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Recherches en langue et Littérature Françaises. Revue de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines Année 53 NO.221 Le drame alchimique dans Le Docteur Pascal d’Émile Zola; une lecture mythocritique Dr. Shahnaz Shahin * Professeur, Université de Téhéran Nosrat Hejazi ** Thésarde, Université de Téhéran Résumé Grand traité philosophique, scientifique et doctrinaire avec lequel le vaste cycle romanesque des Rougon-Macquart touche à sa fin, Le Docteur Pascal se démarque également comme une échappatoire logique que l’imaginaire du romancier trouve, dans son dernier affrontement, vis-à-vis de l’«angoisse existentielle». Nous sommes de cet avis que si cette angoisse _ généralement engendrée à la suite du sentiment du néant envers l’écoulement irrévocable du temps _ est maîtrisée dans ce roman, grâce à l’emploi et à la projection experte des structures figuratives “synthétiques nocturnes”, elle n’est pas moins attribuable au recrutement intelligent du “drame alchimique” et de la figure archétypale de l’“alchimiste”, saupoudrés dans le texte et condensés dans le noyau mythémique du roman. La lecture mythocritique que nous nous sommes proposée dans cet article, vise à faire apparaître dans quelle mesure l’insertion d’un personnage mythique _ celui du grand alchimiste Hermès Trismégiste, représenté par le personnage éponyme du roman _ et la mise en œuvre d’un “drame alchimique”, reflété en filigrane du plan thématique, favorisent le terrain pour que le “devenir angoissant du temps”, fixé depuis longtemps dans l’imaginaire zolien, soit transformé en un progrès rassurant et optimiste. Mots-clès: Figure archétypale, Hermès Trismégiste, “noce alchimique”, “produit nouveau”, pierre philosophale, le Fils divin, devenir temporel. - ﺗﺎرﯾﺦ وﺻﻮل: 26 / 7 / 89 ﺗﺄﯾﯿﺪ ﻧﻬﺎﯾﯽ: 11 / 10 / 89 * -E- mail: [email protected] ** -E- mail: [email protected]

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  • Recherches en langue et Littrature Franaises. Revue de la Facult des Lettres et Sciences Humaines Anne 53 NO.221

    Le drame alchimique dans Le Docteur Pascal dmile Zola; une lecture mythocritique

    Dr. Shahnaz Shahin*

    Professeur, Universit de Thran

    Nosrat Hejazi**

    Thsarde, Universit de Thran

    RsumGrand trait philosophique, scientifique et doctrinaire avec lequel le vaste

    cycle romanesque des Rougon-Macquart touche sa fin, Le Docteur Pascalse dmarque galement comme une chappatoire logique que limaginaire du romancier trouve, dans son dernier affrontement, vis--vis de langoisse existentielle. Nous sommes de cet avis que si cette angoisse _ gnralement engendre la suite du sentiment du nant envers lcoulement irrvocable du temps _ est matrise dans ce roman, grce lemploi et la projection experte des structures figuratives synthtiques nocturnes, elle nest pas moins attribuable au recrutement intelligent du drame alchimique et de la figure archtypale de lalchimiste, saupoudrs dans le texte et condenss dans le noyau mythmique du roman.

    La lecture mythocritique que nous nous sommes propose dans cet article, vise faire apparatre dans quelle mesure linsertion dun personnage mythique _ celui du grand alchimiste Herms Trismgiste, reprsent par le personnage ponyme du roman _ et la mise en uvre dun drame alchimique, reflt en filigrane du plan thmatique, favorisent le terrain pour que le devenir angoissant du temps, fix depuis longtemps dans limaginaire zolien, soit transform en un progrs rassurant et optimiste.

    Mots-cls: Figure archtypale, Herms Trismgiste, noce alchimique, produit nouveau, pierre philosophale, le Fils divin, devenir temporel.

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    I. IntroductionDans un article corrlatif consacr au triomphe des structures

    synthtiques nocturnes dans limaginaire zolien1, nous avons tmoign que lapparition successive des rveries dialectiques, vgtatives (cycliques)et finalement progressistesavait dj arqu comme dfinitive, lencrage du dernier roman de la srie des Rougon-Macquart, dans les conceptions eschatologiques ascensionnelles et optimistes2. Paralllement, lacheminement du schme de la mort-et-renaissance jusqu celui du progrs stait ralis, par lentremise de deux figures archtypales: celle de larbre et celle du fils.

    la charnire de ces deux figures, se trouve une troisime _ celle de lalchimiste _ que la trame thmatico-narrative ne cesse dy revenir en toute occasion et circonstance et la prsente sous forme du grand savant-mdecin-philosophe que reprsente le Docteur Pascal. Devenue de plus en plus redondante dans la trame textuelle, cette figure archtypale se rvle petit petit comme ce mythme _ cette plus petite unit du discours mythiquement significative _ ou comme cet atome mythique autour duquel tous les autres schmes, archtypes et symboles du roman, se cristallisent. La condensation du noyau mythique autour de la figure archtypale de lalchimiste va de pair avec lagencement intelligent des rveries alchimique, pour donner naissance lapparition dun drame secondaire ct du drame central de la digse: il sagit de la matrise triomphante du temps la suite de la naissance dun fils divin n aprs la mort du pre3 ou archtypalement parlant, lextinction du feu ancien et lapparition du feu nouveau.

    1- Cet article, crit par les mmes auteurs sera ultrieurement publi dans la revue Plume sous le nom de Triomphe de la syntonie dans Le Docteur Pascal d mile Zola ; une lecture figurative .2 -Eschatologie, terme technique de la thologie, se dfinit comme tude des fins dernires de lhomme et du monde (eskatos : dernier et -logie). Nous entendons par les conceptions eschatologiques ascensionnelles , toutes les croyances religieuses, les rvlations ou les doctrines philosophiques qui prdisent ou assurent un avenir optimistes ou ensoleill pour lespce humain dans les fins des temps.3-Le docteur Pascal d mile Zola, expose lhistoire dun mr mdecin et philosophe progressiste qui, au dclin de lge tombe amoureux de sa fille adoptive, devenue dj une force jeune et solide. Epousant cette fille dans la dernire anne de sa vie, Pascal meurt sans pouvoir jamais voir son enfin qui nat quelques mois aprs sa mort tragique.

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    Lidentification du vritable mythe progressiste sous-jacente luvre_ celle laquelle nous nous proposons de dcouvrir dans le prsent article_commence par le reprage des mythmes rcurrents qui peuvent tre indiffremment un motif, un thme, un dcor mythique (G. Durand), ou un emblme, une situation dramatique (E. Souriau) (DURAND, 1979: 310). Notre lecture mythocritique qui est base sur la dmarche durandienne, se ralise en deux tapes:

    Un mythme peut se manifester, et smantiquement agir, de deux faons diffrentes, une faon patente et une faon latente:- de manire patente par la rptition explicite de son ou de ses

    contenus (situations, personnages, emblmes, etc.) homologues;- de manire latente par la rptition de son schme

    intentionnel implicite en un phnomne trs proche des dplacements tudis par Freud dans le rve . (DURAND, loc.cit.).

    Nous cherchons alors mettre tour tour en lumire, les essaims ou les paquets mythiques patents qui se dfilent sporadiquement dans le texte. Ce reprage est important dans la mesure o il permet de fixer en premire tape la figure centrale qui constitue le noyau mythique de luvre. Puis, nous tcherons en deuxime tape, dessiner les contours essentiels du drame alchimique qui permet au romancier de passer outre le temps par la fabulation dun rcit progressiste.Nous exposerons enfin, les aspects figuratifs et mythiques du rcit qui se projettent intensment dans ce dernier roman des Rougon-Macquart.

    II. Du triple visage du docteur au triple visage dHermsLe premier essaim mythique, le paquet le plus saillant et

    redondant dans la trame textuelle, se cristallise autour de ce triplevisage du docteur Pascal_celui du mdecin empiriste,duphilosophe volutionniste - progressiste et du prtre lacis du nouveau sicle _ qui prsente au niveau thmatique, des similitudes prononces avec les caractristiques essentielles du personnage mythique de la mythologie grco-gyptienne, Herms Trismgiste. Grand philosophe, ou grand prtre 1 de lantiquit qui

    1- Pour Marsile Ficin, qui traduit en latin le Corpus Hermeticum en 1461, Herms est reprsent la fois comme le premier auteur d'une thologie . Lpithte de trismgiste

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    prside la parole 1, celui-ci se rvle avant tout comme un vrai savant de renomm; celui qui _ cause de sa connaissance de nombreux sujets et arts, et de son pouvoir conduire lhomme la science vraie et surtout de [sa philosophie triple], savoir, naturelle, morale et mtaphysique; et l'alchimie [qui] rentre sous la philosophie naturelle2 _ est connu sous le nom de Trismgiste: le trois fois trs grand.

    Or, le triple visage dHerms se retrouve, trait par trait, dans cette figure ponyme du roman qui est, elle aussi, linstar de son modle mythique, un savant, un clairvoyant (ZOLA, 1993: 353) du vingtime sicle qui croit au progrs de la science comme le seul pourvoyeur du bonheur3 pour lespce humain. Le personnage romanesque de Pascal apparat alors _ comme ctait le cas pour Herms _ un mdecin-philosophe (ZOLA, 1993: 108), qui fixe toute sa philosophie progressiste dans la marche incessante de lhomme vers le progrs et la perfection, et qui prche pratiquement en un vrai prtre

    renvoie ce fait quil tait la fois, philosophe, prtre et roi : Ils appelrent Trismgiste trois fois grand parce qu'il tait excellent comme le plus grand philosophe, le plus grand prtre, et le plus grand roi . (www.recherche.fr/org. article Herms Trismgiste).1-Au dbut des mystres de l'gypte (~320), Jamblique crit : Herms, qui prside la parole est, selon l'ancienne tradition, commun tous les prtres ; c'est lui qui conduit la science vraie ; il est un dans tous. C'est pourquoi nos anctres lui attribuaient toutes les dcouvertes et mettaient leurs uvres sous le nom d'Herms . (JAMBLIQUE/DES PLACES [Trad.], 1993:1).2- BACON, 1994: 27. La mme affirmation est quasiment prise par Bernard le Trvisan pour qui Herms est le premier fondateur de lart alchimique , puis cite par professeur Bernard Joly: Ce nest qu la Renaissance que les alchimistes commencent voquer le nom dHerms en tant que fondateur de leur science, sans pour autant donner lalchimie le nom de science hermtique. Le plus souvent, cest dans les brefs aperus historiques qui introduisent les traits quHerms est cit. Ainsi lit-on ds le dbut du Livre de la philosophie naturelle des mtauxattribu Bernard le Trvisan, et sans doute crit vers la fin du XVe sicle (et donc aprs la publication florentine du Corpus Hermeticum), que Le premier inventeur de cet Art ce fut Herms le Triple: car il sut toute triple philosophie naturelle, savoir Minrale, Vgtale et Animale (Voir JOLY, www.methodos.revues.org). 3- Je crois que lavenir de lhumanit est dans le progrs de la raison par la science. Je crois que la poursuite de la vrit par la science est lidal divin que lhomme doit se proposer []. Je crois que la somme de ces vrits, augmentes toujours, finira par donner lhomme un pouvoir incalculable, et la srnit, sinon le bonheur Oui, je crois au triomphe final de la vie (ZOLA, 1993: 97-98).

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    laque1 du nouveau sicle sa religion de fcondit, travail, vrit, et de justice 2:

    Il ne voulait pas fermer lavenir, il tait heureux au contraire de lguer son hypothse la jeunesse. Tous les vingt ans, les thories changeaient, il ne restait dinbranlables que les vrits acquises, sur lesquelles la science continuait btir si mme il navait eu le mrite que dapporter lhypothse dun moment, son travail ne serait pas perdu, car le progrs tait srement dans leffort, dans lintelligence toujours en marche []. Dautres ouvriers viendraient, jeunes, ardents, convaincus, qui reprendraient lide, lclairciraient, llargiraient. Et peut-tre tout un sicle, tout un monde nouveau partirait de l (ZOLA, 1993: 375).

    Afin de consolider davantage ce soudage entre le personnage romanesque et son modle historico-mythique, le roman attache galement une attention double la fonction de Pascal, celui-ci prsent avant tout comme un mdecin-thrapeute des maux et des souffrances physiques. Les crits lgus par les documents historico-mythiques de l gypte nous enseignent que cette fonction est traditionnellement attribue Herms _ au grand-pre divin dHerms Trismgiste qui tait lui aussi un gurisseur3. Il est intressant de constater que le docteur pascal aussi, en faisant des piqres thrapeutiques ses malades frapps de paralysie et dataxie et en leur insufflant la force de marcher, de se dplacer, voire de reprendre la

    1- Il nous semble que dans le choix mme du nom de Pascal qui se figure galement dans le titre du roman, la volont de transfrer un certain message double porte scientifique et hiratique est puissamment maintenue ; dune part le nom suscite par allusion l Agneau Pascal du lignage davidien, les doctrines sotriologiques du christianisme et laisse subtilement passer lattention aux programmes religieux du roman ; dautre part en tablissant un rapport diagonal avec cet minent Blaise Pascal jansniste, il annonce la propension du romancier pour enrober son prtre lacis dans les qualifications scientifiques.2- Ces quatre principes de fcondit , travail , vrit , et de justice constituent, comme nous le savons, les titres des quatre romans suivants au cycle des Rougon-Macquart rassembls sous le titre connotation messianique des Quatre vangiles.3- Il fallait donc donner la nouvelle mdecine des anctres illustres et incontestables []. Mais ce vritable fondateur de la mdecine [Hippocrate] est suppos avoir fait le voyage en gypte, tout comme Dmocrite et Platon, pour sy instruire des sciences les plus anciennes recueillies par les sages gyptiens partir de lenseignement dHerms Trismgiste. Il faut donc supposer que cest dHerms que provient toute science dont les fondements ne se trouvent pas chez Aristote (Voir JOLY in www. methodos.revues.org)

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    vie, se lie, dune part la fonction de rassembleur 1 quexerce le demi-divin de la mythologie gyptienne propos des membres dOsiris2. Dune autre part, en sinvestissant tout entirement brosser lhistoire individuelle et sociale de sa famille sous forme dun arbre gnalogique _ un gros chne des monstres sanguins et vils quil avait dessin sur un morceau de papier_ le personnage ponyme du roman zolien se rvle comme le scribe, le secrtaire, ou le mainteneur qui consigne par ses crits _ par ses dossiers secrets jalousement protgs de tout sacrilge et prservs comme de trsors dans la grande armoire cl _ toute histoire abominable de lanctre glorieux des Rougon et la famille ignoble des Macquart. Pascal exerce donc, tout comme lanctre familial dHerms une double fonction de thrapeute et de scribe.

    Outre cette fonction commune entre les deux personnages, le deuxime essaim mythique se signale par la pratique alchimique qui se situe non uniquement au centre de lactivit du docteur Pascal, mais qui est pratiquement inhrente au nom et lactivit mme dHerms Trismgiste. Si le nom dHerms est intrinsquement li, dans lhistoire des sciences, llaboration des substances thrapeutiques ou la fabrication des remdes sublimes partir des matires viles, si le mdecin-philosophe de lantiquit travaille en un alchimiste de renomm, sur cette prima materia pour faire jaillir la prcieuse pierre philosophale 3, le personnage romanesque de Pascal aussi sannonce comme un spcialiste des matires et des recettes archaques. Le docteur Pascal est celui qui sefforce en un alchimiste du vingtime sicle, en un pionnier et connaisseurs des sciences

    1- Deux fonctions du dieu Thot (celui-ci tant le nom gyptien de la divinit grecque Herms) se retrouveront dans la figure d'Herms Trismgiste : celle de "rassembleur" (il aide Isis rendre vie aux membres d'Osiris), et celle de "mainteneur" (c'est le secrtaire des Dieux) . (FAIVRE, 1988 : 25, Voir aussi www.recherche.fr/org). 2- Limage de Pascal est celle dun rassembleur christianis ; celui qui linstar du sauveur, du messie, rend lme dans la chair et les os des mourants et des convalescents : Aussi Clothilde fut-elle mue de laccueil fait Pascal, comme au sauveur, au messie attendu. Ces pauvres gens lui serraient les mains, lui auraient bais les pieds, le regardaient avec des yeux luisants de gratitude. Il pouvait donc tout, il tait donc le bon Dieu, quil ressuscitait les morts ! (ZOLA, 1993: 102).3- L'un des objectifs de l'alchimie est le Grand uvre, c'est--dire la ralisation de la pierre philosophale permettant la transmutation des mtaux, notamment des mtaux vils , comme le plomb, en mtaux nobles, l'argent, l'or. Un autre objectif classique de l'alchimie est la recherche de la panace (mdecine universelle) et la prolongation de la vie via un lixir de longue vie (Voir www.altermedoc.com).

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    occultes, de transformer le srum du sang et les gouttelettes deau en une panace universelle, en une potion magique :

    Vers ce temps, le docteur lisant un vieux livre de mdecine du quinzime sicle, fut trs frapp par une mdication, dite mdicine des signatures []. Limagination du docteur travailla []. Puisquil voulait rgnrer les hrditaires affaiblis, qui la substance nerveuse manquait, il navait qu leur fournir de la substance nerveuse, normale et saine []. Il inventa de piler dans un mortier de la cervelle et du cervelet de mouton, en mouillant avec de leau distille, puis de dcanter et de filtrer la liqueur ainsi obtenue. Il exprimenta ensuite sur ses malades cette liqueur mle du vin de Malaga []. Les premires doses, dun gramme seulement, furent sans effet. Mais, ayant doubl et tripl la dose, il fut ravi, un matin, au lever, de retrouver ses jambes de vingt ans. Il alla de la sorte jusqu cinq grammes, et il respirait plus largement, il travaillait avec une lucidit, une aisance quil avait perdu depuis des sicles (Zola, 1993: 92-93). (Pour les mots caractre gras, cest nous qui soulignons).

    Les termes tels que panace universelle, liqueur de vie, fontaine de jouvence, le sang gnrateur, fiole, mthode empirique et mme celui de lalchimie (ou de lalchimiste) abondamment parsems dans le texte suggrent_ les deux exemples infra laffirment puissamment _ la forte prgnance des rveries alchimiques au sein de la trame textuelle de ce roman:

    Sa mthode tait bien encore empirique et barbare []. Mais, il ntait quun pionnier, []. Ny avait-il pas dj l un prodigue, faire marcher les ataxiques, rendre mme des heures de lucidits aux fous? Et, devant cette trouvaille de lalchimie du vingtime sicle, un immense espoir souvrait, il croyait avoir dcouvert la panace universelle, la liqueur de vie destine combattre la dbilit humaine, [] une vritable et scientifique fontaine de Jouvence, qui, en donnant de la force, de la sant et de la volont, referait une humanit toute neuve et suprieure (Zola, 1993: 93).

    Et il venait enfin dobtenir une petite bouteille dun liquide trouble, opalin, iris de reflets bleutres, quil regarda longtemps la lumire, comme sil avait tenu le sang rgnrateur et sauveur du monde.

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    []Et voil, de la toute neuve et de la trs pure, cette fois, de quoi faire des miracles !

    Et il montrait la fiole, quil avait descendue, dans son enthousiasme []

    Tu ne ladmires pas, ma liqueur de sorcier, qui rveille les morts? (Zola, 1993: 93-94).

    En effet, le docteur Pascal investit tout pour obtenir le liquide prcieux partir des matires viles comme du sang et les transformer, tout au long dun processus chimique en une matire prcieuse capable de gurir les maux et les souffrances physiques. Les recettes quil fabrique dans ses laboratoires, rappellent bien entendu celles engendres et manipules par les alchimistes de lpoque antique dans les recoins mystrieux et dans leurs laboratoires chimiques.

    Enfin se situe, la charnire du romanesque et du mythique, ce dernier rapprochement mythmique qui se trouve gnalogiquement parlant, dune part entre Pascal et le vieux roi David, avec celui dHerms le triple et son pre divin de lOlympe, Herms ou Thot1. Herms Trismgiste est daprs la gnalogie hellnistique la plus courante date du IIIe ou IIe sicle av. J.-C., le petit-fils dun demi-divin de lOlympe nomm Herms ou Thot. Il est donc issu dune noble famille vocation royale ou "divine". Dans la mythologie chrtienne aussi, Pascal est descendant du roi et prophte David qui est lui-mme fils dune ascendance noble et divine nomme Jess.

    Mais plus important par rapport ce qui vient dtre signal, cest le fait que les deux personnages mythiques et romanesques sont similairement pre dun fils qui est cens tre le sauveur du monde. En effet, le texte de Zola revient plusieurs reprises sur la latente assimilation, sinon la consanguinit, de Pascal avec ce huitime enfant de Jess, ce vieux roi David2, de qui va tre n le fils divin, celui qui va sauver le monde. Les discours optimistes que le docteur laisse

    1- [] le premier Herms est Thot, et son fils est Agathod, dont le fils est le deuxime Herms, et dont le fils est Tat. C'est ce deuxime Herms qui sera appel Trismgiste partir du IIe sicle de notre re (FAIVRE, 1988 :29, Voir aussi www.recherche.fr/org article Herms Trismgiste; Sur tout lien de parent entre Herms Trismgiste et Thot voir galement BROZE, 2004 :37-48).2- Dans sa lecture mythocritique inspire des leons bruneliennes, Cllia Anfray a bien illustr ce rapprochement que Zola ne cesse de dvelopper dans la narrativit de son rcit. Pascal est bien ce vieux roi David pousant la jeune sunamite et de qui lon espre la pousse de la branche saine et solide (Voir ANFRAY, 2003 : chapitre 20).

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    couler en cascade sur la marche de lhumanit en avant ou lespoir que celui-ci caresse vis--vis de linstauration dun royaume de justice par un sage rdempteur et surtout lannonce de la naissance dun fils qui est suppos dtre le sauveur ventuel du demain, sont dj les esquisses qui glorifient lavnement du Sage attendu qui pousserait un jour dune branche saine et solide . Similairement, les prophties optimistes dHerms Trismgiste sur la naissance dun Fils sanctifi et bni qui pousserait un jour dune branche divine et royale sont runies dans le Sermo Perfectus dun certain Asclpius o ce dernier ne manque nullement placer, Herms parmi les prophtes qui ont annonc le christianisme aux Paens, comme les prophtes de l'ancien Testament [qui] l'auraient fait aux Hbreux 1. Les deux personnages sont donc la fois issus dune noble famille et se rvlent comme pres ou anctre dun enfant sauveur. Les deux prdisent directement ou suggrent par leur discours sotriologique2, lavnement certain dun messie attendu et chantent communment le progrs universel de lespce humain dans les temps venir.

    La rsurgence de ces mythmes sporadiquement saupoudrs dans le texte, permet donc de reconnatre dans le personnage de Pascal un noyau mythique: celui de lalchimiste qui en sus de sintresser dcouvrir leau de jouvence et llixir de jeunesse, sananti[t] dans [l]e besoin de savoir (ZOLA, 1993: 199) ou bien celui qui en de de se pencher exclusivement sur la fiole (ZOLA, 1993: 94) ou le nouveau remde (ZOLA, 1993: 65) est capable de rsoudre les nigmes de lexistence et dapporter ainsi une explication logique et rationnelle pour lorigine et la fin de la destine humaine. Lalchimiste est donc celui qui part la recherche des "sciences occultes"3 ou bien des secrets de la nature ; celui qui interroge, met en doute, puis tente

    1- www.recherche.fr.org/ article Herms Trismgiste.2- Par sotriologique nous entendons la doctrine religieuse et philosophique du salut par un rdempteur ou guide.3- On saperoit alors que loccultisme moderne [] dsignait la Renaissance, non pas une doctrine mystrieuse et cache, mais lensemble des savoirs dont lobjectif tait de dvoiler les secrets de la nature . Lamateur dastrologie, dalchimie ou de magie naturelle ne cherchait pas senfermer dans le cercle dun groupe dinitis qui se seraient imagin tre les dpositaires dune science exceptionnelle. Il voulait comprendre quelles sont les forces qui agissent de manire invisible dans les tres naturels, en vue den acqurir une matrise qui lui permette de mieux vivre (JOLY, www.methodos.revues.org).

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    de rpondre et finalement thorise en un philosophe ou en un homme de science, les grandes questions dexistence, les nigmes de la vie:

    Les alchimistes [] taient des philosophes dun genre particulier qui se disaient dpositaires de la science par excellence, contenant les principes de toutes les autres, expliquant la nature, lorigine et la raison dtre de ce qui existe, relatant lorigine et la destine de lunivers entier (HUTAIN, 1976: 8).

    L'alchimiste se prsente comme un philosophe. Il prtend connatre non seulement les mtaux, mais aussi les principes de la matire, le lien entre matire et esprit, les lois de transformation... Son ontologie repose sur la notion d'nergie, une nergie contradictoire, dynamique, une, unique, en mtamorphoses (KHUNRATH, 1975; citation reprise galement par www.altermedoc.com).

    Les dfinitions apportes par Hutain et Khunrath lgard de lalchimiste ne vont pas sans rappeler les soucis philosophico-scientifiques du personnage zolien, intress comme un vritable mtaphysicien lorigine des tres et aux lois de transformation de la matire. Des questions obstinment poses dans la tte du docteur Pascal, aboutissant lillumination de la conscience, [ la] dlivrance de lesprit et du corps 1, ne sont que les rpercussions des propensions mtaphysiques chez ce mdecin-philosophe :

    partir de ce moment, le problme de la conception, au principe de tout, stait pos lui, dans son irritant mystre. Pourquoi et comment un tre nouveau? Quelles taient les lois de la vie, ce torrent dtres qui faisaient le monde? []. Ds lors, mesure que les faits saccumulaient et se classaient dans ses notes, il avait tent une thorie gnrale de lhrdit qui pt suffire les expliquer tous (ZOLA, 1993: 87-88).

    Et il avait abouti ce quil nommait lhypothse de lavortement des cellules. La vie nest quun mouvement, et lhrdit tant le

    1- Dans Aspects de lalchimie traditionnelle, Ren ALLEAU envisage laspect spirituel de la pratique alchimique dont la suprme finalit nest que lillumination de la conscience. Il fait ainsi joindre lalchimie dans les sciences relatives lhistoire des croyances et des religions:Il convient surtout de considrer lalchimie comme une religion exprimentale, concrte, dont la fin tait lillumination de la conscience, la dlivrance de lesprit et du corps []. Ainsi lalchimie appartient-elle plutt lhistoire des religions qu lhistoire des sciences (ALLEAU, 1986: 34).

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    mouvement communiqu, les cellules, dans leur multiplication les unes des autres, se poussaient, se foulaient, se casaient, en dployant chacune leffort hrditaire []. Il y avait donc l un perptuel devenir, une transformation constante dans cet effort communiqu, cette puissance transmise, cet branlement qui souffle la vie la matire et qui est toute la vie. Et des questions multiples se posaient. Existait-il un progrs physique et intellectuel travers les ges? Le cerveau au contact des sciences grandissantes, samplifiait-il? Pouvait-on esprer la longue, une plus grande somme de raison et de bonheur []? (ZOLA, 1993: 90).

    Or, suite ce que nous avons dduit et dont nous venons dexposer brivement les contours, les essaims mythiques sporadiquement saupoudrs dans ce dernier roman des Rougon-Macquart sont condenss autour de la figure de lalchimiste. Il arrive le temps pour que nous nous penchions maintenant sur les mythmes latents; ceux qui, surdtermins par les schmes moteurs de la mort-et-renaissance, tendent se composer en un rcit, en un drame identique suggr cette fois-ci par les rveries alchimiques.

    III. De la figure de lalchimiste au drame alchimiqueLe dernier roman de la fresque immense des Rougon-Maquart est

    uniformment scand par le dveloppement intentionnel des thories de lhrdit et de la gntique, formules par les rveries alchimiques dun prtre-mdecin-philosophe. Les combinaisons chimiques sont au cur mme de la pense de lalchimiste que reprsente Pascal et le texte ne cesse de donner diverses formulations de cette rflexion naturaliste sous forme des explications purement thoriques. Tant fastidieux et insipides paraissent ces allusions thoriques au point de vue thmatique, ces formulations scientifiques ne sont absolument anodines pour un imaginaire synthtique nocturne1, qui cherche _ aprs avoir soulign les dissemblances et les ressemblances dans les objets ou les tres naturellement spars _ agencer les entits opposes en une orchestration harmonieuse, en une fusion alchimique.

    1- Les structures synthtiques nocturnes, tant la troisime catgorie dans les structures figuratives classifies par larchtypologie durandienne, sont connues pour leurs qualits synthtisant : elles pousent les notions, les conceptions et les lments opposs, voire contradictoires, dans une orchestration harmonieuse et engendrent toujours un produit nouveau. Pour toute information relative voir CHELEBOURG, 2000 : 69-74.

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    Le personnage de Pascal est puissamment obsd, le plan thmatique laffirme pralablement, par cette rverie de la combinaison et de la fusion des corps opposs pour former un produit plus cohrent et parfait par rapport aux modles prcdents. Cette rverie tlologique1

    constitue lessence mme de la doctrine alchimiste: fusionner, mlanger, pouser les mtaux nature oppose pour engendrer le produit prcieux ou le mtal sublime. Cette rverie qui tend, gnalogiquement parlant, vers lapparition dun lment nouveau, et qui est riche pour ainsi dire du message progressiste se reflte visiblement dans lun des fragments les plus connus du roman:

    Il tait parti du principe dinvention et du principe dimitation, lhrdit ou reproduction des tres sous lempire du semblable, linnit ou reproduction des tres sous lempire du divers []. Et ds lors, reprenant les deux termes, lhrdit, linnit, il les avait subdiviss leur tour [] llection du pre et de la mre, [], la prdominance individuelle, ou bien le mlange de lun et de lautre, un mlange qui pouvait affecter trois formes, soit par soudure, soit par dissmination, soit par fusion, en allant de ltat de moins bon au plus parfait; tandis que, pour linnit, il ny avait quun cas possible, la combinaison, cette combinaison chimique qui fait que deux corps mis en prsence peuvent constituer un nouveau corps, totalement diffrent de ceux dont il est le produit. Ctait l le rsum dun amas considrable dobservations, non seulement en anthropologie, mais encore en zoologie, en pomologie, et en horticulture (ZOLA, 1993: 88).

    En fait, si ces observations refltes au niveau thmatique de la digse, sont valables pour pomologie et horticulture, elles nen sont pas moins pour lalchimie qui, dans une lecture mythocritique, est une vritable culture artificielle des mtaux [] (DURAND, 1963: 327), et dont le processus de la transformation se poursuit en trois

    1- Les structures synthtiques nocturnes sont souvent teintes du message tlologique : parce qu laboutissement du processus dharmonisation et de la rconciliation des contraires, apparat incontournablement un produit nouveau qui explique la finalit de laction.

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    tapes1: la dsintgration des matires viles en leurs essences spares _ ce qui correspond dans une pratique alchimique luvre noire, la putrfaction de la matire en ses lments constitutifs _ puis, la conjonction, la fusion ou le mlange des caractres opposs en une noce chimique _ tape qui se dmarque, dans lopration alchimique, par la couleur blanche _, et finalement la naissance de pierre philosophale ou du produit nouveau _ la couleur rouge ou dore_ qui favorise lapparition de la matire sublime.

    Pareillement, ces trois tapes de transformation de la matire dans une pratique alchimique _ suggres tour tour par les schmes moteurs de sparer, fusionner, de (re)produire sont distingues respectivement par les couleurs noire, blanche et dore, et correspondent parfaitement aux trois phases du devenir temporel dont la figure dHerms Trismgiste est le prototype:

    Cest donc en un seul personnage divin qui assume les phases successives que symbolisait la triade. Tel nous apparat tre le caractre dHerms Trismgiste []. Trismgiste, figure centrale de lalchimie, indique une triple nature et une triple action dans le temps. Il est le principe mme du devenir, cest--dire selon lhermtisme, de la sublimation de ltre [].On voit [ainsi] Herms faisant tourner la roue zodiacale. Ltymologie du mot gyptien signifiant Herms, Thot ou Thoout, aurait pour origine dans le premier cas une racine qui signifie mler, adoucir par le mlange; dans le deuxime rassembler en un seul, totaliser. Pour certains Hermtistes, Herms serait rapprocher de erma, la srie, lenchanement, ou encore de orm, impetus, mouvement, lui-mme issu de la racine sanscrite ser qui donne sisarti: courir, couler (DURAND, 1963: 325).

    Or, linstar de tout drame alchimique dont le Fils-Herms serait le personnage culminant (Durand, 1963: 327), le personnage ponyme du roman zolien sannonce comme lincarnation mme de la

    1- Les trois phases de la transformation sont distingues par la couleur que prend la matire au fur et mesure : uvre au noir, au blanc, au rouge. Elles semblent correspondre trois types de manipulation chimique: Noir (cuisson et dcomposition de la matire), blanc (processus de sublimation ou de distillation), et rouge (stade final, le rouge est la couleur solaire,soleil mis pour or). Pour tous renseignements relatifs voir http://beaujarret.fiftiz.fr/blog/alchimie.

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    figure archtypale de lalchimiste et ceci non pas simplement parce que son image est troitement associe la fiole ou la caduce universelle qui saurait gurir tout le monde, mais parce que Pascal condense en lui, tout comme son modle mythique, les trois phases du devenir: il reprsente le devenir _ Herms tournant la roue zodiacale _ par ce fait quil apparat dans le texte comme un homme au dclin de lge et aux forces dpries. Aspirant dsesprment la jeunesse ou bien au renouvellement de la vie, se trouvant en lutte constante avec le vieillissement et lcoulement temporel, Pascal sefforce de ramener la lumire et la force vitale sa vie solitaire; cette tape correspond, certes dans le processus alchimique, la putrfaction de la matire en voie du dclin et sa dcomposition imminente en ses composants opposs:

    Ah! La jeunesse, il en avait une faim dvorante ! Au dclin de sa vie, ce dsir passionn de jeunesse tait la rvolte contre lge menaant, une envie dsespre de revenir en arrire, de recommencer. Et dans ce besoin de recommencer, il ny avait pas seulement pour lui, le regret des premiers bonheurs, linestimable prix des heures mortes []; il y avait aussi la volont bien arrte de jouir, cette fois, de sa sant et de sa force [] (ZOLA, 1993: 217).

    Alors, Pascal, tomb sur une chaise boiteuse, la face entre ses deux mains jointes, comme pour ne plus voir la lumire du jour, clata en grands sanglots. Mon Dieu ! Quallait-il devenir? []. Il se sentait plus dsarm, plus dbile quun enfant.[]

    Pascal, qui ne pleurait plus, se leva, voulut marcher vers la porte. Mais tout dun coup, il retomba sur la chaise, cras par de nouveaux sanglots. Non, non ! Ctait abominable, ctait impossible ! Il venait de sentir sur son crne, ses cheveux blancs comme une glace; et il avait une horreur de son ge, de ses cinquante neuf ans, la pense de ses vingt-cinq ans, elle (ZOLA, 1993: 220, 221).

    Dans la deuxime tape, Pascal doit incarner le processus dadoucissement. Cest en se joignant avec Clothilde, cette jeunesse en fleur, que les forces opposes (la jeunesse vs le vieillissement, la fminit vs la masculinit) sadoucissent et sharmonisent en une alliance des contraires; le Roi et la Reine _ termes trs cher dans le vocable des alchimistes_ spousent suivant des noces alchimiques: cest ltape de la totalisation, de la fusion ou de la rconciliation des contraires dans la terminologie durandienne, ou

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    bien mme la sublimation _ la distillation _ dans le vocable alchimique. Ladoucissement des caractres mortifres du temps se signale par les termes valorisation positive tels que le renouveau, le recommencement, la fleur, la sant, le soleil, mais se projette aussi par le schme verbal de renatre qui renvoie son tour au schme dialectique de la mort-et-renaissance :

    Clothilde tait le renouveau qui arrivait Pascal sur le tard, au dclin de lge. Elle lui apportait du soleil et des fleurs, plein sa robe damante; et, cette jeunesse, elle la lui donnait aprs les trente annes de son dur travail, lorsquil tait las dj, et plissant, dtre descendu dans lpouvante des plaies humaines. Il renaissait sous ses grands yeux clairs, au souffle pur de son haleine. Ctait encore la foi en la vie, en la sant, en la force, lternel recommencement (ZOLA, 1993: 235-236).

    De cette alliance divine ou royale entre le Roi et la Reine _ tape qui correspond ladoucissement du temps et luvre au blanc _ nat enfin un produit nouveau ou bien luvre au dor qui est le mtal parfait; celui qui contient en lui, outre leurs caractres htrognes de ses parents, les proprits nouvelles, bien individuelles et autonomes.

    Or, linsertion de la figure archtypale de lalchimiste et du drame alchimique au sein de la trame centrale de la digse avait donc pour corollaire, la reprsentation successive des trois phases du devenir: celle de lcoulement temporel, puis ladoucissement de sa force destructrice par une alliance alchimique, et finalement celle de la matrise totale du temps par lachvement du grand uvre. Cet achvement du grand uvre se signale par lapparition de la pierre philosophale ou du produit nouveau dont nous tudierons ci-aprs les contours.

    IV. Le produit nouveau et lachvement du cycleLe but suprme de tout drame alchimique est de matriser le

    devenir par la mise en opposition, puis par la totalisation harmonique des contraires pour tmoigner enfin de compte la naissance du produit complet, mdiateur, le fils totalisant et hermaphrodite. Bien loin des allusions nausabondes des rveries angoissantes et ngatives du rgime diurne de limage, la figure archtypale dhermaphrodite qui se dfinit comme la conjonction heureuse des forces opposes et

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    reprsente ltre sublime ou ltre achev, contient en elle les valences masculines ct des caractristiques fminines; elle est la totalisation parfaite des proprits clestes et terrestres, capables de condenser lintrieur dun mme objet ou dune mme personne des particularits divines et humaines:

    Le but suprme de lalchimie serait bien dengendrer la lumire comme le dit Paracelse, ou mieux comme la vu profondment Eliade dacclrer lhistoire et de matriser le temps. Lalchimie dont le Fils-Herms serait le personnage culminant [] ne tend pas raliser lisolement mais la conjunctio, le rite nuptial auquel succde la mort et la rsurrection. De cette conjunctio nat le Mercure transmu, appel hermaphrodite cause de son caractre complet []. Le Fils est assimil au Christ, au produit du mariage mdiateur dont on retrouve dailleurs des traces dans les lgendes relatives la naissance du Bouddha [] (DURAND, 1963: 326,327).

    Le drame alchimique dont nous prtendons la projection en filigrane de la trame centrale du roman, est intgralement reflt dans cette affirmation durandienne. Tout drame alchimique, on le sait, pour fonction dacclrer lhistoire et de matriser le temps ( liade, 1956:46). Leffacement du temps mortel par lacclration de lhistoire est assur dans le roman, une fois que de la conjuctio ou du mariage alchimique de Pascal _ celui-ci tant le doublet moderne du Fils-Herms _ est n le produit nouveau, ou bien le mercure transmu, ou encore selon le langage des alchimistes la pierre philosophale qui est suppose faire la projection1. Il ne sagit pas bien entendu dans le roman zolien de la transformation des mtaux non-prcieux en prcieux mais de la naissance dun fils

    1- L'alchimie s'est donn des buts distincts, qui parfois coexistent. Le but le plus emblmatique de l'alchimie est la fabrication de la pierre philosophale, ou grand uvre , cense tre capable de transmuter les mtaux vils en or, ou en argent.[]Le Grand uvre avait pour but d'obtenir la pierre philosophale. L'alchimie tait cense oprer sur une Materia prima, Premire Matire, de faon obtenir la pierre philosophale capable de raliser la "projection", c'est--dire la transformation des mtaux vils en or (Voir www.altermedoc.com).

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    mdiateur1, issu de la synthse alchimique et engendr de lopus alchymicum qui semble tre avant tout un processus dacclration du temps et de matrise complte de cette acclration (Durand, 1963: 382).

    Or, si nous prtendons que lenfant de Pascal n aprs la mort du pre est lincarnation mme de cet archtype du fils, cela ne dcoule pas simplement de la double nature solaire et lunaire2 de lenfant, ou de sa nature mdiatrice entre lhomme et le divin, mais de ce fait quil est capable de descendre en un messie attendu ou un enfant invoqu sur la terre pour acclrer, tout pareil au but de luvre alchimique, la marche de lHistoire vers sa finalit messianique et assurer ainsi le bonheur universel, le rgne prochain du progrs et de la justice.

    Ainsi constat, lalchimie tant troitement lie aux rveries sotriologiques3 et aux aspirations rsurrectionnelles, elle savre capable de nous rvler _ par lemploi du style messianique et

    1- Le symbole du Fils serait une traduction tardive de landrogynat primitif des divinits lunaires. Le Fils conserve la valence masculine ct de la fminit de la mre cleste []. Le Fils [] participe la bissexualit et jouera toujours le rle de mdiateur. Quil descend du ciel sur terre ou de terre aux enfers pour montrer le chemin de salut, il participe de deux natures : mle et femelle, divine et humaine. Tel apparat le Christ, comme Osiris ou Tammuz, tel aussi le Rdempteur de la nature des prromantiques et du romantisme (DURAND, 1963: 322).2 Lambivalence de larchtype de Fils_ de son caractre la fois mle et femelle, cleste et terrestre _ est diagonalement suggre dans le texte par le bras lev, dress tout droit en lair comme un instrument diartique (valence masculine et solaire), mais aussi par lpuisement glouton du lait maternel qui se joint aux rveries alimentaires, et veille ainsi les proprets lunaires et fminines de lenfant divin nourri de la desse-mre :Mais lenfant avait puis le sein droit ; et comme il se retourna, lui donna le sein gauche. Puis, elle se remit sourire, sous la caresse des petites gencives gloutonnes. Quand-mme elle tait lesprance. Une mre qui allaite, ntait-ce pas limage du monde continu et sauv? Elle stait penche, elle avait rencontr ses yeux limpides, qui souvraient ravis, dsireux de la lumire. Que disait-il le petit tre [], sous le sein quil puisait? Quelle bonne parole annonait-il, avec la lgre succion de sa bouche? quelle cause donnerait-il son sang, lorsquil serait un homme, fort de tout ce lait quil aurait bu? []. De nouveau, les cuivres lointains clatrent en fanfares []. Le grand ciel bleu, que rjouissaient les gaiets du dimanche, tait en fte. Et [] Clothilde souriait lenfant, qui ttait toujours, son petit bras en lair, tout droit, dress comme un drapeau dappel la vie (ZOLA, 1993: 428-429).3- Il y a une troite parent progressiste entre lexaltation pique, lambition messianique et le rve dmiurgique des alchimistes (DURAND, 1963: 382).

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    lhypotypose future1 _ lintime secret des structures progressistes: la volont dacclrer lhistoire et le temps afin de les parfaire et de sen rendre matre (DURAND, 1963: 383). Le futur est matris par lemploi du temps hypothtique et les tournures conjecturales dansces passages o le Fils mdiateur, charg des attributions messianiques, est cens agir en un rdempteur pour tablir lordre, la paix et la justice:

    Sa pense flottait, allait une douceur divine []. Lenfant tait venu, le rdempteur peut-tre. Les cloches avaient sonn, les rois mages staient mis en route, suivis des populations, de toute la nature en fte, souriant au petit dans ses langes. Elle, la mre, pendant quil buvait sa vie, rvait dj de lavenir. Que serait-il, quand elle laurait fait grand et fort, en se donnant toute? Un savant qui enseignerait au monde un peu de la vrit ternelle, un capitaine qui apporterait de la gloire son pays, ou mieux encore un de ses pasteurs de peuple qui apaisent les passions et font rgner la justice? (ZOLA, 1993: 426).

    Un lan de ferveur maternelle monta du cur de Clothilde []. Ctait une prire, une invocation. lenfant inconnu, comme au dieu inconnu ! Un enfant qui allait tre demain, au gnie qui naisse peut-tre, au messie que le prochain sicle attendait, qui tirerait le peuple de leur doute et de leur souffrance ! Puisque la nation tait refaire, celui-ci ne venait-il pas pour cette besogne? Il reprendrait lexprience, relverait les murs, rendrait une certitude aux hommes ttonnants, btirait la cit de justice, o lunique loi du travail assurerait le bonheur. Dans les temps troubls, on doit attendre les prophtes. moins quil ne ft lAntchrist, le dmon dvastateur, la bte annonce qui purgerait la terre de limpuret devenue trop vaste. Et la vie continuerait malgr tout, il faudrait seulement patienter des milliers dannes encore, avant que paraisse lautre enfant inconnu, le bienfaiteur (ZOLA, 1993: 428).

    1- Hypotypose future est la description frappante et anime de lavenir, de sorte que lavenir soit prsentifi et tal comme certain et vridique devant les yeux du lecteur.

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    V. ConclusionCe que nous entendons dire par notre lecture mythocritique cest

    que derrire la figure centrale de lalchimiste que nous avons dgage travers les mythmes sporadiquement parsems dans le texte, derrire le drame alchimique qui se greffe la trame centrale de la digse et dont le processus se poursuit en trois phases de mort-adoucissement-et-renaissance, et finalement derrire cette image si puissante du Fils divin et androgyne _ qui condense en elle les proprits parentales et se rvle comme un amalgame parfait, intgral et sublime1 _ il faudrait lire la volont de limaginaire zolien vaincre lcoulement mortel du temps par la projection dun produit nouveau, issu de lalliance des contraires et de la fusion alchimique. Autrement dit, les lois mortelles du temps sont intelligemment absoutes par la force de limagination cratrice du romancier grce linsertion de limage de lalchimiste, puis au dveloppement du drame alchimiqueet finalement la projection de limage du fils qui est cens faire la projection par lacclration de la marche de lHistoire et par linstauration du royaume de justice et du bonheur. Or, le temps dans ce dernier roman du vaste cycle romanesque des Rougon-Macquartnest ni vcu avec terreur, ni lutt avec linstrument de combat diartique2, ni ni par le processus euphmique des structures antiphrasiques du rgime nocturne de limage. Le temps est au

    1- La prsence des lments anciens, parentaux, dans le produit nouveau est atteste, sur le plan thmatique, par les ressemblances physiques de lenfant avec ses parents:Quel serait-il lenfant? Elle le regardait, elle tchait de lui trouver des ressemblances. De son pre, certes, il avait le front et les yeux, quelque chose de haut et de solide dans la carrure de la tte. Elle-mme se reconnaissait en lui, avec sa bouche fine et son menton dlicat. Puis, sourdement inquite, ctaient les autres quelle cherchait [], tous ceux qui taient l, inscrits sur lArbre, droulant la pousse des feuilles hrditaires. tait-ce donc celui-ci, celui-l, ou cet autre encore, quil ressemblerait? (ZOLA, 1993: 427).2- Dans la classification que propose larchtypologie durandienne, nous remarquons trois faons de faire front avec le temps et langoisse lie lcoulement temporel: soit le temps est catgoriquement affront laide dun instrument sparateur (dans ce contexte nous sommes dans le rgime diurne et les structures hroques); soit linfluence mortelle du temps est nie suivant le principe deuphmisme (dans ce contexte nous sommes dans les structures antiphrasiques du rgime nocturne de limage) ; soit finalement le temps et le devenir temporel sont vcus comme une occasion progresser, mrir et produire ainsi un produit nouveau et parfait (dans ce contexte nous sommes dans les structures synthtiques du rgime nocturne de limage). Pour toute information relative la classification durandienne ou la signification des figures et des structures de limaginaire voir CHELEBOURG, 2000: 59-75.

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    contraire plnirement vcu afin de permettre lintgration de llment nouveau dans lespace romanesque qui est, par essence, lespace de projection de langoisse existentielle du romancier, mais aussi langoisse existentielle de toute une poque; une poque sans cesse hante par les fivres de lexistence et les crises de la folie. Toutefois, limaginaire du romancier et par extension, celui de la socit tmoignent finalement les mythes progressistes et sotriologiques du bonheur universel, de laurore des beaux jours venir, chantant linstauration imminente de la cit de progrs et de justice par une figure divine, dans les dernires pages du roman. Le vritable mythe sous-jacent luvre serait ainsi le triomphe dfinitif de limaginaire zolien sur les forces destructrices de Kronos, et le chant ternel de la rgnrescence et de la vie qui chante au-dessus de toute une poque stagne depuis longtemps dans la dgnrescence et de la mort.

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