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MARS - A VRIL 2010 12 B&F L’INTERVIEW Banque & Finance: Certains économistes estiment qu’en dépit de l’évolution récente – à la hausse – des indices de prix, nous nous trouvons, en réalité, dans un trend déflationniste. D’autres, au contraire, voient le danger d’une résurgence de l’inflation. De quel côté penchez-vous? JEAN-PIERRE BÉGUELIN: D’un côté… de l’autre… c’est bien connu, l’ambivalence est le péché mignon des économistes. Alors, inflation ou déflation? Oui, mais quand et où? Demain, certainement pas. Pour qu’une inflation se développe, il faut, en effet, que la reprise économique soit bien engagée, que la demande de crédits privés gonfle, que les banques y répondent, donc qu’elles aient moins peur de l’avenir, soit une évolu- tion qui prend du temps, plus d’une année en tout cas. Et même lorsqu’on atteindra ce point où les économies commenceront à surchauffer, encore faudrait-il que les banques aient alors assez augmenté leurs fonds propres pour pouvoir accroître rapi- dement l’encours de leurs crédits. Or, tout indique que les nouvelles règles – G20 dixit – qui devraient être fixées en 2010 seront plus sévères, donc plus restrictives, que les anciennes, mettons que celles connues sous le nom de Bâle II. On risque alors de voir se développer une situation à la japonaise, avec une croissance anémique et des prix plutôt stables. Bien sûr, il y a le cas des pays émergents et de la Chine, mais vous savez, la Chine… MICHEL GIRARDIN: S’il est un écueil que l’économie mondiale doit éviter, c’est bien celui de la déflation. Les injections massives de liquidité par les banques centrales depuis le début de la crise en 2007 ne sau- raient être inflationnistes que si le rythme de la croissance mondiale devait atteindre, puis dépasser, son seuil de plein-emploi. Nous en sommes bien loin. Même les ten- sions sur le prix du baril ne constituent pas stricto sensu – un phénomène inflation- niste, puisqu’il s’agit là d’une variation rela- tive des prix et non d’une hausse générale. Pour que l’énergie constitue une menace inflationniste, il faudrait que les entreprises répercutent toute majoration de son coût sur les prix à la consommation. La compéti- tion accrue qu’entraîne la globalisation ôte cette capacité à la grande majorité des entreprises. MICHEL JUVET: Je ne partage pas la thèse déflationniste. Les énormes mesures moné- taires et budgétaires mises en place partout dans le monde ont stoppé le risque défla- tionniste induit par la crise du crédit de fin 2008. Les économies ont retrouvé la crois- sance, mais le monde occidental est désor- mais grevé de dettes publiques et abreuvé de liquidités émises par les banques centrales. Ces deux éléments débouchent générale- ment sur une tendance à la stagflation plutôt qu’à la déflation. Dans les pays émergents, en revanche, les risques inflationnistes sont très présents. La reprise économique est déjà forte, le prix des matières premières est Propos recueillis par Marian STEPCZYNSKI CONJONCTURE Inflation ou déflation? Ni l’une ni l’autre, bien au contraire! Banque & Finance a interrogé un panel d’économistes et de stratèges de banques pour leur demander quelles réflexions leur inspiraient les grandes évolutions du moment. Jean-Pierre Béguelin, chef économiste de Pictet & Cie, Michel Girardin, conseiller économique à l’UBP Gestion institutionnelle, Michel Juvet, membre du Comité de direction et directeur de la recherche de Bordier & Cie, et Patrizio Merciai, Chief Investment Officer de la Banque Profil de Gestion à Genève, livrent ici leur sentiment sur l’évolution conjoncturelle et les consé- quences prévisibles de la crise financière. «L’Etat doit, à son tour, faire attention à ne pas jouer les apprentis sorciers» MICHEL JUVET – BORDIER & CIE «Aux Etats-Unis, à 360% du produit intérieur brut, la dette cumulée de l’Etat, des entreprises et des ménages est trop élevée» MICHEL GIRARDIN – UBP

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MARS - AVRIL 201012 B&F

L’INTERVIEW

Banque & Finance: Certains économistesestiment qu’en dépit de l’évolution récente– à la hausse – des indices de prix, nousnous trouvons, en réalité, dans un trenddéflationniste. D’autres, au contraire, voientle danger d’une résurgence de l’inflation.De quel côté penchez-vous?

JEAN-PIERRE BÉGUELIN: D’un côté… del’autre… c’est bien connu, l’ambivalence estle péché mignon des économistes. Alors,inflation ou déflation? Oui, mais quand etoù? Demain, certainement pas. Pour qu’uneinflation se développe, il faut, en effet, quela reprise économique soit bien engagée,

que la demande de crédits privés gonfle,que les banques y répondent, donc qu’ellesaient moins peur de l’avenir, soit une évolu-

tion qui prend du temps, plus d’une annéeen tout cas. Et même lorsqu’on atteindra cepoint où les économies commenceront àsurchauffer, encore faudrait-il que lesbanques aient alors assez augmenté leursfonds propres pour pouvoir accroître rapi-dement l’encours de leurs crédits. Or, toutindique que les nouvelles règles – G20 dixit– qui devraient être fixées en 2010 serontplus sévères, donc plus restrictives, que lesanciennes, mettons que celles connues sousle nom de Bâle II. On risque alors de voir sedévelopper une situation à la japonaise,avec une croissance anémique et des prixplutôt stables. Bien sûr, il y a le cas des paysémergents et de la Chine, mais vous savez,la Chine…

MICHEL GIRARDIN: S’il est un écueil quel’économie mondiale doit éviter, c’est biencelui de la déflation. Les injections massivesde liquidité par les banques centralesdepuis le début de la crise en 2007 ne sau-raient être inflationnistes que si le rythmede la croissance mondiale devait atteindre,puis dépasser, son seuil de plein-emploi.Nous en sommes bien loin. Même les ten-sions sur le prix du baril ne constituent pas– stricto sensu – un phénomène inflation-niste, puisqu’il s’agit là d’une variation rela-tive des prix et non d’une hausse générale.Pour que l’énergie constitue une menaceinflationniste, il faudrait que les entreprises

répercutent toute majoration de son coûtsur les prix à la consommation. La compéti-tion accrue qu’entraîne la globalisation ôtecette capacité à la grande majorité desentreprises.

MICHEL JUVET: Je ne partage pas la thèsedéflationniste. Les énormes mesures moné-taires et budgétaires mises en place partoutdans le monde ont stoppé le risque défla-

tionniste induit par la crise du crédit de fin2008. Les économies ont retrouvé la crois-sance, mais le monde occidental est désor-mais grevé de dettes publiques et abreuvé deliquidités émises par les banques centrales.Ces deux éléments débouchent générale-ment sur une tendance à la stagflation plutôtqu’à la déflation. Dans les pays émergents, enrevanche, les risques inflationnistes sonttrès présents. La reprise économique estdéjà forte, le prix des matières premières est

Propos recueillis par Marian STEPCZYNSKI

CONJONCTURE

Inflation ou déflation? Ni l’une ni l’autre, bien aucontraire!Banque & Finance a interrogé un panel d’économistes et de stratèges de banques pour leurdemander quelles réflexions leur inspiraient les grandes évolutions du moment. Jean-PierreBéguelin, chef économiste de Pictet & Cie, Michel Girardin, conseiller économique à l’UBPGestion institutionnelle, Michel Juvet, membre du Comité de direction et directeur de larecherche de Bordier & Cie, et Patrizio Merciai, Chief Investment Officer de la Banque Profilde Gestion à Genève, livrent ici leur sentiment sur l’évolution conjoncturelle et les consé-quences prévisibles de la crise financière.

«L’Etat doit, à son tour, faireattention à ne pas jouer les

apprentis sorciers»MICHEL JUVET – BORDIER & CIE

«Aux Etats-Unis, à 360% du produit intérieur brut, la dette cumulée de l’Etat,des entreprises et des

ménages est trop élevée»MICHEL GIRARDIN – UBP

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beaucoup monté, mais les politiques écono-miques n’ont pas été inversées. Enfin, latension sur le marché du travail en Chinesignifie que cette dernière n’est plus autantun vecteur de déflation des salaires mon-diaux. Néanmoins, pour passer à un vrai scé-nario inflationniste, il faudrait que les Etatsdécident de financer leurs déficits avec de lacréation monétaire. A suivre?

PATRIZIO MERCIAI: Je ne penche pas! Je gar-derais le juste milieu, du moins pour 2010.Dans la plupart des pays occidentaux, l’inflation devrait rester faible, sans passerdurablement en négatif. Après les correc-tions habituelles (prix de l’énergie et simi-laires), le taux de renchérissement devraitêtre à peine inférieur à ce que l’on a connuces deux dernières années. A mon avis, cesont, avant tout, le chômage et la sous-utili-sation des outils de production qui vontcontrecarrer la hausse des prix.J’aurais beaucoup de mal à envisager unedéflation, parce qu’une grande partie del’économie mondiale est en croissance,sinon au bord de la surchauffe, et que lademande de consommation semble se sta-biliser aux Etats-Unis et en Europe. A pluslong terme, la tendance me paraît, d’ail -leurs, nettement inflationniste. Toutes lesmesures d’exception prises ces deux dernières années ont créé un océan de liqui-dités, qui, pour l’instant, restent endiguées,inutilisées dans le système bancaire. Mais, àlong terme, lorsque le flot sera libéré, ilfinira par propulser le crédit et les prix à laconsommation, à moins qu’une partie ne sedétourne sur certains actifs, créant de nou-velles bulles sur le marché.

B&F: L’énorme endettement des Etats,consécutif à la lutte contre la crise, neconstitue-t-il pas désormais le principalfrein à la reprise?

JEAN-PIERRE BÉGUELIN: Parce qu’ayant luDavid Ricardo, tous les boni paterfamiliaresvont épargner plus pour faire face auxfutures hausses d’impôts nécessaires pourrembourser la dette. Mais alors, les tauxlongs devraient tomber, ce qui aideraitencore plus la reprise. Sauf, bien sûr, si tousles pères de famille craignaient l’inflationaprès-demain, mais alors pourquoi épar-gner plus aujourd’hui? Sauf si vous investis-sez cette épargne dans les biens réels, maisceci, évidemment, contribuerait puissam-

ment à relancer l’économie. Non, soyonssérieux, ce qui menace la reprise, ce n’estpas l’excès d’endettement public, ce seraitplutôt des efforts trop précipités pourréduire les déficits budgétaires, répétantainsi, quoique d’une façon atténuée, larécession américaine des années 1937-1938.Mais pourquoi parlez-vous d’énorme endet-tement public? En fait, il n’y a aucun critèrebien net pour définir un excès d’endette-ment brut de la part d’un Etat, pour peuqu’il s’agisse d’une dette interne, les 60% dutraité de Maastricht ayant été arrêtés entredes négociateurs épuisés par une nuit mara-thon uniquement pour persuader lesAllemands que les Italiens – on ne parlaitalors pas des Grecs – n’adopteraient pasl’euro. Après tout, la dette publique japo-naise dépasse les 200% du PIB et les tauxjaponais sont nuls, et celle de l’Angleterreatteignait les 260% du PIB en 1816. Alors…

MICHEL GIRARDIN: Assurément. Les Etatsont joué leur rôle de «consommateur dedernier recours» à l’éclatement de la crise,ce qui nous a évité la déflation. Pour autant,la manne de l’Etat n’est pas extensible à l’infini et il faudra bien que les politiquesbudgétaires deviennent moins accommo-dantes, ce qui se traduira par une inflexionde la croissance. Le consommateur améri-cain a joué le rôle de locomotive de la crois-sance mondiale pendant plus de vingt ans,mais il a usé et abusé du recours au créditpour ce faire. A l’éclosion de la crise, l’Etataméricain a pris le relais. Le débiteur achangé, mais le problème de fond reste lemême: à 360% du produit intérieur brut, ladette cumulée de l’Etat, des entreprises etdes ménages est trop élevée. Cette criseéconomique est la première depuis laSeconde Guerre mondiale à ne pas être unsimple ajustement des stocks des entre-

«Soyons sérieux, ce qui menace la reprise, ce n’est pasl’excès d’endettement public, ce serait plutôt des effortstrop précipités pour réduire les déficits budgétaires»

JEAN-PIERRE BÉGUELIN – PICTET & CIE

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L’INTERVIEWCONJONCTURE

prises à une demande moins forte queprévue. Nous nous attaquons ici au bilandes acteurs économiques pour les inciter àredécouvrir les vertus de l’épargne. Cetajustement se traduira par une croissancemolle aux Etats-Unis, et ce, pendant plu-sieurs années.

MICHEL JUVET: Ne devrait-on pas plutôt sedemander si le retour de l’Etat dans lesaffaires ne constitue pas le principal frein àla reprise? Dans la crise, l’Etat a, certes, étéun puissant facteur de stabilisation et dereprise économique grâce à ses interven-tions monétaires et budgétaires. Mais,

aujourd’hui, la façon dont il envisage de sedésendetter et les mesures imaginées pourréorganiser le système financier peuventprovoquer des effets négatifs pervers sur lacroissance. La recherche permanente denouvelles taxes pour combler les déficitsbudgétaires constitue, sans aucun doute, unfrein puissant à la reprise des investisse-ments ou de la consommation. Quant à larégulation financière, il faut que les Etatssoient très prudents et se rappellent quec’est aussi grâce au développement dusecteur financier que la croissance mon-diale a pu être si forte auparavant. Des sur-enchères réglementaires (limitation de lataille des banques, taxation des flux de capi-taux, séparation des activités, etc.) entraî-neront un ralentissement des flux financierset je crains que cela ne provoque les mêmeseffets négatifs sur la croissance que lesmesures protectionnistes des années 30 onteu sur le commerce mondial et la crois-sance. L’Etat doit, à son tour, faire attentionà ne pas jouer les apprentis sorciers.

PATRIZIO MERCIAI: Non. Ce serait le cas siles Etats voulaient réduire brutalement cetendettement, mais ils n’en ont aucune inten-tion! Les responsables politiques de toutbord vous citeront volontiers des exemplesdes années 1930 pour vous convaincre quetoute velléité de rigueur budgétaire cause-rait immanquablement une dépression.Bien entendu, il faudra financer ces déficits.En d’autres circonstances, l’émission detitres d’Etat pour plusieurs milliards parjour pousserait les taux d’intérêt longs à lahausse et étoufferait la croissance. Mais unebonne partie de ces montants astrono-miques ne sera jamais offerte sur le marché:elle sera absorbée par les fonds souverainset, surtout, par les banques centrales. Lagrande nouveauté de ces dernières annéesest que l’achat de titres par les banquescentrales est devenu la clef de voûte despolitiques de pays éminemment respec-tables, la panacée qui nous a, dit-on, préser-vés de la paralysie financière. Alors qu’il y aencore une décennie, monétiser la detteétait une hérésie, un tour de passe-passe àpeine digne d’une république bananière.Bien entendu, les banquiers centraux élabo-rent de subtiles «stratégies de sortie». Maisils ignorent si ces stratégies seront effica -ces, en l’absence de précédents historiques,et surtout, s’ils pourront les appliquer.Messieurs Bernanke, Trichet, King vont-ils

«Les énormes mesures monétaires et budgétaires mises en place partout dans le monde ont stoppé le risque déflationniste induit par la crise du crédit de fin 2008»

MICHEL JUVET – BORDIER & CIE

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L’INTERVIEWs’opposer frontalement aux élus? Vont-ilsprendre le risque d’une rechute dans larécession, voire d’un krach obligataire? Ilest à parier que la «sortie» prendra beau-coup de temps.

B&F: A votre avis, le risque d’«aléa moral» – too big to fail – a-t-il grandi depuis le sauvetage des grands instituts bancaires,de sorte que la prochaine crise est, enquelque sorte, déjà programmée?

JEAN-PIERRE BÉGUELIN: N’avez-vous jamaisentendu parler des stock-options? Beau -coup de banquiers ont vu leur fortunefondre durant la crise; dans ces conditions,pourquoi voudriez-vous qu’ils prennentencore plus de risques à l’avenir? N’oubliezpas qu’Etats et banques centrales sauventles banques avant tout pour éviter, d’unepart, un collapse monétaire, donc unedépression, et, d’autre part, des pertes pourles épargnants qui, sans cela, risqueraientde réduire leur propension à épargner etdonc de ralentir la formation de capitald’une économie. Dans ces conditions, leproblème du lender of last resort existeratoujours, bien qu’on puisse l’atténuer enlimitant la concurrence entre les banquessoit par nationalisation, soit par cartellisa-

tion, soit par une spécialisation imposée.Plus que l’aléa moral, c’est le refus d’unetelle limite qui contient sans doute lesgermes de crises futures. Malheureusement,les solutions discutées maintenant ne vontpas dans cette direction sauf, peut-être,celle de n’aider, en cas de crise, que lesbanques commerciales – narrow banks – àfonction monétaire. Mais c’est celle quiémane de la Banque d’Angleterre et de sestrois-cents ans d’expérience, c’est dire…

MICHEL GIRARDIN: C’est un leurre qued’imaginer que la réduction drastique de lataille des grandes banques nous mettrait àl’abri de nouvelles crises financières. Il y en

a eu plus de 100 depuis l’éclosion de la pre-mière bulle spéculative aux Pays-Bas en1637, sans qu’il y ait eu pour autant d’éta-blissement bancaire à la taille démesurée. Ilne s’agit pas de régler le «too big to fail»,mais le «too many to fail», à savoir le risquesystémique de faillites contagieuses. Si BâleI et II s’étaient concentrés sur les règles«microprudentielles» pour cadrer le risquede faillite d’un établissement bancaire, ilfaudra que Bâle III s’élargisse à la «macro-prudentialité». Il s’agit d’instaurer des ratiosde fonds propres et de levier qui soientcontra-cycliques, pour inciter le secteurbancaire dans son ensemble à la prudenceen période de surchauffe et l’encourager àoctroyer des crédits en période de crise, etce, quelle que soit la taille de l’établisse-ment. Il faudrait également que les banquescentrales se décident enfin à inclure le prixdes actifs financiers dans leur objectif delutte contre l’inflation, un moyen relative-ment simple d’éviter une utilisation spécu-lative du crédit, régulièrement à la sourcedes crises financières.

MICHEL JUVET: C’est vrai que les banquesqui ont survécu ont pu prendre les parts demarché des banques défuntes et qu’ellessont donc encore plus «big» qu’avant. Maiselles ne seront pas forcément plus risquéessi l’on réussit à agir sur deux éléments:monter les fonds propres et réduire l’endet-tement interbancaire. Or, les propositionsde réglementation émises par les banquescentrales ou le Forum de stabilité financièrevont dans ce sens et la réduction du «leve-rage» aura bien lieu. Cela n’empêchera certainement pas une prochaine crise, carle système capitaliste avance par crise.Mais elle viendra d’ailleurs. Le meilleurexemple est constitué par les banques japo-naises. Elles étaient les dernières à avoirtraversé une grave crise de crédit, maiselles n’ont été que très peu touchées par ladernière. Où, dans le monde aujourd’hui, lecrédit coule-t-il à flots, les banques sont-elles peu préparées à une brutale montéedes ris ques, les règles du G20 semblent-elles peu appliquées et l’extase mondiales’affiche-t-elle? En Chine!

PATRIZIO MERCIAI: Le plan Volcker a déjàsuscité des milliers de commentaires, je n’yajouterai pas le mien. En revanche, je souli-gnerais que l’aléa moral ne se résume pas au«too big to fail». N’importe quel mécanisme

de garantie collective peut affaiblir la disci-pline individuelle. Par exemple, la garantiedes dépôts est directement responsable del’une des pires débâcles de la période précé-dente, celle des Savings & Loans aux Etats-Unis. Ces institutions avaient pris desrisques inconsidérés sans inquiéter leurs

déposants, protégés par la garantie publi -que. Lors de la prochaine crise, tandis queles grandes banques auront été soumises àdes règles spéciales, l’aléa moral risque de semanifester là où on ne l’attend pas, dans desinstitutions plus petites qui ne font pas laune des journaux. Va-t-on construire unenouvelle ligne Maginot?

B&F: Crise des subprimes, faillites et nationalisations bancaires dans le mondeanglo-saxon, étranglement des débiteurs en francs suisses de l’Europe centrale(Hongrie, Roumanie, etc.), crédits urgents à l’Ukraine, insolvabilité de Dubai, sauvetage de banques autrichiennes… Quel sera, selon vous, le prochain domino de cette sinistre partie?

JEAN-PIERRE BÉGUELIN: Vous oubliez toutesles catastrophes qui devaient survenir etdont on ne parle plus: les monoliners, lesobligations municipales, le commercial realestate aux Etats-Unis, etc. Rappelons que,sauf cas très rares, une dette n’est pas irré-médiablement mauvaise, mais que ce sontles circonstances qui la rendent temporaire-ment mauvaise. Encore faut-il laisser letemps au temps. Que n’a-t-on pas dit dutunnel sous la Manche ou de Canary Wharfà Londres?

MICHEL GIRARDIN: C’est vrai que dans lachaîne de l’endettement, les investisseurscherchent les maillons faibles. A priori,nous penserions les trouver dans les paysémergents, comme le Brésil ou l’Argentine.Or, les pays qui ont le plus souvent «restruc-turé leur dette» (un terme pudique pour

«Je verrais plutôt certainspays émergents tels que la Chine comme candidats

à la bulle»MICHEL GIRARDIN – UBP

«Affaiblir le franc face à uneuro lui-même faible serait, àmon avis, contre-productif»

PATRIZIO MERCIAI BANQUE PROFIL DE GESTION

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désigner la faillite) sont… la France etl’Espa gne! La Grèce et l’Islande pourraientêtre les prochains candidats à laditerestructuration. Ironie de l’histoire, c’est enGrèce que l’on trouve les premiers vestigesde faillite étatique, au IVe siècle av. J.-C. Lacondition fondamentale pour qu’une dettepublique soit soutenable à long terme estque la croissance nominale du PIB (sommede sa croissance réelle et de l’inflation) soitsupérieure au taux d’intérêt auquel la detteest financée sur les marchés obligataires.Cette condition n’est plus remplie par laGrèce depuis le début de la crise. Maisd’autres pays, comme l’Irlande, la France etl’Espagne, sont dans le même cas. Et quedire de l’Allemagne qui, à l’instar de l’Italie,ne respecte pas cette règle depuis bientôtvingt ans? La Chine finance aujourd’hui déjà20% de la dette américaine. L’Empire duMilieu verra sans doute encore d’autrespays industriels venir lui quémander lesdeniers publics qui leur font défaut.

MICHEL JUVET: La réduction du levier finan-cier est comme une vague qui se retire et quifait apparaître les cadavres cachés dans lavase… Il est donc normal, qu’au fil du reflux,de nouveaux dominos se découvrent.Néanmoins, l’essentiel du reflux s’est effec-tué et, s’il reste des dominos cachés, ilsseront moins systémiques que les précé-dents. J’entrevois deux dominos. D’une part,une réapparition de défauts de paiementshypothécaires aux Etats-Unis, car cetteannée verra de nombreux emprunts hypo-thécaires accordés avant la crise devoir êtreadaptés aux conditions actuelles, nettementmoins attractives. D’autre part, les endette-ments étatiques sont inquiétants (les inves-tisseurs sont prêts à payer aujourd’hui desprimes de couverture sur les débiteurs éta-tiques supérieures à celles sur les débiteurs«corporate») et un défaut de paiement dansce secteur aurait des répercussions impor-tantes sur les banques. Ces dernières ont, eneffet, acheté massivement des obligationsétatiques avec l’aide appuyée des banquescentrales et des Etats…

PATRIZIO MERCIAI:Difficile de répondre, car ily a beaucoup de dominos sur la table.Certains ont vacillé mais sont loin d’être sta-bilisés, l’immobilier en Espagne par exemple.Tout un secteur de la table paraît fragile,mais les autorités voudront le préserver àtout prix: les grands marchés obligataires.

Cette protection met, cependant, en péril lesmonnaies concernées. Or, en proportion duPIB, le déficit budgétaire des Etats-Unis etcelui du Royaume-Uni sont des gouffres aussibéants que celui de la Grèce. Mais le dollarreste la monnaie de réserve mondiale, et il vabénéficier d’afflux de capitaux maintenantque les Etats-Unis sont sortis de la récession.Financer ou monétiser le déficit britannique,en revanche, risque de mettre la livre souspression, surtout si l’on songe à la repriseplus tardive, à l’inflation tenace et aucontexte préélectoral.

B&F: L’or, la prochaine bulle?

JEAN-PIERRE BÉGUELIN: Comme celles d’unChinois en Chine, les tribulations du lingotd’or sont toujours un peu mystérieuses, engrande partie parce que personne ne peut,par manque de données suffisammentlongues, estimer avec quelle intensité lademande de métal jaune réagit aux fortes

variations du taux d’intérêt. D’autant qued’autres facteurs jouent aussi leur rôle,comme la préférence changeante pour lesbiens réels et les profits attendus sur lesautres actifs. Qu’en période de taux nuls, de marchés paresseux et de bénéficesdéprimés, la demande d’or monte n’a riend’étonnant. Qu’avec la remontée des taux,de meilleurs profits et moins d’aversion aurisque l’or rebaisse, cela n’aurait ainsi riende surprenant. Alors, l’or prochaine bulle?Peut-être, mais une bulle rationnelle alors…

MICHEL GIRARDIN: Je verrais plutôt certainspays émergents tels que la Chine commecandidats à la bulle. L’or reste l’actif verslequel se tournent les investisseurs pour seprotéger des turbulences sur les marchésfinanciers. Une perte de confiance sur lesmarchés actions ou le dollar, ou plus généra-lement sur les monnaies – liée à des poli-tiques de monétisation de la dette jugéesexcessives –, une résurgence de l’inflation,

«C’est un leurre que d’imaginer que la réduction drastiquede la taille des grandes banques nous mettrait à l’abri

de nouvelles crises financières»MICHEL GIRARDIN – UBP

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tels sont les facteurs susceptibles de provo-quer un flux d’investissement vers le métaljaune. Nous ne pouvons pas exclure unengouement excessif pour ce dernier, mais ilserait lié à une peur tout aussi exagérée surl’évolution des actifs risqués.

MICHEL JUVET: L’or est peut-être dans unebulle, compte tenu du nombre de produitsfinanciers indexés sur son cours qui ont étécréés ces dix-huit derniers mois. Mais en soi,ce n’est pas grave, cette bulle ne comportepas de risque systémique. La bulle del’écono mie chinoise est, elle, beaucoup plusinquiétante, car elle a les caractéristiques des plus grandes bulles historiques: excès d’investissements (ils représentent 50% duPIB), excès de crédit (nettement plus grandque le PIB) et imagerie populaire positive (laChine ne peut pas être comparée aux autres,elle est un eldorado économique et elle serala puissance des prochaines années). Bon,

ce qui est néanmoins amusant, c’est que lahausse de l’or repose aussi certainement surla forte croissance chinoise.

PATRIZIO MERCIAI: Une bulle d’or? Jecroyais que c’était un privilège pontifical…Plus sérieusement, le cours de l’or est-ilaujourd’hui complètement déconnecté desfondamentaux? Pas vraiment, puisque sahausse n’est, en fin de compte, que le miroirde la dépréciation de toutes les grandesdevises. Je reste frappé par l’enthousiasmedes banques centrales à galvauder leurmonnaie. Bien entendu, le prix de l’or peutredescendre de son pic actuel, mais, à monavis, seul un revirement des politiquesmonétaires pourrait provoquer une baisseprofonde et durable. Oubliez les analysestrop compliquées, en fin de compte, lecours du lingot est largement déterminé parles taux d’intérêt réels. S’ils demeurent nuls, voire négatifs, l’or restera une assu-

rance peu coûteuse. A l’inverse, des tauxréels plus élevés décourageraient la déten-tion d’or et redonneraient du tonus auxmonnaies. Mais, en pratique, les taux réelsne pourront monter que si les banques cen-trales resserrent leur politique de façon préventive, avant que l’inflation ne se manifeste. A mon sens, elles n’en ont pasvraiment la possibilité, sinon l’intention.Tant que les fondamentaux des devisesseront peu brillants, l’or gardera son lustre.

B&F: Pensez-vous que la Banque nationaleréussira à maintenir l’euro au-dessus de la barre de 1,50 franc?

JEAN-PIERRE BÉGUELIN: D’abord un pointtechnique. La BNS réussira toujours à empê-cher le franc suisse de s’apprécier contreune devise particulière. Elle peut, en effet,toujours offrir le montant de francs suissesnécessaire pour satisfaire la demande à uncours fixé par elle puisqu’elle peut créer desfrancs ad infinitum. Qu’une telle politique setraduise par une forte croissance de lamasse de francs en circulation avec lesrisques inhérents de voir l’inflation partirdans notre pays est chose connue, maisc’est un risque que la BNS est prête àprendre de temps en temps. Dans ces condi-tions, la question à poser est plutôt: jusqu’àquand la BNS décidera-t-elle d’empêcherune montée du franc? Personne ne sait, pasmême nos autorités monétaires. En find’année 2009, la BNS a décidé de laisser lefranc monter, en partie parce que le dollarretrouvait des couleurs, en partie parce quenotre économie se porte mieux qu’on nepensait, en partie parce que les flux de paie-ments sont toujours troublés en fin d’annéepour des raisons comptables et fiscales, lesSuisses plaçant moins à l’étranger durant latrêve des confiseurs. Cette récente montéedu franc est-elle trop précoce? Nous verrons,mais il ne faut pas oublier que notremonnaie est toujours sous-évaluée et qu’uncours proche de 1,40 franc par euro paraîtraplus raisonnable lorsque nos économiesseront revenues sur le droit chemin. Enconséquence, ma réponse est non! La BNSne réussira pas à maintenir l’euro au-dessusde 1,50 franc car elle ne le voudra pas, heu-reusement d’ailleurs, nos vacances enEurope devenant de plus en plus chères…

MICHEL GIRARDIN: Que la BNS ne soit pasparvenue à empêcher une revalorisation du

«En proportion du PIB, le déficit budgétaire des Etats-Uniset celui du Royaume-Uni sont des gouffres aussi

béants que celui de la Grèce»PATRIZIO MERCIAI – BANQUE PROFIL DE GESTION