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    Ltoile du berger

    Tout au bout de mes rves

    (Jean-Jacques Goldman)

    LAmrique, lAmrique, je veux lavoir et je laurai

    (Jeff Christie - Pierre Delano, pour Joe Dassin)

    Je mvoyais dj en haut de laffiche

    Charles Aznavour

    Plus loin est la prairie, plus verte est son herbe.

    (Lucky Luke, La caravane)

    Une clart diffuse brillait quelque part au milieu des bois,

    une dizaine de kilomtres de la dpartementale 100 encastre

    entre deux colossales montagnes noires. Seul signe quune

    forme de vie habitait encore cette valle, la frontire nue et

    oublie de la province.(p.11)

    Tel est lincipit du roman dont je veux cette fois vous entretenir : Marina Bellezzade

    Silvia Avallone. Et tout le roman est inscrit dans cet incipit : une lumire qui cherche

    briller, les bois, les montagnes, une valle qui dprit, une frontire.

    La lumire qui cherche briller, cest

    Marina, lhrone. Nous sommes en 2011,

    dans une Italie Berlusconienne o, croit-

    on, il ny a plus dautre ascenseur social

    que la tlvision. Marina a une belle voix,

    elle le sait. Elle veut sen servir pour sen

    sortir, devenir une toile. Voil pourquoi

    elle court de tl-crochet en tl-crochet.

    En France, elle irait se cogner, comme un

    papillon de nuit, aux projecteurs de la Star-Ac et de la Nouvelle Star.

    Les bois et les montagnes sont ceux et celles du fin fond de la province de Biella,

    dans les Alpes pimontaises. Et dans cet crin, le village de Piedicavallo.

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    Piedicavallo

    Cest un village de cailloux aux limites du

    monde, ramass au creux dune boutonnire

    entre deux montagnes, do partent les

    lgendes de pierre , ces chemins demi

    cachs entre les rochers, parcourus par les

    transhumances depuis la nuit des temps.

    [] Le granit, les ruisseaux, le vert sombre

    des sapinires et des htraies tout autour : les

    trois seuls lments dont ce lieu tait fait. Pas

    dasphalte et pas de bruit, hormis le

    ruissellement de leau. Les maisons bties avec les pierres du torrent

    sagrippaient les unes aux autres, muettes, uses par lhumidit et les

    intempries comme si elles taient l depuis la nuit des temps ; et souvent, pas

    de nom sur les sonnettes. Une telle beaut quelle arrtait les mots, son pouvoir

    les faisait taire.(p.258-259)

    Sur les hauteurs qui dominent Piedicavallo, dans le hameau ruin de Riabella,

    Andrea veut remettre en tat la ferme de son grand-pre, y avoir un troupeau et

    produire du fromage.

    Et quand il finit par sendormir, il rva de Riabella.

    Il se vit remonter la dpartementale 100 pied,

    fermant le cortge de ses btes, comme autrefois

    son grand-pre. Lentement il atteignit la dorsale

    est du Monte Cucco. Lor des pturages incendis

    de soleil, les alpages fleuris de narcisses : ctait

    pour tout cela quil se battait, pour cette vague et

    antique libert. Il sentit lair de la haute altitude,

    clatant de lumire : son salaire, son but.(p.427)

    Entreprise insense puisque la valle se meurt et se vide de sa jeunesse.

    Le matin remontait lentement la

    plaine, clairait dabord le chef-lieu au

    fond de la valle, puis les virages de la

    dpartementale 100 en surplomb du

    torrent Cervo. Les squelettes uss des

    filatures, dlaisses depuis des

    dcennies, couraient le long des bergessur des kilomtres.

    Une rue de Piedicavallo et lcole

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    Ce tropisme migratoire est le fond de cet

    autre roman prsent dans ma chroniquen6

    Quelques anciens restaient posts derrire leurs rideaux pour pier les

    moindres mouvements dans la rue; la fuite dun chat, le passage

    pachydermique dun tracteur. Les maisons abandonnes au bord de la route se

    laissaient ronger par la neige et les pluies, les mousses et les lierres. Les

    magasins historiques - la crmerie Rubino, la boulangerie Sangiorgi

    avaient depuis longtemps baiss leur rideau. Presque toutes les coles avaient

    t fermes, et la plupart des bureaux de poste.

    Ctait un spectacle amer, celui du temps qui se retirait et fissurait les

    villages, les rues. Restait le travail incessant des ronces, et celui, implacable, du

    torrent. Lobstination des arbres rsister et se rgnrer.(p.55)

    Un sicle plus tt, cette jeunesse aurait tent laventure de lAmrique , passant les

    frontires, repoussant laFrontire Far West(cest dailleurs le titre de la premire

    partie du roman).

    (Cette valle pimontaise), avait t une

    terre de casseurs de pierres, de chercheurs dor,

    dmigrants. Une frontire, mais pas

    conqurir, quitter. Au XIXesicle, et jusqu la

    moiti du XXe, les hommes partaient en

    Amrique, en Australie. Ctait la coutume: ils

    se mariaient et le lendemain sembarquaient la recherche dune fortune qui ne brillait jamais

    que sur des continents lointains.

    Les femmes non. Les femmes ne bougeaient

    pas, elles taient comme les racines enterres

    des chtaigniers, comme les tubercules et les

    rochers. Elles attendaient. Que les maris

    reviennent les mettre

    enceintes, que lesenfants grandissent,

    que les maris rentrent pour mourir.(p.57)

    Lhistoire donc dune toile et dun berger. Avec

    chacun leur rve, apparemment inconciliables. En

    effet comment saimer quand lui veut vivre dans un

    village au bout du monde, quasi dsert de ses

    derniers habitants, et quelle se laisse blouir par les

    ors et les paillettes des studios de tl ?

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    Dautant plus quils ont lun et lautre des fantmes quils tirent derrire eux. Elle,

    des parents infrquentables. Lui, un frre qui a fait le pas justement et sest install

    aux USA et que la famille porte au pinacle.

    Entre nos deux jeunes gens et leurs fantmes respectifs des

    lans damour et un bloc de ressentiments. Ainsi Andrea se

    souvient des jeux quil partageait avec son frre Ermanno quand,

    enfants, ils se rvaient cow-boys sous le soleil de lArizona.

    On pourrait dailleurs faire une lecture westernienne du roman

    de Silvia Bellezza. On y trouve tous les ingrdients du mythe amricain, ses figures

    aussi : le pied-tendre se rvant cow-boy, la chanteuse de saloon, les piliers de bar, les

    flambeurs, les villes fantmes, le blizzard, les grands espaces, la nature sauvage Les

    titres que donne lauteur ses trois parties nous invitent un tel rapprochement :Far West, Cow-boy vs Cendrillon, Eldorado.

    Ce roman pourrait aussi passer pour un nouvel avatar de lhistoire

    de Cendrillon. Ce nom napparat-il pas dans le titre de la deuxime

    partie cit plus haut ? De plus le premier concours de chant

    auquel participe Marina sappelle Cenerentola Rock.

    Nallons cependant pas chercher trop loin : cest bien un

    roman proprement italien que nous offre cette jeune

    auteure (elle a trente ans). Ou plus

    prcisment un roman pimontais. Tout

    voque cette province transalpine de Biella (au

    Nord-Ouest de lItalie) : les paysages, lhistoire, les

    caractres, les ombres (le mirage de la tl berlusconienne)

    et la lumire (une jeunesse qui se reprend en main, et ces

    initiatives citoyennes apparues aprs les manifestations de

    Gnes anti G8 de 2001)Silvia Avallone

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    Je ne rsiste pas vous offrir cette autre citation, o il est aussi question de

    frontire :

    L o la dpartementale 100 se terminait en chemin de terre, derrire une

    poigne de petites maisons en pierres et de jardins clos, non loin de Riabella,

    hameau de San Paolo Cervo, commenait un sentier ombrag, o rgnait un

    silence pais peine drang par le vent, impntrable aux bruits de la

    circulation.

    Franchir cette frontire, ctait comme entrer dans un cercle magique. Les

    bois taient un royaume que gouvernaient des lois absolues ; les mots y

    perdaient leur sens, et le temps ny tait plus dfini que par linclinaison du

    soleil par rapport la terre.(p.180)

    Piedicavallo

    La Valle Cervo, la valle du roman (Photo Emmanuel F. voir son

    bloghttp://finestagione.blogspot.fr/2013/11/la-source.html)

    http://finestagione.blogspot.fr/2013/11/la-source.htmlhttp://finestagione.blogspot.fr/2013/11/la-source.htmlhttp://finestagione.blogspot.fr/2013/11/la-source.htmlhttp://finestagione.blogspot.fr/2013/11/la-source.html
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    Cerf sculpt sur un toit de Piedicavallo

    Enfin, cet un vrai roman, avec une intrigue forte que je nai pas voulu dflorer, avec

    des personnages puissamment bien dessins, jusquaux personnages secondaires.

    Marina et Andrea, ces deux irrductibles, ces deux indompts, ces deux obstins,

    sont la fois attachants et irritants (certaines fois), comme le sont tous ceux qui ne

    sont pas des tides. Insaisissable et dsarmante Marina, je nen dis pas plus.

    Ctait une femme prsent. Vtue comme une strip-teaseuse

    Une toile faite pour le succs.

    Puis, un instant avant que dmarre la bande-son, un millime de

    seconde avant que sa voix se diffuse du micro jusquaux tables,

    aux stands et jusquaux bois drables et de bouleaux, et plus

    haut encore jusqu la cime nue et dsole du Monte Bo, elle

    eut le mme sourire quavant, teint de tendresse.(p46)

    Oui, vraiment, nous avons l le roman dun vrai crivain. Qui a su

    dpeindre de faon expressive et juste la valle dont elle-mme est

    originaire. Qui, tout au long de ces 540 pages, prouve quelle reste matre de son

    rcit. Mnageant quand il le faut les retournements de situation et nous le signalant

    avec une distance amuse :

    Ce fut cet instant quune cl crissa dans la serrure.

    Le loup rentrait temps. Tel le hros toujours plus fort que le

    commun des mortels.

    Lexpression impassible de qui, quoi quil arrive, mme face aux

    scnarios les plus dconcertants, les plus improbables, les plus

    absurdes, dtient le pouvoir de vie ou de mort sur les autres. Et qui le

    sait.(p.283)

    Et quelle belle ide que cette image de cerf qui ouvre et ferme le roman :

    Marina leva les yeux vers la crevasse o le pont se terminait, et vit quelque

    chose bouger parmi les arbres. Un museau long et pointu observait en silence,

    cach derrire un tronc : deux yeux bruns et brillants, le regard insaisissable,

    rapide dceler le danger.

    Elle resta immobile, et le cerf aussi resta immobile.

    Puis lun et lautre se retournrent et disparurent

    entre les crtes ombreuses des montagnes, les sapins

    et les villages en ruine, lun et lautre abandonns

    eux-mmes, la nature indchiffrable de leurs

    instincts.

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    Lun et lautre disparurent dans une direction secrte, et leurs traces se

    perdirent dans la pluie fine et lgre du matin, sur la frontire nue et oublie de

    ces montagnes.(p.538-539)

    L, normalement, je devrais me lancer dans le contrepoint mosstan que jessaie

    chaque chronique de mnager. Cette fois, je ne mappesantirai pas. Il vous suffit

    dimaginer.

    Piedicavallo, Italie pimontaise : 210 habitants en 2011. Accroch au fond de la

    Valle Cervo, 1050 mtres daltitude. Une auberge-restaurant (la Rosa Blanca). Voici

    ce que dit Silvia Avallone, en note, la fin de son roman :

    Mosset, dans les Pyrnes Catalanes : 293 habitants en 2011. Accroch au fond de

    la valle de la Castellane, 600-700 mtres daltitude. Une auberge-restaurant (La

    Castellane). Depuis quelques annes, des jeunes viennent sy installer, permettant

    lcole des Trois Villages (Mosset-Campme-Molitg) de rassembler une quarantainedlves.

    La jeunesse mosstane a-t-elle, comme Marina,

    succomb aux sirnes des plateaux tlvisuels

    (tl-crochets, missions de tl-ralit) ? Pas

    ma connaissance. Reste cependant ce tag, vieux

    de quelques annes, sur la cuve du lavoir

    communal, la gloire dune vedette phmre

    des chanes TF1 et NRJ12 : Mikal Vendetta,

    chantre de la bogossitude . Quen reste-t-il

    aujourdhui ? Vendetta volat, scripta manent !

    Mais vite, revenons aux livres et la littrature. Sur ce terrain des

    pays abandonns et qui veulent revivre, je men voudrais de ne pas

    voquer le roman Regain, de Jean Giono (1930). Dont je vous donne

    la dernire page :

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    [Le village abandonn et son dernier habitant sont presque

    revenus ltat sauvage ; mais Panturle, en fondant une

    famille avec sa compagne qui attend un enfant et en reprenant

    son activit dagriculteur, va faire renatre le bonheur et la

    civilisation paysanne.]

    Maintenant Panturle est seul.

    Il a dit :

    Fille, soigne-toi bien, va doucement ; jirai te chercher

    leau, le soir, maintenant. On a bien du contentement ensemble. Ne gtons pas le fruit.

    Puis il a commenc faire ses grands pas de montagnard.

    Il marche.

    Il est tout embaum de sa joie.

    Il a des chansons qui sont l, entasses dans sa gorge presser ses dents. Et il serre

    les lvres.

    Cest une joie dont il veut mcher toute lodeur et saliver longtemps le jus comme

    un mouton qui mange la saladelle du soir sur les collines. Il va, comme a, jusquau

    moment o le beau silence sest paissi en lui et autour de lui comme un pr.

    Il est devant ses champs. Il sest arrt devant eux. Il se baisse. Il prend une poigne

    de cette terre grasse, pleine dair et qui porte la graine. Cest une terre de beaucoup de

    bonne volont.

    Il en tte, entre ses doigts, toute la bonne volont.

    Alors, tout dun coup, l, debout, il a appris la grande victoire.

    Il lui a pass devant les yeux, limage de la terre ancienne, renfrogne et poilue avec

    ses aigres gents et ses herbes en couteau. Il a connu dun coup, cette lande terrible

    quil tait, lui, large ouvert au grand vent enrag, toutes ces choses quon ne peut pas

    combattre sans laide de la vie.

    Il est debout devant ses champs. Il a ses grands pantalons de

    velours brun, ctes ; il semble vtu avec un morceau de ses

    labours. Les bras le long du corps, il ne bouge pas. Il a gagn :cest fini.

    Il est solidement enfonc dans la terre comme une colonne.

    *

    *

    *

    Giono qui lon doit Le Chant du monde, cet autre grand

    roman quon peut littralement lire comme un formidable

    Western haut-provenal, plein de souffle et de fureur.

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    La couverture de ldition italienne

    Ce qui ma amen au

    roman ici chroniqu,

    cest davoir cout, surFrance Inter, lmission

    de Kathleen Evin,

    LHumeur vagabonde. On

    peut la rcouter en

    activant le lien ci-

    dessous :

    http://www.franceinter.fr/emission-lhumeur-vagabonde-silvia-avallone-ecrivaine-et-

    poetesse-italienne

    Je vous recommande chaudement, vous laurez

    compris, la dernire acquisition de notre bibliothque

    communale :

    Silvia Avallone, Marina Bellezza. Editions Liana Levi,

    2014 (539 pages - traduction Franoise Brun)

    Mosset, alors que commence lautomne,

    le 25 septembre 2014

    http://www.franceinter.fr/emission-lhumeur-vagabonde-silvia-avallone-ecrivaine-et-poetesse-italiennehttp://www.franceinter.fr/emission-lhumeur-vagabonde-silvia-avallone-ecrivaine-et-poetesse-italiennehttp://www.franceinter.fr/emission-lhumeur-vagabonde-silvia-avallone-ecrivaine-et-poetesse-italiennehttp://www.franceinter.fr/emission-lhumeur-vagabonde-silvia-avallone-ecrivaine-et-poetesse-italiennehttp://www.franceinter.fr/emission-lhumeur-vagabonde-silvia-avallone-ecrivaine-et-poetesse-italienne