Jean-Louis Comol-li est centrée sur la question du corps filmé 2/ dans unsystème de mise en abyme « porté au paroxysme »dans ce film.

Nicolas Philibert dit que dans ses films il veut « faireavec » les situations, les gens tels qu’ils sont. 3/Qu’il part d’éléments sensibles (le son, la parole, legrain d’une voix, la luminosité).Qu’il veut raconter des histoires à partir de lieux qu’ilinvestit.Qu’il veut être proche des gens sans faire intrusiondans leur intimité.Qu’il ne fait pas des films « sur », mais des films« avec » et « grâce à ».Qu’il veut échapper à cette approche pédagogique dudocumentaire qui condamne à l’avance sa portée ci-nématographique.Que pour chacun de ses films, il est à la recherched’une métaphore qui lui permette de « transcender » laréalité.Et aussi que, s’il préfère le documentaire, c’est qu’il« incline pour une certaine fragilité, cette part derisque qui s’invente au jour le jour », car « il y a les ci-néastes qui croient à la rencontre avec l’autre, et ceuxqui n’y croient pas ».Que l’essentiel se cache souvent derrière les évi-dences, les faits les plus anodins.Qu’il y a une façon de faire une place à l’autre qui pas-se par des petits détails de la vie quotidienne.Et il cite Marc Chevrier : « au cinéma, la beauté ne seconvoque pas sur rendez-vous. Lorsqu’elle se glissedans un film, c’est presque toujours par effraction. »

Dans les films de Nicolas Philibert, il y a tout cela.Mais aussi de l’humour. Et par effraction, une ten-

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dresse, une fragilité, des abîmes que l’on côtoie, com-me dans ses films sur la montagne. Catherine Blangonnet

1/ Luciano Barisone dirige le festival documentaire d’Alba, enItalie, qui a eu lieu pour la première fois en avril 2002 sous letitre « Infinity festival ». Il publie à Aoste la revue de cinémaPanoramiche - Panoramiques (bilingue, italien/français). Nous te-nons à le remercier pour l’autorisation qu’il a donnée à Imagesdocumentaires de publier cet entretien et de traduire en françaisl’article d’Ezio Alberione qui le suit, textes qui paraîtront en Ita-lie dans une monographie consacrée à Nicolas Philibert, publiéeà l’occasion du prochain festival d’Alba (5-12 avril 2003).2/ Thème du séminaire qui s’est tenu aux Ateliers Varan en 2000où Jean-Louis Comolli avait montré ce film.3/ Cette citation et celles qui suivent sont extraites d’un entretiende Nicolas Philibert avec Patrick Leboutte, édité par le GNCR àl’occasion de la sortie de La Moindre des choses.

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Entretien avec Nicolas Philibert *

� Pour commencer, parle-nous un peu de ton milieud’origine, de ta formation, de tes études, et de ce qui t’aamené vers le cinéma…Nicolas Philibert : Je suis né à Nancy en 1951.Quelques mois après ma naissance, mon père, qui en-seignait la philosophie, a été nommé au lycée de Gre-noble, et c’est là que j’ai vécu jusqu’à l’âge de 20 ans.Au début des années 50, Grenoble était une petite vil-le de province endormie, un désert culturel. Dèsnotre arrivée, mes parents se sont investis dans la vieassociative de la ville. Dans mon souvenir, ils étaientpris deux soirs sur trois par des activités en tousgenres. Ma mère militait dans divers groupes – pa-rents d’élèves, groupes de femmes – dont l’un don-nera naissance au planning familial. Elle jouait mer-veilleusement du piano, et faisait partie d’une choraledans laquelle elle se produisait souvent comme solis-te. Elle aurait rêvé faire du chant son métier, mais sespropres parents l’en avaient découragée : à l’époque,pour une femme, ce n’était pas sérieux. Après desétudes d’anglais, de théologie et un diplôme d’infir-mière, elle fera carrière dans l’administration univer-sitaire, comme responsable de l’accueil des étudiantsétrangers.Mon père faisait partie de cette génération d’hommespour qui la « décentralisation théâtrale » a été dansces années d’après-guerre un combat important. Étu-

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La Moindre des choses, Photo Nicolas Philibert

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Chat, et même des documentaires dont l’un de mesfavoris s’appelait Quelques types de singes. Mais de tous,mon préféré était un dessin animé intitulé Le réveil duProfesseur Mécanicas : l’histoire d’un bonhomme quiavait mis au point toutes sortes d’appareils destinés àfaciliter ses gestes quotidiens. Dès son réveil, un ro-bot muni d’un bras articulé l’extirpait de son lit et leposait en haut d’un toboggan. D’une glissade, il se re-trouvait dans son bain où une nouvelle machine ve-nait aussitôt lui frotter le dos. Une autre machine en-core lui faisait ses tartines, et ainsi de suite…

� A quel moment est née l’envie de te tourner vers lecinéma ?N. P. : Adolescent, je fréquentais un peu la petite ci-némathèque de la rue de Strasbourg, où l’on projetaitessentiellement des classiques, mais j’avais aussid’autres loisirs, comme des milliers de jeunes greno-blois : le ski, puis l’escalade. Je suis incapable de di-re précisément à quel moment j’ai eu envie de fairedu cinéma. C’est très clairement vers la fin de l’ado-lescence, mais je n’ai pas le souvenir d’un moment-clé, d’une révélation. Du reste ce désir était assezvague, tant l’idée d’être un jour réalisateur me sem-blait insurmontable, hors de ma portée. Quant à fai-re une école de cinéma, ce n’était même pas la peined’y penser : à l’époque, il fallait être bon en maths,en physique et chimie, toutes matières dans les-quelles j’étais à peu près nul !

� Alors comment as-tu commencé ?N. P. : En 1970, je me suis inscrit à la fac, en philo,mais ce désir de cinéma ne me quittait pas, je rêvaisd’assister à un tournage, et je me suis mis en tête detrouver un stage. Au printemps, j’ai appris que RenéAllio, le cinéaste de La Vieille Dame indigne, préparaitun nouveau film du côté des Cévennes, Les Camisards,dont le tournage aurait lieu pendant l’été. Débutjuillet, je suis parti en stop avec un copain jusqu’àFlorac, où était basée l’équipe de tournage. Nous

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diant, il était monté sur les planches. Par la suite, ildonnera de temps à autre des récitals où il disait destextes de Michaux, d’Apollinaire, Hugo, Lorca, Des-nos, Bossuet, des chapitres entiers des Essais de Mon-taigne ou encore l’intégrale du Discours de la Méthode.Auprès de ses collègues enseignants, il passait pourun original. Fou de cinéma, il prendra bientôt encharge le ciné-club de la ville et plus tard, devenuprofesseur à la fac, il donnera avant l’heure un « courspublic d’art cinématographique », où il analysait desfilms de Bergman, Dreyer, Rossellini, Antonioni etbien d’autres. Et puis il y eut encore ce long combat,partagé avec beaucoup d’autres, pour la créationd’une Maison de la Culture…

� Quel genre d’enfant étais-tu ?N. P. : J’étais un enfant un peu inquiet, complexé, passûr de moi. J’étais éternellement le plus petit de maclasse, et j’avais beaucoup de mal à me projeter dansle futur. Le soir, j’avais beaucoup de mal à m’endor-mir. Je détestais aller en classe. Dans le primaire mesparents m’ont changé d’école tous les ans. En famil-le, ça allait mieux. Nous étions 4 enfants, et j’étais por-té par l’ambiance plutôt joyeuse et exubérante qui ré-gnait à la maison. A table, les jeux de mots, les« astuces » fusaient dans tous les sens.

� Est-ce qu’il y a des métiers dans lesquels tut’imaginais ?N. P. : Vers l’âge de 8 ou 9 ans, je rêvais d’être cou-reur cycliste. Au plus fort de la guerre d’Algérie, jevoulais être diplomate, pensant que c’était un moyende faire la paix. Puis j’ai vaguement voulu devenir ar-chéologue, et aussi alpiniste.

� Quel est ton premier souvenir de cinéma ?N. P. : Mes premiers films, je les ai vus à la maison.On avait un projecteur « Pathé baby », qu’on action-nait avec une manivelle, et un carton rempli de pe-tites bobines en 9,5 mm, des Charlot, des Félix le

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qui regroupait plusieurs d’entre eux. En même temps,je me sentais très provincial.� Allio est une figure assez importante dans le cinémafrançais, pour la modernité de sa mise en scène, pour sonréalisme politique et son utopie de décentralisation. Safaçon de travailler t’a-t-elle marqué en tant quecinéaste ?N. P. : C’est quelqu’un qui m’a donné confiance enmoi, qui m’a encouragé à aller de l’avant, à faire mespropres films. Je l’ai côtoyé pendant 25 ans. Jusqu’àsa disparition en 1995, nous sommes restés très liés, etil a toujours été d’une grande attention à mon égard.Une figure un peu paternelle, ou un grand frère peut-être, sur qui j’ai toujours pu compter. Je pense sou-vent à lui, à l’incompréhension qui a souvent entou-ré son travail, aux difficultés qu’il a rencontrées toutesa vie pour faire son chemin d’artiste en restant fidè-le à lui-même, sans se préoccuper des courants et desmodes. Je pense aux problèmes de fric auxquels ils’est heurté sans cesse, mais aussi à sa manière de re-bondir toujours. A l’exception de La Vieille Dame in-digne, les films d’Allio n’ont jamais eu beaucoup desuccès en salles : l’équation entre un cinéma popu-laire et un cinéma profondément politique est tou-jours difficile à résoudre, et pour monter ses projets,je l’ai toujours vu devoir déployer une obstination fol-le ! Il ne faisait pas de compromis, et une des chosesque j’ai comprises à travers son exemple, c’est quetout acte de création – pour reprendre les mots deDeleuze – est d’abord un acte de « résistance ». Aveclui, on parlait cinéma bien sûr, des films qu’il voulaitfaire, des films des autres, d’Ozu, de Kurosawa, deGodard, de Wenders, de Chahine, on parlait peintu-re, théâtre, musique, psychanalyse, politique, on pas-sait des soirées à parler à bâtons rompus et à rire aus-si beaucoup.

Ma plus belle expérience professionnelle avec luia été le tournage, en 1975, de Moi, Pierre Rivière, ayantégorgé ma mère, ma sœur et mon frère, qu’il a réaliséd’après les documents exhumés par Michel Foucault.

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nous sommes présentés au bureau de productionpour tenter de nous faire engager comme stagiaires.La production ne roulait pas sur l’or, et on nous a ex-pliqué qu’on n’embauchait, à ces postes-là, que desgens du cru, pour ne pas avoir à les défrayer. Sansciller, nous leur avons fait croire que nous étions ducoin, et par miracle, ça a marché ! J’ai été affecté àl’équipe de décoration. L’essentiel de mon travailconsistait à cacher des poteaux télégraphiques et à re-couvrir des toits d’ardoises avec de la paille teintée,pour imiter le chaume : le film se passait à l’aube duXVIIIe siècle. Il racontait la révolte des protestants cé-venols contre les dragons de Louis XIV – suite à larévocation de l’Édit de Nantes – pour défendre leur li-berté de culte et de pensée.

Travailler à la préparation des décors imposaitd’être perpétuellement en avance sur le tournage, etj’étais un peu frustré de ne pas être sur le plateau,mais au bout de six semaines j’ai eu la chance d’êtrenommé aide-machiniste. Puis je suis passé aide-ac-cessoiriste et pour finir, accessoiriste en titre, le res-ponsable du poste ayant dû quitter le tournage avantla fin. Il fallait manipuler des armes anciennes, re-charger entre chaque prise les fusils avec de lapoudre, les confier aux figurants… Je n’y connaissaisrien, je n’en menais pas large. La plupart des rôlesétaient tenus par de jeunes comédiens qui sont tousdevenus, par la suite, de grands noms du théâtre :Philippe Clévenot, Olivier Perrier, Maurice Bénichou,Hélène et Jean-Pierre Vincent, Rufus, Gérard De-sarthe…

Après le tournage j’ai repris mes études. En 72 j’aipassé ma licence, puis je suis monté à Paris. Allio pré-parait un nouveau film, Rude Journée pour la Reine, surlequel j’ai été engagé comme assistant-décorateur. Acette époque j’ai découvert Paris et les salles du Quar-tier Latin. J’avais gardé des liens avec bon nombred’acteurs des Camisards et grâce à eux j’allais aussibeaucoup au théâtre, notamment pour voir et revoirles spectacles de la Compagnie Vincent-Jourdheuil,

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Parallèlement il fallait trouver les décors, du mo-bilier d’époque, des outils agricoles, des carrioles, desanimaux, des éléments de costumes… et vu que lebudget était très limité, nous n’avions pas les moyensd’aller chez les loueurs. Il fallait donc nous dé-brouiller sur place, en fouinant dans les greniers, leshangars des gens. Sur ce plan-là, Allio comme Chris-tine Laurent, qui était en charge des costumes,étaient très inventifs, en rupture complète avec lepoint de vue naturaliste qui régit presque toujours lesfilms d’époque, que ce soit au cinéma ou à la télévi-sion. En un clin d’œil, avec deux meubles, une crucheet trois bouts de tissus, René suggérait un intérieurpaysan, et la lumière faisait le reste ! C’est vraiqu’avant d’être cinéaste, il avait été peintre, puis scé-nographe, et qu’il avait derrière lui une prestigieusecarrière de décorateur de théâtre. Plus tard, dans lesannées 90, quand il interviendra comme scénographepour la rénovation de la Galerie de zoologie du Mu-séum d’histoire naturelle de Paris, ce sera ce mêmerefus du naturalisme, au profit d’un point de vue in-finiment plus moderne, plus radical : suggérer le réel,plutôt que de chercher à le simuler.

� Est-ce que cette expérience d’un tournage avec desnon professionnels t’a aidé pour tes propres films ?N. P. : Je ne sais pas… Disons que le tournage dePierre Rivière a été une aventure humaine forte, ausens où nous avons partagé ce film avec des gens qui,au départ, n’avaient rien à voir avec le métier d’ac-teur, mais qui peu à peu se sont complètement pris aujeu. Par certains côtés, on n’était pas si loin de l’ap-proche documentaire, au sens où nous avons travailléavec des non professionnels…

� Comme assistant, tu as travaillé sur des films defiction. Qu’est-ce qui t’a poussé vers le documentaire ?N. P. : Je crois que c’est un peu le hasard. Ou la faci-lité. Mon imaginaire ne fonctionne pas en vase clos.J’ai besoin de me nourrir de rencontres. Filmer

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Cette fois, Allio m’avait proposé d’être premier assis-tant à la réalisation. Je n’avais pas une grosse expé-rience, le film était compliqué et le poste me semblaitun peu lourd pour moi seul, alors j’ai proposé de lepartager avec quelqu’un de plus expérimenté. C’estcomme ça que j’ai fait équipe avec Gérard Mordillat,que je connaissais à peine, mais qui m’avait été re-commandé. Le tournage se passait en Normandie, surles lieux-mêmes – à quelques kilomètres près – del’endroit où Pierre Rivière, un jeune paysan un peuexalté, un peu mystique, avait commis ce triplemeurtre 170 ans plus tôt. Allio avait décidé de confierles premiers rôles – Pierre Rivière, ses parents, sesgrands-parents, ses frères et sœurs, les voisins… – àdes paysans de la région, tandis que les notables, no-tamment tous ceux qui incarnaient l’appareil judi-ciaire – juge d’instruction, procureur, avocats – où en-core les psychiatres… seraient incarnés par desacteurs ou par des proches. C’est comme ça que Mi-chel Foucault et mon père y ont joué un petit rôle,mais ils ont été coupés dans la version définitive.

La préparation a été menée tambour battant. Nousavions six semaines pour trouver les acteurs parmi lespaysans de la région, ce qui était loin d’être évident :allez donc convaincre un agriculteur de quitter sonexploitation plusieurs semaines pour « faire du ciné-ma » ! D’autant qu’il y avait des scènes difficiles, desengueulades, des scènes de réconciliation, des scènesd’amour, de nouvelles engueulades… le tout dans unmélange de vieux français et de patois normand !Mordillat et moi allions de ferme en ferme à la ren-contre des habitants de la région pour leur raconterle projet et tenter de les embarquer dans l’aventure,qui pour un petit rôle, qui pour un rôle plus impor-tant… C’était un sacré pari : il fallait faire partagernotre croyance, notre conviction dans le cinéma à desgens qui étaient à des milliers de kilomètres de toutça. Toute l’audace du projet reposait sur ce pari, dontnous sentions bien, Allio le premier, qu’il pouvaitdonner le meilleur comme le pire.

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message, en cherchant l’adhésion affective du spec-tateur et en le privant du même coup de son autono-mie de pensée. Or il ne s’agissait pas de servir unecause. Il n’était pas question de diaboliser les patronsou de les enfermer dans une caricature pour les be-soins d’une démonstration. Nous voulions faire unfilm politique, au sens fort du mot : non pas dire auxspectateurs ce qu’ils devaient penser, mais leur don-ner à penser… Du reste, le cinéma militant montretoujours les victimes, les laissés pour compte, alorsque nous, nous voulions filmer ceux qui incarnaientle pouvoir.

Le seul film ouvertement militant auquel j’ai par-ticipé, c’est Nous, sans papiers de France, en 1997.D’ailleurs ce n’était pas vraiment un film, mais unplan. Un plan fixe, dans lequel Madjiguène Cissé,l’une des porte-parole du mouvement des sans-pa-piers, exposait au grand jour les raisons de leur com-bat. Un plan co-signé par plus de 200 cinéastes, pro-ducteurs, distributeurs et exploitants.

� Disons tout de même que si La Voix de son maîtren’est pas un film contre, il tranche nettement avec tout ceque tu feras par la suite, ne serait-ce que parce qu’il nerepose pas sur une forme d’empathie avec ceux que tufilmes…N. P. : Notre démarche reposait sur une dimension« critique », au sens où il s’agissait de soumettre leurdiscours, leur vision du monde à l’examen le plus at-tentif. Nous voulions donner à voir et entendre com-ment ces grands patrons se représentaient le monde,pour que chacun prenne la mesure du pouvoir éco-nomique. A une époque où l’on disait que « tout estpolitique » nous voulions montrer l’importance dupouvoir économique. Aujourd’hui, cette idée va desoi, on voit bien comment le politique est assujetti àl’économie, mais ce n’était pas perçu de façon aussinette il y a vingt ans.

� Tu filmes le capitalisme dans une phase défensive, à

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l’autre, c’est évidemment aussi parler de soi, et j’aibesoin de faire comme ça pour mieux comprendrequi je suis.

� Mis à part le travail, pendant ces années, commentest-ce que tu as vécu 68 et les événements politiques decette période ?N. P. : En mai 68, j’étais encore au lycée, en classe depremière. A Grenoble, il y a eu des manifs, quelquesaffrontements sur le campus, mais rien de compa-rable avec ce qui se passait à Paris. A la maison, onprenait les nouvelles à la radio (mes parents n’ont eula télé que bien plus tard), et on discutait ferme. J’aifait partie de ceux qui ont occupé mon lycée –quelques nuits, guère plus – mais j’ai toujours gardéune sorte de distance vis à vis du militantisme pur etdur, de ceux qui vous expliquent le monde à traversune grille de lecture globalisante. J’étais révolté parun tas de choses, je le suis encore, mais je n’ai jamaispu me reconnaître dans un parti, quand beaucoup degens autour de moi s’engageaient dans des mouve-ments d’extrême-gauche. Étudiant, le seul groupedans lequel je me suis concrètement investi a été labranche grenobloise du GIP (Groupe d’Informationsur les Prisons), un mouvement crée par Foucault,Claude Mauriac et quelques autres pour attirer l’at-tention sur la vie carcérale. Aujourd’hui, c’est pareil,je me sens plus proche des mouvements associatifs,protestataires, que d’un parti quelconque.

� Il nous a paru intéressant d’évoquer mai 68 pour fairele lien avec ton premier film : La Voix de son maître, leseul d’ailleurs qui paraît avoir une position frontale parrapport à son sujet. Le seul film contre, antagoniste.Peut-on dire le seul film militant ?N. P. : Non, ce n’est pas un film militant à proprementparler. Ce n’est pas un film qui repose sur des slo-gans, ou qui cherche à dicter aux spectateurs ce qu’ilsdoivent penser. Parce que le cinéma militant, c’estd’abord ça : une volonté de convaincre, de vendre un

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une période où il réfléchit sur le changement. Il assume leton de la prudence, des nuances…N. P. : On est encore dans le sillage de 68 : les syndi-cats sont très puissants, et le patronat n’a pas d’autresolution que de faire avec. Il ne peut s’autoriser lemoindre accent triomphaliste. C’est bien différent au-jourd’hui. Quoi que ces derniers temps…

� Ce film, tu l’as co-réalisé avec Gérard Mordillat.Comment est né ce projet ?N. P. : L’idée a germé pendant le tournage de Moi, Pier-re Rivière. Gérard et moi discutions beaucoup en-semble, et l’un comme l’autre, nous commencions àressentir l’envie de passer à la réalisation… Il s’esttrouvé que nous avons rencontré l’auteur d’une thèsequi portait sur une entreprise textile de Bolbec, en Sei-ne Maritime, dans laquelle étaient consignés un grandnombre de discours des patrons successifs de cette boî-te, prononcés en toutes sortes d’occasions : remises demédailles, départs à la retraite, etc… Jean-BernardCaux, l’auteur de la thèse en question, nous en a lu desextraits. C’était passionnant. De là notre envie de faireun film sur le discours patronal contemporain.

Dans cette période post soixante-huitarde, les mi-litants politiques et syndicaux représentaient encoreles patrons sous les traits de ceux du XIXe siècle, sanstoujours voir que ce monde-là était lui aussi en trainde changer. Les patrons de « droit divin », de moinsen moins nombreux, cédaient le pas à une nouvellegénération de « managers », qui ne tiraient plus leurlégitimité de l’héritage familial mais de leurs compé-tences en matière de gestion et de leur aptitude auleadership. Ils n’étaient plus propriétaires de leur en-treprise, ils en étaient les salariés, désormais inter-changeables et anonymes. D’où notre envie de noustourner vers ces gens-là, en choisissant de préféren-ce des patrons de grands groupes, pour que leurs pro-pos aient une réelle portée économique : le discoursd’un patron de PME n’a rien à voir avec celui d’unemultinationale comme Thomson ou IBM.

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� Comment avez-vous réussi à les convaincre de parlerdevant une caméra ?N. P. : Le plus difficile n’était pas d’obtenir leur ad-hésion mais d’avoir des rendez-vous avec eux. Nousdevions remonter la hiérarchie, franchir toutes sortesde barrages : pour certains, il a fallu quatre mois dedémarches ! Mais progressivement, une dynamique afonctionné : le fait que certains d’entre eux acceptentde participer au projet en a incité d’autres à le faire.Dans mon souvenir, il n’y a eu que deux ou trois re-fus.

� Que leur disiez-vous pour qu’ils acceptent ?N. P. : Au début, ils étaient un peu sur la défensive,d’autant qu’à l’époque le monde de l’entreprise étaitencore entouré d’une sorte de secret, les patrons n’ai-maient pas se montrer au grand jour. Et pourtant, ilscommençaient à mesurer l’importance des médias.Certains suivaient même des stages dans lesquels ilsapprenaient à maîtriser leur image, ils s’entraînaientà la communication, à parler devant une caméra, ilsfaisaient du mime, des jeux de rôles, du psychodra-me…

Certains devaient s’attendre à ce qu’on veuille lescontredire, polémiquer avec eux, mais notre dé-marche était à l’opposé : on leur disait clairement quenous n’étions pas journalistes mais cinéastes, et quenotre intention était de les laisser développer leurpensée jusqu’au bout, sans jamais rien leur opposer.On leur proposait de choisir eux-mêmes le décordans lequel ils seraient filmés, les thèmes abordés parchacun… la hiérarchie, le leadership, le rôle des syn-dicats, les conflits, la légitimité du pouvoir dans l’en-treprise… Après le tournage, on les invitait à voir lesrushes, on en parlait ensemble et la plupart du temps,on leur proposait un deuxième entretien pour qu’ilspuissent aller plus loin, affiner leurs réponses.

En somme, nous voulions que le spectateur puissevoir et entendre dans la continuité, sans coupe, sans

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de vue du sens pur, les associations, les enchaîne-ments nous semblaient aller de soi, mais dès l’arrivéedes images ça n’allait plus, parce que ce qui permetde passer d’une intervention à l’autre, ce n’est passeulement ce qui se dit – d’un point de vue logique –mais la musique des mots, les intonations, le timbredes voix ou le rythme des phrases. C’est de l’ordre dusensible.

� Dans le cinéma militant on emploie souvent deséléments de contrepoint, et c’est ce que vous faitespourtant vous aussi, avec vos plans d’usines ou ces photosd’architecture. Quelle signification vouliez-vous donner àces images, dans leur juxtaposition avec le discours ?N. P. : Les plans d’usines comme ces photos qui re-présentent des grands ensembles, des cités-dortoirs,étaient une manière de montrer comment la parolepatronale se déploie, se démultiplie, imprime lesconsciences des gens qui travaillent. Ces images mon-trent l’autre côté du discours, les lieux où il trouveson inscription immédiate.

� Vous n’avez jamais envisagé de faire appel à dessyndicalistes ou à des ouvriers ?N. P. : Cette idée nous a vaguement effleurés, mais

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effet, les méandres, les circonvolutions de leur pen-sée, dans une sorte de mise à nu. C’est là qu’on peutparler de mise en scène du discours patronal, aveccette volonté de montrer que le discours n’est passeulement ce qui s’énonce, mais aussi ce qui ne se ditpas, les silences, les accents, les intonations, lesgestes, les hésitations…

A ce propos, il est frappant de savoir qu’à l’époqueoù nous avons tourné, un patron n’osait pas pronon-cer le mot « profit ». Sur 40 heures de rushes, ce motest quasiment inexistant. Aujourd’hui, c’est tout lecontraire ! Celui qui ne met pas en avant les profits deson entreprise passe pour un imbécile…

� Revenons à la question des décors. Malgré la diversitédes lieux, l’image donne le sentiment d’une profondeunité.N. P. : Cela tient au fait que nous les avons filmés sen-siblement de la même manière, en plans fixes, dansdes valeurs de plans équivalentes, en cherchant à gar-der un maximum de profondeur de champ. Et puisc’est une image noir et blanc, tirée sur de la pellicu-le couleur. Nous tenions beaucoup à cet aspect mo-nochrome, légèrement bleuté, pour donner à l’en-semble un côté futuriste.

� Comment vous partagiez-vous le travail, Mordillat ettoi ?N. P. : Tous les choix ont été faits ensemble. Nousavons beaucoup discuté de l’image en amont, à par-tir des photos de Walker Evans et de Bill Owens. Desorte qu’au tournage, on tombait très vite d’accordsur le cadrage et la lumière.

� Et au montage ?N. P. : Avant de commencer à couper dans les rushes,nous avons d’abord travaillé sur papier, à partir dudécryptage des entretiens. Mais dès qu’il s’est agi deconformer les images aux choix que nous avions faits,on s’est aperçu que ça ne fonctionnait pas. Du point La Voix de son maître, DR

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alors que le film était sorti sans problème ?N. P. : En termes d’audience, une diffusion à l’an-tenne n’a rien à voir avec une petite sortie en salles.Les enjeux sont beaucoup plus importants !

� Que s’est-il passé exactement ?N. P. : Une fois le montage des émissions terminé,nous avons organisé une projection pour « nos » pa-trons, comme nous l’avions fait pour La Voix de sonmaître quelques mois plus tôt. Nous étions plutôtconfiants, puisque la sortie du film n’avait pas provo-qué d’histoires. Mais l’un d’eux, François Dalle, PDGde l’Oréal, est sorti furieux de la salle en prétextantque nous avions manipulé ses propos. C’était d’autantplus curieux que ses propres interventions, très enlongueur, et montées sans la moindre coupe – commedu reste celles de ses collègues – étaient rigoureuse-ment les mêmes que dans la version cinéma. Puis ils’est éclipsé, et le lendemain matin, on nous a annon-cé que les émissions, qui devaient passer sur Antenne2 quelques jours plus tard, étaient « déprogrammées »,sans la moindre explication. Par la suite, nous avonsappris que François Dalle avait saisi le cabinet de Ray-mond Barre, alors Premier Ministre, qui à son touravait fait pression sur le président de la chaîne.

� Qu’est-ce qui distinguait les émissions de la versionfilm ?N. P. : La matière y était organisée selon un schémaun peu différent, plus thématique, et puis nous yavions ajouté quelques interventions, un ou deux pa-trons de plus, mais rien, dans la forme, qui tranchaitavec la version film. Comment expliquer alors le re-virement de François Dalle ? L’hypothèse la plus pro-bable est qu’il a perçu la vanité de certaines prises deparoles – notamment des siennes – et compris que ce-la risquait de se retourner contre eux.

� Comment as-tu vécu cette situation ?N. P. : Comme une blessure, d’autant plus vive que

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nous avons très vite pensé qu’elle conduirait à unefausse dialectique. On fait parler un patron, puis onva trouver un ouvrier qui dit le contraire, on monteleurs deux réponses et on donne l’illusion d’un dé-bat : c’est le moyen le plus sûr d’empêcher les gens deréfléchir. La part critique du film ne se trouve pasdans un contre-discours, elle vient de nos choix ci-nématographiques : des cadrages, du fait que nosquestions sont absentes, de ces plans d’usines quiponctuent les interventions, du montage et de cetteperspective quasi fictionnelle que nous avons donnéeà l’ensemble. Je crois par ailleurs que cette portée cri-tique s’est démultipliée à leur insu, en raison de lavanité qu’affichaient certains d’entre eux. Le faitqu’ils cherchent à renvoyer l’image la plus flatteusede leur entreprise, du modèle capitaliste et d’eux-mêmes, de leur propre personne, finit par sauter auxyeux. Il se passe quelque chose de semblable dans lefilm que Raymond Depardon a tourné sur la cam-pagne de Giscard d’Estaing. Sauf que Giscard, envoyant le résultat, a flairé le danger…

� Eux aussi, puisqu’ils ont fait interdire le film…N. P. : Ce n’est pas le film qui a été censuré, mais lesémissions que nous avons faites dans la foulée pour latélévision : Patrons/Télévision. Trois émissions d’uneheure chacune, à partir du même matériau d’origine.Le film, lui, est sorti sans histoire. Il a fait une petitecarrière en salles, après quoi il a beaucoup circulédans les circuits parallèles, via les comités d’entre-prises, les syndicats, les grandes écoles, toutes sortesd’associations. Du reste avant sa sortie nous avons in-vité les patrons à une projection privée, et mises àpart quelques remarques à propos du titre, qu’ilstrouvaient un peu provocateur, ils n’ont pas manifes-té de mécontentement. Les ennuis ont commencéplus tard, en novembre 78, au moment de la diffusiondes émissions.

� Comment expliquez-vous qu’elles aient été censurées,

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d’enfance… Il faudra finalement attendre 1991 pourque la Sept-Arte nous propose de diffuser une ver-sion resserrée de La Voix de son maître, ne dépassantpas une heure quinze. Après quelques jours d’hési-tation, nous avons accepté. Nous nous sommes doncretrouvés tous les deux dans une salle de montage, eten une journée, froidement, nous avons coupé 25 mi-nutes du film. En clin d’œil à ces treize années de si-lence, nous avons appelé ça Patrons 78/91. Inutile devous dire que dans cette version courte, nous avonsgardé l’intégralité des propos de François Dalle.

� De 1979 à 1985, six ans s’écoulent sans que tu fasses defilm. Qu’est-ce que tu as fait dans cette période ?N. P. : Il a fallu rebondir très vite. Avec Suzel, qui étaitma compagne, nous avons entrepris un livre sur la vied’une femme, Hélène Vernet. Nous étions tombés surun article dans Libé qui racontait le combat solitairequ’elle menait, à 70 ans, contre les menaces d’expul-sion qui pesaient sur elle depuis des années. Noussommes allés la voir, et nous avons commencé à luifaire raconter son histoire… Petit à petit, nous avonsdécouvert que cette femme un peu à la dérive, qui ba-lançait perpétuellement entre le découragement et larévolte, avait vécu une vie hors du commun, en lienavec l’histoire politique du siècle, les mouvementsanarchistes et libres penseurs de l’entre-deux-guerres.Une vie faite de mille rebondissements, de projets in-aboutis, de malheurs successifs et de rencontres ex-traordinaires. Depuis son adolescence elle avait tenuun journal, écrit des centaines de pages, pris des mil-liers de photos. Nous avons alors multiplié les ren-contres, recueilli sa parole, mis en forme ce qu’elle ra-contait, lu et relu son journal, pour finalement passerprès de trois ans à préparer ce livre et à la soutenirdans le combat qu’elle menait pour garder son loge-ment ; et une fois expulsée, pour le retrouver.

Parallèlement, j’ai fait un tas de choses ! J’ai misen chantier plusieurs projets documentaires, dont au-cun n’a abouti ! J’ai travaillé avec l’écrivain John Ber-

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nous étions dans notre bon droit. Nous avions faitscrupuleusement ce que nous leur avions annoncé.Chacun d’eux avait vu ses propres rushes et nousavait autorisé par écrit à en « utiliser tout ou partie ».Quant aux plans d’usines, nous ne les avons évidem-ment pas tournés sans leur accord. Ce sont des forte-resses, on n’y entre pas comme ça.

� Quelles ont été les conséquences de cette mésaventure ?N. P. : Dans les jours qui ont suivi, la presse s’est em-parée de cette histoire, la gauche aussi, tout le mondecriait au scandale et voulait voir les émissions. Parmiles patrons que nous avions filmés, deux ou trois sesont mollement rangés du côté de François Dalle,mais pas les autres. L’Institut National de l’Audiovi-suel, qui avait coproduit le film et les émissions, étaitprésidé par le poète Pierre Emmanuel, ancien résis-tant, gaulliste historique, et conseiller de Chirac pourla culture. Après s’être fait projeter la série, voilà qu’ils’est mis à nous défendre avec la plus farouche éner-gie, écrivant courrier sur courrier à son homologued’Antenne 2, Maurice Ulrich – autre proche de Chirac– pour faire lever la censure. Mais ça n’a pas servi àgrand chose. Comme on pouvait s’y attendre, une cha-pe de silence à fini par retomber sur toute cette his-toire. Dans notre élan, Mordillat et moi avions envisa-gé de poursuivre ce travail sur les discours depouvoir : Gérard voulait faire un film sur le discoursstratégique et militaire, moi sur la religion. Malheu-reusement, après cette affaire, l’Ina s’est désengagé etnous n’avons trouvé personne pour financer la suite.

� Les émissions ne sont jamais passées ?N. P. : En 81, après l’arrivée de la gauche au pouvoir,nous avons espéré qu’Antenne 2 reviendrait sur sadécision, d’autant que le nouveau directeur des pro-grammes nous assurait de sa volonté de le faire, maisrien n’y a fait, malgré plusieurs relances. Pour la pe-tite histoire, nous avons fini par apprendre que Fran-çois Dalle et François Mitterrand étaient des amis

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ducteurs, dont la plupart ne m’ont jamais répondu.René Cleitman s’y est intéressé quelques temps. Ilm’a poussé à le réécrire une troisième fois, en en dé-veloppant la dimension comédie… pour finalementse retirer du projet.

� Tu n’as jamais eu envie de le reprendre, plus tard ?N. P. : Absolument pas. Quand j’ai mis en route LePays des sourds, en 91, j’étais de plein pied dans le dé-sir de faire un documentaire. Je ne l’ai pas fait par dé-faut. Paradoxalement, le fait que ce scénario n’ait pasabouti m’a aidé. J’ai compris que la fiction n’était sansdoute pas ma voie. Du moins sous cette forme-là.

� Tu peux préciser ?N. P. : L’idée de tourner à partir d’un scénario dé-taillé, dans lequel tout est écrit à l’avance, l’histoire,les personnages, les dialogues, etc… ne m’attire pas.J’ai pris goût à une certaine forme d’improvisation,de liberté. J’aime construire un film en le faisant, jouraprès jour, sans connaître la suite, ni la fin. Cela de-mande beaucoup de disponibilité, de souplesse. C’estaussi plus fragile, mais ça me convient mieux. Cettefragilité me stimule, me pousse dans mes retranche-ments. Au fond, ce n’est pas la fiction en tant que tel-le qui est en question, mais ce qu’elle suppose delourdeur. Je ne me vois pas au milieu d’une équipe detrente personnes, avec un plan de travail.

� A partir de 1985, tu recommences à tourner, mais ils’agit de plusieurs films sur l’alpinisme. Qu’est-ce qui t’aamené sur ce terrain-là ?N. P. : C’est un peu le hasard. Le premier de ces films,Christophe, aurait dû être tourné par Laurent Cheval-lier, un réalisateur et chef opérateur spécialisé dans lecinéma de montagne et d’aventure. Mais au derniermoment, Laurent m’a proposé de le remplacer. Ilavait depuis longtemps un projet personnel – le por-trait d’un sherpa au Pakistan – et l’occasion de le fai-re s’offrait brusquement à lui. J’ai donc accepté de

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ger et son copain Jean Mohr sur la maquette d’unlivre de textes et de photos, j’ai produit L’Heure ex-quise, un film-portrait d’Allio sur Marseille, j’ai écritune fiction…

� Peux-tu nous parler un peu de ton expérience deproducteur ?N. P. : Je n’ai pas grand chose à en dire. Je ne me suisjamais rêvé producteur. Pour faire L’Heure exquise,Allio avait besoin d’une société relais. Je faisais par-tie d’une petite structure de production et nous avonsabrité son projet. J’en ai été le producteur exécutif etDenis Gheerbrant le chef opérateur.

� Et ce projet de fiction ?N. P. : Ça s’appelait La Cage de verre. C’était l’histoi-re d’une jeune fille sourde.

� Tu fréquentais déjà le monde des sourds ?N. P. : Non, mais il s’est trouvé qu’en 83 j’avais étécontacté par un psychiatre proche de Dolto pour par-ticiper à la réalisation de cassettes pédagogiques, des-tinées à enseigner la langue gestuelle aux parentsd’enfants sourds. Je ne sais plus très bien pourquoi,ce projet n’a jamais vu le jour, mais entre temps jesuis allé m’inscrire à un cours de langue des signes etj’ai commencé à me passionner pour ce langage…Peu de temps après, j’ai fait la connaissance d’unefemme qui était à la fois scénariste et enseignante àl’Institut National des Jeunes Sourds. Elle avait écritune fiction pour la télé, et comme la télé n’en voulaitpas, elle m’a confié son projet. Je me suis donc ap-proprié ce scénario, et de fil en aiguille, je l’ai com-plètement réécrit. Puis je l’ai présenté à l’avances surrecettes, où j’ai obtenu une aide… à la réécriture ! Jel’ai donc repris une seconde fois, avec Jean-Pierre Li-mosin. Quelques mois plus tard nous l’avons repré-senté à la commission et là, le projet a été refusé. Cet-te fois, il n’y avait plus beaucoup d’espoir. Sans tropy croire je l’ai tout de même envoyé à quelques pro-

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ptère, à un endroit différent chaque jour en fonctiondu passage que nous voulions filmer. C’était très im-pressionnant. En raison de la verticalité de la paroi,l’hélico ne pouvait évidemment pas se poser. Il devaitrester en vol stationnaire, le temps que chacun se fas-se treuiller au bout d’un câble, trente mètres plus bas,jusqu’à ce qu’on puisse atteindre un point d’ancragedans le rocher équipé à l’avance par des guides. Pourcertains passages, l’hélico devait s’approcher si prèsque ses pales tournaient à un mètre du rocher. Ça fai-sait un boucan d’enfer. La moindre chute de pierresur les pales pouvait précipiter l’hélico en bas. Plustard, nous avons appris de la bouche d’un pilotequ’en cas de pépin, il pouvait à tout moment section-ner le câble du treuil et larguer dans le vide celui quiétait au bout. J’en tremble encore !

Dans l’équipe, nous n’étions pas moins de douze :deux cameramen et un machiniste, un ingénieur duson, un photographe, six guides – un pour chacun denous – et moi. Pour nous acheminer dans la face, l’hé-lico devait faire quatre rotations depuis Chamonix.Une fois que nous étions tous là, il devait encore re-tourner dans la vallée chercher le matériel, qui arri-vait suspendu dans un filet, et qu’il fallait treuiller luiaussi jusqu’à nous. Nous pouvions alors installer unplan. Chacun était assis au-dessus du vide dans unbaudrier, attaché au rocher par des pitons et des an-neaux de cordes, les jambes bien tendues, perpendi-culaires au rocher. Une fois que tout était prêt, on ap-pelait Christophe par talkie, il prenait à son tourl’hélico et nous rejoignait là-haut. Cela faisait six ro-tations en tout. A ce rythme, certains jours, il n’étaitpas question de tourner plus d’un plan. D’où l’im-portance de le tourner à deux caméras.

� Dans tes films de montagne on retrouve certainescaractéristiques de ton cinéma, une forme d’humour, unefaçon de faire fictionner la réalité, de mettre en scène. Tufilmes l’escalade comme un ballet. Christophe Profit sembleoublier les lois de la gravitation, alors que d’habitude, dans

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réaliser le film à sa place, à condition qu’il revienne àtemps pour participer quand même au tournage,comme opérateur.

Il s’agissait de filmer l’ascension de la face Ouestdes Drus, dans le massif du Mont-Blanc, par un jeu-ne alpiniste virtuose, Christophe Profit. Une gigan-tesque paroi de granit lisse et verticale de plus de 1000mètres de haut, coupée par endroits par d’immensessurplombs. Trois ans plus tôt, à 21 ans, Profit s’étaitrendu célèbre en réalisant cette même ascensiond’une difficulté extrême en « solo intégral » (sans cor-de ni aucune technique d’assurage) dans le temps re-cord de trois heures, quand les meilleures cordéesmettaient un jour et demi pour le faire. Le film se pré-sentait donc comme une sorte de reconstitution decet exploit, qu’il s’agirait de tourner non pas en tempsréel, mais morceau par morceau, en plusieurs jours.Il y avait une petite fiction à la clef, un embryon d’his-toire qui servait de prétexte et que je trouvais un peunaïf, mais je n’avais pas le choix. C’était une com-mande, destinée à passer sur Antenne 2, dans unecase qui a disparu aujourd’hui : les « Carnets del’Aventure ».

� Qu’est-ce qui t’a poussé à accepter un projet qui nevenait pas de toi ?N. P. : Quand cette proposition est arrivée, je sortaisà peine de mes déboires avec La Cage de verre, j’avaisl’impression de faire du surplace, et je commençais àme dire que je ne ferais peut-être plus jamais de films.Par ailleurs, le fait de tourner dans cette paroi consti-tuait un défi technique particulièrement compliqué,et c’est une des raisons qui m’ont motivé.

� Comment faisiez-vous ? Vous ne pouviez évidemmentpas grimper à ses côtés ?N. P. : Bien sûr que non ! Même si la plupart des tech-niciens pratiquaient la montagne, c’était beaucouptrop difficile pour nous, et avec le matériel… Non,nous nous faisions déposer dans la paroi en hélico-

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qu’il y en a un autre, beaucoup plus haut, juste der-rière, et on comprend qu’on ne sera jamais au bout deses peines.

� Après Christophe, tu enchaînes avec Trilogie pourun homme seul…N. P. : Désolé pour ce titre… un peu ronflant ! Al’époque, je n’ai pas trouvé mieux.

� Comment passes-tu de l’un à l’autre ?N. P. : Cela se fait assez naturellement… J’y ai prisgoût, et la chance me sourit. Christophe (le film) nepasse pas inaperçu dans le petit microcosme du ciné-ma de montagne, recueille des prix dans les festivalsspécialisés, se vend à plusieurs télévisions étrangères.Je reçois des propositions de la part des chaînes, deproducteurs ou d’aventuriers qui voudraient desimages de leurs expéditions. Parmi elles, des projetssérieux et respectables, mais parfois aussi complète-ment loufoques, comme celui de ce type un peu allu-mé qui voulait faire le tour du Mont-Blanc en tongs.

Pendant ce temps, Profit prépare un nouvel ex-ploit, qui fera grand bruit : l’ascension hivernale –toujours en « solo intégral » – des trois plus grandesfaces nord des Alpes : Grandes Jorasses, Eiger, Cer-vin, qu’il se propose de gravir l’une à la suite del’autre en un minimum de temps. Il me propose d’enfaire un film et j’accepte. Il s’y prépare méticuleuse-ment : régime alimentaire draconien, matériel passéau peigne fin (le moindre gramme superflu doit êtrebanni), entraînement intensif, escalade, ski de fond,jogging…

Je filme un peu ses séances d’entraînement, et com-mence surtout à préparer le tournage des trois faces,qui suppose une grosse organisation logistique. Ils’agira de filmer toute l’aventure en temps réel. Je pré-vois trois équipes autonomes, deux hélicos, l’un pourdes prises de vues, l’autre pour d’éventuelles déposesen paroi. Tout est calculé, minuté, préparé dans lesmoindres détails. Chacun des trois sommet étant sur

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les films de montagne, on montre la fatigue.N. P. : C’est vrai qu’il grimpait avec une telle aisancequ’à moins d’être spécialiste, on ne se rendait pascompte de la difficulté de ce qu’il faisait. Un jourpourtant, au milieu du passage le plus soutenu de lavoie, le « dièdre de 90 mètres », il a complètement cra-qué. Impossible de continuer. Pas de corde, rien !Une paroi absolument lisse et 800 mètres de vide sousses pieds ! Pendant quelques secondes, on a été sai-sis d’effroi, on a imaginé le pire. Et puis on lui a lan-cé un bout de corde, il s’est attaché, on a contactél’hélico et on est rentrés.

Au montage, je pensais qu’il fallait absolument gar-der ce passage. Christophe n’était pas très pour. Lefait de le montrer en difficulté lui faisait craindre pourson image, mais il a fini par se ranger à mon point devue : seule cette séquence permettrait au spectateurd’apprécier la valeur de son exploit et de donner àson personnage une dimension humaine, parce quefaillible, qu’il n’aurait pas eue sans elle.

En documentaire, on est souvent confronté à ça.Quand un personnage cherche à donner de lui uneimage lisse, trop maîtrisée, ça se voit tout de suite etc’est pire que tout. Dans La Ville Louvre j’ai filméJean-Pierre Cuzin, un brillant conservateur du Dé-partement des Peintures, dans des situations quin’étaient pas forcément gratifiantes pour lui : alorsqu’il doit accrocher des toiles, on le voit longuementhésiter, tâtonner avant de trouver le bon emplace-ment de chaque tableau. Mais il l’a très bien accepté,parce qu’il a compris que ses hésitations montraientla difficulté de sa tâche et la responsabilité qui pesaitsur ses épaules.

� On pourrait dire que le métier d’alpiniste en solitaireressemble un peu à celui du cinéaste : il est tout seulquand il grimpe mais il fait cela pour les autres.N. P. : J’y vois un autre parallèle : pour faire des filmsil faut soulever des montagnes… Et puis, chaque foisqu’on croit avoir atteint un sommet, on s’aperçoit

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de la montagne comme il l’entendait, il avait besoinde sponsors, et pour que ces sponsors interviennent,il leur fallait des images, des retombées… Dans le mi-lieu de l’alpinisme, beaucoup de gens ont admiré l’ex-ploit technique, mais ont été choqués par la surmé-diatisation de l’événement, ce côté compétition,l’irruption du chronomètre dans un domaine qui enavait été relativement épargné jusque-là… Du reste,quelques années plus tard, Christophe a envoyé pro-mener ses sponsors et ce système, dans lequel il de-vait se sentir de plus en plus instrumentalisé. Il estdevenu guide, et je crois qu’il vit ça très bien.

� Le Come-back de Baquet, toujours avec Profit, c’esttout à fait autre chose…N. P. : Avec Profit et Maurice Baquet. De tous cesfilms de montagne, c’est celui qui m’est le plusproche. Après ces exploits individuels, c’est un filmqui parle d’une cordée. Et pas de n’importe quellecordée, puisque Christophe et Maurice Baquet ontcinquante ans d’écart ! Chaque alpiniste connaît l’im-portance réelle autant que symbolique de cette cordequi relie deux alpinistes entre eux…

� C’est dans ces années que tu commences à travailleravec les Films d’ici. D’ailleurs on aperçoit Serge Laloudans Trilogie pour un homme seul.N. P. : Richard Copans et Yves Jeanneau ont créé« Les Films d’ici » en 84, et j’ai commencé à travailleravec eux fin 86, pour la Trilogie. Serge est arrivé aumême moment, comme stagiaire… Il avait un diplô-me de vétérinaire mais il ne voulait pas exercer. Sonascension au sein de la boîte a été très rapide : un anplus tard, il était producteur. Depuis, il a produitpresque tous mes films. En 18 ans, la structure aconnu des tensions, des crises de croissance, mais el-le a résisté à tout ça. Pour moi et bien d’autres, DenisGheerbrant, Stan Neumann, Claire Simon, RobertKramer, Bernard Mangiante, Richard Dindo puis EricPittard, Judit Kélé, Arnaud des Pallières, Edgardo

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un territoire différent – France, Suisse et Italie – il fautprendre contact avec les douanes pour régler au mieuxle passage des frontières avec le matériel. Les camérasfont l’objet de nombreux essais. Elles seront alimen-tées par des batteries au lithium pour résister au froid.Je prévois même des remplaçants au cas où un tech-nicien ferait défaut au dernier moment. Une incon-nue demeure pourtant, et de taille : la météo. C’estd’elle que dépendra le jour du départ. A la mi-février,tout est en place. On attend le jour J, en consultantsimultanément les stations météo de Chamonix et del’aéroport de Genève, pour croiser leurs informations.J’apprends bientôt que nous ne serons pas les seuls àsuivre l’événement. Antenne 2, Europe 1, Paris-Matchseront de la partie, sans compter un photographemandaté par Christophe et ses sponsors. Chacun, bienentendu, avec un hélico. Christophe va donc devoirgrimper ces trois faces, où le moindre faux pas peutêtre fatal, au milieu d’un essaim d’hélicoptères. Arri-vera-t-il à garder toute la concentration nécessaire ?

Le 9 mars, après trois semaines d’attente, on an-nonce enfin un créneau de 3 jours de beau temps.Nous descendons à Chamonix. Réunion générale.Pour la centième fois, on repasse en revue le détaildes opérations : déplacements en voitures, rotationsen hélico, déposes, matériel, rechargement des ma-gasins, casse-croûtes, carnets A.T.A. pour lesdouanes, hébergement… Chaque équipe, chaquetechnicien a des consignes bien précises. Les médiassont là également. Je découvre le côté guéguerre au-quel se livrent les journalistes, et décide d’incluredans le film le côté médiatique de la chose, pour mon-trer que l’histoire de l’alpinisme vit un tournant.

� C’est d’ailleurs un film dans lequel il n’y a pas de joie.On sent que c’est quelque chose qu’on ne fait pas pour leplaisir mais plutôt pour les sponsors ou des enjeuxmédiatiques…N. P. : Je crois que Profit, à partir d’un certain stade,s’est fait prendre dans une sorte de spirale. Pour vivre

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façon plus aérée. Ils avaient notamment décidé d’ex-poser d’immenses toiles de Charles Le Brun qui dor-maient dans les réserves depuis la deuxième guerremondiale, enroulées autour de longs cylindres enbois. Seulement voilà : ces cylindres étaient si longs,si lourds aussi, que leur simple trajet depuis les ré-serves jusqu’aux salles d’exposition promettait d’êtrespectaculaire. L’opération méritait d’être filmée, pouren garder une trace… Ils ont donc pris contact avecDominique Païni, responsable des productions au-diovisuelles du musée, qui à son tour a contacté Ser-ge Lalou, et c’est comme ça qu’on m’a proposé de ve-nir faire une journée de tournage. Jusque-là, il n’étaitdonc absolument pas question de faire un film.

N’ayant aucune expérience de la vidéo, j’y suis al-lé avec une caméra super 16 et une petite équipe. Ri-chard (Copans) faisait l’image. Nous avons filmé cequi était prévu, et en principe nous n’aurions jamaisdû y remettre les pieds. Mais on voulait connaître lasuite ! Ces toiles étaient manifestement un peu en-dommagées. On allait donc les restaurer. Puis on al-lait les tendre sur d’immenses châssis, les encadrer, etvu leurs dimensions – 70 mètres carré chacune -, ilfallait au minimum quinze personnes pour les mani-puler… Bref, nous sommes revenus le lendemain,puis le surlendemain, et ainsi de suite pendant prèsde trois semaines, aussi discrètement que possible,en nous hasardant petit à petit dans d’autres salles,d’autres espaces du musée. Nous n’avions pas lamoindre autorisation, il fallait jouer à cache-cacheavec l’administration, mais heureusement, les conser-vateurs étaient tellement pris par ce qu’ils faisaientque personne ne nous questionnait. Chacun devaitpenser que nous étions mandatés pour être là. Et puisnous avions deux complices, Serge (Lalou) et Domi-nique (Païni), qui nous poussaient à continuer…

� A quel moment as-tu senti que tu étais en train defaire un film ?N. P. : Presque tout de suite ! Dès le premier jour, en

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Cozarinsky, Valéry Gaillard, Avi Mograbi… j’en ou-blie un tas, Les Films d’ici incarnent ou ont incarnéun point d’ancrage fort, un brassage d’idées. C’est unlieu où les cinéastes se croisent, parlent ensemble, sesentent un peu chez eux. Une « ruche », comme ditLuc Moullet…

� Est-ce que tu as le sentiment qu’avec tous les cinéastesdont tu parles, vous formez un courant, presque une école ?N. P. : Je crois que ce que nous partageons tous, c’estune même foi dans le cinéma, et une même volontéd’appréhender le documentaire comme tel. Mais cet-te conviction n’est pas propre aux Films d’ici, mêmesi ses responsables, Richard et Serge, la partagentavec nous… d’autant plus qu’ils sont cinéastes eux-mêmes ! Il y a aussi une tradition française dont noussommes les héritiers : Jean Rouch, Ophuls, AgnèsVarda, Depardon… En même temps, chacun a sonstyle, son langage, ses sujets de prédilection… C’estune question d’échelle : vu d’ici, le documentaire an-glais semble sorti du même moule, mais il faudrait yvoir de plus près…

� Après cette période « sportive », tu te mesures avec desensembles plus riches, plus complexes. Avec La VilleLouvre, tu te confrontes à une véritable institution…Comment parcours-tu ce territoire, qu’est-ce que tudécides de montrer ?N. P. : Il faut que je vous explique l’origine assez par-ticulière de ce film… Au moment où j’ai commencé àtourner, fin 87, le Louvre était en pleine ébullition.On construisait la fameuse pyramide, on fouillait lessols pour dégager les remparts du château de Philip-pe Auguste, on créait de nouveaux espaces d’accueil,on réaménageait des salles. C’était le début des tra-vaux du futur Grand Louvre, que Mitterrand avait ini-tié au lendemain de son élection, en 81. Dans cecontexte, les conservateurs du Département des Pein-tures commençaient à redéployer la peinture françai-se, pour lui donner plus d’espace et la présenter de

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des torches des gardiens, que j’ai promené surquelques œuvres. Les seuls lieux où nous n’avons paspu aller seuls, c’est les réserves. Pour le reste, les cou-loirs, les salles, les ateliers, les bureaux, les sous-sols,on était libres de nos mouvements. On entrouvraitune porte, et si les gens étaient d’accord, on se glis-sait à l’intérieur.

� Il y a cette notion de jeu dans ton cinéma, il n’y a riende cérébral. Tu dois t’amuser quand tu filmes…N. P. : J’ai toujours eu du plaisir à tourner, mais plusencore depuis que je me suis mis à cadrer. C’étaitpendant le tournage d’ Un Animal, des animaux, en 94.A mon grand regret, Frédéric Labourasse ne pouvaitpas faire le film jusqu’au bout. J’ai d’abord cherché àle remplacer par l’un de ceux avec qui je me sentaisle plus en confiance, Richard Copans, Eric Pittard,Laurent Chevallier, mais ils étaient tous en vadrouille.J’ai dû prendre quelqu’un que je ne connaissais pas,mais ça ne fonctionnait qu’à moitié. Alors un jour,j’ai décidé de me lancer… pour voir, et je me suisaperçu qu’à condition d’être bien entouré, et de fai-re des choses simples, je pouvais me débrouiller.C’est à partir de là que j’ai commencé à faire équipeavec Katell (Djian). C’est avec elle que j’ai fait ensui-te La Moindre des choses, Qui sait ? et une bonne par-tie d’Etre et avoir. Je cadre, mais Katell prend en char-ge la lumière et le point. Le fait de cadrer moi-mêmeme permet de gagner du temps et d’être plus précis.Il n’y a pas de déperdition, je n’ai pas besoin de m’ex-pliquer. Dans certains cas, j’ai remarqué que le faitde cadrer donnait une forme d’audace qu’on n’auraitpas autrement. Avec la caméra, on peut s’approcherdavantage, elle vous protège. Pour La Moindre deschoses, c’était flagrant. Le contact avec la folie fragili-se, et la caméra me permettait d’estomper un peumon appréhension, je m’abritais derrière elle.

� Revenons à La Ville Louvre... Dans le film,justement, il y a cinq opérateurs différents, mais on ne le

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découvrant ce côté coulisses, on a eu le sentimentd’être des témoins privilégiés, et on s’est dit qu’il fal-lait sauter sur l’occasion… Les jours suivants ont ren-forcé ce sentiment, parce qu’on a commencé à dé-couvrir des personnages, à explorer les entrailles dumusée… Mais nous étions en situation irrégulière, eton n’avait pas encore le moindre financement. Il adonc fallu officialiser les choses. J’ai rédigé une noted’intention, Serge est allé à la recherche de copro-ducteurs du côté des chaînes – la Sept, Antenne 2 -,on leur a montré un choix de rushes et ils se sont en-gagés. De son côté, Dominique a pris rendez-vousavec Michel Laclotte, le directeur du musée, et il s’estmontré tellement persuasif que nous avons obtenul’autorisation de continuer… Rétrospectivement, j’aitoujours pensé que ce film n’aurait jamais pu se faireautrement : si j’étais allé voir le directeur du Louvre,de but en blanc, en disant « Cher Monsieur, je vou-drais filmer les secrets du Louvre », il m’aurait certai-nement envoyer balader. Jusqu’ici, jamais aucun mu-sée n’avait accordé le droit de filmer ses « dessous ».

� A partir du moment où le film s’est officialisé, est-ceque tu as eu des pressions, des directives pour continuerdans tel ou tel sens ?N. P. : Non, jusqu’au bout j’ai eu la chance de tourneren toute liberté. Les représentants des chaînes nousont fichu une paix royale, je ne les ai revus qu’aumontage. Côté musée, c’était pareil, on nous faisaitconfiance, personne ne nous demandait rien, et nousne n’étions pas accompagnés. Au Louvre commedans les grands musées il y a souvent des tournages,liés à telle expo temporaire ou à tel film sur l’art. Lescinéastes qui viennent filmer des œuvres sont systé-matiquement encadrés par des conservateurs, desgardiens. La hantise, c’est qu’un projecteur tombesur un tableau, ou qu’il le fasse brûler. Mais nousn’avions pas d’éclairage, à aucun moment, même lanuit. Quand j’ai filmé une ronde de nuit, le muséeétait plongé dans l’obscurité et j’ai utilisé le faisceau

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sent pas. Comment travaillais-tu avec eux ?N. P. : Ce n’est évidemment pas un choix de départ.Richard a fait les premiers jours mais malheureuse-ment il était engagé sur autre chose… Comme le tour-nage s’est étalé sur cinq mois, j’ai dû prendre alter-nativement différents chefs-op. Les uns et les autresn’avaient pas forcément les mêmes points forts, lesmêmes réflexes, les mêmes habitudes de travail, maisj’ai essayé de m’adapter – eux aussi – et de tirer lemeilleur parti de chacun. Dans certaines situationson avait tout le temps de s’installer, de discuter ducadre, mais parfois – quand les déménageurs dépla-çaient des grands châssis, quand les gardiens es-sayaient leurs nouvelles tenues – il fallait aller très vi-te, c’était pas le moment d’épiloguer… Alors dans cescas-là, on se parlait avant, la veille, ou le matin en ar-rivant. Je donnais quelques indications, et après je leslaissais libres. Il fallait que chacun puisse investir lasituation avec ses propres yeux, et si j’avais étéconstamment sur leur dos, ça n’aurait été drôle pourpersonne.

� La Ville Louvre est initialement destiné à latélévision. Par la suite tes films seront plutôt faits pour lecinéma. Quand tu tournes, est-ce que ça change quelquechose ? Tu fais une différence ?N. P. : Je ne me pose pas la question dans ces termes-là. Je ne crois pas qu’il faille faire des gros plans oumonter plus serré sous prétexte que le film est desti-né à la télé. Si on s’engouffre dans ce genre de consi-dérations, c’est une spirale sans fin.

� Qu’est-ce qui te décide à filmer telle ou telle chose ?N. P. : Quand je commence un film, mon approcheest tout sauf théorique. Cela se passe de façon trèsintuitive, surtout au début. Les premiers temps, jene sais pas toujours ce que je cherche, ni mettre desmots dessus. C’est comme si je devais commencer àfilmer pour comprendre ce que je veux… Mais pro-gressivement, le film va se construire dans ma tête,

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j’établis des ponts, je tire des fils, certains person-nages se dessinent… En même temps, jusqu’au bout,les choses restent ouvertes, je m’efforce de rester dis-ponible et d’accueillir les événements qui peuvent seprésenter. Il n’y a pas de plan de travail. Il fautconstruire dans l’instant, inventer à chaud. Je n’aipas de recettes, pas de discours qu’il s’agirait d’illus-trer en images. Il y a une part d’inconscient. AuLouvre, je m’étais tout de même fixé un ou deuxprincipes, qui m’ont servi de cadre : ne pas filmer lesvisiteurs, pour donner au spectateur le sentimentd’être à son tour un témoin privilégié de ce qu’il ver-rait. Du coup, il fallait jongler en permanence avecles horaires d’ouvertures et les lieux pour éviter lafoule… Et par ailleurs, ne pas filmer les œuvres pourelles-mêmes, dans un rapport contemplatif ou savant: je ne faisais pas un film « sur » l’art, et j’en aurais étébien incapable ! Ce qui m’intéressait, c’était le tra-vail, les gestes, les attitudes. Je n’ai filmé les œuvresque dans ce rapport au travail : on les déplace, on lesrestaure, on les encadre, on les protège, on les ac-croche, on les surveille… Un musée, c’est ça : unecommunauté humaine qui a pour mission de mon-trer des œuvres à ses contemporains, et de lesconserver dans les meilleures conditions pour les gé-nérations suivantes… Ces œuvres font partie denotre patrimoine à nous, humains. J’ai souvent res-senti, en discutant avec tel ou tel, combien les gensdu Louvre étaient habités par cette idée d’une trans-mission.

� Tu filmes beaucoup l’espace, on est souvent en planslarges.N. P. : Je me suis très vite intéressé non pas aux es-paces en tant que tels, mais aux corps, aux mouve-ments des corps dans ces grands espaces, à la façonqu’avaient les uns et les autres de se déplacer, de mar-cher, de se pencher vers le détail d’une œuvre, desoulever un tableau, de faire glisser une sculpture, unpeu comme si je filmais un ballet. On peut lire toute

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la pyramide sociale dans les attitudes corporelles, lestenues vestimentaires, dans la façon dont les gensbougent leur corps, et je me suis beaucoup amusé àjouer de ces contrastes. Le petit peintre retoucheurde plinthes qui traîne la savate, quand tel conserva-teur fait de grandes enjambées. Délicatesse verbaledes uns, force musculaire des autres. Oppositionentre la dimension sublime des œuvres et le côté pro-saïque de certaines répliques. Opposition – ou cor-respondances – entre les corps représentés et lescorps réels. Entre les costumes des personnages quifigurent sur les toiles et les bleus de travail des dé-ménageurs. Entre la nudité d’un modèle et le com-plet un peu serré d’un conservateur. Entre le dépla-cement d’une sculpture monumentale, opéré parvingt personnes, et le grattage minutieux d’un frag-ment de stèle, de la pointe d’un cutter, dans le silen-ce d’un atelier.

� Ces jeux sur les contrastes et les correspondancesdonnent au film ce ton de la comédie, mais ils existentaussi sur le plan sonore. On passe soudain d’un sonpuissant à une ambiance feutrée…N. P. : La nature d’un son renvoie immédiatement àl’espace, aux dimensions d’une salle, aux matériaux.Dans les galeries du Louvre il y a beaucoup de réver-bération. En principe, ça donne de la bouillie, mais sion en prend son parti, ça devient intéressant. Commej’ai souvent tourné en plans larges, il y a des répliquesdont on ne distingue pas bien les mots, mais l’intona-tion et la gestuelle suffisent pour en donner le sens, etça crée un effet comique. Au montage j’accorde unegrande importance aux sons dès les premiers jours. Ilm’arrive souvent de juxtaposer des séquences en fonc-tion des sons. Soit en privilégiant leur contraste, soitau contraire en jouant de leurs similitudes. Il m’arri-ve même de monter des séquences à partir d’un son,et de me poser la question de l’image seulement après.On fait presque toujours l’inverse. C’est dommage, lecinéma est prisonnier de cette hiérarchie !

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� Tu montres l’intimité de ces gens dans leur travail, etpeu à peu, on a l’impression de les connaître.N. P. : Je ne sais pas si c’est vrai de ce film-là, mais parcontre, comme je ne filme jamais les visiteurs, lesspectateurs ont le sentiment d’être un peu chez eux.

� Il n’y a évidemment aucun commentaire, mais à uncertain moment, le conservateur des peintures donne desexplications sur son travail…N. P. : Oui, il parle de son travail à un groupe de gar-diens… pardon… il faut dire « agents de surveillan-ce ». Ce qui m’intéressait dans ce qu’il dit, c’est l’ana-logie – implicite – avec le cinéma. Organiser l’espaced’un musée, c’est faire des choix, accrocher certainesœuvres, pas toutes – les réserves sont pleines – et lesexposer selon un certain ordre. C’est un travail demontage, il s’agit de guider le regard des visiteurs.

� Dans le film, quelle est la part de reconstitution, demise en scène ?N. P. : Beaucoup de scènes ont été filmées sur le vif,mais il y a aussi des séquences, des actions que j’aiprovoquées pour les besoins du film, comme cettescène où les pompiers viennent au secours d’un bles-sé, ou ce très long trajet dans les souterrains qu’ef-fectue une archéologue jusqu’aux réserves pour ap-porter une minuscule céramique. Pour que la scèneait un impact humoristique, il fallait que la taille del’objet qu’elle transporte soit inversement propor-tionnelle à la longueur de son parcours. Je lui ai éga-lement demandé de porter des chaussures à talons,pour que le bruit de ses pas matérialise la nature dusol des différents espaces qu’elle traverse : dalles enmarbre, parquet, tapis, ciment brut et pour finir, dansles souterrains, terre battue.

Mais on peut dire qu’une séquence filmée sur levif est déjà, en un sens, mise en scène. La caméran’est jamais neutre. On va décider de se placer iciplutôt que là, de rester en plan fixe ou de faire desmouvements, d’utiliser tel objectif, de privilégier ce

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personnage plutôt que celui-là, de mettre l’accent surtel aspect de l’événement… Filmer une situation,c’est déjà en donner une lecture. Malheureusement,beaucoup de gens s’obstinent encore à croire que ledocumentaire, c’est la « réalité brute », un regard ob-jectif, quand la fiction, elle, serait une démarche ar-tistique, subjective, et seule fondée à l’être. Sous pré-texte qu’on filme des personnes et des situations« vraies », ils prennent ce qu’ils voient pour LA réa-lité. Mais ils oublient que tout acte de transmissionest déjà un acte d’interprétation. Du coup, les docu-mentaires souffrent considérablement de ce préjugé,qui les disqualifie en tant que films, et leur dénie im-plicitement toute capacité à raconter des histoires.Le mot film est réservé à la fiction. Au mieux, onvous dira : c’est « comme un film », et on ajoutera :bravo, c’est un très beau document, un magnifiquetémoignage…

� Pourtant, tes films sortent en salle…N. P. : C’est vrai, mais ça n’est jamais gagné d’avance.C’est une bagarre que nous menons tous, et pourchaque film il faut y mettre beaucoup d’énergie. Jene vais pas entrer dans des subtilités juridiques, maisça se traduit souvent par des doubles versions : uneversion courte pour la télé, et la version que le ci-néaste a souhaitée, pour les salles. Ceci étant, si oncompare notre situation à celle des pays voisins – etne parlons pas de l’Amérique latine ou même duQuébec – où la culture du documentaire a tant comp-té – nous ne sommes pas si mal lotis : une bonnequinzaine de documentaires sortent chaque année enFrance.

� En dehors de son identité juridique, à partir de quelmoment un documentaire, c’est du cinéma ?N. P. : C’est difficile à dire ! Certains documentairesproduits pour la case « Grand Format » (sur Arte)n’ont rien à envier, en termes d’écriture, d’inventionformelle, à ceux qui sortent en salles… Donc lais-

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sons de côté la question de la production comme cel-le du support, du vecteur de diffusion… Il mesemble que le problème que vous posez a quelquechose à voir avec l’idée de « sujet ». Naturellementpas au sens où il y aurait des sujets, des thèmesdignes de faire l’objet d’un film « de cinéma », quandd’autres ne le seraient pas. D’ailleurs, à mon sens, iln’y a pas de bons ou de mauvais sujets. A l’aune dequels critères va-t-on juger que tel sujet est bon ounon ? Mais disons que pour moi, un documentairedevient peut-être « du cinéma » à partir du moment,justement, où il dépasse le cadre étroit de son sujet :quelque chose en lui le transcende pour atteindreune dimension métaphorique, plus universelle. Ilfaut qu’on soit touché au plus profond, parce qu’au-delà du sujet, il y a une vision du monde. Or dèsqu’on cherche à « traiter un sujet », c’est foutu, par-ce que le cinéma, c’est autre chose… Il faut peut-être qu’il y ait de la grâce. Et pour ça, il faut être dis-ponible, entièrement. Parce que la grâce, ça neprévient pas. La grâce, c’est autre chose que la beau-té. Dès qu’on court après la beauté, la belle image…c’est foutu aussi. Comme l’a si bien écrit Marc Che-vrier : « La beauté ne se convoque pas sur rendez-vous. Lorsqu’elle se glisse dans un film, c’estpresque toujours par effraction ».

� Puisque tu abordes la question du sujet, tu dis souventque tu ne fais pas des films « sur » mais des films« avec »…N. P. : J’ai dit ça, oui, et je le dis souvent, parce quemes projets se construisent et s’inventent dans la re-lation à ceux que je filme, et non à partir d’un pointde vue péremptoire ou simplement savant. Et puisc’est une façon de déjouer l’éternelle problématiquedu « sujet ». Pour moi, il ne s’agit pas de tenir un dis-cours « sur », je ne cherche pas à me documenter, jene vais pas voir les spécialistes. Je ne cherche pas àinoculer un savoir quantifiable aux spectateurs sur telou tel pan de réalité. Je pars d’un non-savoir. D’un

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désir de rencontre. Autrement dit : moins j’en sais,mieux je me porte ! Ce n’est pas une posture, c’est cequi me permet d’aller vers ceux que je filme, d’être« avec »…

Au mot sujet, je préfère celui de projet. Parcequ’un projet, c’est la promesse de quelque chose, il ya du devenir, du chemin à faire. Quel est le sujet deLa Moindre des choses ? Est-ce un film « sur » l’universpsychiatrique ? « Sur » la folie ? « Sur » le théâtre ?...Sans doute un peu de tout cela à la fois, mais on n’yest pas encore ! De quoi ça parle, alors ? Ça parle denos fragilités, de ce qui nous relie à l’autre, de notrecapacité à lui faire une place… Ça parle de la ren-contre, des risques qu’elle nous fait courir… Ça par-le de ce que l’autre, dans sa folie ou son étrangeté,peut nous révéler de nous-mêmes… Conclusion, onvoit bien que ça ne raconte pas tout à fait la mêmechose à chacun.

� Derrière cet « avec », il y a la rencontre, mais il y aaussi l’idée du collectif, présente dans tous tes derniersfilms.N. P. : Quoique j’y fasse, je tourne toujours autour dela question du partage, du vivre ensemble : commentaccepter l’autre dans sa différence, dans sa singulari-té ? Comment faire avec le désir de l’autre ? Commentpartager un espace commun ? Comment construire –et quoi ? – avec nos semblables, malgré nos dissem-blances ? Autant de questions ouvertes, auxquelles unfilm ne saurait évidemment donner le moindre élé-ment de réponse, sauf à dire que c’est à chacun des’en emparer. Parce que vivre ensemble, c’est pasrien ! Ca demande un sacré boulot sur soi-même, eten plus, ça n’est jamais acquis. Sinon, on n’en seraitpas là ! Dans la société, il y a un fond abolitionniste :pour atteindre l’égalité on voudrait abolir les diffé-rences, au lieu de les reconnaître et d’en tirer une ri-chesse. Par exemple, on a peur du mot sourd, alors ondit malentendant, comme pour gommer leurs diffé-rences : c’est de l’hypocrisie.

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� Ces questions sont du même coup posées à ceux qui lesregardent…N. P. : J’invite les spectateurs à faire un bout de che-min, à abandonner, peut-être, quelques idées reçues.Finalement, à prendre un risque. Sur ce plan-là, au fildes débats que j’ai pu faire, je dois dire que lesfemmes étaient souvent plus ouvertes que leshommes, moins sur la défensive, moins bardées decertitudes. Bien sûr, dit comme ça, c’est un peu car-ré, mais avec La Moindre des choses, c’était très net.Chaque fois que quelqu’un a pu dire : « je suis un peugêné, dans le film, on ne distingue pas bien les soi-gnants des malades… », c’était un homme. Nous, leshommes, nous avons besoin de repères fixes, de nousrassurer, d’enrober ce qui nous dérange dans de lathéorie, de tout ramener à ce qu’on sait déjà.

� Tes films sont de plus en plus politiques, au sens où ilsprésentent une hypothèse de démocratie…N. P. : La dimension politique est liée à ma démarche.Bousculer notre rapport à l’autre, c’est politique. Par-ler de ce qui nous relie et de ce qui nous distingueaussi.

� Le Pays des sourds est naturellement un espacevirtuel, mais à l’exception de ce film, tu t’installes dans unlieu, une institution, et tout se passe là : au Louvre, auMuséum d’histoire naturelle, à La Borde, dans une école…N. P. : Oui mais ce n’est pas l’institution en tant quetelle qui m’intéresse. Si on prend Un Animal, des ani-maux pour la description d’une institution, on passecomplètement à côté. Et si on enferme Etre et avoirdans la problématique de l’école rurale, c’est pareil.Je ne fais pas de la sociologie. Le lieu où je m’instal-le sert de cadre à l’histoire que je vais raconter, maisc’est un prétexte, c’est la surface. Bien sûr, Etre etavoir parle de cette école du Puy-de-Dôme, de cemaître, de ces enfants en particulier, mais au-delà,j’essaie d’interroger l’acte même d’enseigner, et l’ac-te même d’apprendre, dans ce qu’ils ont d’universels.

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� Parlons si tu veux un peu plus en détail de ces films.Qu’est-ce qui t’a poussé, après La Ville Louvre, à faireLe Pays des sourds, des années après avoir enterré unprojet de fiction sur ce thème ?N. P. : Je ne sais pas. L’idée est remontée à la surfa-ce et elle s’est imposée, voilà tout. Pendant des an-nées je n’y avais plus pensé, alors je suppose qu’ellea dû faire son petit bonhomme de chemin, en douce,pour réapparaître sous une autre forme. Et puis je mesentais peut-être plus solide, plus apte à me confron-ter à ce monde dont l’accès n’est pas si évident…

� Concrètement, comment as-tu procédé ?N. P. : J’ai commencé par reprendre des cours delangue des signes, sous forme d’un stage intensif : septheures par jour pendant trois semaines. C’est très peubien sûr, parce que c’est une langue difficile, mais j’aitout de même réappris quelques rudiments. ValéryGaillard, qui était mon assistant sur La Ville Louvre, s’yest mis aussi, avec le même plaisir que moi… et plus detalent ! Notre professeur, c’était Jean-Claude Poulain,qui deviendra par la suite un des personnages-clé dufilm. Avec lui, les cours étaient très vivants, on s’amu-sait beaucoup. A mesure que ces trois semaines se sontécoulées, le projet s’est précisé, je l’ai imaginé commeun voyage dans cette culture, dans cette langue, et dèsla fin du stage, j’ai écrit un texte puis j’ai commencé àrencontrer des gens.

� Quels ont été les choix de départ qui ont guidé tontravail ?N. P. : Mon idée consistait à vouloir plonger brutale-ment le spectateur dans l’univers des sourds, commepour essayer de voir le monde avec leurs yeux. Je vou-lais donner la « parole », si j’ose dire, à ces gens quenous regardons toujours sous l’angle du handicap, dudéficit, du manque, pour faire comprendre qu’on peutles considérer autrement. A travers quelques person-nages d’âges et de conditions différents, je voulaismettre en avant l’existence de cette culture sourde, qui

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possède ses racines, ses codes, ses usages… La languedes signes serait donc la langue maternelle du film.L’enjeu était de passer de l’autre côté, d’aller à la dé-couverte de ce « pays » où le regard a une importanceconsidérable. Par son sujet, le film serait de nature àtravailler la matière même du cinéma, puisque par dé-finition, les sourds ont une relation aux sons et auximages radicalement étrangère à la nôtre.

� Les personnages sont si habiles dans leur façon des’exprimer qu’on comprend très vite qu’il s’agit d’unevraie langue, avec sa rhétorique, ses nuances…N. P. : Avant de fréquenter des sourds, je pensais quela langue des signes était un code un peu approxima-tif, j’étais loin de penser qu’elle était aussi riche, aussiprécise que n’importe quelle langue orale ! Elle per-met d’exprimer toutes les nuances de la pensée, y com-pris les concepts, les domaines les plus abstraits. Enlangue des signes, vous pouvez faire une déclarationd’amour, décrire les 500 pièces d’un moteur de voitu-re, discuter peinture ou biologie moléculaire… Il nefaut surtout pas la voir comme un corpus inerte, limi-té à quelques centaines ou quelques milliers de signes.Au contraire, c’est une langue hautement imaginative,où les possibilités sont infinies. Chaque jour, de nou-veaux signes, de nouvelles combinaisons apparaissent :des particularités régionales, des expressions argo-tiques… Et puis, chaque sourd a une façon de signerqui n’appartient qu’à lui, un style qui lui est propre,de même que chez les entendants, chacun aura sontimbre de voix, ses intonations, ses tics de langage, unvocabulaire plus ou moins étendu… Mais on ne signe-ra pas de la même manière selon les circonstances :plus large si on s’adresse à une foule, plus petit pourchuchoter, en coin pour faire un aparté. On peut si-gner pour ne rien dire, baratiner, bluffer, faire des lap-sus manuels ou pratiquer la langue de bois…

� Mais comme le dit Jean-Claude dans le film, ce n’estpas une langue universelle.

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N. P. : Non, d’un pays à l’autre le vocabulaire est trèsdifférent, et pourtant des sourds italiens, guatémal-tèques ou thaïlandais vont pouvoir échanger rapide-ment, parce que leurs langues ont sensiblement lamême syntaxe… C’est dommage, il faudrait que jevous donne des exemples, mais on ne pourra pas lestranscrire par écrit.

� On rit souvent, certains ont beaucoup d’humour.N. P. : Il n’était pas question de laisser le moindre es-pace au misérabilisme ou à la pitié. Il fallait rompreavec tout ça. Si vous allez dans une assemblée desourds, dans un banquet, vous serez frappé par lagaieté de l’ambiance. A table, les conversations secroisent, les mains virevoltent dans tous les sens, c’estun véritable ballet ! Ils se racontent des histoires àn’en plus finir, des histoires dont la drôlerie reposesur l’acuité visuelle, le talent d’imitation, la virtuosi-té souvent époustouflante de certains. La culturesourde, puisque j’ai évoqué ce mot, repose pourbeaucoup sur cet art du récit pétri d’humour et cettecapacité à suggérer mille détails en un clin d’œil.Dans le film, parmi les sourds qui s’adressent direc-tement à nous, presque tous évoquent des momentsdouloureux : je pense à Pascal, qui raconte à quelpoint c’était agressif pour lui de devoir porter des ap-pareils ; à Jeanine, que ses propres parents prenaientpour une débile et voulaient mettre dans une institu-tion ; à Claire et ses angoisses enfantines : n’ayant ja-mais rencontré de sourd adulte, elle se figurait quetous les sourds mouraient jeunes… Pour autant, cha-cun évoque ses malheurs avec tellement de dignité etd’humour qu’on ne se sent jamais mal à l’aise. Et puisil y a Jean-Claude, sa malice, les récits de son enfan-ce, quand il allait au cinéma… On est devant ungrand acteur burlesque.

� Par contraste, on voit comme c’est dur pour un enfantsourd d’apprendre à parler et à lire.N. P. : Pour quelqu’un qui naît sourd, ou qui le de-

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vient dans les premiers mois de sa vie, avant l’acqui-sition du langage, l’apprentissage de la parole prendde longues années, et c’est un chemin de croix. Com-ment maîtriser sa voix quand on n’a jamais entendu ?

� Et pour lire ?N. P. : Le problème reste entier. Pour apprendre à li-re nous nous servons autant de nos oreilles que denos yeux. Nous associons des lettres, des syllabes oudes mots à des sons : B et A font BA… Mais pour quin’entend pas, c’est infiniment plus difficile et abstrait.Dans leur grande majorité, malgré leur passage àl’école, les sourds adultes lisent peu, et à force, beau-coup d’entre eux deviennent pratiquement illettrés.En découvrant le film, ils ont souvent manifesté unsentiment d’effroi en voyant ces scènes d’école, par-ce qu’elles rappelaient de mauvais souvenirs à la plu-part d’entre eux. Mais si le film cherche à réhabiliterla langue des signes, il ne condamne pas pour autantl’oralisme. Un sourd qui parvient à parler oralementsera mieux intégré, son quotidien sera plus facile.Conclusion : vive le bilinguisme ! Pendant des siècles,les défenseurs de l’oralisme et les partisans de lalangue des signes se sont farouchement opposés. Au-jourd’hui, ces clivages se sont un peu estompés, dumoins sur un plan théorique, parce que dans les faits,c’est très différent. La langue des signes est encorecomplètement exclue du système éducatif européen.

� Dans le film, Jean-Claude a un statut particulier, c’estun peu ton porte-parole.N. P. : Pendant la préparation, on discutait beaucoupensemble, il nous donnait des petits conseils, nousrecommandait à des gens, facilitait les contacts. Ilétait attentif, très patient, il faisait toujours bien at-tention à ne pas signer trop vite pour qu’on puisse lecomprendre. Son propre parcours est sidérant. Aprèsdes années à l’usine, des années marquées par la hon-te d’être sourd, il s’est mis à relever la tête et il est de-venu professeur… Dans le film, c’est notre guide : il

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conversation vivante et spontanée, les différents in-terlocuteurs ne cessent de s’interrompre. Ils se cou-pent, se chevauchent constamment, sans que vouspuissiez l’anticiper. Vous ne serez donc jamais assezrapide pour passer de l’un à l’autre ! Bien sûr, vouspourrez toujours filmer cette discussion à trois camé-ras, ou simplement élargir le cadre de façon à inscri-re dans le même plan tous les protagonistes. Dans lepremier cas, non seulement votre budget sera viteanéanti, mais il y a de grandes chances que la conver-sation n’ait plus grand chose de naturel. Et dans ladeuxième hypothèse, comment ferez-vous pour sous-titrer ? Un échange spontané entre des sourds va gé-néralement si vite que le temps de lecture est quasi-ment impossible à respecter…

� Comment as-tu affronté ces contraintes ?N. P. : J’ai dû renoncer à filmer certaines situations,notamment des conversations à plusieurs. Il y en aquelques-unes dans le film, mais elles ne durent pastrès longtemps. J’ai privilégié les interventions et lesrécits face caméra, qui posaient moins de problèmes.

� Est-ce que tu as travaillé la bande son d’une manièrespécifique ?N. P. : Dans un premier réflexe, l’idée de faire un filmmuet m’a un peu effleuré, mais je l’ai très vite écartée.Vouloir faire partager aux spectateurs l’univers sen-soriel des sourds était complètement illusoire, parceque nous ne pouvons pas un seul instant oubliernotre condition d’entendants. Si on fait l’expériencede se boucher les oreilles, on ne devient pas sourdspour autant, puisque notre mémoire auditive nousconditionne depuis notre naissance. C’était donc unefausse piste. Il fallait finalement que le film soit so-nore pour qu’on entende leur mutisme, mais aussipour qu’on entende les voix des parlants parmi les-quels ils évoluent. Par ailleurs, l’univers auditif dessourds, même chez les sourds profonds, ce n’est pasdu silence pur. Il y a toujours des restes, des bruits

nous entraîne dans un monde inconnu, mais il aquelque chose de profondément rassurant, il crée despasserelles.

� Tu as dit tout à l’heure que le film t’avait obligé àtravailler la matière du cinéma. Tu peux expliquer ?N. P. : C’est curieux, avant de faire le film, je pensaisque c’est la question du son qui occuperait le terrain.Mais les sourds sont étrangers au monde des sons, ilsappréhendent le monde essentiellement avec leursyeux, et pour communiquer avec eux, nous n’avonspas besoin de nos oreilles. Cette primauté du regard– de l’image sur le son – conditionne à chaque ins-tant le filmage lui-même. La langue des signes, languespatiale, visuelle par excellence, impose une manièrespécifique de cadrer… Mettons que vous vouliez fil-mez un sourd en train de vous raconter une histoire.Ca n’est pas forcément compliqué ! Mais il faut toutde suite comprendre que l’espace du signeur va s’im-poser à vous. Vous ne pourrez faire de gros plans nisur son visage ni sur ses mains, parce qu’il faut im-pérativement déchiffrer l’ensemble : dans la languedes signes, les expressions du visage, combinées auxmouvements des mains et à la position du buste, ontune fonction grammaticale essentielle. Jusque-là,c’est assez simple. Pour être sûr de ne laisser échap-per aucun signe, vous déciderez de cadrer en planaméricain, et le tour sera joué.

Mais imaginez maintenant que vous vouliez filmertrois sourds qui discutent à la terrasse d’un café. Acette contrainte de cadrage s’en ajoute aussitôt uneautre, liée au découpage. S’il s’agissait de trois en-tendants vous pourriez passer de l’un à l’autre, fairedes champs-contrechamps, cadrer indifféremmentcelui qui parle ou ceux qui écoutent, faire des plansde coupe sur le barman ou sur la table à côté…puisque le son opère à 360 degrés ! Mais dans le casde trois sourds, c’est impossible. Vous êtes obligé decadrer en continu celui qui signe, sous peine deperdre le sens. Et comme chacun sait, dans une

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Un animal, des animaux. Parce que mes projets nenaissent pas de façon abstraite, dans un face à faceavec mon ordinateur. Pour démarrer quelque chosej’ai besoin de traîner, de rencontrer des gens, dem’ennuyer… Si je cours après LA bonne idée, c’estfoutu. Il faut laisser les choses mûrir sans trop s’enpréoccuper.

� Comment est né Un animal, des animaux ?N. P. : En l’occurrence, pour ce film, c’est tout lecontraire de ce que je viens de dire ! Un jour, RenéAllio m’a emmené visiter le chantier de la Galerie dezoologie du Muséum et au bout de dix minutes, j’étaisemballé. Pourtant, je me souviens qu’après La VilleLouvre, plusieurs musées m’avaient contacté et j’avaisrefusé : pourquoi refaire ce qu’on a déjà fait ? Or là,curieusement, j’ai retourné l’argument. J’ai pensé querevenir dans un musée, lui aussi en travaux, me pous-serait à inventer autre chose.

� Et La Moindre des choses ?N. P. : Des copains, dont plusieurs anciens soignantsà la clinique de La Borde, n’arrêtaient pas de me di-re : « Tu devrais aller à La Borde ! Tu devrais aller àLa Borde ! » Mais je ne voulais pas. Qu’est-ce que jeserais allé faire dans cette galère ? Les mois passaient,ils insistaient… alors j’ai fini par aller voir. On avaitprévenu Jean Oury le directeur, de ma visite. Il m’adit : « Si j’ai bien compris, vous voulez faire un filmici ? ». Je lui ai dit que non, que j’en savais rien, queje ne faisais que passer… Il a commencé à me parlerde La Borde, mais je l’ai très vite arrêté : je ne voulaisrien savoir, j’avais peur qu’il me mette sur des rails.On est partis se balader tous les deux. Il avait beau-coup plu. J’avais des petites chaussures de ville, jesautais entre les flaques. On est allés voir les cochons,au bout du parc, dans leur enclos. On a parlé de toutet de rien, on était un peu gênés tous les deux. A lafin, au moment où j’allais partir, il m’a dit : « Vousverrez bien, pour le film… mais dites-vous bien qu’ici,

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diffus, lointains, comme de vagues rumeurs. J’ai es-sayé un jour, au montage, de trafiquer la bande sonpour obtenir ce genre d’effet, mais ça ne marchaitpas, c’était presque impudique, et ça prenait telle-ment de place que ça produisait le contraire de ce queje cherchais : au lieu de fixer l’attention des specta-teurs sur les personnages, ça les en éloignait… Il fal-lait donc éviter tout artifice, toute bizarrerie sonorequi aurait détourné l’attention portée aux signes, auvisuel. En quelque sorte, le meilleur moyen de main-tenir les spectateurs dans l’univers des sourds consis-tait à les rendre eux-mêmes sourds à la question duson.

� Comment ont réagi les sourds en voyant le film ?N. P. : La plupart des sourds qui l’ont vu se sont re-connus dans les personnages. Ils ont tous vécu dessituations semblables. Ils étaient heureux qu’on par-le d’eux, fiers de voir un film dans leur langue, quirestituait leur dignité. J’ai beaucoup accompagné lefilm, Jean-Claude Poulain et Valéry aussi. Les sallesétaient souvent très mélangées, les débats duraientlongtemps… Il n’y a pas plus bavards que les sourds.Certains m’ont dit avoir osé, pour la première fois,« signer » en public, devant tout le monde. Jusqu’ici,la culpabilité les en empêchait. A la même période,Emmanuelle Laborit triomphait au théâtre dans LesEnfants du silence, il y a eu un effet boule de neige.

� Pourquoi éprouves-tu le besoin d’accompagner tesfilms ?N. P. : L’autre jour, il y avait une avant-premièred’Etre et avoir. Une petite fille de 10 ans a demandé lemicro et elle a dit : « Monsieur, comment va Natha-lie ? ». Nathalie, elle est dans le film et vers la fin, onla voit fondre en larmes. Alors voilà, c’est d’abordpour ça ! Mais parfois, c’est aussi l’occasion de re-bondir sur un nouveau projet. L’origine d’Etre et avoirn’est pas étrangère à la tournée que j’ai faite quelquesmois plus tôt dans des écoles du Gers pour présenter

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grande lucidité. Les paroles de Michel sont des ca-deaux extraordinaires… Ce qu’il dit fait voler enéclats le cliché selon lequel les fous sont dans l’inco-hérence verbale. Ce n’est pas systématique. Il y a dureste beaucoup de gens qui confondent la folie avecle handicap mental, alors que ça n’a rien à voir. Lesfous – j’emploie ce mot, oui, ça peut choquer, maisc’est comme ça que les pensionnaires de La Borde sedésignent –, les fous sont souvent des gens très intel-ligents, d’une sensibilité à fleur de peau. On a mêmeparfois l’impression que l’extrême lucidité qui est laleur n’est pas étrangère au fait qu’ils soient passés del’autre côté. Mais pour en revenir au théâtre, je peuxdire que c’est à la fois le sujet apparent du film et unprétexte. D’ailleurs, à La Borde, ça n’est pas non plusune fin en soi, c’est une occasion parmi d’autres defaire des choses ensemble, il n’y pas derrière tout çade grandes théories du genre « art-thérapie ».

Mais il faudrait parler de la notion de soin tellequ’elle est conçue à La Borde, et reparler de l’invi-sible, parce que c’est la même chose. Il y a bien sûr lesmédicaments, la chimie, mais ça fait partie d’un en-semble beaucoup plus complexe. Si des gens font duthéâtre c’est d’abord parce qu’ils en ont envie, maisce n’est peut-être pas plus important que d’aller ra-masser des mûres. Dans tous les cas, il s’agit d’in-venter des objets qui permettent de créer du lien.Soigner, c’est faire en sorte que chacun puisse jouerun rôle – petit ou grand, qu’importe ! – au sein de lacollectivité, en préservant la singularité de chacun.Les différentes activités, même les plus quotidiennes,jouent un rôle essentiel. Le ménage, la préparationdes repas, le repassage, la comptabilité ou le standardtéléphonique sont autant d’occasions offertes auxpensionnaires de garder un lien avec le réel, alorsqu’ils en sont bien souvent déconnectés. Ceci étant,le théâtre constitue tout de même une aventure unpeu exceptionnelle : le fait de devoir répéter tous lesjours pendant deux mois, d’entrer dans la peau d’unpersonnage, d’apprendre son texte, de jouer avec

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y’a rien à voir ! ». Et il a ajouté : « Alors, si un jourvous voulez filmer l’invisible, vous serez le bienve-nu ». Je suis rentré à Paris avec cette phrase…

� A quel moment as-tu décidé de le faire ? Quel a été ledéclic ?N. P. : Dans les mois qui ont suivi, j’y suis retournétrois ou quatre fois, sans trop savoir. L’idée me tra-vaillait, mais je ne savais pas par quel bout la prendre.J’avais un tas de scrupules. L’idée de me confronterà l’univers psychiatrique me faisait peur, et je nevoyais pas comment éviter d’être intrusif. Les gensqui viennent là sont dans la souffrance, on se ditqu’ils sont là pour qu’on leur fiche la paix, bref jevoyais mal ce qui pouvait légitimer la présence d’unecaméra dans un endroit pareil. Mais peu à peu, à me-sure que je faisait état de mes réserves, des soignantset des pensionnaires se sont mis à m’encourager. Ilne fallait pas croire, sous prétexte qu’ils étaient fous,qu’ils allaient forcément se laisser instrumentaliserpar la caméra. Ils seraient là pour me guider… Ducoup ils m’ont aidé à surmonter mes scrupules et peuà peu, les craintes que j’avais se sont transformées endésir de les affronter. Mais le vrai déclic, je l’ai euquand j’ai appris qu’ils allaient préparer une pièce dethéâtre, comme chaque été. Puisque certains étaientprêts à s’exposer au regard des autres, une camérapouvait peut-être se glisser là…

� Le théâtre c’est un peu la colonne vertébrale du film,mais tu montres aussi des situations plus quotidiennes, etil y a aussi des interviews…N. P. : Ce ne sont pas des interviews, mais plutôt despetites conversations improvisées. Je n’arrive pas avecune liste de questions préparées à l’avance… Sur lemoment, je n’ai pas la moindre idée de la tournureque ça va prendre, je ne sais même pas de quoi on vaparler. J’ai simplement en tête que si je filme une pe-tite conversation, ça va nous rapprocher un peu…Mais voilà, ils ont dit des choses magnifiques, d’une

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de l’être le lendemain. Avec certains, c’était plus com-pliqué encore, parce que c’était impossible d’avoirune conversation cohérente avec eux. L’exemple deClaude est significatif. Claude, c’est cet homme à quion taille la barbe dans une scène du film, et qui don-ne toujours l’impression d’être à 10.000 kilomètres…Je passais souvent le voir. J’avais envie de le filmer,mais je ne savais pas comment m’y prendre, commentle lui demander. Et voilà qu’un jour il a traversé toutle parc, il est venu droit vers moi, il a collé son nezdevant la caméra et il m’a dit : « Ta pellicule, c’est dela Kodak ? »Ça peut paraître simpliste, mais j’ai pris ça commeune sorte de feu vert, d’autorisation implicite. Onétait là depuis déjà six semaines, je commençais à leconnaître un peu… J’avais remarqué que quand unechose lui déplaisait, il se mettait dans des colères paspossibles. Alors je me suis dit que je pouvais essayerde le filmer, sachant que si ça ne lui plaisait pas, il memettrait peut-être son poing dans la figure, ou en touscas, il me le ferait savoir tout de suite.

Le film s’est donc tourné centimètre par centi-mètre, en fonction des forces en présence, de la dis-ponibilité, de l’état de chacun. On arrivait le matinvers 8 heures, 8 heures et demi, on faisait un tour,on passait dire bonjour à la cuisine, au réfectoire, augrand salon, un peu partout… On allait voir untel, onprenait un café avec lui et pas à pas, on essayait deconstruire quelque chose. Rien n’était joué d’avance.C’était comme un château de sable. Chaque jour ilfallait repartir à zéro, faire avec ce que tel ou tel seraitprêt à nous donner. Quand je filmais une réunion, jedélimitais un angle mort, un hors-champ, de sorteque ceux qui ne voulaient pas être vus puissent y as-sister quand même.

Au début, je ne voulais pas l’admettre, mais j’aicompris que le film avait lui aussi une fonction soi-gnante. Dans une réunion, un psychiatre m’avait dit :« Alors, comment marche l’atelier cinéma ? ». Et moi,un peu vexé : « On fait un film, pas un atelier ! ». Lui :

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d’autres constitue un défi, chacun étant appelé à quit-ter son îlot de solitude… Filmer l’invisible, qu’est-ceque ça veut dire ? Ça nous ramène à la question du« sujet ». Construire quelque chose avec ceux que l’onfilme pulvérise la notion de sujet.

� Qu’est-ce que tu leur as dit en arrivant ? Comment as-tu présenté le projet ?N. P. : Les premiers jours, il n’était pas question detourner. On a pris le temps de rencontrer les gens,d’être là, tout simplement. Mais ce n’est pas si évi-dent. La souffrance de certains vous saute à la figure.Et puis il faut être à la hauteur, parce que j’aimemieux vous dire que les fous placent la barre trèshaut ! Bien sûr nous avons commencé à évoquer nosméthodes de travail, le fait que le film sortirait sur lesécrans… mais quant à parler du projet lui-même, çan’allait pas de soi. C’est difficile de parler d’un projetquand on ne sait pas quel chemin il va prendre.J’étais dans l’attente de quelque chose, sans bien sa-voir quoi. Tout était à faire ! Il n’y avait pas de scéna-rio, pas même de canevas… mais au moins, je l’ai dit !

� Comment ont-ils accepté d’être filmés ?N. P. : Il fallait évidemment que chacun se sentelibre : si certains ne voulaient pas être filmés, ça leurappartenait, nous n’irions pas leur demander d’ex-plications. A partir de là, il ne faut pas croire que les« labordiens », comme on dit, se sont divisés en deuxcamps : d’un côté ceux qui acceptaient d’être filmés etde l’autre, ceux qui ne voulaient pas. Dans les pre-miers jours, seules deux ou trois personnes – sur 200– ont clairement affirmé qu’elles ne voulaient pasl’être, mais pour les autres nous ne savions pas trop.Beaucoup de gens attendaient de voir…

En réalité, c’est resté flottant jusqu’au bout, parceque la plupart des gens se prononçaient dans l’ins-tant, selon la situation, leur forme du moment. C’étaittrès variable, souvent imprévisible : quelqu’un pou-vait très bien accepter d’être filmé tel jour, et refuser

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besoin de reprendre la classe en main, après unelongue présence de notre part. A La Borde, c’est ar-rivé encore plus souvent. On marchait sur des œufs.Sans même qu’on le sache, la caméra pouvait ali-menter un sentiment de persécution chez un patient.

� Comment est-ce que tu appréhendes la question desautorisations ?N. P. : Si vous filmez des enfants, vous aurez besoinde l’autorisation des parents. Pour Etre et avoir c’étaitnécessaire, l’administration l’exigeait. Mais en dehorsde ça, je ne suis pas sûr que ça serve à grand chose :si quelqu’un considère que vous l’avez trahi, autori-sation écrite ou non, il pourra de toutes façons se re-tourner contre vous. La preuve : Patrons/télévision. Cequi compte, c’est d’être à la hauteur de ce qu’on vousconfie. Vous avez une responsabilité. Les gens quevous filmez vous donnent des petits bouts d’eux-mêmes, et tout repose sur ce que vous en faîtes. Unefois monté, le film leur restitue une part de ce qu’ilsvous ont confié, mais cette fois c’est pris dans un en-semble, dans une construction sur laquelle ils n’ontpas eu leur mot à dire.

� Filmer, monter, c’est manipuler des images et dessons. Jusqu’où peut-on aller ?N. P. : La question des limites qu’on se donne varieselon chaque cinéaste, et pour chaque cinéaste, selonle contexte. Chaque film a sa propre histoire… Di-sons que ce qui importe pour moi, une fois le film ter-miné, c’est de pouvoir continuer à regarder en faceles gens que j’ai filmés, en assumant pleinement lasubjectivité de mes choix, du montage. Ce qu’on ditau début est très important. Pour Etre et avoir, quandj’ai rencontré pour la première fois les parents, j’aiexpliqué très clairement que leurs enfants ne seraientpas montrés dans les situations les plus faciles, lesplus gratifiantes. Mais j’ai aussi anticipé sur le mon-tage, pour dire qu’ils n’apparaîtraient sûrement pas àpart égale. C’est le minimum qu’on puisse faire, mais

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« Appelle ça comme tu veux, mais vous aussi, vousêtes des soignants… ». Dans l’après-coup, j’ai fini parcomprendre. A partir du moment où nous étions là,nous étions investis, pris à notre tour dans le champdu désir de l’autre. A notre insu, sans que nous puis-sions le maîtriser.

� Dans Etre et avoir les enfants sont très à l’aise avecla caméra. On a l’impression qu’ils oublient assez vite laprésence de l’équipe…N. P. : Je ne suis pas sûr qu’ils nous aient oubliés. Lespetits, parfois, peut-être, mais les grands beaucoupmoins. Evidemment, nous étions discrets pour ne pasfreiner le déroulement des choses, mais la questionn’était pas de se faire oublier… Chercher à se faireoublier, ça laisse entendre qu’on filme des gens à leurinsu, un peu en douce, ou qu’on essaie de les piéger.Ce qui compte, c’est de se faire accepter, c’est pas pa-reil. Mais pour qu’il puisse y avoir de la confiance, ilfaut faire comprendre qu’on est pas là pour filmertout et n’importe quoi. Il y a des enfants que j’ai as-sez peu filmés, tout simplement parce que la camérales intimidait. Il faut essayer de sentir les choses. Avecune caméra, on a un pouvoir énorme, surtout sur desenfants. Le tout, c’est de ne pas en abuser. Dans laclasse, un enfant n’osera jamais dire qu’il ne veut pasêtre filmé, mais il vous le fera comprendre par ses re-gards, son attitude. Si on est vigilant, on peut le de-viner. Mais ça suppose une attention particulière àchacun. On n’y arrive pas toujours. Dans le feu del’action, on se laisse parfois emporter. C’est fragile. Al’école, parce qu’il y a les copains, un enfant peut vi-te se sentir humilié quand il se trompe ou quand ilne sait pas.

� Est-ce qu’il y a des moments où tu t’es senti « en trop ?N. P. : Il m’est parfois arrivé de poser la caméra ou derenoncer à filmer une situation si je voyais qu’onn’avait pas à être là. Ou de m’éclipser, d’aller dans lapièce à côté parce qu’on sentait que le maître avait

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der la scène, mais au montage, avec le recul, je mesuis reposé la question, et au bout du compte je l’aigardée. Pour la conversation entre Nathalie et lemaître, j’ai eu les mêmes hésitations, mais je l’ai gar-dée aussi. J’ai pensé que le moment venu, quand ilsdécouvriraient le film, l’un et l’autre seraient assezforts pour affronter ces images.

� Dans tous tes films, il est question d’accomplir quelquechose, un travail. Tes personnages sont confrontés à desdéfis qu’il s’agit de relever : au Louvre, à La Borde avecla pièce de théâtre, à l’école dans Etre et avoir…N. P. : Cette inscription du travail a d’abord une di-mension narrative : quelque chose va progresser, évo-luer, se transformer au cours du film. Les person-nages doivent résoudre des difficultés, surmonter desépreuves, et c’est ce qui nous lie à eux : on a enviequ’ils s’en sortent. Dans certains cas, ce n’estd’ailleurs pas tant le résultat qui compte que le che-min à parcourir. Pour La Moindre des choses, j’ai sur-tout montré les répétitions théâtrales, très peu la re-présentation. Parfois, ce ne sont que des toutespetites choses, qui peuvent nous paraître anodines.Un enfant qui apprend à lire, quoi de plus banal ?Mais pour celui qui le fait, ça ne l’est pas. Certainesactions quotidiennes réclament parfois une formed’héroïsme. Pour certains pensionnaires de La Borde,le seul fait de devoir traverser le parc pour aller sur lelieu des répétitions leur demandait beaucoup de cou-rage : il fallait se lever, lutter contre la fatigue, les neu-roleptiques… Cette dimension du travail, c’est aussice qui donne leur dignité aux personnages, c’est cequi les grandit, parce qu’ils doivent donner lemeilleur d’eux-mêmes.

� On sent que La Moindre des choses est uneexpérience qui t’a beaucoup marqué…N. P. : D’abord, le fait de côtoyer tous les jours desêtres habités par la folie et des personnes qui essaientde la soigner n’est pas sans produire de l’effet. C’est

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ça évite les malentendus, les mauvaises surprises. Apartir de là, chacun était en droit d’accepter ou non.Il aurait suffi qu’un seul parent soit réticent pour queje change d’école. Je ne veux pas avoir à forcer lesportes.

� Tu ne montres jamais les rushes ?N. P. : Non. D’abord parce qu’en film, en super 16,c’est rarement possible : on ne peut pas trimballer unprojecteur sur place. Et puis ce n’est pas souhaitable.A partir des rushes, chacun va s’imaginer des tas dechoses qui n’auront rien à voir avec le résultat. Parcontre il m’arrive de montrer le montage en cours.Un peu avant le mixage de La Moindre des choses, Ou-ry et quelques soignants de La Borde sont venus voirle film à ma demande. J’avais besoin de vérifier au-près d’eux qu’il n’y avait rien, dans les images, quipuisse se retourner contre quelqu’un, ne serait-cequ’à mon insu. Après tout, je ne connaissais rien del’histoire personnelle des uns et des autres ! Pour Etreet avoir j’ai fait un peu pareil. J’ai invité l’instituteurà voir le montage en cours de route. Il y a des scènesintimes avec Olivier, Nathalie, sur lesquelles j’hési-tais, et je voulais prendre son avis.

� Justement, quand tu filmes la discussion entre Olivieret l’instituteur, qu’il parlent de la maladie du père,qu’est-ce que tu éprouves ?N. P. : Quand nous avons commencé, je ne me sentaispas en trop, tout simplement parce que je ne savaispas – eux non plus – de quoi il serait question. Au dé-but, ils évoquent le travail : le maître encourage Oli-vier, lui dit de s’accrocher jusqu’à la fin de l’année s’ilne veut pas redoubler. Et puis ça vient comme ça, lemaître prend des nouvelles du père, et Olivier fonden larmes… Moi, derrière la caméra, j’en mène paslarge, j’hésite, mais planqué derrière l’œilleton, je meforce à continuer quand même. A la fin, je ne suis passpécialement fier, on est tous un peu gênés, ça pèselourd. Dans un premier réflexe, j’ai pensé ne pas gar-

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bout, j’ai réfléchi à ce que serait la première scène etje l’ai montée. Puis j’ai monté ce qui me semblait de-voir être la deuxième… et ainsi de suite jusqu’au bout.J’ai trouvé la chronologie du film pas à pas, une scè-ne après l’autre, et je ne suis jamais revenu dessus.

La plus grosse partie du matériau est donc restéesur les étagères. Je n’ai sorti des boîtes, en tout etpour tout, que 4 ou 5 heures de rushes. L’ensembledu montage, visionnage inclus, a pris cinq mois et de-mi. La scène du Club, où Sophie fait le portrait deGinette, m’a demandé à elle seule un mois de travail.Idem pour le spectacle, à la fin. Je l’avais filmépresque en continu. A lui seul, il représentait deuxheures de rushes, et dans le film, il dure 5 minutes.C’était très compliqué. Il ne fallait pas donner auspectateur l’impression qu’il regardait des extraits,comme quand on voit un reportage dans la page spec-tacle, à la fin du journal télévisé. Il fallait donc à lafois considérablement le condenser et trouver unevraie cohérence, pour lui donner l’apparence d’untout. Deux mois pour ces deux scènes, ça veut direque le reste du film, je l’ai monté assez vite, sans com-plaisance. Il n’y a que deux scènes que j’ai montées etqui ne sont pas dans le film.

� Est-ce qu’il y a des séquences qui se révèlent aumontage, dont tu n’avais pas vu l’intérêt avant ?N. P. : Oui, tout ce qui concerne Hervé. Quand je lefilmais j’avais l’impression qu’il jouait à cache-cacheavec moi. Dès que je tournais quelque part il pointaitle bout de son nez, l’air de dire « Essaie un peu dem’attraper », et je marchais à tous les coups. Je com-mençais à le filmer mais hop… il disparaissait. Com-paré à d’autres, c’est quelqu’un que j’ai relativementpeu filmé. Mais en visionnant les rushes que je mesuis rendu compte qu’il y avait quelque chose de trèsfort dans cette présence-absence, et j’ai mis dans lefilm presque tout ce que j’avais de lui. C’est d’ailleurslui qui est sur l’affiche. Quand il a vu le film, je luidemandé ce que ça lui avait fait de se voir sur l’écran.

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d’ailleurs ce qui me fait dire qu’il y a eu rencontre.Et puis, dans la façon de soigner, dans l’attention auxpetits riens, dans la réflexion sur l’institution elle-mê-me, j’ai découvert un courant de pensée dont je mesuis senti assez proche, dont l’éthique résonnait avecma démarche. Un certain traitement du rythme et dutemps, aussi bien dans le travail de soin que dans lecinéma qui est le mien. Dans la « psychothérapie ins-titutionnelle » – c’est comme ça que se nomme lemouvement dont participe La Borde – il s’agit, com-me dit Oury, de travailler la « sous-jacence », ou le« terreau »… C’est l’idée qu’il faut forger les condi-tions et les outils pour que puisse émerger du désir,pour qu’un évènement, une rencontre puisse avoirlieu… Rien ne paraît plus simple, et pourtant rienn’est plus compliqué. Oury dit aussi : « programmerle hasard ». Je ne fais peut-être pas autre chose. Ensomme, La Borde m’a offert en miroir des conceptspour penser et parler de mon propre travail.

� Tu as monté le film toi-même. Qu’est-ce qui t’a pousséà ça ?N. P. : J’avais tout de même une assistante, qui classaitles chutes, les rangeait. Mais elle n’était pas dans lamême salle. Je voulais être seul devant les images.C’est quelque chose que je n’arrivais pas à partager. Jevoulais pouvoir suivre mes propres intuitions sansavoir à les justifier. J’étais installé dans le garage desFilms d’ici, et Catherine Roux, qui travaillait à l’étageau-dessus, passait presque chaque jour voir ce quej’avais fait. Ses réactions m’aidaient beaucoup. Serge,lui, préférait venir de façon plus espacée. Il ne voulaitpas que son regard s’émousse trop vite.

J’ai monté le film d’une façon assez curieuse. D’ha-bitude on passe pas mal de temps à chercher laconstruction, on inverse des séquences, des blocs en-tiers… mais là, ça ne s’est pas passé comme ça. J’aicommencé par tout visionner deux fois, 50 heures derushes, en décrivant chaque séquence dans un cahier.Ça m’a bien pris cinq ou six semaines… Une fois au

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« L’homme est le destin de l’homme »

par Ezio Alberione

Donc votre apprentissage doit commencer parmiLes hommes vivants. Que votre première écoleSoit votre lieu de travail, votre maison, votre quartier.Et la rue, le métro et les boutiques. Là, observezChacun : l’étranger comme s’il vous était connu, maisCeux que vous connaissez comme s’ils vous étaient étrangers.[ …]Pour observer,Il faut apprendre à comparer, pour comparer,Il faut déjà avoir observé. L’observationDonne un savoir, mais un certain savoir est nécessaireA l’observation. Ensuite :Observe mal qui de ses observationsNe sait que faire. Le regard que jetteL’arboriculteur sur ses pommes est autrementperçant que celui du promeneur,Et nul n’a de l’humain une vision précise s’il ignore queL’homme est le destin de l’homme.(Bertold Brecht) 1/

Il y a des cinéastes qui sentent le monde avantmême de le regarder.

Qui le révèlent plus qu’ils ne le montrent.Qui le mettent en lumière plus qu’ils ne le met-

tent en scène.

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Il a haussé les épaules et il a dit : « Pfff… je m’étaisdéjà vu dans la glace ! » L’air de dire mon pauvre, jet’ai pas attendu.

� Le montage suit un rythme dans ta tête ?N. P. : Le plaisir du montage, c’est le travail sur lesrythmes, le fait d’étirer une séquence comme on tendun élastique, le tempo. C’est très musical. Au monta-ge quand on vous dit : « Cette scène un peu longue »,il faut faire attention. Manifestement il y a un problè-me, mais ce n’est peut-être pas la scène en questionqu’il faut incriminer. Le sentiment de longueur seressent à cet endroit là, mais le problème est parfoisen amont, dans ce qui précède. Ou bien c’est peut-être qu’elle est trop courte. Elle n’a pas trouvé sa du-rée. On la trouve trop longue parce qu’elle est atro-phiée. Dans Etre et avoir c’est exactement ce qui s’estpassé pour la multiplication, chez Julien. A un cer-tain moment, à force de la raccourcir, elle avait per-du toute sa force.* Propos recueillis à Paris, les 25, 26et 27 juillet 2002 par Luciano Barisone,Carlo Chatrian et Noella Castaman.Relus et corrigés par l’auteur en novembre 2002.

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employé la catégorie de « documentaire mytholo-gique ». Formulations que l’on peut fort bien appli-quer à Philibert qui, de film en film, n’a cessé de pré-ciser son intention de décrire la réalité, construisantdes récits d’une puissance et d’une profondeur re-marquables pour illustrer la relation problématiqueet toujours surprenante de l’homme avec le monde,avec ses semblables, avec l’histoire. Un parcours ac-compli par le cinéaste en partant chaque fois ducorps concret, de la confrontation avec la nature, del’exploration des limites et des ressources des sens,pour transformer ces thèmes en question philoso-phique, en problème culturel, en interrogation dusens.

Le temps du mythe (comme une cosmogonie)L’introduction idéale au cinéma de Philibert nousest offerte par l’œuvre de ses débuts, La Voix de sonmaître (1978) co-réalisée avec Gérard Mordillat. Cet-te enquête sur les capitaines d’industrie français a unprologue révélateur qui interroge l’efficacité et laprécision mêmes du titre choisi – inspirant une ava-lanche de suggestions de titres, véritable catalogued’hypothétiques sous-genres de ce documentaire :Les patrons (genre classique), Oui, boss (genre voyou),Le nouvel animal politique (genre intellectuel) Lesconquérants du possible (genre fantasy-action), Les ga-gneurs (genre péplum). C’est comme si se posait d’en-trée de jeu le problème de la faible capacité du lan-gage à définir et à décrire précisément ce dont onveut parler. Et, à bien y regarder, tout le cinéma ul-térieur de Philibert est précisément une tentative(réussie) de trouver le juste langage pour raconter lemonde, ou plus exactement le fragment du mondequi fait l’objet de la recherche du cinéaste. Mais cepremier film contient déjà en germe les traitssaillants des œuvres ultérieures. Notre simple énu-mération de titres laisse entrevoir ses futurs thèmesde prédilection : la voix (l’écoute la parole), le maître(dans l’acception de la figure-guide), la conquête (à

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Qui ne se contentent pas de ressaisir la vie, maiss’efforcent de redonner vie à ce qu’ils voient.

De la sorte, quand ils semblent simplement docu-menter un fait, ils font en fait surgir la réalité, trans-formant ce qui est, ce qui se borne à exister, en un êtrelà qui pose une relation, qui prend une significationprofonde : une réalité qui interroge le regard au lieude se borner à l’occuper, un événement qui devientavènement, un cas isolé qui se transforme en destin.

La disposition créative de ces cinéastes consistedonc en une authentique invention du réel (du latininvenire, trouver) qui possède l’attribut divin de lacréation, parce qu’elle partage cette dispositionamoureuse originelle qui fonde la nécessité créative.

Le « créateur » de l’enfant-machine d’IntelligenceArtificielle de Spielberg, parle d’amour lui aussiquand il dit : « Dieu n’a-t-il pas créé Adam pour qu’ill’aime ? », mais il s’agit ici de la posture égoïste dumaking, de l’idéation et de la construction d’une cho-se dont on a besoin, qu’il s’agisse d’existences, depersonnages ou d’aventures. Bien différente est laposture de Nicolas Philibert, qui s’efforce, lui, deprendre en charge la vie, la mémoire, l’expérience.

Il ne s’agit pas ici de tracer une division netteentre l’horizon moral de la fiction et celui du docu-mentaire, mais bien une ligne de démarcation entrecelui qui agit pour soi dans le sens du narcissismereproductif, de l’innovation stérile, de la mise enœuvre désordonnée, de la simple accumulation, etcelui qui s’avance vers un autre que soi dans une dé-marche cognitive, réparatrice, valorisante, et en dé-finitive réellement créative.

Pour se garder de toute distinction simpliste etmanichéenne, il est bon de rappeler que KrysztofKieslowski, partant de la définition de Flaherty de lacaméra comme « instrument de création » a soutenula nécessité de « créer une langue nouvelle, issued’une description de la réalité plus précise que toutescelles que l’on a connues jusqu’ici » 2/ et que StanleyKubrick, à propos de son 2001, Odyssée de l’espace, a

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Profit, protagoniste de Christophe (1985), Y’a pas demalaise (1985), Trilogie pour un homme seul (1987). Lesentreprises exceptionnelles de ce grimpeur solitaire,capable d’escalader des parois escarpées sans l’aidede cordes ni de systèmes de sécurité, ne sont pas tou-tefois un simple hommage à une figure sortant del’ordinaire, ou un nouvel avatar d’une sensibilité detype Herzog au rapport homme-nature, par l’affron-tement nietszchéen entre la limite humaine et lapuissance supra-humaine. Un personnage comme lefree-climber français prend valeur d’exemple en réa-lisant ce rapport entre le corps et le monde qui cap-tive l’intérêt du cinéaste (étant donné l’attention auxmots déjà présente dans le premier film, il ne fautpas non plus exclure que Christophe Profit thémati-se déjà – nomen omen – le rapport entre une dimen-sion spirituelle et matérielle, la tension entre l’abso-lu et le contingent)

Dans ces films « métaphoriques » – cela sembleévident dans Y’a pas de malaise – s’impose surtoutprogressivement la présence de la machine cinémacomme acteur secondaire dans son rapport à la loi(que l’on constate également dans l’insistance méta-linguistique sur toute une série d’appareils de com-munication comme des répondeurs téléphoniques,des appareils enregistrant les battements du cœur,sans compter la présence des média). On voit se dé-finir une idée du cinéma, qui n’est pas conçu parPhilibert comme un regard étranger ou extérieur, unsimple instrument de reproduction de l’événement,mais comme un lieu de rencontres, de relations etd’expériences à partager (communis n’est-il pas l’éty-mologie de communiquer ?).

Toutefois, l’ironie n’est jamais absente des filmsconsacrés à Christophe Profit – la scène par exempleoù il doit escalader les parois de sa propre maisonpour rentrer chez lui à la fin de Christophe – ce qui apour effet d’abaisser le profil héroïque et le registreépique. A cet égard, l’insistance sur le passage dutemps va dans le même sens de démythification (mê-

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partir de la métaphore du sport), l’animal (entenducomme bestiaire), la politique (la profonde conscien-ce civile qui inspire son cinéma et qui le poussera,par exemple, à signer l’appel des sans-papiers)… Apartir des entretiens croisés de ce premier film, sefait jour une idée du cinéma qui fait interagir forte-ment les corps et l’espace (lorsqu’il filme les expo-sants du pouvoir économique-gestionnaire, parexemple, il privilégie une profondeur de champ ins-pirée par Welles). Dans le choix final de montrer lesvisages des chefs à travers le moniteur et les viseurs,on reconnaît la conscience critique et l’impossibleneutralité du regard du réalisateur : le choix de dis-loquer dans un médium télévisé les voix et les visagesdes patrons devient ainsi le signe de la montée del’anonymat et la virtualisation progressive du capita-lisme, son éloignement effectif de la réalité de la pro-duction, tout en étant une puissante préfiguration dela vidéocratie menaçante (à partir de Vidéodrome deCronenberg). Les entretiens sont en outre ponctuésd’images des usines, des chaînes de montage, des ou-vriers au travail : cette fois, la caméra, en général sta-tique, se met en mouvement, comme pour soulignerla nécessité pour le regard de découvrir ce qui sepresse aux marges du cadre et qui exige donc, pourêtre compris, des reculs, des rapprochements, desdéplacements. A l’inverse, les déclarations des « pa-trons » sont cadrées en plan fixe, souvent accompa-gnées de petits cartons et de sous-titres qui sontcomme des exergues aux différents chapitres d’unehistoire écrite qui admet théoriquement le change-ment, mais se révèle fondamentalement non modi-fiable et fixée une fois pour toutes.

Après ce premier film consacré aux leaders de l’in-dustrie française et tout au long des années 80, Phi-libert semble s’intéresser à des protagonistes excep-tionnels, aux entreprises grandioses, aux défisextrêmes – évoquant une tentative de fonder une my-thologie moderne, peuplée de dieux et de héros. Quel’on pense à la série de films consacrés à Christophe

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De ce point de vue, certaines intuitions du filmavec Baquet semblent particulièrement profondes.La scène ironique où Christophe invite Maurice à lerejoindre et où l’ancien acteur débouche brusque-ment d’une roche en surplomb par rapport à l’hom-me qui l’a appelé est la parfaite traduction visuelled’une antériorité du désir qui chevauche la chrono-logie des faits (car s’il est vrai que Christophe guideMaurice vers le sommet, c’est le désir de Maurice quiguide Christophe). De même, les photos de 1956 oule vieux film qui met en scène Baquet et Rebuffat en-trent dans la trame du film de 1988, démontrant quele cinéma a le pouvoir de rendre présent le passé (laliminalité du temps cinématographique se révèle parle fait de naître toujours avec une projection dans letemps, par la transformation devant la caméra de l’iciet maintenant en quelque chose qui est toujours déjàadvenu quand il arrive sur l’écran, et qui, même dansle cas d’un direct, est de toute façon un ailleurs).

Vas-y Lapébie ! (1988), le film consacré à un mythedu cyclisme français va également dans ce sens. Iciaussi alternent des images du présent et du passé. Etune fois encore, l’objet de la passion héroïque et éro-tique d’un homme, à savoir cette fois la bicyclette,s’offre comme l’extension du corps vers le monde etcomme lieu de révélation du monde pour le corps.La bicyclette devient en effet un modèle de conflic-tualité sociale (dans les termes civils de la compéti-tion sportive) ou de solidarité (la communauté d’in-térêts entre vieux et jeunes cyclistes), un espace danslequel l’homme est seul avec lui-même (l’espace au-tour du vieux Lapébie sur son vélo apparaît parfoiscomme « vidé ») ou un puissant moment de partage.Et encore : l’ombre projetée de la bicyclette sur l’as-phalte rappelle le double fantasme que toute exis-tence porte en soi (ce qui a été, ce qui nous attendencore). Lapébie, comme Profit et comme Baquet,est une autre figure des limites : ce n’est certes pasun hasard si son film et sa course le mènent enfin,comme un Antoine Doinel qui aurait grandi, sur une

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me si l’on a l’impression du contraire à premièrevue). La triple escalade hivernale dans Trilogie estconçue comme un défi au temps et se conclut sur lerocher qui fut le premier lieu d’entraînement de Pro-fit (signe que même les géants de l’alpinisme ontcommencé petits et que pour eux aussi le temps pas-se…).

Ce n’est donc pas un hasard si Profit n’est plus so-litaire lors de son apparition suivante, mais accom-pagné de Maurice Baquet (Le Comeback de Baquet,1988), ancien acteur et violoncelliste passionné d’al-pinisme, qui réalise avec trente-deux ans de retardson désir d’escalader une montagne et dédie l’entre-prise à son compagnon d’excursion de 1956, GastonRebuffat (autre mythe de l’alpinisme qui appartientdésormais à l’histoire).

Il s’articule dans ce film un discours complexe quiparle de limites à dépasser et de possibilités du corps(et du cinéma) à explorer, de projets et de souvenirs,de défis et de parcours, d’espaces à conquérir ou aux-quels revenir, de temps à respecter ou à retrouver,d’hommes seuls avec eux-mêmes et d’une inévitabledimension publique dans l’action humaine, de confinsentre ciel et terre… Nous sommes donc témoins nonplus seulement des exploits de Profit, Baquet (et Phi-libert), mais d’une opération de connaissance, d’uneréflexion sur ce que c’est que nous penser nous-mêmes, connaître le monde, habiter le réel.

« En pensant, nous faisons inévitablement émer-ger le possible de la densité apparemment si solidedu réel : ce qui aurait pu être et n’a pas été, ce quipourra être, et en même temps ce qui n’a pas été etne sera jamais. Ici, dans cette tension, ‘le possible etl’impossible poussés à l’extrême sont également laréalité.’

Nous pourrions peut-être conclure que la réalitén’a pas véritablement de consistance : c’est l’extrême,c’est une limite […] Nous pouvons peut-être appelerdésormais cette pensée la pensée des limites : celle quipense le dedans et le dehors, l’ici et l’ailleurs » 3/.

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(les têtes sur lesquelles on place les perruques sontparfaitement immobiles et insensibles). D’autrescorps peupleront désormais les images de Philibert.Un autre temps captivera son attention.

Le fait de clore Migraine sur une définition médi-cale très circonstanciée prend pratiquement une va-leur théorique/projective : le cinéma « responsable »de Philibert (au sens qu’il se pose comme réponse àune question) ne pourra faire moins, désormais, qued’aller jusqu’au bout pour regarder ce qui se trouvederrière/dedans, et non plus simplement ce qui estdevant lui, et ne pourra se dispenser d’étudier et res-tituer la symptomatologie du réel, jusqu’à risquer dese poser comme un trouble visuel.

C’est à partir de cette perception approfondie del’homme et du monde que son cinéma redescend dumythe vers l’histoire (même si, comme nous allons levoir, cette histoire conserve la nostalgie du mythe),du plan de l’extraordinaire à l’ordinaire (pour dé-couvrir en fait que rien n’est véritablement banal) del’horizon du surplus à celui du déficit (qui n’est pasforcément un désavantage), des grands personnagesaux petits (qui, bien sûr, sont des géants).

Le temps de l’histoire (comme une incarnation)Quel meilleur endroit qu’un musée pour rendre tan-gible le sens de l’histoire et du temps ? Quel lieupourrait mieux représenter la tentative de cristalliserle temps, de le fixer dans la perfection absolue (nedit-on pas des chefs-d’œuvre qu’ils sont « intempo-rels » ?) Et c’est précisément un musée – et même unarchétype du musée – qui est au cœur de La VilleLouvre (1990). Toutefois, le film opère un renverse-ment épistémologique du concept de musée de l’ins-tant où il choisit un lieu qui est une concrétion destemps historiques, un dépositaire de l’imaginaire etdu symbolique, pour en inverser la perspective dusens, en en faisant un lieu de la modernité (du pré-sent) plutôt qu’une célébration du classicisme (dupassé) et en en montrant non plus les contenus ty-

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plage, sur la ligne séparant la mer de la terre ferme –ce qui nous arrête et ce qui se tient derrière nous.Une limite qui renvoie à une ultériorité mais se don-ne aussi comme un barrage et comme une prison.

Le corps, jusque-là protagoniste indiscuté pourses qualités exceptionnelles, mais ayant déjà montrésa capacité à être exposé au temps et au vieillisse-ment, est encore au cœur de Migraine (1989), court-métrage réalisé pour la série « Et vous, comme çava ? ». Mais ici, il cesse d’être espace et ouverture aumonde pour se donner résolument comme fermetu-re, en ce sens qu’il abrite un malaise qui n’est pasbien défini (la question : « qu’est-ce que vous appe-lez une hémicranie ? » qui reçoit cette réponse frus-trante : « c’est exactement ce que vous avez », est uneconfirmation des limites du langage et de la tendan-ce à la tautologie à laquelle a souvent recours celuiqui est appelé à répondre).

A partir de la décision de reprendre un salon decoiffure perçu comme un espace du futur (lescasques portent l’inscription « Spatial »), ce quemontre ce film est un lieu du destin, un voyage arrê-té, un faux mouvement, un dedans/dehors imprécisédu corps et du monde. Chaque élément contient uneincroyable densité symbolique. Il s’agit d’une sortede remise à jour du mythe platonicien, chaque cho-se renvoyant à une moitié manquante, à une incom-plétude constitutive, à une inévitable complexité : lavision de la nuque est compensée par le miroir quirestitue une frontalité autrement perdue (un choixqui ne déplairait pas à l’Edward Yang de Yi Yi) ;l’identification de l’hémisphère gauche (avec tout cequ’implique le fait que c’est la zone de la créativité etde la fantaisie) rappelle la duplicité constitutive ducerveau ; il est question d’un malaise intérieur, maisce que l’on voit – par compensation, sublimation oudéplacement – c’est le soin extérieur du corps…

Il semble dès lors que, de même que le temps his-torique a mis à mal le temps mythique, le corps par-fait des héros n’est plus désormais qu’un simulacre

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aussi une réflexion sur la forme-musée, interprétantà la lettre les acquisitions théoriques contemporainesliées à sa nature organique et systémique, à la neu-tralité toujours affirmée et jamais atteinte du conte-nant par rapport aux contenus exposés, au rapportcomplexe qui s’institue entre intérieur et extérieur, àla dialectique entre la polarisation du regard qu’exi-gent les œuvres et le renvoi à autre chose qu’ellessuscitent, au lien de l’édifice avec le tissu urbain (jus-qu’à sa transformation morphologique et organisa-trice en une véritable ville d’art) 4/. On voit émergerde façon tout aussi littérale le modèle ergonomiquequi organise la réalité du musée, s’il est vrai que :

« A son origine, le musée s’est régulé, comme l’En-cyclopédie, sur la division manufacturière du travail :le premier effet de sa mise en œuvre « raisonnée »consiste à faire apparaître ce que l’on appelle « l’art »comme le produit collectif d’une masse de tra-vailleurs spécialisés, transformés en conséquence ensimples membres d’un mécanisme global régi par lemusée lui-même et dans lequel l’« histoire de l’art »reconnaît sa propre forme méthodique et fétichisée.Un mécanisme, comme le dit Baudelaire et commeon ne le répétera jamais assez, où chaque artiste a sapropre « spécialité » […]. Mais de la manufacture, onest bien vite passé au régime de l’usine, du musée-machine. La machine qui, comme le dit Marx, sup-plante le travailleur collectif en tant que sujet de laproduction, à laquelle les travailleurs sont simple-ment rattachés en qualité d’organes conscients, maissubordonnés, comme ses propres organes incons-cients, à la force motrice centrale ». 5/

On n’oubliera pas non plus que la réflexion sur lescritères d’accrochage dans les salles permet de thé-matiser les options dramaturgiques de fond qui seposent aussi pour la forme documentaire. Tout mon-trer, au risque que le visiteur (le spectateur) se per-de ou adopte un critère sélectif dans l’exposition desœuvres ? Autrement dit : on le met ou on ne le metpas ? Le commissaire de l’exposition dit qu’il préfè-

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piques, mais les contenus atypiques : les gens qui yvivent et qui y travaillent.

Les véritables « fantômes » du Louvre – une lectu-re autorisée par l’ouverture nocturne et presque« furtive » du film – sont donc les ouvriers, les agentsde surveillance, les restaurateurs, les préparateursdes expositions, tous ceux qui prennent en charge celieu et les présences (objets, œuvres, visiteurs) quil’habitent : une fourmillante humanité – figure d’unedisposition morale à prendre en charge – conquiertfinalement le centre de la scène et se trouve en som-me « observée » par les œuvres d’art, par les portraitset les sculptures qui semblent passer du statut d’ob-jets à celui de sujets scopiques – devenant ainsi lemodèle d’un art qui se soucie de regarder plutôt quede prétendre être regardé.

En s’attaquant à la cité du Louvre, Philibert refor-mule à sa façon le discours sur les humbles qui fontl’histoire (et aussi celle de l’art ou des musées) en re-prenant une suggestion de l’historiographie déjà pré-sente chez Manzoni et consacrée depuis par les « An-nales » : une scène qui prend une valeur quasiprogrammatique de ce point de vue est celle où lesouvriers, après avoir hissé une grande toile, débou-chent de derrière le cadre, qui perd ainsi son rôle devedette pour devenir une sorte de coulisse par oùfont leur entrée sur scène ceux qui en sont d’ordi-naire exclus. On perçoit d’autres choix significatifsde ce type dans le soulignement du non visible (del’exploration des espaces souterrains aux ombres quise profilent derrière les vitres), dans la reprise dumodèle métaphorique des grimpeurs (qui cette foisfont de l’alpinisme pour laver les vitres), jusqu’à lagalerie finale des vidéo-portraits des travailleurs, vé-ritables statues vivantes que la foule des visiteurs gé-néralement ignore (le contre-pied de Philibert re-lègue le public dans le hors champ des voix ou desbruits de fond des scènes finales).

Outre redonner une visibilité à ce qui est d’ordi-naire dissimulé à la vue, La Ville Louvre développe

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moment ludique qui devient le signe de la difficulté àse mouvoir dans un monde marqué par une étanchéi-té transparente ou par une fragilité stratifiée).

La formule des sourds, « l’apprentissage par lavue », de par sa capacité à fondre spectacle et ensei-gnement, est aussi l’épigraphe idéal du cinéma dePhilibert, qui se donne comme une somme de signesqui sont une nourriture pour les yeux, l’esprit et lecœur, s’offrant comme une collection de symptômesqui se traduisent en autant de stimuli (tout commele handicap acoustique se traduit de fait en une invi-tation à aiguiser ses capacités visuelles).

Un autre musée, une autre archive, une autre col-lection et une autre exposition sont au centre de Unanimal, des animaux (1994), le film consacré aux tra-vaux de restructuration de la Galerie de zoologie duMuséum d’histoire naturelle. Là encore, il s’agit d’uneœuvre aux forts accents théoriques et métacinémato-graphiques : on peut la voir comme un appendice à laréflexion de Bazin sur le rapport qu’institue le cinémaentre le présent et le passé, entre la vie et la mort (no-tamment dans le « complexe de la momie », par quoil’on sauve l’être à travers le paraître), ou comme unerécapitulation/relecture des motifs présents dans leprologue du 2001 de Kubrick (le singe, le tigre, lesyeux, l’os), ou encore, de façon plus souterraine maistout aussi radicale, comme une reformulation de cetautomatisme allusif qui caractérise la présence ani-male dans les films de Bresson. 7/

Le musée des animaux est le règne de la mort quiinterroge la vie (les regards vitreux, fixes, glacés, sem-blent scruter, avec la conscience d’une vanitas ba-roque, l’agitation humaine), tout en étant invocationdes choses « finies » qui cherchent à échapper aunéant (le déplacement des socles, les bruits méca-niques, le maquillage semblent donner pour un mo-ment aux formes empaillées la liberté de mouvement,la présence vocale, la consolation de la beauté).

La restauration du musée (intérieure et extérieu-re), plus qu’à un critère de connaissance scientifique

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re montrer les collections dans leur entier plutôt qued’insister uniquement sur les « points forts » qui ren-draient sans doute plus aisé et gratifiant le parcoursdu regard. De la même façon, le cinéma de Philibertse refuse à satisfaire de façon banale et prévisible lesattentes du spectateur : chacun de ses films est unexercice du regard, un parcours articulé de connais-sance, une immersion dans la complexité labyrin-thique des formes du monde.

Cette didactique de l’attention se précise définiti-vement avec Le Pays des sourds (1992), autre élément,après La ville, d’une topographie des mondes à part,des univers cachés, des zones inconnues. Dans cecas, il s’agit des non entendants, qui revendiquentl’absolue normalité de leur vie (c’est là où se tientl’extraordinaire) subvertissant l’opinion courante quiperçoit la surdité comme une limite et revendiquantau contraire les opportunités, les ressources, et mê-me les avantages qu’elle offre (un exemple : bien quela langue des signes diffère d’un pays à l’autre, il fautau maximum deux jours pour se comprendre parfai-tement entre personnes de pays différents).

Si le film est très riche d’humanité, il n’est en au-cun cas centré sur ces « cas humains » qui infestentla télévision doloriste de ces dernières années. Unefois encore, Philibert tire plutôt l’occasion d’une ré-flexion philosophique réellement fondatrice d’unélément invisible et inouï qui constitue la trame sou-terraine et la base même du langage : le silence. 6/

Lorsqu’il s’agit d’affronter une question centralecomme la communication, l’élément métadiscursif de-vient inévitable : c’est pourquoi la musique, le ciné-ma, le théâtre sont cette fois partie intégrante du film.Mais la composante artistique n’est pas un élément sé-paré de la vie, et ne peut donc que participer de la dia-lectique générale entre jeu et école, plaisir de l’obser-vation et devoir de l’apprentissage qui traverse toutesles existences et tous les parcours tracés par Le Paysdes sourds (une scène pour les résumer toutes : le par-cours des enfants dans le labyrinthe de verre est un

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L’incipit de La Moindre des choses (1996) est l’ex-plicitation du parcours de démythification progres-sive retracé jusqu’ici : la célèbre aria de Gluck mêléeà la lamentation d’Orphée qui pleure la perte irré-parable d’Eurydice est la preuve que l’Eden et la per-fection du mythe ont laissé place à l’imperfection del’histoire, à un temps marqué par la mort, la sépara-tion, la solitude (des hommes seuls traversent lechamp le dos courbé, exprimant tout le malaise deleur séjour terrestre). Le temps des hommes est letemps du deuil, mais c’est aussi le temps de la poé-sie, du chant et du spectacle comme élaboration pos-sible, comme tentative de reconstitution d’un ordrequi, à défaut d’être un cosmos, est du moins une pro-tection.

Les pensionnaires de la clinique de La Borde nesont pas des freaks effrayants ni d’émouvants border-line. Ils sont plutôt l’explicitation d’une conditionuniverselle : celle d’une humanité qui n’est pas plei-nement maîtresse d’elle-même et de son destin, sansêtre pour autant la proie du hasard ou de la nécessi-té («borde » est un mot tombé en désuétude pour« métayage » – et telle est au fond la condition deshommes sur terre). Ils sont comme les feuilles auvent (dont la chute ponctue le film) : reliées à unebranche et les unes aux autres par une attache fragi-le, uniques et pourtant multiples, indistinguables lesunes des autres et pourtant toutes différentes.

Les préparatifs du spectacle de Gombrowicz, quel’on suit tout au long du film, mettent clairement enlumière les tensions paradoxales qui régulent la viede chacun (comme le cinéma) : la nécessité d’équili-brer contrôle et liberté, devoirs et droits, disciplineet autonomie, négociations relationnelles et sauve-garde de sa propre unicité. Ces tensions traversenttant les pensionnaires de la clinique que leurs soi-gnants ou leurs observateurs, et en premier lieu lecinéaste. Dans ce monde, nul ne se place au dehorsou au-dessus : il n’y a jamais, dans les films de Phi-libert, de voix off qui explique, commente ou juge.

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(le réalisateur fait un fondu au noir quand il sent que« la communauté scientifique est satisfaite »), répondà la fonction rassurante, exorcisante et apaisante duspectacle : « le visiteur doit avoir une impression derichesse », à savoir d’une quantité, d’une variété,d’une multiplicité, d’une maîtrise – d’une histoire etd’un temps sous contrôle. Ce n’est pas pour rien quela conservatrice du musée veut des vitrines totale-ment imperméables à la poussière : et sa requête,inspirée sans doute par une nécessité pratique com-préhensible, traduit l’ambition de ne pas voir àl’œuvre l’action du temps, exprime la volonté faus-tienne de cristalliser un résultat parfait (voici unexemple de nostalgie du mythe au sein de la fluiditémême de l’histoire).

Philibert filme le musée comme si c’était la maisoncommune de la famille terrestre, un dépositaire desdiverses formes vivantes dont il montre les évidentesdiversités, mais dont il souligne aussi la substantielleégalité (la communauté de leur statut d’ » ex » et deleur situation actuelle) : la gloire triomphante du mo-nument, implicite dans l’exhibition muséale, cèdedonc le pas à l’insinuation douloureuse de l’avertisse-ment 8/ (ce qui est clairement explicité dans la brèvevidéo promotionnelle réalisée par le Musée, où setrouve assemblé un vertige de fleurs, d’insectes, d’ani-maux et de visages humains).

Tout memento mori est aussi une invite à vivre entoute plénitude, en toute conscience. Et c’est biencette invitation au carpe diem que sont les vidéo-vœuxtournés pour les cinquante ans de la productrice Ca-therine Roux (Pour Catherine, 1995) : une galerie de vi-sages, différents bouts d’essai de la même scène, unesérie de variations sur le même thème, et une uniqueconviction de fond : « l’amitié est une histoire et unegéographie partagées » (et c’est sur le plan de la par-ticipation et de la rencontre qu’il vaut la peine devivre et peut-être aussi de faire du cinéma).

C’est dans le temps et dans l’espace que se jouedonc la réalité historique des hommes.

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pour les réponses ou les résultats qu’elle obtient,dans la mesure où elle reflète une disposition activeet non passive vis-à-vis de la réalité. Tout ceci fait dé-jà entendre la question qui donne son titre au filmconsacré à une classe d’élèves de l’Ecole du Théâtrenational de Strasbourg. Qui sait ? (1999) raconte latentative de jeunes acteurs de restituer une image deleur ville, mais surtout montre et valorise l’impor-tance du processus, qui prime sur le produit, dequelque ordre qu’il soit.

Dans sa version de laboratoire (parcours de forma-tion plus que moment de performance) 10/, le théâtre li-bère une extraordinaire richesse. Du fait qu’il utili-se une pluralité de langages (visuel, sonore, verbal,corporel, gestuel…) mais aussi qu’il suppose une ex-périmentation et une recherche interdisciplinaire (entant que synthèse de capacités et de compétences di-verses : écriture, diction, musique, sculpture, art descostumes…), il pousse à l’innovation et à la créativi-té, invite à passer de la réflexivité (le savoir) à l’opé-rativité (le savoir faire). Surtout, sur le plan relation-nel, il porte à s’interroger sur les motivations de sapropre action, il renforce l’attention, permet unemeilleure connaissance de soi, exige une inévitableouverture en direction des autres, active des capaci-tés d’évaluation (et d’auto-évaluation) et stimule untravail en collaboration plutôt que directif (s’écartanten ceci d’un modèle de théâtre qui délègue tous leschoix à la figure démiurgique du cinéaste).

Les séquences initiales du film constituent uneparfaite phénoménologie du monde théâtral (ou dumonde tout court) : les répétitions du chant populai-re alsacien introduisent l’horizon de la répétition,l’entrée que tous franchissent avec difficulté par uneporte qui a du mal à s’ouvrir indique la présenced’une initiation (comme l’a démontré Turner, il y a lerite à l’origine du théâtre), l’écoute attentive d’un soninconnu renvoie à la nécessité d’une réactivation sen-sorielle (si les sourds sentaient avec les yeux, les en-tendants doivent apprendre à voir avec les oreilles) et

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Le cinéaste se place au niveau de ce qu’il observe ; sisa voix entre dans le film, c’est pour dialoguer avecles personnes qui sont devant la caméra. Tout se pas-se « entre nous » et, comme le lui dit l’un des « pa-tients », dans ce « nous » est inclus l’observateur (lecinéaste, mais aussi le spectateur).

L’occasion d’aborder une expérience de ce typepermet donc d’éclaircir la posture de fond de Nico-las Philibert, qui pourrait souscrire aux paroles d’ungrand homme de théâtre qui a connu lui aussi l’ex-périence de l’internement, Antonin Artaud :

« Nous voulons parvenir à vivifier un certainnombre d’images, mais des images évidentes, pal-pables, qui ne soient pas entachées d’une éternelledésillusion. Si nous faisons un théâtre ce n’est paspour jouer des pièces, mais pour arriver à ce que toutce qu’il y a d’obscur dans l’esprit, d’enfoui, d’irrévé-lé se manifeste en une sorte de projection matériel-le, réelle. Nous ne cherchons pas à donner commecela s’est produit jusqu’ici, comme cela a toujoursété le fait du théâtre, l’illusion de ce qui n’est pas,mais au contraire de faire apparaître aux regards uncertain nombre de tableaux, d’images indestruc-tibles, indéniables, qui parleront à l’esprit directe-ment. Les objets, les accessoires, les décors mêmesqui figureront sur la scène devront être entendusdans un sens immédiat, sans transposition ; ils de-vront être pris non pas pour ce qu’ils représententmais pour ce qu’ils sont en réalité. […]

Nous ne nous adressons pas aux yeux, ni à l’émo-tion directe de l’âme ; ce que nous cherchons à créerest une certaine émotion psychologique où les res-sorts les plus secrets du cœur seront mis à nu. » 9/

A l’horizon de la relation et de la communicationentre les hommes, le théâtre – le parcours théâtral –se pose donc comme l’espace privilégié du partaged’une recherche, de l’explicitation d’un sens, d’unevoie, d’un destin. L’espace d’une quête qui secherche elle-même, d’une recherche qui est déjà unobjectif, d’une interrogation qui vaut en soi et non

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jà tout entendu ; la déception et l’espoir, les souf-frances secrètes et les peurs profondes, l’incidenceconditionnante du milieu et la fonction libératrice del’investissement, la solitude et la solidarité, la dis-traction et la responsabilité, la fatigue et la satisfac-tion du travail, la possibilité de faire le mal et celle defaire le bien…

C’est la même expérience que peut faire le spec-tateur qui a Philibert pour maître. Son cinéma estune leçon imposante mais non imposée, rigoureusemais non schématique, convaincante mais non dog-matique, sur le fait que la vie est difficile et mer-veilleuse, sur le fait qu’il est problématique et beaud’habiter un monde où règne la mort et où la vie re-fleurit quand même.Ezio AlberioneTraduction : Françoise Bouillot

1/ « Discours à des comédiens ouvriers danois sur l’art de l’ob-servation » in L’Achat du cuivre, Petit Organon, Écrits sur lethéâtre, éd. de l’Arche, 1999, p 179-183. Traduction AndréCombes et Bernard Lortholary.2/ Krysztof Kieslowski, Dramaturgie du réel, mémoire de find’études rédigé en 1968 et publié dans la revue Film na swiecien° 3/4 (388/389), 1992.3/ Franco Rella, Ai confini del corpo, Feltrinelli, Milan 2000, pp.226-227.4/ «Relié au métro et au R.E.R, le Louvre devient un nœud depremière importance au niveau territorial, un centre du centrequi reconnaît dans l’art – et ici, peut-être, dans l’histoire del’art – le sommet également spatial de toute l’organisation mé-tropolitaine ». Franco Purini, « I musei dell’iperconsumo », inNavigator n° 6, 2002, p. 17 ; il s’agit d’un numéro entièrementconsacré à « l’expansion de l’art ».5/ Hubert Damisch, « Le dispositif musée », in Lotus internatio-nal, n° 35, 1982, p. 10.6/ « C’est dans le silence et par le silence que le moi, le mondeet le langage émergent dans leur corrélation unitaire : pôlesénigmatiques d’un même jeu linguistique, ou linguistico-si-

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d’une redécouverte du mystère du réel (l’étymologiedu mot « mystère » renvoie à l’idée d’une connais-sance les yeux fermés) pour engager un processuscréatif (ce qui semblait un bruit mécanique est en faitle cri d’une cigogne…)

Les raisonnements que nous avons tenus jusqu’icisemblent bien montrer que le cinéma de Nicolas Phi-libert est un authentique processus éducatif : par sontalent à faire émerger les choses qui sont normale-ment cachées ; par l’esprit noblement didactiquedont il est pénétré ; par la fonctionnalité et la dis-crétion avec laquelle il se met au service des diversessituations qu’il aborde ; par son respect face à l’uni-cité de chaque chose (et même de la moindre deschoses), et par sa capacité à saisir la portée universel-le que possède chaque élément (pourvu qu’il soit at-tentivement observé et profondément compris).

Il est très significatif que Philibert ait obtenu unsuccès auprès du grand public en France (avec desrésultats incroyables pour un documentaire) avecEtre et avoir (2002), qui raconte une année scolairedans la classe unique d’un petit village perdu d’Au-vergne. Le maître, Georges Lopez, dont les méthodesdidactiques pourront sembler à certains un peu dé-passées, incarne les deux pôles d’un authentiqueprojet éducatif : outre qu’il tire hors de (du latin e-du-co) et valorise les particularités de chacun en s’effor-çant d’établir une relation privilégiée avec chaqueélève, il veille à se poser comme guide, pasteur, gar-dien d’une petite communauté qui n’a pas la vie fa-cile. C’est un véritable enseignant : celui qui « signa-le du dedans » au cœur et à l’esprit les valeursfondamentales (être) et les instruments indispen-sables (avoir) pour avoir un rapport au monde, à sa-voir le respect de soi et des autres, à côté de la lectureet du calcul… L’important, pour lui comme pour sesenfants, c’est le développement d’une intelligenceémotionnelle. 11/ Et de fait, il semble bien que tous,l’instituteur dans son âge mûr comme les petits quicommencent à peine leur vie, aient déjà tout vu, dé-

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répétitions comme partie intégrante, caractérisante, constitu-tive de la performance elle-même.11/ « L’intelligence scolaire n’offre pratiquement aucune pré-paration pour surmonter les obstacles et saisir les opportuni-tés qu’apporte la vie. Pourtant, même si un QI élevé n’est pasune garantie de prospérité, de prestige ou de bonheur, nosécoles et notre culture se fixent sur les capacités scolaires,ignorant l’intelligence émotionnelle. […] La vie émotionnelleest une sphère qui, comme c’est sans doute le cas pour les ma-thématiques ou la lecture, peut être gérée avec plus ou moinsd’habileté et exige un ensemble de compétences spécifiques.[…] l’attitude émotionnelle est une méta-capacité, dans la me-sure où elle détermine jusqu’à quel point nous parvenons ànous servir de nos autres capacités, y compris nos capacitéspurement intellectuelles ». Daniel Goleman, L’intelligence émo-tionnelle, J’ai Lu, Paris, 1998.

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gnalétique, masques du Même, distances approchées où, com-me le disait Peirce, chacun est, là où il fonctionne, c’est-à-direoù il s’annonce et fait écho ». Carlo Sini, Il silenzio e la parola.Luoghi e confini del sapere per un uomo planetario, Marietti, Gênes1989, p. 13.7/ « C’est comme si, dans beaucoup de ses films, Bresson avaitpréparé le décor de cette Genèse qu’il n’avait pas pu réaliser[…] une liste incroyablement longue qui va du chat, instrumen-tum diaboli des Anges du péché, à l’âne, figura Christi de Au ha-sard Balthazar, des perdrix et des lièvres de Mouchette (elle-mê-me « petite mouche »), aux phoques massacrés des filmsécologiques dans Le Diable probablement, des hennissementssonores des chevaux de Lancelot du lac à l’aboiement du chiendans L’Argent. Dans tous les cas, qu’il s’agisse de figures cen-trales ou marginales, les animaux libèrent toujours une ri-chesse de sens symbolique et allégorique, exprimant avec l’au-tomatisme de la nature le sentiment de la créature dont est pétrile monde-cinéma de Bresson ». Ezio Alberione, « Quattro pa-rabole di un sognatore », in Dario Vigano (dir), Il cinema delleparabole, vol. 2, Effatà, Cantalupa (Turin), 2000, p. 42.8/ Jeu de mot en italien intraduisible en français entre « mo-numento » (monument) et « monimento » (avertissement) [note de la traductrice].9/ Antonin Artaud, 13 novembre 1926, in « Manifeste pour unthéâtre avorté », Théâtre Alfred Jarry, Œuvres complètes t. 2, édGallimard, 1980. Ce texte a paru dans les Cahiers du Sud, (13e

année, n°87, février 1927).10/ Mais Qui sait ? est une authentique performance. « Une ex-périence vécue est déjà en elle-même un processus qui “pous-se hors de”, en quête d’une “expression” qui la complète. Icil’étymologie du mot performance peut nous offrir un précieuxindice : en effet, elle n’a rien à voir avec “forme”, mais vientde l’ancien français “parformer”, accomplir ou porter à terme.Une performance est donc la conclusion adéquate d’une ex-périence ». Victor Turner, From Ritual to Theater. The HumanSeriousness of Play, New York, Consortium Book Sales, 1982. Abien y regarder, cette conception s’oppose à l’idée de perfor-mance aujourd’hui en vogue, à savoir l’idée d’un produit for-maté et fini, exhibition d’un résultat issu d’une série de pré-paratifs, parce qu’il assume le parcours, la recherche, les

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Les conquérants du possible

par Carole Desbarats

« Les conquérants du possible », l’expression est deMonsieur Brana, patron de Thomson-Brandt, 100 000employés à l’époque, en 1978. Les patrons seraient,selon lui, les conquérants du possible, formule aussitôtdiscutée et remise en cause autour de la table pard’autres chefs d’entreprise qui préfèrent, eux, se si-tuer comme des « gagneurs ». Cette parole extraite dupremier long métrage de Nicolas Philibert co-réaliséavec Mordillat, Patrons, 78-91, sera vraiment disquali-fiée lors du retournage de 1991 : à la clôture du film,Victor Scherrer, PDG de Pilstral Grandmet, se livreà un long plaidoyer pour le capitalisme qui, dit-il àplusieurs reprises, est « formidable » et il reprocheaux patrons filmés en 1978 de n’avoir jamais pronon-cé le mot essentiel de « profit ». Exit la naïveté devantles médias.

C’est un peu comme si Nicolas Philibert avaitd’abord décrit, avec Mordillat, un monde que doré-navant il ne filmerait plus, celui de ceux qui sont ducôté du pouvoir. Par la suite, il cherche le creux dece qu’il a dessiné là en convexe, le monde de ceux quisont privés (d’ouïe, de raison commune, par exemple).Le cas n’est pas unique. Que l’on pense à Rohmer fai-sant, en 1959, pour son premier long-métrage, l’exactinverse de ce qu’il filmera à l’avenir : dans Le Signedu lion, il décrit un homme seul, pauvre, taciturnecherchant de quoi se nourrir dans Paris désert…

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La Voix de son maître, DR

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Depuis, Philibert cherche toujours ses « conquérantsdu possible » mais chez les tenants d’un bien indiscu-table, fût-il décrit en mineur comme dans La VilleLouvre où une quinzaine d’hommes unissent leurs ef-forts pour soutenir et placer un immense tableau donton voit l’envers.

Son dispositif se met en place : considérer le réelcomme source de possible. Du coup, cette méthode leplace en position maïeutique. A espérer donner ciné-matographiquement les moyens d’advenir au possible,il doit, en cinéaste, déjà en repérer les prémisses dès larencontre de ceux qui deviendront ses personnages,comme le professeur de langue des signes qu’il va fil-mer dans Le Pays des sourds, Jean-Claude Poulain :« Tout d’un coup, je n’étais pas en face d’un handicapémais au contraire devant un homme d’une richessed’expression tout à fait exceptionnelle, une sorte d’ac-teur-né capable de faire passer par les seuls mouve-ments de ses mains et les expressions de son visagetoutes les nuances de sa pensée. » 1/. Ainsi, à filmer ceuxqui n’entendent pas, il change sa façon de tourner.Comme il privilégie la langue des signes à l’oralisme, ilne peut pas se permettre, pendant un dialogue, de quit-ter le signeur des yeux donc de la caméra sinon, mêmes’il est à l’image, celui qui s’exprime se trouve d’unecertaine manière hors champ : pour pouvoir converserdans la langue des signes, il faut suivre simultanémentles mains, le corps et le visage du signeur. Pas de plansde coupe, ni de gros plans sur les mains, sauf à vouloirfaire un effet de masque et de suspense sur le contenulinguistique de ce qui est exprimé.

A se centrer sur ceux qui ne sont pas du bon côté dupouvoir, Philibert s’essaie à rendre possible de petiteschoses, celles que chacun peut espérer obtenir. Là aus-si, il y aurait comme un contre-investissement par rap-port à Patrons 78-91 : là où les patrons décrivaient mi-nutieusement comment ils ne pouvaient pas être encontact avec la base, les ouvriers, que le film nous mon-trait, les films suivants nous plongent au cœur deshommes et des choses, pour au moins en saisir la

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moindre d’entre elles… « La moindre des choses », c’estainsi qu’Oury désignait la psychothérapie institution-nelle… Et, en cinéaste, Nicolas Philibert fait un castingde ceux qui, dans ses films, nous guident au cœur duquotidien par l’exercice du dialogue socratique : il estcurieux de constater combien deux de ses meilleurspasseurs, Jean-Claude Poulain, le professeur du Paysdes sourds et Monsieur Lopez, l’instituteur de Etre etavoir se ressemblent, à la fois physiquement et morale-ment dans la ténacité et la passion qui animent leur tra-vail pédagogique. Jean-Claude Poulain est dans l’em-pathie, peut-être parce qu’il travaille la comédie ; ilenseignait à l’époque du film à l’International VisualTheater de Vincennes. Monsieur Lopez campe davan-tage dans la rigueur qui commence par l’exigence pourensuite seulement travailler, le cas échéant, dans lacompassion.

Du coup, à travers ces personnages, et dans la gran-de tradition de certains documentaristes, Philibert faitdécouvrir des institutions et des savoirs capitalisés.Comment, par exemple, l’instituteur reformule les pro-pos d’élèves en difficulté pour leur permettre de re-bondir, dans Etre et avoir, comment le travail du rythmeest nécessaire à celui de l’acteur dans La Moindre deschoses. Son cinéma nous fait pénétrer dans des institu-tions ou des pratiques institutionnelles peu ouvertes augrand public : le visionnement du Pays des sourds m’afait prendre conscience que la langue des signes avaitété interdite (au Congrès de Milan en 1880, puis autori-sée de nouveau en France en 1976)… ou pénétrer dansla mythique « clinique » de La Borde, fondée par Ouryet Guattari.

Ces lieux, nous les connaissons peu et cette mécon-naissance même induit une inquiétude qui nous ren-voie à notre peur de la surdité, de la folie, et dans unemoindre mesure de la ruralité. Cette inquiétude – ausens étymologique cette fois – fait parfois aussi écho àun savoir et peut-être à une souffrance du passé : tousnous sommes allés à l’école et avons donc notre mot àdire dessus.

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quée, par exemple, pour La Moindre des choses : « LaBorde offrait une alternative : celle d’un film non plussur les fous mais avec, auprès d’eux. Avec leur accord,leur désir peut-être. » 4/ On pourrait prendre point parpoint ces propos et les transférer au spectateur à qui,comme on l’a vu, Nicolas Philibert demande une acti-vité participative, un travail, comme il dit avoir mis sonéquipe au travail aussi bien aux côtés des patients deLa Borde qui préparent une représentation théâtraleque des enfants face à l’apprentissage de la lecture dansla classe de Etre et avoir.

D’une certaine manière, les films de Nicolas Phili-bert sont comme ces « pièges à intéresser » dont par-lent les responsables de la clinique de La Borde lors-qu’ils évoquent ces vraies fonctions attribuées auxpatients, comme Michel qui tenait le standard de la cli-nique.

Cette dimension du travail, outre qu’elle est égale-ment distribuée entre personnages, équipe du film etspectateur, offre un autre intérêt : elle propose une di-mension temporelle. En effet, tout travail s’inscrit dansla durée et donc, contrairement à l’idée reçue, induitdu récit : « Avant tout, dit Philibert, la dimension dutravail intervient comme processus narratif : il s’agit demontrer que quelque chose progresse, se transformeau cours du film. Le travail apparaît toujours sous la for-me d’une épreuve que mes personnages devraient sur-monter, une suite d’enjeux, de difficultés à résoudre,c’est qui nous rapproche d’eux. » 5/

Philibert définit ici parfaitement ce dispositif ciné-matographique qu’il remet en chantier dans Etre etavoir. Bien sûr, dans ce film tourné dans une classeunique rurale, l’objet du travail n’est pas aussi cernableque le sont les répétitions préparatoires à une repré-sentation théâtrale mais il est au moins aussi important :il s’agit d’éveiller ce qui, chez les enfants dont MonsieurLopez a la charge, relève autant de la transmission desavoirs que de l’éveil de l’intelligence et de la socialisa-tion – ce qui compte tout de même parmi les enjeuxmajeurs que se fixe l’Education Nationale. Pour cela, il

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En fait, Nicolas Philibert nous introduit dans dessortes de sociétés secrètes qui tiendraient leur invisibi-lité non de la manipulation du pouvoir mais au contrai-re de la pratique de résistances organisées au niveaud’un petit groupe d’individus, une communauté de pa-tients, une classe… Ces micro-sociétés rejoignent biensouvent ce que Simmel, dont les écrits permettent demieux comprendre les sociétés secrètes, décrit comme« une image inversée » de la société 2/. D’habitude, lesecret entretenu autour de ces groupes induit l’angois-se. Nicolas Philibert, lui, au lieu de chercher à exploitercette peur, travaille à l’apprivoiser et à lui faire perdreson inquiétante étrangeté.

D’où la question cinématographique par excellence,celle de la place du spectateur.

Philibert lui fait confiance. Quand la classe dessignes est à destination des entendants, le professeurdemande (et le cinéaste d’induire cette demande à notreégard) comment signer un avion, un entendant tend lesbras, en forme d’ailes. Jean-Claude Poulain montre, mi-mique et signes à l’appui, qu’un tel geste prendrait tropde place et empiéterait sur l’espace vital nécessaire auvoisin. Ce qui est enseigné là repose sur la maîtrise duschéma corporel, ce que le spectateur, bon élève, com-prend, lui aussi. Cette participation active du specta-teur est aussi proposée lors de la scène de la multipli-cation dans Etre et avoir par exemple. En fait, NicolasPhilibert travaille avec son spectateur un peu commeJean-Claude Poulain avec un élève malentendant : « Unenfant sourd, dit-il, il faut le stimuler, pas le couver ».Message bien reçu aussi bien par le public que par lacritique si l’on peut juger par un extrait de ce qu’écri-vait le critique du Figaro, Claude Baignières à la sortiedu Pays des sourds : « Allez voir ce film en laissant votrepitié au vestiaire. Vous entrerez dans un cercle d’éner-gie, d’optimisme, de pureté, de tendresse, de finesse,intellectuelle et morale, dont nous avons tout à réap-prendre » 3/.

Travailler avec le spectateur n’est que la suite logiquede la méthode de travail de Nicolas Philibert revendi-

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meilleur d’eux-mêmes, à ce qui nous fait nous releveraprès les difficultés et croire que de nouveau on va y al-ler, se colleter au réel.

D’une certaine manière, Nicolas Philibert procède àune expérience de Milgram inversée : en 1963, ce cher-cheur avait mené des expériences autour de l’impact dela douleur sur l’acquisition des connaissances. Desfausses décharges électriques étaient envoyées sur de-mande d’un vrai cobaye humain à des comédiens quisimulaient la douleur à chaque erreur sanctionnéed’une décharge de plus en plus violente. La question dela résistance de l’homme à la souffrance des autres étaitainsi posée. Nicolas Philibert lui, procède a contrario :jusqu’où sommes-nous capables de devenir meilleurs…

Cette démarche s’exerce à travers la prise de risquesque suppose un documentaire, donc avec la légitima-tion que donne la collecte d’éléments pris dans le réel,certes mis en scène (la séquence de la table de multi-plication) mais non assujettis à l’avance au projet dufilm. C’est parce que le spectateur sent l’enjeu à chaqueséquence, pour l’enfant qui apprend, pour l’instit quifait son boulot et pour lui spectateur qui fait retour surson propre rapport à l’intelligence, au savoir, c’est pourcela peut-être qu’il réagit aussi fortement à ce docu-mentaire. Parce que, sans être donné d’avance, pourune fois, le réel peut être travaillé, modifié 7/.

Or, affirmer que l’on pourrait conquérir le possibleest difficile, en ce moment en tous cas, et en particu-lier, s’agissant d’un film qui ne s’inscrit pas dans unetradition militante, celle qui décrit le possible commeporté par le collectif. Non seulement, Nicolas Philiberttravaille individu par individu, mais en plus il ose se fa-ciliter la vie : à découper des territoires précis, une com-munauté, une clinique, une classe, il choisit un domai-ne dont le mal actif est plus ou moins cernable et nonpas intervenant sourdement. D’une certaine manière,il prélève et isole un échantillon pour se livrer à des ex-périences. Sauf qu’à montrer aujourd’hui une classe oùla pratique enseignante a une relative efficacité, Phili-bert encourt le risque de se le faire reprocher : on est

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faut en passer par la lecture, la table de multiplication,bref des domaines d’apprentissage aussi fragmentés etunis que l’est cette classe constituée d’élèves d’âges dif-férents avec un instituteur qui poursuit, à travers diffé-rentes modalités pédagogiques, un même but.

En fait, Etre et avoir est un grand film par ce qu’ildonne à voir, comme un western peut le faire, la lutted’un groupe de personnages contre plus fort qu’eux, lanature. C’est ce que donnent à penser les magnifiquesplans d’extérieurs, fordiens ou kiarostamiens commel’on voudra, qui font beaucoup plus que nous faire sor-tir de l’espace confiné de cette salle de classe. Ils intro-duisent un souffle épique dans ce qui, pris au premierdegré, ne saurait en avoir : le quotidien d’un grouped’élèves ordinaires. Le film s’ouvre par des plans de nei-ge, de montagne, et de travail agricole, on fait rentrer untroupeau de – superbes – vaches. Puis, après avoir mon-tré la beauté et la rudesse de l’environnement naturel,Philibert nous fait pénétrer dans la classe vide, habitéepar des tortues qui y trottinent librement, bien à l’abridu froid. Le cadre est planté ; c’est dans cet espace oùl’on acclimate la nature que la culture des hommes vas’essayer à éveiller l’intelligence mais aussi à accepterla Loi, ici, comme le dit Linda De Zitter, la plus arbi-traire qui soit, celle qui préside au fonctionnement dela lecture. Il en va alors des enfants d’Etre et avoir com-me des autres apprenants (comme on dit à l’EducationNationale), sourds, fous, spectateurs : ils vont êtreconfrontés à leurs limites pour essayer de les repous-ser, comme dans un western l’on cherche à conquérirla prairie. D’où ces moments douloureux quand un en-fant n’y arrive pas, quand le chiffre 7 lui échappe. Dansce film, l’aventure de l’esprit est traitée comme uneaventure, tout court : il y a de l’ivresse intellectuelle àsuivre un enfant qui, presque négligemment, suit l’in-jonction du maître et grimpe vertigineusement l’échel-le des chiffres…

C’est probablement pour cela qu’un million de spec-tateurs, à l’heure où j’écris 6/, sont allés voir le film. Par-ce que Nicolas Philibert cherche à s’adresser au

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cultés actuelles et réelles de l’enseignement en France.Ce film, comme d’autres de Philibert, se situe sur unautre terrain : il me semble bien que ce réalisateur sau-te l’analyse de l’existence du mal, qu’il suppose, depuis1978 peut-être, actif dans sa permanence et sa nuisan-ce, pour passer d’emblée aux étapes suivantes : refus dela résignation et résistance organisée, fût-ce à un mi-cro-niveau.

Et, en montrant la lutte pour conquérir le possible,il ose du coup mettre en scène la croyance en l’efficacede l’action.

Manoel de Oliveira cite un dialogue écrit par la ro-mancière Agustina Bessa-Luis et repris dans son filmLe Principe de l’incertitude :

« – Votre pouvoir est transitoire. Vous n’êtes pas en-core arrivée au premier pas de l’intelligence.

– Et quel est ce premier pas de l’intelligence ?– C’est la bonté. »Et Oliveira de rajouter : Il ne manquerait pas de per-

tinence de transposer ces paroles de Camila, en disant :« La civilisation n’est pas encore arrivée à faire ce pre-mier pas de l’intelligence ».Carole Desbarats

1/ Entretien avec Henri-Georges Mauchant pour le documentétabli par le Groupement national des cinémas de recherchepour accompagner la sortie du film.2/ cf. « Simmel, le mot de passe ». Pierre Nora in Nouvelle Re-vue de psychanalyse, « Le secret », n° 14, automne 1976, p. 307.3/ Extrait relevé par Joël Magny dans le dossier pédagogiqueétabli pour « Collège au cinéma ».4/ Interview dans Télérama n° 2248, décembre 1996. Proposrecueillis par Marie-Elizabeth Rouchy.5/ Entretien avec Patrick Leboutte dans le dossier de presse deLa Moindre des choses.6/ 1,4 millions fin novembre 2002 (ndlr)7/ Il ne s’agit pas de prétendre que seul le documentaire seraitsusceptible de travailler le réel, bien sûr. La fiction, lorsqu’el-le est forte, le fait mieux qu’un reportage. La question est évi-demment celle du rapport à l’exigence artistique.

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bien loin des difficultés des classes de ZEP. Evidem-ment.

Le défi ici posé est celui de l’indécence. Cela ne sefait pas de tabler sur le bien. Ou alors, sous la figureprotectrice de l’idiot ?

La production cinématographique actuelle souventclivée entre nihilisme cynique et compassionnel dé-goulinant laisse peu de place pour un travail qui pren-ne le bien comme horizon. Et certains se trouvent em-barrassés devant le million de spectateurs que cedocumentaire de création a drainés en salle… Pour mapart, je m’en réjouis et estime que ce succès public nedévalorise pas la qualité cinématographique des films,dès lors qu’elle existe.

Etre et avoir est un film qui travaille une posture exac-tement symétrique à celle que propose le nihilisme, cel-le de l’incapacité à envisager la souffrance de l’autre : làoù le mal fonctionne comme une donnée immédiate,(parfois aussi pour notre plus grand plaisir, et pour la ri-chesse des plus grands films de l’histoire du cinéma,souvent pour des films paresseux), le cinéma de Phili-bert nous ménage une place de spectateur dans laquel-le nous cherchons plutôt à comprendre cette énigmequ’est le bien. Et cette position n’est pas des plus fa-ciles à mettre en œuvre : il faudrait évoquer le travailqui préside à ce dispositif et permet, par un effacementdélibéré de la mise en scène documentaire, d’éradiquerle romantisme qui, lui, a besoin de la figure du Destinpour cristalliser l’existence du mal dans une mimesis.

En fait, la difficulté vient de ce que la représentationdu bien est ennuyeuse, parce qu’elle exclut l’obstacleet paralyse le récit. Sauf dans les mélodrames.

Nicolas Philibert travaille un cinéma dans lequel cequi porte l’exaltation est la description minutieuse derésistances aussi quotidiennes que banales. Du coup, ilnous donne à jouir des victoires minuscules et épiquesqui évoquent immanquablement celles par lesquellesnous, spectateurs, nous sommes constitués.

C’est pourquoi il n’est pas pertinent de reprocher,par exemple, à Etre et avoir de ne pas montrer les diffi-

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Un cinéma qui cicatrise

par Frédéric Sabouraud

Etre et avoir a été attaqué pour deux mauvaises raisons.La première critique adressée au dernier film de Nicolas Philibert se fonde sur l’image de l’école, jugéenon représentative, qu’il nous propose. La seconde at-taque dont il fut l’objet concerne le personnage prin-cipal, le maître. Il n’incarnerait pas l’idéal de sa place.Pire, il ne l’occuperait pas, préférant s’en attribuerd’autres (« père », « mère », « psychologue » etc.). Il yaurait donc, dans les deux cas, un délit de non-res-semblance. Ce qui sous-entend que le documentairedevrait répondre, avant même de savoir s’il est bon oumauvais, à des critères de représentation de la réalitéd’ordre sociologique. Pire, le documentaire devraitêtre représentatif. Dans une culture de l’informationdésormais dominante (pour ne pas dire hégémonique),la vérité se confond avec la représentativité. Une éco-le, aujourd’hui, majoritairement, se situe en zone ur-baine. Filmer l’école d’un petit village du Puy de Dô-me devient dès lors un péché de nostalgie, une sortede complaisance pour un passé résolu, une illusiondangereuse, voire même une imposture, une super-cherie. Quant au maître tel qu’il nous est présenté, dela même manière, il n’est pas identifiable. Ni à sa fonc-tion (qui semble partir dans tous les sens), ni à sa viequotidienne (dont nous ignorons à peu près tout endehors de son travail). Nicolas Philibert devra donc

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Etre et avoir, DR

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réalité une fiction qui parle à tout le monde. Mais dequoi ça nous parle, Etre et avoir ? C’est là qu’il esttemps d’aller y voir de plus près, du côté du maître.Non pas que le film se cantonne à un portrait, loin s’enfaut. C’est vrai que ce Monsieur Lopez joue un rôlecentral, il porte le film, il l’enchante, il l’habite. Maisjamais le film ne se limite à lui. Jamais il ne réduit lesautres, les enfants, à de purs instruments. C’est bienun monde qu’on nous révèle, un monde dont les pa-rents s’imaginent qu’il s’appelle l’école,…

(lignes à lire en chantonnant, comme une comptine)…l’école où on apprend,à lire et à écrire,à chanter et à compter,à apprendre, à réciter…

Mais le film, lui, nous montre autre chose. Ce lieulà, je l’ai dit, est un havre, une bulle, un temps et unespace suspendus dans lequel une sorte de commu-nion a lieu : communion autour de l’apprentissage,communion autour du travail et du jeu, communionautour de l’être en commun et surtout communion au-tour d’un maître idéal. Alors, parlons-en, de ce maître.Idéal, pas pour tout le monde, apparemment, si on litles critiques assassines de nos « philosophes » puri-tains qui ont conservé du gauchisme des manières degrands Inquisiteurs. Idéal pour des enfants dont cethomme mystérieux, à la voix si douce, qui ne s’énervejamais, cautérise les plaies. Dont la voix apaise lesgrandes peurs, la violence familiale, la violence duMonde, la violence de la vie. Là encore, du conte. Unêtre mythique, un personnage hybride, mi-dieu, mi-homme, un personnage secret et solitaire (a-t-il unevie sexuelle ? Amoureuse ? Rien ne le dit), qui part etrevient chaque jour de nulle part, qui surgit dans sonautomobile. Un qui sait écouter, un qui sait s’atten-drir, un qui sait prendre patience, un qui sait limiter.Etre et avoir, c’est ça : un conte moderne fondé sur duréel, avec un lieu et un personnage mythiques qui tra-

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être brûlé en place publique pour non-respect ducontrat supposé avec le spectateur de documentaire.Ce que contiennent ces critiques, c’est un principesupposé selon lequel le cinéma documentaire n’auraitpas les mêmes droits que le cinéma de fiction. Il auraitmême des devoirs en plus : respecter des pourcen-tages, représenter un archétype, un portrait robot, uninstantané du présent. Il devrait informer comme unesorte de sondage en images. Or le cinéma de NicolasPhilibert parle d’autre chose, et ce depuis longtemps,sans que ça ne se sache trop. Lorsqu’il filme une ins-titution qui accueille des sourds muets ou des malen-tendants (Le Pays des sourds), il nous parle de l’échan-ge et de l’apprentissage (de la langue, de l’autre, de lavie). Lorsqu’il va à la clinique de La Borde (La Moindredes choses), il nous montre la solitude et la tentative d’yéchapper. A chaque fois, en apparence, le « sujet », lacommande semblent traités. Tiens, un film sur lessourds… Tiens, un autre sur les fous… Et puis un troi-sième sur un musée (La Ville Louvre). On devrait faireplus attention aux titres des films : Le pays… La ville…Ces formules nous ramènent de manière explicite aupays du conte. Il était une fois… Il était une fois unepetite école dans une grande forêt, avec d’immensesarbres aux contours inquiétants… Il était une fois unhavre de paix dans une nature hostile, aride et rudeoù le froid gèle les doigts, brûle la peau et fait glisserles voitures dans les fossés et les ravins. Il était unefois un lieu chaud et douillet où il ne sentait pas, com-me à l’étable, l’odeur du fumier, où l’on pouvait separler sans entendre le bruit assourdissant de latrayeuse électrique, où un adulte avait enfin le tempsde nous aider, de nous écouter, nous, les enfants de cedrôle de pays qui existe et qui n’existe pas et que tousreconnaissent car tous ont eu un jour quelqu’un pourleur raconter l’histoire du Petit Poucet. Voilà le cri-me : faire, à travers un documentaire, à partir du ma-tériau réel, une fiction. Ne pas faire de l’exemplarité,de la dénonciation, du misérabilisme (trois fonde-ments du docu télé le plus ennuyeux). Faire avec une

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naissons de notre lien à l’autre, de notre rapport aumonde, du mystère de la vie. Et cette intervention dela mise en scène s’opère non seulement dans le choixde sujets filmés comme autant de petits théâtres, depetites scènes, de petits drames (espace) mais aussidans l’ordonnancement des séquences (temps). Jepense que Philibert est un grand monteur, au sens oùil parvient à construire ses films d’une manière trèsproche de celle d’un scénario de fiction sans jamaisforcer le trait, sans jamais rigidifier l’ensemble. Parexemple, dans La Moindre des choses, on pourrait ré-duire l’intrigue du film au spectacle qui s’élabore ausein de l’institution psychiatrique. Le film, lui ne selaisse jamais enfermer dans cette problématique. Ill’outrepasse, tout le temps, dans le suivi des person-nages, dans la manière d’ouvrir et de clore le récit,par-delà ce qui va un moment servir de ligne conduc-trice. D’une autre façon, dans Etre et avoir, le cadre del’école déborde de toute part : confidence d’un enfantqui a perdu un parent, sortie extra-scolaire, bref in-terview du maître sur « d’où il vient », ses originesd’immigrant. Le récit s’autorise aussi une digressionsur le travail scolaire à la maison quand on découvrela famille réunie autour de la table pour « aider le pe-tit » (séquence jubilatoire où chacun vient mettre songrain de sel). C’est grâce à ces chemins de traverse quenous parvenons à faire le lien, à nous y retrouver, à nepas enfermer nos sensations, nos impressions, nos ré-flexions dans un cadre trop rigide, trop identifiable(aujourd’hui « l’école », hier « les fous », « les sourds »ou « la vie d’un musée »). Ce que Philibert répare, àtravers son cinéma, ce sont nos plaies et nos bosses,nos désenchantements, notre désillusion. Au cours desa mission (car il y a bien quelque chose de religieuxdans le rôle qu’il attribue au cinéaste, sorte d’apôtreprotecteur qui relie les liens cassés, distendus), Phili-bert ne tombe jamais dans le discours bien pensant,dans l’optimisme à tout crin, dans la solutionnite ai-guë. La souffrance est là, palpable. Les plaies sont là,longues à cicatriser. Mais le bien fait son œuvre. Alors,

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versent la vie des élèves et celle des spectateurs en leurfaisant du bien. Et qu’on ne me dise pas qu’il y a su-percherie ou alors pour les sourds et les aveugles.Lorsqu’on nous montre ce pays aux paysages gran-dioses et inquiétants, lorsque Philibert filme la re-cherche de la petite fille disparue, qu’on ne me disepas que ça nous est donné à voir de manière docu-mentaire, vériste. Qu’on ne me dise pas qu’à cet ins-tant, dans ce grand champ pas encore moissonné oùles silhouettes des enfants disparaissent dans lesherbes, où chacun s’égare et appelle désespérément,on n’a pas basculé depuis longtemps dans le mondede nos rêves et de nos cauchemars ; la manière mêmedont l’affaire se conclut – juste une voix, je crois, quiannonce qu’on a retrouvé la fillette – nous indiquebien qu’on n’est pas dans le reportage mais bien dansla fiction. Car ce que n’ont pas compris ces gens quin’ont plus de leur enfance qu’un souvenir lointain etdéformé, c’est que le cinéma de Philibert a une fonc-tion : celle de la réparation.

Tout comme cet homme, cet instituteur, nous ra-conte comment enseigner revient pour lui à réparer lasouffrance du père, les films de Philibert s’adressentavant tout au spectateur. Non pas pour l’informer,pour le documenter, mais dans ce qu’ils pressententde son intérêt (au spectateur) pour les sourds, les fouset les enfants. De ce qu’il vient y chercher. Et ça, latélé ne le comprendra jamais. Ce qu’il vient chercher,c’est un entre-deux. Entre l’autre et soi, entre ce quine nous appartient pas, ce que nous ignorons, ce quifait partie de l’autre monde et ce qui, à travers cettealtérité irréductible, vient nous parler de nous. Nousne cherchons donc pas à nous informer mais à mesu-rer, proximité et différence, à évaluer la distance, ànous égarer dans les limbes, les frontières indécises,les entre-deux féconds où les mots, la pensée, l’analy-se ne suffisent plus à comprendre, à saisir, à ressentir.C’est justement dans la singularité poussée à l’extrêmepar une mise en scène qui ne cache pas son interven-tionnisme que quelque chose surgit que nous recon-

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anéantirait, tuerait notre espoir. Mais cet acte de reconstruction (fictio, en latin, veut direconstruire) s’opère sans jamais cacher l’artifice qui faitémerger la fiction au sein du réel (le montage, la mu-sique, le lyrisme dans les plans sont là notammentpour nous le rappeler). Un cinéma qui, comme avant,aurait cette fonction de réparation, mais avec les outilset l’état de conscience d’un spectateur d’aujourd’hui.Traquer du mythe, du rêve et du désir pour continuerà vivre, simplement.

Mais ce qui fait surtout qu’on y croit, encore, à nou-veau, à ces mythes, dans les films de Philibert, tient àla manière dont il nous montre qu’ils ont du plombdans l’aile. Il est inquiet, le mythe. Il part en déconfi-ture, il pourrit, il moisit au fond d’un placard, dansune cave humide. Jusqu’au jour où des dames et desmessieurs très sérieux, en blouse blanche, bleus detravail, costumes et lunettes cerclées de métal se pen-chent sur son chevet. Avec un grand sérieux, commeles sorciers d’antan, ils auscultent le malade, évaluentles dégâts, calculent le coût de la résurrection. Maislorsqu’on les regarde de près, en y prenant le temps –ce que fait la caméra de Nicolas Philibert –, alors onvoit sous leur masque d’adultes sérieux et compétentsresurgir au coin de l’œil le plissement jubilatoire del’enfant. Le réalisateur nous montre que maintenir envie le rêve est une affaire sérieuse, un travail importantqu’il faut savoir confier à de grands enfants. Qu’ils’agisse de ces messieurs et dames très érudits du Mu-séum d’histoire naturelle (Un animal, des animaux) oudes 1 500 employés du musée parisien (La Ville Louvre),ils ont tous en commun cette profonde application desenfants quand ils jouent. En face d’eux, rien que desobjets apparemment. Tout au plus, des œuvres d’art.Mais là encore, l’insistance de la caméra, le contre-champ saugrenu qui surprend l’expression, ici d’unestatue antique, là d’un babouin empaillé, nous disentautre chose. Ceux-là, d’en face, semblent dotés d’uneprésence, celle des morts, celle des errants et lors-qu’on vient les réveiller au fond de leur oubli, ils sem-

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bien sûr, on pourra dire que Philibert évite les sujetsqui fâchent, les endroits où ça brûle, les questions quidérangent. Lorsqu’il filme à La Borde, la questionpourtant centrale du recours aux traitements psychia-triques classiques (neuroleptiques notamment) n’estpas abordée. Juste un gros plan de mains d’infirmierremplissant des verres de gélules multicolores vientnous rappeler que ces patients sont soumis à des chi-miothérapies intensives, limites d’une expérience quele film n’affronte pas. Pas plus qu’il n’évoque les effetsde ces traitements puissants qu’on continue de quali-fier de « secondaires » là où ils transforment fonda-mentalement l’aspect, l’attitude et la perception despensionnaires. C’est la limite de son cinéma, d’êtrenon pas du côté mais à côté du pouvoir (pas n’importelequel quand même, un pouvoir « humain »), limitequ’on peut critiquer mais sans laquelle il ne peut plusy avoir cette fonction subtilement réparatrice. Car lecinéma de Philibert n’est pas celui d’une modernitédésenchantée « sans secret derrière la porte », commedisait Serge Daney, pas plus qu’un cinéma de dénon-ciation ; il n’est pas non plus la représentation d’uneimpossibilité, d’un hiatus entre les êtres ou la mise enscène de l’écart qui les sépare des institutions qu’ilsreprésentent (c’est plutôt l’affaire de Depardon). C’estplus ancien que ça, ça vient d’avant, d’une idée trèsancienne et très belle selon laquelle le cinéma est là unpeu pour nous réparer, pour contrebalancer l’horreurdu monde, pour être du côté de ceux qui souffrent,des opprimés. Un cinéma chrétien revisité. Il y aquelque chose de John Ford dans la manière qu’aPhilibert de nous faire croire encore aux histoires sansnous rouler dans la farine. Un John Ford qui auraitpris en compte le chemin de la Modernité, sa démys-tification, son désenchantement, et qui chercherait,sans cynisme ni calcul, sans arnaque, sans esbroufe, ànous faire croire encore, ici et maintenant, dans lemonde tel qu’il est. Quitte à le travestir, quitte à letransformer, quitte à le choisir, quitte à le reconstrui-re en gommant ce qui ferait trop mal, ce qui nous

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ses copains… celle de cette silhouette enfantine dansun labyrinthe de miroirs… Mais cette solitude là, bel-le, grande, encore portée par les rêves, hantée par lessouvenirs des morts, par les blessures passées, saits’entourer des autres sans jamais oublier. Commedans cette si belle et si simple remise des prix en find’année aux élèves mal entendants de l’école du Paysdes sourds, on retrouve les trois éléments qui consti-tuent le petit théâtre de Nicolas Philibert : celui quiest en danger (l’enfant, le fou, l’alpiniste), celui quidonne et qui transmet (le prof, le savant, l’infirmier) etl’objet mythique, parfois en déshérence mais quiconserve malgré tout sa fonction symbolique (le prix,le sommet vaincu, le vestige restauré, le spectacle créé,l’œuvre d’art rénovée), qui fait toujours lien grâce à sanouvelle résurrection. Comme le cinéma classiquepour le spectateur, chaque fois, on est surpris, ça (re)marche alors qu’on n’y croyait plus.Frédéric Sabouraud

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blent pris entre stupéfaction, crainte et ironie de voirtous ces vivants s’affairer si sérieusement, avec tant demoyens, tant de vanité mais aussi tant d’amour, au-tour de leurs vieilles dépouilles. Que vont-ils encorefaire de nous ? A quelle nouvelle mise en scène vont-ils nous assaisonner ? Ce qu’on sent poindre, derriè-re l’inquiétude, c’est la présence palpable de la viedans ces objets inanimés dont on ne doute plus qu’ilsaient une âme. Comment oublier, dans Un animal, desanimaux, ce contrechamp merveilleux d’un gibbon oud’autres animaux intrigants qui semblent éberlués enentendant la très sérieuse conservatrice expliquer àses collègues de sa voix pointue que « la communautéscientifique est tout à fait satisfaite »… Dans cette ma-nière de redonner un droit d’exister au sein du mon-tage à ceux qu’on n’avait fini par ne plus considérerque comme de simples choses, le film vient nous rap-peler la relativité, la drôlerie et la nécessité de l’œuvrehumaine à travers son goût obsédant de la conserva-tion. Et il nous met dans le coup, nous associe au tra-vail, nous autres spectateurs, nous fait participer depar notre regard à cette résurrection. Comme on ré-pare les statues, on recolle ses vieux mythes, on les re-met en forme, inépuisables sources de rêve, repré-sentations essentielles de nos peurs, de nos crainteset de nos démons dans un monde qui ne jure plus quepar la science et l’information.

Pourtant cette réparation semblerait artificielle, ré-ductrice, bien pensante si elle n’était pas, en toute fin,traversée par un sentiment irréductible. Entre le re-gard du vieil homme qui supervise les derniers pré-paratifs avant la réouverture de la galerie de l’évolu-tion, les larmes à peine masquées de l’instituteurlorsqu’il quitte « ses » enfants le dernier jour de l’an-née, le regard perdu de ces animaux naturalisés et ce-lui, profond comme les abîmes qu’il a dominés, del’alpiniste Christophe Profit dans Trilogie pour un hom-me seul, on sent poindre la même profondeur sans fin,la même solitude. Celle de l’enfant qui pleure dans lePays des sourds parce qu’il n’a pu poster la lettre avec

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« Etre et avoir » de Nicolas Philibertou les premiers pas sur la Lune

par Anne Brunswic

Etre un petit paysan et avoir devant soi le grand livre dumonde, être au chaud dans la classe et avoir les yeux ou-verts sur le dehors, être timide et avoir le courage d’af-fronter les autres, être malheureux et avoir foi en l’ave-nir, être enfant et avoir pour guide un adulte, être élèveet avoir un bon maître, être le maître et avoir dans sesmains l’avenir du monde. Etre et avoir, le dernier film deNicolas Philibert, conjugue librement, au fil des moisqui passent dans une classe unique rurale, les deuxauxiliaires. Avec une nette préférence pour « être » quine surprendra pas les familiers du réalisateur.

Si l’on met de côté le spectateur enseignant qui râlecontre cette image passéiste du hussard en sabot et leciné-puriste qui s’insurge contre l’entorse délibérée auxcanons du documentaire de création que constitue laséquence d’interview enchâssée au milieu du film, lepublic à la sortie de la projection arbore un sourirecomblé. Comme si le film lui avait apporté en 1 h 44 mi-nutes un concentré de bonheurs. Etre et avoir, est sansconteste un beau film, et en plus un film qui fait du bienpar où il passe.

Le bonheur d’apprendre. Vue par le cinéma, l’écolen’est le plus souvent qu’un lieu d’ennui mortel éven-tuellement entrecoupé de rébellions plus ou moins ly-riques (Zéro de conduite, Les Quatre cents coups). Les ca-méras de cinéma préfèrent nettement les cours de

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leur a permis de se hasarder en terrain inconnu en as-sumant les risques. Celui du cinéaste qui réussit àrendre cet exploit aussi passionnant que les premierspas de l’homme sur la Lune. On n’aura jamais si bien fil-mé le bonheur d’apprendre.

Le bonheur pour l’élève, pour le maître et surtoutpour le spectateur semble proportionnel à la difficultévaincue. Elle n’est donc pas minimisée comme elle l’estdans tant de publi-reportages bien pensants qui van-tent les bienfaits des innovations pédagogiques, qu’ellessoient à base technologique (e-learning, etc..) ou mana-gériale (évaluation formative, dynamique de groupe,etc..). Dans Etre et avoir, le savoir ne se laisse pas attra-per tout seul, il faut vaincre des résistances que l’onconstate sans toujours les comprendre. Un petit se re-fuse à passer du 6 au 7. Le maître a beau insister, lescamarades ont beau souffler, après 6, pour lui, il n’y aplus rien. Un autre ne parvient pas à dire « une amie ».« Une copine » s’obstine-t-il à répondre. Après trois ouquatre tentatives, le maître lâche prise. Il y reviendrasûrement, mais plus tard. Dans son métier, le secret,c’est la patience. On ne force pas les plantes à pousser,on ne peut que les arroser et leur offrir un peu d’en-grais. Idem pour les enfants. L’instituteur n’est pas unPygmalion, il n’est qu’un bon jardinier.

Les familles en contrepoint. Le film accompagnequelques élèves chez eux. On les voit balayer l’étable,manœuvrer le tracteur, faire déjeuner une petite sœur,réviser des tables de multiplication, le tout dans des lu-mières plutôt faibles et indirectes. Tandis que l’école estle lieu où l’enfant se hasarde chaque jour en terrain in-connu, la maison perpétue la routine. Et les parents quiveulent participer aux devoirs scolaires ne font qu’em-brouiller les choses. « Tu veux une gifle » lance une mè-re à un fils emmêlé dans ses calculs. Obscurantisme desfamilles versus lumières de l’Ecole. La démonstrationculmine avec une scène truculente : autour du fiston enmal de multiplication la famille en grand débraillé s’as-semble peu à peu entre le fourneau et la toile cirée et

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récréation et les dortoirs aux salles de classe. Du bon-heur d’apprendre, il est rarement question. Même le my-thique Cercle des poètes disparus qui peint l’amour d’uneclasse pour un professeur « charismatique » n’évoque pasce qui est au cœur de l’école et des longues années quel’on y passe : l’apprentissage. Ce sujet traîne après lui laréputation d’être peu photogénique et peu vendeur.

L’une des premières séquences de Etre et avoirmontre un bonhomme de quatre cinq ans juché sur unechaise et s’efforçant très sérieusement de fixer au ta-bleau, à l’aide de punaises magnétiques, une affiche net-tement plus grande que lui. L’équilibre est bancal : lespectateur s’attend à voir l’enfant basculer, patatras, avectout ce qu’il tient dans les bras. Contre toute attente, legamin réussit. Cet exploit minime, fixer au mur un pos-ter pédagogique, Philibert réussit à en tirer une sé-quence de cinéma à laquelle rien ne manque, ni le petithéros auquel on s’identifie, ni le suspense né de la crain-te devant la catastrophe imminente, ni le happy end.

L’élève, comme l’indique lumineusement cette scèneinaugurale est quelqu’un qui se hisse et se hausse, quel-qu’un qui grandit et que l’Ecole s’attache à faire monteraussi haut que possible. Il est ici question d’élévation etnon d’élevage, on l’aura compris.

Variation sur le même canevas : le même Jojo (déci-dément, le cinéaste n’a d’yeux que pour lui) s’essaye avecune copine au maniement de la photocopieuse. Dans lejeu des essais erreurs, cette fois c’est l’erreur qui l’em-porte. L’humour naît du montage avec l’interventionmuette et prévisible du réparateur de photocopieuses.

Autre variation : les plus petits élèves cassent desœufs pour la pâte à crêpe de la Chandeleur. Certes lemaître n’est pas loin et circonscrit les dégâts mais ons’attend au pire. La probabilité que les gamins de quatreans réussissent à faire arriver l’œuf dans le saladiersemble faible, autant leur demander de loger un ballondans un panier de basket (à 3, 05 mètres du sol). Cer-tains y parviennent tout de même et l’on a envie d’ap-plaudir ce triple exploit. Celui des élèves qui viennent decasser le premier œuf de leur vie. Celui du maître qui

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répond encore l’enfant. – Mais non, 1001, 1002… Etaprès un million ? – Rien… – Et après un milliard ?… »Jojo commence à se lasser du jeu mais le maître conti-nue jusqu’à ce que le gamin entrevoie le concept d’in-fini. La patience du cinéaste réussit à se mettre au dia-pason. L’art du film comme l’art d’enseigner tient dansune certaine durée, durée des regards, et des situationsd’où naît une chronique émerveillée.

Symphonie pastorale. Dedans, dehors : dès les pre-mières minutes, le film installe ces deux espaces. Ilssont d’abord opposés, dehors la nuit, dedans la lumiè-re ; dehors la tempête de neige, les bœufs affolés, lesfermiers à la peine, dedans, le silence, le calme, la cha-leur. A mesure que le film avance, les termes de l’op-position se rapprochent. Les champs dessinent au prin-temps des géométries de rêve (magnifiquement filmées)qui répondent aux figures tracées sur les cahiers d’éco-lier. L’été achève de résoudre la contradiction et, avantmême la date officielle des vacances, la classe est déjàaspirée par le dehors. On installe les tables dans la couret l’on part en pique-nique à la montagne. Le bâtimentde l’école, les élèves et le maître, tous sont enracinésdans cette campagne qui les nourrit et les inspire. Etreet avoir distille un bonheur oublié, celui d’un rapportprofond avec la nature, intime et nécessaire.

Pour que les enfants puissent prendre le risque de setromper sans se mettre en péril, que les petits puissentdevenir grands et leur intelligence s’épanouir, il faut del’ordre. De ce point de vue là, comme pour le jardina-ge, le maître est de la vieille école : celle où l’on disait« Monsieur » en levant le doigt, où l’on attendait deboutderrière sa chaise la permission de s’asseoir. La loi qu’ilimpose est certes un peu désuète mais bienfaisante. El-le n’est oppressive que dans la mesure où l’on juge abu-sif d’inculquer le respect de l’autre et de la parole don-née, la fierté du travail bien fait.

Mais le maître fait mieux qu’imposer la loi, il la faitrespecter et s’attache à la faire aimer. Une scène d’uneintensité magnifique le montre, celle où il contraint les

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fait entendre sa magistrale cacophonie. Satire drôle, ja-mais féroce. La ferme ne peut donner que ce qu’elle a,avant tout sa chaleur humaine. Pour l’intelligence,mieux vaut faire confiance à l’école nous glisse mezzavoce Etre et avoir.

Le bonheur d’enseigner. Ce maître expert en jardina-ge des intelligences, Nicolas Philibert y tient tellementqu’il le filme en dehors de sa classe, occupé à tailler sesrosiers. De cette unique séquence d’interview, on re-tiendra que ses parents, un ouvrier agricole andalou ma-rié à une Française, ne ménagèrent pas leur peine pourqu’il échappe au dur travail de la terre. Le fils affirma debonne heure une vocation pour l’enseignement. Il a eula chance de faire des études mais sans rompre le lien.C’est en paysan (d’autrefois) qu’il conduit sa classe, res-pectueux des saisons, des rythmes naturels et des pro-priétés de chaque sol : les tomates ont besoin de soleilautant que les violettes demandent l’ombre. La succes-sion des saisons au dehors filmée dans un tremblementde bonheur (depuis les neiges de décembre aux blés do-rés de juin) inscrit le temps scolaire dans le temps solai-re, du froid vers le chaud, de l’obscurité à la lumière.

Eloge de la lenteur, le film s’ouvre sur une séquencede tortues explorant le linoléum de la salle de classe en-core déserte au petit matin. L’enfance est une promes-se ; la jeune pousse a besoin d’un jardinier patient. Maisla leçon de la tortue s’adresse aussi au cinéaste : dans lecinéma documentaire, « rien ne sert de courir… ».

Combien de temps faut-il pour apprendre à lire et àcompter ? Pour savoir voler de ses propres ailes ? L’en-seignant donne sans compter, sans chronométrer, sansbousculer. Il prend d’autant mieux son temps que lesenfants arrivent dans sa classe à l’âge des couches-cu-lottes, hochet en bouche, et le quittent sept ou huit ansplus tard pour partir au collège. Avec lui, ils ont letemps de grandir. Sa patience est infinie comme le sug-gère entre autres une scène consacrée à l’infini desnombres. « Après cent ? » demande-t-il à Jojo (encorelui). « Rien. – Mais non, 101, 102… Et après 1000 ? – Rien,

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bien se montrer proche sans familiarité, bienveillantsans condescendance, protecteur sans possessivité de-vient un peu pesant. « Tu viendras me voir l’an pro-chain ? » demande-t-il à celle qui part au collège. Sou-ci de protéger cette jeune fille fragile et timide, oucrainte de la retraite qui sonne le glas et de l’adieu dé-finitif aux enfants ? Les enseignants, même lesmeilleurs, sont faits pour qu’on les quitte sans se re-tourner. On a de la peine pour lui dont la vie s’estconfondue avec l’école qui était aussi sa maison, sa vo-cation, sa raison de vivre. Derrière l’angoisse du maîtrevoyant partir ses élèves pointe celle du cinéaste voyantdisparaître l’école de ses rêves.

Le temps du film épousait la spirale lente des sai-sons, il avançait au rythme quasiment imperceptibledes maïs qui poussent et des enfants qui grandissent.L’épilogue le fait basculer dans une temporalité qui dé-coupe brutalement un avant et un après : adieu la chro-nique, bonjour le drame.

Du cinéma avant toute chose. Etre et avoir a ren-contré dès sa sortie un public nombreux et enthou-siaste. Ce qui le menace aujourd’hui, c’est d’être vucomme un film sur l’école, et à ce titre-là, de devenirun spectacle de première partie, introductif à un dé-bat de société comme notre société en mal de débatssait si bien s’en inventer. La liberté d’expression nepermet pas qu’on interdise aux amateurs de débats pé-dagogiques d’en rendre compte. Il le faudrait bienpourtant à voir l’épaisseur des contresens qu’il susci-te : certains y voient un plaidoyer pour le maintien desclasses uniques, une apologie passéiste des blousesgrises et de la pédagogie de papa… On a envie de crier« Stop ! » « Bas les pattes ! », Etre et avoir est un beaufilm, œuvre de l’un de nos meilleurs cinéastes d’au-jourd’hui, qui parle de l’essentiel – la naissance, lamort, la transmission – de tout ce dont notre société sedétourne aujourd’hui, et il en parle avec les moyensdu cinéma, avant tout la justesse d’un regard.Anne Brunswic

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deux plus grands de la classe à vider leur querelle. Pa-tiemment, il les aide à mettre des mots sur leurs bles-sures, et les deux garçons, oubliant complètement laprésence de la caméra, surmontent leur différend etconcluent, dans les larmes, à la nécessité de faire la paix.

La bonne distance. Lors de la journée sur ce thèmeque Nicolas Philibert avait organisée à Lussas (août2000) avec Serge Lalou, il disait en substance « la bon-ne distance n’est pas fixée une fois pour toutes, ellen’est pas le fait de gens qui prétendent savoir garderleurs distances comme s’ils savaient à priori à combiende centimètres il faut se placer des autres ». Dans Etreet avoir, la bonne distance se cherche en permanence.Elle est au plus près des plus petits avec lesquels onpartage les premières aventures : premiers chiffres,premières lettres, premières culbutes. Elle est plus loindes grands qui, déjà presque adolescents, préserventleur bonne part de secrets. Avec l’instituteur, leschoses se compliquent et parfois se gâtent. Le débutdu film se concentre sur le dehors de la classe (lesbêtes, les gens, les arbres sous la neige) et les petiteschoses du dedans (tortues, poissons, feutres etgommes). Peu à peu, on découvre la classe comme uncollectif humain dont la raison d’être est d’apprendreà vivre ensemble en devenant plus humain (citationlibre de Confucius). Les élèves baignés de la lumière(de la raison ?) rayonnent. L’instituteur n’est qu’unopérateur, un deus ex machina discret. Mais à mesureque le film avance, Philibert le met davantage en scè-ne. Il lui fait jouer une scène farfelue où, à l’occasiond’une dictée, le maître en compagnie de ses grandsélèves s’attendrit sur ses trente-cinq ans de carrière. Ill’extrait de sa salle de classe pour l’interviewer devantses rosiers. Il l’installe dans des tête-à-tête qui tiennentplus du soutien psychologique (bricolé avec un bon-heur inégal) que du soutien scolaire. A mesure que lemaître devient la vedette, le sens du film s’infléchit.

Vers la fin, la liberté allègre laisse place à une atmo-sphère alourdie par l’angoisse. Le maître qui savait si

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« Entre nous »(Sur « La Moindre des choses », de Nicolas Philibert)

par Jean-Louis Comolli

(Au second semestre 2000, un séminaire dont le motif étaitle « corps filmé » s’est tenu aux Ateliers Varan. Pour la pre-mière séance de ce cycle, j’avais choisi de montrer « LaMoindre des choses », de Nicolas Philibert (1994) 1/. Lesnotes qui suivent sont la retranscription, relue, réécrite etquelquefois augmentée, de cette séance. 2/)

Ce film pose la question du corps filmé dans toute sonétrangeté : nous, spectateurs de ce film, nous sommesconfrontés à la question du corps de l’autre – qui estaussi la question de l’altérité de tout corps.

Pour moi, ce film est tout entier dans l’affirmationque la question fondamentale du cinéma est bien cel-le de la relation entre corps filmé et machine filman-te. Comment analyser ce qui se passe entre le ou lescorps filmé (s), le ou les corps filmant (s), le corps duspectateur, et le dispositif machinique qui les relie lesuns aux autres, qui les relie à travers lui – et seulementà travers lui ? Qu’en est-il des relations entre ce quiest d’un côté (corps filmants) et de l’autre côté de lamachine (corps filmés) – le corps du spectateur setrouvant en quelque sorte des deux côtés à la fois, suc-cessivement ou en même temps, selon la loi obscured’un désir d’ubiquité… d’un désir de se diviser ou dese couper – appelons cela : projection – qui, pour im-possible et irrationnel qu’il puisse paraître, est la

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La Moindre des choses, DR

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est l’écho ou la surface de rebond du regard del’autre.

A la différence de beaucoup d’autres films sur la fo-lie 3/, ce film nous montre des malades relativementtranquilles, même si l’intensité de leur souffrance nefait pas de doute ; on est dans une clinique qui est à lapointe de la recherche en psychiatrie et d’autre partles cas lourds ne sont pas là, ou en tout cas ne sontpas filmés, ou en tout cas ne sont pas filmés commetels : s’ils sont là, ils restent hors-champ ; ou s’ils sontquelque part dans le champ, on ne les distingue pas,rien n’est fait pour les désigner. Ainsi, tous ceux quisont filmés – et quel que soit le « degré » de leur éga-rement – d’une manière ou d’une autre nous inter-pellent, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas absents du geste même de filmer, qu’ils en sont partie prenante,qu’ils le savent d’un savoir peut-être non toujours ounon absolument conscient mais tout à fait certain(quelque chose qui renverrait à l’« auto-mise en scè-ne » 4/) . C’est le principe du film. Ils interpellent ce-lui qui les filme, ne serait-ce que par un regard an-goissé, une attente du corps crispé, un silencesoudain ; c’est par exemple, au début du film, cettemobilisation intense montrée par la femme qui arrivedans le cadre pour chanter Eurydice – appelons ça un« effet de présence », effet qui ne peut se percevoir, jecrois, que comme une demande à nous adressée, à lamachine adressée, à Philibert, d’être là avec elle, dene pas la laisser seule, d’être avec elle dans le miroir.Les sujets filmés nous montrent qu’ils ont besoind’impliquer celui qui les filme – qui n’est en sommequ’un éclaireur, à l’avant-poste, sinon à l’avant-gardede celui qui les regarde ; c’est comme un échange debons procédés : je vous filme, c’est que vous existezpour moi, pour nous ; si vous me filmez, c’est quej’existe pour vous… Une circulation se fait entre cestrois pôles qui constituent la relation cinématogra-phique. Ainsi, et cela n’est pas sans conséquences ycompris dans la sphère des idées, les questions de l’al-térité et de l’aliénation sont réouvertes, laissées

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condition même de participation à la scène, à la re-présentation ? Qu’en est-il en somme de cette placeimpossible du spectateur quand, sur la scène, aucuncorps représenté n’est tout à fait à la place que la so-ciété (ou l’idéologie, le système de croyances, lesnormes médiatiques, etc.) lui assigne ?

Je désigne ici un triangle : corps filmé/corps fil-mant/corps spectateur. Le film de Philibert construitet reconstruit sans cesse l’équilibre de ces trois pôles.Je dis « reconstruire » ou « construire », ce qui suppo-se que ce triangle est détruit ou déconstruit en per-manence, que cette triple polarité est menacée de ré-duction ou de simplification, que le système même duspectacle tend à protéger le spectateur, à lui donnerune « bonne place » depuis laquelle il pourrait consi-dérer les heurs et malheurs de l’autre filmé, les ava-tars ou les tourments du corps filmé de l’autre en tou-te quiétude et en toute maîtrise. Telle est la place quele système de la visibilité sociale – la généralisation duPanoptique de Bentham relu par Foucault – nous at-tribue : une bien illusoire place de maître : le spec-tacle déroule pour nous ses splendeurs ou ses hor-reurs et nous n’avons plus qu’à en savourer le goût.Et le spectacle de la folie de l’autre ne ferait lui nonplus pas exception : l’autre filmé serait bien du côtédes aliénés, le spectateur lui ne le serait pas…

La mise en scène de Philibert, dans la confronta-tion répétée qu’elle organise des regards regardantset des regards regardés, par le passage qu’elle inscritde la place de spectateur à celle d’acteur, de celle desujet de l’institution à celle de performer de la re-présentation, nous interdit de nous considérer, nous,spectateurs du film, comme protégés dans l’ombrede la salle : nous sommes littéralement pris à partie,pris comme partie par les pensionnaires de la cli-nique de La Borde qui sont aussi les acteurs de lapièce de Gombrowicz et les personnages du film dePhilibert. Nous ne pouvons jamais oublier que c’estnous qui sommes en train de voir et qu’ainsi il s’agitavant tout de notre regard. Notre regard en tant qu’il

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pourrait appeler le devenir-conscient. Ce processusdans lequel sont entrés les patients de La Borde estexactement celui auquel le film invite son spectateur.La dernière réplique (qui vous a fait réagir) est extrê-mement forte : quand Michel, sublime réplique, dit« On est entre nous mais vous aussi vous êtes entrenous », c’est bien de l’« entre nous » de la séance ci-nématographique qu’il s’agit. Cet « entre nous » est ce-lui auquel ouvre le cinéma, l’utopie à laquelle il don-ne réalité. « Entre nous » ce serait également laformule égalitaire du cinéma dont je parlais à l’instant,telle que l’accent se porte sur ce qui est commun(« nous ») et sur ce qui relie (« entre »). La machine ci-nématographique, la caméra précisément, effectueune sorte de mise à plat, de remise à zéro des corpsfilmés justement parce qu’elle enregistre et restituetoute leur singularité sans égale : la singularité dechaque corps est telle qu’elle ne peut renvoyer qu’àl’extrême de toute singularité : elle est ce que tous onten partage, d’être – au cinéma – extrêmement singu-liers. Le théâtre a créé et favorisé les types (la com-media dell’arte, Molière, le théâtre napolitain, Eduar-do de Filippo, Totò, etc.). Le cinéma n’a jamaisvraiment aimé les types, les caractères prédéterminés,les corps et les langages programmés comme des ma-chines, il a aimé la distinction absolue de chaquecorps, l’unique de chaque individu. Les caricaturesdont sont si proches les types théâtraux ou les typespublicitaires deviennent faibles au cinéma. Le grandacteur est avant tout unique. Charles Laughton, GaryCooper, Cary Grant, James Stewart, Henry Fonda,Robert Mitchum ne sont jamais « typés », quoi queveuille leur costume ou leur personnage. En faisanten sorte que chaque distinction soit remarquable, lecinéma nous invite à n’opposer entre elles que des dis-tinctions. Rien d’indistinct, rien qui ne soit appro-priable. Les corps filmés certes s’opposent ou s’af-frontent, mais toujours selon la loi cinématographiquequi veut que ce soit entre eux et nous que cela se joue.La scène cinématographique plus encore que la scène

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béantes, non résolues, posées et reposées sans cesse(ce sont en effet des questions qu’il convient d’acti-ver, qui demandent un peu de travail pour demeureractives) : il s’agit moins de savoir à qui nous avons àfaire, que de ressentir que si nous avons à faire avec ceà qui c’est aussi en tant que nous-mêmes. Quel estnotre rapport à nous-mêmes quand ce rapport est re-présenté, c’est-à-dire remédié, par la figure de l’alié-né ? Si l’autre filmé, celui qui se dit aliéné ou que l’ins-titution soigne comme tel, est entré dans une relationavec nous, spectateurs, et qu’il nous propose en som-me un dialogue des consciences, même altérées – laconscience de sa conscience de cette relation –, qu’ilnous constitue ainsi comme interlocuteur, c’est quenotre place est reliée à la sienne et que peut-être cesplaces sont interchangeables. Telle est la question quianime le film de bout en bout. C’est la question mêmeque pose la pratique de La Borde : que la frontièreentre soignés et soignants, sans être abolie, apparais-se comme poreuse, avec l’espoir ou le désir planantdans les têtes des uns et des autres qu’elle soit réver-sible. Le cinéma serait radicalement égalitaire (Daney),au sens où il s’intéresse autant sinon plus aux faiblesqu’aux forts, et que les corps filmés sont traités égale-ment par la machine. Cet égalitarisme ne l’est qued’exalter les particularités, les distinctions, lesnuances, les miroitements infinis de l’altérité filmée –filmée, c’est-à-dire rapatriée, apprivoisée : l’autre ab-solu ne se laisse pas filmer. Telle est l’utopie cinéma-tographique : en dépit de son altérité, l’autre s’est pré-senté dans une proximité, il est resté devant lamachine, ou plutôt avec elle, et du coup résonne aucœur des particularités (morphologiques, psycholo-giques, culturelles, etc.) l’accord majeur de l’univer-salité. Philibert filme donc l’utopie même du cinéma ;mieux : il filme pour que renaisse cette utopie.

Il y a déjà dans l’entreprise de La Borde l’idée quela folie se traite aussi par la mise en question de l’ins-titution qui traite la folie. Une mise en abyme des res-ponsabilités et des places, dont l’enjeu est ce qu’on

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moment où, dans une bande tournée par la police bo-livienne ou la CIA, l’image du cadavre du Che assas-siné se renverse, passant de la figure pitoyable du gué-rillero abattu à celle d’une sorte de Christ rayonnantet rédempteur…).

Pour le dire autrement, par moments les corps quel’on voit nous apparaissent comme disjoints de notrepropre fonctionnement dans leur manière d’être, deparler, de bouger, de marcher… et à d’autres mo-ments, non. Ils se sont mis à notre pas, à notre main,à notre portée. Cette bascule improbable et troublan-te est l’utopie que réalise l’opération cinématogra-phique. Le cinéma permet de découvrir que les fron-tières, les barrières, les cases ne sont pas fermées àjamais, qu’entre elles il y a une circulation qui est réel-le, et qui l’est, réelle, d’abord parce qu’elle nous im-plique dans son mouvement.

Le ressort de l’opération cinématographique est demettre en question – en doute – notre capacité de voiret d’entendre : de nous ouvrir à une perception desêtres et des choses du monde que nous n’avons pastoujours dans la vie ordinaire, dans la mesure où notreperception est organisée, informée, déterminée engrande partie par les schèmes idéologiques qui circu-lent, et dans le cas précis par la manière dont chaquesociété traite ses « cas-limites ». Au cinéma, nous le sa-vons, il n’y a pas de « cas-limite ». Ou alors, tout « cas »est « limite », ce qui revient au même. Il n’y a pas plusd’étrangeté à filmer celui qui sait que celui qui ne saitpas, celui qui erre que celui qui n’erre pas. Philibertfilme chaque être et chaque chose comme non étran-gère. Il est clair que le film que nous venons de voiraurait été impossible s’il y avait eu dans l’esprit deceux qui l’ont fait un schéma quelconque de répres-sion de « la folie », voire de méfiance à l’endroit d’unealtérité problématique. Mais le cinéma lui-même, c’estce que je tente de dire, n’est pas « répressif », il est mê-me fait pour accueillir ce que les sociétés prétendentrejeter. C’est bien parce que ce schéma répressif a étéévacué, c’est bien parce que l’appareil de savoir sur la

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théâtrale refoule tout « dehors », ou plutôt n’acceptece qui n’est pas elle qu’en en faisant une part d’elle-même : par un tour supplémentaire de mise en aby-me. Je pourrais dire que tout corps filmé accède à cet-te dimension d’une communauté cinématographiquequi fait (Daney) que deux ennemis dans un duel setuent, oui, en partageant le même cadre cinématogra-phique. (Ou : comment filmer l’ennemi s’il n’est paslà, devant la caméra, et donc pas si « ennemi » que ça ?)Il faut ici entrer dans une logique du paradoxe. Plus lacaméra singularise les corps filmés (A n’est pas B quin’est pas C, etc.), plus elle invite à les accepter commetels, plus il devient difficile de choisir les uns contreles autres. La pointe aiguë de la distinction entraîneune difficulté à choisir entre les distinctions. Cette dif-ficulté à choisir clairement son camp (son ou ses corps)est constitutive de la scène cinématographique : lespectateur est des deux côtés, je l’ai dit, dans la salleet sur l’écran, il est lui-même corps imaginaire erranten projection parmi les corps filmés et projetés surl’écran de la salle. Quelque chose de ce corps errant,flottant, s’accroche sans doute à chacun des corps fil-més. Nicolas Philibert joue de ce retour de l’indis-tinction au sein de la distinction : tous les corps filmésdans La Moindre des choses sont remarquables et in-comparables, et pourtant il m’est difficile, spectateur,de repérer facilement lequel est passé de l’autre côté,lequel est dans sa folie, et lequel ne l’est pas. Celui quiparaissait l’être ne l’est plus, le spectacle l’a changé (jepense à celui qui devient un exquis petit marquis). Ladésignation, l’indexation, le repérage (le « typage », sil’on veut) ne vont pas de soi : il y a là, par les moyensdu plus simple cinéma, un démenti farouche apportéau dénigrement des corps opéré chaque jour dans lesmédias (télévisions mais aussi photos dans les maga-zines) où c’est toujours « l’identité » (au sens policier)qui gouverne l’image. (Heureusement, l’image quin’est pas bonne fille résiste à ces mauvais traitements,il arrive même qu’elle se venge : je pense dans le filmde Richard Dindo Che Guevara, journal de Bolivie, au

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fait que ceux qui sont là filmés ne sont pas plus fousque nous tout simplement parce qu’ils savent quenous sommes là, spectateurs, à les regarder nous re-garder. La « folie » du spectateur à regarder vaut peut-être celle qu’il y aurait à subir ce regard.

C’est aussi cela que je veux dire en parlant de lafonction égalitaire du cinéma : pas de division entreceux qui seraient de l’autre côté, le mauvais, et ceux,nous, qui serions du bon côté. Spectateurs, acteurs,les places s’échangent. Quand je suis acteur et que jete dis que je te regarde (« regard caméra », mais qui estaussi regard de spectateur), cela change ton regard surmoi puisque tu sais que je sais que tu es là. Les deuxcôtés de l’écran se mêlent : le regard se regarde 5/.

La puissance, ou plutôt l’insistance insidieuse decette opération de démonstration est accrue dans LaMoindre des choses par le fait, bien évidemment, que lespensionnaires de La Borde répètent avant de la jouersur scène une pièce de Witold Gombrowicz qui senomme précisément « Comédie », pièce sur la dérivedes sociétés hiérarchisées, la mise en miettes des ordressociaux, la manière dont une société se montre satis-faite d’être grotesque et violente (c’est dans le texte« déjanté » de la pièce). Une société trouée et cribléepar la désarticulation des paroles, la réduction du lan-gage à une série de lieux communs boiteux et proverbesapproximatifs. Les « personnages » de la pièce sont dessortes d’idiots, ici joués par des pensionnaires de LaBorde qui, d’une certaine manière, sont plus douésqu’eux. La mise à mal des conventions sociales dans lapièce s’opère et se traduit par une égalisation desplaces, des rôles et des corps. Corps joué et corpsjouant se valent probablement. Et même, au joueur re-vient le privilège de mettre à distance « son » person-nage, qu’il le joue « bien » ou qu’il le joue « mal ».

Ainsi, les « personnages » de Gombrowicz n’ont niplus ni moins de consistance que les acteurs de LaBorde qui les jouent et qui sont les personnages dufilm de Philibert ; leur parole n’est ni plus ni moinssensée ; leur délire ni plus ni moins alarmant. Mais ce

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psychiatrie ou sur la folie dont nous sommes plus oumoins les porteurs, si ce n’est les agents, a été mis decôté, c’est bien parce que ceux qui ont fait le film sesont débarrassés du bagage des préjugés et des idéesreçues sur « la folie » qu’ils ont filmé les pensionnairesde La Borde comme des hommes parmi d’autres. Maiss’ils ont pu se décharger de tout cela, c’est que le ci-néma leur dictait sa loi : les corps filmés, quelle quesoit leur identité, leur pouvoir, leurs idées, leurs souf-frances, sont d’abord des corps reliés à la machine parlaquelle d’autres corps les filment en vue d’êtreconfrontés, toujours par l’entremise de machines, auxcorps spectateurs. On ne sort pas du cercle des corps.

Une remarque : le film nous pose constamment laquestion de savoir à quel moment celui ou celle quiest filmé est en train de le savoir ou pas. Et voilà qu’unregard, un mot, une pose nous font savoir qu’il le sait– lui aussi ; et s’il le sait « lui aussi », comment ne lesaurions-nous pas, nous qui sommes censés savoir« nous aussi » ? La force du film tient au fait que, à unmoment ou l’autre, et parfois au moment où on s’y at-tend le moins, chacun des personnages nous apparaîtcomme étant conscient de la situation dans laquelle ilse trouve au moment même où il est filmé – où nousle voyons filmé –, et qu’il réagit à cette situation d’im-plication en l’avouant, en la désignant, en la com-mentant (« j’espère que le film est en noir et blanc »,dit l’un des pensionnaires), qu’il assume donc la rela-tion cinématographique dans laquelle il est engagéavec nous – en toute conscience. (Ce sont donc là des« acteurs » qui ne refoulent pas la dimension scéniquede leur existence ; brechtiens sans le savoir, ils nousindiquent qu’ils ne « jouent pas le jeu » de la fictionpuisqu’ils ont besoin de la fiction – de jouer – pourtoucher et faire toucher quelque chose de leur réalité.)

Filmer, ainsi, revient à provoquer et relancer chezles personnes filmées le passage d’une certaine non-conscience à une certaine conscience. Il n’y a pourainsi dire pas une seule scène du film sans un regard,un indice, un geste, un mot pour nous alerter sur le

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Ce qui permet à Philibert de mener cette opérationde rééquilibrage, de remise en circulation des places,des rôles, des corps, des paroles, c’est bien le systèmede la mise en abyme 6/ qui est porté ici au paroxysme.« Comédie » semble avoir été écrite pour La Borde etmême pour Philibert. Il y a là une rencontre dont seulle cinéma documentaire détient le privilège : l’heureuxdu hasard. Le travail que le film fait accomplir à ses ac-teurs – manifester la conscience qu’ils ont d’être filmés– fait bien sûr écho au travail des répétitions quiconduisent vers la fête de la représentation. Le travaildes corps passe par un texte extrêmement élaboréjusque dans sa dimension déglinguée. La mise en aby-me est aussi une mise en forme. Ce qui est élaboré,c’est un délire supérieur, plus puissant que le déliredes pensionnaires, c’est en somme un niveau supérieurde faiblesse capable d’absorber et de résoudre les fai-blesses mêmes des acteurs. Ainsi, les pensionnaires deLa Borde paraissent beaucoup plus « fous » quand ilsjouent la pièce de Gombrowicz que quand ils ne lajouent pas. Étant plus agités, plus incohérents ou plusdélirants quand ils sont dans le théâtre que quand ilsn’y sont pas (n’étant alors « que » dans le film), ils nousalertent quant à la place critique du théâtre dans nossociétés : mise en perspective et en relativité des mauxet des stigmates sociaux. Il n’a pas seulement théâtredans le cinéma, pièce dans le film : il y a mise en aby-me réciproque de la « folie » et de la « normalité » :l’une ne va pas sans l’autre, l’une va « dans » l’autre,dans un jeu d’échos, de dédoublements, de renvois etde relances sans fin. (La mise en abyme implique uneinfinitude, une non-clôture). Au moment où nous pen-sons avoir atteint un sol plus stable, ce sol se dérobe ;ce qui était en train de se faire se défait.

Comme celui d’un tournage de film, comme celuid’une séance de cinéma, le temps de la scène est untemps suspendu. Le monde est mis entre parenthèses,et avec le monde, la « folie » elle-même qui est déjàune mise entre parenthèses du monde. Les boîtesdans les boîtes. La Borde apparaît comme un bout de

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qu’ils n’ont pas et qu’ont ceux de La Borde, c’est – jus-tement – l’expérience de la performance qu’il y a àjouer sur scène. C’est cet apprentissage que filmeavant tout Philibert. Et sur ce terrain-là, nous, specta-teurs, nous ne sommes au mieux qu’à égalité avec lespersonnages-acteurs : nous en savons aussi peu, nousserions aussi maladroits qu’eux, sans doute, et mêmepire, puisque que nous les voyons apprendre et com-prendre, avancer malgré les ratés vers l’apothéosed’une représentation, c’est-à-dire vers ce qui nous estdestiné. La structure du film suit l’ordre des répéti-tions, mais en même temps nous place dans un tempssuspendu, qui ne passe pas vraiment, le temps labo-rieux et lent de l’apprentissage. Les personnages quivont jouer cette pièce à la fois l’apprennent et ladésapprennent. Il est difficile de les « évaluer » commeon ferait dans un cours de théâtre, en terme de « pro-grès ». Quoi que disent les techniciens qui les enca-drent, subsiste pour nous spectateurs l’idée d’une im-perfection, d’un manque irréparables. Le temps estsuspendu, suspendu à la menace que tout craque (l’undes thèmes de la pièce). Nous sommes ainsi dans unsystème : 1/dans la pièce, le monde ordonné craque detous côtés ; 2/La Borde comme scène est sans cesse aubord de la rupture ; et 3/la loi du cinéma documentai-re est qu’à chaque instant pèse la menace d’une in-terruption de la prise. Trois ensemble clos, phobiqueset protecteurs (clinique, scène théâtrale, scène ciné-matographique) se superposent et s’ajoutent, intensi-fication extrême de la clôture de toute scène, du prin-cipe d’exterritorialité de toute représentation. Noussavons pourtant que s’il faut cette coupure d’avec lemonde pour rendre possible la représentation, lemonde, refoulé un temps hors de la scène, ne cessepas de faire pression sur elle et de la menacer de sesdésordres (le théâtre peut brûler, l’acteur mourir enscène, etc.). La clôture de la scène ne se renforce ain-si qu’en renforçant la menace qui pèse sur elle. C’estexactement cela dont Michel est conscient. Que la scè-ne est enchantée, que le monde ne l’est pas.

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à la scène, c’est-à-dire construction d’une conscienceaussi de leurs limites en tant qu’acteurs. C’est exacte-ment en ce point que nous, spectateurs, sommes tou-chés. L’aliéné qui sait qu’il a encore beaucoup de tra-vail et d’efforts à fournir pour « bien jouer » – jouer lejeu social – et qui nous le dit, nous dit du même coupque cette question est la nôtre : qu’en est-il de notre« jeu » sur la scène du monde ? Voilà qui nous remetà égalité avec ceux qu’on considère et qu’on nomme« fous ». Parce que comme eux nous sommes nousaussi dans le balbutiement, dans le langage bébé, dansle cri, dans la rengaine, la répétition, l’oubli, le gestemanqué, et comme eux loin, par conséquent, de tou-te sorte de maîtrise. Ce que dit Michel dans son mo-nologue final peut s’entendre comme la récusation detoute position de maîtrise chez ceux qui ne sont pasdans l’enclos de La Borde : quand il dit « Ne parlez ja-mais de votre santé à un médecin, il pourrait vous as-servir », il s’agit bien de maîtrise et de la dénoncercomme dangereuse.

La beauté de ce film tient à ceci qu’il nous confron-te à la récusation de toute maîtrise par ceux-là mêmequi ont le plus grand mal à maîtriser le monde et à« se » maîtriser eux-mêmes. La grande question du ci-néma est sans doute de faire accepter à son spectateurqu’il puisse perdre quelque chose d’une illusion demaîtrise.

Le désir de maîtrise – désir d’une illusion – est au-jourd’hui de plus en plus alimenté par les modes dedomination dans lesquels nous sommes pris. L’art, lecinéma, ont entre autres effets celui de mettre en cri-se les fantasmes de maîtrise que la logique de la mar-chandise elle-même fait circuler entre nous. Nous in-terdisant toute conscience de la relativité de notreplace parmi les autres, le fantasme de maîtrise nousprive de nous ouvrir à la pluralité des mondes, commeà la circulation et à l’échange des places et des rôles.

Revenons à la scène initiale du film, cette pension-naire qui chante « J’ai perdu mon Eurydice… », enplan large dans un cadre fixe. A la fois elle ne sort pas

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la scène du monde. Là, le monde se fait scène, et cefaisant, s’évapore. Telle serait la jouissance du specta-teur : d’assister à l’évaporation du monde dans le spec-tacle, à la réduction – magique – de tout ce qui est ter-rible ou menaçant aux dimensions du théâtre demarionnettes de « La Tempête ». Le temps suspendude la représentation est aussi le temps de la répétition(ici, les répétitions, au sens propre, qui mènent à lareprésentation), ce serait aussi quelque chose qu’onimaginerait comme le temps de l’inconscient. Untemps bouclé, spiralé, du recommencement infini, duretour à l’origine indéfiniment bouclé sur lui-même :tel est en tout cas le temps proposé par la pièce deGombrowicz, tout a déjà eu lieu, on est dans l’éterneldéfaire. Or, le temps d’un film diffère largement dutemps suspendu du tournage. Qu’on le veuille et lesache ou non, le film est un fil qui se déroule linéai-rement dans le temps. Chaque photogramme ajoute1/24e de seconde au précédent. Une consécution est enchemin. S’il y a récurrence (boucle) c’est que cettefraction de durée qui s’ajoute à elle-même vingt-quatre fois par seconde est aussi, si j’ose dire, un ajoutd’oubli, un effacement. On le sait, au cinéma, ins-cription et effacement de l’inscription vont de pair.Chaque photogramme, donc, invisible en tant que tel,n’en efface pas moins sur l’écran celui qui le précède,comme il sera effacé par celui qui le suit. Le cinémamet l’oubli en acte, il en fait une puissance active, ceteffacement est ce qui permet d’avancer, il est la condi-tion de toute progression. Peut-être même cet acted’effacement est-il ce qui permet d’entrer dans l’illu-sion d’une amélioration du monde – que le théâtrecorrosif de Gombrowicz s’ingénie à annuler, et que lecinéma de Philibert s’emploie au contraire à sauver.Ceci revient à dire que la mise en abyme de ce théâtre-là dans ce cinéma-là s’effectue selon un principe decontradiction : la représentation de la pièce est à lafois – côté théâtre – destruction chaotique et ludiquedu monde ancien, et côté cinéma, construction d’uneconscience de la crise chez les acteurs qui sont venus

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2/ Je remercie les Ateliers Varan qui ont accueilli ce sémi-naire, l’ont entouré de prévenances, en ont assuré l’enregis-trement, et je remercie tout particulièrement celles et ceuxde mes auditeurs qui en ont fait la transcription – tache ar-due.3/ Je pense évidemment à Titicut Follies de Frédéric Wise-man et à San Clemente de Raymond Depardon, deux filmsqui, comme celui de Philibert, font partie de mon « réper-toire » critique et qu’ainsi je confronte souvent les uns auxautres.4/ Cf. « Lettre de Marseille sur l’auto mise en scène », in « Lamise en scène documentaire », par Pierre Baudry et GillesDelavaud, publication du Ministère de la Culture en asso-ciation avec l’Éducation nationale (1994).5/ Cf. « Le miroir à deux faces », in « Arrêt sur histoire », Col-lection « Supplémentaires », BPI, Centre Pompidou, 1997.6/ Qui était le motif principal du séminaire du premier se-mestre 1999-2000.

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du champ et menace d’en sortir. Ce corps s’expose, sedonne à voir, à entendre, sans fard, sans abus. Aucu-ne exhibition, mais une souffrance. Ce corps se re-prend au moment même où il s’expose. Comment sa-voir s’il y a ou pas conscience chez cette femme d’êtrefilmée, elle le sait, elle ne le sait pas, elle est dans cetentre-deux, nous ne le savons pas non plus, noussommes dans cet entre-deux. Avoir conscience de larelation à la caméra et puis la perdre. De l’autre com-me présent et puis le perdre. Il y a une angoisse, c’estune scène d’angoisse et de grâce à la fois, l’angoisseque ça s’arrête, que la chanteuse soit saisie par la ca-méra dans un trou, une panne, une rupture du jeu ; eten même temps, seconde après seconde, cette ruptu-re menaçante n’a pas lieu, cette menace est levée,chaque seconde qui passe est une sorte de miracle etl’ensemble de ces petits miracles confère une véritablegrâce à cette femme exposée au-delà d’elle-même : aufilm, à l’opération cinématographique. Ce qui pour-rait apparaître burlesque ou grotesque dans les tren-te premières secondes du plan finit par devenir extrê-mement émouvant. L’objet du film est de montrercomment la folie et la grâce peuvent se rencontrer.

Ce n’est pas seulement au théâtre de La Borde quecela se passe, c’est dans les coulisses de la représenta-tion que les personnages sont saisis par la grâce. Laperte de maîtrise est la condition de la grâce. L’altéri-té se présente comme un devenir et non comme undonné. Il s’agit de devenir-autre. Dans la relation ci-nématographique qui m’inclut, spectateur, l’altéritésera ce à quoi je peux prétendre, elle sera à ma portée,elle sera ma prise, mais cette prise me dépassera et medébordera. Ce qu’éprouve le spectateur, son épreuve,c’est le débordement de ce qu’il est en mesured’éprouver.Jean-Louis Comolli

1/ Film que je montre chaque année aux étudiants du Dé-partement d’Études cinématographiques et audiovisuelles(ECAV) de Paris 8.

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Filmographie

1978La Voix de son maîtreco-réalisé avec Gérard Mordillat

Image : François Catonné, Jean Monsigny,Jean-Paul Schwartz. Son : Pierre Befve,Pierre Gamet. Montage : Charlotte Boisgeol.Production : Ina et Laura Productions,avec la participation du Serddav-CNRS et du CNC.16 mm, noir et blanc, 100 min.

Sortie salles en France : février 1979.Distribution : Laura Productions.

Douze patrons de grandes entreprises, face à la camé-ra, parlent du pouvoir, de la hiérarchie, des syndicats,des grèves, de l’autogestion. Peu à peu se dessinel’image d’un monde futur…Avec : Michel Barba (Richier), Jean-Claude Boussac(Boussac), Guy Brana (Thomson-Brandt), FrançoisDalle (L’Oréal), Bernard Darty (Darty), Jacques deFouchier (Paribas), Alain Gomez (Saint-Gobain Em-ballages), Francine Gomez (Waterman), Daniel Le-bard (Comptoir Lyon Alemand Louyot), Jacques Le-monnier (IBM-France), Raymond Lévy (ElfAquitaine), Gilbert Trigano (Club Méditerranée).

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Etre et avoir, DR

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Production : Maison du Cinéma de Grenoble,avec la participation d’Antenne 2, d’Alpaet de Sandoz-France. 16 mm, couleur, 28 min.

L’ascension par Christophe Profit, en « solo intégral »(sans corde, ni technique d’assurage) de la face ouestdes Drus, gigantesque pyramide verticale de 1100mètres de haut, au cœur du Massif du Mont-Blanc.Christophe Profit est considéré comme l’un des plusgrands alpinistes contemporains.

1986Y’a pas de malaise

Image : Laurent Chevallier, Amar Arhab.Son : Bernard Prud’homme.Montage : Marie H. Quinton.Musique : André Giroud.Production : Maison du Cinéma de Grenoble,avec la participation d’Antenne 2.16 mm, couleur, 13 min.

Accrochés en pleine paroi comme des araignées, ilssont une douzaine, cinéastes et guides de montagne, às’affairer au-dessus du vide pour filmer l’ascension duDru par Christophe Profit. Peu à peu, le réalisateur seprend à rêver aux vacances paisibles qu’il aurait pu pas-ser, comme tant de braves gens, au bord de la mer…

1987Trilogie pour un homme seul

Image : Laurent Chevallier, Denis Ducroz,Olivier Guéneau, Richard Copans.Son : Olivier Schwob, Bernard Prud’homme,Freddy Loth. Montage : Marie H. Quinton.Musique : André Giroud.Production : Les Films d’Ici, Antenne 2,avec la participation de Millet.16 mm, couleur, 53 min.

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1978Patrons/Télévisionco-réalisé avec Gérard Mordillat

Image : François Catonné, Jean Monsigny,Jean-Paul Schwartz. Son : Pierre Befve, PierreGamet. Montage : Charlotte Boisgeol.Production : Ina et Laura Productions,avec la participation du Serddav-CNRS et du CNC.Distribution : Laura Productions.16 mm, noir et blanc, 3 x 60 min.

Trois émissions réalisées à partir du matériel accu-mulé pour le film précédent : « Confidences sur l’ou-vrier », « Un pépin dans la boîte », et « La bataille acommencé à Landernau ». Censurées à la télévision,celles-ci sortiront en salles quelques semaines plustard.

1985La Face nord du camembert

Production : Les Films d’Ici.Distribution : Hachette/Fox.35 mm, couleur, 7 min.

Pour les besoins d’une scène du film Billy ze Kick deGérard Mordillat, le jeune alpiniste Christophe Profitest sollicité pour « doubler » un acteur. Il devra esca-lader la façade lisse d’un immeuble de 60 mètres dehaut.

1985Christophe

D’après une idée d’Yves Ballu.Image : Laurent Chevallier, Amar Arhab.Son : Bernard Prud’homme.Montage : Marie H. Quinton.Musique : André Giroud.

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1988Le Come-back de Baquet

Image : Laurent Chevallier, Denis Ducroz.Son : Olivier Schwob, Bernard Prud’homme.Montage : Marie H. Quinton.Production : Les Films d’Ici et Antenne 2,avec la participation de Sandoz-France.16 mm, couleur, 24 min.

En juillet 1956, l’acteur et violoncelliste Maurice Baquetréalisait, avec l’alpiniste Gaston Rebuffat, la première as-cension de la face sud de l’Aiguille du Midi (3842 mètres),magnifique paroi de granit rouge se dressant comme unrempart au-dessus de la Vallée Blanche, dans le Massif duMont-Blanc… 32 ans plus tard, comme pour saluer lamémoire de son ami Gaston aujourd’hui disparu, Mau-rice Baquet gravit à nouveau cette paroi suspendue entreciel et terre derrière Christophe Profit.

1989Migraine

Production : La Sept, Les Films d’Ici.16 mm, couleur, 6 min.

Un épisode de la série « Et vous, comment ça va ? »proposée par le Docteur Sylvie Quesemand-Zucca.

1990La Ville Louvre

Image : Richard Copans, Frédéric Labourasse,Eric Pittard, Eric Millot, Daniel Barrau.Son : Jean Umansky. Montage : Marie H. Quinton.Musique : Philippe Hersant.Production : Les Films d’Ici, La Sept, Antenne 2,le Musée du Louvre, avec la participation du CNCet du ministère des Affaires étrangères.35 mm, couleur, 85 min.

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Le plus fabuleux « enchaînement » jamais réalisé parun alpiniste. Les 12 et 13 mars 1987, Christophe Profit,26 ans, réussissait en 40 heures l’ascension hivernaledes trois plus grandes faces nord des Alpes : GrandesJorasses, Eiger, Cervin. Mais par-delà cette « couver-ture » de l’événement, c’est la coulisse qui est décou-verte, l’histoire de ce projet, les hauts et les bas de sespréparatifs et la personnalité de son auteur, danseurdes verticales, qui concentre au bout de ses doigtsl’énergie et les réflexes de la vie même.

1987La Mesure de l’exploit

Production : Laboratoires Sandoz et Wander,Les Films d’Ici.16 mm, couleur, 23 min.

Un film dérivé du précédent sur le suivi médical et nu-tritionnel de Christophe Profit au cours de sa « trilo-gie » et de la période d’entraînement intensif qui l’aprécédée.

1988Vas-y Lapébie !

Image : Olivier Guéneau, Frédéric Labourasse.Son : Freddy Loth, Julien Cloquet.Montage : Nelly Quettier.Production : MC4, Pathé, Canal +, avec la participation du CNC.16 mm, couleur, 27 min.

A 77 ans, Roger Lapébie est le plus ancien vainqueurdu Tour de France cycliste encore en vie. Depuis savictoire légendaire en 1937, un demi-siècle a passé.Pourtant, Roger parcourt encore chaque semaine plusde 300 kilomètres à vélo sur les routes des Landes…Le portrait d’un grand bonhomme du cyclisme, quiaffirme : « J’aime mon vélo mieux que moi-même ».

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Depuis l’été 2002, les droits de distribution Franceappartiennent aux Films du Losange.

A quoi ressemble le monde pour les milliers de gensqui vivent dans le silence ? Jean-Claude, Abou, Clai-re, Philo et tous les autres, sourds profonds depuisleur naissance ou les premiers mois de leur vie, rêvent,pensent et communiquent par signes. Avec eux, nouspartons à la découverte de ce pays lointain où le re-gard et le toucher ont tant d’importance. Ce film ra-conte leur histoire et nous fait voir le monde à traversleurs yeux.

1994Un animal, des animaux

Image : Frédéric Labourasse, Nicolas Philibert.Son : Henri Maïkoff. Montage : Guy Lecorne.Musique : Philippe Hersant.Production : Les Films d’Ici, France 2,Muséum national d’histoire naturelle, Missioninterministérielle des Grands Travaux,avec la participation du CNC, du ministèrede l’Enseignement supérieur et de la Recherche,du ministère des Affaires étrangères, Channel 4,RAI TRE, VPRO, Télévision Suisse Romande.35 mm, couleur, 59 min.

Sortie salles en France : juin 1996. Distribution : MKLpour Lazennec Diffusion.Depuis l’été 2002, les droits de distribution appar-tiennent aux Films du Losange.La Galerie de Zoologie du Muséum national d’histoi-re naturelle était fermée au public depuis un quart desiècle, laissant dans la pénombre et dans l’oubli descentaines d’animaux naturalisés : mammifères, pois-sons, reptiles, insectes, batraciens, oiseaux, crusta-cés… Tourné au cours des travaux de rénovation dela Galerie (de 1991 à 1994), le film raconte la résurrec-tion de ses étranges pensionnaires.

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Sortie salles en France : novembre 1990.Distribution : Cinéclassic.Depuis l’été 2002, les droits de distribution Franceappartiennent aux Films du Losange.

A quoi ressemble le Louvre quand le public n’y estpas ? Pour la première fois, un grand musée dévoileses coulisses à une équipe de cinéma : on accroche destableaux, on réorganise des salles, les œuvres se dé-placent. Peu à peu, des personnages apparaissent ettissent les fils d’un récit… Des ateliers aux réservesqui enferment des milliers de tableaux, de sculptureset d’objets, la découverte d’une ville dans la ville.

1991Patrons 78/91co-réalisé avec Gérard Mordillat

Réédité par La Sept.Vidéo, noir et blanc, 75 min.

13 ans après la déprogrammation de « Patrons/Télévi-sion », ces images passent enfin sur le petit écran, dansune version condensée.

1992Le Pays des sourds

Image : Frédéric Labourasse.Son : Henri Maïkoff. Montage : Guy Lecorne.Une co-production : Les Films d’Ici, La SeptCinéma, le Centre Européen CinématographiqueRhône-Alpes, en association avec Canal +, la Région Rhône-Alpes, le CNC, le ministèredes Affaires étrangères, RAI TRE, BBC Television,RTSR.35 mm, couleur, 99 min.

Sortie salles en France : mars 1993.Distribution : MKL.

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1995Pour Catherine

Vidéo, couleur, 30 min.Inédit.

A l’occasion des 50 ans d’une amie (Catherine), sesproches et sa famille défilent devant la caméra pourlui souhaiter son anniversaire.

1996La Moindre des choses

Image : Katell Djian, Nicolas Philibert.Son : Julien Cloquet. Montage : Nicolas Philibert.Musique : André Giroud.Producteur délégué : Serge Lalou.Une co-production : Les Films d’Ici, La Sept-Cinéma, avec la participation de Canal + et du CNC,avec la soutien du Conseil Régional du Centre,en association avec Channel 4, WDR, VPRO,International Film Circuit, Filmcooperative.35 mm, couleur, 105 min.

Sortie salles en France : mars 1997.Distribution : MKL pour Lazennec Diffusion.Depuis l’été 2002, les droits de distribution Franceappartiennent aux Films du Losange.

Au cours de l’été 1995, fidèles à ce qui est désormaisdevenu une tradition, pensionnaires et soignants dela clinique psychiatrique de La Borde se rassemblentpour préparer la pièce de théâtre qu’ils joueront le 15août. Au fil des répétitions, le film retrace les hauts etles bas de cette aventure. Mais au-delà du théâtre, il ra-conte la vie à La Borde, celle de tous les jours, letemps qui passe, les petits riens, la solitude et la fa-tigue, mais aussi les moments de gaieté, les rires, l’hu-mour dont se parent certains pensionnaires, et l’at-tention profonde que chacun porte à l’autre…

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1994Dans la peau d’un blaireau

Image : Frédéric Labourasse. Son : Olivier Schwob.Montage : Guy Lecorne.Production : Les Films d’Ici, Muséum nationald’histoire naturelle, Mission interministérielledes Grands Travaux. Vidéo, couleur, 7 min.

Dans un atelier du Muséum national d’histoire natu-relle, un taxidermiste procède à la naturalisation d’unblaireau. Film destiné à la Grande Galerie rénovée duMuséum.

1994La Métamorphose d’un bâtiment

Image : Frédéric Labourasse, Nicolas Philibert.Son : Henri Maïkoff. Montage : Guy Lecorne.Production : Les Films d’Ici, Muséum nationald’histoire naturelle, Mission interministérielledes Grands Travaux. Vidéo, couleur, 8 min.

Film destiné à la Grande Galerie du Muséumnational d’histoire naturelle, retraçant les grandesétapes de sa récente restauration.

1994Portraits de familles

Image : Nicolas Philibert.Montage : Guy Lecorne.Musique : Pascal Gallois.Production : Les Films d’Ici, Muséum nationald’histoire naturelle, Mission interministérielledes Grands Travaux. Vidéo, couleur, 2 min 30.

400 portraits d’animaux. Film destiné à la GrandeGalerie rénovée du Muséum national d’histoire naturelle.

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Producteur délégué : Gilles Sandoz.Producteur associé : Serge Lalou.Une co-production : Maïa Films, Arte FranceCinéma, les Films d’Ici, avec la participationde Canal +, du CNC, de Gimages 4, et le soutiendu ministère de l’Education nationale,du Conseil Régional d’Auvergne et de la Procirep.35 mm, couleur, 104 min. Sélection officielle,Cannes 2002.

Sortie salles en France : 28 août 2002.Distribution : Les Films du Losange.

Il existe encore, un peu partout en France, des« classes uniques » qui regroupent autour d’un mêmemaître ou d’une institutrice tous les enfants d’un mê-me village, des plus petits aux grands du CM2. Entrerepli sur soi et ouverture au monde, des petitestroupes hétéroclites partagent la vie de tous les jours,pour le meilleur et pour le pire. C’est dans l’une d’el-le, quelque part au cœur de l’Auvergne, que s’est tour-né ce film.

2002L’Invisible

Production : Les Editions Montparnasse,en complément à l’édition DVD de La Moindredes choses (automne 2002).Vidéo, couleur, 45 min.

Entretien avec Jean Oury, directeur de la clinique psy-chiatrique de La Borde.

2002Emmanuelle Laborit, éclats de signes

Production : Les Editions Montparnasse,en complément à l’édition DVD du Pays des sourds(automne 2002). Vidéo, couleur, 7 min.

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1997Nous, sans-papiers de France…

35 mm, couleur, 3 min.Sortie salles en France : 26 mars 1997.

En soutien aux sans-papiers, film collectif co-signé par200 réalisateurs, producteurs, distributeurs et exploi-tants. Avec Madjiguène Cissé.

1998Qui sait ?

Lumière : Katell Djian.Cadre : Nicolas Philibert.Son : Julien Cloquet.Montage : Nicolas Philibert, Guy Lecorne.Musique : Philippe Hersant.Producteur délégué : Gilles Sandoz.Une co-production : AGAT films & Cie,La Sept Arte, Théâtre National de Strasbourg.35 mm, couleur, 106 min. Fiction.

Diffusion Arte : mai 1999.Sortie salles en France : septembre 1999.Distribution : Diaphana.

Avec les élèves de la 30ème promotion de l’école duThéâtre National de Strasbourg.Ce soir-là, ils ont décidé de se retrouver dans les lo-caux de leur école pour imaginer ensemble un projetde spectacle dont le thème – ou le prétexte – est la vil-le même de Strasbourg…

2002Etre et avoir

Lumière : Katell Djian, Laurent Didier.Cadre : Nicolas Philibert. Son : Julien Cloquet.Musique originale : Philippe Hersant.

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2002Ce qui anime le taxidermiste

Production : Les Editions Montparnasse, en complé-ment à l’édition DVD de Un animal, des animaux (au-tomne 2002). Vidéo, couleur, 18 min.

Entretien avec Jack Thiney, taxidermiste au Muséumnational d’histoire naturelle de Paris.

Bibliographie

Philibert, Nicolas et Mordillat, Gérard.Ces patrons éclairés qui craignent la lumière.Paris, Ed. Albatros, 1979.

Galliard, Suzel et Philibert, Nicolas.Hélène Vernet, 39 rue Chaptal, Levallois-Perret.Paris, Ed. Ramsay, 1981.

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Films

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Avec ou sans toi

Réalisation : Marie Dumora. Production : Les Films d’Ici,France 3 Alsace, France 5, 2001.Distribution : Les Films d’Ici.Vidéo, couleur, 90 min.

C’est pas juste ! Commedit l’un des enfants « C’estpas moi qui décide, maismoi, je suis pas d’accord ».L’histoire se passe près deColmar, ça s’entend à l’ac-cent, mais ça pourrait êtren’importe où, car le filmn’a d’yeux que pour ces en-

fants exilés dans des « foyers » où ils ne seront jamais chezeux. Pour les quatre gamins héros du beau film de MarieDumora, c’est le même drame. Les adultes (éducateurs,parents ou juges, on ne sait trop) ont décidé, non seule-ment de les tenir à l’écart de leur famille désunie et dé-munie, mais de séparer les fratries. Perdre son frère ou sasœur dans ces conditions, autant dire se noyer.Les deux sœurs Sabrina 12 ans et Bélinda 11 ans, quasijumelles, partagent une intimité dans les jeux, les gestes,le langage que le film capte à merveille. Cette fusion doitcesser : le directeur de « La Nichée », sympathique au de-meurant, leur prêche la nécessité d’un développementséparé, autonome. « Ce sera mieux pour toutes les deux ».« Le foyer de La Providence a plus de belles fleurs »,ajoute-t-il sans rire. Ces paroles résonnent lugubrementaux oreilles des filles. Résultat : un désespoir sans phrasesque Bélinda exprime en multipliant les fugues.Anthony 14 ans et sa sœur Alexia, 13 ans, sont si prochesqu’ils se font confidence de leur premier flirt devant lacaméra, avec un parfait naturel. Scène d’une rare sensi-bilité. Mais pour entrer en apprentissage comme menui-sier, le frère doit quitter cette petite sœur qu’il protégeaitnaguère contre les violences du beau-père. L’éducateur,comme d’habitude, lui vante le « bon côté des choses ». Illui parle avec conviction de sa « chance » d’entrer dès14 ans dans la vie professionnelle. Lorsque ces adoles-cents se retrouvent face à face après plusieurs mois deséparation, leur dialogue autour d’une table vide, dans

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Films analysés

� Avec ou toiMarie Dumora

� Carlo Giuliani, ragazzoFrancesca Comencini

� Disneyland, mon vieux pays natalArnaud des Pallières

� Lettre aux mortsEytan Kapon

� Sur les cendres du vieux mondeLaurent Hasse

� La Théorie du fantômePascal Kané

� Un passeport hongroisSandra Kogut

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témoignages et de mul-tiples archives filmiques, ladernière journée de la viede son fils, elle anéantit lathèse officielle d’un groupede carabiniers ayant tiré enétat de « légitime défense ».Les manifestants se trou-vaient hors de la zone

« rouge », sur un parcours autorisé. Ils n’étaient équipésd’aucune arme offensive mais seulement de boucliers im-provisés avec des plaques de plexiglas. En guise d’armures,ils portaient des morceaux de mousse de toutes les cou-leurs. Carlo Giuliani lui-même n’appartenait à aucune or-ganisation militante et ne s’était nullement préparé à lamanifestation. Aux alentours de 17h, on aperçoit ce jeunehomme frêle et de petite taille (1,65 m) en jeans vêtu d’unsimple maillot sans manches. Il a descendu sur son visageune cagoule pour se protéger des gaz lacrymogènes. Aumoment où il est abattu d’une balle dans l’œil gauche ti-rée par la portière ouverte d’une Land Rover des carabi-niers, il tient à la main un extincteur. Si la photo publiéepar Reuters laisse croire qu’il est tout près du véhicule dela police, les autres documents vidéo montrent qu’il estau moins à quatre mètres. Tombé à terre, Carlo est tou-jours vivant lorsque la Land Rover lui passe deux fois surle corps avant de se dégager en moins de 4 secondes.Mais la mère de Carlo Giuliani fait entendre bien autrechose qu’un réquisitoire contre la barbarie policière. L’en-quête minutieuse qu’elle conduit est sa manière à elle d’ac-complir le travail du deuil. Aucune circonstance ne sauraitpour elle être un détail. Carlo, qui avait participé dansl’enthousiasme à la manifestation de la veille, n’était pas unmilitant endurci. Pas non plus le voyou ou le paumé quecertains journaux ont écrit. Avec son maillot de bain surlui, il s’apprêtait ce matin-là à partir à la plage lorsqu’ilrencontre un ami qui se rend à la manif. Il le suit un mo-ment, le quitte, en rencontre un autre et, par une série dehasards, se retrouve en première ligne à la fin de l’après-midi lorsqu’un cortège de 20 000 manifestants anti-glo-balisation est chargé dans une rue étroite où tout repli estimpossible. Ce n’est pas une geste héroïque, juste le récitd’une journée tragique dans la vie d’un ragazzo généreuxépris de liberté, d’amour et de poésie.

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une salle aux murs nus, exhale la tristesse vertigineused’un parloir de prison.En 90 minutes, le film s’écoule à la fois avec la lenteurdes après-midi d’enfance et la vitesse de ces années vouéesà un irrémédiable gâchis. Sans commentaires. Au coursdes longs trajets dans la voiture du directeur du foyer, oncapte les regards perdus de ces enfants déboussolés. Ilsont peu de mots pour dire le malheur qui les accable,mais des cris, des mimiques, des jeux, des gestes. An-thony montre le trou qu’il a fait dans la cloison du foyerun jour de colère. « C’est pas très épais, les murs, ici ».Sabrina dit très sérieusement en se maquillant commeune grande : « J’ai arrêté de fumer ». Des enfants impla-cablement privés d’enfance.Surprise, les mères acceptent d’apparaître dans le film,et l’une d’entre elles fait plutôt bonne figure. Remariée,avec deux marmots dans les bras, elle continue à voir lestrois aînés placés au foyer, même si ceux-ci, pour caused’inimitié avec le beau-père, ne sont pas tolérés à la mai-son. Ouvrière payée au Smic, elle vit dans un monde bru-tal qu’elle n’a pas choisi mais qu’elle essaie bravementd’accepter et de faire accepter à ses enfants. C’est elle quise place devant la caméra entourée de ses cinq petitsqu’elle « aime tous, sans exception ». Il faudra bien allerchercher plus loin les vrais coupables.A. B.

Carlo Giuliani, ragazzo

Réalisation : Francesca Comencini. Production : Luna Rossa Cinematografica (Italie), 2002. Distribution : Adriana Chiesa Enterprise35 mm, couleur, 65 min.Sous-titré en français

Tué par la police italienne le 20 juillet 2001, alors qu’il ma-nifestait dans sa ville contre la tenue du G8, Carlo Giu-liani est devenu un symbole. De bout en bout, FrancescaComencini met en scène la parole de la mère du jeunehomme disparu, Heidi Gaggio Giuliani. Le récit lucide etdigne de cette mère endeuillée donne au film un ton sanspathos, incomparablement juste et humain.Reconstituant presque minute après minute, à partir des

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nisée au musée du Jeu de Paume à Paris. Les peluches vi-vantes se dandinent gauchement, embrassent des enfants,se font photographier. Les enfants arborent des minestristounettes, apeurées ou fatiguées. Les adultes, de mon-tagnes russes en trains fantômes, revisitent les terrains dé-solés de leur enfance. Les rues de carton-pâte, évoquantvaguement ce qu’un enfant américain peut se représen-ter de l’Europe de ses ancêtres, alignent leurs façadesmuettes. Une fête ratée.En contrepoint, la bande-son fait ouvertement de la résis-tance. D’abord en puisant dans le fonds de la véritable cul-ture européenne, celle que Disney n’a pas encore réussi àrecycler. Dans un récit à la première personne – figure im-posée de la collection –, l’auteur raconte toutes sortes d’his-toires tristes, y compris la sienne. On entend d’abord lalégende allemande du joueur de flûte, parabole inquié-tante où les habitants de la ville de Hamelin, sont piégésaussi aisément que les rats. On apprend comment Dingo,au nom de ses camarades employés dans les peluches, ademandé de meilleures conditions de travail, et commentla direction, l’a paternellement anesthésié. Puis c’est unenouvelle de Kipling sur un cancer, un récit de Walter Ben-jamin, une histoire de suicide par noyade. Cette voix off, enproie à de douloureuses métamorphoses acoustiques, ditl’effort pour résister à ce viol massif de l’imaginaire. Elle faitentendre la souffrance face à la prostitution de toute my-thologie, le désarroi devant la congélation de l’enfance. Lamusique, superbe création originale de Martin Whecler,joue avec beaucoup de liberté sa propre partition, sur demultiples registres allant du grotesque au funèbre.Disney, inlassablement distille amnésie, anesthésie, apathie,aboulie, Disney ou le suicide programmé de la civilisation.Pour résister, souffle l’auteur, il ne reste sans doute qu’unearme, la vieille culture humaniste. Faute de quoi, l’huma-nité entière succombera à la tentation de suivre le joueurde flûte et c’est le réel du monde qui disparaîtra. Aussi lefilm s’achève-t-il par un rêve où la réalité se venge. « J’airêvé que Mickey redevenait une souris, une vraie sourisfaisant de vraies crottes… et qu’elle mourait dans un piègealors qu’elle tentait d’approcher un morceau de lard, devrai lard ». Mais le timbre, altéré jusqu’à ressembler à lavoix nasillarde et synthétique de Mickey, laisse entendreque la partie n’est pas gagnée d’avance.A. B.

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Fuyant la grandiloquence et les généralités, Francesca Co-mencini réussit à éviter les écueils qui plombent le cinémamilitant. Rien n’est affirmé qui ne soit étayé de documentsvidéo (mis à disposition par le collectif « Un mondo di-verso è possibile »). Rien n’est forcé ni caricatural. Pas dehéros ni de martyr. Pas de réquisitoire contre le grand Sa-tan Berlusconi. A l’arrivée, un film juste qui force le res-pect par sa rigueur maîtrisée.A. B.

Disneyland, mon vieux pays natal

Réalisation : Arnaud des Pallières.Production : Les Films d’Ici, Arte France, 2000. Distribution : Les Films d’Ici.Vidéo, couleur, 46 min.(Voyages, voyages)

Et si, au bout des rails duRER, Disneyland n’étaitqu’un sortilège maléfiquedestiné à engloutir, jouraprès jour, 45 000 victimes,un piège mortel où sonttombées chaque année12 millions de personnes,85 millions depuis son ou-

verture ! Le magistral essai documentaire d’Arnaud des Pal-lières explore cette hypothèse avec une audace dans le pro-pos, le ton, le style, la manière qui en font bien plus et bienmieux qu’un pamphlet mélancolique. Ceux qui ont vu l’opusprécédent, Drancy Avenir feront naturellement le lien.Produit dans la collection « Voyages, voyages » d’Arte, Dis-neyland, mon vieux pays natal se présente à peu près commeun voyage de 24 heures dans le lieu le plus visité de laSeine-et-Marne. A l’image au moins. La bande-son, elle,raconte une tout autre histoire. La gageure est là : c’est leson qui commande aux images et régit leur interprétation.A l’image, on voit ce que tout un chacun ou presque peutfilmer depuis l’hôtel Disney jusqu’à la grande parade del’après-midi. « La meilleure façon de passer inaperçu àDisneyland, c’est précisément d’avoir une petite caméra »expliquait Arnaud des Pallières lors de la rencontre orga-

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oublié les anciens, ils cèdent à l’appât de l’argent mais res-tent inscrits dans une culture du don. Ils se divisent, se que-rellent et sont, comme nous, intimement tiraillés entre mo-dernité et tradition. A Jajau, l’effondrement de la coutumea commencé deux générations plus tôt avec l’arrivée desBlancs. « Ils nous ont interdit de prier nos ancêtres et nousont fait trimer ». Depuis, l’argent occupe les esprits au moinsautant que la métaphysique. Pour acheter des vêtements(surtout des shorts), du savon, de l’essence et des « trucs deBlancs », les Orokaivas détruisent la forêt et plantent despalmiers à huile. Le gibier disparaît et avec lui les coutumesqui y étaient liées. Ainsi va la vie sur toute la planète. Quantaux questions qu’ils se posent sur les morts, elles ne sontpas si éloignées des nôtres. Comme dit une villageoise qui n’asans doute pas lu Pascal : « La mort est un aller-simple. Per-sonne n’en est jamais revenu. On ne sait qu’après si l’on a faitle bon choix. » Tel qui écrit une lettre à ses parents mortsgarde néanmoins les pieds sur terre et s’empresse de leurdemander des secours financiers en précisant le numéro deson compte en banque ! Ainsi, en dépit de son titre qui titillenotre goût de l’exotisme, « la lettre aux morts » est un film quinous parle autant de nous que d’eux, autant de l’ordre ancienincarné par David que du désordre nouveau né de l’arrivéedes Blancs. Au milieu de la cacophonie millénariste or-chestrée par les églises (et les médias du monde entier), c’estencore David qui sait le mieux garder la tête froide. Il s’entient avec prudence aux réponses de la tradition : « Les mortsne reviennent pas, ils changent de peau comme les serpents.On ne sait pas où ils vivent. Le paradis, je ne sais pas oùc’est. »A. B.

Sur les cendres du vieux monde

Réalisation : Laurent Hasse. Production : Iskra, TarantulaLuxembourg, Centre vidéo de Bruxelles, SombreroProductions, Arte France, RTBF Liège, 2001.Distribution : Iskra.Vidéo, couleur, 73 min.

La Vierge monumentale érigée par les maîtres des forgesétend toujours son bras bénisseur sur la vallée de la Fenschen Lorraine mais les mines ont fermé et les usines sidérur-

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Lettre aux morts

Réalisation : Eytan Kapon. Scénario : Eytan Kaponet André Iteanu. Production : Culture Production,Odyssée, 2001. Distribution : Félix Productions.Vidéo, couleur, 60 min.Sous-titré en français

Sur toute la planète, la veillede l’an 2000 aura catalysé lesespérances et les angoissesles plus folles. Lorsqu’en dé-cembre 1999, l’ethnologueAndré Iteanu et le cinéasteEytan Kapon arrivent au vil-lage de Jajau en Papouasie-Nouvelle-Guinée, ils trou-

vent les esprits singulièrement troublés. Chez les Orokaivas,deux églises rivales, les anglicans et les apostoliques se dis-putent le gouvernement des âmes. Seul David, contre ventset marées, maintient la coutume ancestrale. Les villageoisont entendu dire que les banques tomberaient en panne,que le ciel et la terre se renverseraient, surtout que les mortsreviendraient parmi nous. Les églises donnent à ce sujet desnouvelles contradictoires. Dès leur arrivée, les deux visiteurssont courtisés par toutes les parties en présence. Lucien quiofficie au nom de l’église apostolique compte sur la présencede ces deux Blancs venus d’outre-tombe pour donner dupoids à sa prédication et transmettre les messages aux morts.Norman, le premier diplômé de la tribu, est le pilier d’uneéglise anglicane qui lui sert de marchepied électoral. Il meten scène devant la caméra son arrivée majestueuse à bordd’une jeep, vêtu en notable occidental. Venue pour filmerDavid, maître de la coutume (et père spirituel de l’ethno-logue qu’il a initié et « adopté »), l’équipe du film ne dominepas les événements et, au fond, ce n’est pas plus mal. Da-vid, non plus, malgré sa belle obstination à résister auxéglises, ne fait pas ce qu’il veut. Le pondo (grande fête cou-tumière) qu’il veut donner en l’honneur des hôtes aura-t-illieu ? Le récit cahote au jour le jour au gré des rebondisse-ments de l’actualité locale. Du coup, le film non plus ne do-mine jamais son sujet – les Papous. Et ceux-ci, tout emplu-més qu’ils soient certains jours de fête, apparaissent soudaintrès proches. Ils pratiquent les nouveaux cultes mais n’ont pas

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déjà largement arpenté par le cinéma documentaire, Lau-rent Hasse réalise un film de bout en bout personnel, tendupar un dialogue avec son propre père. Les archives fami-liales en super 8 font écho aux actualités lorraines de na-guère qui chantaient la splendeur de l’acier et les louangesdes De Wendel, Solac, Sacilor et autres Unimétal. Le père,qu’on voit aujourd’hui sous les traits d’un cadre préretraitéplacide, volontiers boursicoteur, travailla, dans les bureauxde ces maîtres successifs, à planifier les dégraissages et les re-structurations. Apparemment indifférent au cataclysme quifrappe la région, il avoue avoir déjà tourné la page. « Je croisque tu t’en fous » lui glisse son cinéaste de fils.A. B.

La Théorie du fantôme

Réalisation : Pascal Kané. Production : 13 Production, Ina,2000. Distribution : 13 Production.Vidéo, couleur, 50 min.Sous-titré en français

Le cinéma du réel peut aussi faire œuvre de réparation dansla réalité. Véritable « performance » (au sens artistique duterme), La Théorie du fantôme place le spectateur devant undrame qui se vit et se dénoue sous ses yeux. Au départ, il ya le chagrin d’un fils, Pascal Kané, qui n’a pas pleuré à lamort de son père, homme mélancolique et froid dont il sesentait très éloigné. Vingt ans plus tard, devenu père à sontour, il rouvre le dossier par un hasard dont les psychana-lystes sont familiers. Le secret de son père, Léon Kané néKahn en Pologne, était naturellement bien en vue pour peuqu’on ait des yeux. C’est le fils du cinéaste, jouant dans l’an-cien appartement de son grand-père qui met la main (inno-cemment ?) sur des lettres datant de 1939 que Léon a conser-vées toute sa vie dans son coffre-fort. Ecrites en polonais,ces lettres signées de sa mère et de ses deux sœurs, contien-nent des reproches terribles. Lui, l’idole de la famille, qu’ona envoyé à Paris faire ses études de médecine, a épousé, fauteimpardonnable aux yeux de sa mère, une Française (vrai-semblablement non-juive quoique le film ne le précise pas).De la colère, de l’amertume et des appels au secours. Faceà cette découverte, Pascal Kané réagit en cinéaste : il filme sonvoyage-enquête en Pologne sur les traces de cette grand-

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giques sont détruites lesunes après les autres. Amèreironie. Au café de la paixd’Uckange, le réveillon del’an 2000 a un goût decendres. Cette destructiond’une économie, d’une cul-ture et d’une société ou-vrière, Laurent Hasse la ra-

conte de l’intérieur, en ancien enfant du pays qu’il est.Pendant un an, il est revenu sur les lieux de son enfance, arenoué avec ses copains lorrains. Mais le temps où l’on jouaitaux cow-boys et aux indiens est fini. Aujourd’hui, on meurtpour de vrai. A trente ans, beaucoup sont déjà brisés. Laplupart rament de contrats à durée déterminée (CDD) enintérims avec des passages par la case RMI et finissent parprendre le chemin des usines luxembourgeoises. Les des-cendants de la première immigration maghrébine en sontencore à galérer pour avoir des titres de séjour. L’un regardesa vie dans le rétroviseur des occasions manquées, l’autreenvisage calmement le suicide pour ne pas cautionner unsystème industriel mortifère. C’est la mort saisissant les vi-vants que le film fait sentir dans cette vallée du no future.Laurent Hasse s’attache à Didier, ouvrier de 40 ans marié àune couturière à domicile. Après des contrats précaires, ilespérait un contrat à durée indéterminée, se voyait déjà ins-tallé dans un pavillon avec jardin. « Pour la bête » explique-t-il. Le couple, qui ne peut pas avoir d’enfants, voudrait faireau moins le bonheur d’un chien. Rêveries minuscules surlesquels le film ne jette pas un regard condescendant. Cha-cun de ces condamnés s’accroche comme il peut à ce quiressemble à la vie. Après quelques mois de chômage, Di-dier doit déchanter et prendre le chemin du Luxembourgcomme tant d’autres. Le sidérurgiste deviendra manuten-tionnaire dans un abattoir, absent de chez lui du dimanchesoir au samedi midi. Ouvrier déraciné, il incarne de façonhélas trop parfaite la perte des repères politiques : il jured’abord qu’il ne se syndiquera jamais, puis prend sa carte àla CGT, la brûle quelques mois plus tard avant de se pré-senter sur une liste du Front national. Dans les friches in-dustrielles pousse le nihilisme le plus désespéré. Pour comblede malheur, les galeries de mines désaffectées s’emplissentd’eau, les terrains s’effondrent et les ouvriers perdent la seulechose qui leur restait, leur toit. Sur ce sujet somme toute

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avec obstination et humour au « comment ». En affrontantla bureaucratie hongroise d’aujourd’hui, certes sourianteet bien élevée mais rien moins que bienveillante, la cinéasterevisite un bout de sa propre histoire. Grâce aux récits de sagrand-mère et aux paperasses réclamées par l’administration,elle remonte celle de ses grands-parents qui, en 1937, quit-tèrent définitivement la Hongrie et, par une série de ha-sards heureux, furent autorisés à débarquer au Brésil.Brésilienne installée en France depuis dix ans, Sandra Ko-gut raconte des histoires de passeport comme il en courtchez tous les exilés du monde et plus particulièrement dansles familles juives. On vous demande des papiers et encoredes papiers ; on change de patronyme plus souvent qu’onne voudrait ; on croise des fonctionnaires bornés ou cor-rompus, hostiles ou compréhensifs ; on est sauvé par unnuméro griffonné sur un bout de papier ou un billet debanque glissé à la bonne porte. Il faut avoir été apatride,persécuté ou exilé pour savoir ce qu’un passeport peut re-présenter.Cinéaste réputée pour ses recherches dans l’art vidéo (Pa-rabolic people, 1991), Sandra Kogut donne avec Un passeporthongrois un film apparemment linéaire qui suit le fil chro-nologique de ses démarches administratives sur près dedeux ans. Il brille pourtant par un art singulier d’enchevê-trer les récits des différents bords de la famille, ceux de lagrand-mère résidant au Brésil et avec ceux de la parentèlepittoresque qu’elle se découvre à Budapest. A l’enchevê-trement des récits s’ajoute celui des langues : la bande-soncommencée en français enchaîne le portugais, le hongrois,l’anglais avec un détour étymologique par l’hébreu.Le film ne cède pas au simplisme : la Hongrie de 2001 n’arien à voir avec celle de l’amiral Horty et ce passeport hon-grois sollicité avant tant d’obstination n’est pas un sauf-conduit pour échapper à une déportation et une mort cer-taines. Pourquoi Sandra Kogut le demande-t-elle, elle quine parle pas hongrois et ne sait rien de la Hongrie d’au-jourd’hui ? Par défi ? Par jeu ? Pour devenir une citoyennedu « Premier monde » lorsque la Hongrie aura rejoint l’Eu-rope communautaire, comme l’imagine sa grand-mère bré-silienne ? Ou, plus vraisemblablement, pour réclamer la ré-paration d’une injustice. Peu enclins au repentir, lesfonctionnaires hongrois ne le soupçonnent même pas. Mais,de cela, le film a la pudeur de ne pas parler.A. B.

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mère et de ces deux tantes dont Léon ne lui a jamais parlé.Grâce à quelques archivistes et à la rencontre d’un témoin ca-pital, l’ancienne gouvernante, il peut enfin écrire l’histoire tra-gique et si obstinément tue de ces trois femmes réduites à lamisère et au désespoir : l’aînée des sœurs est morte de ma-ladie au ghetto de Lodz dès l’hiver 1939, la mère et la sœurcadette ont été gazées à Chelmno en 1942. Ces mortes sanssépulture, c’est au cinéaste qu’il incombait de les honoreret de les apaiser, en inscrivant leur nom sur la tombe de sonpère, et surtout en réalisant ce film. Mais une fois que cesfantômes ont reçu leur dû, les vivants réclament encore leleur ; pour Pascal Kané il s’agit, par delà la mort, de faire lapaix avec son propre père. Il cherche et trouve les indicesmontrant qu’en dépit des apparences, Léon, fils et frère in-digne, n’avait rien oublié. Il y avait ces lettres précieusementconservées dans son coffre-fort, cette unique photo de samère qu’il a fait placer dans son cercueil. Il reste encore bienen évidence, accrochée au mur de sa chambre, la reproduc-tion d’un tableau de Vinci qu’il a eu toute sa vie sous lesyeux : la Vierge, l’Enfant avec Sainte-Anne. Pascal Kané re-connaît dans la figure d’Anne, en retrait et comme retranchéedu monde des vivants, celle de sa grand-mère et trouve dansl’agneau un fil qui mène à Pascal. Un film qui répond à unetelle nécessité personnelle se passe aisément de fioritures.La Théorie du fantôme s’impose comme une évidence. Laseule coquetterie qu’on puisse regretter est la présence unpeu envahissante de l’interprète franco-polonaise interpré-tée par Eve Cupial.A. B.

Un passeport hongrois

Réalisation : Sandra Kogut. Production : Zeugma Films,Arte France, RTBF, Cobra Films, Hunnia Filmstudio, 2001.Distribution : Zeugma Films.Vidéo, couleur, 71 min.Sous-titré en français

Au début, Sandra Kogut appelle l’ambassade de Hongrie :« Quelqu’un qui a un grand-père hongrois peut-il obtenir unpasseport hongrois ? - En principe, oui, répond une voixembarrassée, mais pourquoi voulez-vous devenir hongroise ?» Le film ne répond pas au « pourquoi » mais il s’attache

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A signaler

Sorties en salles

Et la vie, 1991, 95 min.Le Voyage à la mer, 2001, 87 min.Réalisation : Denis GheerbrantDistribution : Documentaire sur grand écran(Sortie le 6 novembre 2002)

Afrique, je te plumerai, 1992, 88 min.Réalisation : Jean-Marie TenoDistribution : Les Films du Raphia(Sortie le 13 novembre 2002)

A l’Est de la guerre, 1999, 107 min.Réalisation : Ruth BeckermannDistribution : Doc Diffusion France(Sortie le 19 novembre 2002)

Sorties en DVD

La Ville Louvre, 1990, 85 min.Le Pays des sourds, 1992, 99 min.Un animal, des animaux, 1994, 59 min.La Moindre des choses, 1996, 105 min.Réalisation : Nicolas Philibert.4 DVD, Editions Montparnasse, 2002.

La Jetée, 1962, 28 min.Sans soleil, 1982, 110 min.Réalisation : Chris MarkerCoffret DVD, Arte Vidéo, février 2003.

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Adresses des producteurs et distributeurs

Adriana Chiesa EnterpriseVia Barnaba Oriani, 241A, 00197 Rome, Italie

13 Production6A, rue Crinas Prolongée, 13007 Marseille

Félix Productions5, rue des Suisses, 75014 Paris

Les Films d’Ici12, rue Clavel, 75019 Paris

Iskra18, rue Henri Barbusse, BP 24, 94111 Arcueil

Zeugma Films7, rue Ganneron, 75018 Paris

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Parti pris

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La visée documentairecomme horizon du cinéma

par Gérald Collas

« Et sans doute notre temps… préfère l’imageà la chose, la copie à l’original, la représentationà la réalité, l’apparence à l’être ».(Ludwig Feuerbach)

« La distance entre la fiction et son support,le corps des acteurs, leurs voix, les arbres,les maisons et la couleur du ciel n’a cesséde grandir. Et cette distance a imposéà l’attention ce qui servait à la nier :le matériau cinématographique. »(Youssef Ishaghpour)

Et si le cinéma avait été inventé pour nous permettre devoir enfin le monde ? Pour nous le faire découvrir dans unregard qui s’accorde à notre temps ? Les choses sont là,il suffit de les filmer a dit un jour Roberto Rossellini. Uneidée simple mais qui témoigne justement d’un tempsperdu : celui de l’innocence. Une innocence qui ne se-rait pas la naïveté et moins encore l’illusion, la fausseconscience mais plutôt la pureté, l’harmonie. Filmer lemonde comme si c’était la première fois que nous po-sions notre regard sur lui avec une capacité d’émer-veillement, d’enthousiasme ou de révolte encore intacte.Filmer les choses telles qu’elles sont – là – offertes à notreregard. Le programme semble aujourd’hui trop simple.Pourtant toute l’ambition du cinéma, toutes les questionsqu’il pose aux cinéastes ne sont-elles pas déjà contenuesdans cette proposition ?

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d’enregistrer puis de projeter des images en mouvementqui reproduisaient sans altération apparente des momentsde vie tels qu’ils s’étaient écoulés devant l’objectif de la ca-méra. Le réalisme du cinéma n’est pas tant un effet voulu,travaillé, recherché par le cinéaste qu’un attribut, unequalité intrinsèque de la machine qu’il utilise pour obte-nir « ses » images.

C’est sans doute essentiellement pour cette raison queles cinéastes ne furent pas immédiatement reconnuscomme des artistes mais plutôt comme des technicienset que les questions juridiques autour du droit de pro-priété sur les images (photographiques et cinématogra-phiques) continuent d’être agitées et alimentent encoredes procès.

La peinture peut être abstraite, le cinéma jamais 1/et leréalisme du cinéma n’est pas celui de la peinture : le tra-vail du peintre peut se donner comme horizon la res-semblance de l’œuvre avec son modèle, le cinéaste – lui– a déjà cet horizon comme point de départ. Ce qui de-mande au peintre un effort particulier est consubstantielà la photographie et au cinéma, relève d’une capacitéd’enregistrement, de reproduction d’un appareil et nond’un talent d’imitation de l’artiste. Toutefois ce que leréalisme de la représentation cinématographique fait « ou-blier » au spectateur c’est cette autre part du dispositif ci-nématographique : que le cadre soit aussi un cache etqu’à l’intérieur de ce cadre une mise en scène soit àl’œuvre. c’est autant de cette illusion que de son réalismeontogénétique que se construit ce nouveau type de spec-tacle – le cinéma – et de nouveaux spectateurs bien dif-férents de ceux façonnés jusqu’ici par le théâtre. Autantqu’une machine à enregistrer la vie, les frères Lumièreinventent un type de spectacle. Non seulement parcequ’ils ont l’idée de montrer à des spectateurs ce qu’ilsont préalablement tourné mais – plus encore – parce quechacun des courts films qu’ils tournent suppose déjà cesspectateurs : le placement de la caméra, les entrées et sor-ties de champ pour ouvrir et clore le plan, les rapportsentre les actions qui se déroulent au premier plan et cellesqui s’inscrivent à l’arrière-plan, la construction drama-turgique de ces films, tout nous dit qu’il ne saurait s’agird’un simple prélèvement d’images sur la réalité mais quenous sommes en face d’une représentation qui est unemise en scène de la réalité.

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Comment les choses sont-elles vraiment ? Quel regardvenant après tant d’autres va nous permettre de les redé-couvrir ? Quel regard enfin, comme spectateur, porter surces représentations du monde qui viennent s’inscrire surun écran ?

Printemps 1987. Le journal Libération pose à 700 ci-néastes du monde entier cette question : « Pourquoi fil-mez-vous ? » Extrait de la réponse de Boris Lehman : « Jefilme parce que je suis un voyeur. Parce que je vois ceque les autres ne voient pas. Parce que je passe là où per-sonne ne passe. Parce que je veux montrer ce que je nepeux pas voir. Contre le réel difficile à atteindre, je meconstruis des espaces imaginaires (…), je filme tout letemps et ça me prend beaucoup de temps, tout montemps. Même sans caméra, je filme. »

Février 2002. L’association Périphérie demande à unedizaine de cinéastes documentaristes : « Pourquoi filmez-vous le réel ? » Extrait de la réponse de José Maria Ber-zosa : « Si le réel est ce qui existe, a existé ou pourraitexister – y compris nos rêves, nos mensonges, nos inco-hérences, nos hallucinations, nos fantasmes, nos désirs…– c’est-à-dire tout, je ne vois pas quoi filmer d’autre. »

Dans les réponses de ces deux cinéastes transparaîtune double conviction : le réel n’est pas tant dans ce quis’offre à notre regard que dans ce qui s’y dérobe et le ci-néma est l’outil qui, mieux que tout autre, permet de sai-sir et de montrer ce qui de ce réel n’était pas visible.Lorsque naît le cinéma, la découverte du monde est à peuprès achevée. Il reste, néanmoins, à en comprendre lesmécanismes cachés. Le vingtième siècle sera celui d’unerévolution du regard sans précédent aussi bien dans lessciences physiques ou humaines que dans les arts. Lamodernité apparaît comme une rupture, une révolutiondans les façons de penser, de voir, de sentir même. Lapeinture naît d’une pensée magique, le cinéma d’une pen-sée scientifique et il y a quelques bonnes raisons pourformuler l’hypothèse que le regard du spectateur de ci-néma fût d’emblée un regard de type documentaire. Cela,non pas tant à cause du genre des premiers films qui fu-rent tournés et projetés mais plutôt en raison de la na-ture même du cinéma : si on a alors parlé de magie c’estnon pour qualifier le geste d’un artiste ou son rapportmystérieux à la réalité mais pour saluer l’invention d’unenouvelle machine qui permettait pour la première fois

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damentalement – un réalisme poussé jusqu’au bout, un re-gard qui dévoile, dissèque la réalité aux fins de lui faireavouer sa vérité, si insupportable soit-elle. Buñuel et Vigose font la même idée de ce que doit être le cinéma : un artréaliste, subversif, dérangeant 3/. Avec Terre sans pain,Buñuel et son complice Pierre Unik nous invitent à voir– ou plus exactement nous mettent dans l’obligation devoir, nous interdisant toute dérobade – le spectacle de lamisère la plus extrême 4/. Mais cela est encore un spec-tacle et en tant que tel il nous protège de ce qu’il nousmontre, introduit une distance rassurante, aménage cequ’il faut de confort à notre place de spectateur. C’estcela justement dont Buñuel ne veut à aucun prix (et querefuse aussi Vigo). Il faudra donc que le film aussi – entant que film – soit insupportable, qu’il ne laisse aucun ré-pit à ses spectateurs, aucune possibilité de repli non plus.Ici point de place pour la compassion ou la commiséra-tion. On sait trop bien qu’elles protègent plus ceux qui laprodiguent qu’elles ne soulagent ceux auxquels elless’adressent. Terre sans pain ne peut trouver sa place ausein des genres constitués et reconnus du cinéma quesont devenus la fiction et le documentaire 5/. Il n’en res-pecte pas les codes mais s’acharne tout au contraire à lespervertir, s’il n’hésite pas à mentir c’est pour rendre en-core plus intolérables les images de la vie au quotidiendans les villages de cette région oubliée d’Espagne. Decette misère, les auteurs du film ne nous donnent aucuneexplication. L’expliquer n’est pas la tâche du film et seraitsans doute rassurant alors qu’il s’agit d’abord de provo-quer un scandale. Cet âne qui meurt sous nos yeux dévorépar un essaim d’abeilles surpasse en violence celui dontle cadavre était traîné dans un salon (Le Chien andalou).Ce n’est plus une image – aussi forte soit-elle – qui estrecherchée mais la réalité même, dans toute sa brutalité.C’est de son caractère « documentaire » que le film tiresa force. Le commentaire écrit par Pierre Unik en rajoutesans cesse : il ne décrit pas ce que nous pouvons voir –cela contribuerait à nous le faire supporter, comme le mé-decin par sa parole accompagne le malade dans sa douleur– il dit en fait que nous n’avons encore rien vu et que laréalité est bien pire que cela. Si Buñuel « triche » ce n’estpas pour faire le malin et jouer avec les images afin denous dire qu’il faut se méfier d’elles et ne pas croire entout ce qu’elles montrent mais plutôt parce que plus en-

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L’hypothèse de l’attente « documentariste » du spec-tateur se combine à la visée fondamentale du projet ci-nématographique : voir et donner à voir le monde tel qu’ilest, tel que jusque là nous ne pouvions encore le voir. A ses ori-gines, le cinéma a commencé par filmer ce qui était leplus proche pour, très vite et de la même façon, partir enquête d’images de réalités plus lointaines. Le cinéma n’estpas une hypothèse mais une expérience : celle d’uneconfrontation implacable avec le réel prenant la formed’un spectacle. Le cinéma ne fait pas rêver – contraire-ment aux idées reçues – mais donne corps à ce qui étaitfantasme, ce n’est que lorsqu’il cherche à copier qu’il setrahit lui-même, glisse alors dans la fausseté. Paradoxa-lement la copie est sans doute beaucoup plus difficile aucinéma que dans la peinture dans la mesure où justementle cinéma est par nature réaliste : dans un portrait de Na-poléon, je vois d’abord ce qui est ressemblant, lorsqu’unacteur incarne l’Empereur, je vois plutôt ce qui ne va paset ce qui ne va pas, d’abord, c’est que ce visage n’est pascelui de l’Empereur mais celui d’un autre qui joue. Lapeinture, à la limite, peut ne pas être vraiment ressem-blante, ce n’est pas ce que j’attends d’elle et la photogra-phie lui a permis de s’émanciper de cette contrainte quin’avait rien à voir avec sa nature.

De Lumière à Méliès il n’y a pas tant rupture que conti-nuité, poursuite d’un rapport – d’un contrat pourrait-ondire – déjà noué entre le film et ses spectateurs. Mélièsne pouvait venir qu’après Lumière ou pour le dire autre-ment les spectateurs de Méliès ne pouvaient « marcher »dans ses films que parce qu’ils sortaient de ceux de Lu-mière. C’est l’entrée du train en gare de La Ciotat qui lesprépare au voyage sur la lune. C’est bien parce que le ci-néma ne saurait mentir que ses mensonges sont crédibleset que bientôt sera demandé au cinéma de tout montrer.Il va permettre de voir ce qui jusque-là ne pouvait êtrequ’imaginé. Les héros prennent chair, les paysages et lesdécors n’ont plus à être décrits puisqu’ils peuvent dé-sormais être montrés, les rencontres fortuites les plus ex-travagantes et à priori les moins crédibles y apparaissentcomme des évidences. Le fantastique puise sa crédibilitéet donc sa force dans le réalisme 2/. Plus sans doute queLe Chien andalou, le véritable film surréaliste de Buñuel estTerre sans pain (Las Hurdes) pour qui n’oublie pas que sile surréalisme rejette tout naturalisme, il se veut – fon-

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tion d’un son qui ne serait pas le son pris avec l’imagelors du tournage de la scène n’a pas d’autres raisons. Cecinéma qui peut être qualifié de primitif n’est-il pas enfait le nœud autour duquel se construit le véritable ci-néma moderne et le retour à cette simplicité dans cer-tains films récents n’est-elle pas à mettre en rapport (entant que réaction) avec ce que l’on nomme – particuliè-rement depuis les écrits de Guy Debord – la généralisa-tion du spectacle ?

« Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dansune représentation.

Les images qui se sont détachées de chaque aspect dela vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité decette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considéréepartiellement se déplore dans sa propre unité généraleen tant que pseudo-monde à part, objet de la seulecontemplation. La spécialisation des images du mondese retrouve, accomplie, dans le monde de l’image auto-nomisée, où le mensonger s’est menti à lui-même. Lespectacle en général, comme inversion concrète de la vie,est le mouvement autonome du non vivant. » 8/

Par sa puissance, sa capacité de contamination, le spec-tacle s’est emparé de la vie et dans un même mouvementa coupé de la vie le spectacle. La question ne peut plusêtre simplement celle de la justesse et de la vérité des re-présentations mais devient d’abord – et fondamentale-ment – celle de la vie elle-même, de la réalité du mondecontemporain. Une réalité qui désormais se présente ànous comme spectacle, se confond avec celui-ci afin demieux nous confondre 9/.

Il ne s’agit pas d’opposer le spectacle à la vie d’une fa-çon générale et théorique mais plutôt de prendre acte,de reconnaître la fausseté et l’illusion à travers lesquellesla vie elle-même non seulement apparaît mais aussi estvécue. On croit filmer les choses telles qu’elles sont alorsqu’on les filme telles qu’on voudrait nous faire croirequ’elles sont. Voilà, à peu près ce qu’aujourd’hui il fau-drait ajouter à Rosselini, non pour le contredire mais pourle continuer. La mise en scène n’est pas l’apanage desseuls artistes mais aussi – et d’abord – des puissants detoutes sortes. Le cinéma documentaire n’est pas en tantque tel moins mensonger que la fiction, tout justeconserve-t-il – pour de bien mauvaises raisons – une plusgrande capacité à faire prendre le faux pour le vrai à des

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core que le cinéma il aime la vie et que la vérité lui importeplus que l’objectivité.

Buñuel se refuse à cette facilité bien pensante qui au ci-néma fait les miséreux aimables, propres à recevoir l’au-mône que nous voudrions bien dès lors leur accorder.Buñuel préfère sans doute les misérables hideux et c’esten cela qu’il est insupportable. Aujourd’hui encore le filmn’a rien perdu de sa force et le dévoilement de l’histoirede son tournage n’apporte qu’un savoir assez vain toutjuste bon à rassurer ceux qui jamais ne le supporteront :puisqu’il y a trucage, mise en scène, parole non experte(donc non autorisée) le film ne saurait être qualifié de do-cumentaire et peut donc à ce titre être rejeté, refusécomme s’il ne nous avait rien montré. Nous avions bienraison de ne pas vouloir voir cela. Le film ne rend pas àses spectateurs les comptes qu’implicitement ils lui de-mandent : respecter les codes du genre et finalement tantdans la forme que dans le fond rendre une image accep-table de la réalité, une image compatible avec les idéesque nous nous en faisions déjà. Le genre documentaire neproduit pas seulement un certain type de films mais aussiles spectateurs de ces films dont il structure et façonneles attentes. A la fiction, l’imagination, le rêve, le tout estpermis… au documentaire le constat objectif avec commeluxe admis le point de vue de l’auteur à la condition quecelui-ci soit clairement énoncé comme tel 6/. Vieille dis-tinction scolastique qui sépare le fond de la forme, l’ex-posé du point de vue, la matière de l’esprit et qui tire lecinéma vers l’académisme, le formalisme en l’éloignantde la vie.

Le mérite essentiel d’André Bazin est sans douted’avoir, le premier et le seul avec autant de constance,défini le cinéma comme un art de la réalité offert au regardde tous. Avant que de provoquer de l’admiration pour l’artqui s’y exerce, le cinéma confronte ses spectateurs à unereprésentation de la réalité qui leur apparaît comme laréalité même et cela aussi bien dans le reportage ou ledocumentaire que dans la fiction. Ce que je vois surl’écran a forcément existé au moment de la prise de vue 7/.L’enregistrement cinématographique – par nature – nepeut mentir. Ce n’est que par le montage, la disjonctiondu son et de l’image, les trucages de toute sorte que le ci-néma échappe à son lien originel avec la vérité de la re-présentation. Le refus catégorique de Straub de l’utilisa-

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peut être encore filmé de cette nuit du point de vue deson personnage-héros : le récit de ces heures sans cesserefait, travaillé par Otelo mais qui tout autant travailleOtelo. Ce dans quoi Otelo est enfermé n’est pas tant unscénario ou une mise en scène particulièrement contrai-gnante que son histoire même. S’il est seul dans le film cen’est pas pour cacher la présence et la participation deceux qui étaient avec lui le 25 avril 1974 à Pontinha maisparce qu’aujourd’hui il est seul avec cette histoire, son his-toire, qui ne cesse de l’habiter et qui est autant sa fierté etsa gloire que son drame. Il a fait l’Histoire mais a été re-fait par elle. Cette Histoire, ni lui ni aucun autre ne peutla réécrire, la changer. Ce qu’Otelo peut encore faire et necesse de faire c’est la raconter, à lui et aux autres, pourlui-même et pour nous. Les niveaux et les tons de récits’entrecroisent, se mêlent : à qui parle-t-il ? Tantôt auxspectateurs pour lesquels il refait les gestes, reprend (ré-invente ?) des bribes de dialogue, tantôt à lui-mêmecomme dans une confession à laquelle il est enfin prêt,et qu’il est à peine besoin de solliciter. Les passages d’unregistre à l’autre, les changements d’axes, de valeurs deplan ne relèvent pas d’une incohérence ou d’un « ba-roque » de la mise en scène mais justement traduisentcette nature complexe, au moins double, du récit d’Otelo.Ils en constituent en quelque sorte le témoignage docu-mentaire.

Ce qui aujourd’hui suscite le trouble chez certains spec-tateurs est évidemment ce jeu avec les codes de la repré-sentation qui se trouvent ici brouillés, mis à mal.

Ce n’est pas par hasard si le tournant du récit d’Otelo(le moment où après s’être accordé un temps de silencecomme pour mieux faire sentir ce changement de ton) estconstitué par l’aveu soudain de cette évidence : il n’a rienvu. Enfermé, isolé dans son poste de commandement ilétait coupé de ce qui se passait alors à l’extérieur, n’enpercevait que les échos lointains à travers ses communi-cations téléphoniques. Il ne l’a vu qu’ensuite. « Ses »images du 25 avril sont les images de la télévision, du ci-néma qui – le temps passant – ont fini par s’imposer à lui,lui fabricant une mémoire où se mêlent désormais inex-tricablement les souvenirs d’un vécu et ceux qu’il a fini parfaire siens à force d’en voir et revoir les images. Qui endoutait encore trouvera là la preuve irréfutable de la placecentrale occupée par le cinéma en cette fin de XXe siècle

spectateurs en attente d’un cinéma-vérité, d’un cinéma qui,lui, ne mente pas. Le regard documentaire est au moinsautant du côté du spectateur que du réalisateur : c’est unregard exigeant, un regard qui demande des comptes aufilm. Retrouver la vie, inscrire sur l’écran une part de vé-rité, peut passer dès lors, paradoxalement, par une prisede distance avec les représentations qui s’offrent à nosregards avec toute l’apparence du naturel. Jean Renoiraimait la vie mais aussi le théâtre et ses films ont su jouerde l’un pour mieux exprimer l’autre. La répliquequ’adresse Don Antonio à Camilla à la fin du Carrossed’or traduit à la perfection toute cette réflexion sur lesrapports entre le théâtre et la vie, la vérité et les appa-rences dans une mise en abyme vertigineuse des règlesdu jeu social et des conventions de la scène : « Tu n’espas faite pour ce qu’on appelle la vie, ta place est parminous, les acteurs, les acrobates, les mimes, les clowns, lessaltimbanques. Ton bonheur tu le trouveras seulementsur une scène, chaque soir pendant deux petites heuresen faisant ton métier d’actrice : c’est-à-dire en t’oublianttoi-même. A travers les personnages que tu incarneras,tu découvriras peut-être la vraie Camille ». Et, nous pou-vons ajouter, que c’est à travers le jeu de l’actrice Camillesur les planches que nous apparaît, à nous spectateursdu film, le plus clairement la vérité de Camille en tantque femme, cette vérité qu’elle-même cherche et a tantde mal à cerner.

Le cinéma, fût-il documentaire, dans sa traque de lavérité ne s’oppose pas plus à la théâtralité que le rêve àl’état de veille. Il peut, à travers cette théâtralité et ses ar-tifices, retrouver la vérité d’un homme par delà le per-sonnage qu’il joue et avec lequel celui-ci compose sur lascène médiatique, celle qui ne saurait s’avouer en tantque scène.

C’est exactement ce qui arrive au personnage d’Otelode Carvalho dans La Nuit du coup d’Etat 10/. Le film n’estpas là pour raconter la révolution des œillets qui il y a unquart de siècle mit fin à la plus ancienne dictature d’Eu-rope. Le temps avec lequel travaille le cinéma est le pré-sent et si dans le film Otelo est bien Otelo (et non un ac-teur qui jouerait à être Otelo), il l’est mais avec toutes cesannées qui ont passées, ces jours et ces nuits qui se sontsuccédés depuis cette nuit là : celle du coup d’Etat qu’ilorganisa et dirigea. Ce que la réalisatrice filme est ce qui

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permet de penser, oblige même sans cesse à penser, maisjamais ne montre. Le cinéma, nous le disions plus haut,est autant un cache qu’un cadre, ajoutons maintenantque ce qu’il ne montre pas n’est pas pour autant absentdu film et y joue même un rôle particulièrement actif. Cetaspect – traditionnel – du cinéma est aujourd’hui mal ac-cepté par beaucoup de spectateurs : le désir de tout voiren même temps est un des symptômes de la société duspectacle, au même titre sans doute que celui d’être vu. Lamise en image du monde que pratique la télévision enest tout autant un effet qu’une cause. Le cinéma, et toutparticulièrement le cinéma documentaire, souffre de cetteconcurrence et ce d’autant plus qu’elle ne s’exerce passeulement de l’extérieur (télévision contre cinéma, re-portage contre documentaire…) mais qu’elle transforme« de l’intérieur » le cinéma documentaire : le formatagedes films n’est possible que par le formatage préalabledes spectateurs. En banalisant à l’extrême l’image, la té-lévision a sans doute contribué de façon déterminante àla coupure entre documentaire et fiction, entre docu-mentaire et cinéma dans l’esprit de beaucoup de specta-teurs. L’existence d’un public spécifiquement documen-taire saluée comme manifestation d’une résistance àl’ordre médiatique est une victoire ambiguë et bien sou-vent appauvrissante pour le cinéma documentaire lui-même. Cette reconnaissance – certes limitée et fragile –dont bénéficie aujourd’hui (du moins dans certains pays)le cinéma documentaire a un prix, celui précisément qu’ila dû payer et continue de payer pour être reconnu commetel : celui de sa séparation d’avec le reste du cinéma. Ladélimitation de frontières, la constitution de genres tendà produire – ici comme ailleurs – de la différence, del’identitaire et in fine la culture de ces différentes identi-tés, leur valorisation et leur défense corporatiste. Si estreconnu aujourd’hui un cinéma documentaire, celui-cine trouve le plus souvent sa place qu’en tant que « ci-néma de genre », c’est-à-dire cinéma d’un certain type(mineur) identifiable dans ses procédés de fabrication,ses codes, ses « manques » (scénarios, comédiens, tru-cages,… argent) et devant répondre à une attente spéci-fique du public.

La séparation entre documentaire et fiction n’est pasoriginelle et moins encore ontologique. Elle est pour l’es-sentiel un effet de l’évolution du cinéma au cours du

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non seulement comme loisir – activité séparée de la vie –mais plus fondamentalement comme dimension essen-tielle, omniprésente, de la vie moderne, comme manièremême de vivre cette vie.

C’est l’aveu de cette confusion qui permet alors au filmde recourir à un plan d’archives – le seul qu’il s’autorise– parce que justement le statut des images de ce plan (dessoldats sur leurs blindés fêtés par la foule de Lisbonne) de-vient à son tour ambigu. Cette archive n’est pas là pourillustrer, pas même pour témoigner, attester de ce qui sepassait alors dans les rues, elle joue elle aussi. Elle ne plongepas seulement le spectateur 27 ans en arrière mais sur-tout le fait à son tour pénétrer dans le malaise d’Otelo.Elle surgit alors qu’on ne l’attendait plus, alors que toutle système narratif mis en place par le film semblait eninterdire la présence. Ce n’est plus tout à fait une archiveque nous regardons alors mais tout à la fois le contre-champ brutal du récit d’Otelo, l’extérieur du huis closdans lequel il s’est – avec nous – enfermé, l’irruption en-fin de ses propres souvenirs. Ce plan d’archives s’inscritdans le film de la même façon que les quelques raresautres plans d’extérieur tous filmés comme des plans sub-jectifs. Dans l’utilisation successive de ces plans le troublenaît de ce que le premier d’entre eux – celui d’un parcde Lisbonne où Otelo organisa ses rendez-vous – est trèsclairement un plan subjectif correspondant effectivementà une action d’Otelo, dans les jours précédents alors queles suivants (des plans de route) – filmés également de fa-çon subjective – correspondent à des actions auxquellesOtelo n’a pu participer puisqu’il était enfermé dans sonposte de commandement. Le plan d’archives vient s’ins-crire dans cette série et la boucler. Cette série de plansméthodiquement organise le flou entre le vécu et le rêvé,entre ce qui a été vu et ce qui a pu être imaginé, entreenfin ce qui a été vu « pour de vrai » et ce qui a été vu entant qu’image… La répétition de ces plans ramène le filmau cœur de son véritable sujet : non pas l’histoire maisles marques que celle-ci imprime dans la mémoire de sesacteurs, non pas le passé mais la présence obsédante decelui-ci 11/. L’Histoire est dans le présent comme un fan-tôme en sa demeure. Ce dont le spectateur est frustréc’est bien sur d’une figuration de ce qui se joue dans lehors champ qui n’existe ici justement que comme horschamp c’est-à-dire partie invisible de l’histoire que le film

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qu’obsédé par celle de la réalité. Une réalité qu’il voyaitse dissoudre dans l’univers du spectacle, de la fausseconscience, en un mot de l’artificiel. La nature, les choses,les hommes, voilà ce qu’il s’est attaché à toujours filmeret non leur forme marchandise. Dans la première sé-quence des Mille et une nuits, une jeune et belle femmeest vendue aux enchères par un marchand d’esclaves. Ce-lui-ci, étrangement, met une condition à la vente : l’ac-quéreur devra être accepté par cette femme. Il en est faitainsi et c’est donc un jeune homme pauvre mais beau quiemporte la vente avec l’argent que la jeune femme lui adonné… Le film peut dès lors continuer. Cette séquenceprend aujourd’hui toute sa valeur symbolique et doit se re-voir à la lumière de ce qu’écrira peu de temps plus tardPasolini dans ses Lettres Luthériennes et notamment cellerelative à son abjuration de la trilogie de la vie. Il n’estplus possible de faire comme si les choses étaient là, im-muables, préservées de la corruption, plus possible nonplus de faire le pari de l’innocence des regards eux aussisalis. Comme hier Buñuel avec Terre sans pain, Pasolinifera le choix de la révolte des spectateurs (et d’abord dessiens) en tournant Salo : « Moi, donc, je suis en train dem’adapter à la dégradation et d’accepter l’inacceptable.je manœuvre pour réorganiser ma vie. Je suis en traind’oublier comment étaient les choses auparavant. Les vi-sages aimés d’hier commencent à pâlir dans ma mémoire.J’ai devant moi – peu à peu sans plus aucune alternative– le présent. Je réadapte ma tâche à une plus grande lisi-bilité (Salo ?). » 12/

Art de la réalité, le cinéma – sauf à verser dans la dis-traction (au sens étymologique de ce terme) – ne pouvaitdemeurer indifférent à ce processus de corruption du vraipar le faux, à l’occultation du réel par le spectacle. En cesens, la question « Pourquoi filmez-vous le réel ? » devraitêtre reformulée. Il ne s’agit pas tant d’opposer cinéastesdocumentaristes et cinéastes de fiction que de question-ner les films et leurs auteurs sur leurs rapports à ce fa-meux réel. Le cinéma, tout particulièrement lorsqu’il seprésente lui-même comme documentaire, cultive unedouble illusion : celle de la transparence du monde, celleaussi de la neutralité et de l’objectivité des représenta-tions qu’il en donne.

Le travail du cinéaste n’est pas celui du sociologue maisil est aussi un travail, un travail avec la réalité et non sur

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XXe siècle, de son développement tout à la fois en tantqu’art et en tant qu’industrie, puis de la remise en cause deson monopole de l’image avec la diffusion des images té-lévisuelles. Le développement d’un sentiment de déréali-sation du monde (tout ne serait plus que spectacle, simu-lacre, mise en scène) produit en retour une demanded’authenticité, de vérité qui croit trouver sa réponse, seréaliser, dans le rejet de la mise en scène considérée dé-sormais comme manipulation, artifice et non plus commemoyen d’expression de la vérité des choses, analyse (cri-tique) de celles-ci les montrant telles qu’elles sont vrai-ment et pas seulement telles qu’elles apparaissent, tellesqu’elles sont mises en scène par d’autres. L’illusion de latransparence de l’enregistrement mais aussi de celle deschoses et des êtres en tant que tels ne s’est pas dissipéeavec l’apparition du montage. Celui-ci a travaillé le filmcomme pour se rendre invisible au spectateur, se faire ou-blier en tant que travail sur celui-ci. Le cinéma documen-taire est peut être celui qui – dans le rapport spécifiquequ’il noue avec ses spectateurs – a hérité de la part la pluslourde de ce péché originel du cinéma. Dans ce contexteet ces conditions il était logique – la technique finissantpar le permettre (« Vous en aviez rêvé… ») qu’apparaisseplus d’un demi siècle après Lumière le « Cinéma vérité ».Par son apparente opposition au cinéma de fiction, il a trèsvite emporté la conviction de ses spectateurs quant à soncaractère documentaire, forcément objectif. S’il trichait cene pouvait être que par manque de déontologie ou per-version, en se reniant lui-même. On comprend aisémentque ce cinéma tende à ne laisser aucune place à la miseen scène et soit même des plus suspicieux quant à toutecréation de situations pour les besoins propres du film.Retour naïf à Rossellini – « Les choses sont là… » – maissans s’interroger sur leur façon d’être là, en confondantleur apparence et leur être, leur perception immédiate etla mise en lumière de la part de vérité qui est en elles.

Si Pasolini a pu parler du cinéma comme de la langueécrite de la réalité, c’est avec beaucoup moins de can-deur. Poète, romancier, intellectuel de son temps, Paso-lini plus que les mots et les images aimait la vie et l’avan-tage qu’avait pour lui le cinéma était justement de n’avoirpoint à décrire ou copier les choses puisqu’il pouvait lesmontrer, « les citer » telles qu’elles étaient. Il n’était pastant préoccupé par les questions de la représentation

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aussi pour d’autres cinéastes ou critiques de sa généra-tion) la Shoah en tant justement que réel (Histoire) nonfilmé. Le retour au réel dans le cinéma d’après guerre(le néo-réalisme, le cinéma documentaire, la NouvelleVague) est un retour à l’Histoire à laquelle on ne peut sesoustraire, qu’il faut filmer même si on ne la comprendpas, surtout si on ne la comprend pas encore (voir Le Pe-tit Soldat).

Si le cinéma a pu sembler ne plus avoir d’avenir c’étaitpour cela, c’était le prix qu’il payait pour ne plus savoir re-garder la société dans laquelle il continuait de se faire.Ce qui a fait le lien le plus fort entre les cinéastes de laNouvelle Vague (de Godard à Resnais en passant par Roh-mer ou Rozier) n’est autre que ce retour au réel et au pré-sent. Avant que d’être un cinéma moderne, la NouvelleVague est un cinéma contemporain, donc un cinéma quidoit se confronter à l’apparent chaos du monde moderne,faire son deuil de l’harmonie du monde classique. Le ci-néma comme utopie d’un monde harmonieux n’est pluscrédible aux lendemains du nazisme et d’Hiroshima. LeMépris vient juste après Les Carabiniers dans la filmogra-phie de Godard. Loin de s’opposer les deux films consti-tuent une somme qu’il faut peut-être voir comme le tour-nant véritable dans l’œuvre de Godard. Si Godard peutreprendre à son compte le jugement de Lumière sur l’ave-nir de son invention c’est maintenant pour faire l’amerconstat que le cinéma ne prospère (industriellement) quedans le reniement de son être, dans le renoncement à cedont lui seul (toujours les Histoire (s) du cinéma) est capableau profit de cette autre part de lui-même : sa capacitéd’illusion, sa capacité à distraire ses spectateurs de la réa-lité dans laquelle ils vivent. Le cinéma – y compris docu-mentaire – s’éloigne de plus en plus de la réalité pour setourner vers l’illustration, la mise en image d’un point devue ou d’un savoir préalable. Ce type de documentaireest en fait celui qui dans ses procédés de fabrication, dansson rapport à la réalité est le plus proche de la fiction aca-démique, celui qui dans l’imprévu voit l’ennemi, dansl’accident la catastrophe ou tout au moins le grain de sablequi vient enrayer la mécanique du discours magistral, dudiscours de celui qui sait déjà.

Cette opposition entre travail avec la réalité et travail del’image renvoie encore à Bazin et très précisément à sonétude intitulée « L’évolution du langage cinématographique »

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la réalité, un questionnement enfin sur le voile idéolo-gique qui recouvre cela même qui s’énonce comme in-time et se reçoit comme parole vraie. Dans son post-scrip-tum à la Misère du Monde, Pierre Bourdieu donnait enexemple au sociologue la conduite du médecin en se ré-férant aux travaux d’Emmanuel Terray : « L’enregistre-ment aveugle des symptômes et des confidences des ma-lades est à la portée de tout le monde : si cela suffisaitpour intervenir efficacement, il n’y aurait pas besoin demédecins » et il continuait ainsi : « le médecin doit s’at-tacher à découvrir les maladies non évidentes, c’est-à-dire celles, précisément, que le praticien ne peut « ni voirde ses yeux ni entendre de ses oreilles ». En effet lesplaintes des patients sont vagues et incertaines : les si-gnaux émis par le corps lui-même sont obscurs et ne li-vrent leur sens que très lentement et souvent après coup.C’est donc au raisonnement qu’il faut demander la révé-lation des causes structurales que les propos et les signesapparents ne dévoilent qu’en les voilant ».

Il faut enfin rappeler cette invitation faite par Bour-dieu à la sociologie : se mettre à l’école des romanciersqui tels Cervantes ou James Joyce ont su offrir une re-présentation complexe et polyphonique de la réalité. Si lecinéma documentaire – ou plus généralement l’aspect do-cumentaire du cinéma – occupe aujourd’hui une placecentrale dans la réflexion sur « le septième art », c’est bienparce que celui-ci est un art de la réalité plus encore qu’unart de l’image. L’image se suffit à elle-même, elle ne ren-voie qu’indirectement à son modèle et peut même s’enpasser. Plus encore que le plan préféré à l’image ce qui ca-ractérise le cinéma, le distingue des autres arts, me sembleêtre le rapport nouveau qu’il crée pour ses spectateursentre ses images et ses plans d’une part et la réalité d’autrepart. Au cinéma, une image est toujours supposée êtreune image de la réalité ; le cinéma est une invention, pasce qu’il montre. Une invention que Louis Lumière qua-lifia un jour de sans avenir. Lorsque Jean-Luc Godardreprend en 1963 dans Le Mépris 13/ cette formule de Lu-mière c’est non pas en pensant aux perspectives s’offrantà une industrie mais en soumettant à la question un art –celui du cinéma – dans le rapport qu’il noue et entretientavec la réalité, avec l’Histoire et son temps. Déjà là, en fi-ligrane, peut se deviner tout le projet des Histoire (s) ducinéma. On sait toute l’importance qu’a pour lui (mais

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Songe de la lumière de Victor Erice ou encore plus ré-cemment Dans la chambre de Vanda de Pedro Costa, Enconstrucción de Jose Luis Guerin et enfin Ten d’Abbas Kia-rostami, renouent avec l’apparente simplicité du cinémades origines et en prenant le contre-pied de l’air du tempsnous proposent aujourd’hui un cinéma pour notre temps.Gérald Collas

1/ Cette affirmation – ici nécessaire – appellerait de plus longsdéveloppements. Elle ne signifie pas que le cinéma soit dansl’incapacité de traiter une matière abstraite, des concepts, maisqu’il le fait d’une façon qui lui est propre. Il serait sur ce pointparticulièrement intéressant de revenir sur le travail (théoriqueet pratique) de S.M. Eisenstein, sur un film comme Octobre etplus encore sur son projet d’adaptation du Capital.2/ Je renvoie ici, à titre d’exemple, au cinéma de Franju et à ce-lui de Painlevé.3/Voir le discours prononcé par Jean Vigo à l’occasion de la pré-sentation de son film A propos de Nice en 1931 au Théâtre del’Athénée.4/Voir l’indispensable analyse consacrée à ce film par Jean-LouisComolli dans son essai « Ici et maintenant, d’un cinéma sansmaître ? » in Les Années pop. Cinéma et politique – 1956-1978, pu-blié par le Centre Pompidou (BPI), 2001.5/ Il serait intéressant de faire l’histoire de l’apparition, de laconsécration et du développement de ces genres en tant que tels,une histoire totale : économique, juridique et réglementaire, so-ciologique enfin plutôt que simplement esthétique. Une histoire« benjaminienne » en somme. Contentons-nous ici de noter sim-plement deux moments clefs de cette histoire : tout d’abord ce-lui du développement du cinéma comme loisir de masse à sonépoque classique et ensuite celui de l’apparition de la télévisionet de sa généralisation à partir des années 60.6/Ecrivant cela je craignais d’être par trop caricatural, la lecturedu Libération de ce jour (13/11/2002) m’apporte hélas une confir-mation par l’absurde à travers le compte rendu de la nouvelleinitiative du cinéaste danois Lars von Trier qui avec Dogumentary« se lance dans une nouvelle croisade purificatrice : contre la“tendance manipulatrice des documentaires journalistiques ac-tuels”. Parmi les neuf préceptes de Dogumentary : les endroitsde tournage doivent être indiqués par une insertion de texte ; ledébut du docu doit souligner les objectifs et idées du réalisa-teur, et ceux-ci doivent être expliqués aux “témoins” avant réa-

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dans laquelle il s’attache à réfuter la thèse d’une coupureradicale entre l’époque du muet et celle du parlant. PourBazin, il y a depuis les origines deux types de cinéastes :ceux qui croient à la réalité (Flaherty, Murnau, von Stro-heim) et ceux qui croient à l’image. Ce sont deux ap-proches qui ouvrent des perspectives différentes d’évo-lution du cinéma beaucoup plus que l’arrivée du son qu’ilvoit essentiellement comme un perfectionnement logiquede son réalisme ontologique, une sorte d’accomplisse-ment. Pour lui, les cinéastes qui croient à l’image sontceux qui font naître le sens à partir du rapprochementdes images qui prises en elles-mêmes en sont dépourvues(voir les expériences de Koulechov). A l’inverse ceux quicroient à la réalité ou plus exactement à la capacité du ci-néma à montrer la réalité sans artifices ne cherchent pastant à construire du sens qu’à en retrouver, à rendre vi-sible ce qui était caché. Dans cette optique, monter c’estd’abord regarder, analyser, disséquer puis reconstruireen éliminant ce qui n’est pas essentiel, ce qui justementfait diversion.

Dans un moment où cinéastes et critiques s’interro-gent sur les frontières entre le documentaire et la fictionet découvrent la richesse d’un « cinéma de l’entre-deux »,il est urgent de relire ce texte de Bazin qui ouvrait la voiepour penser le cinéma moderne. Nous nous limiteronsici à en citer la conclusion : « C’est sans doute surtoutavec la tendance Stroheim-Murnau, presque totalementéclipsée de 1930 à 1940, que le cinéma renoue plus oumoins consciemment depuis dix ans. Mais il ne se bornepas à la prolonger, il y puise le secret d’une régénéres-cence réaliste du récit ; celui-ci redevient capable d’inté-grer le temps réel des choses, la durée de l’événementauquel le découpage classique substituait insidieusementun temps intellectuel et abstrait. Mais loin d’éliminer dé-finitivement les conquêtes du montage, il leur donne aucontraire une relativité et un sens. Ce n’est que par rap-port à un réalisme accru de l’image qu’un supplémentd’abstraction devient possible (…) Le cinéaste est nonplus seulement le concurrent du peintre et du drama-turge mais enfin l’égal du romancier ».

Ecrites il y un demi-siècle ces lignes apparaissent au-jourd’hui prémonitoires et semblent avoir été rédigéesafin de présenter quelques films bien postérieurs qui telsTras os montes d’Antonio Reis et Margarida Cordeiro, Le

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lisation ; la fin du docu doit se transformer en deux minutes delibre parole pour les “victimes” du film ; toutes les coupes effectuées au montage doivent être marquées par 6 à 12 photo-grammes de noir (entre 1/4 et 1/2 seconde) ; interdiction de ma-nipuler le son ou l’image (donc pas de reconstitution), de mettredes effets optiques, de mixer après coup des dialogues, des com-mentaires ou de la musique, d’utiliser une caméra cachée et desimages d’archives. Pour Lars von Trier, il s’agit de rétablir uncontrat de confiance entre l’auteur et le spectateur. »7/ Je renvoie ici au concept d’inscription vraie tel que l’a formuléJean-Louis Comolli.8/ Guy Debord, La Société du spectacle, Ed. Gallimard (Folio)9/ Il conviendra de revenir prochainement sur le film d’Arnauddes Pallières Disneyland, mon vieux pays natal.10/La Nuit du coup d’Etat de Ginette Lavigne (2001). Voir au sujetde ce film l’article de Jean-Louis Comolli publié dans Images do-cumentaires n° 44, « L’antispectateur » ainsi bien sur que tout cequi dans ce numéro a trait au film de Pedro Costa.11/ On retrouve ici un des thèmes essentiels du cinéma d’Alain Resnais.12/ P.P. Pasolini, Lettres Luthériennes. Cette révolte des specta-teurs, Pasolini l’avait anticipée, rêvée et déjà mise en scène dansson court métrage Che cosa sono le nuvole près de 10 ans aupara-vant.13/ Cette citation de Lumière me semble à rapprocher de celled’André Bazin placée en exergue du film « Le cinéma substitueà notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs ». L’uneéclaire l’autre et prises ensemble elles témoignent non de« la mort du cinéma » mais de la nécessité de continuer autre-ment à faire du cinéma pour qui souhaite que celui-ci, à défaut dechanger le monde, transforme au moins le regard que nous por-tons sur lui.

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Nous avons reçu :

� Cinéma documentaire. Manières de faire, formes depensée. Addoc 1992-1996. Débats introduits et mis enforme par Catherine Bizern. Ed. Addoc et Yellow Now,2002. 219 p. (coll. Côté cinéma)Créée en 1992, l’Association des cinéastes documenta-ristes (Addoc) est ouverte « à tous les cinéastes engagésdans une pratique du cinéma documentaire et désireux demener un réflexion sur les questions éthiques, esthétiques,politiques qui sont au cœur de cette cinématographie duréel. » Depuis 1993, Addoc organise des débats publics àl’occasion des principaux festivals de films documentairesen France. Dans ce volume, Catherine Bizern a édité latranscription de huit de ces débats publics, précédés d’ate-liers de réflexion en interne. En mars 1993, au festival Ci-néma du réel, le thème choisi était « Mise en scène de laparole » ; en mars 1994, « Vérité et mensonges » ; en mars1995, « Filmer l’intime » ; en juin 1993, à Vue sur les docsà Marseille, c’était « La peur de l’autre » ; en juin 1994,« Les histoires ou La représentation contre la représen-tativité » ; en août 1994, aux Etats Généraux du film do-cumentaire de Lussas, un débat avait lieu « autour deGilles Deleuze et Fernand Deligny » ; en août 1996, surle thème « Personne ou personnage ». Un travail d’ateliermené d’octobre 1995 à janvier 1996, sur le thème « Fil-mer seul » est également publié dans ce volume.De nombreux cinéastes (Claudine Bories, Dominique Ca-brera, Patrice Chagnard, Jean-Louis Comolli, DenisGheerbrant, Yves de Peretti, Nicolas Philibert, Claire Si-mon, Joële Van Effenterre,…) ont participé à ces discus-

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Librairies où l’on peut trouverIMAGES documentaires

En France :

Aix-en-Provence : Librairie de Provence(31, cours Mirabeau).Arras : Privat Brunet (21, rue Gambetta).Aubervilliers : Société française du livre(10, rue Waldeck Rochet).Bordeaux : Mollat (83-91, rue de la Porte Dijeaux). Caen : Au brouillon de culture (29, rue Saint-Sauveur).Clermont-Ferrand : Les volcans d’Auvergne(80, bd Mitterrand).La Rochelle : Calligrammes (24, rue Chaudrier).Lille : Furet du Nord (place du Général de Gaulle).Lyon : Flammarion Privat (place Bellecour).Lumière de la ville (23, rue Longue).Marseille : Regards (2, rue de la Charité).Metz : Geronimo (31, rue du Pont des Morts).Montpellier : Sauramps et Cie (Le Triangle).Scrupule (26, rue du Fd Figuerolles).Nantes : Atalante (15, rue des Vieilles Douves).Vent d’Ouest. Lieu Unique (2, rue de la Biscuiterie).Vent d’Ouest (5, place du Bon Pasteur).Paris 1er : Fnac Forum.Paris 2e : L’Arbre à lettre (4, rue Bachaumont).Gibert Jeune (4 bis, rue Saint Sauveur).Paris 4e : Aux films du temps (8, rue Saint-Martin).Flammarion (Centre G. Pompidou).Pause Lecture (61, rue Quincampoix).Tour de Babel (10, rue du Roi de Sicile).Paris 5e : Atmosphère (10, rue Broca).Lire Elire (16, rue de Santeuil).Tekhne (7, rue des Carmes).Videosphère (105, bd Saint-Michel).Paris 6e : Ciné-Reflet (14, rue Serpente).La Hune (170, bd Saint-Germain).Fnac Montparnasse. Tschann(125, bd du Montparnasse).Paris 8e : Contacts (24, rue du Colisée).Paris 9e : Cinédoc (45-53, passage Jouffroy).Dixit (3, rue La Bruyère).

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sions qui éclairent les contraintes et les enjeux spécifiquesauxquels sont confrontés les réalisateurs de films docu-mentaires. Comme le souligne Jean-Louis Comolli, « lesmanières de faire sont souvent des manières de penser »et les débats d’Addoc ont eu le mérite pendant toutes cesannées de rassembler un grand nombre de cinéastes au-tour de questions communes et de les faire sortir d’unepratique isolée ou d’une approche intuitive.

� Zeuxis n° 8, le magazine des films sur l’art.Trimestriel. Automne 2002.Dans ce numéro, Zeuxis aborde à nouveau des sujets liésà l’actualité cinématographique. Antoine de Baecque écritnotamment sur le film de Im Kwon-Taek, Chihwaseon (Ivrede femmes et de peinture) et un entretien avec Fanny Ar-dant est publié à l’occasion de la sortie du film de FrancoZeffirelli, Callas Forever ; les « mots du film » sont ceuxde Contacts John Hilliard de Jean-Pierre Krief.Abonnements : Zeuxis, 99-103, rue de Sèvres, 75006 Pa-ris (gisele. skira@wanadoo. fr)

A signaler également :

� Farocki, Harun, Reconnaître et poursuivre. Textesréunis par Christa Blümlinger ; trad. de l’allemand parBénédicte Vilgrain, Pierre Rusch, Monique Rival, et al.Courbevoie, Théâtre typographique, 2002. 126 p.

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Paris 10e : Aurélien (9, rue du Château d’Eau). Paris 15e : Aux amateurs de livres (62, av. de Suffren). Paris 17e : Fnac Etoile.Rennes : Le chercheur d’art (1, rue Hoche).Comédie des langues (25, rue de Saint-Malo).Forum du livre (5, quai Lamartine).Roubaix : Les lisières (33, Grand Place).Saint-Quentin Fallavier : Agora Diffusion Presse(19, rue des Archives).Strasbourg : Librairie des facultés (2-12, rue de Rome).Toulouse : Bédéciné (7, rue Romiguières).Ombres blanches (50, rue Gambetta).Vitry-sur-Seine : Joseph Gibert (rue Berthie Albrecht).

A l’étranger :

ALLEMAGNE :Offenburg : Dokumente Verlag.

BELGIQUE :Bruxelles : Tropismes(11, galerie des Princes).Liège : Pax (4, place Cockerill)

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