La problématique de recherche : une démarche de questionnement
« Fractures interrégionales en période de transition...
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Julien Dutour (auteur), CURAPP-ESS, Université de Picardie Jules Verne
« Fractures interrégionales en période de transition démocratique :
inversion des tendances inégalitaires dans la Tunisie post-révolution ? »
Travailler sur les inégalités en Tunisie, renvoie à cette réalité développée maintes fois :
la Tunisie est coupée en deux entre des gouvernorats littoraux, dynamiques, ouverts aux
investissements étrangers, économiquement actifs, et des gouvernorats de l’intérieur qui
seraient conservateurs, peu attractifs, pauvres. Travailler sur les inégalités entre gouvernorats
en Tunisie pousse à approfondir cette question des mécanismes de marginalisation de
l’intérieur du pays. Dans la préface de son livre « Repenser l’inégalité », Amartya Sen se pose
une question qui traversera son œuvre : il pense que « la question clef pour analyser et
mesurer l’inégalité, c’est : « Egalité de quoi ? » »1. De la même manière, il est pertinent de se
demander : « Marginalité de quoi ? ». Cette question nous impose de déconstruire d’abord ce
terme qui, dans des temps mondialisés, revêt un caractère économique. Le dictionnaire
Larousse définit la marginalité comme un état, une « position marginale par rapport à une
norme sociale »2. Cette définition nous donne deux précisions quant à la marginalité telle
qu’elle est communément comprise. D’une part, elle décrit une « position », ce qui signifie
une forme de statisme. Or, le Larousse indique par imprécision que celle-ci peut être voulue et
résulter d’un processus de désocialisation volontaire d’un individu qui se mettrait lui-même
en marge, ou subie et être imposée de l’extérieur, ce qui est le plus souvent le cas. Dans un
cas, la marginalisation peut être un choix et être remplacée par un système de normes (terme
dont on parlera plus tard) jugé équivalent par l’intéressé, dans l’autre elle est une sanction
venant punir un écart, sanction naturellement verticale ou hiérarchique, provenant de
quelqu’un, d’un groupe, d’une politique, d’une pensée ou d’une majorité ayant une forme
d’autorité sur une minorité ou d’une majorité impuissante, qui deviennent dominé(e)s. La
marginalité est donc choisie ou subie, par rapport à un système de pensée, qu’il soit de nature
socio-économique ou autre, qui est devient presque hégémonique. Autrement dit, ce que la
définition appelle « norme » est une construction sociale (qui peut être la mode vestimentaire
1 SEN A., Inequality Reexamined, Oxford, Oxford University Press, 1992, Trad. Fr. Paul Chemla, Repenser
l’inégalité, Paris, Editions du Seuil, Points, 2000, 318 pages, 2 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/marginalit%C3%A9/49449
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si l’on parle esthétisme), ou une imposition publique (la loi indique que « tel » critère est la
normalité). Dans ce cas, la marginalité est nécessairement comparative. En effet, on ne peut
dire de quelqu’un qu’il est à la marge s’il n’a pas d’élément de comparaison, un autre individu
ou une forme de pouvoir. La marginalité (et avant lui le processus de marginalisation) ne tient
pas compte du caractère quantitatif composant les groupes. Une minorité aussi bien qu’une
majorité peut être marginale, le groupe des 99 % luttant contre les 1 % nous le rappelle. Le
clivage se fait ici sur la détention d’une forme de pouvoir.
La marginalité est donc une situation voulue ou subie de la part d’un individu ou d’un groupe.
Ce dernier peut être minoritaire ou majoritaire mais ne détient aucune forme de pouvoir. Les
normes par rapport auxquelles est jugée cette marginalité résultent de ce pouvoir et par
conséquent de cette hiérarchie perçue par les marginalisés. Notre cas d’étude, la Tunisie, entre
parfaitement dans le cadre de cette définition. La marginalité des gouvernorats de l’intérieur
du pays est le résultat de politiques imposées par le pouvoir central pendant des années
d’autoritarisme, privilégiant le littoral, notamment les gouvernorats de Tunis et du Sahel
(Monastir, Sousse, Nabeul dans une moindre mesure) pour des raisons irrationnelles, propres
aux personnalités de H. Bourguiba et Z. A. Ben Ali. Cette marginalité est un rapport de
pouvoir entre les régions centrales et périphériques, qui se matérialise géographiquement par
une fracture littoral/intérieur. Cette marginalité est perçue et validée par les habitants de Sidi
Bouzid qui s’y réfèrent pour expliquer leur situation. Leurs séjours en dehors de leur
gouvernorat, notamment durant leurs études universitaires, leurs voyages à Tunis, Sousse ou
Sfax les mettent face à l’écart entre leurs conditions de vie dans le gouvernorat de Sidi Bouzid
et Sidi Bouzid ville, et ce qui constitue la vie sociale au Sahel ou dans les beaux endroits du
Grand Tunis. Cette marginalité est ici bien souvent subie, ce qui implique une volonté
d’intégration à la dynamique nationale et au modèle de développement tunisien de la part des
habitants de ce gouvernorat mais aussi un rejet, une mise à l’écart par des préjugés, de la part
des habitants des régions aisées. La marginalité n’est par conséquent pas qu’économique mais
résulte d’un rapport de force de quelque nature que ce soit, d’un déséquilibre autant social que
culturel, politique, légale, qu’économique.
Nous tenterons ici d’analyser ce qu’exprime cette assertion, prononcée par tous les acteurs
rencontrés lors d’un terrain de recherche à Sidi Bouzid : « Rien n’a changé ! ». Cette phrase
d’apparence simple reflète à la fois les situations du gouvernorat dans le passé et dans présent,
retrace la continuité entre ces deux situations. Plus que cela encore, elle ancre l’abandon du
gouvernorat comme une normalité sociale et retire à la révolution son rôle émancipateur.
3
Cette phrase est à la fois destinée à la population locale et aux populations des gouvernorats
aisés, traite d’une attente qui confine au désespoir. Est-ce que « rien n’a changé » ? La
révolution a-t-elle entamé un processus de réduction des fractures régionales ?
Pour répondre à cette problématique, nous nous appuierons en premier lieu sur les statistiques
par gouvernorat fournies par l’Institut National de la Statistique. L’outil quantitatif est ainsi
utilisé pour mettre en évidence la dynamique égalitaire ou inégalitaire entre les gouvernorats
du littoral et de l’intérieur à l’œuvre en Tunisie après la révolution. Les données statistiques
sont à étudier avec un regard critique, mais nous avons choisi de suivre les mots de Samir
Amin issus de la préface du livre de Hakim Ben Hammouda « Tunisie. Ajustement et
difficulté de l’insertion internationale » : « Les quantités macro-économiques propres à de
nombreux pays du tiers-monde, dont les pays arabes, doivent être manipulées avec
précaution, tant les statistiques qui les sous tendent sont approximatives, parfois carrément
trompeuses. Elles indiquent néanmoins le sens des évolutions générales, constatées par
ailleurs parfois de visu et confortées par d’autres indicateurs quantitatifs et qualitatifs »3.
Nous verrons dans cette partie des indicateurs sociaux sans toutefois les multiplier. Une
attention particulière sera portée aux secteurs de la santé et de l’éducation. Dans une seconde
partie, il sera question de traiter de la construction et du maintien d’une « identité négative »4,
pour reprendre le concept de Serge Paugam. Ce sociologue étudie la pauvreté et le rapport des
habitants d’un quartier défavorisé avec leur environnement afin de saisir les dynamiques de
dégradation sociale. Ce terme est, selon nous, transposable dans la situation de Sidi Bouzid à
travers deux maux auxquels font référence les différents acteurs interrogés : le chômage et la
corruption. Il sera aussi question du rapport de Sidi Bouzid à son environnement, de sa place
dans le paysage national et local. Cette perception des habitants de Sidi Bouzid sera saisie à
partir d’un questionnement sur la révolution, sur les causes et les conséquences de celle-ci sur
leurs situations individuelles et collectives.
3 BEN HAMMOUDA H., Tunisie. Ajustement et difficulté de l’insertion internationale, Paris, L’Harmattan, Forum
du Tiers-Monde, 1995, 207 pages, p. 3 4 PAUGAM S., La disqualification sociale, Paris, Presses Universitaires de France, 5
e éd., Coll. Quadrige, 2013,
256 pages, p. 161.
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I. Les déséquilibres entre littoral et intérieur du pays
Cette partie contribuera à constater, ou non, la permanence de la fracture entre deux Tunisie,
celle des littoraux, qui concentre la majorité de l’activité économique, industrielle, touristique,
les activités de service, attractive pour les capitaux étrangers, etc, et celle de l’intérieur du
pays, traditionnellement à l’écart des politiques publiques et des considérations
développementalistes, après la révolution. Cet état de fait provoque des ressentiments autant
chez les habitants des zones favorisées que dans les régions du centre-ouest, nord-ouest et
sud-ouest. Par le terme « littoral » seront visées les zones de Tunis et du Grand Tunis (Bizerte,
L’Ariana, La Manouba, Ben Arous, Nabeul) et du Sahel (Sousse, Sfax, Monastir et dans une
moindre mesure Mahdia qui fait office de parent pauvre des zones privilégiées). Par
« intérieur » ou « centre », il s’agira du reste des gouvernorats, et plus particulièrement les
gouvernorats de Zaghouan, Kasserine, Gafsa, Sidi Bouzid (Centre Ouest), de Kairouan, du
Kef, de Siliana, Jendouba, ou du Sud, de Kébili, Tozeur et Tataouine.
Beaucoup d’auteurs ayant écrit sur la Tunisie évoque la séparation de ce pays en deux zones
distinctes et distantes l’une de l’autre comme un phénomène nodal dans la compréhension de
la société tunisienne. Nous pensons là à Adel Bousnina, à Nicolas dot Pouillard, à Béatrice
Hibou avec le concept de développement asymétrique de deux Etats en Tunisie. Beaucoup de
chercheurs ont mis en avant les difficultés du développement économique et social au centre
du pays, que ce soit Amin Allal, Hamza Meddeb, Mohamed Elloumi, Choukri Hmed ou
encore Sami Aouadi. Le manque d’investissement explique le retard de certaines régions, de
certains gouvernorats. Plus que public, nous verrons que c’est un déficit d’investissements
privés dont semblent souffrir Kasserine, Gafsa ou Sidi Bouzid. Les entreprises sont peu
présentes, les dynamiques de développement s’éloignent de celles des régions du littoral, se
bien que les habitants n’ont pas l’impression de récolter les fruits d’une croissance autrefois
acceptable bien qu’insuffisante pour couvrir l’entièreté d’un pays qui se veut être un modèle
régional de développement. Le manque de perspective, pousse le chercheur et le curieux à se
mettre en quête des maux profonds de la société. Au-delà du facteur comparatif important, les
habitants de ces régions délaissées pointent du doigt les élites, corrompues, sensibles au
« passe-droit », qu’elles soient économiques ou politiques ou confondues. La crise de Gafsa-
Redeyef en 2008 en est un exemple frappant. Les habitants de ces zones, par leurs voyages ou
leurs séjours dans les autres régions, notamment durant leurs études universitaires, se rendent
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compte de l’écart matériel existant. Dans cette partie, nous nous attacherons à montrer à la
fois l’écart qu’il peut exister entre des régions de l’intérieur d’un point de vue économique,
mais aussi social. Ce sont ces différences qui semblent être les plus éloquentes aux yeux des
bouzidis.
Pour illustrer cette fracture en Tunisie, nous étudierons en premier lieu quelques indicateurs
sociaux traditionnels, touchant les secteurs de base tels que la santé et l’éducation.
1) Les disparités dans le secteur de la santé
Dans un premier temps, nous verrons l’écart existant entre les différentes régions concernant
le secteur de la santé. Pour cela, nous avons choisi de travailler sur deux indicateurs qui nous
paraissent cruciaux : le nombre de personnes par médecin et le nombre de lits hospitaliers
pour mille personnes. La santé est un domaine important et révélateur du niveau de vie
primaire des individus. L’accès « géographique » aux soins est un droit fondamental qui
s’ajoute à la capacité pécuniaire de rendre visite à un médecin. D’une part, la densité
d’habitant par médecin est symptomatique du délaissement de certaines zones de la Tunisie.
D’autre part, le nombre de lits pour mille habitants révèle la capacité de traiter les patients de
pathologies qui nécessitent plus qu’une consultation chez le médecin.
Le nombre d’habitants par médecin est doublement significatif et donc important à
comprendre. Pour les habitants il équivaut à un degré de difficulté physique à se déplacer chez
le médecin lié à un problème de proximité. Moins le rapport habitant/médecin sera important,
plus le patient aura le choix ou son accès à un médecin proche sera facile. Au contraire, si ce
même rapport est élevé, il en résulte une qualité de la santé publique qui se détériore. Pour le
médecin, le choix de son établissement est autant lié à des contraintes économiques que
sociales. Une grande ville, dynamique, moderne avec de la concurrence sera plus attractive
qu’un lieu dont l’image projeté est plus négative. La longueur des études et l’investissement
qu’elles ont été, jouent un rôle dans la volonté d’une plus grande rentabilité rapide et d’une
ascension verticale et peuvent expliquer une préférence pour les zones (déjà) favorisées. Bien
entendu, certains médecins s’installent dans les villes et les villages dans des zones plus
isolées. Toutefois, sans remettre en cause la compétence des médecins en fonction, la qualité
de la médecine est moindre.
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1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011
Tunis 455,6 440,08 427,65 406,1 403,34 398,86 362,24 374,03 370,97 387,53 303,76 271,66 257,15
Ariana 1400,66 1405,92 712,33 789,43 942,61 1048,85 926,54 896,91 901,81 871,78 837,52 756,75 738,78
Ben Arous 1429,53 1492,81 1481,73 1418,01 1327,56 1354,1 1143,12 2131,97 1134,83 1091,57 1040,07 965,22 935,93
Manouba 5015,63 1867,43 1565,57 1335,71 715,06 1266,79 1238,25 1132,91 1125,08 1063,17
Nabeul 1660,92 1601,54 1524,59 1516,55 1488,33 1547,52 1312,45 1325,19 1315,84 1218,35 1170,02 1121,46 1080,17
Zaghouan 1606,45 1524 1481,73 1390,18 1405,36 1415,04 1282,54 1296,03 1325,6 1414,53 1176,06 1128,48 1063,58
Bizerte 1806,03 1742,03 1625,39 1560,48 1540,59 1509,57 1207,36 1346,82 1305,88 1300,97 1195,12 1071,96 1048,48
Béja 2584,3 2485,83 2420,93 2159,44 2172,34 2198,56 1648,65 1961,29 1935,03 1687,22 1484,88 1346,7 1318,88
Jendouba 3132,09 2948,95 2830,41 2893,06 2889,58 2583,85 2516,27 2473,96 2436,63 2513,77 2249,73 1941,28 1775
Le Kef 2413,04 2326,27 2241,32 2210,74 2159,84 2178,15 1685,06 1914,81 1897,06 1824,82 1625,32 1554,55 1358,42
Siliana 2642,11 2483 2081,36 2140,71 2089,47 2056,14 1764,66 2069,91 1980,51 1994,02 1866,4 1746,27 1251,6
Kairouan 2919,37 2752,22 2760,78 2626,85 2693,87 2505,04 2234,29 2084,41 2061,05 2122,69 1917,99 1752,19 1727,52
Kasserine 3242,52 3143,51 2890,97 2714,19 2870,27 2549,69 2272,53 2489,22 2437,21 2497,63 2334,62 2205,61 2091,87
Sidi Bouzid 3267,21 2071,73 2930,88 3161,42 3208,73 2900 2253,41 2444,17 2522,64 2459,76 2347,98 2160,21 2048,77
Sousse 857,17 860,39 841,88 821,64 809,68 807,68 674,66 700,75 691,24 657,21 582,53 521,38 507,42
Monastir 1299,01 1280,44 1252,73 1231,58 1226,29 1242,11 955,44 1047,87 1051,55 970 891,71 802,8 775,07
Mahdia 1900 1892,15 1813,86 1866,83 1784,36 1795,21 1329,12 1419,7 1388,09 1268,52 1282,24 1155,85 1157,23
Sfax 1161,66 1148,06 1116,99 1104,44 1084,11 1048,95 820,19 871,14 838,25 703,15 644,59 570,26 570,35
Gafsa 2525 2303,55 2290,91 2161,44 2164,94 2109,15 1664,1 1697,92 1624,75 2037,04 1704,62 1421,85 1389,02
Tozeur 1664,91 2069,57 1578,69 1650,85 1790,91 1701,75 1376,06 1539,06 1461,76 1592,06 1250,62 1232,14 1177,53
Kébili 2127,27 1974,65 1936,99 2069,57 2152,24 2008,45 1630,68 1851,28 1865,38 1879,49 1780,72 1588,42 1506,93
Gabès 2554,69 2072,33 2013,94 1959,06 1952,02 1936,36 1582,49 1839,89 1743,5 1583,78 1385,16 1285,41 1220,33
Medenine 2115,46 2062,87 2027,88 1906,25 1814,71 1838,03 1345,96 1692,64 1654,89 1320,54 1331,85 1239,13 1152,88
Tataouine 2113,23 2057,14 1874,03 1952,7 2250 2019,72 1563,04 1971,23 1897,37 1826,58 1807,5 1553,19 1681,81
D’après chiffres INS
Nous remarquons d’emblée le manque d’uniformité dans la densité de médecins selon les
gouvernorats. Toutefois, les progressions sont unanimes et tous les gouvernorats voient leur
contingent de médecins augmenter par habitants, ce qui est un véritable enjeu de santé
publique. De plus, cela accompagne la montée du nombre de diplômés dans toutes les
matières, médecine compris. Un classement des gouvernorats ou se trouvent le moins
d’habitants par médecins éclairera sur une éventuelle fracture sociale littoral/intérieur. 1998
est la première année répertoriée, 2002 correspond à une année après la création du
gouvernorat de la Manouba, près de Tunis, et 2010 est l’année de la révolution. Les
gouvernorats du Nord et du Sahel sont en rouge et les gouvernorats de l’intérieur sont en
jaune5.
5 Tous les tableaux sont issus d’un travail de calculs effectués à partir des données de l’INS.<
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1998 2002 2010 2014
1 Tunis Tunis Tunis Tunis
2 Sousse Sousse Sousse Sfax
3 Sfax L'Ariana Sfax Sousse
4 Monastir Sfax L'Ariana Monastir
5 L'Ariana Monastir Monastir L'Ariana
6 Ben Arous Ben Arous Ben Arous Ben Arous
7 Zaghouan Zaghouan Bizerte Medenine
8 Nabeul Nabeul Nabeul Manouba
9 Tozeur Bizerte Manouba Bizerte
10 Bizerte Mahdia Zaghouan Nabeul
11 Mahdia Tozeur Mahdia Gabès
12 Tataouine Medenine Tozeur Mahdia
13 Medenine Manouba Medenine Zaghouan
14 Kébili Gabès Gabès Tozeur
15 Le Kef Siliana Béja Béja
16 Gafsa Kébili Gafsa Le Kef
17 Gabès Le Kef Tataouine Gafsa
18 Béja Gafsa Le Kef Siliana
19 Siliana Béja Kébili Kébili
20 Kairouan Tataouine Siliana Jendouba
21 Jendouba Kairouan Kairouan Kairouan
22 Kasserine Kasserine Jendouba Tataouine
23 Sidi Bouzid Jendouba Sidi Bouzid Sidi Bouzid
24 La Manouba Sidi Bouzid Kasserine Kasserine
Dès 1998, la séparation entre gouvernorats du littoral et les gouvernorats de l’intérieur sont
évidents. Tozeur arrive à s’immiscer au niveau de certains gouvernorats qui du littoral mais
qui semblent déjà éloignés des points centraux de la Tunisie que sont Tunis, Sousse et Sfax.
Mahdia est, par exemple, un gouvernorat coincé entre Sfax et Monastir mais dont les
caractéristiques sont proches de certains gouvernorats du centre. Zaghouan est en rose pour sa
proximité avec Tunis mais ses caractéristiques qui le rapprochent des gouvernorats du Nord
Ouest. 2002 ne marque pas un bouleversement au niveau du classement des gouvernorats,
avec l’émergence de la Manouba, qui affiche un bon rapport malgré sa création l’année
précédente. Finalement, l’année marquant le mieux la distinction entre littoral et intérieur est
l’année 2010, avec une distinction stricte de deux blocs de couleurs. Lors de ces trois
classements, les trois derniers gouvernorats sont toujours les mêmes : Jendouba, Sidi Bouzid
et Kasserine. Gafsa, pourtant proche géographique de Sidi Bouzid, Kasserine et du sud de la
Tunisie est mieux classé. Ce gouvernorat est le centre d’une importante industrie minière de
phosphate, source d’emplois principale dans la région. Il est possible, ici, d’esquisser un lien
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entre activité et polarisation du nombre de médecins. La même remarque pourrait être faite
pour Gabès. Selon cette hypothèse, les trois gouvernorats cités précédemment seraient aussi
délaissés d’un point de vue industriel. La révolution ne marque pas un changement radical
quant à la démarcation littoral/intérieur. Bien que le gouvernorat de Médenine hisse ses
performances au niveau de certains gouvernorats du Nord et du Sahel, les autres plus
désavantagés demeurent en bas du classement. Même si le changement prend du temps, force
est de constater que les gouvernorats de l’intérieur du pays ont toujours, proportionnellement
à leur population, moins de médecins que sur les littoraux.
Le nombre de lits pour mille habitants montrent, quant à lui, la présence d’hôpitaux publics et
la capacité d’accueil de patients. Comme pour les médecins, la rentabilité de l’hôpital est une
contrainte pour l’établissement de celui-ci. Les chambres doivent être remplies et les grandes
villes, avec beaucoup d’activités peuvent attirer les hôpitaux. Deux conséquences peuvent en
être tirées : les endroits où il y a moins de lits pour 1000 habitants sont souvent des lieux où
les hôpitaux sont de moins bonne qualité, avec une qualité de médecine moindre et un retard
technologique ; seconde conséquence liée à la première, ce sont des endroits où la seule
solution valable pour avoir des soins hospitaliers de qualité est de sortir du gouvernorat, ce
qui implique un certain statut social… en plus d’un patient qui puisse être transportable.
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1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014
Tunis 3,9 3,9 4 4 3,8 3,9 3,6 3,5 3,6 3,6 3,8 3,8 4 4 4 3,9 3,9
Ariana 1,7 1,9 1 1 1 1,7 0,9 1 0,8 0,8 0,9 0,9 0,8 0,8 0,8 0,9 0,9
Ben Arous 0,1 0,1 0 0 0,1 0 0,1 0,1 0,1 0,1 0,4 0,4 0,4 0,4 0,4 0,3 0,3
Manouba 2,7 2,7 2,9 2,4 2,8 2,8 2,8 2,7 2,7 2,7 2,6 2,6 2,6 2,6 2,6
Nabeul 1,2 1,2 1,2 1,2 1,2 0 1,2 1,2 1,3 1,3 1,2 1,2 1,3 1,3 1,3 1,2 1,2
Zaghouan 1,1 1,1 2,9 2,9 2,9 0,8 2,8 2,8 2,8 2,8 2,8 2,8 2,8 2,8 3 2,8 2,8
Bizerte 1,7 1,6 1,6 1,6 1,6 0 1,6 1,6 1,7 1,7 1,7 1,7 1,7 1,6 1,6 1,7 1,7
Béja 1,5 1,5 1,4 1,4 1,4 0,1 1,6 1,6 1,6 1,6 1,7 1,7 1,8 1,8 1,9 1,9 1,9
Jendouba 1,2 1,2 1,2 1,2 1,3 0 1,4 1,4 1,4 1,3 1,3 1,3 1,4 1,4 1,5 1,6 1,6
Le Kef 1,9 1,8 1,7 1,7 1,5 0 2,1 2,1 2,1 2,1 1,8 1,8 2,1 2,1 2,1 2,2 2,2
Siliana 1,2 1,1 1,3 1,3 1,3 0 1,6 1,5 1,5 1,5 1,9 1,9 1,7 1,7 1,6 1,7 1,7
Kairouan 1,1 1,2 1,2 1,2 1,1 0 1,2 1,2 1,2 1,2 1,2 1,2 1,2 1,2 1,2 1,3 1,3
Kasserine 0,8 0,8 0,8 0,8 0,8 0 1,2 1,2 1,3 1,3 1,4 1,4 1,2 1,2 1,2 1,2 1,2
Sidi Bouzid 0,8 0,7 0,9 0,9 0,8 0 0,9 0,9 1 1 0,9 0,9 1,1 1,1 1,1 1 1
Sousse 2,7 2,7 2,7 2,7 2,6 2,4 2,6 2,6 2,6 2,5 2,5 2,5 2,4 2,4 2,3 2,2 2,2
Monastir 2,3 2,3 2,4 2,4 2,3 1,5 2,1 2,2 2,3 2,2 2,2 2,2 2,3 2,2 2,2 2,2 2,1
Mahdia 1,3 1,3 1,4 1,4 1,4 0,8 1,6 1,5 1,5 1,5 1,5 1,5 1,5 1,5 1,5 1,6 1,6
Sfax 1,9 1,9 1,9 1,9 1,8 1,6 1,8 1,8 1,8 1,7 1,8 1,8 1,8 1,8 1,8 1,8 1,8
Gafsa 1,6 1,6 1,6 1,6 1,7 1,6 1,7 1,7 1,7 1,7 1,7 1,7 2,2 2,2 2,2 2,3 2,3
Tozeur 3,2 3,2 2,1 2,1 1,8 0 1,8 1,8 1,7 1,7 3 3 3,1 3,1 3 3 3,1
Kébili 1,2 1,2 1,2 1,2 1,2 0 1,2 1,2 1,3 1,3 1,7 1,7 1,9 1,8 1,9 1,9 1,9
Gabès 1,5 1,6 1,6 1,6 1,6 0 1,8 1,8 1,8 1,7 1,5 1,5 1,7 1,7 1,7 1,8 1,8
Medenine 1,6 1,6 1,4 1,4 1,5 0 1,5 1,5 1,5 1,5 1,6 1,6 1,7 1,6 1,6 1,6 1,6
Tataouine 1,2 1,2 1,2 1,2 1,2 0 1,7 1,8 1,8 1,8 1,8 1,8 1,8 1,8 1,8 1,7 1,7
INS
De la même manière que pour le nombre de médecins, il faut noter un manque d’homogénéité
dans les rapports. Chose remarquable, le nombre de lits pour mille personnes semble stagner,
surtout dans les gouvernorats dits favorisés, comme à Tunis ou Sousse. Les autres
gouvernorats sont en très légères progression, ce qui pourrait laisser penser à un tassement des
inégalités et donc à un plus grand investissement dans les structures médicales. En effet, si
l’établissement d’un médecin résulte d’un choix individuel, et donc d’un mode de vie, la
création d’un hôpital peut être issue d’une prise en compte d’un besoin public. Le classement
peut, encore une fois, aider à déterminer si la séparation littoral/intérieur est effective.
10
1998 2002 2010 2014
1 Tunis Tunis Tunis Tunis
2 Tozeur Manouba Tozeur Tozeur
3 Sousse Zaghouan Zaghouan Zaghouan
4 Monastir Sousse Manouba Manouba
5 Le Kef Monastir Sousse Gafsa
6 Sfax Sfax Monastir Le Kef
7 L'Ariana Tozeur Gafsa Sousse
8 Bizerte Gafsa Le Kef Monastir
9 Medenine Gabès Kébili Kébili
10 Gafsa Bizerte Béja Béja
11 Béja Le Kef Sfax Gabès
12 Gabes Medenine Tataouine Sfax
13 Mahdia Mahdia Bizerte Bizerte
14 Nabeul Béja Siliana Siliana
15 Siliana Siliana Gabès Tataouine
16 Jendouba Jendouba Medenine Jendouba
17 Kébili Nabeul Mahdia Mahdia
18 Tataouine Kébili Jendouba Medenine
19 Zaghouan Tataouine Nabeul Kairouan
20 Kairouan Kairouan Kairouan Kasserine
21 Kasserine L'Ariana Kasserine Nabeul
22 Sidi Bouzid Kasserine Sidi Bouzid Sidi Bouzid
23 Ben Arous Sidi Bouzid L'Ariana L'Ariana
24 Ben Arous Ben Arous Ben Arous
Il est intéressant de constater que la fracture entre littoraux et intérieur du pays paraît
beaucoup moins nette que pour l’indicateur précédent, bénéficiant sans doute du calcul d’une
moyenne à petite échelle, tassant les résultats. Toutefois, des remarques viennent ternir ce
constat. Tout d’abord, les premières places de ce classement, représentant les mieux lotis, sont
la plupart du temps trustés par les gouvernorats du Nord et du Sahel, jusqu’à la sixième place.
Le fait le plus remarquable ici, et qui se comprend parfaitement dans la pratique, est ce que
l’on pourrait appeler un phénomène de rayonnement des grandes villes. Cela se remarque
particulièrement dans la relation entre Tunis et Ben Arous ou Tunis et L’Ariana : ces deux
gouvernorats n’ont pas « besoin » d’avoir des installations hospitalières développées étant
donnée leur proximité avec Tunis ou la Manouba. La même remarque pourrait être faite pour
le faible nombre de lits de Nabeul ou de Mahdia, comblé par un nombre plus élevé à
Monastir, Sousse ou Sfax. Les gouvernorats éloignés devraient donc, si l’on suit ce
raisonnement, avoir leurs propres établissements hospitaliers, avec un nombre de lits élevé.
C’est le cas pour certains comme Tozeur, Le Kef ou Gafsa mais les gouvernorats de
11
Kairouan, Kasserine ou Sidi Bouzid aux performances alarmantes marquent leur mise à
l’écart. Ainsi, si les écarts se réduisent et si la séparation entre littoral et intérieur existe mais
est plus floue, les mêmes gouvernorats se trouvent à l’écart du développement, notamment
Sidi Bouzid et Kasserine, voire Jendouba. Il est important de constater que, pour la période
post révolutionnaire, le schéma ne change pas : gouvernorats de l’intérieur et gouvernorats
des côtes se mêlent tout en conservant le même phénomène de proximité qui structure les
années précédant la révolution : Tunis (1er
) englobe Ben Arous et L’Ariana (24e et 23
e), de
même pour le couple Sousse-Monastir qui comble le déficit de Nabeul. Malgré un léger
rééquilibrage, les positions n’ont pas réellement changé. Surtout, plus de trois ans après la
révolution, le gouvernorat de Sidi Bouzid figure toujours dans les gouvernorats les plus
défavorisés, non seulement dans la quantité mais aussi dans la qualité des structures
hospitalières. Sa 22e place en 2014, dans ce classement, mais qui reflète une dernière place
effective, témoigne de sa mise à l’écart sur certains indicateurs sociaux parmi les plus
importants. Sa caractéristique d’épicentre du mouvement révolutionnaire n’aura, non
seulement, rien apporté, mais aura ancré ce gouvernorat dans sa position.
12
2) Permanence des inégalités dans le secteur de l’éducation
Le secteur de l’éducation est aussi important que celui de la santé. Il est une figure de proue
du progrès à long terme d’un pays voire, en l’espère, de régions. Regardons cet indicateur en
prenant par exemple le nombre d’établissements du secondaire par gouvernorat.
1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014
Tunis 81 85 87 94 96 101 102 105 105 109 113 115 117 118 118 119 120
L'Ariana 55 58 28 33 34 37 39 41 42 44 46 47 47 47 48 48 48
La Manouba
31 29 31 31 33 33 36 37 37 38 41 43 43 43 43
Ben Arous 37 41 45 47 51 53 54 56 56 58 58 59 59 59 59 60 61
Nabeul 42 46 47 50 57 58 59 59 59 63 64 65 65 66 69 69 69
Zaghouan 19 19 21 23 24 25 25 26 27 27 28 28 29 29 29 29 29
Bizerte 47 49 50 53 57 58 59 61 62 64 64 65 65 65 66 66 66
Béja 36 38 38 41 42 44 45 45 45 46 47 48 48 48 48 48 48
Jendouba 40 41 43 44 45 45 46 46 48 48 48 49 50 50 51 51 52
Le Kef 33 34 34 36 38 39 40 41 42 43 43 45 45 45 45 45 45
Siliana 29 30 31 31 31 34 34 35 35 35 36 37 37 39 39 40 41
Kairouan 43 46 49 50 54 56 59 63 65 65 68 69 69 69 69 69 69
Mahdia 37 38 38 40 43 44 44 47 49 52 53 54 54 54 55 55 55
Kasserine 39 41 42 44 45 47 48 50 51 54 54 56 58 58 58 59 60
Sidi Bouzid 45 47 49 50 52 54 57 59 59 59 60 63 64 64 64 65 66
Sfax 65 67 75 76 81 86 87 90 91 93 96 99 100 100 100 100 100
Gafsa 38 40 41 45 48 49 50 53 54 54 55 57 58 60 61 61 61
Gabès 41 42 42 44 47 48 50 54 56 57 60 60 60 60 60 60 62
Médenine 49 51 53 55 58 61 67 68 69 69 71 71 74 75 76 76 76
Tozeur 15 15 16 16 17 17 18 19 19 21 21 21 22 22 22 22 22
Kébili 24 28 28 30 30 30 31 32 33 35 35 35 35 35 35 35 36
Tataouine 23 26 27 27 28 31 31 32 32 33 34 34 34 35 35 35 36
En 2010, le nombre d’établissements du secondaire est très disparate et le classement ne
reflète pas une fracture entre les littoraux et l’intérieur. Par exemple, Sidi Bouzid arrive à la
septième place de ce classement. Cet indicateur est d’apparence positive parce qu’il donne
accès à une culture de base en prenant en considération le facteur « proximité », mais il peut
s’avérer négatif. En effet, si les taux liés à la scolarisation ne sont pas accompagné d’une
augmentation des débouchés liés à l’emploi, il produit plus de diplomés-chomeurs. A l’état
brut, celui-ci ne donne que des indications. Pour être interprété, il doit être croisé avec
d’autres indicateurs, notamment le nombre d’élèves du secondaire. En effet, les indicateurs
liés au nombre d’établissements scolaires (du secondaire en l’occurrence), ou aux structures
13
publiques, relevant d’une politique étatique, peuvent donner une vraie idée de la qualité de
l’enseignement. Traditionnellement, la qualité de l’enseignement augmente parallèlement au
nombre d’élèves par classe. Ainsi moins il y a d’élèves par classe, mieux l’enseignant peut
être attentif aux lacunes de chacun, répondre aux questions et s’occuper, plus généralement,
de ses étudiants. A contrario, une classe avec un nombre d’étudiants élevé sera synonyme de
résultats décevants, avec un enseignement de moindre qualité. C’est ce que M. Cherkaoui et J.
K. Lindsey appellent « l’illusion commune »6 dans leur article datant de 1974 « Le poids du
nombre dans la réussite scolaire ». Selon eux, cette relation de bon sens consisterait à
« consid[érer] généralement que l’entassement des élèves dans une classe ne facilite pas les
relations pédagogiques : ainsi s’expliqueraient en partie les redoublements et les échecs*.
Par contre, plus l’effectif serait réduit, plus grande serait la réussite : enseignants,
syndicalistes et pouvoirs publics reconnaissent la validité de cette thèse et la considèrent
comme allant de soi**. »7. Or, cette relation n’est pas automatique. Confrontons le cas
tunisien à ce lien entre effectif des classes et résultats, en partant de l’évolution des
pourcentages de réussite au baccalauréat en 2005, 2010 (année de la révolution) et 2016,
dernière session passée (juin uniquement). Le classement est décroissant et par gouvernorat
(sauf en 2016 ou Tunis et Sfax sont coupés en deux zones) et affiche les taux de réussite8.
6 Cherkaoui Mohamed, Lindsey James K. Le poids du nombre dans la réussite scolaire. In: Revue française de
sociologie, 1974, 15-2. pp. 201-215, p. 201.
7 Ibid. * L'Université syndicaliste, n° 1, 6 septembre 1972, p. 28. ** Citons parmi les nombreux signes de cette
unanimité les textes adoptés par les congrès nationaux des syndicats ou la reconnaissance officielle par le
ministère de l'Education nationale d'un seuil au-delà duquel les classes doivent être dédoublées. Ainsi, tout en
luttant pour le respect de ces seuils, le Syndicat national de l'enseignement secondaire (S.N.E.S.) demande «
l'alignement progressif des effectifs des classes pour tendre vers le maximum de 25 élèves par classe » (cf.
L'Université syndicaliste, n° 16, 25 avril 1973, p. 12). Quant à la reconnaissance du bien-fondé de ces exigences
par les pouvoirs publics, elle apparaît clairement dans les décisions successives abaissant le dédoublement de
classes, dont la dernière date de 1968 (cf. Bulletin Officiel de l'Education nationale, n° 36, 17 octobre 1968)
8 Pour les années 2005 et 2010, les résultats ont été tirés du site babnet.tn ; pour l’année 2016, les résultats
parviennent de directinfo.webmanagercenter.net
14
2005 2010 2016
1 Sfax (68.59%) Sousse (69.29 %) Sfax 2 (55.23 %)
2 Sousse (59.86 %) Sfax (67.08 %) Sfax 1 (54.93 %)
3 Monastir (59.08 %) Nabeul (66.77 %) L'Ariana (47.94 %)
4 Mahdia (58.9 %) Mahdia (65.21 %) Monastir (46.72 %)
5 Nabeul (58.37 %) L'Ariana (62.52 %) Mahdia (46.64 %)
6 L'Ariana (57.62 %) Medenine (62.13 %) Sousse (45.14 %)
7 Tunis (54.43 %) Monastir (62.05 %) Ben Arous (45.09 %)
8 Medenine (54.14 %) Bizerte (58.2 %) Tunis 1 (44.15 %)
9 Kairouan (52.97 %) Ben Arous (58 %) Nabeul (43.47 %)
10 Ben Arous (51.60 %) Tunis (57.78 %) Medenine (42 %)
11 Zaghouan (51.20 %) Gabès (56.49 %) Tunis 2 (41.74 %)
12 Gabès (49.39 %) Siliana (56.03 %) Bizerte (40 %)
13 Bizerte (49.15 %) Manouba (55.27 %) Manouba (36.49 %)
14 Kébili (48.87 %) Kairouan (55.23 %) Gabès (35.07 %)
15 Tataouine (48.71 %) Tozeur (53.23 %) Siliana (33.24 %)
16 Le Kef (47 %) Jendouba (52.56 %) Zaghouan (33.02 %)
17 Manouba (46.82 %) Béja (52.42 %) Kairouan (32.52 %)
18 Tozeur (45.35 %) Zaghouan (49.86 %) Tataouine (31.8 %)
19 Siliana (45.22 %) Sidi Bouzid (47.35 %) Le Kef (29.17 %)
20 Sidi Bouzid (44.29 %) Le Kef (46.8 %) Jendouba (28.2 %)
21 Kasserine (43.18 %) Kasserine (45.2 %) Béja (27 %)
22 Béja (42.67 %) Kébili (42.84 %) Sidi Bouzid (27 %)
23 Gafsa (37.14 %) Tataouine (42.73 %) Tozeur (27 %)
24 Jendouba (32.94 %) Gafsa (40.88 %) Kébili (24 %)
25 Gafsa (23.81 %)
26 Kasserine (21.94 %)
Comme pour les tableaux précédents, les gouvernorats en rouge sont ceux situés sur les
littoraux et les gouvernorats en jaune et bleu sont ceux de l’intérieur. Sidi Bouzid est
démarqué par une couleur bleue pour que nous voyions dès maintenant la position du
gouvernorat que nous étudierons ultérieurement. D’après ce tableau, les gouvernorats ayant
les meilleurs résultats au baccalauréat sont ceux qui se situent sur les littoraux (au Sahel en
premier lieu). Ils occupent majoritairement les premières places les trois années. L’effet
complémentaire et logique de cette dynamique reste que les gouvernorats du centre du pays
occupent les dernières places, et plus particulièrement des gouvernorats comme Kasserine,
Gafsa, Kébili voire Sidi Bouzid, qui ne dépasse pas la 19e place. La chute générale des
chiffres est due à une volonté de durcir la réussite au baccalauréat de manière générale.
Néanmoins, nous pouvons remarquer que si les meilleurs résultats étaient déjà fortement
concentrés dans le Nord et l’Est du pays en 2005, cette tendance s’accentue en 2010. La
15
fracture littoral/intérieur est presque parfaite en 2016. Dans ce cas, non seulement il n’y a pas
eu réduction des inégalités après la révolution, mais celles-ci semblent se creuser
jusqu’aujourd’hui. Ceci peut-il s’expliquer par la densité des effectifs par établissement et par
classe ?
Etudions tout d’abord le classement retraçant l’évolution des effectifs par établissements
publics, par gouvernorat. Les années 1990 (début des données de l’Institut National de la
Statistique disponibles), 2000 (naissance du gouvernorat de la Manouba), et la période 2007-
2014 (entourant la période révolutionnaire), aideront à comprendre la progression de cet
indicateur9. La baisse de la fécondité est à considérer puisque la variable élèves baisse au
cours des années 2000 (autour de 2005).
1990 2000 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014
1 Sfax Nabeul Nabeul Nabeul Nabeul Nabeul Nabeul Ben Arous Nabeul Nabeul
2 Nabeul Manouba L'Ariana Ben Arous Ben Arous L'Ariana L'Ariana L'Ariana L'Ariana Ben Arous
3 Tunis L'Ariana Ben Arous L'Ariana L'Ariana Ben Arous Ben Arous Nabeul Ben Arous L'Ariana
4 L'Ariana Tunis Manouba Manouba Manouba Sousse Sousse Sousse Sousse Sousse
5 Kairouan Gafsa Sfax Jendouba Sousse Manouba Jendouba Jendouba Sfax Sfax
6 Kasserine Ben Arous Jendouba Sousse Jendouba Sfax Sfax Sfax Jendouba Bizerte
7 Gafsa Sfax Sousse Sfax Sfax Jendouba Bizerte Bizerte Bizerte Monastir
8 Ben Arous Bizerte Kasserine Kasserine Kasserine Bizerte Manouba Monastir Monastir Tunis
9 Sousse Jendouba Tunis Bizerte Tunis Monastir Monastir Tunis Tunis Jendouba
10 Sidi Bouzid Medenine Bizerte Tunis Bizerte Tunis Tunis Kasserine Kasserine Kairouan
11 Bizerte Sousse Gafsa Gafsa Monastir Kasserine Kasserine Kairouan Kairouan Kasserine
12 Mahdia Kairouan Kairouan Monastir Kairouan Kairouan Kairouan Manouba Manouba Manouba
13 Jendouba Kasserine Monastir Kairouan Gafsa Gafsa Mahdia Mahdia Mahdia Mahdia
14 Le Kef Gabès SidiBouzid Sidi Bouzid Sidi Bouzid Mahdia Gafsa Gafsa Gafsa Béja
15 Siliana Mahdia Siliana Mahdia Mahdia Sidi Bouzid Sidi Bouzid Sidi Bouzid Sidi Bouzid Gafsa
16 Medenine Sidi Bouzid Medenine Siliana Medenine Siliana Gabès Siliana Béja Sidi Bouzid
17 Monastir Le Kef Gabès Medenine Gabès Gabès Béja Béja Gabès Medenine
18 Tozeur Monastir Mahdia Gabès Siliana Medenine Siliana Gabès Siliana Gabès
19 Gabès Siliana Le Kef Le Kef Le Kef Le Kef Medenine Le Kef Medenine Le Kef
20 Béja Kébili Béja Béja Béja Béja Le Kef Medenine Le Kef Siliana
21 Kébili Béja Tataouine Tataouine Zaghouan Zaghouan Zaghouan Zaghouan Zaghouan Zaghouan
22 Tataouine Tozeur Zaghouan Zaghouan Tataouine Tataouine Tataouine Tozeur Tozeur Tozeur
23 Zaghouan Zaghouan Kébili Tozeur Tozeur Tozeur Tozeur Tataouine Tataouine Tataouine
24 Manouba Tataouine Tozeur Kébili Kébili Kébili Kébili Kébili Kébili Kébili
Le plus important ici n’est pas tant les chiffres que le classement en lui-même. Le classement
est décroissant : le gouvernorat où il y a le plus grand nombre d’élèves par établissement se
9 Classement effectué à partir des chiffres de l’INS et de calculs de l’auteur.
16
trouve à la première place. Les gouvernorats en rouge représentent les littoraux, en jaune et
bleu (Sidi Bouzid) se trouvent ceux de l’intérieur du pays. Depuis 1990, la tendance d’une
plus grande densité par établissement dans les gouvernorats des littoraux se dessine, bien que
les régions du centre se mêlent timidement à celles du Grand Tunis et du Sahel. Cette année-
là, la fracture entre les deux Tunisie n’est pas effective même si une tendance nette va dans ce
sens. En 2000, cette tendance se confirment, même si les places des gouvernorats des côtes
changent (Sfax passe de la première à la septième place par exemple). Les gouvernorats de la
Tunisie du Nord et de l’Est du pays occupent toujours, majoritairement les premières places
du classement, entrecoupés de quelques gouvernorats de l’intérieur, notamment Gafsa,
comme en 1990, ce qui signifie que l’on trouve toujours, en moyenne, plus d’élèves dans les
établissements publics du secondaire sur les littoraux qu’à l’intérieur du pays. A partir de
2007, ce qui était une tendance devient, peu à peu, une preuve tangible d’une Tunisie coupée
en deux. Si l’on part du principe que le gouvernorat de Mahdia est une exception littorale, soit
un gouvernorat en bord de mer présentant par bien des aspects des statistiques plus proches
des gouvernorats de l’intérieur, on constate qu’en 2008, 9 gouvernorats des littoraux (sur 10)
se situent dans les 12 premières places du classement, pour se placer dans les 10 premiers en
2010. Cette répartition ne s’atténue pas par la suite car on constate qu’encore en 2014, 8
gouvernorats des littoraux occupent les huit premières places de ce classement. Ainsi, la
révolution n’a pas contrarié cette caractéristique de la distinction entre deux Tunisie. D’un
côté se trouve celle des bords de Méditerranée où se concentre une plus grande densité
d’élèves par établissement du secondaire, de l’autre, une Tunisie de l’intérieur au sein de
laquelle les établissements de l’intérieur sont moins « peuplés ».
A première vue, cela vient contredire « l’illusion commune » à laquelle nous nous référions
précédemment. En effet, plus les gouvernorats semblent avoir des établissements riches en
quantité d’élèves, meilleurs sont leurs résultats. Cela peut être lié à l’indice d’urbanité,
puisque les gouvernorats les plus peuplés sont aussi ceux ou les établissements ont le plus
d’élèves. Cependant, cela reste insuffisant pour expliquer le paradoxe qui apparait ici entre la
qualité des résultats au baccalauréat et la densité des établissements. Afin d’infirmer ou de
confirmer cette hypothèse, il convient de regarder la densité par classe, les établissements
pouvant comporter plus de classes dans les gouvernorats du Nord et de l’Est que dans ceux de
17
l’Intérieur. Le tableau suivant comprend les mêmes codes couleurs et est, comme pour le
précédent tableau, décroissant (Du plus au moins dense par classe)10
1990 2000 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014
1 Jendouba Tunis Nabeul Tunis Ben Arous L'Ariana L'Ariana L'Ariana L'Ariana L'Ariana
2 Medenine Medenine Tunis Nabeul L'Ariana Nabeul Nabeul Ben Arous Ben Arous Ben Arous
3 Kasserine Ben Arous Ben Arous Ben Arous Nabeul Ben Arous Ben Arous Nabeul Nabeul Tunis
4 Tozeur Bizerte L'Ariana L'Ariana Tunis Tunis Sousse Manouba Sousse Sousse
5 Kairouan Manouba Bizerte Manouba Kasserine Sousse Manouba Sousse Tunis Nabeul
6 Tunis Kairouan Gafsa Sousse Bizerte Bizerte Tunis Tunis Bizerte Bizerte
7 Tataouine L'Ariana Sousse Bizerte Manouba Manouba Bizerte Monastir Manouba Sfax
8 L'Ariana Gafsa Sfax Sfax Sousse Monastir Monastir Bizerte Sfax Manouba
9 Gafsa Nabeul Manouba Gafsa Sfax Sfax Sfax Sfax Monastir Monastir
10 Sfax Sfax Kairouan Kasserine Monastir Gafsa Kairouan Kairouan Kairouan Kairouan
11 Kébili Sidi Bouzid Sidi Bouzid Kairouan Kairouan Kairouan Kasserine Kasserine Béja Béja
12 Siliana Gabès Kasserine Medenine Gafsa Medenine Béja Béja Kasserine Kasserine
13 Béja Sousse Medenine Sidi Bouzid Medenine Kasserine Gafsa Mahdia Mahdia Zaghouan
14 Sidi Bouzid Kasserine Gabès Monastir Béja Béja Medenine Jendouba Zaghouan Mahdia
15 Gabès Kébili Béja Tataouine Le Kef Le Kef Jendouba Gafsa Le Kef Jendouba
16 Nabeul Zaghouan Monastir Béja Tataouine Jendouba Mahdia Le Kef Jendouba Le Kef
17 Bizerte Le Kef Jendouba Le Kef Sidi Bouzid Tataouine Le Kef Zaghouan Gafsa Gafsa
18 Le Kef Mahdia Le Kef Jendouba Gabès Zaghouan Gabès Medenine Medenine Medenine
19 Ben Arous Monastir Tataouine Gabès Jendouba Gabès Zaghouan Gabès Gabès Gabès
20 Mahdia Béja Zaghouan Kébili Zaghouan Tozeur Sidi Bouzid Siliana Sidi Bouzid Sidi Bouzid
21 Monastir Siliana Kébili Zaghouan Tozeur Mahdia Siliana Sidi Bouzid Tataouine Siliana
22 Sousse Jendouba Siliana Siliana Kébili Sidi Bouzid Tataouine Tataouine Siliana Tataouine
23 Zaghouan Tataouine Mahdia Tozeur Siliana Siliana Tozeur Kébili Tozeur Tozeur
24 Manouba Tozeur Tozeur Mahdia Mahdia Kébili Kébili Tozeur Kébili Kébili
L’année 1990 montre une mixité relative dans la répartition de la densité d’élèves par classe à
travers le territoire, avec une légère tendance à une plus importante densité dans les
gouvernorats de l’Intérieur (les quatre premières places, quatre des cinq dernières étant
occupées par des gouvernorats des côtes, notamment de l’Est). Ce constat commence à
s’inverser dès 2000, ou l’on retrouve une plus grande concentration des gouvernorats des
littoraux dans le haut du classement. Cela signifie qu’en dix ans, le nombre d’élèves par classe
à proportionnellement augmenté par rapport à l’intérieur. Toutefois, on ne peut déduire du
classement de 2000 une réelle fracture entre deux Tunisie puisque les gouvernorats de
l’intérieur sont relativement mêlés à ceux du centre. En revanche, l’année 2007 marque une
10
Tableau réalisé à partir des données disponibles de l’INS et des calculs de l’auteur (nombre d’élèves inscrits/nombres de classes)
18
nette évolution dans le processus de rupture entre le littoral et le centre du pays : huit des dix
gouvernorats des littoraux se trouvent dans les neuf premières places du classement (seuls
Monastir 16e et Mahdia 23
e restent en dehors). Cette coupure se renforce au fil des années
puisqu’à partir des 2010 jusqu’en 2014, neuf gouvernorats du Nord et du Sahel occupent les
neuf premières places du classement. Mahdia, gouvernorat en marge de ce groupe bien qu’en
faisant partie, grimpe dans le classement pour finir à la 14e place alors qu’il se trouvait dernier
en 2009. A contrario, depuis 2007 jusqu’à 2014, et à fortiori depuis 2010, nous retrouvons les
mêmes gouvernorats dans les dernières places : Tozeur, Kébili, Tataouine en sont des
exemples. Alors qu’en 2007, Sidi Bouzid se situait au milieu de ce classement, signe d’une
densité par classe moyenne, ce gouvernorat plonge dans le classement. En 2010, il est 22e sur
24 et est caractérisé par un nombre d’élèves par classe peu élevé. Il n’évoluera presque plus
dans ce classement, errant entre la 20e et la 21
e place jusqu’en 2014. Les gouvernorats côtiers
ont donc des effectifs par classe plus nombreux, confirmant le tableau précédent. Si l’on se
réfère au tableau des résultats du baccalauréat, la densité par classe semble être corrélée à un
meilleur taux de réussite aux examens. Deux Tunisie apparaissent très nettement dans
l’examen des indicateurs de l’éducation : une Tunisie cotière, du Nord et du Sahel, et une
Tunisie de l’Intérieur, plus rurale. La densité des classes n’expliquant pas la réussite, deux
hypothèses peuvent être émises : l’une est beaucoup trop généralisante et consisterait à dire
que l’enseignement à l’intérieur est de moindre qualité. Mettre cela en évidence reviendrait à
pointer du doigt les enseignants, ce qui est un non-sens à un niveau si grand. La seconde
hypothèse inverserait le lien entre éducation et résultat : l’éducation ne serait plus la cause, à
proprement parler, des résultats médiocres de l’Intérieur du pays mais le signe d’un malaise
profond, d’un déséquilibre majeur entre ces deux Tunisie. Ainsi, les rapports entre
l’enseignant et l’élève peuvent changer dans un environnement où l’école n’est plus une
priorité mais une activité, où les études représentent un investissement là où elles constituent
un parcours classique pour un jeune, homme ou femme, à Sousse ou à Tunis. L’éducation
devient le signe sous-jacent d’une paupérisation et d’un abandon et donc d’un repli des
gouvernorats de l’Intérieur. Ces tableaux montrent aisément qu’une Tunisie a deux vitesses
est déjà effective en 2007 et se renforce jusqu’en 2014. Alors que la révolution a voulu régler
ces déséquilibres, ceux-ci se sont maintenus voire pire, se sont accrus.
19
II. La « Constitution d’une identité négative »11
à Sidi Bouzid. Ressorts et
compréhension du contexte bouzidien avant la révolution et sa
continuité en contexte post révolutionnaire.
Dans cette seconde partie, la parole sera laissée aux acteurs locaux interrogés durant un terrain
de recherche réalisé par l’auteur. Par la description des maux qui bloquent tout
développement de la ville et du gouvernorat de Sidi Bouzid, les bouzidiens font état d’une
« identité négative » telle que Serge Paugam la comprend. Dans son ouvrage « La
disqualification sociale », celui-ci traite du cas particulier d’une cité de Saint-Brieuc, ville
française située en Bretagne. Comme nous tenterons de le faire pour Sidi Bouzid, « pour
comprendre la constitution de l’identité négative des habitants de cette cité, il est nécessaire
d’expliquer le mécanisme qui conduit tout à la fois à la reconnaissance sociale,
administrative et politique de la dégradation du bâti, au « ciblage » des populations en
difficulté, à la mise en place de mesures d’assistance généralisées »12
. « L’identité négative »
ne se comprend pas de la même manière dans cette cité du Point du Jour à Saint Brieuc qu’à
Sidi Bouzid, mais les similitudes quant au rapport des habitants à leur ville est prégnant. La
considération hautement péjorative de Sidi Bouzid de la part des habitants eux-mêmes est le
produit logique de la perception verticale qu’ont les habitants des côtes de ceux des régions
de l’intérieur autant que la conséquence d’un abandon ressenti de la part de l’Etat d’une part
et des investisseurs privés d’autre part, concernant les opportunités d’emplois. La dépréciation
des habitants de Sidi Bouzid de leur propre environnement réside alors tant dans une
conformation à une vision « majoritaire » ou spécifique aux lieux de pouvoir que dans le
constat de leur propre situation. De ce fait, cette identité se construit autant de l’intérieur que
de l’extérieur. Pour comprendre pleinement les ressorts de la construction de cette « identité
négative », il convient de voir comment les habitants de Sidi Bouzid se situent dans un
environnement plus large, et ce à travers des questions portant sur la contextualisation de la
période prérévolutionnaire ainsi que sur les changements que celle-ci a impulsé. Nous verrons
ainsi que les habitants se placent prioritairement sur un plan local, le national étant plus
distant. Dans un second temps, nous verrons les deux des multiples maux auxquels se réfèrent
11
PAUGAM S., La disqualification sociale, op. cit., p. 161. 12
Ibid.
20
les bouzidiens pour décrire les relations sociales dans leur ville : le chômage, endémique, et la
corruption dont les liens avec le non-emploi est évident.
1) Sidi Bouzid et l’ancrage local
Sidi Bouzid s’inscrit dans son environnement. La ville a grandi rapidement, après lui être vue
attribuée le titre de chef-lieu d’un gouvernement nouvellement créé (1973) et regroupant les
parties les pauvres des gouvernorats alentours. Si elle regarde au niveau national et qu’un
regain d’intérêt semble apparaitre pour la culture de centre du pays, la réciproque est
vérifiable. Par exemple, l’accent particulier de Sidi Bouzid (le son Gue remplace le son Ke)
est autant objet de moquerie dans le Nord que de fierté lorsqu’il est employé par les analystes
et présentateurs de journaux télévisés se réclamant de la « vraie voix » de la révolution.
Beaucoup d’interlocuteurs rejettent l’étiquette de régionaliste, comprise comme une tendance
à la préférence régionale. Cependant, le sentiment d’être mis à l’écart de l’Etat, de ne pas être
considéré par un Etat dont ils attendent beaucoup, les conduit à se replier naturellement sur un
contexte local, ou limité aux gouvernorats voisins13
. C’est ainsi que lorsque la question de
l’évolution de la contestation avant 2010 fut posée à des responsables syndicaux, leur réponse
met inévitablement en avant le lien local :
« Depuis 2000, entre 2000 et 2010, la situation commence à changer en Tunisie. Il y a
beaucoup d’événements. Ce qui est frappant, c’est la visite d’Ariel Sharon en Tunisie. C’est la
première confrontation. Puis le congrès des médias en Tunisie en 2005, puis le soulèvement
du bassin minier en 2008. La situation commence à changer peu à peu, jusqu’en 2010. Il y a
eu un soulèvement à Feriana, un soulèvement à Ben Guerdane, à Monastir, à Skhira. Ce qui
est remarquable, c’est 2008, le bassin minier. C’était un échauffement pour 2010, une
prérévolution. »
Cette déclaration relate, de manière subjective, les événements qui ont marqué les premiers
moments de renversement du rapport de force entre le pouvoir et le peuple. Sans intention
particulière, les interlocuteurs passent d’un moment significatif mondial important pour la
cohésion des franges contestataires (Tunisie a longtemps accueilli le siège de l’OLP et les
manifestations contre la politique israélienne à l’égard de la Palestine faisaient partie des rares
13
Les échanges qui suivent ont pour thème la révolution et le rapport que les habitants de Sidi Bouzid entretiennent avec elle.
21
mouvements autorisés), à un événement national à portée international qui a pris i, important
tournant contestataire avec la grève de la faim de plusieurs leaders de partis d’opposition ainsi
que de plusieurs personnalités de la société civile, ce qui a donné lieu au mouvement du 18
octobre (2005), date du sommet cité. Or, ce qui a réellement fait basculer la contestation dans
une autre dimension est l’épisode de Gafsa-Redeyef du début de l’année 2008, suite aux
résultats faussés d’un concours de recrutement de la Compagnie minière, principale
pourvoyeur d’emplois dans la région. S’en sont suivis six mois de luttes qui ont débordé sur la
politique nationale et une volonté de changement, une contestation qui s’est retrouvée
circonscrite au bassin minier. C’est l’événement local qui parait être le premier sursaut s’une
vague régionale de mécontentement, et dont les manifestations locales en 2009 et 2010 sont
les suites. Par ailleurs, 2008 a non seulement servi de réveil, mais aussi de leçon aux acteurs
de Sidi Bouzid. C’est ce que disent ces mêmes syndicalistes :
« Par rapport à 2008, en ce qui concerne 2010, Sidi Bouzid est au centre et la situation
diffère par la position géographique de Sidi Bouzid : 120 kilomètres de Sfax, 100 kilomètres
de Gafsa, 70 kilomètres de Kasserine, 100 kilomètres de Kairouan…. Sidi Bouzid a eu le
soutien d’autres localités. A Menzel Bouzaiene, les manifestations se sont déclenchées le
samedi. Dimanche 19, il y a eu des petites manifestations à Rgueb, Mezzouna, etc, surtout par
des syndicalistes. Le plus grand soutien, c’est le 23, le 24 et le 26, à Kasserine, puis Thala »
Les erreurs organisationnelles ont voulu être évitées dès l’origine des manifestations avec une
volonté d’étendre le mouvement, de prévenir par téléphone le plus souvent, ses collègues
syndicalistes ou de faire fonctionner ses réseaux, y compris médiatiques (France 24,…). C’est
dans ce sens qu’interviennent les réseaux sociaux. Là encore, ce sont les premières
manifestations qui retiennent l’attention de ces acteurs. Elles se situent à un niveau régional,
autour de Sidi Bouzid : Menzel Bouzaiene, Rgueb puis Kasserine, Thala. Donc la révolution
prend sa mesure lorsque les villes alentours se soulèvent. Par conséquent, ces quelques
témoignages mettent en ayant le rôle particulièrement important des villes proches dans la
mémoire immédiate de la contestation contre le régime. Sidi Bouzid même n’est pas absent de
la mémoire collective avec les manifestations d’agriculteurs de Rgueb, défilant à Sidi Bouzid
pour conserver leurs terres que certains ne veulent pas céder à des investisseurs qui seraient
liés à la Banque Nationale Agricole, auprès de laquelle sont contractés les crédits que ces
mêmes agriculteurs ne peuvent pas rembourser. Ces luttes sont encore dans les têtes au
moment de l’immolation de Mohamed Bouazizi.
22
Gafsa, en 2008, semble donc être un événement de référence dans la prise de conscience
quant à la possibilité de renversement du rapport de force avec le pouvoir. Les résultats de ces
événements sur les populations voisines sont intéressants à étudier, en atteste de dialogue avec
Rachid Ftini, patron d’entreprise à Sidi Bouzid :
« - Depuis quand il y eu une montée du mécontentement à Sidi Bouzid ?
- Moi, j’ai vu une montée du mécontentement juste après les événements de Gafsa. (Il
dessine sur la nappe blanche cartonnée devant lui) Gafsa est là, Gabès est là, Sfax là,
Kairouan là, Kasserine là. Sidi Bouzid est au milieu. Tout le monde a vu que dans
toutes ces régions, des grandes entreprises ont été créées, sauf à Sidi Bouzid. »
La lutte de Gafsa est toujours citée en point de départ du mécontentement, mais le rapport à la
proximité géographique a changé. Il apparait plus concurrentiel. En plus de la revendication
socio-économique (travail, chômage), les habitants de Sidi Bouzid ont l’impression d’être
enfermés, isolés. Le rôle de la proximité dans le déclenchement de 2010 serait donc
ambivalent : à la fois primordial et présent en ce qui concerne la mémoire des luttes de leurs
voisins dont ils se sentent solidaires par leurs conditions économiques similaires, mais aussi
plus négatif, concurrentiel.
Cet attachement au local démontre la difficulté pour les habitants de Sidi Bouzid de se
projeter à un niveau national ou de se sentir pleinement intégré à la Tunisie. Le rapport de
Sidi Bouzid à la Tunisie pourrait se comprendre par la dualité de Serge Paugam « Intégration
laborieuse et […] intégration disqualifiante »14
. Etudiant les rapports en entreprise, l’auteur
classe en deux les salariés en difficulté d’intégration, se rapportant au deux concepts
précédent : « Les premiers (proches de l’intégration laborieuse), tiennent à la stabilité de leur
emploi, mais endurent de telles souffrances au travail qu’ils y voient souvent l’effet d’une
organisation du travail inadaptée et d’un encadrement incompétent. L’adhésion à leur
entreprise ne peut être envisagée dans ces conditions et le métier qu’ils exercent de peut pas
non plus leur apporter de satisfactions tant il leur semble évoluer de façon inquiétante. Les
seconds (proche de l’intégration disqualifiante) éprouvent des sentiments similaires l’égard
de leur entreprise et de leur métier, mais ils ont en plus l’angoisse de perdre prochainement
le seul lien qui leur reste avec le monde professionnel, à savoir l’emploi »15
. Les habitants de
14
PAUGAM S., Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. Quadrige, 2007, 464 pages, p. 207. 15
Ibid.
23
Sidi Bouzid, attaché à leur lieu de vie tout en ayant conscience de la dégradation à l’œuvre
dans celui-ci, se sentent comme les enployés inextricablement attachés à leur métier mais
évoluant dans une entreprise dans laquelle l’ambiance serait mauvaise. Les habitants de Sidi
Bouzid souffrent d’une « intégration disqualifiante » à la Tunisie, renforçant par là le
processus de marginalisation au-delà de la révolution.
2) Les maux de Sidi Bouzid. Chômage et corruption comme constituant de « l’identité
négative. »
Chômage et corruption régissent les relations sociales à Sidi Bouzid et bloquent toute
perspective de progression sociale. Le chômage est constitutif d’une dévalorisation de soi,
d’une impossibilité d’exprimer un mal-être et ainsi agit comme un élément répressif. C’est ce
que résume Jamel, coordinateur régional de l’Union des Diplômés Chômeurs de Sidi Bouzid,
lorsqu’il dit qu’il est plus facile pour un chômeur de manifester que pour un ouvrier ayant de
mauvaises conditions de travail. Cette pression à l’emploi qui se déroule actuellement mais
qui était déjà à l’œuvre dans le contexte qui a amené à la révolution met en avant deux fléaux
qui les interrogés citent unanimement lorsqu’il s’agit d’évoquer les causes de la révolution : le
chômage et la corruption. Ces deux phénomènes sont bien évidemment liés et par le terme de
chômage, c’est le manque de diversité que soulignent les acteurs. Les syndicalistes de
l’UGTT font un lien direct entre la topographie de la région de Sidi Bouzid, les conditions
sociales et la déception de voir que les études n’ont conduit les enfants de Sidi Bouzid qu’au
chômage. La déception répond au sacrifice et à l’espoir mis dans les études, devant mener à
réussite professionnelle et qui deviennent alors un investissement. Or, le retour à Sidi Bouzid,
pour des diplômés, marquent la fin de ces espoirs et un arrêt dans une carrière post-
universitaire. Le peu de diversité dans les offres d’emplois est une difficulté devant laquelle
on se trouve démuni :
«
- Comment vivez-vous le chômage et la recherche d’emploi ?
- La recherche d’emploi, il n’y a pas euh… Qu’est-ce qu’on va faire ? Dans les régions
comme Sidi Bouzid, Gafsa, Kasserine, il n’y a plus d’usines ou de société pour
travailler dans le secteur privé. Nous participons au concours nationaux de
24
recrutement dans le secteur public, mais la corruption comme avant le 14 janvier nous
empêche d’avoir un métier.
- Ça, c’est après la révolution ?
- Rien n’a changé ! »
Tout en soulignant la situation pré et post révolutionnaire qui n’aurait pas évolué, les blocages
sont aussi mis en avant quant à la possibilité de trouver un emploi. Il est remarquable de voir
les attentes qu’ont les chômeurs de l’Etat et de la fonction publique, véritable lien entretenue
après la révolution. L’Etat est un ennemi par son abandon de ces terres mais aussi par
l’accaparement des régimes successifs dont il a fait l’objet. L’agriculture, comme tous les
emplois précaires, ne peuvent constituer un avenir viable. Le chômage devient même une
identité à part entière, prépondérante dans l’identité négative, une fatalité dont on ne se
départi pas. S’exclure de la condition de chômeur, être l’exception, exclue du même fait d’un
groupe dont on se sent solidaire. Nidhal, danseur de hip-hop, à la tête d’une association de
danse, essaie, par la culture, de lutter contre les extrémismes. Bien qu’il remporte des
compétitions nationales prestigieuses décroche quelques contrats ponctuels pour des
représentations, Nidhal ne gagne pas d’argent de cette activité au sens où il n’a pas de salaire
fixe. Il travaille de temps en temps mais se définit comme étant « au chômage, comme tous les
jeunes ici ». Pourtant, il confiera plus tard, hors entretien, qu’il travaille parfois avec son père
comme forgeron, qu’il peut faire quand il souhaite, sans préciser s’il le fait comme service ou
comme travail rémunéré. C’est la perspective d’un travail stable plus qu’une activité qui est
ici en jeu. Le chômage est donc constitutif d’une identité, voire d’une activité elle-même.
Comme le rappelle Jamel, « Le chômage, c’est notre deuxième fonction ». Or, cette
résignation répond complètement au manque de vision stable du futur, à une survie routinière,
à l’attente d’un emploi qui ne vient pas, sauf en cas d’aide. Pourtant, des entreprises existent à
Sidi Bouzid. Rares en nombre et en quantité de personnes employées, elles sont largement
ouvertes à l’économie internationale : en 2013, 50 % des entreprises sont totalement
exportatrices, ces entreprises employant plus de 60 % de l’effectif total des personnes
employées par les industries.
A ce titre, la corruption est un facteur bloquant. Elle existait avant la révolution et reste un
problème majeur dans les gouvernorats de l’intérieur du pays, les soulèvements du début de
l’année à Kasserine puis dans plusieurs des gouvernorats de l’intérieur en témoignent encore.
La corruption est en premier lieu une injustice vécue directement par ceux qui en sont lésés.
Cela déséquilibre les rapports sociaux, de travail par exemple, elle renvoie bien souvent à sa
25
propre condition sociale ou à son absence d’intégration dans des réseaux. Ainsi, elle traduit un
écart entre les différentes classes sociales et de ce fait lie l’accession au travail ou la réussite
« sociale » à la position sociale d’origine. Elle matérialise aussi les rapports hiérarchiques. Si
ce problème était connu de tous, peu pouvaient le dénoncer :
« On me demande « Il y a de la corruption ? » Je dis « oui, dans notre municipalité. Moi, j’ai
donné de l’argent à tout le monde quand je voulais faire un papier. Il n’y a qu’à vous, le
secrétaire général à qui je n’ai rien donné ». Ça, c’était mal vu. Dire la vérité, c’était mal vu.
Personne n’osait le faire. Il n’y avait que moi, parce que je suis un privé. En plus, j’ai une
immunité. Mon immunité, c’est les emplois que j’ai créés. Donc si tu t’attaques à moi, tu peux
perdre. ». (Rachid Ftini).
Le rapport en jeu ici, celui du patronat contre le pouvoir, est un rapport privilégié, dans le sens
où il permet d’exprimer sa protestation. Il implique une collusion, même timide, entre le
patronat et le pouvoir politique, au moins local, mais probablement national. Mais ces
rapports se tendent dès les que les personnes victimes de la corruption ne détiennent aucun
pouvoir, n’ont aucune aide ni point d’appui. La simple demande de définition de la corruption
renvoie à un rapport vertical dominant/dominé qui traduit un sentiment d’impuissance :
«
- Pour vous, qu’est-ce que la corruption ?
- La corruption elle vient de l’Etat, de la bureaucratie, des hommes de l’Etat. Pour
avoir, par exemple, le CAPES, tu dois être membre des partis au pouvoir comme
Nahda ou Nidaa Tounes, ou sinon tu dois avoir un lien de parenté avec un membre du
gouvernement. C’est ça la corruption. Tu dois payer pour réussir. »
Ce passage est un sentiment généralisé, les témoignages similaires ont jalonné ce terrain de
recherche. Le coupable est l’Etat, confondu avec le régime, et les hommes qui détiennent le
pouvoir, quelle que soit sa nature. La réussite mise en avant ici signifie l’obtention d’un
emploi stable et d’une vie à l’abri des difficultés économiques quotidiennes. S’il faut payer
pour réussir, cela signifie que le capital économique est bien supérieur au capital culturel
engrangé pendant les études réussies et les espoirs mis dans l’obtention d’un diplôme est
réduit à néant. Le rapport hiérarchique est donc vertical et bien défini. Mais dans l’esprit des
personnes interrogées, la collusion confine à la confusion des pouvoirs politique et
économique, comme le relate ce chômeur :
26
« A Sidi Bouzid, même pour avoir un simple papier, tu dois payer. A Sidi Bouzid, il y a deux
ou trois hommes d’affaires qui gouvernent. Ils sont hors la loi, trois ou quatre. Il y en a un qui
a une usine de jouets qui exporte vers l’Allemagne, un qui a une usine de déchets de
volailles… Ils étaient au RCD, puis à Nahda, maintenant à Nidaa. […] Ils sont amis avec le
gouverneur. Ils ont le pouvoir. »
L’importance du chômage et de la corruption dans la société bouzidienne témoignent d’une
identité négative bâtie avant tout sur des éléments de nature socio-économiques. Regardons
les indicateurs économiques pouvant refléter la marginalité de l’intérieur.
Le tableau suivant met en évidence le nombre d’entreprises par gouvernorat. Il ne les prend
pas tous en considération.
1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013
Sidi Bouzid 7976 8484 8936 9011 7874 7905 9057 9638 9941 10150 10591 10886 11332 11631 12192 12099 11995 12448
Kasserine 8667 8290 11647 9128 9281 10232 11018 11787 11968 12029 12855 12936 13173 13367 13891 13872 13526 13951
Gafsa 8605 8652 8849 8689 8397 9488 10558 9651 9821 9591 10127 10550 10725 11388 11972 11454 10893 11115
Siliana 5679 6773 6922 7205 7083 6991 6672 6783 6506 6788 7279 7555 7774 8014 8336 8146 8158 8465
Zaghouan 3795 3888 3887 4064 4526 5033 5600 6094 6378 6698 7113 7135 7463 7459 7914 8060 8172 8526
Le Kef 8442 8756 8875 8704 9213 8981 9327 9952 10557 10953 11417 11279 11298 11464 11536 10823 10846 11007
Tozeur 2913 3480 3607 3920 4046 4213 4399 4660 4820 4694 4895 5301 5278 5506 5717 5416 5358 5536
Kébili 4056 4722 4747 4098 4518 5099 5608 6288 6446 6469 6739 7081 6906 7084 7331 7296 7404 7713
Tataouine 3416 3504 4409 3775 4109 4198 4275 4368 4223 4327 4703 4712 4909 5183 5212 5244 5397 5901
Bizerte 17373 19775 20906 18885 18822 19585 20059 21590 22766 23406 24484 25084 26048 27345 28809 28048 29307 30697
L'Ariana 18859 19687 19906 20472 19207 20748 22398 24362 26358 28325 30567 31982 34298 36618 39202 39913 42418 45037
Tunis 68840 71642 73475 70592 68975 70259 75178 79266 84053 88405 93289 96140 101299 106625 112129 111431 115800 121703
Ben Arous 17724 19772 20718 21547 22313 23757 24212 26097 27733 29576 31555 33207 35426 37608 39875 39572 42739 45106
Nabeul 20919 21717 23579 23464 24939 26563 28560 30107 31885 33552 35560 37219 39257 41385 43429 43447 45651 48264
Sousse 18654 18391 19324 19308 20933 22231 24446 26103 27175 29016 31165 32267 34559 36994 39635 41722 44264 46824
Monastir 17114 17707 20443 17331 18639 19476 20749 21982 22543 23354 24410 25161 25136 26724 28491 29585 31154 32866
Mahdia 14403 12680 13307 11453 12462 13215 14040 15072 15300 16436 17139 17818 18284 18999 19478 19609 19934 20893
Sfax 34459 35407 38106 34467 36317 36902 38616 40032 41856 43480 45285 46631 49233 51654 54565 56048 58974 60454
INS
Sur la période considérée, la rupture entre le nombre d’entreprises privées dans les zones dites
privilégiées et l’intérieur du pays est flagrant. Malgré une augmentation quasi constante sur
l’ensemble des gouvernorats choisis ici, Tunis et les gouvernorats du Nord et du Sahel restent
loin devant, reflétant un dynamisme économique plus important du à une attractivité supérieur
pour les investisseurs. Il est étonnant de voir que les bons résultats chez les gouvernorats de
27
l’intérieur sont à mettre au crédit des plus pauvres : Kasserine, Sidi Bouzid ou Gafsa. Il est
possible que ce soit dû à une forte augmentation des entreprises sans employé ou à très peu
d’employés venant combler un chômage endémique. Ces chiffres ne sont pas fournis par
gouvernorat.
L’investissement reflète aussi la rupture entre centre du pays et littoraux. Dans son livre « Le
littoral et le désert tunisiens », Adel Bousnina utilise les chiffres produits par A. Belhedi
concernant les investissements publics et privés par régions, selon les plans quinquennaux des
différents gouvernements. Concernant les investissements publics, Tunis et le Centre Est
(Sfax, Sousse) ont toujours été avantagés, au profit du Centre Ouest et du Sud Ouest, même si
les écarts se tassent durant le dixième plan16
. L’étude par gouvernorat confirme cette
évolution. Si les écarts diminue entre les gouvernorats les plus avantagés et les plus
défavorisés, la fracture reste patente avec toujours Tunis, Sfax et L’Ariana pour les trois
premières places et les trois gouvernorats du Sud Ouest pour les trois dernières, Zaghouan,
Mahdia et Sidi Bouzid les précédant de peu. Comme Sami Aouadi, économiste à l’Université
Farhad Hached de Tunis, le disait, l’écart entre les régions favorisées et défavorisées ne se fait
pas tant sur les investissements publics que sur les investissements privés, ceux-ci étant plus
intéressés par la rentabilité immédiate et recherchant donc des endroits attractifs et
concurrentiels. Toujours issus du même ouvrage et produits par le même homme entre les 7e
et 10e plans, met en relief cet écart : le Centre Est dopé par la dynamique industriel de Sfax
devance la région de Tunis puis du Nord Est, regroupant à chaque fois près de 70 % des
investissements privés. A l’inverse, le Centre Ouest (Sidi Bouzid, Kasserine, Gafsa) et le Sud
Ouest (Kébili, Tozeur, Tataouine) sont laissés à la marge car jugés peu attractifs. Ce constat
ne fait qu’augmenter l’impression d’une Tunisie à deux vitesses et qui, à la veille de la
révolution semble s’enfoncer vers une paupérisation et un délaissement économique et social
des régions de l’intérieur.
Finalement, la constitution de l’identité négative de Sidi Bouzid se fait en priorité par des
éléments économiques comme le chômage et la corruption, tellement prégnants qu’ils
entrainent un sentiment de marginalité totale. Cette marginalité se trouve partout, même dans
les rares bars de Sidi Bouzid, tant la vétusté et la saleté est ressentie dans les moindres coins,
jusque dans les lieux de loisirs dont les bouzidiens n’arrivent pas à profiter.
16
BOUSNINA A., Le littoral et le désert tunisiens. Développement humain et disparités régionales en Tunisie, Paris, L’Harmattan, Coll. Histoire et Perspectives Méditerranéennes, 2012, 330 pages, pp. 140-144.
28
Par cette difficulté à se placer réellement dans le paysage national, les habitants de Sidi
Bouzid fabriquent non seulement leur « identité négative », aidés par un certain rejet
provenant des littoraux, mais sont aussi victimes « de l’intériorisation d’une identité
négative »17
. Ils ne peuvent se libérer de cette identité qui, finalement, finit par être
inextricablement liée à leur condition. Cette marginalité devient, au final, un élément
constitutif habituel de leur vivre ensemble, de leur ville. Au dela des éléments économiques
primordiaux de « l’identité négative », celle-ci est totale, et régit les relations sociales de Sidi
Bouzid.
Tout au long de ce texte, nous avons montré que la révolution n’a pas réduit les écarts de
développement et les inégalités entre les gouvernorats et notamment entre ce que nous avons
appelé les gouvernorats des littoraux et les gouvernorats de l’intérieur. Pire, les indicateurs
sociaux (santé et éducation) que nous avons étudiés nous montrent que, depuis 2010, les
inégalités entre ces deux Tunisie sont figées et tendent à se creuser. Bien que nous soyons au
début de l’ère post-révolutionnaire, ce constat pose des questions sur la volonté politique de
mettre fin à ces écarts et l’effectivité des engagements pris dans ce but depuis le 14 janvier
2011. L’effet le plus marquant de cette continuité entre les périodes précédant et suivant la
révolution est la permanence de cette « identité négative » principalement constituée
d’éléments économiques et qui forge les relations sociales en Tunisie. Le combat pour la
dignité, grand thème de la révolution cachant les revendications plus directes, est une lutte
pour s’émanciper de cette « identité négative » et, de ce fait, établir une identité positive. La
révolution serait autant un combat contre l’imposition de ce caractère négatif par les centres
nationaux proches du pouvoir, qu’un combat contre le régime à proprement parler ou d’une
volonté de démocratisation au sens philosophique. La révolution a donc échoué dans cet
objectif : faire sortir les gens de Sidi Bouzid de cette identité négative en imposant une égalité
de considération à deux niveaux : la considération qu’ils ont de leur environnement et la
considération de l’extérieur, à commencer par les gouvernorats aisés.
17
PAUGAM S., Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle., p. 207