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Kernos Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique 3 | 1990 Varia « Je suis devin » (Phèdre, 242c). Remarques sur la philosophie selon Platon Richard Bodéüs Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/kernos/969 DOI : 10.4000/kernos.969 ISSN : 2034-7871 Éditeur Centre international d'étude de la religion grecque antique Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 1990 ISSN : 0776-3824 Référence électronique Richard Bodéüs, « « Je suis devin » (Phèdre, 242c). Remarques sur la philosophie selon Platon », Kernos [En ligne], 3 | 1990, mis en ligne le 19 avril 2011, consulté le 02 mai 2019. URL : http:// journals.openedition.org/kernos/969 ; DOI : 10.4000/kernos.969 Kernos

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KernosRevue internationale et pluridisciplinaire de religiongrecque antique

3 | 1990

Varia

« Je suis devin » (Phèdre, 242c). Remarques sur laphilosophie selon Platon

Richard Bodéüs

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/kernos/969DOI : 10.4000/kernos.969ISSN : 2034-7871

ÉditeurCentre international d'étude de la religion grecque antique

Édition impriméeDate de publication : 1 janvier 1990ISSN : 0776-3824

Référence électroniqueRichard Bodéüs, « « Je suis devin » (Phèdre, 242c). Remarques sur la philosophie selon Platon », Kernos [En ligne], 3 | 1990, mis en ligne le 19 avril 2011, consulté le 02 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/kernos/969 ; DOI : 10.4000/kernos.969

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«JE SUISDEVIN» (Phèdre,242c).

REMARQUESSURLA PHll.OSOPHIESELONPLATON

Au regard du rationalisme contemporain, le triomphe de laphilosophie,en Grèce,marquela ruine de la divination. Platon,parmiles philosophesgrecs,n'autorisepas,cependant,un jugementaussinet.Et le platonisme,au termede l'Antiquité, passeencorepour confirmerlafoi aux oracles,au lieu de l'infirmer. L'étude de ce phénomène,lié àl'interprétationdestextesde Platon,exigeraitun lourd dossier.Ce n'estpasl'objet des brèvesremarquesqui vont suivre. Celles-ci se bornentàprendreen compte les principalesdonnéessur la divination qui, chezPlatonlui-même,éclairentle statutde la philosophieet de son discours.Encore,vu l'espacealloué, a-t-il fallu faire l'économiedes discussionssuscitéespar l'énormelittératuresavanteconsacréeà chacundespointsabordés. C'est au prix d'un tel sacrifice - hélas! - que l'on peutaujourd'hui viser, dans des limites aussi étroites, à un exposé desynthèsequi profite aux recherchesinterdisciplinaires.

Les historiens de l'Antiquité distinguent habituellementdeuxsortesde divination: l'une «inductive», l'autre «inspirée».En un sens,elles s'opposentdiamétralement.Tandis que la première(illustrée parl'«oiônistique» et l'«hépatoscopie»,notamment)prétends'appuyersurune véritable science (celle des signes), la seconde,en revanche(caractériséepar l'«enthousiasme»),table sur une révélationoù entresipeu de sciencequ'elle paraît l'apanagede gens simplesen délire. Unabîme sépareles deux formes de divination ainsi distinguées.Sil'oracle des inspirés se donne à croire sans justification, celui desautresdevins s'autorise,en effet, de prémissesà partir desquelles,parmode d'inférences,les signes sont décodés.Avec cette prétention, ladivination inductive s'exposaità une critique ruineusede la part de lapenséerationnelle.Une sciencene vaut, en effet, que ce que valent sesprémisses.Quevalaientcellesdesdevins?Peude chose.Les progrèsdela penséescientifique mirent en doute qu'ils eussentla sciencedessignes. Paradoxalement,malgré son allure irrationnelle, ladivination des inspirésrésistaitmieux aux progrèsde la mêmepenséescientifique. La parole crue sansraison se vérifiait-elle à l'occasion,force était d'admettreque l'on pût dire vrai sansvéritablesavoir. Le faitparaît s'êtreimposé au regardde la philosophieclassique.Platon nefeint pas en plaçant la folie divinatoire au-dessusdes formes ration-

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nelles de divination (Phèdre,244a-b): il y a placepour desopinionsquisoient vraies.

La philosophie,à la fin de l'Antiquité, prit cet hommagetrès ausérieux. C'est au point que les néo-platoniciensvoulurent fairecoïncidervérité oraculaireet vérité philosophique: aucunedifférence,pour eux, entre ce que la divinité prend l'initiative de révéler auxinspiréset ce que le philosophe,lui aussiinspiré à sa façon, saisit de laréalité intelligible ou de son principe trans-intelligible. La philosophieconfirme les oracleset réciproquement.

Platondistinguaitpourtantce que sesémulestendaientà fondre. Etsi la folie du philosophe(qu'il appelle«érotique»)ressembleà la folie dudevin inspiré, ce n'est pas à dire, selon lui, que l'un et l'autre puisentdirectementà la mêmesource,ni produisentla vérité relativementauxmêmeschoses.Il s'en faut de beaucoup.Et, comme on va le voir, lephénomènede la divination n'est,pour Platon,qu'unmodèlepermettantde (se) représenterla philosophietelle qu'il la conçoit. Le privilège de ladivination inspiréeest ainsi d'entrerdansl'œuvrede Platon à titre deparadigmepour instruire analogiquementsur ce que doit être laphilosophie.

Du phénomènede la divination, Platon rend compte physiologi-quement(dans le Timée, 71a-72c)par la présence,en l'homme, d'unorganeapproprié,le foie, où peuventselire, en quelquesorte,dessignesà interpréter.Le philosophesemblede la sorteviser, non la divinationinspirée,mais la sciencedivinatoire (par signes).Il n'en est rien. C'estbien de l'inspiration qu'il s'agit et des parolesproféréespar enthou-siasme.Platon explique, en effet, que celles-ci traduisentles visionsqu'une âme, dont l'esprit est troublé par le sommeil, la maladieou ledélire, perçoit intérieurementet que laisseapparaîtrela surfacedu foie.Quant au sens de ces visions et des discours qui les expriment, iln'appartientpas, selon Platon, à l'inspiré de le découvrir. C'estl'affaire de l'esprit qui raisonne.Le philosophe,en d'autrestermes,soustraità la compétencedu devin, la sciencedessignes.Il n'estpasaupouvoir du devin, dépourvu d'intelligence, d'interpréter des signes.Mais, en vertu du même défaut, qui s'avèreen l'occurrenceaussi unavantage,il est en son pouvoir de voir des signespar ailleurs inacces-sibles. Telle est la mantiquedevant laquelle le philosophes'incline,commedevantune sourcede vérité, invoquantles bienfaits,pour l'âmeirrationnelle,de la physiologiehépatique!A cet égard,le privilège de lavraie mantiqueest de disposeren sommede bons miroirs de la vérité.Vision de reflets (EÏôroÂa), la divination peut nous instruire, si elle

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exprime des reflets ou des images peu déforméessur l'écran queconstitueun foie lisse et brillant. Cela suppose,en amont, une sourced'images,qui, pour Platon,n'estautreque le flux despenséesissuesdel'intellect. Les images H \ ー 。 カ カ G エ 。 O \ ー 。 カ G エ 。 。 セ エ 。 I sont le reflet de cespenséesH ᅯ エ 。 カ ッ セ セ 。 G エ 。 I N Cela supposeaussi, en aval, une autre intel-ligence: celle du prophète,capable,dit Platon,de déchiffrerle sensde lavision divinatoire exprimée, c'est-à-direde comprendrece dont lavision expriméeest le signe seulement(cl"Twatvn). Mais le privilège desinspirés- la Pythie de Delphes,les prêtressesde Dodone,la Sybille, ...que Platonmentionneailleurs (Phèdre,244a-b)commeillustrationsdudélire divinatoire - est strictementde voir et de dire des signes,où sereflèteunevérité qui peutêtresaisieparinterprétation.

Malgré les apparencespeut-être,nous sommesici en présenced'unphénomènecomplexe.Quatretraits sont à épingler. 1) Le devin est unvisionnaire,ayantaccèsà ce quele communne voit pas.2) Danscet étatde visionnaire,le devin se trouve hors de soi, hors de son bon sens.3)Son discours,à l'instar de la vision qu'il exprime,n'estpas,commetel,directementintelligible. 4) Néanmoins,il a du sens,il est révélateurdela vérité, pour qui sait l'interpréter. Ces quatre traits, sous lesquelsapparaîtle phénomènede la divination décrit par Platon, n'ont passeulementla vertu de préciserles contoursde la mantiquevéritableauxyeux du philosophe.Parceque le phénomèneen questionconstitueuneforme d'appréhensionet d'expressionde la vérité, ils donnentaussià sereprésenteranalogiquementquatredimensionsdu phénomènequ'estlaphilosophie,forme par excellencede l'appréhensionet de l'expressiondu vrai.

La dimension«maniaque»ou délirante de la philosophie (secondtrait de la divination) estla plus évidentepour le lecteurde Platon.Ellen'estpeut-êtrepas,cependant,la plus significative.

On sait que Platon rapprocheexplicitementla divination d'autresformes de délire : le délire poétiqueet le délire érotique, notamment(Phèdre,244a-245c;265b). Ce dernierest le fait de quiconqueaperçoitl'imitation de la Beautésur un visagehumainqui la reflète (251a). Le«flux de la Beauté» idéale (251b), comme le flux des penséesquiviennent frapper le foie, renvoie à l'éromène le courant. Dans sonéraste,dit Platon, l'éromènese voit «comme dans un miroir» et luiretourne une «image d'amour» (255c) - Reflet de reflet ! Le délirepoétique, notons-le au passage,comporte le même phénomènedesympathie communicative, que Platon décrit comme une chaîned'anneauxmagnétiques(Ion, 533c-536d): du poèteinspiréaurhapsodeet

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du rhapsodeà ceux qui l'écoutent, ... se transmetl'enthousiasmequesuscitentles images.

Au cœur de tout cela, sans doute, la même présenced'imagesentrevues,signesd'une réalité intelligible qui met hors de soi. De cessortes de «manies»,dont la folie divinatoire est l'exemple le plusspectaculaire,Platonn'hésitedonc pasà rapprocherla philosophie,maisdans son état naturel. Le privilège d'unenaturephilosophique,en effet,est ausside voir des signeset de céderà leur envoûtementcommeauxcharmesde l'amour. Mais, à la différencedu devin, des autresinsenséset mêmede l'amoureuxordinaire,le philosophene subit pas totalementl'ascendantd'un signifiant inintelligible ou d'un reflet sensible. Laséduction qu'exercesur lui ce qu'il voit, ne l'entraîne pas, commel'amateurde spectacles- le <ptÀ09EeX/lffiV de la République(V, 475d),- àdonnerau signeles faveursque mérite cela seulementdont il estsigne.Ce qui attire consciemmentce \ーエッOャ。Yセ qu'est le philosophe,c'estl'intelligible signifié, dont le sensible éveille en lui le souvenir(Phèdre,251a).

À cette différence, qui séparele devin du philosopheau naturel,s'ajoute une secondedifférence qui, cette fois, séparele devin duphilosophe parvenu à (reconquérir) l'intelligence du réel séparé.L'infirmité du devin qui voit les signes, mais ne peut dire ce qu'ilssignifient sans le secours d'un prophète, s'oppose à l'autorité duphilosophequi, telle prophètepour les parolesdu voyant,esten mesured'interpréterce qu'il voit à la lumière de ce qu'il sait. La supérioritéduphilosophesur le devin - qui est celle de l'intelligence sur la sen-sation- se trouve compenséepar une sorte d'infériorité. Car lephilosophene voit pasles signesque voit le devin danssonmiroir et quisont les reflets d'uneintelligence«d'un bien ou d'un mal futur, passéouprésent»(Timée,72a). D'autrepart, mêmesi Platonne le dit pas, toutporte à croire qu'à son estime, le philosophe n'a non plus aucunavantagesur le prophète.Car l'intelligence que celui-ci déploie endéchiffrant le sensrationnel des signesentrevuspar le devin est uneintelligencediscursivedu devenir, bref une intelligencetoute pratique,à laquellele philosophene donneaucunsoin particulier. Celui-ci fenne,en effet, les yeux au cours du mondeet se hisseà la contemplationdel'immuable.

Au total, le philosopheque met hors de soi l'image de la Beautéentrevue,se soustraità l'emprisedes imagessensibles,dont le flux nelui importe pas. Il déchiffre l'éterneldansle mouvantet non, commeleprophète, la certitude dans le mouvementdont on lui représenteapproximativementle cours. Il ne devine ni l'origine ni l'issue d'un

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devenir sensible.Il appréhendeseulementson fondementintelligibleséparé.Paroù l'on voit le mondequi sépare,selonPlaton, l'inspirationdivinatoire et l'inspiration philosophique,que sesémulesprétendaientfondre dans l'unité, au mépris de la différence entre la vérité dudiscours qui dit adéquatementle devenir et celle du discours quiprononceadéquatementsur son principeséparé.

Mais le philosophe, qui, par ce trait, s'éloigne du devin, s'enrapproche par un autre : le premier que nous avons signalé encommençant.La contemplationphilosophique,en effet, n'est pas sansanalogie avec la vision divinatoire. Le philosophe,pour Platon, estentraînéà voir (8ecopeîv)commele devin. De même que le devin voitsansintelligence des signifiants, le philosophevoit, par l'intelligence,des signifiés. C'est un visionnaire dans l'ordre de l'intelligible. Il estinutile, pensons-nous,d'insister sur cette ressemblance,qui conduitPlaton à nommerparadoxalement«vision» (dôoç ou iôta) l'intelligiblelui-même.

Cet usageparadoxalest néanmoinsindicatif. En nommantl'objetpurementintelligible à l'aide d'un mot qui, contradictoirement,semblerenvoyerau sensiblevu, le discoursphilosophiquen'échappepas à unesorte d'irrationalité qui l'apparenteau discoursdivinatoire pour celuiqui l'entend.Le philosophe,en effet, ne secontentepasd'êtreun voyant:il parle, comme le devin. Et, sous ce rapport, la philosophie sembleprésenterune physionomie où se reconnaissentles troisième etquatrièmetraits de la mantique.Incompréhensibleen lui-même, parcequ'il fait signe seulementvers l'intelligible, le discoursphilosophiquen'en demeure pas moins significatif pour l'intelligence d'autrui àcertainesconditions.

On touche ici à un point capital du platonisme, pour quil'intelligibilité n'est point une caractéristiquedu discours, lequel seborne à la démarqueren la trahissantdansune image. Le philosophequi parle ne procèdepas commele devin. Mais il aboutit à un résultatqui n'est pas très différent. Le devin dit les images qu'il voit. Lephilosophe,lui, dit ce qu'il voit dansles images.Il procède,en fait, à lafaçon du poèteinspiré, visionnairelui aussi.

Un mot là-dessusest indispensable.Le bon poète ne fait pointfondamentalementœuvred'intelligence(Phèdre,245a). Il ne sait pascequ'il dit lorsqu'il vaticine (Ion, 534b-d).Aveugle à l'intelligible, auquelle ferme sondélire, il estaussiaveugleau sensiblequ'il a sousles yeux.Et, sousce rapport,le poètes'apparenteau devin: ce qu'il voit, semble-t-

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il, ce sont des images.Son discoursn'estpourtantpasexactementceluidu devin stricto sensu,qui, fidèlement et sansintelligence, reproduitdesimagesentrevuesou desparolesentendues.Le poète,nousdit Platon,est «l'interprète»des dieux (Ion, 534e),mais à la qualité de visionnaire,qui fait le pur devin, il allie la techniquede l'art, qui fait ausside lui unimitateur. Or tout porte à croire que l'imitation poétique tend, pourPlaton, à dégraderle modèleimité. Le poètequi fabrique une imitationd'image trahit ainsi l'intelligibilité que reflète l'imageparadigmatiqueentrevue.Que voit, en effet, sansintelligence le poètehors de soi?Pardéfinition, ce n'estpasle modèleintelligible du vivant,à l'image duquel est fabriqué le monde. Ce n'est pas non plus lesvivants sensiblesqu'il pourrait avoir sous les yeux et qui sontl'imitation la plus dégradéequi soit du vivant idéal. Qu'est-cealors?Le Timée nous souffle, semble-t-il, une réponsepréciseque l'on peuthasarder. C'est l'imitation de l'intelligible séparé, que sont lespremiers vivants parfaits fabriqués par le démiurge : les dieux(visibles, dansle ciel, ou invisibles,mais qui se manifestentà leur gré),ainsi que l'imitation de cette premièreimitation que sont les hommesparfaits, fabriquéspar le démiurgeet les dieux eux-mêmes.Le privilègedu bon poète,c'estde voir (ou d'imaginer)les dieux tels qu'ils sontet leshommesdivins, tels qu'eneux la Beautésereflète. De cetteimagesaisiesansintelligence, c'est-à-dire,sansl'intellection de ce qu'est un dieuou un homme en soi-même,le poètetend à donner,dansson discours,une imitation qui la dénature: les dieux, chezlui, deviennenthumainset les hommesperdentleur beautédivine. C'estpourquoiPlaton,danslaRépublique(II, 379a),par exemple,croit utile d'indiqueraux poètes,les'tU1tOUç SEOÂoytaç, c'est-à-direles schémasde représentationauxquelsilsdoivent se conformerpour chanterles dieux. Un passagedes Lois (IV,719c) résumele jugementdu philosophe: «Chaquefois que le poètesetrouve assissur le trépieddesMuses,il est hors de senset ressembleàune fontaine qui donnelibre coursau flot deseauxqui le submerge.Et,commesonart résidedansune imitation, il se trouve entraînésouventàse contredire, créantdes caractèresd'humeurscontradictoireset nesachantlaquelle de ces expressionscontradictoiresest vraie.»

Nous avonsdit plus hautque le philosophe,lorsqu'il parle,procèdeàla manièredu poète.Ce n'estpoint seulementquandil use d'un langagepoétique,fabrique deshistoireset imite le devenirdansdesmythes.Aucontraire. Car l'on comprend immédiatementqu'ayant l'avantaged'un accèsà l'intelligible, le philosopheest en mesure,lui, de dénoncerles contradictionsdu poète. Il est en mesureaussi de réformer lesimagesdu poèteà la lumière de l'intelligible et de créerainsi sonpropre

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discourspoétique,d'où peutse trouveréliminéela contradictioninterne.Fabriquéeà partir de la réalité intelligée et non plus sur le modèledeson imitation entrevue par la sensibilité exceptionnelledu poète,l'imagerie du philosophen'en demeurepas moins une imitation, où lavérité n'estdonnéeque partiellement,mêléede chosesqui s'enécartent,ainsi que le confessePlaton lui-même (Phèdre, 256a-c : à propos del'«hymne mythique» sur l'amour). La réalité ne s'y trouve pas dite,mais suggéréeou plutôt signifiée, entendez:évoquéedansun signequi,en lui-même et quoi qu'on fasse, trahit la réalité autant qu'il nel'évoque. Image de l'âme, l'attelage ailé dit autre chose que l'âme.Mais, pour Platon, cela est vrai, non seulementdu langagepoétique,mais de tout langage,qui imite les chosessignifiées d'une manièrequ'on ne peut jamais dire sûrementadéquate.Comme l'explique àsuffisancele Cratyle (423b et sq.), le langage,par lui-même, n'indiquepas sûrementce que sont les chosesen vérité. Ce n'est pas que lephilosophe,usantdu langage,soit incapablede s'exprimeren vérité,c'est-à-dire d'une manière conforme à la réalité intelligible qu'ilconnaît. Il peut substituerau réel les mots qui lui correspondentvraiment ou qui l'imitent bien. Mais aucun discoursvrai n'est,pourcelui qui l'écoute, un reflet certain de la réalité, parce quel'intelligibilité n'estpasune propriétédu discourslui-même,mais de lachose qu'il reflète. Et rien dans le discoursvrai n'indique à celui quil'écouteque celui qui parle exprimeautrechosequ'uneopinion faillible,comme le législateurdes noms primitifs (Cratyle, 436c). Bref, chacunéprouve, à reconnaîtrela vérité au-delà du langagequi la signifieéventuellement,la même difficulté que le philosopheà la faire recon-naîtrepardelà sonproprelangage.Or le philosopheveut que celapuisseêtrereconnu!

Et c'est cette difficulté qui, chez Platon, invite le discoursphiloso-phique à prendrevolontairementun trait du discoursoraculaire.Loin,en effet, de produireun discoursd'où seraitexclue la contradictionqu'ilreprocheà l'ignorancedu poète,le philosophe,aucontraire,construitsondiscours sur une contradiction, élaboréeen pleine connaissancedecause.Le philosophene tait pas ce qu'il sait non conforme à la réalité,mais l'opposedialectiquementau discoursvrai. Pour que paraisselaréalité intelligible que celui-ci reflète, le philosophe n'a d'autreressourceque de le faire contredirepar un autre discours. LePhèdreoffre du procédéun exempleadmirable.Il faut, à l'accréditationde lathèse,uneanti-thèse.

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Sommé par son compagnonde parler (PTjtÉov : 236c), comme undevin que l'on pressede répondreà une question,Socrates'exécuteetproduit un double discours contradictoire : le premier placé sousl'invocation desMuses,le seconddonnépour la palinodiede Stésichore.L'ambiguïté de cette réponse,qui peut faire songer aux oracles deLoxias, est évidemmentlevée formellementpar des indices extérieursaux discours.Prévenupar le signe démonique,Socrateavertit que lapalinodiedoit expier une faute. «Jesuis devin»,dit-il H ・ ゥ セ エ セ 。 カ エ エ : 242c).Le secondessaioratoire doit donc être plus vrai que le premier. Maiscomment Phèdre, lui, peut-il, en dehors de cet avertissement,reconnaîtrela vérité du discourspalinodiqueexpiatoiresansêtre déjàphilosopheet en possessionde la vérité?Il ne le peutpaset le lecteurdudialogue ne le peut pas non plus. Sur la foi d'indicationsextérieures,chacun peut croire que ce discours est vrai. Mais en lui-même, cediscours ne contient que les signes de la vérité. Or quels sont cessignes?À quoi paraissent-ils?Ils ne paraissent,en définitive, que parl'effet de l'opposition entre deux discours contradictoires,laquellepermetde faire ressortirla supérioritédu secondsur le premier. Ce quiressort ainsi par contraste, c'est, en réalité, l'excessive beauté(K<xÀÀtatTj) de la palinodie(257a : cf. 243c).Voilà, semblepenserSocrate,le signepar excellencede la vérité: la Beautése reflète dansle discourset témoigneen faveurde ce discours.

Le philosophen'ignorepasde quel côtésetrouvela vérité et il prendsoin d'en avertir son auditeur. Encore faut-il que celui-ci puisseéprouver la vérité que, par lui-même, le discours n'enseignepas.Encore faut-il, ajoutera-t-on,que le lecteur du philosophe,comme leprophètedu devin, puissedécoderles signes.Mais qu'est-ceici que cettecritique du sens?Il ne s'agit pas de trancherentre deux discourscontradictoires.Il s'agitde saisir, par delà la contradiction,la sourcedetoutevérité,dont le discoursestpartiellementle reflet.

Dans le jeu qu'estpour lui l'écriture, Platonne veut point se faireentendre,mais, tel le devin, faire entendreune voix dont il n'est lui-même que le truchement.Aucun des personnagesderrière lesquelslephilosophes'effacedansson œuvrene parle en son propre nom. Leursparoles ne sont pas plus de leur auteurque les oracles de Delphesn'étaientde la Pythie.

RichardBODÉÜSUniversitédeMontréalDépartementdephilosophieC.P.6128,suce.AMONTRÉAL (QUÉBEC)H3C 3J7Canada