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Vincent BIBEAU
ÜL
65^/
L'INTÉGRALITÉ DE L'ESPRIT CHEZ GASTON BACHELARD LE PROBLÈME GNOSÉOLOGIQUE DE L'IMAGINATION
Mémoireprésenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
pour l'obtentiondu grade de maître es arts (M.A.)
FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL
AVRIL 1999
© Vincent Bibeau, 1999
Résumé:
Penseur contemporain, Gaston Bachelard nous offre un témoignage original sur les
bouleversements qui marquèrent la pensée scientifique au début du XXlème siècle. Sa
philosophie généreuse désire englober la totalité du potentiel de l'esprit humain.
L'imagination et la raison sont mises dos à dos dans une philosophie qui se refuse à choisir
entre les deux. Ce mémoire s'interroge, à partir de cette pensée à deux versants, sur la
fonction de !'imagination dans l'activité de la connaissance. Bachelard, à l'aide de
confrontations théoriques avec Brunschvicg, Bergson, Freud, Jung et Sartre, nous permet
d'étudier sans détour le problème de !'imagination et de sa relation avec la raison dans
l’édification de la connaissance. Un nouvel humanisme nous est alors offert, qui se fonde
sur une finalité dévoilée dans l'activité du sujet connaissant.
À ma mère...
J'aimerais profiter de l'occasion pour remercier tous ceux et celles qui ont contribué à
favoriser la création de ce travail. Merci à Sylvie et Flore, pour leur support, leur patience et
surtout pour l'affection dont elles m'inondent. Merci à Gaëtan et Claire, qui ont su être là
dans les moments d'euphorie comme dans les périodes plus angoissées. Merci à Raynald
Valois, pour ses précieux conseils, sa confiance et sa compréhension devant mes difficultés.
Merci à mes amis et aussi à mes collègues de la faculté pour les nombreuses discussions, qui
sont si indispensables à l'épanouissement d'une pensée. Enfin, merci au personnel du
secrétariat de la faculté, pour son soutien technique des plus humain.
3
TABLE DES MATIÈRES
4Introduction.
1515262936384148
Chapitre 1. Bergson et Bachelard.1.1 Fondations épistémologiques1.2 Connaissance et Temporalité
1.2.1 Pour ou contre l'intelligence1.2.2 L'idée de néant comme compréhension du temps1.2.3 La durée des instants1.2.4 Le rythme de la connaissance
1.3 Retour
525254545962767979858993
Chapitre 2. Psychanalyse et Phénoménologie.2.1 Mise en situation2.2 Psychanalyse
2.2.1 Obstacles à connaître2.2.2 Vers une positivité de l'image2.2.3 Adhésion à la psychanalyse et sa condamnation2.2.4 L'imagination dynamique
2.3 Phénoménologie2.3.1 La nouveauté de l'image2.3.2 Bachelard et Sartre2.3.3 La nouveauté ontologique du sujet imaginant
2.4 Retour
9898
101106113118
Chapitre 3. Vers une pédagogie du nouvel humanisme.3.1 L'enseignant3.2 Un nouvel humanisme3.3 La double catharsis ou la pédagogie du contre3.4 L'enseignant enseigné3.5 Retour
120Conclusion.
126Bibliographie.
INTRODUCTION
"Il y a ainsi deux problèmes de la connaissance, ou plutôt deux connaissances qu'il importe de distinguer d'un coup d'épée, et que j'aurais sans doute continué à confondre sans le destin extraordinaire qui me donne une vue absolument neuve des choses: la connaissance par autrui et la connaissance par soi- même. " (TOURNIER, Vendredi ou les limbes du
Pacifique.)
Comment être rationaliste en ces heures contemporaines? Les limites de la raison
semblent scléroser l'effort de rationalisation de l'Humain et du Monde. Devons-nous
sombrer dans un pessimisme qui dévoile le revers de la raison? Il s'avère que la raison serait
dans une crise qui caractérise l'ère post-moderne. Mais le problème vient-t-il réellement des
faiblesses de la raison, où serait-ce plutôt d'une mauvaise compréhension que nous avons de
cette dernière? Et si la raison était justement objet d'une polémique qui s'ouvre
nécessairement vers un progrès. Si l'erreur était considérée comme constituante essentielle
de l'acte de connaissance, il serait alors inutile de s'alarmer devant des impasses; ce serait
bien la preuve que la dynamique de l'esprit est en oeuvre. Pauvre raison, on l'a trop souvent
prise pour l'unique "reine du foyer"! Elle n'est pas seule à constituer le sujet connaissant; en
face d'elle se tient !'imagination qui entame la dialectique de l'esprit, une dynamique toujours
en agitation, mais qui n'a pas encore été exposée au grand jour.
À l'heure où la science et la technique sont placées devant de nouvelles limites, il semble
des plus urgent que la philosophie s'interroge de façon soutenue sur les différences et les
corrélations de la raison et de !'imagination. Ne peut-on pas dire que la technologie actuelle
est comme un monstre sans tête. Il lui manque ce "supplément d'âme", si bien dénommé par
le philosophe Gaston Bachelard. Souvent envisagée comme source critiquable d’erreurs,
!'imagination est repoussée par bon nombre de penseurs. Il apparaît alors, qu'il soit inutile de
l'approfondir; c'est la "folle du logis". D'autres, par contre, la considèrent comme
subsidiaire à la raison, mais c'est aller trop vite. Gaston Bachelard a voulu démontrer que
!'imagination a le droit de revendiquer son autonomie et d'être considérée comme un pôle de
l'esprit tout aussi important que la raison et même davantage.1
Puisse cette ascèse de réflexion constituer l'initiation à la nouvelle pédagogie, qui pourrait nous permettre de recréer le code de nos lois les plus fondamentales, en plaçant !'imagination comme critère de l'homme, dégagé de ses complexes et de ses peurs et conquérant de son avenir.2
Bachelard nous offre un bel exemple d'une philosophie qui ne se sent pas obligée de
répondre à une quelconque école de pensée. Penseur autodidacte venu sur le tard à la
philosophie, il nous offre une réflexion à la mesure de notre temps, tout en étant à la fois
ancrée dans la tradition. Son érudition légendaire ne l'empêchera aucunement de créer sa
propre manière de faire de la philosophie. Ce qui peut paraître paradoxal quand nous
prenons un contact superficiel avec sa pensée, c'est que son adhésion à !'imagination ne
l'empêche nullement de se déclarer rationaliste et de surcroît d'un rationalisme "ouvert".
La question qui sera examinée dans mon mémoire de maîtrise est celle-ci: Quelle est,
selon Bachelard, la fonction de l'activité imaginante du sujet humain et plus spécifiquement
du sujet connaissant? À cette question, plusieurs autres viennent s'ajouter pour préciser la
problématique : Qu'est-ce au fond que l'image? Quel est le secret de son emprise sur la
conscience ? Comment peut s'en accommoder la pensée rationnelle ? Quelles sont les
conséquences sur la relation sujet-objet au sein de cette nouvelle perspective? Y a-t-il ce
qu'on pourrait appeler une imagination "pure" et une raison "pure"? À notre avis, le
questionnement sur la tension entre raison et imagination doit continuer à être approfondi, car
c'est l'humain total qui en dépend. L'esprit n'est pas unidimensionnel. C'est tout l'être
humain qui risque d'être privé d'énergie sans la puissance de !'imagination.
Bachelard nous invite à aborder le problème avec une raison constamment mise en
danger. Ce qu'il nous offre, c’est un rationalisme ouvert qui fait reculer les cohortes de
l'irrationalisme. Comment connaître si je ne suis pas innocent face au pouvoir de
1 Beaucoup d'autres penseurs du vingtième siècle ont traité de façon soutenue de !'imagination, notons par exemple, les Caillois, Jung, Durand, Breton, Merleau-Ponty, Sartre etc. Or Bachelard rencontre cette dernière avec une originalité et une nouveauté qui en font un chef de file dans !'investigation des lois de l'imaginaire.2A. PARINAUD, Gaston Bachelard, Flammarion, Paris, 1996, p. 11.
!,imagination? Qu'est-ce que connaître si la raison et !'imagination sont sur un pied d'égalité
dans la tension psychique constituant l'être humain ? Une théorie de la connaissance ne doit
pas banaliser !'imagination dans les processus de connaissance. Sensation, perception,
mémoire et intellect sont tous, d'une manière ou d'une autre, en étroite relation avec
!'imagination. La tradition philosophique n'est pas complètement muette sur ces questions.
Aristote, Plotin, Descartes, Spinoza, Hume, les Romantiques et toute la tradition médiévale
qui s'est questionnée à propos du problème des universaux sont autant d'aperçus
philosophiques sur !'imagination qui forment l'horizon sur lequel Bachelard doit être placé.
Une question sous-jacente à notre problématique se pose à nous: y a-t-il quelque chose
qui soit de l'ordre d'une théorie de la connaissance chez Bachelard? Bachelard n’a pas écrit
explicitement sur une théorie de la connaissance qui se systématiserait sous le terme de
"bachelardienne". Or il y a, à notre avis, une pensée gnoséologique qui soutient toute la
pensée bachelardienne. Cette gnoséologie, comme nous le verrons, prend la forme d'une
pédagogie qui puise tant aux sources épistémologique que poétique. Mon propos n'est pas
du tout de chercher la mystérieuse unité qui se cache dans cette oeuvre aussi nettement divisée
entre deux disciplines (épistémologie et poésie). Plusieurs études se sont d'ailleurs écrites à
ce sujet depuis environ soixante ans.3 Nous savons déjà que Bachelard lui-même avait
dénoncé quiconque voudrait chercher une unité entre les mouvements historiques de la
rationalité scientifique et la cohérence de l'imaginaire littéraire:
Entre le concept et l'image, pas de synthèse. Pas non plus de filiation, toujours dite, jamais vécue, par laquelle les psychologues font sortir le concept de la pluralité des images. Qui se donne de tout son esprit au concept, de toute son âme à l'image sait bien que le concept et les images se développent sur deux lignes divergentes de la vie spirituelle... Rien de commun avec les pôles du magnétisme. Ici , les pôles opposés ne s'attirent pas, ils se repoussent. Il faut aimer les puissances psychiques de deux amours différentes...4
Toutefois, comme le dit si bien Étienne Souriau, qu'il fasse de l'épistémologie ou qu'il
s'attache à la poésie, Bachelard fait de l'esthétique: "La science est l'esthétique de
3Cf. F. DAGOGNET, "Le problème de l'unité", dans Revue internationale de philosophie, Paris, no. 15, 1984, pp. 245-256.4G. BACHELARD, La poétique de Ja rêverie, 2e éd., Paris, P.U.F., 1961, p. 47.
!'intelligence "5; "En tant qu'esthétique de !,intelligence, elle diffère beaucoup d'une
esthétique de !'imagination, et singulièrement, d'une esthétique de "!'imagination
ouverte"(¿.,eau et les rêves, p.4). Mais c'est pourtant, dans l'un et l'autre domaine, une
esthétique."6 C'est cette "esthétique" qui dicte la voie que nous emprunterons dans
!'approfondissement de l'oeuvre bachelardienne. Le connaître implique deux façons de faire,
deux façons d'aimer le connu, cependant toutes deux sont des esthétiques de la connaissance.
Ce que l'on cherche, c'est la relation entre les deux pôles du psychique. Que cette relation
soit de l'ordre de la tension répulsive, c'est une possibilité, mais nous croyons qu'il y a
beaucoup à dire sur ce noeud gnoséologique. Le problème gnoséologique de !'imagination
est au centre de cette nouvelle façon de concevoir l'acte de connaissance qui nous est offerte
par Bachelard.
Sans doute il n'a pas explicité telle quelle une théorie de la connaissance, toutefois nous
croyons que l'enseignement de Gaston Bachelard peut nous permettre d'esquisser une théorie
de la connaissance qui soit des plus actuelle, parce que consciente de la pluralité du sujet
connaissant. Il sera important de démontrer de quelle façon sa vision de la connaissance se
traduit dans une pédagogie qui s'explicite tout au long de son parcours. La relation entre
l'enseignant et l'élève influence grandement sa conception de la connaissance. Bachelard a
vécu profondément la tension qu'il y a entre raison et imagination. Son cheminement qui va
d'un rationalisme en recherche de pure objectivité à une poétique, qui exalte les libertés
subjectives, est un témoignage des plus précieux pour une investigation qui cherche à cerner
ce qu’est le couple de l'esprit. En effet, ce mémoire, tout en voulant démontrer la
souveraineté de !'imagination, veut également faire comprendre, avec Bachelard, que l'esprit
humain est une complémentarité en fusion; une union bien tendue mais complémentaire entre
la raison et !'imagination. Les deux pôles de l'esprit, tout en étant indépendants, ne sont pas
5G. BACHELARD, La formation de l'esprit scientifique, 11e éd., Paris, Vrin, 1980, p. 10.6E. SOURIAU, "L'esthétique de Gaston Bachelard", dans Annales de l'Université de Paris, Paris,no. 1, XXXIII, 1963, p. 13.
privés d'interrelations. Bachelard a consacré toute une vie pour faire subsister l'intégralité
dans son Esprit: à nous de le suivre dans sa progression.
Nous disons "théorie" de la connaissance. Cependant, comme nous le faisions
remarquer par l'aspect pédagogique de son travail, il serait plus approprié de parler de
"méthode" de connaissance et même, des méthodes de connaissance bachelardiennes7. À
quoi reconnaît-on la valeur d'une théorie? Plusieurs diront: à !'intelligibilité qu'elle introduit
dans les faits connus. Toutefois il ne faut pas oublier la valeur heuristique d'une théorie et sa
richesse dans la recherche. Là ne se trouve-t-il pas la mesure de ce qu'est l'acte de connaître?
NojLpas une vision, mais mouvement pour voir. Bachelard traite précisément de ce sujet dès
sa thèse de 1927, Essai de connaissance approchée.
La critique bachelardienne, autant épistémologique que littéraire, instaure une nouveauté
dans la méthode pour faire de la philosophie, qui n'est pas sans engendrer une certaine
prospérité; en témoignent les nombreux livres qui ont paru depuis son avènement dans la
sphère intellectuelle et plus particulièrement depuis un peu plus d'une décennie8. On a
souvent parlé du Bachelard matérialiste, du Bachelard idéaliste, mais nous aimerions nous
attarder sur le Bachelard efficient, celui qui cherche le "comment" de la connaissance.
Bachelard expérimente sa propre philosophie non pas à la manière des existentialistes, mais
plutôt par une approche qui n'est pas sans rappeler Socrate. Une sorte de maïeutique peut
apparaître sous la barbe déjà légendaire de cet humain, qui nous transmet son amour de la
7Vincent Therrien dans son livre sur la critique littéraire bachelardienne, La Révolution de Gaston Bachelard en critique littéraire (ses fondements, ses techniques, sa portée), dénombre pas moins de 8 méthodes bachelardiennes différentes de critiques littéraires.8Notamment: A. PARINAUD, Gaston Bachelard, Paris,Flammarion, 1996. ; O. SOUVILLE, L'homme imaginatif De la philosophie esthétique de Bachelard, Cahier de recherche sur l'imaginaire, Paris, Lettres Modernes, 1995. ; M. FABRE, Bachelard éducateur, Paris, P.U.F., 1995. ; G. KIEFFER, Esthétique non-philosophiques, Paris, éditions KIME.1996, Bibliothèque de NON-PHILOSOPHIE. ; N.-L. WETSHINGOLO, La nature de la connaissance scientifique L'épistémologie meyersonienne face à la critique de Gaston Bachelard, Bern-Berlin-Frankfurt/M.- New-york-Paris-Wien, Peter Lang SA., 1996. ; J. G. RUELLAND, De l'épistémologie à la politique La philosophie de l'histoire de Karl R. Popper, Paris, P.U.F., 1991. : M. CARIOU, Bergson et Bachelard, Paris, P.U.F., 1995. ; Rythme et Philosophie, Collectif sous la direction de J.-J. WUNENBURGER, Paris, éditions KIME, 1996. ; D. GIL, Bachelard et la culture scientifique, Paris, P.U.F, 1993, coll. "Philosophies". ; Gaston Bachelard: profils épistémologiques, collectif sous la direction de G. LAFRANCE, Ottawa, Presse de l'Université d'Ottawa, 1987.
connaissance et son amour de la lecture comme peu de penseurs contemporains ont su le
faire. Un dynamisme nous est transmis à l'étude de cette oeuvre de plus de 26 livres, en y
adjoignant de nombreux articles et préfaces qui sont aussi d'une grande importance dans cette
mouvance du savoir.
L’originalité de cette gnoséologie, c'est de puiser ses bases à plusieurs sources: les
mathématiques, la physique, la chimie, l’épistémologie, la psychanalyse, la philosophie et la
littérature sont toutes des inspirations qui fondent, de manières diverses, une théorie de la
connaissance des plus novatrice. Bachelard, par sa culture gigantesque, a su donner un sens
nouveau aux notions de vérité et de réalité; les concepts de rationalisme, de matérialisme,
d'imagination, d'humanisme et de sublimation renaissent métamorphosés sous la plume de ce
dernier. Bachelard créateur! C'est une création philosophique que nous offre Bachelard et
non un système clos qu'il nous faudrait détailler. L'architecture obscure mais indéniable de
la pensée de Bachelard comporte comme pilier central, à notre avis, une théorie de la
connaissance intimement reliée à une pédagogie qu'il sera intéressant de dégager. Comme
nous le disions plus haut, Bachelard puise à plusieurs sources. Même s'il réprimande toute
tentative de synthèse entre épistémologie et esthétique, on ne peut faire autrement que
constater qu'il transpose sa rigueur scientifique dans ses analyses littéraires et,
réciproquement, il pose un regard sur la science en esthète, à l'affût des vésanies que
!'imagination vient insérer dans l'objectivité et qui lui donne son dynamisme même. Autant
son épistémologie non-cartésienne, que sa poétique de !'imagination sont à prendre en
considération dans la compréhension gnoséologique de Bachelard. Il veut connaître et désire
connaître la connaissance.
Bachelard et Bergson
Tous les problèmes gnoséologiques et pédagogiques de !'imagination traités dans ce
mémoire sont, dès l'aube de la pensée bachelardienne, en train de se construire. Le
questionnement de ce fabuleux "Champenois" commence "sérieusement" avec le débat qu'il
engage contre Bergson. Nous disons "contre", or comme nous le verrons plus loin, le
"contre" et le "non" chez Bachelard n'ont rien d'un négativisme qui dénigre ce qui est nié.
C'est une dialectique qui s'engage vers des dépassements (à ne pas confondre avec la
dialectique de Hegel). Ce débat fondamental "avec" Bergson sera le sujet de notre premier
chapitre. Celui-ci débutera par une introduction à la pensée épistémologique de Bachelard,
qui est grandement influencée par son maître Léon Brunschvicg.
Il nous faut éclaircir quelques notions afin d'être en mesure de comprendre l'angle de
recherche qui est ici suggéré. Nous sommes conscients de la fameuse distinction entre
épistémologie et gnoséologie. L'épistémologie est la théorie de la connaissance scientifique
et la gnoséologie a pour signification la théorie de la connaissance commune. Nous ne
voulons aucunement réunir ou identifier les deux notions, ce que Bachelard n'a jamais fait
d'ailleurs. Cependant notre propos se situe en marge de cette distinction, c'est que les deux
domaines ne sont pas sans relations. Comme nous le verrons, Bachelard affirme que la
science naît quand elle se libère par une rupture épistémologique de la connaissance du sens
commun. Il est aisé de comprendre que cette "élévation" de la science est manifestement
dynamisée par ce qui est ainsi dépassé. La gnoséologie est donc, selon nous, un concept qui
peut s'élargir à l'épistémologie. Sans connaissance commune, il n'y aurait pas de rupture
épistémologique possible.
Cette distinction est en lien étroit avec une autre distinction: celle qu'on établit
d'ordinaire entre le "contexte de justification" et "le contexte de découverte" des théories
scientifiques. Cette distinction pourrait servir à éliminer toute contradiction dans la pensée de
Bachelard, or nous croyons qu'une telle tentative est une erreur. Il nous faut dès à présent
spécifier quelle utilisation nous ferrons des termes logiques (contradiction, axiome,
paradoxe, etc.). En effet, l'acception que nous prenons du mot "contradiction", pour
montrer la polarité de la philosophie de Bachelard, est assez éloignée de ce que les logiciens
entendent en général par ce mot. Selon nous, la contradiction n'est pas un mal, elle est plutôt
une tension nécessaire. Ce mémoire ne veut pas dissiper les contradictions (faible prétention
logique), mais il veut en réalité les faire éclater au grand jour; montrer comment est riche une
vie qui va au coeur des problèmes En conséquence, il ne faut pas trop nous tenir rigueur si
nous voulons remuer quelque peu les distinctions terminologiques traditionnelles.
À la suite de la brève présentation que nous ferrons de l'épistémologie de Bachelard,
nous verrons qu'à la base de la formation de cette gnoséologie se trouve une critique
métaphysique de Bachelard sur la pensée du temps chez Bergson. C'est littéralement une
dialectique du continu et du discontinu qui s'installe à ce moment-là. Le temps et la
connaissance sont intimement liés chez Bachelard. La durée bergsonienne et l'instant
bachelardien donnent naissance, dans leur confrontation, à une pensée actuelle du
mouvement qui devrait être étudiée plus à fond pour élucider quelques impasses de la raison
contemporaine. Notons pour le moment, que la méthode Rythmanalytique bachelardienne est
une réponse à la Métaphysique bergsonienne de la durée. Nous analyserons également le lien
étroit qui s’établit entre la métaphysique du temps et la métaphysique de !'imagination. Nous
verrons à quel point l'instant est la réalité temporelle qui soutient une philosophie cherchant à
rendre compte de la verticalité spirituelle de l'être humain.
Psychanalyse et Phénoménologie
Une des méthodes qui s'offrent à lui dans !'investigation du sujet connaissant est la
psychanalyse, qui est en plein essor au début du siècle. La psychanalyse lui servira dans ses
recherches épistémologiques, comme dans ses investigations de l'imaginaire. Tel que nous
le démontrerons, à travers l'acte de comprendre, c'est tout le psychisme humain qui est
sollicité. Quand le comprendre scientifique se veut l'angle observé, Bachelard nous invite à
descendre dans la subjectivité du savant. Il établit de manière manifeste, qu'en toute
expérience scientifique, il y a trace de l'expérience enfantine, qu'il identifie aux obstacles
épistémologiques. Un apport important de cette philosophie, c'est d'avoir pu examiner très
minutieusement l'inconscient de l'esprit scientifique. Bachelard se sert de la psychanalyse
comme d'une méthode pour dégager les vraies fonctions créatrices du psychisme, par delà les
avatars de l'évidence première. Cette psychanalyse se veut une critique du jugement. Dans
l'homme, il y a une volonté d'établir des relations dialectiques. Le comprendre est plus que
de l'utile, du pragmatique; Aristote nous avait déjà indiqué cette voie dès le début de la
Métaphysique.
Mais là ne s'arrête pas l'apport psychanalytique Bachelardien. Dans sa traversée de
!'imagination poétique, l'usage de la méthode psychanalytique devenait incontournable.
L'utilisation que Bachelard fait de la psychanalyse lui permet à la fois d'étudier les
profondeurs de l'inconscient du sujet connaissant et également atteindre les sommets de la
sublimation poétique. Il est important de saisir que pour Bachelard l'inconscient a une
architecture qui se prolonge dans la conscience: la dynamique de cet échange d'architectures
est peut-être le noeud gordien de !'imagination. Cependant Bachelard ne va pas aussi loin
que la psychanalyse dans les profondeurs de l'inconscient. Il situe son enquête à la
commissure de la conscience et de l'inconscience. C'est à ce point de rencontre qu'il tente
d'établir une théorie de la connaissance, dans laquelle !'imagination a la fonction supérieure,
la fonction humanisante: "...plus que toute autre puissance (l'imagination) spécifie le
psychique humain. [...] Psychiquement, nous sommes créés par notre rêverie..."9 Que ce
soit dans son épistémologie ou dans sa Métaphysique de !'imagination, Bachelard restera
toujours fidèle à cette conviction. Par cette seconde utilisation de la psychanalyse, nous
verrons que Bachelard veut déterminer l'origine de !'imagination, qu'il situe alors dans
l'imagination matérielle.
L'étude des poètes aussi divers que Lautréamont, Claudel, Baudelaire, Breton,
Novalis, Poe, Laforgue, Balzac, pour ne nommer que ceux-là, conduira Bachelard a critiquer
les limites de la psychanalyse. Sa première critique porte sur la correspondance fallacieuse
qu'on met entre l'oeuvre et la vie d'un auteur. Ce qui l'intéresse, ce ne sont pas les sources
pathologiques d'un poème chez son auteur, mais la puissance psychique qui s'éveille dans
l'acte de lecture. La linéarité causale et la course à la signification déterministe agacent
9G. BACHELARD, L'air et les songes: essai sur l'imagination du mouvement, Paris, José Corti,1943, p. 7.
énormément Bachelard. Il critiquera abondamment Freud à ce sujet. S’il s'éloigne de Freud,
c'est pour se rapprocher de Jung. Les archétypes jungiens sont profusément utilisés dans ses
enquêtes de !'imagination. Il se ralliera également à la critique jungienne de la sublimation
freudienne. Nous verrons que Bachelard et Jung considèrent la sublimation comme un désir
de dépassement de la réalité, ce qui les fait se rejoindre également sur la fonction dynamique
de !'imagination dans le psychisme. Il est incontestable que Bachelard modifie sensiblement
la psychanalyse pour le profit de sa philosophie.
Pour palier aux manques qu'il reproche à l'école analytique, il y adjoint une approche
phénoménologique. Nous constaterons pourquoi cette conversion à la phénoménologie
confirme à quel point Bachelard considère que la dynamique de !'imagination est à chercher
dans l'activité subjective. Par ce recours à la phénoménologie, s'accentue l'opposition entre
science et poésie. À travers une comparaison avec la phénoménologie de l'imaginaire de
Sartre, nous serons amenés à prouver que Bachelard donne sa véritable réalité à l'image. Il
est à noter que son utilisation de la phénoménologie est marquée par la même authenticité que
son utilisation de la psychanalyse. Sa phénoménologie veut saisir la naissance de l'image
créatrice dans sa nouveauté à la conscience. Ses trois derniers livres, La poétique de
l'espace, La poétique de la rêverie et La flamme d'une chandelle, usent de cette recherche
d'une naissance de l'image dans le sujet connaissant. Sa phénoménologie veut dégager
l'horizon ontologique qui s'exprime par !'imagination, la verticalité du sujet connaissant.
Les tenants et aboutissants de ses deux méthodes qui, au fond, cohabitent chez
Bachelard, feront l'objet du deuxième chapitre de notre mémoire. Par cette démarche nous
entrevoyons saisir l'efficience de la gnoséologie Bachelardienne. L'image, pour Bachelard,
est une ouverture à la totalité. Les questions que susciteront ce chapitre démontreront toute
l'originalité et l'actualité de cette pensée novatrice. Quelle est la fonction du sujet imaginant
par rapport au sujet spirituel? Quelle est la valeur ontologique des images?
Connaissance, pédagogie et humanisme
Cette nouvelle ontologie du sujet imaginant ne reste pas dans la sphère purement
théorique, elle veut prendre assise dans la praxis. Un humanisme et une pédagogie se dégage
à l'étude des textes bachelardiens. Bachelard a longtemps enseigné la physique et la chimie
au collège. Son appréciation des jeunes esprits en quête de savoir est un témoignage
important pour tout philosophe qui s'intéresse à la "formation" de l'esprit. Pour Bachelard,
la société doit servir l'école et non l'inverse. Belle utopie sans doute, mais qui en dit long sur
sa pédagogie. L'humanisme bachelardien cherche l’équilibre entre raison et imagination, une
exigence qui émane des changements du début du siècle et qui prend appui sur une nouvelle
conception du temps. Nous verrons que le travail de la raison et celui de !'imagination ont en
commun de redresser l'esprit, de lui donner la verticalité spirituelle. Nous examinerons aussi
un autre aspect qui caractérise sa pédagogie: la dialectique du maître et de l'élève. Pour
Bachelard le maître doit toujours rester élève, car c'est par la dynamique instaurée à travers
l’échange réciproque entre élèves et maître que se constitue le véritable savoir. On comprend
combien la gnoséologie est d'importance dans cette tentative. Beaucoup de questions
contemporaines prendraient un souffle nouveau au contact de l'âme bachelardienne.
Notre troisième chapitre voudra traiter de cette pédagogie qui se manifeste jusque dans
une pensée des plus humaniste. "Et c'est en se référant à son propre cas, à une introspection
personnelle, riche d'expériences, que Bachelard va engager l'analyse et l'étude sur des voies
qui en font sans doute le Socrate de son siècle, en renouvelant le "connais-toi toi-même.""10
Bachelard nous donne envie de connaître, nous donne le goût de tout lire, pour complètement
être humain.
10A. PARINAUD, Gaston Bachelard, Paris, Flammarion, 1996, p. 34.
Chapitre 1. Bachelard et Bergson.
1.1 Fondations épistémologiques11
Il serait approprié, pour commencer ce chapitre, d'aller puiser à la source de la pensée
épistémologique de Bachelard qui est grandement inspirée par celle de Léon Brunschvicg.
En effet, nous croyons opportun de passer en revue quelques éléments de l'épistémologie
bachelardienne puisés à leur source, ce qui nous permettra d'entrer au coeur de sa
gnoséologie. Comme l'affirme J.T. Desanti, dans son article Remarques sur les origines de
la science en Grèce12, la manière dont un philosophe conçoit l'histoire de la science
représente l'expression de sa théorie de la connaissance. Encore une fois, nous voyons
comment épistémologie et gnoséologie sont dans un rapport qui ne peut être réduit à une
simple distinction théorique. Directeur de sa thèse, Essai sur la connaissance approché
(1927), Brunschvicg fut plus qu’un mentor pour Bachelard. Il lui a transmis son projet,
c'est-à-dire fonder une métaphysique qui s'appuie sur la science, pour ainsi la sortir de ses
routinières illusions. Les révolutions en physique, en chimie et en mathématiques pour
Brunschvicg et Bachelard, doivent amener la métaphysique à sortir d'une science périmée.
C'est que la science a toujours transformé l'image que l'on a de l'univers. Cependant une
tendance se fait jour dans la pensée prétendument moderne: un schisme s’instaure entre
philosophie et science. Avec Hegel, on a une merveilleuse représentation de ce schisme. Ce
dernier n'hésita aucunement à se détacher de la science contemporaine (de son époque) au
profit d'une pensée dogmatique. Selon Hegel, la science est beaucoup trop superficielle et
11 Pour mieux saisir toute l'ampleur des travaux épistémologiques de Bachelard, nous renvoyons nos lecteurs aux écrits très précis et érudits de Georges Canguiihem. Cf. notamment: "Sur une épistémologie concordaire", dans Hommage à Gaston Bachelard, Paris, P.U.F., 1957, pp. 3-12.; "Gaston Bachelard et les philosophes", dans Sciences, no. 24,1963, mars- avril, pp. 7-10.; "L'histoire des sciences dans l'oeuvres épistémologique de Gaston Bachelard", dans Annales de l'Université de Paris, Paris, no. 1,1963, pp. 24-39.; "Dialectique et philosophie du non chez Bachelard", dans Revue internationale de philosphie, Bruxelles, no. 17, 1963, pp. 441-450. Résumons ses travaux en citant les troix axiomes auquels il ramène la pensée épistémologique bachelardienne: 1- le primat théorique de l'erreur, 2- la dépréciation spéculative de l'intuition, 3- la position de l'objet comme perspective des idées.12dans La Pensée, Paris, no 66,1956.
sinueuse pour fonder une pensée métaphysique sérieuse. Au contraire, il déclare que c'est la
métaphysique qui doit fonder la science. Pour ces raisons, comme tout philosophe de la
nature aux XVIIIième et XIXième siècles, il se rabat sur un savoir mythique et anachronique,
comme par exemple le vital, le magnétisme et l'électrique. Ainsi on voit, peu à peu, que le
philosophe s'accommode de son ignorance tout en discréditant la pensée scientifique.
Entre savants et philosophes le dialogue s'est rompu dans l'histoire de la pensée. Le
philosophe qui cherche les vues d'ensemble, le global et le vaste, trouve dans la science un
obstacle à l'érection d'une métaphysique. Science et métaphysique s'interprètent mal l'une et
l'autre. D'un côté comme de l'autre, !'interrelation semble biaisée. En effet, les savants
proposent des philosophies des sciences erronées, comme nous dit Bachelard:
Le savant ne professe même pas toujours la philosophie clairvoyante de sa propre science. On en voit qui s'enferment dans la prudence des méthodes scientifiques, pensant que cette prudence détermine à elle seule une philosophie, oubliant, par conséquent, les décisions nombreuses que réclament les choix philosophiques... La science n'a pas la philosophie qu'elle mérite. Le savant ne revendique pas, comme il pourrait le faire, l'extrême dignité philosophique de son labeur incessant, il ne met pas en valeur le sens philosophique des révolutions psychiques qui sont nécessaires pour vivre l'évolution d'une science particulière.13
Et de leur côté, comme nous l'avons dit, les philosophes restent sur leurs positions
ayant en horreur la spécialisation de plus en plus présente dans la science. Bachelard, sous la
grande influence de son maître Brunschvicg, exhorte le philosophe à puiser à la science, à se
sensibiliser aux nouvelles valeurs de l'intelligence. Le philosophe n'est pas un savant, ni un
historien, Bachelard en est très conscient. Toutefois le philosophe doit découvrir les
interrelations qui se font entre les théorèmes et les découvertes: c'est-à-dire prendre
conscience du lien étroit de l'abstrait et du concret, puis élever la science au-dessus d'elle-
même. Bachelard, tout comme Brunschvicg, reconnaît d'emblée que la science se suffit à
elle-même quant à sa vérité. Il faut bien comprendre que ce n'est pas le contenu du message
scientifique que vise Bachelard, mais l'esprit qui se meut dans la science: le comment
connaître dans la science. Le philosophe doit puiser à la science de son temps, pour ensuite
13G. BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, 3e éd., Paris, P.U.F., 1972 (1952), p. 20.
lui donner une lumière philosophique, ou plutôt, pour rester dans le lexique bachelardien,
une flamme philosophique.
Pour arriver à saisir l'essentiel de la science en tant que philosophe, il faut en saisir le
progrès. Il nous faut spécifier que Bachelard s'inspire directement de Brunschvicg quand il
énonce, dans La Formation de l'esprit scientifique, que la connaissance humaine a passé par
trois stades: l'état préscientifique, qui va jusqu'au XVIIIlème siècle; l'état scientifique, qui se
termine au début du XXième siècle; enfin l'état du nouvel esprit scientifique, qui apparaît en
1905 au moment de l'apparition de la relativité einsteinienne. Pour Bachelard, autant que
pour Brunschvicg, la science ne réduit pas, elle produit. La science n'est pas le résultat
d'une réduction de la multiplicité phénoménale en des lois simples, elle est plutôt une
production qui n'est certes pas totalisante et a priori, mais qui par approximation se réalise.
En somme, pour Bachelard la science est créatrice de la réalité, elle a ainsi une fonction
ontologique.
Le réalisme de Bachelard, infusé paradoxalement de l'idéalisme de Brunschvicg,
s'oppose radicalement au réalisme de Meyerson. Une question vient sans doute au lecteur:
comment idéalisme et réalisme peuvent-ils ainsi cohabiter? Bachelard croît que toute pensée a
une part de réalisme et une part d'idéalisme dans des proportions qui varient. Quand il y a
une distinction théorique Bachelard aime se placer dans une position intermédiaire. En
conséquence, nous espérons que le lecteur voudra bien nous suivre, sans trop froncer les
sourcils, dans notre périple accompagnant une pensée qui fait tomber les distinctions
classiques de la philosophie. Le réalisme de Meyerson, qui est au fond un chosisme, veut
expliquer la réalité par l'identique. Meyerson, par son souci de rapprocher les deux pôles du
réalisme et de l'idéalisme, voulait démontrer que la réalité ne se laissait pas réduire à l'activité
de la pensée, le principe d’identité étant plutôt une réduction par la pensée du divers à
l'identique. Cette réduction s'effectuerait par la recherche de constances et de permanences
de lois dans le temps. Bachelard et Brunschvicg reprochent à Meyerson d'être un obstacle à
connaître14, n'expliquant nullement ce qu'est le changement, en postulant une raison logique
(pure identité), qui est faculté de réduire le même au même (réduction du divers à
l'identique). Exemple frappant: Meyerson réduit la physique de Newton à la physique de
Einstein. Pour l'auteur d'Identité et réalité, la succession des faits historiques en science est
le signe de l'unité de l'esprit. Meyerson conçoit le discontinu comme une illusion découlant
de l'ignorance philosophique des savants. Du principe d'identité, il découle une conséquence
malheureuse qui n'a pas manquée d'être critiquée par les épistémologies de Bachelard et de
Brunschvicg: le fait que Meyerson n'établisse aucune rupture entre connaissance commune et
connaissance scientifique. Pour Bachelard la science contemporaine représente justement la
rupture entre les deux connaissances, qui est la marque caractéristique de la modernité.
Autre obstacle à connaître, le cartésianisme qui recherche la simplicité de la vérité.
Tous les avantages prétendument attribués à la simplicité, dans la recherche de la vérité,
deviennent plutôt des surcharges qui éloignent inévitablement du phénomène. C'est plutôt le
complexe qui nous donne l'heure juste sur la réalité de l'expérience produit par la science. À
la recherche de la simplicité élémentaire cartésienne, Bachelard oppose une dialectique du
complexe et du simple. Une dialectique qui permet d'éviter la séparation trop souvent
critiquée entre matière et esprit. "Si la cire change, je change."15 Bachelard cherche le
complexe par déduction et dénonce toute généralisation qui prétend atteindre toute la
simplicité. Notre Champenois n'hésitera pas à déclarer qu'il fait de l'épistémologie non-
cartésienne. Par conséquent il ne craindra aucunement de critiquer le doute cartésien dans ses
oeuvres.16
Comme autre obstacle à connaître, il y a Kant et sa seule science possible, celle du
phénomène. Kant, qui pourtant avait découvert l'immédiateté du savoir, dresse par la suite
14Nous employons le terme "obstacle à connaître" pour nommer certaines pensées qui immobilisent la connaissance selon Bachelard. Cependant comme il nous dit lui-même, qu'une pensée se constitue en niant une autre pensée, "obstacle" doit être entendu dans un sens élargi qui se rapporte à la dialectique bachelardienne.15G. BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, 11e éd., Paris, P.U.F, 1971 (1934), p. 168.16Cf. Le Rationalisme appliqué, pp. 51 -54 ; La Formation de l'esprit scientifique, p. 14. ; Le Nouvel Esprit scientifique, pp. 142 et 147-48.
un catalogue des catégories naturelles de l'esprit, ce qui a pour effet d'enfermer le progrès de
la physique dans un cadre juridique et immuable. Avec Kant, la réflexion confine la science
dans un a priori sur la validité des catégories, au lieu d'en sortir, de s'en libérer. Le
problème c'est que Kant finit par vénérer ce qu'il voulait détruire en réintégrant le
dogmatisme, mais sous une autre forme. Comment peut-on, par la réflexion sur la science,
découvrir certains cadres de l'entendement humain qui sont valables a priori et qui régissent
la science de façon immuable? Kant, par sa critique, pose une raison au-dessus de la science
et ainsi sépare raison et objectivité. Face à la raison architectonique de Kant, Bachelard
brandit l'étendard de la raison polémique.
Le même problème se pose avec le positivisme. De l'extérieur, on vient poser des
contraintes à l'esprit scientifique. Avec Comte, on sacrifie le progrès pour une loi qui
détermine le savoir à partir de l'histoire. Ainsi on crée un rationalisme massif et inerte. C'est
que la lourde logique déductive sépare également les deux mouvements solidaires que sont la
rationalité et la réalité. Bachelard annule la perspective de Comte, car il conteste la
dichotomie philosophique entre les faits et la théorie. Chez lui une telle séparation n'existe
pas, puisque la science forment un tout où faits et théorie sont indissociables Toutefois sa
position n'est pas l'équivalente de celle de Claude Bernard. La célèbre alliance de l'abstrait-
concret manifeste l'intarissable puissance du concept, qui est capable de s'inscrire dans la
réalité et qui est source de vérifications et de constructions. Bachelard pense justement que
l'épistémologie doit s'intéresser aux constatations empiriques des faits: la science crée le
phénomène. Un autre problème posé par !'historicisme de Comte, vient du fait qu'il réduit
tout l'apport sociologique de la science à la psychologie. Le progrès scientifique se
fonderait, selon l'école positiviste, sur un "désir instinctif" qui pousserait l'homme vers le
progrès. Et vu que nous savons que la psychologie et un élément de la métaphysique pour
Comte, la sociologie est dès lors exclu du questionnement sur la science. Bachelard
affirmera plutôt, qu'en l'absence d'institutions sociales, il n'y a pas de science possible. Le
progrès scientifique émane des institutions sociales, il est produit par les structures
socialisantes du savoir scientifique.
Comme nous pouvons voir, Bachelard et Brunschvicg critiquent ce qu'on pourrait
appeler des immobilités de la pensée. Meyerson, Descartes, Kant et Comte sont autant
d'auteurs qui ont été exposés aux critiques de nos deux épistémologues. Néanmoins il est à
remarquer que Bachelard n'entre pas dans un débat de fond avec ceux qu'il critique, on dirait
plutôt qu'il les utilise pour démontrer son propos. Ceci est lié au fait que la dialectique
bachelardienne désigne une conscience de complémentarité et de coordination des concepts.
Bachelard n'emploie pas le terme de dialectique dans le sens marxiste, il se rapproche
davantage de l'acception de Socrate qui se définit comme dialogue. Pour Bachelard
dialectiser un concept ou une idée, c'est en faire varier l'extension et la compréhension, et
ainsi rectifier la connaissance. Sa "philosophie du non" n'est pas une négativité calomnieuse,
mais un dépassement et une généralisation des théories critiquées. On pourrait être tenté
d'identifier les dialectiques de Hegel et de Bachelard, toutefois se serait une grave erreur. Le
dépassement bachelardien n'a rien de la synthèse réconciliante de Hegel. Le dépassement
chez Bachelard ne vise pas le calme et la tranquillité, il est une négation opérante qui permet
au philosophe de réaliser des revirements dans l'empire des idées. Mais la destruction
bachelardienne implique que l’on est jamais sur d'avoir tout détruit: reste-t-il des trace de ce
qui vient d'être détruit? Donc la négation et la destruction ne sont pas des absolus mais sont
opérantes. Il est aisé, par conséquent, de conclure que Bachelard se démarquera de son
maître Brunschvicg, sans toutefois le repousser dans l'oubli de quelque façon que se soit.
Voyons un peu où les deux philosophes diffèrent de point de vue.
Brunschvicg et Bachelard ont vite fait de remarquer que l'immobilisme des penseurs
ci-haut mentionnés venait d'une référence abusive à la théorie mécanique, qui est une
discipline médiatrice beaucoup plus simple que la physique. Mais la physique s'est enrichie
beaucoup depuis le XIXième siècle. Elle s'attache à des particules infimes, à l'étude des
rayonnements immatériels, à des corps instables, à des rapports sans supports, d'où nos
21
deux auteurs conclurent qu'il fallait opter pour une épistémologie de !'élargissement et de la
multiplicité.
L'irrationnel, le négatif, l'imaginaire, ont éclaté tout d'un coup à l'esprit.Pour ceux-là mêmes qui les premiers les ont découverts, ou plutôt qui s'y sont heurtés, c'étaient l'absurde, le contradictoire, l'impossible. Seulement, ce n'était là que les premiers effets de choc... De nouveaux systèmes se sont constitués. Entre eux et les systèmes antérieurs, il s'est opéré non pas une fusion, une subsomption sous un concept générique, mais une coordination grâce à !'établissement de lignes de communication qui ont élargi, qui ont compliqué le réseau formé par l'ensemble des circuits.17
Bachelard célébrera cet éclatement de la raison, cependant il procédera autrement que
son maître pour festoyer avec cette nouvelle raison surabondante qui vient d'apparaître au
début du siècle. Les deux épistémologies en présence diffèrent sans doute par quelques
nuances, mais des nuances d'un tel degré d'intensité, que nous ne pouvons sans erreur les
confondre. C'est que Brunschvicg ouvre des perspectives, mais ne s'engage pas dans le vif
de la démonstration. Bachelard, quant à lui, "force la porte du laboratoire"18. Nous sentons
que chez Bachelard l'inertie de !'intelligence, encore perceptible chez Brunschvicg,
s'amenuise pour laisser place à une intelligence qui produit, organise et réorganise.
Bachelard n'a pas peur de la spécialisation. Ses deux premiers livres pénètrent la zone de la
physique expérimentale, pour y faire travailler la philosophie. La connaissance approchée ou
l'approximationalisme ne veulent pas dire "à peu près", mais expliquent "la conquête
oscillante et troublée de l'objectivité qui bénéficie du rythme des rectifications et incorpore à
sa propre courbe son nécessaire inachèvement, ses propres défaillances."19 La thèse de
Brunschvicg, selon laquelle il y a une connaissance qui ne soit pas déductive et logique, reste
présente; de plus le dynamisme de cette connaissance s'est aiguisée.
Bachelard instaure un rationalisme qui court des risques sans cesse. L'inexactitude
des mesures et des lois est toujours mise au grand jour par ce dernier. Le devenir de la
17L. BRUNSCHVICG, L'expérience humaine et la causalité physique, Paris, Alcan, 1922, pp. 605־ 606.18F. DAGOGNET, "Brunschvicg et Bachelard", dans Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, no. 1, 1965, p. 50.19Ibid., pp. 50-51.
connaissance est ainsi possible grâce à l'incessant travail de rectification des erreurs. La
complexité et les brusques transformations sont garantes des mesures et des lois. Le progrès
résulte de l'écart laissé par !'approximation. On s'aperçoit rapidement que la science est
constamment en ébullition dans un dynamisme jamais immobilisé. Pour démontrer ce
dynamisme, Bachelard n'hésite pas à rapprocher les doublets brunschvicgiens, qui sont
d'ailleurs relativement inspirés de Spinoza (natura naturam et natura naturata), pour répondre
à sa volonté de dénoncer les dichotomies philosophiques qui sont extérieures à la pratique
scientifique. Les doublets, que Bachelard appelle brunschvicgiens, ont été instaurés en
philosophie des sciences par Brunschvicg pour assouplir la doctrine d'un a priori absolu,
stable et immuable: mesurant-mesuré, nombrant-nombré, déterminant-déterminé, instrument-
instrumenté. Cela permettait de résoudre !'alternative sclérosante de l'idéalisme et du
réalisme. Bachelard invite à un fort couplage des idées et de l'expérience. Il s'efforcera, tout
au long de sa vie, de traiter du complexe abstrait-concret. Pour lui, il est impossible de
penser dans le vide en tant que sujet d'un supposé cogito trop éloigné de la sphère matérielle.
Au contraire, les applications de la pensée dans les productions matérielles dynamisent et
tonifient les idées: "Pour le rationalisme scientifique, !'application n'est pas une défaite, un
compromis. Il veut s'appliquer. S'il s'applique mal, il se modifie. Il ne renie pas pour cela
ses principes, il les dialectise. "20 Pour Bachelard la philosophie qui se jette dans la science
physique est peut-être la seule qui soit une "philosophie ouverte", parce que les principes n’y
sont pas définitifs, mais peuvent être dépassés. Bachelard n'hésitera pas à titrer son dernier
livre à saveur épistémologique: Le matérialisme rationnel, ce qui ne peut pas laisser de doute
quant à ses visées.
Bachelard critiquera fermement toute pensée qui affirme un idéalisme radical ou un
matérialisme dénué d'idéalisme. Pour lui, la science opère par dialectique entre ses deux
pôles. Aucune doctrine ne peut prétendre s'afficher comme totalement épurée d'une des deux
extrêmes.
20G. BACHELARD, La Philosophie du non. Essai d'une philosophie du nouvel esprit scientifique, 4e éd., Paris, Quadrige/P.U.F., 1994 (1940), p. 7.
...la Réalité scientifique nous apparaîtrait comme le point de concours de deux perspectives philosophiques, une rectification empirique étant toujours jointe à une précision théorique(...) Pour le savant, l'Etre n'est saisi en un bloc ni par l'expérience ni par la raison. Il faut donc que l'épistémologie rende compte de la synthèse plus ou moins mobile de la raison et de l'expérience, quand bien même cette synthèse se présenterait philosophiquement comme un problème désespéré.21
La dialectique de la raison et de l'expérience est au coeur de l’ambiguïté, mais aussi du
dynamisme de la science contemporaine. Cette ouverture de la raison donne accès à une
deuxième ouverture qui sera amenée par !'imagination.
Un problème important que soulève la science contemporaine est celui de l'écart entre la
science et le réel. Les physiques relativistes et quantiques semblent traiter d'un ordre de
représentation qui n'a rien à voir avec la réalité. Ce que Bachelard arrive très bien à
démontrer, c'est que cette rupture entre science et réel est peut-être, plus fondamentalement,
la rupture entre deux sortes de réel. C'est que la science, qui éclate à cette époque devant les
yeux de Bachelard, ne traite pas d'un réel donné, elle traite une réalité transformée. Comme
nous le mentionnions déjà, le but de notre Champenois c'est de resserrer les dualités qui
sclérosent la pensée. La pensée n'est pas quelque chose d'extérieur et d'autonome. La
science n'est pas une pâle copie du réel, elle construit le réel, elle opère le réel. Bachelard
accorde presque à la science un pouvoir démiurgique. Au contraire de Kant, qui cherchait
dans la raison comment elle devançait et constituait l'expérience, c’est à une science qui
recommence l'univers plutôt qu'elle ne le comprend que Bachelard nous convie.
Bachelard, de cette façon, quitte l'épistémologie brunschvicgienne, qui reste dans le
domaine de !'intelligence, pour fonder une épistémologie qui pense la phénoménotechnique:
terme qui veut faire la conjonction de la pensée et de la technique. Les réalités produites par
la science contemporaine sont de l'ordre de la phénoménotechnique. Bachelard veut traiter
des mutations complexes qui concernent à la fois !'intelligence et !'instrument, l'étroite
relation qu'il y a entre les disciplines et l'appareillage. Cette épistémologie est beaucoup plus
dramatique que celle que préconisait son maître, parce qu'elle solidarise le laboratoire et la
21G. BACHELARD, Le nouvel Esprit scientifique, pp. 19-20.
théorie. C'est ainsi qu'il est permis de saisir en plein essor la raison dans son activité. Une
activité qui est de surcroît capable de transformations et de conversions. Cette saisie de la
science dans son dynamisme, ne pouvait pas aller sans une critique acerbe de ce qui empêche
son essor.
Même si la dialectique de la science contemporaine a été saisie dans sa vitalité, le savant
moderne risque de tomber dans des pièges insidieux et plus puissants venant des images
ancrées au plus profond de l'âme humaine. C'est ici que notre recherche prend tout son
sens. Gaston Bachelard n'a pu manquer de constater, au cours de son parcours de
philosophe, que l'attrait des images faussait souvent les données scientifiques.
Contrairement à !'intellectualisme, qui se préoccupe de décrire les victoires de la science sans
tenir compte de ce qui la retient, Bachelard étudiera intimement la présence et la séduction des
"rêves" et des "erreurs" dans la pensée des savants. En mathématique, Bachelard concède
que l'erreur n'est pas présente dans son histoire, cependant pour ce qui est de la connaissance
du monde objectif :"Au contraire, la matière garde toujours un "mystère". Et, à la moindre
détente de la modernité du savoir, des ombres historiques redeviennent actives dans la
connaissance de la matière."22 Ces obstacles scientifiques seront dénommés sous le terme
d'obstacle épistémologique, qui deviendra l'un des concepts centraux de Bachelard. Ce
concept sera traité plus à fond dans le chapitre deux. C'est littéralement par une prise de
conscience de l'erreur et de l'ignorance que !'imagination fait son apparition dans la
philosophie bachelardienne. Il est important de dire, avec M. Georges Canguilhem, que pour
Bachelard: "...l'ignorance n'est pas une sorte de lacune ou d'absence, mais qu'elle est la
structure et la vitalité de l'instinct..."23. Le problème gnoséologique de !'imagination se
pose précisément ici: !'imagination considérée comme l'opposé de la raison ne doit pas être
éliminée, car c'est précisément elle qui est le dynamisme du sujet connaissant.
... il se trouve au coeur même de l'homme une source qui ne tarit jamais, qui n'a donc jamais à être réveillée et c’est la source même de ce dont la philosophie a longtemps fait hommage au sommeil du corps et de l'esprit,
22G. BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, p. 20.23G. CANGUILHEM, "Sur une épistémologie concordaire", p. 6.
25
la source des rêves, des images et des illusions. C'est la permanence de ce pouvoir originaire, littéralement poétique, qui contraint la raison à son effort permanent de dénégation, de critique, de réduction. La dialectique rationnelle, l'ingratitude essentielle de la raison pour ses réussites, ne font que désigner la présence dans la conscience d'une force jamais lassée de divertissement, d'une force qui accompagne toujours la pensée scientifique, non pas comme une ombre, mais comme une contre- lumière.24
Sans l'ombre d'un doute, Bachelard entre de plein pied dans la science actuelle en
participant à la tempête. C'est un rationalisme hésitant en constante lutte contre ses ombres,
ou plutôt opposé à ses contre-lumières, qui s'ouvre avec Bachelard. Un rationalisme
"polémique" et "ouvert" qui constate qu'il y a eu discontinuité du savoir entre la physique et
la chimie modernes et celles du passé. Cette discontinuité, tant décrite par Bachelard, est
sans doute ce qui le différencie le plus de Brunschvicg. Là où Brunschvicg voyait des
élargissements et des jonctions, Bachelard voit des ruptures qui dévoilent des dialectiques.
Brunschvicg reste épistémologue du passé, Bachelard plonge dans les "ouvertures" opérées
par l'actualité scientifique. Pour Bachelard la science passée empêchait, par son inertie et son
entêtement, la venue des nouvelles découvertes. À l'inverse de Brunschvicg, Bachelard
pense que le passé de la science réside dans son avenir.
Cependant son travail d'épistémologue n'empêchera pas Bachelard d'aller puiser à ces
sources de sclérose: on n'a qu'à consulter son livre, La formation du nouvel esprit
scientifique, pour constater combien la pensée alchimique l'a séduit. Mais quant à ce
répertoire de pré-science, Bachelard, en plus d'y voir une discontinuité face au nouvel esprit
scientifique qui pointe à l'horizon, y verra une étonnante source pour sonder les topos de
l'imaginaire qui se posent sur la matière. Fondamentalement, l'homme connaît la matière par
!'imagination. La science contemporaine réussit ses percées grâce à une catharsis de
!'imagination, cependant l'appréhension imaginaire du réel reste primordiale aux yeux de
Bachelard, d'où les nombreux livres qu'il a écrits sur !'imagination poétique. Que ce soit par
une ascèse (la science) ou par une adhésion (la poétique), !'imagination est au centre de
l'épistémologie et de la théorie de la connaissance bachelardiennes, compte tenu de l'angle de
24Ibid.
nos recherches qui emploie de manière originale la distinction entre les deux domaines. Nous
croyons qu'il était essentiel d'aller à la source de l'épistémologie de Bachelard pour mieux
comprendre la suite du présent exercice. Avec ce dialogue, qui a eu lieu entre nos deux
épistémologues, nous sommes à même de mieux saisir le prochain dialogue étudié: celui qui
s'instaure entre Bachelard et Bergson.
1.2 Connaissance et Temporalité
Dans la conversation implicite qui s'instaure, au début de notre siècle, entre les pensées
du temps de Bergson et de Bachelard, on voit émerger une brillante analyse de la réalité
temporelle dans la connaissance humaine. Comprendre ce qui unissait et différenciait ces
deux penseurs, c'est saisir à sa naissance la gnoséologie et la pédagogie bachelardienne. Il
semble qu'il s'opère un bond prodigieux dans !'heuristique bachelardienne par la dialectique
qui s'enclenche avec Bergson. Il est indéniable que la pensée qui s'épanche sur la réalité
temporelle est première dans l'élaboration d'une philosophie chez Bachelard: "La méditation
sur le temps est la tâche préliminaire à toute métaphysique."25
Le plus important, quand on aborde la supposée opposition entre Bachelard et
Bergson, c'est de bien saisir que ce n'est pas une critique négative qui anime la ferveur de
Bachelard face à la pensée bergsonienne, mais plutôt un approfondissement et une minutie
du détail qui apportèrent de nouvelles règles à la méthode, sans toutefois réellement
transformer la doctrine. On ne saurait mieux dire que la pensée polémique de Bachelard
s'exprime éloquemment dans sa "discussion" avec Bergson. Est-il bergsonien ou anti-
bergsonien ? Les deux options comportent chacune leurs partisans. Bachelard lui-même
avouait vouloir faire "un bergsonisme élargi", "un bergsonisme discontinu", "un
bergsonisme repensé" ou encore "multiplier le bergsonisme". L'important dans ce débat,
c'est la fécondité des idées qui en découla pour le bonheur de nos esprits.
25G.BACHELARD, L'intuition de l'instant, Paris, Stock, 1932, p. 13.
De Bergson est venu l'élan, l'impulsion décisive. Bachelard ne s'est pas contenté de l'épouser, il l'a fait rebondir et, partant, produire plus de feux -comme on dirait de fruits- que l'on en décelait autour des années 30. Il est allé beaucoup plus loin que Bergson dans !'approfondissement tant des exemples scientifiques que des exemples artistiques. Il a fixé avec plus de détails et de précisions les nouvelles règles de la méthode. Mais il n'a pas vraiment transmué la doctrine. Même lorsqu'il croit la corriger comme on va le voir, dans La dialectique de la durée, il ne fait que la répéter, la confirmer et l'accomplir.26
La pensée temporelle de Bachelard se retrouve essentiellement dans L'intuition de
l'instant et dans La Dialectique de la durée. Ces deux ouvrages font écho principalement à
Essai sur les données immédiates de la conscience et Pensée et mouvant de Henri Bergson.
Le débat, qui s'ouvre ici, cherche à cerner la véritable réalité du temps. À la durée
bergsonienne, s'oppose l'instant bachelardien. Pour Bachelard l'instant est la meilleure
compréhension du temps qui découle de la science et de l'épistémologie nouvelles. Cette
conscience de la valeur de l'instant, Bachelard en prendra pleinement connaissance en se liant
d'amitié avec Gaston Roupnel. En effet, la lecture de la Siloë de Roupnel amena le
bergsonien qu'était Bachelard (ce qu'il n'a jamais renié) à prendre à rebours l'intuition de la
durée.
Il est important de souligner que prendre Bergson comme point de départ pour
l'élaboration d'une pensée sur le temps était un incontournable au début du siècle. Les
ouvrages de ce dernier étaient reconnus par l'ensemble de la communauté, on le considérait
comme le penseur le plus important de son époque au début du siècle. Outre Bachelard, il
influença, notamment, des penseurs français comme Sartre, Merleau-Ponty et Jankélévitch.
L'existentialisme, la phénoménologie et l'épistémologie, qui ont suivi, doivent beaucoup à
l'oeuvre de Bergson. La durée bergsonnienne était, à ce moment, le point de départ
philosophique de toute réflexion sur le temps.
Fait plutôt insolite, c'est à l’aide d'un auteur passablement littéraire, Gaston Roupnel,
que Bachelard affermira ses positions sur le temps puisées d'abord à la source scientifique.
Ce paradoxe représente parfaitement l'importance qu'a la pensée temporelle au sujet du
26M. CARIOU, Bergson et Bachelard, Paris, P.U.F., 1995, p. 9.
problème des deux versants de la philosophie bachelardienne. Sans être une unité
proprement dite, les deux livres dédiés à la réalité temporelle forment certainement une
charnière. En effet, à la suite de cette "pose" métaphysique sur le temps dans le cheminement
de la pensée de Bachelard, on voit son intérêt pour la poésie et la théorie de !'imagination
s'accentuer. Plusieurs commentateurs sont tentés de situer le moment de cette nouvelle
orientation avec les parutions de La formation de l'esprit scientifique en 1937 et de La
psychanalyse du Feu en 1938. Toutefois nous sommes d'avis que c'est la pensée
métaphysique du temps qui joue un rôle dans cette évolution. Car avec Bachelard, c'est à
n'en point douter, l'immobilisme de sa pensée doit être rejeté. C'est bel et bien un
mouvement vers l'imaginaire qui s'opère dans cette recherche de la réalité du temps.
Comme nous le mentionnions, nous aurons à montrer qu'il se produit une véritable
transposition de discipline sur la prise en charge de l'instant. Tout d’abord inspiré par les
nouvelles sciences du début du siècle, Bachelard nous révèle que c'est le poète qui peut
véritablement cerner l'essence de l'instant. L'imagination, qui fut d'abord appréhendée
comme foyer d'illusion épistémologique , devient une fonction essentielle de l'activité de
l'esprit: "... la poésie ne serait donc pas un accident, un détail, un divertissement de l'être ?
Elle pourrait être le principe même de l'évolution créatrice? L'homme aurait un destin
poétique?"27 Il est capital de saisir le transfert qui se produit ici. D'un instant qui fut saisi
dans son élément physique, Bachelard transpose sa position dans des termes plus spirituels.
L'ampleur de ce problème nous obligera a y revenir plus loin pour en saisir toute
l'importance. Pour le moment, il est préférable dans notre cheminement de revenir plus
spécifiquement sur le débat qui gouverne ce problème.
27G. BACHELARD, la Dialectique de la duréé, 2e éd.,Paris, P.U.F., 1980 (4e réimpression de l'éd.de 1972) (1936), 150 p., col!. "Bibliothèque de philosophie contemporaine", p. 7.
1.2.1 Pour ou contre l'intelligence
Voyons un peu ce que Bergson entend par durée. Chez Bergson, une dichotomie
problématique s'installe entre l'intuition et !'intelligence. C'est à l'intuition que revient
l'honneur de saisir la véritable réalité du temps: la durée. Une saisie qui s'effectue quand la
conscience réussit à s'abstraire du temps mathématique des horloges, pour ainsi saisir la
durée comme une donnée immédiate. Cette intuition s'effectuera en écartant l'idée d'espace
de celle de la durée:
La vraie durée, celle que la conscience perçoit, devrait donc être rangée parmi les grandeurs dites intensives, si toutefois les intensités pouvaient s'appeler des grandeurs; à vrai dire, ce n'est pas une quantité, et dès qu'on essaie de la mesurer, on lui substitue inconsciemment de l’espace.28
Pour Bergson !'intelligence analytique fait la grave erreur de se représenter spatialement le
temps. L'espace, par !'intelligence scientifique, contamine le temps, ce qui a pour effet de
prendre ce dernier comme une succession bien réglée d'instants séparés. Selon Bergson, le
temps mathématique, qui proclame la discontinuité des instants, n'est qu'une abstraction. Il a
exprimé ce point de vue à plusieurs reprises en prenant l'exemple du paradoxe de Zénon.
La séparation bien tranchée qu'opère Bergson entre intelligence et intuition découle
d'une conception particulière qu'il a de la science. Science et intelligence sont identifiées
dans la pensée bergsonienne, de même que métaphysique et intuition. Comme nous venons
de le voir, la science serait inapte à saisir la réalité profonde du temps. C'est que la science
ou !'intelligence doit se calquer sur la nature, pour ensuite la maîtriser et l'utiliser. Ce qui la
conduit à créer des conceptions géométriques et statiques qui l'empêchent de saisir le réel
dynamisme temporel. L'intelligence analytique découpe l'expérience de l'extérieur, nous dit
Bergson. Une découpe qui s'effectue en instantané. Ce qui a pour effet néfaste de trahir la
28H. BERGSON, Essai sur les données immédiates delà conscience, Oeuvres, 2e éd., Paris,P.U.F., 1963, p. 71.
réalité de l'Être, en éliminant le mouvement et la mobilité: " Bref, intelligibiliser le temps et le
décomposer en instants artificiels et statiques, c'est en laisser échapper la continuité."29
Si la science et !'intelligence sont inaptes à saisir la véritable réalité du temps, c'est
l'intuition, comme il a été mentionné, qui pourra nous dévoiler la durée comme donnée
immédiate de la conscience. Cette donnée touche le tréfonds de l'être dans l'intimité de la
conscience. Il est à noter que Bergson fut grandement inspiré par Plotin dans ses
conceptions sur l’intuition.30 C'est une intuition qui vise l'unité mystique de la conscience et
de l'objet: aller au coeur de l'objet et coïncider avec ce qu'il a d'unique. La durée ainsi saisie,
on la sent et on la vit31 dans son flux, son devenir. C'est précisément le changement, le
passage qui est "l'étoffe" de la durée. Un changement qui se déroule sous le signe de la
continuité. Le passé, le présent et le futur sont liés par la plénitude de la durée. Il est des
plus important de saisir que chez Bergson le changement est continu. Pour bien nous le faire
comprendre, il utilise l’analogie de la mélodie musicale. Ce ne sont pas les notes prises une à
une qui forment la mélodie, mais la liaison qui unit l'ensemble des notes dans une parfaite
harmonie. Il y a un lien intrinsèque qui lie l'avant au maintenant, puis au futur. Sans cette
continuité, la mélodie ne serait que cacophonie; une suite de notes sans cohésion.
Par conséquent, changement et continuité sont intimement liés dans la durée. Pour
Bergson la succession temporelle n'est pas quelque chose qui se découpe en segments
distincts. Ce qui se succède est intégré dans l'ensemble par "fusion et organisation". Une
fusion qui n'annule pas la nouveauté, car pour Bergson la durée est "un jaillissement
ininterrompu de nouveauté imprévisible":
Distinguons donc, pour conclure, deux formes de la multiplicité, deux appréciations bien différentes de la durée, deux aspects de la vie consciente. Au-dessous de la durée homogène, symbole extensif de la vraie durée, une psychologie attentive démêle une durée dont les moments hétérogènes se pénètrent; au-dessous de la multiplicité numérique des états
29S. GOYARD-FABRE, "Bachelard et Bergson: deux grandes pensées", dans Gaston Bachelard profils épistémologiques, collectif sous la direction de Guy Lafrance, Ottawa, Presse de l'Université d'Ottawa, 1987, p. 97.30Cf. Ennéades VI, 8, 9.31H. BERGSON, Pensée et Mouvant, Oeuvres, 2e éd., Paris, P.U.F., 1963, p. 1261.
conscients, une multiplicité qualitative; au-dessous du moi aux états bien définis, un moi où succession implique fusion et organisation.32
Nous voyons ici la nette opposition qui s'établit entre une saisie par !'intelligence et une
saisie par l'intuition de ce qu’est la durée. Nous comprenons alors que pour saisir cette
fluidité temporelle, !'intelligence et la science sont inadéquates selon Bergson. Seules
l'intuition et la métaphysique peuvent donner la véritable réalité de la durée.
Contre cette disqualification de !'intelligence à pénétrer la véritable nature du temps,
Bachelard usera magistralement de son art de la polémique. En tant que bon élève de
Brunschvicg, il est primordial pour lui de réhabiliter !'intelligence et la science dans la
compréhension de la réalité temporelle. Rappelons que pour Bergson, !'intelligence en
scindant le temps en instants, trahit la véritable nature du temps qui est la durée. A cette
accusation, Bachelard répond que l'instant a "un caractère métaphysique primordial".33 Mais
avant d'explorer plus à fond l'importance que peut avoir l'instant, il faut que nous
examinions comment et pourquoi Bachelard rétablit !'intelligence dans !'investigation du
temps.
C'est Einstein et la théorie de la relativité qui réveillent Bachelard "de ses songes
dogmatiques".34 Élément important, Einstein vient faire tomber la conception d'un temps
unique en physique. Révolution capitale qui nous place désormais devant l'obligation de
construire les conceptions du temps. Le temps n'est plus quelque chose qui se donne
passivement à tous sous une forme unique, il est à faire. L’essentiel à retenir dans ce
qu'affirme Bachelard avec l'aide d'Einstein, c'est que la durée de la pensée n'est pas la durée
des choses: la durée nécessite la médiation de la pensée. D'ailleurs nous devons spécifier
que pour confirmer la théorie discontinuaste du temps, Bachelard délaissera la relativité pour
se tourner plutôt vers la théorie quantique. Avec Bachelard, il n'y a pas de compréhension
directe d'une durée unique qui coule au long de la vie. Les choses et la pensée ont à
s'ajuster. La grande acuité avec laquelle il arrive à analyser la science qui éclôt au début du
32H.BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 85.33L'intuition de l'instant, p.22.34Ibid:, p.29.
32
vingtième siècle, lui a permis de comprendre l'étroite relation qui s'établit entre la pensée et le
temps.
On peut sans doute reprocher à Bergson d'avoir critiqué la science en lui attribuant une
vision très stéréotypée. Pour lui la science arrête, cadre et découpe l'expérience, ce qui
l'empêche de bien saisir le mouvement. Nous en avons déjà parlé au début de cette partie,
cependant il est important de revenir encore une fois sur la conception que Bergson se fait de
la science. La science, selon lui, est étroitement reliée à l'utile, comme nous l'avons vu. La
technique, la fabrication et la mécanique sont associées de façon étroite à la science. Cette
science technicienne devient par surcroît très réductrice face à des systèmes vivants. La vie
exige plus qu'une appréhension utilitaire de sa réalité. Pour Bergson 1 'Homo Faber a
empêché l'Homo Sapiens.
Le problème vient peut-être de la mauvaise conception qu'il se fait de l'espace.
L'espace, c'est l'intrus qui fausse le débat. Dès qu'une métaphysique unit l'espace et le
temps en une continuité, c'est une mauvaise métaphysique. À preuve, la critique que fait
Bergson d’Einstein et des Grecs vient de cette même origine que représente sa conception
péjorative de l'espace. Pour lui, la quatrième dimension chez Einstein, c'est encore de
l'espace. Bergson ne critique pas la validité physico-mathématique de la relativité, mais
plutôt sa signification philosophique. Le danger proviendrait d'une assimilation erronée
entre le temps du philosophe et le temps du physicien, qui n'est pas la réalité mais une simple
hypothèse. Toujours selon Bergson, la simultanéité einsteinienne est une instantanéité qui ne
participe pas à la nature du temps réel. Ainsi, selon Bergson, Einstein démontre que la
science n'opère que dans l'espace: elle représente le mouvement par une série de points
immobiles. En ce sens, Einstein demeurerait le disciple de Zénon.
Avec cette vision négative de l'espace, Bergson n'a pas pu réellement entamer de
dialogue du type savant-philosophe. Il est manifeste que Bergson n'arrive pas à bien penser
le concept d'espace, qui semble dépourvu de tout rapport avec l'expérience psychologique
vécue.
Dans sa perspective, écrit M. Cariou, l'espace n'est jamais considéré sur un pied d'égalité avec le temps. Il reproche même aux philosophes, en particulier à Kant, d'avoir établi leur équivalence. Entre les deux termes de la dialectique intériorité-extériorité, il institue un point de vue privilégié, une positivité fondamentale; l'intériorité est la réalité profonde, l'extériorité n'est que sa traduction, et d'ailleurs le plus souvent sa trahison.35
Une question pourrait être posée à Bergson: peut-il affirmer que l'expérience commune, à
laquelle il se réfère si souvent, ne soit constituée que du temps sans aucun mélange avec
l'espace?
Bachelard a su montrer que la physique contemporaine ne privilégie aucun point de
vue. L'apparition d'Einstein, dans l'horizon de la pensée au début du siècle, exige une
"mutation intellectuelle", qui rend au sens commun son enracinement cosmique: la solidarité
des contextures temporelles et des contextures spatiales. C'est ainsi que la raison et l'empirie
doivent se rectifier par une mise en perspective et une réconciliation. Le temps unique est une
illusion. Seul le temps travaillé et multiple représente l'exigence de !'indissociable complexe
spatio-temporel. On voit comment !'intelligence est activement mise à contribution dans la
réalité temporelle pour Bachelard. Analyser l'expérience par le truchement de !'intelligence
correspond à penser le mouvement: "Penser le temps, c'est encadrer la vie".36 Il est évident
que son travail d'historien des sciences l'a amené à avoir une vision particulière du temps. Il
a compris combien les renversements, les ruptures et les incessants remaniements des idées et
des concepts étaient une exigence de l'esprit. Comment alors ne pas voir l'essence même du
mouvement manifestée par le travail de l'esprit.
Il nous semble que la pensée d'Einstein ait permis à Bachelard d'exprimer les aversions
qu'il a toujours eues face à l'intuition bergsonienne. Au temps saisit par l'intuition que nous
propose Bergson, Bachelard oppose un temps pensé qu'il appuie sur les travaux d'Einstein.
Bachelard a toujours eu des problèmes avec la passivité de l’intuition. Il préfère que l'activité
introspective soit empreinte d'un travail du sujet. Einstein permet à Bachelard d'exprimer
cette primauté de l'activité constructive du sujet. Peut-être pourrions-nous mettre en doute la
35M.CARIOU, Bergson et Bachelard, p.90.36G.BACHELARD, La Dialectique de la durée, p.79.
valeur de cette confrontation entre une conception intellectuelle et une conception intuitive du
temps, mais l'important est de comprendre les motifs profonds qui habitent Bachelard. Il
veut ainsi s'éloigner de l'intuition bergsonienne, cependant il y retournera d’une certaine
manière à travers ses études sur !'imagination.
Il est capital de retenir que chez Bachelard la discontinuité de l'esprit est indissociable
de la discontinuité du temps: "pour Bachelard, la discontinuité de la vie de l'esprit est à la fois
un fait d’expérience, mais surtout un enseignement que lui ont fourni l'histoire des idées et
l'histoire des sciences."37 Une étroite et subtile liaison s'établit entre !'intelligence et le
temps. La pensée ou !'intelligence pour Bachelard sont synonymes de changement, alors
comment reprocher à !'intelligence de ne pas saisir la réalité du mouvement. Nous pourrions
d'ailleurs affirmer, sans trop nous tromper, que discontinuité du temps, discontinuité de la
pensée et discontinuité de la personne sont liées de façon très intime. Chez Bachelard, tout
est médiation: il ne saurait être question d'une saisie immédiate du temps par l'intuition. Les
représentations du temps ne peuvent être construites que par la médiation de l'intellect. C'est
l'acte de raison, par son travail incessant, qui crée la temporalisation.
Il ne peut plus faire de doute que le temps dont nous parle Bachelard n'est pas celui de
la continuité naturelle. Le temps qu'il nous propose, c'est véritablement "notre" temps, un
temps construit par l'activité formelle du sujet qui est proche de la création artistique. Nous
touchons ici un aspect central de notre travail. Ce qu'il faut mettre en relief, à propos de ce
temps construit par l'activité formelle du sujet, c'est que la connaissance est une oeuvre
temporelle. Pour Bachelard la connaissance se rectifie, se précise et se multiplie par le travail
du temps. C'est par le devenir que la connaissance s'affûte et s'élabore: "L'Être précis lui-
même nous doit des preuves multiples; nous ne l'acceptons qu'après une qualification diverse
et mobile, expérimentée et rectifiée. Ainsi, ce qui est doit psychologiquement devenir. On ne
peut penser l'Être sans lui associer un devenir gnoséologique".38 La connaissance n'est pas
possible sans le temps et réciproquement, le temps n'est pas représentable sans la
37J.-C. MARGOLIN, Bachelard, Paris, Seuil, 1974, cell. "Ecrivains de toujours" no.94, p.74.38G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p.16.
connaissance. Le temps et la connaissance sont intiment noués dans la gnoséologie et la
pédagogie bachelardienne. Ce noeud gnoséologique est fondamental pour la suite de la
présente recherche. Cette prise de conscience de la temporalité gnoséologique naît chez
Bachelard, comme nous l'avons abondamment illustré, de son analyse de l’histoire des
sciences. Une temporalité gnoséologique qui prend le parti de l'instant, car comment voir
dans la science contemporaine de Bachelard la continuité de celle qui oeuvrait au Xixième
siècle?
Si cette position épistémologique du temps est facile à saisir dans la pensée de
Bachelard, il en est tout autrement du glissement qui s'opère vers la poésie et la théorie de
!'imagination. En effet, nous sommes placés devant un paradoxe quand nous analysons cette
soudaine bifurcation. L'instant, mis en lumière par la théorie de la relativité en physique
mathématique et puis par la théorie quantique en microphysique, se transformera tout à coup
en instant poétique créateur, guide métaphysique par excellence pour toute pensée sur le
temps: "Le poète est alors le guide naturel du métaphysicien qui veut comprendre toutes les
puissances des liaisons instantanées"39; "La poésie est une métaphysique instantanée"40.
Sommes-nous en présence d'un simple divertissement que s'offre Bachelard dans son
cheminement austère d'épistémologue? Ou est-ce une donnée fondamentale dans sa pensée?
L'instant, forme par excellence de la temporalisation de la connaissance, ne serait dans sa
réalité profonde appréhendable que par !'imagination? Avant d'aller plus loin dans ce
problème central de notre travail, voyons plus amplement quelques autres notions qui nous
aideront à comprendre la métaphysique du temps de Bachelard.
39G. BACHELARD, "Instant poétique et instant métaphysique", dans Messages, T.1, no. 2, 1939.Réédité dans Le droit de rêver, Paris, P.U.F, 1970, coll. "À la pensée", pp.231-232.40/b/d., p.224.
1.2.2 L'idée de néant comme compréhension du temps
"Le temps est une réalité resserrée sur l'instant et suspendue entre deux néants."41
Il est impératif de voir que, chez Bergson comme chez Bachelard, la conception du
temps est étroitement liée à la conception du néant. Il ne serait pas trop hasardeux d'avancer
que cette rencontre théorique sur le temps, est le corollaire d'une confrontation sur l'idée du
néant qui a lieu entre Bergson et Bachelard. Dès l'avant propos de La Dialectique de la
durée, Bachelard dicte clairement son objectif: "Il nous a donc fallu commencer par discuter
la fameuse dissertation bergsonienne sur l'idée de néant et entreprendre de ramener l'équilibre
entre le passage de l'être au néant et du néant à l'être."42 Il est primordial de se rappeler qu'à
la base de la conception temporelle de Bachelard, il y a ses thèses sur les négations, les
lacunes et les erreurs de la pensée.
Le premier reproche adressé à Bergson par Bachelard, c'est de tout substantifier.
Cette substantification abusive est une exigence qui découle directement de la continuité. "Le
passé reste substance du présent". La plénitude de la vie fait en sorte qu'il y a toujours de
l'action. La vie agit même quand nous ne faisons rien. Bergson avait très bien compris
l'importance de l'idée de néant, néanmoins il l'a complètement annulée en lui donnant plus de
richesse fonctionnelle que l'idée de l'être. Tout est substance, tout est plein. Ne rien faire,
c'est encore faire quelque chose pour Bergson. Quand je vide, je fais l'action de vider, nous
dit encore Bergson. L'être et le néant sont par conséquent confondus dans l'action: l'être agit
et le néant agit. Par conséquent, il n'y a jamais d'arrêt et de césure, l'action accomplit son
oeuvre dans la plénitude de l'être. Par cette continuité de l'action, l'échec se trouve n'être
qu'un accident externe à la volonté.
Bachelard s'intéresse à l'échec en soi. Les erreurs, les lacunes et les arrêts sont
primordiaux pour toute action. La pensée a une dynamique qui pose toujours un "non"
contre un "oui" et vice versa. "Toujours et partout on n'affirme psychologiquement que ce
41G. BACHELARD, L'intuition de l'instant, p. 15.42Op. cit., p. VII.
qui a été nié, ce qu'on conçoit comme niable. La négation est la nébuleuse dont se forme le
jugement positif réel".43 Ici nous voyons apparaître la pensée dialectique de Bachelard: oui-
non, continuité-discontinuité, action-repos sont pris dans leur dynamisme. Une lutte
toujours centrale est à la base de cette pensée. Une pensée qui affirme que la connaissance
est par essence une polémique. Cette polémique trouve appui sur la discontinuité temporelle,
prenant comme preuve les hésitations qui ponctuent l'affectivité de tout psychisme humain.
Pour Bachelard la durée ne peut être complètement continue. C'est mal comprendre
l'idée de néant que de rendre plein ce qui demande du vide. La durée ne peut être comprise
qu'avec l'aide d'une dialectique du plein et du vide. Le temps et la durée sont ainsi donnés
comme une construction. Bergson proposait une philosophie de l'être, Bachelard instaure
une philosophie de l'oeuvre. Obnubilé par l'action du changement, Bergson en arrive à
défigurer sa nature. En posant l'idée du néant comme fondamentale dans la compréhension
du changement, Bergson avait bien entamé le questionnement, mais en donnant au néant plus
de richesse fonctionnelle qu'à l'être, son analyse reste inachevée selon Bachelard. Bergson
oublie de porter son regard jusqu'à la source ontologique, aux origines de la dialectique de
l'être et du néant. Pour Bachelard le néant de Bergson reste de l'être. Cette supposée erreur
de Bergson vient du fait qu'il n'a pas su interroger la formation des concepts scientifiques, ce
qui lui aurait montré que toute conceptualisation est une histoire des refus. Néanmoins
Bergson prétend saisir la réalité du temps par l'intuition qui est contraire à !'intelligence.
Tandis que Bachelard affirme que le travail de rectifications et de tâtonnements de l'esprit,
dans ses recherches scientifiques, témoigne de la réalité ontologique du temps. Ce problème
a suffi samment été discuté pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir. Nous voudrions
maintenant aller scruter ce qu'est la véritable réalité du temps chez Bachelard.
43G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 13.
38
1.2.4 La durée des instants
Cette réalité prend les couleurs de l'instant. Dans sa doctrine temporelle, Bachelard
veut donner toute sa valeur au facteur de nouveauté qui émane du bouillonnement scientifique
du début du XXième siècle. Bachelard trouve que la pensée bergsonienne est inapte à saisir
l'acte créateur de nouveauté et par surcroît les commencements qui en découlent. Il est
important que soit comprise la portée du déclic instantané de l'esprit, qui fait jaillir la liberté.
Pour Bergson la perception du temps est étroitement liée à sa vision vitale des choses, tandis
que, chez Bachelard, l'esprit par sa création instantanée crée le temps. Notons que ce dernier
ne tombe pas dans un négativisme outrancier face à l'intuition de la durée. Il a hésité entre
l’intuition bergsonienne, pour laquelle "la vraie réalité du temps, c'est sa durée" et l'intuition
de Roupnel, pour laquelle "la vraie réalité du temps, c'est l'instant".44 "Entre ces deux
intuitions nous avons personnellement longtemps hésité, cherchant même dans les voies de la
conciliation à réunir sous un même schéma les avantages de l'une ou l'autre des doctrines.
Nous n'avons pas finalement trouvé satisfaction dans cet idéal éclectique."45 On voit bien
que le "schisme" avec Bergson n'est pas bien net, d'autant plus qu'il opère une sorte de
conciliation dans La Dialectique de la durée. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin.
C'est donc l'instant qui reste la seule réalité temporelle: "L'instant présent est le seul
domaine où la réalité s'éprouve."46 Par la suite, le passé et l'avenir ne sont que des
constructions conçues dans l'instant présent. Bachelard cherche à expliquer les
commencements et les soudaines bifurcations de l'esprit qui sont garantes de nouveautés.
Seul l'instant peut donner cette importance aux éclairs de génie qui nous permettent
d'atteindre la liberté. Si tout s'englue dans une continuité, qui fait en sorte que l'on peut
saisir le caractère achevé de ce qui s'ébauche, comment expliquer les commencements? En
contrepartie, la connaissance étant une oeuvre temporelle constituée comme un fil d'instants
séparés, il nous est ainsi possible de rendre ce qu'est l'acte créateur de nouveauté. "Bref
44G. BACHELARD, L'intuition de l'instant, p. 25.45Ibid., p.26.46Ibid., p.14.
l'homme exerce par instants une faculté de synthèse, en rupture avec les connaissances
préalables dans l'éclair fulgurant et fugitif de l'intelligence."47 Comme nous venons de le
voir, nouveauté et liberté sont étroitement reliées. Conséquemment, seul l'instant peut saisir
la véritable nature de la liberté. "Ce n'est pas l'être qui est nouveau dans un temps uniforme,
c'est l'instant qui en se renouvelant reporte l’être à la liberté ou à la chance initiale du
devenir."48 L'instant, les commencements, la nouveauté et la liberté s'impliquent
réciproquement chez Bachelard. Toutes ces notions se retrouvent présentes tout au long de
son itinéraire philosophique.
L'instant est la marque du bachelardisme: instant épistémologique, instant
métaphysique et instant poétique ne peuvent être dissociés selon nous. Il y a, dans cette
constance, non pas une unité, mais une cohérence de la pensée bachelardienne. Une
cohérence qui prend appui dans la métaphysique du temps, que nous tentons d'interpréter en
ayant comme présupposé qu'une théorie de la connaissance et une pédagogie y prennent leur
essor. Un essor qui s'ouvre de plus en plus à l'imagination. Voyons un peu plus à fond
cette ouverture qui se dessine.
Bachelard prend donc parti pour "la discontinuité essentielle du temps".49 Cette prise
de position inspirée d'abord par l'enseignement de l'histoire des idées et des sciences,
s'appuie également de façon étrange sur un point de vue plutôt subjectif.
Si mon être ne prend conscience de soi que dans l'instant présent, comment ne pas voir que l'instant présent est le seul domaine où la réalité s'éprouve? Dussions-nous par la suite éliminer notre être, il faut en effet partir de nous-mêmes pour prouver l'être. Prenons donc d'abord notre pensée et nous allons la sentir sans cesse s'effacer avec l'instant qui passe, sans souvenir de ce qui vient de nous quitter, sans espoir non plus, puisque sans conscience, pour ce que l'instant qui vient nous livrera.50
47O. SOUVILLE, "Le temps discontinu selon Bachelard", dans Gaston Bachelard, l'homme dupoème et du théorème, Actes du colloque du centenaire, Dijon, éd. Universitaires de Dijon, 1984,p. 299.
48G. BACHELARD, L'intuition de l'instant, p. 35.49G. BACHELARD, L'intuition de l'insttant, p. 15.50Ibid., p. 14.
Un glissement, selon nous, semble apparaître ici. À la marche mouvementée des ruptures,
sauts et transformations subites des concepts scientifiques, vient s'adjoindre une preuve tirée
d'un sujet "auto-analysant" la réalité de l'instant. L'important à retenir pour l'instant, c'est
qu'on peut apercevoir que la pensée de Bachelard devient de plus en plus introspective quand
elle s'épanche sur la réalité du temps. Ce qui le rapproche encore étrangement de Bergson.
D'ailleurs Bachelard ne nie pas la durée, mais il la replace dans une nouvelle
perspective. De la réalité absolue du temps, elle devient une construction de l'esprit. Une
construction élaborée à partir d'un matériau qui lui est premier: l'instant. "La durée n'est
qu'un nombre dont l'unité est l'instant."51 Cette construction de l'instant est déjà manifestée
dans le titre du livre La Dialectique de la durée. C'est l'instant qui correspond à la seule
véritable réalité absolue du temps. La durée est une "métaphore", comme l'exprime si bien
Bachelard, qui est une reconstruction sentimentale faite par-delà la sensation réelle, grâce au
flou et à la torpeur de l'émotion.
Pour exprimer ses vues, Bachelard reprend l'analogie bergsonienne de la mélodie
musicale. Avec l'aide des travaux de Pius Servern et Maurice Emmanuel, il veut démontrer
que c’est l'affect qui donne l'intensité à la durée et à la continuité. Par l'affect ainsi
superposé à la musique, le temps de la mélodie s'épaissit et donne l'illusion de la continuité.
Mais la véritable essence de la musique reste discontinue: "L'action musicale est discontinue;
c'est notre résonance sentimentale qui lui apporte la continuité"52. Ici nous touchons au
coeur de l'effort bachelardien d'intégration de la pensée bergsonienne dans la métaphysique
de la discontinuité temporelle. Aussi inusitée que puisse paraître cette tentative, c'est bien ce
qui semble s'accomplir sous nos yeux.
Tout en affirmant la primauté de l'instant, Bachelard ne nie pas complètement la durée
et la continuité. La durée est donc une "oeuvre" construite sur des instants discontinus. La
seule façon de construire la durée, c'est par l'imagination, faculté par excellence de l'illusion.
"Bachelard a ramené la notion de durée à une illusion. Ici commence le champ d'action de sa
5^lbid., p. 38.52G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 116.
pensée dont l'imaginaire va être la source et l'élan."53; "...la durée apparaît alors comme une
continuité imaginaire construite sur des intervalles de néant."54 L'imagination semble
s'introduire, comme on le voit, de manière capitale dans l'évolution de la pensée de
Bachelard. La pensée temporelle s'avère redonner à l'imagination une place prépondérante
dans la philosophie de Bachelard. Avec l'épistémologie, on considérait !'imagination comme
ce qu'il fallait laisser derrière, maintenant l'optique semble différente. Une théorie de la
connaissance doit s'y intéresser parce qu'elle est désormais incontournable. Nous disons
philosophie, et ce terme n'est pas vain, car si le scientifique ne peut s'intéresser à
!'imagination que comme un gouffre sans fond dans lequel il faut éviter de tomber, le
philosophe est tenu de s'investir dans ce qu'elle représente. Par conséquent, c'est ce regard
de philosophe qui réintègre !'imagination dans une pensée s'intéressant à la connaissance et à
la pédagogie.
1.2.4 Le rythme de la connaissance
On pourrait être tenté, après avoir vu comment Bachelard transpose le problème de la
durée vers l'avenue de l'imaginaire, de croire qu'il transfigure un peu trop la pensée de
Bergson, et cette objection ne serait pas sans fondement. Plusieurs commentaires ont été
faits dans ce sens. Notons, par exemple, que Bachelard fausse quelque peu la pensée de
Bergson en affirmant qu'il omet de penser le discontinu. Des lecteurs privilégiés des
Données immédiates de la conscience, comme Jaurès et Péguy, ont vu chez Bergson un
discontinuiste. En effet, il est aisé de trouver des réflexions sur la discontinuité dans les
écrits de Bergson. La durée n'y apparaît pas être plate et paresseuse comme l'affirme
Bachelard. Dans Pensée et Mouvant, elle est un sursaut de l'esprit qui surmonte les
obstacles.55 Puis dans L'Énergie spirituelle, elle est une force spirituelle qui peut tirer d'elle
53A. PARINAUD, Gaston Bachelard, p. 92.54H. BARBEAU, "Instant et durée chez Bachelard", dans Bachelard, Colloque de Cerisy, sous la direction de Maurice de Gandillac, Henri Gouhier et René Poirier, Actes du Colloque international de Cerisy-la-Salle (21-31 juillet 1970), Paris, Union Générale d'éditions, 1974, p. 331.55Cf. Op. oit, p. 1342.
plus qu'elle ne contient.56 Et encore, dans L'Évolution créatrice, la durée peut se briser par
le surgissement de "!’absolument nouveau".57 Autant d'exemples qui permettent une mise
en doute de la justesse des critiques envers Bergson. Mais l'important ici, c'est de
comprendre que "Bachelard devait retoucher Bergson pour être lui-même Bachelard."58
Avec de tels obstacles, on pourrait se demander si ces deux pensées peuvent être mises
en perspective? Y a-t-il vraiment un point de rencontre solide où nous pourrions faire
dialoguer les deux doctrines? Mais l'essentiel pour nous n'est pas de chercher la validité
d'une prise de position pour l'une ou l'autre des pensées. Nous cherchons simplement des
indices qui nous feraient mieux comprendre les pensées gnoséologique et pédagogique de
Bachelard. C'est pour cette raison que sa rencontre avec Bergson et la métaphysique du
temps semble capitale dans son cheminement. Charnière, comme nous l'affirmions plus
haut, cette période, dans l'évolution de sa pensée, résume ses travaux antérieurs sur l'histoire
des sciences et annonce son travail à venir sur les théories de !'imagination. En effet, sans
renier l'épistémologie, Bachelard étudiera davantage l'expérience imaginaire. Une
expérience qui, nous insistons, enrichit sa théorie de la connaissance. La tension entre
imagination et raison sera de mieux en mieux démontrée et assimilée.
Cette brèche dans l'univers rationnel de Bachelard, nous croyons qu’elle provient
d'une spiritualisation de la réalité temporelle. C'est ainsi que Bachelard pratique de plus en
plus l'introspection dans ses études sur le temps. Comme nous l'avons déjà mentionné, la
conception du temps chez Bergson provient d'une vision biologique, tandis que, chez
Bachelard, ce qui dicte la conceptualisation des données temporelles, c'est la vie de l’esprit.
C’est l'esprit qui inscrit la polémique dans l'acte de connaître. "Toute connaissance prise au
moment de sa constitution est une connaissance polémique; elle doit d'abord détruire pour
56Cf. Oeuvres, 2e éd., Paris, P.U.F., 1963, p. 833.57Oeuvres, 2e éd., Paris, P.U.F., 1963, p. 503.58H. GOUHIER, "Discussion", dans Bachelard, Colloque de Cerisy, p. 359.
faire la place de ses constructions"59. Bachelard parle ici d'une construction qui paraît être
objective. La vie de l'esprit, qui semble décrite, est une action objective sur la connaissance.
À l'égard de la durée, il apparaît qu'avec cette construction de l'esprit Bachelard passe
à un point de vue subjectif. La raison, qui était concernée par l'instant épistémologique, fait
soudainement place à l'imagination, qui elle s'attarde à l'instant poétique. Car comme nous
l'avons vu, la durée est belle et bien une construction. Une construction qui s'effectue par
!'imagination. Bachelard refuse de se laisser emporter par la philosophie de la durée,
puisqu'il faut refuser les facilités de la vie intérieure du moi profond, néanmoins ses
réflexions sur la science lui ont montré qu'il faut renoncer à s'établir dans des certitudes
idéalistes, et ainsi reconnaître la valeur des dimensions non rationnelles de la vie du sujet.
Bachelard refuse de trancher pour l'une ou l'autre des options. La Métaphysique du temps
lui permet d'introduire une charnière entre sa vision épistémologique et sa vision poétique.
Le glissement qui s'opère ici peut sembler brutal, voir paradoxal pour plusieurs, or c'est
l'intégralité de l'esprit qui en dépend. La connaissance humaine n'est pas unidimensionnelle,
et Bachelard veut exploiter ses diverses facettes avec le plus de cohérence possible. Sa
démarche en métaphysique du temps entremêle, "en un combat incertain un souci rationaliste
et une volonté d'ouverture à ce qui n'est pas raison pure".60
Bachelard en parle abondamment dans La Dialectique de la durée, lorsqu'il veut fonder
une philosophie du repos. Il s'agit de donner au philosophe des "preuves métaphysiques
pour qu'il accepte le repos comme un droit de la pensée".61 La philosophie du repos pourrait
s'apparenter à Γ"otium" dont parlait la scolastique, cependant Bachelard ne traite pas d'un
repos comme compensation de l'esprit de ses exigences d'ascèse objective, mais d'un repos
fondé en raison. Ce repos n'est pas à chercher dans l'expérience intime. Les récréations
poétiques doivent s'inscrire dans l'emploi du temps de l'esprit. "Comment l'épistémologie
59G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 14.60J. GAGEY, Gaston Bachelard ou la conversion à l'imaginaire, Paris,Marcel Rivière et Cie, 1969, p. 64.61G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 1.
peut-elle composer avec la poésie pour fonder une métaphysique du sujet, savant et poète?"62
Cette question est centrale dans La Dialectique de la durée. Les conséquences tirées de
l'édification d'une philosophie du repos sont d'une très grande importance. Elles sont les
conditions essentielles à la réinsertion de !'imagination dans une théorie de la connaissance.
Le repos de la raison fait place à l'activité de !'imagination dans l'édification de la
connaissance. C'est une exigence qui paradoxalement découle, à notre avis, de la pensée
épistémologique. Dans l'histoire du savoir scientifique, la rigueur logique et la réalité
psychologique sont en étroite relation. Bachelard s'efforce de donner le plein pouvoir, dans
un même élan, à toutes les dimensions de l'esprit, en rendant équivalents les constructions
rationnelles du savoir et les cheminements aventureux de la vie subjective.
Chez Bachelard, il n'y a rien de plus étranger que le concept de raison pure.
Parallèlement, le concept d'une imagination pure n'est pas davantage envisageable dans sa
pensée. Même s'il s'applique, dans son épistémologie, à montrer que la raison par effort
cathartique doit éliminer les images trompeuses, il n'en reste pas moins que !'imagination et
la raison sont deux versants d’un même esprit. Le travail de Bachelard est primordial pour
une philosophie de !'imagination.
Du succès de l'opération dépend que celle-ci cesse d'être considérée comme une simple fonction psychologique, examinée de haut et du dehors par une pensée objectivante et réductrice, pour être reconnue et vécue comme une fonction du sujet, au même titre que la raison.63
Mais comment la discontinuité du temps peut-elle accomplir cette tâche? En
garantissant au sujet une certaine immanence dans le monde et en l'empêchant également de
s'engluer dans celui-ci. De cette façon, vie psychologique et vie de l'esprit peuvent être
possibles en même temps. Mais cette discontinuité des moments spirituels pourrait-elle
signifier un éparpillement du moi? C'est ici qu'intervient la construction de la continuité dont
nous avons abondamment fait mention. Cette "oeuvre" qui est la durée: elle se constitue, elle
s'élabore, elle se compose par le rythme. Le rythme est une notion indispensable, dans la
62J. GAGE Y, Gaston Bachelard ou..., p. 64.63/ta/., pp. 72-73.
pensée de Bachelard, qui répond à plusieurs problèmes pouvant avoir été soulevés jusqu'ici.
Dans L'intuition de l'instant, c'est une atomisation du temps qui s'exprime, tandis que dans
la Dialectique de la durée, Bachelard veut arithmétiser le temps. Cette notion de rythme,
Bachelard l'emprunte à l'expérience esthétique. Même si l'évidence des instants créateurs de
la raison est une vérité irréfutable chez Bachelard, le problème de leur composition reste
entier. La liaison des moments de l'esprit est concevable comme l'unité que le rythme amène
aux sons disjoints d'un morceau musical. Cette intensité, qui suit le sentiment de continuité
dont nous avions déjà parlé, c'est le rythme qui l'a créée. Le sentiment de continuité vient
d'une vibration qui unit la suite d'instants discontinus. Il est à noter que Bachelard se réfère
abondamment aux travaux de Lucio Peinhero dos Santos sur la Rythmanalyse. Même s'il
emprunte ce terme de façon un peu douteuse, notre but ici n'est de vérifier la validité de cette
référence.
"La discontinuité du temps, la discontinuité de l'espace ne sont rien d'autre d'ailleurs
que la structure discontinue de l'être lui-même. [...] Le rythme des oui et des non est
universel."64 Prenant source dans la dialectique du néant et de l'être, le rythme se répercute
sur tous les aspects de la pensée de Bachelard. D'abord il représente, dans la métaphysique
du temps, l'alternance du continu et du discontinu. Le rythme peut être considéré au sens
général comme représentant l'alternance, dans sa philosophie, entre l'épistémologie et la
poésie. Plus particulièrement, il s'adresse également au droit de l'esprit de passer d'une
philosophie du travail (la raison) à une philosophie du repos (l'imagination). Il exprime
l'ondulation réciproque de la raison et de !'imagination qui est inscrite profondément dans la
personne humaine. Dans son article "Le monde comme caprice et miniature"65, Bachelard
exprime avec grande éloquence cette exigence de balancement de la raison et de !'imagination.
Le rythme, c'est d'abord ce qui donne la continuité spirituelle, créée par
l'entremêlement dialectique d'une pluralité hétérogène et discontinue. Dans cette pensée du
rythme, la poésie se voit attribuer un rôle spirituel que Bachelard ne fait alors qu'entrevoir.
64S. GOYARD-FABRE, "Bachelard et Bergson: deux grandes pensées", p. 102.65dans Recherches philosophiques, Paris, no 3, 1933-1934, pp. 306-320.
Cette nouvelle façon de considérer la poésie et !'imagination s'affûtera dans la suite de son
oeuvre. C'est que le caractère lacuneux du temps nous oblige à un effort de formalisation
spirituelle. La connaissance scientifique et rationnelle, dans sa volonté polémique et par ses
incisives attaques du réel, ne peut amener à la cohérence formelle. C'est à la poésie
d'instaurer le repos comme droit de la pensée. Ainsi nous sommes sauvés d'un héraclitéisme
de l'esprit par une prise en charge de la poésie qui unifie notre durée. Il est à noter que
Bachelard s'appuie quelque peu sur la poésie des surréalistes pour démontrer son point de
vue: "de cette dialectique temporelle, de ce rythme purement psychique, la poésie surréaliste
donnerait de bon exemple."66
Bachelard ne cherche pas autre chose que l'harmonie. Une harmonie qui n'est pas
préétablie, mais fortifiée par la sagesse qui émane de l'instant novateur; une harmonie qui
n'est pas tranquille, mais qui jaillit. Il cherche le temps humain par l'expérience humaine, et
il ne peut que constater l'imbrication paradoxale du discontinu et du continu aux confins de
celle-ci. Il nous dit qu'il faut réussir à maîtriser le temps en surprenant ses rythmes, c'est-à-
dire peupler le temps de manière discontinue. Il remplace la durée par le rythme, ce qui lui
permet d'y intégrer le discontinu, cependant, tout comme Bergson, il cherche la réalité du
temps humain dans l'introspection. Si Bergson usait de l'intuition dans sa saisie du temps,
Bachelard penchera du côté de !'imagination. Il y a effectivement une différence, mais elle
n'est pas très nette.
La pensée du rythme amène une notion primordiale: celle du temps vertical. C'est bien
sur le temps humain que Bachelard fait porter son analyse. Et ce temps humain n'est pas le
temps des choses. Pour Bachelard, comme nous l'avons vu, le temps humain c'est le temps
de la pensée, qui n'est pas le temps vécu. La rythmanalyse vient fonder l'opposition entre le
temps horizontal (celui de la matière) et le temps vertical (celui de l'esprit et du psychisme).
La rythmanalyse veut traduire cette spiritualisation du temps. Il faudra retenir cette
particularité de la rythmanalyse quand nous aborderons la partie de cet ouvrage qui se
66G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 143.
consacre à la psychanalyse. Bachelard, dans sa quête de la philosophie du repos, cherche à
libérer l'homme de sa vie banale et quotidienne. "L'esprit s'établit dans un temps vertical, et
son devenir aussi."67
Il est en marge du devenir des choses, indépendant du devenir matériel...Ce devenir formel surplombe l'instant présent; il est en puissance dans tous les instants vécus; il peut surgir comme une fusée hors du monde, hors de la nature, hors de la vie psychique ordinaire... C'est sûrement une dimension de l'esprit.68
C'est littéralement un axe de libération de l'esprit. Une conception idéaliste de la liberté de
l'esprit se dégage tout au long de l'oeuvre bachelardienne. Fait plutôt étonnant, quand on sait
comment il voulait ancrer sa philosophie dans le concret, tant du côté de !'expérimentation
scientifique que des images matérielles. C'est un problème sur lequel il nous sera nécessaire
de revenir.
Bachelard cherche sans détour à appuyer la pensée sur elle-même, et c'est ce à quoi sert
!'imagination. Il entrevoit déjà cette puissance dynamique de !'imagination quand il identifie
pensée pure et poésie pure dans La Dialectique de la durée.69 L'imagination devient peu à
peu le lieu de !'application de la théorie du temps, c'est que l'image n’est pas l'écho d'un
passé.70 " Il confère à la poésie une importance philosophique qui va devenir une des
valeurs modernes les plus essentielles et le grand principe de sa démarche."71 Pour délier les
chaînes du temps horizontal, la poésie doit briser les cadres sociaux, phénoménaux et vitaux
de la durée, et ainsi constituer le véritable temps de la personne, le temps vertical. "Le temps
de la personne est un temps vertical", son axe temporel est "perpendiculaire au temps
transitif. [...] c’est un axe où le moi peut développer une activité formelle."72 Bachelard
attribue donc à !'imagination la fonction ascensionnelle du psychisme. Ayant comme tâche
de sauvegarder la liberté et la nouveauté des instants créateurs, Bachelard, avec le temps
67M. VADÉE, Gaston Bachelard ou le nouvel idéalisme épistémologique, Paris, éd. Sociales, 1975, col!. "Problèmes", p. 133.68G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 100.69Cf. p. 99.70Cf. La poétique de la rêverie, pp. 1-2.71A. PARINAUD, Bachelard, p. 89.72G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 98.
vertical, a une catégorie qui accomplit cette mission en permettant de sortir la question
temporelle du devenir engluant des choses.
En somme Bachelard veut instituer une véritable poétique rationnelle dans La
Dialectique de la durée. Une ouverture à l'imaginaire y transparaît, mais son étude n'y est
pas approfondie. Par contre on voit à travers cette brèche, qui apparaît dans une pensée
d'abord tournée vers les efforts rationnels de l'esprit, une nouvelle venue dans l'élaboration
de la connaissance humaine: !'imagination. L'imagination, grâce à son affinité avec l'instant
créateur, est désormais considérée comme l'élan dynamique de la connaissance. On
comprend toute l'importance du problème gnoséologique de !'imagination. L'imagination
n'est plus seulement l'opposé de la pensée rationnelle, elle est la dynamique de toute
connaissance.
Bachelard avec Siloë, a eu conscience que, en marge de la raison, le verbe poétique et l'art, par la magie des images ou des sons -le rythme-, constituait une donnée essentielle de l'expérience humaine. (...) Ce sera le point de départ d'une ligne de force qui deviendra lumineuse et l'amènera à proclamer les valeurs objectives et humanistes de l'irrationnel de l'esprit.73
1.3 Retour
Dans cette dernière partie du chapitre premier, il serait approprié de faire une brève
récapitulation des points importants qui viennent d'être mentionnés. Nous allons procéder de
façon très succincte. Nous croyons nécessaire cette révision pour le déroulement ultérieur de
l'exercice. Par la suite, nous relancerons la problématique, ce qui nous permettra
d'enchaîner avec le deuxième chapitre.
Il fut d'abord question de cerner les affinités et différences des épistémologies de Léon
Brunschvicg et de Gaston Bachelard. Ils font la même constatation: une métaphysique
nouvelle doit être dégagée de la révolution scientifique du début du XXième siècle. Un projet
suscité par l'éclatement des sciences qui est nécessaire à la philosophie. Il est urgent de
palier au manque de savoir scientifique en philosophie. Il faut réintroduire le dialogue
73A. PARINAUD, Bachelard, p. 100.
savant-philosophe. Nous avons vu que ce n'est pas le contenu de la science qui les
intéresse, mais le comment connaître dans la science, qui s'exprime dans le lien abstrait-
concret. L'essentiel à tirer de l'enseignement épistémologique, c'est le progrès. À ce
progrès est associée une fonction ontologique: la science crée de l'être. Pour bien saisir la
portée du progrès scientifique, il est important de réfuter certaines doctrines qui arrêtent la
pensée. Pour commencer, il y a Émile Meyerson et la rupture qu'il ignore entre connaissance
commune et connaissance scientifique. Descartes et l'importance de la simplicité au
détriment de la complexité ont aussi été condamnés. Kant et le phénomène comme seule
connaissance possible ont également été critiqués. Et pour finir cette liste de pensées
contraignantes, Comte qui sacrifie le progrès du savoir à une loi de l'histoire.
Dans l'unité de pensée commune à Brunschvicg et Bachelard, nous avons constaté que
venaient s'insérer des différences. Tout comme son maître, Bachelard fait le constat de
l'éclatement de la raison du début du siècle, cependant il ira plus loin dans la description de
son dynamisme. Il puise dans la démonstration, !'organisation et la spécialisation de la
science. Il fonde l'approximationalisme et cherche la complexité et l'inexact, pour montrer
que !'intelligence scientifique ne s'immobilise jamais. Cette dynamique, il la démontre par le
couplage des idées et de l'expérience, par la dialectique de la raison et de l'expérience. Un
couplage qui veut faire tomber la trop réductrice dualité de l'idéalisme et du réalisme. Pour
démontrer cette pensée, il révèle que l'écart entre la science et le réel est plutôt la preuve qu'il
y a deux réels. La science crée du réel, et elle le fait en pensant !'intelligence et l'instrument
(phénoménotechnique). Mais la réelle dynamique de l'esprit est puisée à une source
inattendue. Nous avons été témoin que Bachelard, dans ses analyses épistémologiques,
prend en considération l'image qui séduit et accompagne le savant. Problème gnoséologique
et pédagogique primordial, où !'imagination devient l'obstacle de la raison.
Dans l'étape suivante, il a été question d'une rencontre avec Bergson qui ouvre
Bachelard aux nouveaux horizons de l'imaginaire. Un lien étroit s'établit entre la
métaphysique du temps et la métaphysique de l'imaginaire, qui débouche sur des éléments
gnoséologiques et pédagogiques. En étudiant la durée bergsonienne, nous avons pris
conscience de l'impuissance de !'intelligence à saisir toute la réalité du temps. C'est
l'intuition qui est détentrice de ce pouvoir. On a vu que Bergson avait une vision limitative
de la science et de !'intelligence, qui lui provenait d'une mauvaise compréhension de
l'espace. Pour lui !'intelligence arrête le mouvement en conceptualisant un temps
mathématique constitué d'une suite d'instants. Contre cette position, Bachelard prend le parti
de !'intelligence en considérant le temps comme quelque chose à construire et non comme
donnée immédiate. À une durée qui est changement continu de nouveauté touchant l'être de
la conscience, Bachelard oppose une vision de l'instant où l'acte de raison, par un travail
incessant, crée le temps. Noeud gnoséologique capital: la connaissance et le temps sont
étroitement liés.
Nous avons également analysé l'importance de l'idée de néant dans ce débat sur le
temps. Nous avons vu combien la primauté temporelle de l'instant était reliée à l'acte
créateur de nouveauté de l'esprit. Fait important: le glissement qui s'effectue vers
l'imaginaire dans la métaphysique du temps de Bachelard. Inspiré d'abord par l'histoire des
sciences, c'est vers l'horizon poétique que Bachelard se tourne pour traduire la réalité de
l'instant. Ce renversement vers la subjectivité se confirme dans la dialectique de la durée
qu'il instaure. La durée devient une construction imaginaire et émotive qui épaissit le temps.
À l'opposé d'une construction strictement objective, le temps est traité comme une
construction subjective. Bachelard veut fonder une philosophie du repos qui donne à l'esprit
ce droit à l'évasion subjective. Nous avons vu que c'est le rythme qui vient expliquer la
construction de la durée, autant que l'alternance entre la philosophie du repos (imagination) et
la philosophie du travail (raison). La rythmanalyse donne à !'imagination et à la poésie une
fonction de formalisation, par la notion du temps vertical, qui s'oppose au temps horizontal.
Le temps vertical est un axe de libération spirituel qui donne la dynamique psychique à toute
la connaissance humaine. Le problème gnoséologique de !'imagination devient donc plus
complexe: !'imagination devient à la fois l'obstacle et la dynamique de la connaissance.
Ce que nous voudrions retenir pour conclure ce chapitre et lancer la problématique vers
les nouvelles avenues qui vont suivre, c'est une contradictions qui se manifeste tant dans la
philosophie du temps que dans la philosophie de !'imagination de Bachelard. En effet, une
même contradiction ou tension semble nous apparaître entre les deux aspects de sa pensée.
Commençons par la philosophie du temps. D'une part, Bachelard s'appuie sur le contenu
concret des sciences physiques de son époque. Ensuite, un saut métaphysique transpose son
commentaire dans une doctrine idéaliste de la liberté et de l'esprit. Un même saut, comme
nous allons le voir au deuxième chapitre, semble faire son apparition dans sa philosophie de
!'imagination. D'une part, il instaure une étude concrète des images (critiques des termes
imagés en science et étude des images matérielles de la poésie). Par la suite, Bachelard
s'appliquera à interpréter métaphysiquement et "méta-poétiquement" la poésie, en identifiant
!'imagination comme la manifestation d'une activité naturelle, autogène et libre. Cette
contradiction pourrait peut-être nous éclairer sur la gnoséologie et la pédagogie de Bachelard.
La dichotomie bachelardienne vient sans doute de cette contradiction qui court tout au long de
sa philosophie entre thèse métaphysique et contenu concret.
Chapitre 2. Psychanalyse et Phénoménologie.
2.1 Mise en situation
Dans le chapitre qui s'amorce, nous voulons saisir, au sein de la théorie bachelardienne
de !,imagination, des données qui pourront éclairer sa théorie de la connaissance et sa
pédagogie. En analysant tout d'abord son utilisation de la psychanalyse, nous verrons deux
perspectives face à !'imagination se dessiner: la perspective annulée, lorsque en
épistémologue il la considère comme "maîtresse d'erreur", et la perspective déterministe,
lorsqu'il veut en démontrer l'origine par sa psychanalyse des éléments oniriques.
Subséquemment, !'investigation de son utilisation de la phénoménologie nous montre qu'il
adopte une troisième perspective: la perspective émerveillée74
De prime abord, il est nécessaire de s'attarder sur la pertinence d'unir, dans un même
chapitre, les méthodes psychanalytique et phénoménologique bachelardiennes de l'étude de
!'imagination. Plusieurs commentateurs ont vu, dans l'adhésion de Bachelard à la
phénoménologie, une conversion radicale et une négation de la psychanalyse. Cette vision
du problème est, à notre avis, une grave erreur. Comme nous l'avons remarqué, la
dialectique bachelardienne ne renie pas totalement le donnée du passé, mais elle l'englobe et
la dépasse pour l'intégrer dans le nouveau. Par conséquent, ce point reste central dans la
théorie de la connaissance chez Bachelard. À un niveau particulier, ce chapitre nous
permettra d'aller aux détails de la théorie de !'imagination, de même à un niveau plus général,
le passage de la psychanalyse à la phénoménologie nous révèle beaucoup sur la nature de ce
que Bachelard enseigne concernant la connaissance.
S'il y a des écarts entre ses deux méthodes, un pont semble se profiler. Un pont qui
n'est pas sans importance pour notre travail. Comme nous l'avons déjà entrevu, ce qui
apparaîtra plus clair dans la suite, !'imagination sera de plus en plus considérée comme la
74Cf. F. PIRE, De l'imagination poétique dans l'oeuvre de Gaston Bachelard, Paris, José Corti,1967, p. 7.
fonction essentielle du psychisme et non plus dérivée de quelques autres entités. Elle se voit
attribuer une autonomie qui la rend complètement indépendante de la perception et de l'idée.
Mais quelle pourrait être la caractéristique d'où provient cette primauté de !'imagination dans
le psychisme? Cette caractéristique, c'est justement le pont qui s'établit entre la psychanalyse
et la phénoménologie bachelardiennes. Toute l'évolution de la pensée de Bachelard sur sa
compréhension de !'imagination doit se ramener à la notion du dynamisme.
En fait, ce qui rend !'imagination première dans tout le psychisme humain, c'est son
dynamisme. Un dynamisme qui devient la clé de voûte de la théorie de la connaissance et de
la pédagogie bachelardiennes. Comme nous l’avons déjà fait remarquer dans le chapitre
précédent, l'épistémologie bachelardienne voulait faire ressortir le devenir et le progrès de la
science: son mouvement. Tout comme dans ses études métaphysiques sur le temps, c'est la
dynamique spirituelle émanant de l'instant qui occupait la pensée de Bachelard. Cette
dynamique du psychisme, Bachelard l'identifie de plus en plus à !'imagination et il reprend
sans cesse la "loi de l'imagination" qu'il veut "répéter en toute occasion: !'imagination est un
devenir".75 Cette citation n'est pas sans rappeler cette autre citation que nous mentionnions
dans le premier chapitre76: "On ne peut penser l'Être sans lui associer un devenir
gnoséologique".77 Nous voyons comment la connaissance et !'imagination sont liées par
une compréhension temporelle du sujet connaissant. Toute théorie scientifique et toute
esthétique doivent leur valeur à la dynamique de l'imaginaire. Sans doute le rapport du sujet
connaissant à !'imagination n'est pas le même dans l'une ou l'autre des disciplines et c'est ce
que nous tentons de démontrer, mais c'est ce rapport qui donne la dynamique de la
connaissance. Sans cette dynamique de !'imagination, toute connaissance est vouée à la
sclérose et à l'agonie.
Nous verrons également, à travers cette double méthodologie, la contradiction que
nous mentionnions plus haut. En effet, l'oscillation entre le concret et le métaphysique
75G. BACHELARD, L'Eau et les rêves. Essai sur l'imagination de la matière, 13e éd., Paris, José Corti, 1976 (1942), p. 140.76Cf. p. 27.77G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 16.
semble s'accentuer dans le passage de la psychanalyse à la phénoménologie. Comme le
sauteur qui doit s'appuyer sur le sol pour s'élancer dans les airs, Bachelard propulse sa
pensée dans les sphères métaphysiques après s'être attaché à la concrétude. Toutefois
comme tout ce qui monte doit redescendre, il est à parier que Bachelard, s'il avait pu
continuer son cheminement, nous aurait ramené à des études plus objectives, après cette
oeuvre des plus subjective que représente son dernier livre: La flamme d'une chandelle.
2.2 Psychanalyse
2.2.1 Obstacles à connaître
La première perspective que Bachelard adopte face à l'imagination, la perspective
annulée, est étroitement liée à !'utilisation qu'il fait, à cette époque, de la psychanalyse dans
son épistémologie. Pour Bachelard l'objectivité est quelque chose qui s'acquiert, ce n'est
pas une donnée immédiate qui est simplement offerte à l'esprit. Ceci revient à ce qui a déjà
été dit sur l'aspect constitutif de la connaissance. Pour Bachelard la connaissance est une
construction: "Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit."78 Une construction
de l'objectivité qui se fait sur les ruines de la subjectivité.
Il est important de spécifier une thèse centrale de la théorie bachelardienne de la
connaissance: le premier contact de l'esprit avec le monde se fait sous le joug de la
subjectivité et de ses fantaisies. Le premier contact du sujet connaissant et du monde est
toujours tributaire d'une imagination jamais à court d'astuces pour éloigner les efforts
d'objectivation. "La vie de l'esprit est illusion avant d'être pensée."79 En effet, on est
jamais rationaliste et objectif d'emblée, on le "devient" au fur et à mesure que les images et
illusions sont éliminées de la pensée discursive. La psychanalyse vient servir de fonction
cathartique à l'élaboration du nouvel esprit scientifique, d'où le sous-titre de La Formation de
l'esprit scientifique: contribution à une psychanalyse de la connaissance objective. Bachelard
s'efforce donc, en bon épistémologue, de déchiffrer et de dénoncer les phénomènes qui
78La Formation de l'esprit scientifique, p. 14.79G. BACHELARD, L'intuition de l'instant, p.61.
entravent la marche rationnelle du savoir, phénomènes qui sont créés à partir des convictions
premières de !'imagination:
Ces convictions non discutées sont autant de lueurs parasites qui troublent les légitimes clartés que l'esprit doit amasser dans un effort discursif. Il faut que chacun s'attache à détruire en soi-même ses convictions non discutées ses complaisances pour les intuitions premières.80
Ces phénomènes, purs produits de la subjectivité, doivent être ramenés à un concept
clair, qui pourra ainsi englober les principales causes d'erreurs de la pensée objective. C'est
ici qu'intervient la fameuse notion d'obstacles épistémologiques: "opérations communément
admises ou censées rationnelles qui pourtant n'ont d'autres fondements que notre paresse
intellectuelle, notre ignorance, la force de l'habitude ou bien, très souvent, les mirages de
l'inconscient".81 Ces obstacles, comme il est aisé de le comprendre, se situent dans le sujet
et non dans l'objet. Ce sont des conclusions hâtives, des associations d'idées plus
instinctives que conscientes et des modes de pensée vicieux. U obstacle épistémologique est,
en quelque sorte, une image émanant des connaissances communes qui comble l'écart avec
les connaissances scientifiques.
Il est à noter que la psychanalyse des obstacles s'appuie sur des auteurs de la discipline
comme Freud, Rank, Ellis, Jones et Allendy. L'influence de Jung se fait déjà sentir. Si
Bachelard ne le cite pas dans La Formation de l'esprit scientifique, quelques mois plus tard,
il le fera dans La Psychanalyse du feu. D'autres psychanalystes viendront se greffer à la liste
de ses influence: Binswanger, Kuhn, Brachfeld, Baudoin, Bonaparte et Desoille. Il est
important de spécifier que même s'il emprunte quelques conclusions a ces psychanalystes, il
ne s'aventure pas avec eux dans les recherches sur les pulsions fondamentales du moi et ses
conflits. Les régions obscures du psychisme, Bachelard les laisse aux spécialistes. Ses
recherches portent plutôt sur les zones de pénombre, là où l'affectivité et la pensée naissante
sont encore entremêlées. Dans ces zones, les images brouillent les concepts et les
constructions de la raison. C'est dans cette région que Bachelard pourchassera les obstacles
80G. BACHELARD, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949 (1938), coll."folio/essais", p. 18.81M. VOISIN, "Bachelard", dans Les cahiers rationalistes, Paris, 1968, no. 257, p. 186.
épistémologiques. Ce lieu charnière de l'inconscient et du conscient, Bachelard aimera s'y
nicher tout au long de ses travaux. Lieu où sujet et objet ne sont pas complètement dissociés,
mais où l'on peut saisir leurs échanges réciproques. La théorie de la connaissance de
Bachelard travaille dans cette zone charnière où le dynamisme de l'esprit y est le mieux
exprimé, où !'interaction du sujet et de la connaissance est le plus perceptible. En effet, selon
Bachelard, "toute connaissance modifie le sujet connaissant."82
Une découverte objective est immédiatement une rectification subjective. Si l'objet m'instruit, il me modifie... Fort de cette modification essentielle, je retourne vers l'objet, je somme l'expérience et la technique d'illustrer, de réaliser la modification déjà réalisée psychologiquement... Soudain... des phénomènes nouveaux se produisent.83
On peut déjà observer que la théorie de la connaissance chez Bachelard prendra l'allure
d'une conscience de la connaissance, mais cette conscience n'est pas passive. Et il nous faut
revenir sur les influences de la psychanalyse classique dans !'investigation des obstacles
épistémologiques pour saisir cette activité. Influencée par les préoccupations de
l'épistémologie, la psychanalyse bachelardienne transforme quelque peu les termes qu'elle
emprunte.
Comme premier exemple, commençons par le complexe. Chez Bachelard, le complexe
a un contenu moins abondant que chez Freud et il n'est pas névrosant, c'est-à-dire qu'il ne
résulte pas du refoulement servant à résoudre les conflits des instincts et des exigence de la
réalité sociale. Il s'apparente plutôt à la définition plus vague qu'en donnait Jung au début de
ses recherches: un groupe de représentations chargées d'émotions et situées dans le moi,
groupe d'images et d'idées incorrectement différenciées qui obtiennent notre adhésion
immédiate. Le complexe représente un noyau d'énergie qui a moins pour fonction d'endetter
le psychisme, que de susciter un mouvement dans tel ou tel sens. Cette définition aidera
Bachelard, à la différence de la définition freudienne, à étudier les réalisations esthétiques.
82V. THERRIEN, La Révolution de Gaston Bachelard en critique littéraire: ses fondementts, sestechniques, sa portée, éd. Klincksieck, Paris, 1970, p. 327.83G. BACHELARD, La Formation de l'esprit scientifique, p. 249.
Il faut également faire attention à la définition du refoulement chez Bachelard. Le
refoulement est généralement considéré comme un mécanisme dangereux s'il n'est pas connu
du sujet. Cette définition du refoulement est différente du sens employé par Freud, pour qui
le mécanisme du refoulement et inconscient et ne peut être voulu. Pour Bachelard il devient
positif quand il est provoqué. Ainsi, il est utile pour refouler des images et inclinaisons qui
faussent la connaissance:
Pas de pensée scientifique sans refoulement. Le refoulement est à l'origine de toute pensée attentive, réfléchie, abstraite. Toute pensée cohérente est construite sur un système d'inhibitions solides et claires. Il y a une joie de la raideur au fond de la joie de la culture. C'est en tant qu'il est joyeux que le refoulement bien fait est dynamique et utile.84
Autre notion importante qui est remaniée par Bachelard, c'est celle de la sublimation.
Donnons ici seulement quelques indications, car il faudra y revenir plus amplement par la
suite compte tenu de son importance dans la théorie de !'imagination. La notion classique de
la sublimation laisse entendre que l'art se constitue sur le socle de la sexualité. Pour
Bachelard, notons seulement pour l'instant, qu'en épistémologie la sublimation est une
coupure franche. C'est détacher ce qui empêche l'essor de l’intellect. La sublimation n'est
pas camouflage, mais un effort de dépassement. La compréhension du fonctionnement de la
sublimation est nécessaire pour purifier l'intellect des errements de !'imagination: "Notre
imagination est une sublimation. Elle est utile, mais elle peut tromper tant que l'on ne sait
pas ce que l'on sublime".85 Il est notable de remarquer que la sublimation est abordée ici de
façon négative et indirecte. Cet angle d'approche est redevable de la perspective annulée que
Bachelard adopte dans la saisie de !'imagination à travers le cadre d'une psychanalyse de la
connaissance objective, toutefois la sublimation, comme on le verra plus loin, se voit
conférer un rôle d'une plus grande importance. Il nous faut donc revenir quelque peu sur
l'obstacle épistémologique avant de poursuivre avec la prochaine perspective.
La Formation de l'esprit scientifique déniche les obstacles de la connaissance objective
surtout au XYIIième et XVHIième siècles dans des domaines aussi diversifiés que la chimie,
84G. BACHELARD, La Psychanalyse du feu, pp. 196-197.85G. BACHELARD, La Formation de !"esprit scientifique, p. 7.
la physique, la théorie de l'électricité et la physiologie, mais également Bachelard est allé
puiser à la source de l'alchimie, ce qui le rapproche de nouveau des travaux de Jung. Ces
divers traités nous transmettent un héritage de contre-vérités qui lui permettront de localiser
les obstacles épistémologiques. Nommons-en quelques uns pour mieux faire comprendre ce
qu'il entend par ce terme. Pour commencer, l'adhésion immédiate à l'expérience première
constitue un de ces obstacles. Bachelard veut nous montrer que la véritable pensée
scientifique se soucie peu du pittoresque. "Plutôt que décrire, il faut expérimenter, abstraire,
conditionner."86 Il y a également la connaissance générale abusive. C'est que dans bien des
cas nous construisons trop rapidement les systèmes, ce qui violente les phénomènes. Il y a
également l'obstacle substantialiste, qui relègue la relation dans les phénomènes au second
rang, pour mettre en évidence celle-ci (la relation) comme accident d'une substance unique,
ce qui a pour effet de multiplier les vertus cachées de la substance. L'attitude substantialiste
consiste à croire que, dans la profondeur de la substance, se trouve enfermées les qualités
premières. Cet obstacle fait évidement appel à la connaissance intuitive et empêche toute
enquête scientifique. Terminons par l'obstacle animiste, qui considère que tout vit; l'animal
bien évidement, mais également le végétal et le minéral.
Il ne sert à rien, pour notre travail, de poursuivre plus amplement la revue des obstacles
épistémologiques. Ce qui est capital pour nous, c'est de comprendre comment ces études
épistémologiques ouvrent la voie aux études sur !'imagination. Comme il est aisé de le
comprendre, V obstacle épistémologique, c'est l'erreur première dont Bachelard avait reconnu
l'importance dès sa thèse de 1927. L'erreur, comme nous le montre Bachelard, doit être
recherchée dans la connaissance elle-même. Nous pouvons nous demander pourquoi le
Bachelard épistémologue s'est d'avantage intéressé à l'erreur première en science plutôt qu'à
la vérité, attitude qui semble surprenante. Pour Bachelard la science n'est pas synonyme de
vérité, aussi c'est cette attirance pour les embûches de l'objectivité qui a ouvert Bachelard au
problème de l'imagination et l'a conduit aux poètes.
86M. MANSUY, Gaston Bachelard et les éléments, Paris, José Corti, 1967, p. 22.
En scrutant de près les obstacles épistémologiques, il est amené à découvrir, tapies derrière eux, tout un groupe de puissances trompeuses qui abusent la raison: élans irréfléchis, songes obscurs, mythes anciens, pulsions inconscientes, toutes choses qui, de quelque manière, se rattachent à !'imagination et en constituent soit les manifestations, soit les principes, soit les fruits. Décrivant ces forces menteuses à mesure qu'il les découvre et les expulse, il nous donne, de ce fait, une première esquisse de l’imagination.87
L'imagination est ici psychanalysée de façon indirecte, comme étant un cas particulier
de la puissance générale d'erreur qu'est la subjectivité. L'imagination, dans l'épistémologie
bachelardienne de 1938, n'est certes pas encore appréciée à sa juste valeur, néanmoins nous
sentons déjà qu'elle prend de plus en plus de place. Nous avons vu, par sa métaphysique du
temps, que Bachelard a le pressentiment que le dynamisme de l'esprit du sujet est à chercher
du côté des voies de l'imaginaire. Il est indéniable que la psychanalyse, dans son
épistémologie, a également teinté ses recherches. Certaines doctrines se sont soulevées
contre l'intrusion des notions psychologiques en épistémologie. Comte et le positivisme,
par exemple, ont contesté fortement le fait que la psychologie ait un quelconque statut
scientifique. Husserl également s'élève contre la prétention de la psychologie à se constituer
en théorie de la connaissance. Bachelard n’a jamais nié les problèmes que la psychologie
peut causer dans une théorie de la connaissance, mais il se refuse à la rejeter complètement,
ce qui donne à sa gnoséologie une originalité sans précédent. La place grandissante de
!'imagination dans sa pensée est certes redevable d'une conscience du temps privilégiant
l'instant. Or sa rencontre avec la psychanalyse, qui fleurissait à l'époque, ajoute à cette
tendance qui se confirmera dans son oeuvre ultérieure.
2.2.2 Vers une positivité de l'image
Que ce soit par une conscience temporelle ou une conscience de la subjectivité
trompeuse, !'imagination est étudiée par Bachelard de façon indirecte. Il faut maintenant
s'attarder sur la positivité que Bachelard reconnaît à !'imagination. Son livre sans doute le
plus connu, La psychanalyse du feu, peut nous aider à mieux comprendre cette positivité.
87M. MANSUY, Gaston Bachelard et les éléments, p. 23.
En effet, dans ce livre les deux principes de sa démarche se trouvent résumés.
Premièrement, il prolonge La Fonnation de l'esprit scientifique parce qu'il psychanalyse la
connaissance objective, en voulant mettre à nu certains obstacles épistémologiques associés à
cet élément des plus chargé d'inconscient que représente le feu. Mais par l'entremise des
documents littéraires qu'il analyse dans ce livre, il est orienté définitivement vers la prise en
charge de !'imagination. Il est à noter qu'avec la parution de La psychanalyse du feu,
Bachelard est de plus en plus influencé par Jung et plus particulièrement par son livre:
Métamorphoses et Symboles de la libido.
Avec le feu, l'attitude objective propre à la connaissance scientifique se heurte à un
élément grandement valorisé par l'inconscient. Notre but n'est pas ici d'analyser
rigoureusement la démarche de La psychanalyse du feu, mais de montrer le changement
d'attitude qui s'opère à l'intérieur de l'oeuvre face à !'imagination, puis d'essayer de le
mettre en perspective avec la psychanalyse bachelardienne déjà présente et celle qui va suivre
dans les recherches futures.
Le chapitre VI semble opérer un tournant. Jusque là, Bachelard avait traité des
puissances trompeuses tapies dans l'inconscient des vieux savants quand ils tentaient
d'objectiver le feu. Soudainement, la fantaisie est considérée avec indulgence. Autour d'un
bol de punch, nous oublions les soucis épistémologiques. Avec Hoffman, qui fouettait son
imagination avec de l'alcool, Bachelard célèbre moins l'alcool que la poésie inspirée, la
poésie fantastique, la poésie de !'imagination. Citons Hoffman dans Le chant d'Antonia :
Le désir, qui développe dans tout ton être une chaleur bienfaisante, plongera bientôt dans ton coeur mille dards acérés: car... la volupté suprême qu'allume cette étincelle queje dépose en toi, est la douleur sans espoir qui te fera périr, pour germer de nouveau sous forme étrangère.Cette étincelle est la pensée! -Hélas! soupira la fleur d'un ton plaintif, dans l'ardeur qui m'embrase maintenant, ne puis-je pas être à toi?88
Bachelard nous dira plus loin: "...c'est la rêverie qui finalement prépare le mieux la pensée
rationnelle. Bacchus est un dieu bon; en faisant divaguer la raison, il empêche l'ankylosé de
88Cité par Bachelard dans La Psychanalyse du feu, pp. 148-149
la logique et prépare l'invention rationnelle".89 Voilà une citation qui en dit long sur la
pensée de Bachelard et la nouvelle importance qu'il attribue à !'imagination dans la
dynamique de la connaissance.
Après cette brève évasion, Bachelard reviendra à son "sérieux" pour terminer sa
psychanalyse du feu et ainsi purifier le coeur et l'intelligence, toutefois le bonheur de
fabulation est désormais mis au grand jour. Si les produits de !'imagination sont vains pour
la connaissance scientifique, !'imagination comme telle est une réalité bien vivante qui mérite
une grande attention. Nous voyons que l’épistémologue est soudain mené vers d'autres
cieux par le psychologue.
Le problème de la connaissance du feu est un véritable problème de structure psychologique. Notre livre apparaîtra alors comme un spécimen de toute une série d'études mitoyennes, entre sujet et objet, qui pourraient être entreprises pour montrer l'influence fondamentale de certaines contemplations à prétextes objectifs sur la vie de l'esprit.90
Nous remarquons encore une fois que Bachelard étudie le problème de la connaissance dans
les zones tampons où s'entrecroisent objet et sujet, conscience et inconscience. En
travaillant dans ces lieux de pénombres psychiques, il n'a pu manquer d'être séduit par la
source des aberrations objectives et déjà, dans La Psychanalyse du feu, il esquisse une
théorie de !'imagination comme faculté suprême du moi.
...plus que la volonté (schopenhaurienne), plus que l'élan vital (bergsonien), !'imagination est la force même de la production psychique. Psychiquement nous sommes créés par notre rêverie, créés et limités par notre rêverie, car c'est la rêverie qui dessine les derniers confins de notre esprit. L'imagination travaille à son sommet comme une flamme...91
Il est à noter que cette autonomie entrevue de !'imagination est influencée par la lecture
qu'il fit de Imagination et Réalisation d'Armand Petitjean et de Le mythe de l'homme de
Roger Caillais. La rêverie devient, grâce à l’évolution de la pensée de Bachelard, le facteur
responsable de toute nouveauté psychique et par le fait même de toute connaissance. La
limite de la connaissance objective, la subjectivité, devient précisément ce qui la dynamise:
89¿a Psychanalyse du feu, pp. 150-151.90G. BACHELARD, La Psychanalyse du feu, pp. 199-200.91Ibid., p. 215.
"Ce qui limite une connaissance est souvent plus important pour le progrès de la pensée que
ce qui l'étend vaguement".92 Nous retrouvons ici l'idée de rythme et de dialectique de
l'esprit (philosophie du repos). L'épistémologue ne renie pas son oeuvre antérieure, car il se
rend compte qu'une épistémologie, qui évince les images pour n'adhérer qu'aux données
objectives, omet justement ce qui représente la construction de ces données, l'origine de la
pensée. Arrivé au seuil de l'objectivité, Bachelard plonge dans les ténèbres de l'imaginaire et
il fait la plus importante découverte de sa vie: l'imagination est la fonction dynamique du
psychique.
2.2.3 Adhésion à la psychanalyse et sa Condamnation
Il nous faut dénoter un fait plutôt paradoxal: la même psychanalyse qui a aidé à
Bachelard de scruter les obstacles épistémologiques, purs produits de l'imaginaire, se voit
considérée par lui comme étant limitée pour définir ce qu'est réellement l'imaginaire.
Bachelard la considère trop réductrice. Bachelard a ainsi une attitude ambiguë face à la
psychanalyse. Tout en la pratiquant, il la condamne à d'autres moments. Cette attitude
ambiguë est très instructive sur sa doctrine.
Le premier reproche que Bachelard adresse à la psychanalyse, c'est d'être trop
déterministe parce qu'elle vise à réduire la créativité de l'esprit. Cette réduction est très
louable vis-à-vis de l'erreur objective, mais elle ne l'est pas en regard des images, car elle
refuse l'originalité et la nouveauté à ces dernières. Au-delà d'un certain seuil, la
psychanalyse semble avoir quelques limites. Contre la réduction psychanalytique, Bachelard
affirme que l'imagination est "autogène", qu'elle est une fonction du psychisme créateur93:
non pas réduction, mais production. Il renonce peu à peu à la psychanalyse parce que
!'imagination n'atteint pas directement l'objectivité. L'imagination n'est donc plus "la faculté
de former les images" que la perception donnerait en tant que équivalente à la réalité. "Elle
est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la
92G. BACHELARD, La Formation de l'esprit scientifique, p. 171.93Cf. La Psychanalyse du feu, p. 219.
faculté de nous libérer des images premières, de changer les images."94 Bachelard ne traite
plus des images qui ont conquis un statut scientifique, il s'attache à l'imagination créatrice.
"Dorénavant il donne toute son attention à la nouveauté, à la subjectivité, à la fécondité des
images et sa méthode prétend saisir l'image comme une synthèse originale que l'analyse ne
doit pas décomposer, si d'aventure elle le pouvait"95
Bachelard s'intéresse d'avantage à la production des images plutôt qu'au système de
ses causes. À ce point de divergence avec la psychanalyse classique, il est aisé d'associer
ses conclusions sur la métaphysique temporelle. Nous pourrions dire que le déterminisme de
la psychanalyse lui vient d'une tendance à se tourner vers le passé. "L'antidéterminisme" de
Bachelard s'attache davantage à l'avenir de l'imagination. Nous allons sûrement un peu loin
en affirmant que Bachelard pratique un "antidéterminisme", car c'est plutôt à un nouveau
déterminisme qu’il nous convie. Un nouveau déterminisme qui va vers le futur et le désir: un
déterminisme onirique.
Pour répondre à ce problème du déterminisme de la psychanalyse, il nous faut
interroger l'imagination matérielle que Bachelard a longuement étudiée. Cette période de
l'imagination matérielle correspond à la perspective déterministe face à l'imagination que
nous annoncions au début du chapitre. Pour bien comprendre cette imagination matérielle,
nous devons d'abord nous attarder plus précisément à l'étude de l'image. Dans La
Psychanalyse du feu, Lautréamont, et L'Eau et les rêves, Bachelard affirme que l'image naît
d'un désir et non d'un besoin.96 Cette notion de désir qui prime le besoin est primordiale
dans la philosophie bachelardienne. Elle découle directement de sa conception du temps et de
sa compréhension de !'imagination comme dynamisme du psychisme. "La conquête du
superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire.
L'homme est une création du désir, non pas une création du besoin."97 C'est un désir qui
94G. BACHELARD, L'Air et les songes, p. 7.95F. PIRE, De !'imagination..., p. 23.96Cf. également S. FREUD, Le rêve et son interprétation, Trad. H. Legros, Paris, N.R.F., 1925, p. 53.97G. BACHELARD, La Psychanalyse du feu, p. 38.
appartient à un acte de connaissance et, dans ce sens, il a déjà été décrit par Aristote: "Tous
les hommes désirent naturellement savoir; ce qui le montre, c'est le plaisir causé par les
sensations, car, en dehors même de leur utilité, elles nous plaisent par elles-mêmes..."98 Ce
désir aboutit à une impulsion qui devient par l'écriture une "fonction réalisante". Dans
l’image, il y a donc conjonction immédiate du désir et de l'imaginaire. C'est cette
conjonction qui crée le surgissement de l'imaginaire.
La "fonction réalisante", qui provient du désir, cherche une matière pour s'incarner,
mais pas n'importe laquelle: à chaque image convient une substance. "L'imagination
matérielle va tout de suite à la qualité substantielle" qui lui convient.99 Il est important de
spécifier, lorsque Bachelard nous parle de matière, qu'il n'est pas question de cette eau
concrète qui coule du robinet ou de cette terre que je pétris dans mon jardin, mais de la
matière imaginée où le sujet adhère totalement et s'engage à fond dans ce qu'il imagine, car
"seule une matière peut recevoir la charge des impressions et des sentiments multiples. Elle
est un bien sentimental".100 Le désir cherche toujours la substance dont la fonction est la
mieux accordée à la qualité particulière de l'impulsion qui anime l'écrivain.101 Par cette
compréhension de l'image, Bachelard instaure une réelle communauté entre sujet et objet.
L'image, une fois matérialisée, doit être animée. Dans cette deuxième phase de la
création d'une image, il est question de la transformation et du devenir de l'image. Ici, nous
touchons à une notion importante dont nous avons déjà parlée et qui est présente tout au long
de notre recherche: le dynamisme. Comme nous l'avons déjà mentionné, la connaissance
objective est devenir. Un devenir qui est révélé par la temporalité de la connaissance.
L'image n'y échappe pas, elle est plutôt la source du dynamisme. Le devenir de la
connaissance objective et le devenir de !'imagination ne sont pas des copies parfaites,
cependant ils émanent d'une même énergie. Sans mouvement, l'image se stigmatise et n'est,
dans ce cas-là, d'aucun intérêt pour Bachelard. Il s'est d'ailleurs consacré avec ardeur à
98Métaphysique, A, 1, 980 a 21-23, trad. Tricot, Paris, Vrin, Tome 1,1992.99G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 158.100/M., p. 71.101Cf. G. BACHELARD, L'Air et les songes, p.80-81.
dénoncer les images qui arrêtent le mouvement de l'imagination, car "Le cinétisme est un
besoin poétique fondamental."102; "!'imagination ne comprend une forme que si elle la
transforme, que si elle en dynamise le devenir."103; "En poésie dynamique les choses ne sont
pas ce qu'elles sont, elles sont ce qu'elles deviennent."104 Et comme nous le disions plus
haut, !'imagination n'a pas un pouvoir de formation, mais de déformation des images. Cette
idée d'animation des images n'est pas nouvelle et a trouvé beaucoup d'adeptes. Nous la
retrouvons par exemple chez Ovide, dans les Métamorphoses, et également chez Freud où
elle correspond à "la transformation de l'idée en situation".105
Cette phase d'animation permet à l'image d'atteindre la troisième phase qui correspond
à l'infini de sa fonction: La sublimation. C'est ainsi que l'image accède à la fin de son
cheminement dynamique: "la sublimation est le dynamisme le plus normal du psychisme".106
Cette étape permet de faire passer l'image de la matière à celle de l'humain et même au
surhumain, ce qui amène un dépassement de la réalité. La fonction sublimatoire de
!'imagination est en effet de dépasser la réalité, pour adhérer en quelque sorte à la surréalité.
Il est très instructif de constater que ces trois phases (substantiation, animation et
sublimation) correspondent aux trois principaux obstacles épistémologiques identifiés dans
La Formation de l'esprit scientifique : le substantialisme, l'animisme et l'idéalisme. C'est
dire combien !'imagination touche à un fond psychique qui a une très grande importance pour
la connaissance. Une source commune semble nourrir la science et la poésie, néanmoins
leurs jaillissements respectifs à la surface en font "deux contraires bien faits"107 que le
philosophe, après l'appel de Bachelard, doit tenter de rendre complémentaires, sans toutefois
tomber dans les dangers d'un rapprochement trop hâtif. Résumons pour l'instant les trois
phases de la création de l'image avec cette citation de Vincent Therrien: " ...toute image naît
102G. BACHELARD, Lautréamont, Paris, José Corti, 1976 (6e réimpression de l'éd. de 1939), p.51.103/b/d., p. 154.104G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 66.105Cf. Le rêves et son interprétation, p. 71.106G. BACHELARD, La Terre et les rêveries de la volonté. Essai sur Fimagination de la force, Paris, José Corti, 1971 (6e réimpression de l'éd. de 1948), p. 4.107G. BACHELARD, La Psychanalyse du feu, p. 12.
d'une impulsion ou fonction réalisante qui se matérialise et tend ensuite vers l'infini de la
sublimation. Bien imaginer, c'est alors donner de bonnes formes à une juste matière dans
l'élan absolu et eschatologique d'un désir."108
À cette diversité d'images, doit bien correspondre une cohésion? Bachelard répond à
cette question en affirmant que les images, une fois qu'elles sont nées, s'appellent et se
coordonnent. Cette cohésion vient d'une image dominante et nourricière attachée à la matière
appropriée. C'est précisément l'imagination matérielle qui produit la cohésion des images.
Freud aussi a développé un intérêt pour la cohésion du symbolisme: "Le travail du rêve
consisterait alors à disposer ces symboles pour en faire un ensemble cohérent, une
représentation bien ordonnée."109 110 Même si la cohésion psychanalytique s'appuie sur un
inconscient pris avec des conflits sociaux et non sur une imagination matérielle, on peut
reconnaître une certaine similitude. Comme nous l'avons déjà vu, Bachelard ne conduit pas
son étude jusqu'au tréfonds de l'inconscient, mais dans "cette région superficielle où se
mêlent le conscient et l'inconscient"11 °, ce qui le distingue des psychanalystes sans toutefois
leur tourner le dos complètement.
Il est à noter également que !'organisation et la cohésion des images se fait à l'étape de
l'animation, où il y a un emboîtement des images par filiation successive autour d'une image
nourricière. Il faut spécifier que la filiation dont il est ici question ne correspond pas à une
suite d'images en parfaite harmonie, car pour !'imagination la contradiction est une nécessité
fondamentale. Le dynamisme de !'imagination est lié étroitement à l'ambivalence nécessaire
des matières originelles, ce qui permet des transpositions sans fin. Par conséquent, une
matière que !'imagination ne peut faire vivre doublement, ne peut jouer le rôle psychologique
de matière originelle, d'où l'importance des contraires et des pôles psychiques du bas et du
haut, des profondeurs et des sommets. La cohésion des images, chez Bachelard, prend
appui dans les profondeurs du psychique, mais elle doit se retrouver également dans l'avenir
108La révolution ..., p. 146-147.109Le rêve et son interprétation, p. 108.110L'Eau et les rêve, p. 158.
de l'image. Celle-ci est à la fois liée à une énigme mystérieuse proche de l'archétype, mais
elle est valeur de nouveauté et de choc, ouverte sur l'avenir. Bachelard a toujours été attentif
au double tropisme du dynamisme de !'imagination: le centre et la verticalité. La période de
ses recherches où il se consacre à l'imagination matérielle semble s'attarder davantage au
tropisme du centre.
Il est important de se questionner sur l'imagination matérielle comme étant opposée au
déterminisme de la psychanalyse. Tout en reprochant à la psychanalyse son déterminisme,
Bachelard utilise cette dernière pour fonder son nouveau déterminisme que représente
l'imagination matérielle. L'univers matériel en tant qu'il dépasse son rôle de décor, pour
"provoquer" et "séduire" !'imagination, Bachelard le nomme le Sur-ça. Même s'il ne
correspond pas directement au Sur-moi freudien, le Sur-ça s'y apparente parce que sa
fonction est de solliciter la conscience au seuil de l'acte. Le Sur-ça bachelardien est une
instance psychique qui pourrait être rapprochée du Soi jungien, qui est également la source
de l'imagerie symbolique. Cependant le Soi a une fonction beaucoup plus vaste, étant donné
qu'il est le centre organisateur et régulateur de la psyché totale. Voilà un bel exemple de la
méthode bachelardienne: non pas rejeter mais se réapproprier et dépasser l'ancien. Cette
instance du Sur-ça confirme ce que nous décrivions: "Les images poétiques ont une
matière"111, dans le sens d'un inducteur ou d'une tendance de la rêverie. Il nous faut
rajouter une autre assertion qui nuance la précédente: "La méditation d'une matière éduque
!'imagination ouverte".112 Par conséquent, nous voyons que l'échange se fait dans les deux
sens. D'une part, !'imagination en contact avec l'univers matériel en retire une matière et de
l'autre, l'imagination matérielle est marquée du sceau d'un élément en particulier.
Comme nous pouvons le comprendre, !'imagination du poète ne se saisit pas de la
matière comme un tout indivisible, mais successivement sous l'un ou l'autre de ses aspects.
De cette immensité matérielle, Bachelard tire la "loi des quatre éléments qui classent les divers
111G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 4.112■Ibid.
imaginations matérielles suivant qu'elles s'attachent au feu, à l'air, à l'eau ou à la terre."113
Cette division est évidemment empruntée à la doctrine des quatre éléments physiques dans la
philosophie présocratique et à la doctrine des quatre tempéraments. Notons également que
Bachelard a pris conscience, au contact des travaux de Mircea Eliade, de l'importance des
quatre éléments dans la pensée orientale. Comme nous l'avons déjà mentionné, il ne s'agit
pas ici de la matière comme telle, mais d'orientation, de tendance et d'exaltation. La matière
devient une image valorisée par la subjectivité du poète. Pendant un peu plus de dix ans,
Bachelard auscultera les âmes poétiques qui se valorisent dans le feu {La Psychanalyse du
feu), puis celles qui s'écoulent par l'eau {L'Eau et les rêves), ensuite il creusera les âmes
poétiques qui se confrontent à la terre {La Terre et les rêveries de la volonté et La Terre et les
rêveries du repos) et celles qui s'exaltent dans l'air {L'Air et les songes).
Nous pourrions objecter à Bachelard qu'il y a peut-être plus de quatre types
fondamentaux d'imaginations? Ne tente-t-il pas de rétablir une forme de déterminisme par la
loi des quatre éléments? Bachelard a lui aussi vu les limites de la tétravalence des images. Il
a reconnu que, par cette méthode, il gardait beaucoup trop d'objectivité, c'est pourquoi la
méthode phénoménologique deviendra plus importante pour lui. Il faut voir les quatre
éléments comme des "inducteurs de rêverie", des "opérateurs d'images". C'est ici
qu'intervient la deuxième assertion que nous mentionnions plus haut sur l'imagination
matérielle·. "La méditation d'une matière éduque !'imagination ouverte".114 D'ailleurs notons
que Gilbert Durand tient l'élément pour un "axiome classificateur".115 Maurice Blanchot,
quant à lui, considère que les éléments ne seraient que les "districts de !'imagination
substantielle".116 Prenons pour preuve Bachelard lui-même quand il rapproche, dans L'Eau
et les rêves, deux auteurs qu'il associe à l'eau: Edgar Poe, dont la poésie se réfère
constamment à la mort, et Saint-John Perse, qui est un poète de la vie. Autre exemple, les
nombreuses citations employés par Bachelard où !'imagination combine les éléments. Ainsi
113Ibid.114G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 4.115Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, P.U.F., 1964, p.25.116"Vaste comme la nuit", dans La Nouvelle Revue française, Paris, 1959, p.693.
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Nietzsche, dont Bachelard avance qu'il est un poète de l'air, mais qui s'avère également
poète du feu, demande par la bouche de Zarathoustra:
Où donc est l'éclair qui vous léchera de sa langue?Où est la folie qu'il faudrait vous inoculer?
Voici, je vous enseigne le surhomme, il est cet éclair, il est cette folie.117
Il est important de revenir sur les rapprochements et éloignements qui existent entre
Bachelard et la psychanalyse classique, pour comprendre les limites de la psychanalyse des
éléments. Des deux côtés on admet l'unité inconsciente de l'imaginaire. Prenons encore
Edgar Poe comme exemple. Marie Bonaparte, psychanalyste de la littérature que Bachelard
cite abondamment, affirme que Poe a écrit Le Scarabée d'or par fidélité inconsciente au thème
dominant de la "mère mourante", ce qui donnerait une unité à l'oeuvre. Toutefois, note
Bachelard, "à côté de cette unité inconsciente, nous croyons pouvoir caractériser dans
l'oeuvre de Poe une unité des moyens d'expression, une tonalité du verbe qui fait de l'oeuvre
une monotonie géniale".118 Cette unité des moyens d'expression chez Poe, Bachelard
l'associe à "un destin de l'eau".119 Il ne renie pas l'unité inconsciente établie par Marie
Bonaparte, cependant il la complète au niveau esthétique et met en parallèle une unité
imaginative. Ceci revient à ce que nous disions sur la zone d'investigation particulière à ses
études sur !'imagination. Il n'étudie pas l'inconscient profond, mais une zone plus
superficielle où la conscience est déjà présente. Nous sentons bien que Bachelard a une dette
envers la psychanalyse, mais malgré tout il abordera le problème de !'imagination contre elle.
Au lieu d'une psychanalyse, c'est plutôt une contre-psychanalyse qui caractérisera la période
de l'imagination matérielle.
Peu à peu Bachelard "inversera la direction du vecteur [de la psychanalyse] qui va de la
vie à la pensée, du souvenir à l'image et il défendra dans cette perspective [...] une
sublimation qui ne procède pas contre l’instinct, mais vers un idéal, une sublimation non pas
117Ainsiparlait Zarathoustœ, Trad. Maurice Betz, Paris, Gallimard, 1947, cell. "Livre de poche", p.20.
118L'Eau et les rêves, p. 64.11 Qlbid., p. 75.
subie mais provoquée, non pas terminale, mais originelle".120 Parallèlement à cette prise de
position, il élargira le déterminisme freudien à un finalisme de type jungien et à
l'indéterminisme de la phénoménologie. Cette distanciation d'avec Freud, plus qu'elle ne
dénote une polémique entretenue avec ardeur, nous renseigne davantage sur sa propre
pensée, car comme nous l'a si bien démontré Bachelard, la positivité d'une pensée se définit
toujours "contre" une autre pensée.
Prenons, pour commencer, la notion de complexe que nous avons déjà étudiée. Étant
moins considéré comme un conflit social et pathologique du moi profond, le complexe
bachelardien s'attache plus à la culture. La notion de complexe confirme également l'intérêt
qu'il porte à cette zone où se mêle pensée et rêverie. Parallèlement, il est très instructif de
constater que le complexe s'apparente étrangement à la matière imaginée, comme étant ce qui
assure la cohésion d'un ouvrage littéraire et de ses images. Pour mieux comprendre ce qu'il
entend par complexe, nommons en quelques uns qui se trouvent dans La psychanalyse du
feu. Le "complexe de Prométhée", qui représente le savoir qu'un enfant vole au père; il est
comme le complexe d'Oedipe de la vie intellectuelle. Le "complexe de Novalis", qui
représente la conscience de la chaleur intime. Le "complexe d'Empédocle", qui équivaut à
l'instinct de mort et l'instinct de vie unis par leur ambivalence. Il est facile de voir que
Bachelard s'approprie la notion de complexe pour l'orienter vers ses propres conceptions de
!'imagination. Cette définition du complexe rejoint la notion jungienne d'archétype, lequel
est un complexe collectif, alors que les fixations dues aux vicissitudes de l'histoire
personnelle sont des complexes personnels. Le complexe nous démontre aussi que, tout
comme Jung, il veut définir la libido au-delà de la sexualité, comme une énergie psychique
générale. Cette filiation avec Jung déborde sur une notion d'inconscient beaucoup plus
culturel qu’individuel, qui s'apparente avec l'inconscient collectif jungien.
D'ailleurs, la verticalité de la métaphysique temporelle de Bachelard n'est pas sans
rappeler le psychisme ascensionnel décrit par Jung. Bachelard se tourne vers Jung quand il
120V. THERRIEN, La révolution p. 34.
se sert de la psychanalyse pour la libérer de son déterminisme. Freud réduit les produits de
l'imaginaire à de simples substituts du réel, des symptômes du refoulement. Il démontre
ainsi que l'imaginaire vient du réel. Bachelard affirme au contraire que l'imaginaire va au
réel, ce qui inverse la perspective freudienne. L'imagination est en conséquence saisie par
Freud comme "seconde" et tributaire d'une théorie du refoulement. Il est important de
spécifier que Freud nuança quelque peu ses propos par une théorie ludique de l'art dans Le
mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient^. Une marge semble être donnée par
Freud, qui nous donne à croire qu'il n'avait pas souscrit à une théorie de !'imagination
considérée strictement comme une fonction dérivée de l'instinct. Même si une brèche sur le
déterminisme de !'imagination semble présente dans la doctrine freudienne, Bachelard n'en
tient pas compte et il ne considère que la liaison entre le refoulement et l'image. Selon lui:
"(...) Trop souvent pour le psychanalyste la fabulation et considérée comme cachant quelque
chose. Elle est une couverture. C'est donc une fonction secondaire."121 122 Pour contrer cette
association, "Bachelard ne cherche pas ce que l'imaginaire voile et montre à la fois, mais il
considère le voile lui-même, comment est tissé cette parure de mots et, de plus en plus
émerveillé, il tisse à son tour...".123
Pour mieux comprendre ce qui éloigne Bachelard de Freud et le rapproche de Jung, il
est important d'aborder brièvement la théorie freudienne de l'inconscient. Cela est sans
doute redondant, mais il nous faut rappeler que la théorie de l'inconscient est liée à la théorie
du refoulement. Le refoulement devient, en quelque sorte, le prototype de l'inconscient,
même si, dans ses derniers livres, Freud reconnaît l'existence d'inconscient qui ne soit pas
du refoulé. Encore là, notons que Bachelard n'est pas un expert en freudisme et, ce qui nous
intéresse, c'est ce qu'il lui reproche, car, rappelons-le, il pose sa doctrine de !'imagination en
s’opposant à Freud. Conséquemment, dans la perspective de la théorie du refoulement,
l'inconscient est une conscience voilée, il a un caractère d'absence, il n'a pas d'existence sui
121Trad. M. Bonaparte et M. Nathan, Paris Gallimard, 1930.122La Terre et les rêveries de la volonté, p. 20.123M.L. GOUHIER, "Bachelard et la psychanalyse: L'accomadement et la rupture", Colloque de Cérisy, p. 168.
generis. Quand Bachelard a recours à la notion d'inconscient, il veut évoquer son action
novatrice. Cette notion d'inconscient novateur est solidaire de sa théorie de l'image nouvelle
et dynamique. Le prototype de l'inconscient bachelardien devient en conséquence le
dynamisme de !'imagination. C'est un inconscient qui est irréductible à la conscience. Chez
Freud, il y a sans doute un dynamisme psychique, cependant c'est un dynamisme qui
instaure une continuité entre conscient et inconscient. Bachelard, fidèle à lui-même, introduit
un dynamisme psychique marqué par un principe de discontinuité, qui procure à
!'imagination sa spontanéité sans l'aide de la perception et de la mémoire.
Cette valeur de spontanéité de l'inconscient, il l'a retrouve chez Jung. Le conscient
selon ce dernier, "n'a pas seul le privilège de l'orientation active vers un but et une intention;
l'inconscient, dans certaines circonstances, serait également susceptible d'assumer une
direction vers une fin."124 Cette perspective discontinuiste du psychisme montre bien toute
l'ampleur du problème de !'imagination face au sujet connaissant. Bachelard a vu comment il
était important de bien différencier les deux sources de connaissance, pour ne pas être dupe
d'un psychisme bivalent. C'est sa vision de l'autonomie de l'imaginaire qui le convainc de la
pertinence d'une contre-psychanalyse, qui consiste à purifier !'imagination en détruisant "la
conscience au profit d'un onirisme constituée".125 Il inverse ainsi d'une certaine manière la
psychanalyse, pour éliminer le trop plein d'objectivité qui habille les études sur
!'imagination. À une " psychanalyse de la connaissance objective", qui s'attachait à réduire
l'erreur subjective, fait place une psychanalyse de l'onirisme subjectif, qui veut dépouiller la
subjectivité d'un excédent d'objectivité.
Il s'appuie de plus en plus, comme nous l'avons démontré, sur les travaux de Jung
pour sonder ainsi la subjectivité. Ce dernier développe une théorie de l'inconscient
autonome126, qui n'est pas sans séduire Bachelard. Même si, selon Jung, il n'est pas
124L'Homme à la découverte de son âme, Trad. R. Cohen, Genève, éd. du Mont-Blanc, 1962, p. 213.125G. BACHELARD, L'Air et les songes, p. 203.126Cf. C. G. JUNG, Dialectique du moi et de l'inconscient, Trad. R. Cohen, Paris, Gallimard, 1963, pp. 23-54.
complètement autonome, l'inconscient à la possibilité de diriger la conscience grâce aux
images qu'il lui impose.127 Les notions qui permettent d'esquisser cette conception, comme
"imago", "archétype" et "inconscient collectif, se réfèrent à des éléments ne dépendant que
de l'inconscient et non de la personne qui les aurait acquis au cours d'expériences. En
suivant cette pente, nous sommes amenés vers une théorie de !'imagination qui est alors
l'activité de l'inconscient collectif, ce qui s'apparente aux thèses de Bachelard. Il se réfère
abondamment à ces notions et il se propose "d'enrichir par un caractère dynamique la notion
d'archétype telle qu'elle est présentée par C. G. Jung."128 Même si Jung donne plusieurs
définitions de l'archétype, nous croyons qu'il ne serait pas en désaccord avec celle de
Bachelard :
une image qui a sa racine dans le plus lointain inconscient, une image qui vient d'une vie qui n'est pas notre vie personelle et qu'on ne peut étudier qu'en se référant à une archéologie psychologique. Mais ce n'est pas assez dire que de présenter les archétypes comme des symboles. Il faut ajouter que ce sont des symboles moteurs.129
Il est important de spécifier que Bachelard parle ici, en langage jungien, d'images
archétypiques, car l'archétype est la structure psychique qui donne naissance aux symboles,
il n'est pas représentable en soi. Pour Jung, "l'archétype en lui-même est vide; il est
purement formel [...] une forme de représentation donnée a priori".130 Bachelard étudie
d'une certaine manière les archétypes poétisés, qui ont déjà pris la forme symbolique. Jung
et Bachelard se rejoignent également sur la critique qu'ils font de la sublimation
freudienne131. Notons que Freud a reconnu n'être pas satisfait de son explication.132 En se
concentrant sur l'obstacle même de Freud, tous deux ne peuvent adhérer à une notion de
sublimation qui ferait de l'art un rejeton de l’énergie sexuelle. La sublimation leur apparaît
127Cf. Ibid., p.114.128¿a Terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l'intimité, Paris, José Corti, 1974 (7e réimpression de l'éd. de 1948), p. 263.129Ibid., p. 263.130C. G. JUNG, Les Racines de la conscience, Trad. Y. Le Lay et E. Perrot, Paris, Buchet-Chastel, 1970, p. 94.131Cf. C. G. JUNG, L'homme à la découverte de son âme, p. 251 et G. BACHELARD, Lautréamont, pp. 155-156. ; Dialectique de la durée, p. 141.132Cf. à ce sujet à P. RI COE U R, De l'interprétation, essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, pp. 467 et suiv.
comme un besoin de dépassement du réel. Je dis besoin, mais c'est plutôt un désir, un désir
de plus être qui est source de bonheur humain. La sublimation est la tâche quotidienne et
permanente de !,imagination, qui se place face à l'avenir et ne dépend pas du passé.
Bachelard reconnaît bien évidemment que la poésie et les autres produits de !'imagination ne
sont pas complètement purs et qu'ils ont un fond psychologique, mais ce qu'il cherche, c'est
le bonheur propre de !'imagination. Même s'il a reconnu la valeur dans !'imagination du
tropisme du centre, il s'attachera de plus en plus au tropisme de la verticalité.
À cette vision commune de la sublimation s'associe une prise en charge de la fonction
de l'irréel. Cette fonction de l'irréel, si abondamment mise au jour par Bachelard, nous la
retrouvons chez Jung quand il affirme qu'il est nécessaire de légitimer l'irrationnel. Il faut,
nous dit-il, "reconnaître l'irrationnel comme un psychisme qui, puisqu'elle existe toujours,
doit être nécessaire."133 L'originalité de Bachelard, c'est de vouloir éduquer cette fonction
créatrice, en examinant tous les obstacles de la culture et en déterminant les principes d'une
psychologie de la connaissance. C'est une véritable pédagogie de la fonction de l'irréel que
veut fonder Bachelard tout au long de son oeuvre. Pour lui les vrais névrosés sont moins
ceux qui ont un dysfonctionnement de la fonction du réel, que ceux qui n’arrivent pas à faire
jaillir la créativité de leur fonction de l'irréel. La psychanalyse classique veut briser l'image
pour rétablir 12, fonction du réel. Bachelard s'intéresse en premier lieu aux droits et aux lois
obscures de l'image, et ainsi il veut réveiller la fonction de l'irréel dans l'homme: dynamisme
propre de l'esprit qui permet le bon fonctionnement de la fonction du réel. "lafonction de
l'irréel c'est le dynamisme de l'esprit."134
Autre point commun: Jung affirme que !'imagination, quand elle est active, a une
fonction première créatrice et autonome135. Il s'oppose ainsi à la conception freudienne qu'il
133Psychologie de l'inconscient, Trad. R. Cohen, Genève, Librairie de l'Université, 1963, pp. 176-177.134J. LACROIX, Panorama de la philosophie contemporaine, Paris, P.U.F., 1966, p. 198.135Les types psychologiques, Trad. Y. Le Lay, Genève, Buchet-Chastel, 1958, pp. 440-441.
qualifie de réductrice136 , parce qu'elle ne s'attache qu'à une recherche des causes
pathologiques de la production des images, sans tenir compte de la finalité de ces dernières.
...il n'est pas de fait psychologique qu'on puisse expliquer à fond par sa seule causalité; chacun est un phénomène vivant pris indissociablement dans la continuité du processus vital, de sorte qu'il est toujours à la fois un devenu et un devenir, un devenir qui va être lui-même créateur.137
Voilà une citation qu'il ne serait pas difficile d'attribuer à Bachelard et qui dénote, transposée
à la théorie de !'imagination, que la causalité n'épuise pas l'image et que cette dernière a une
fin.
Un autre aspect rapproche nos deux penseurs, c'est !'identification de la dynamique du
psychisme et de !'imagination. Jung définit ainsi !'imagination en tant que centre de l'énergie
psychique, comme une sorte de libido au niveau de l'esprit. "L'imagination en tant
qu'activité imaginative s'identifie au déroulement du processus de l'énergie psychique."138
Cette mise en parallèle de Jung et de Bachelard nous a montré comment une réflexion,
prenant départ sur la théorie du symbole dans la psychanalyse freudienne, a conduit nos deux
penseurs à considérer !'imagination comme un langage autonome ayant sa propre syntaxe,
produit d'une création spontanée et renvoyant à une image fondamentale qui ne provient pas
nécessairement de l'expérience personnelle.
136/h/d., p. 443.137/h/d., p. 444.138/h/d., p. 446.
2.2.4 L'imagination dynamique
Lorsque nous avons étudié la psychanalyse utilisée dans la période de l'imagination
matérielle, il est apparu évident que l'élément ne représente pas un déterminant mais un
système de virtualité. L'imagination représente donc une force, comme un mouvement de la
conscience qui va au monde pour le provoquer, pour le nommer et le recréer à la fois.
Bachelard, par son souci de s'éloigner du déterminisme, développe une théorie de
!'imagination qui veut dégager son dynamisme. L'imagination dynamique est mise au grand
jour dans L'Air et les songes. Bien évidemment, comme nous l'avons vu, elle est présente
dès le début de ses investigations, cependant nous sentons avec L'Air et les songes qu'il
quitte l'imagination matérielle et s'oriente vers sa période phénoménologique. L'imagination
dynamique nous semble très proche du temps vertical que nous avons brièvement étudié dans
sa métaphysique temporelle. En effet, le dynamisme de !'imagination et la spiritualisation
temporelle sont pratiquement des synonymes. Il s'exprime par ces deux notions un désir de
quitter l'histoire horizontale du monde et des choses, pour accéder à une vérité instantanée
qui donne sens à la créativité de l'esprit humain. Par l'imaginaire, la conscience humaine
peut se redresser dans sa verticalité et ainsi participer au bonheur de la philosophie du repos.
L'imagination dynamique est au centre de la théorie de la connaissance bachelardienne, elle
caractérise la source d'énergie de tout le psychisme. C'est réellement par elle que Bachelard
instaure une métaphysique de !'imagination. Une métaphysique qui se donne pour principe:
"L'imagination produit la pensée."139 À ce principe est associé ce que nous affirmions sur la
parenté du devenir de la connaissance et du devenir de !'imagination. Ce devenir est le
propre de la dynamique que nous donne !'imagination.
Déjà, quand on s'attarde sur le titre de L'Air et les songes, on voit qu'il est encore
question d'élément. C'est un élément qui est par contre très difficile à saisir, qui échappe à la
substantialisation. Quand on pense à l’élément de l'air, on arrive rapidement à se représenter
le mouvement, l'élévation, l'aérien. Mais à cette image d'élévation, Bachelard jumellera
^39 L'Air et les songes, p. 24.
toujours l'image de la chute. Ces deux images, le vol et la chute, seront les deux pôles qui
soutiendront le livre. À ces deux images, qui expriment les deux tropismes de !'imagination
(centre et verticalité), sont directement associés presque tous les problèmes d'une
métaphysique de !'imagination: ascendance sublimatoire et enracinement dans les
profondeurs de l'archétype.
Fait important, quand Bachelard étudie les images du vol dans une perspective
dynamique, il commence par une critique du symbole défini par la psychanalyse, qui le réduit
trop à sa seule signification. Il réaffirme alors que l'image est pourvue d'une unité
indissociable et qu'elle est donnée immédiatement à la conscience. L'image n'est donc pas
un indice ou un signe, elle est active et a un sens dans la vie inconsciente. Selon lui, "[...]
trop souvent pour le psychanalyste la fabulation est considérée comme cachant quelque
chose. Elle est une couverture. C'est donc une fonction secondaire".140 Pour montrer la
différence entre les deux méthodes, prenons l'exemple du rêve du vol. La psychanalyse
classique se place avant le rêve et le considère comme le signe d'un désir caché. Bachelard
lui oppose une "psychologie directe de !'imagination qui consiste à découvrir et isoler les
"images dynamiques". Pour ce faire, il ne faut pas tenter de comprendre tel vers de Rilke ou
de Shelley, il faut vivre les images et les imaginer dans une "participation aérienne".141 Cette
méthode de participation à "!'imagination ouverte" s'apparente à la méthode
phénoménologique qu'il pratiquera dans ses derniers livres.
Mais en quel sens les images sont-elles dynamiques? Premièrement, elles le sont parce
qu'elle sont des images "premières" et "originelles". Elles sont donc autonomes et agissent
comme premier moteur. Deuxièmement, les images sont dynamiques parce qu'elles activent,
dans la conscience, une expérience, une sensation, une idée, une génération d'images.
L'image est alors dynamique en étant inductrice. Cette thèse doit beaucoup aux travaux de
Robert Desoille sur la thérapie du rêve éveillé.142 Pour nous démontrer cette deuxième
140¿a Terre et les rêveries de ta volonté, p. 20.141Cf. L'Air et les songes, p. 44.142Cf. Exploration de l'affectvité subconsciente par la technique du rêve éveillé, Paris, J.LL. d'Artrey, 1938. et Le rêve éveillé en psychothérapie, Paris, P.U.F., 1945.
définition de l'image dynamique, il se réfère notamment à Nietzsche qu'il dénomme le "poète
des sommets", le "poète ascensionnel". Pour Bachelard c'est la dynamique de !'imagination
rêvant l'air qui induit la morale du surhomme chez Nietzsche.
Avec une confiance peut-être excessive en notre thèse de la puissance toute primitive de !'imagination dynamique, nous avons cru voir des exemples où c'est cette rapidité de l'image qui induit la pensée.(...) nous croyons pouvoir faire la preuve que, chez Nietzsche, le poète explique en partie le penseur...143
Citons Nietzsche lui-même pour mieux comprendre le lien entre le poète et le penseur:
Par delà le nord la glace et !'aujourd'hui Par delà la mort, à l'écart :notre vie, notre bonheur!Ni par terre, ni par eau,tu ne trouveras le chemin qui mène aux hyperboréens.144
Ceci confirme que si la pensée n'est pas l'image, cette dernière en est quand même la genèse.
Ce problème hantera Bachelard durant toute sa vie. Il a toujours soutenu que l'image et le
concept sont "des contraires bien faits", mais il avancé également des affirmations qui placent
l'image à l'origine des pensées. C'est ici que la dynamique intervient: l'image n'est pas la
pensée, toutefois c'est !'imagination qui donne la dynamique à tout le psychisme et donc à la
pensée. Quand la pensée objective travaille contre l'image, une dynamique lui est transmise,
sans doute différente de celle se rapportant à la production esthétique, mais qui provient de la
même origine.
Le vol onirique est considéré par Bachelard comme une expérience imaginaire a priori
qui donne une unité à la diversité des images. C'est un nouvel idéalisme, proche de
l'idéalisme magique de Novalis, qu'il nous offre avec sa métaphysique de !'imagination.
Même s'il semble tirer des conclusions idéalistes sur !'imagination, quand il traite de sa
dynamique, il n'en reste pas moins qu'il recourt à la notion de participation à la matière. Ce
qui confirme qu'il a transféré de son épistémologie sa volonté de traiter les complexes
143G. BACHELARD, L'Air et les songes, pp. 146-147.144Ecce homo, Poésies, Trad. H. Albert, p. 245., cité par Bachelard dans L'Air et les songes, p.159.
abstrait-concret et subjectif-objectif Cette volonté, qui a sa source dans l'épistémologie,
nous croyons qu’elle s'accentue peu à peu dans ses études sur l'imagination. La
contradiction interne à l'oeuvre de Bachelard, qui l'a fait osciller entre des théories concrètes
et des théories métaphysiques, réapparaît ici quand Bachelard quitte la psychanalyse de
l'imagination matérielle pour la phénoménologie de l'imaginaire. À preuve, c'est qu'il croit
possible d'expliquer les images "par leur sens subjectif et non "par leurs traits objectifs".
L'objectivité a la tendance d'arrêter le dynamisme de !'imagination. Ce dynamisme,
Bachelard y accède par une expérience accrue de sa subjectivité, ce qui le conduit à sa période
phénoménologique.
2.3. Phénoménologie
2.3.1 La nouveauté de l'image
Comme nous venons de le dire, par la phénoménologie qu'il pratique dans La Poétique
de l'espace, La Poétique de la rêverie et La Flamme d'une chandelle, Bachelard accentue la
dynamique propre de !'imagination en se plaçant de plein pied dans la subjectivité. Cette
période correspond à la perspective émerveillée face à !'imagination. Π mettra alors "le sujet,
tout le sujet, dans chacune de ses images". La dynamique de !'imagination l'amène à rejeter
la loi des quatre éléments qui reste beaucoup trop objective. Bachelard avait déjà compris
qu'il fallait adhérer à la nouveauté subjective des images pour en saisir la dynamique, mais la
phénoménologie lui permet d'accomplir un pas supplémentaire dans l'allégement objectif.
Tout au long de ses recherches sur !'imagination, Bachelard est pris par le dilemme qui
s'établit entre le déterminisme de l'image et la nouveauté de l'image. En procédant à la
psychanalyse de l'imagination matérielle, il croyait sortir du déterminisme freudien, or il a
inauguré par le fait même un nouveau déterminisme avec la loi des quatre éléments. Sans
doute son déterminisme est beaucoup plus souple et c'est pourquoi il s'appuie sur Jung.
Bachelard lui-même reconnaît le déterminisme qui se dégage de cette loi. Pour comprendre le
changement d'opinion qui s'opère dans sa pensée, comparons ce qu'il dit dans sa période
plus psychanalytique avec ce qu'il affirme par la suite dans sa période phénoménologique:
"L'imagination est plus déterminée qu'on ne le pense et les images les plus factices ont une
loi. À bien des égards, la théorie des quatre éléments imaginaires revient à étudier le
déterminisme de l'imagination. "145; "Peu à peu cette méthode qui a pour elle la prudence
scientifique, m'a paru insuffisante pour fonder une métaphysique de l'imagination."146
Bachelard en arrive donc à la conclusion, qu'à trop décrire l'image, on en arrive toujours à la
déterminer, à perdre sa mobilité et sa nouveauté.
Par sa méthode phénoménologique, il nous dit :
Il faut être présent à l'image dans la minute de l'image: s'il y a une philosophie de la poésie, cette philosophie doit naître et renaître à l'occasion d'un vers dominant dans l'adhésion totale à une image isolée, très précisément dans l'extase même de la nouveauté d'image.147
C'est ainsi qu'il rejette le problème de la détermination de l'image et, dans son souci de
toujours tenter de doubler l'objectif et le subjectif, qu'il plonge à l'intérieur de lui-même pour
y saisir le pouvoir de l'imaginaire. Les griefs qu'il adresse à la psychanalyse ne se sont pas
faits brusquement dans l'espace d'un instant: il s'est distancé peu à peu, pour se tourner
ensuite vers la phénoménologie. C'est un cheminement qui peut paraître paradoxal, mais qui
exprime l'intuition bachelardienne d'un esprit constitué d'une tension entre raison et
imagination. Tranquillement, Bachelard a creusé les secrets de l'imaginaire en laissant
derrière lui la raison qui l'habitait à ses débuts d'épistémologue. Il ne délaisse pas pour
autant l'épistémologie, car dans sa période plus esthétique il écrit quatre livres à saveur
scientifique. Même s'il exerce ses deux passions, sa méthode d'analyse des images devient
diamétralement opposée à celle préconisée dans ses études sur l'objectivité du savoir, il
accentue les écarts. Le philosophe quitte alors "définitivement" les savants pour accéder à
145La Terre et les rêveries de la volonté, p. 211.146La Poétique de l'espace, 6e éd., Paris, Quadrige/P.U.F., 1994 (1957), 216 p., call. "Bibliothèque de philosophie contemporaine", p. 3.147/b/d., p. 1.
une expérience beaucoup plus spirituelle. Nous sentons qu'il accède à la verticalité
temporelle, saisie dans l'instant de la naissance d'une image, que déjà il appelait dans La
Dialectique de la durée. La philosophie du repos se fait de plus en plus reposante. Bachelard
reste donc conséquent avec lui-même.
La phénoménologie permet à Bachelard de traiter l'image dans sa fonction plutôt que
dans son principe causal. Il faut dire cependant que sa phénoménologie reste teintée pas ses
influences psychanalytiques. Cette nouvelle orientation de sa pensée est en parfait accord
avec sa propre théorie de la connaissance, qui affirme que "l'esprit est une valeur d'ordre
essentiellement dynamique".148 En somme Bachelard devient le propre exemple de sa
théorie de la connaissance et exprime la dynamique de la restructuration incessante de
l’esprit. Pour démontrer cette interpénétration, notons que lorsqu'il parle du rapport de
l'archétype et de l'image poétique, il rejette l'interprétation causale, mais il affirme que ce
rapport "relève d'une ontologie directe".149 Bachelard n'est pas plus un disciple de Husserl
qu'il n'est un disciple de Freud ou de Jung. Il emprunte des notions à ces divers penseurs
pour les réadapter à sa philosophie. Or ce qu'il faut retenir, c'est qu'en quittant la méthode
psychanalytique pour la méthode phénoménologique, il veut faire ressortir ce qui caractérise
!'imagination: sa fonction de projection, d'élan et de départ, ce qui élève l'homme et
l'accomplit par la force libératrice de son esprit.
En saisissant l'émergence des images dans leur nouveauté, Bachelard sonde la
sublimation pure, une "sublimation qui ne sublime rien, qui est délestée de la charge des
passions, libérée de la poussée des désirs."150 Pour saisir la nouveauté des images qui
émanent dans la sphère de la sublimation pure, la phénoménologie bachelardienne met
l'accent sur la naïveté et l'émerveillement du sujet. Ces notions de naïveté et
d'émerveillement, qui ont fait leur chemin en philosophie, Bachelard croit que nous ne
pouvons les atteindre que par la solitude du rêveur. Une solitude qui est identifiée
148G. BACHELARD, "Idéalisme discursif", dans Recherches philosophiques , Paris, no. 4, 1934- 1935, p. 25.149La Poétique de I"espace, p. 2.ï50Ibid., p. 12.
directement avec la solitude de l'enfance. Une enfance qui devient l'un des thèmes préférés
dans sa dernière période. C'est dire comment l'approche de la mort nous met toujours en
face de l'enfance. L'imagination qui nous permet d'inventer le lieu de notre bonheur, ne
nous place pas ailleurs que dans notre solitude. Le complexe imagination-bonheur-solitude
est très important dans la poétique bachelardienne. Une des affirmations de Bachelard, c'est
qu'il y a la permanence d'un noyau d'enfance dans l'âme humaine, hors de l'histoire
personelle. Ce noyau d'enfance n'est pas sans rappeler l'inconscient collectif et les
archétypes jungiens. Cette enfance, ce n'est pas celle datée du temps vécu, mais c'est un état
qui est permanent et qu'il faut réactiver: "Toute notre enfance est à réimaginer."151
Bachelard, qui n'est pas à court de néologismes, nous propose la poético-analyse qui a
pour tâche de nous aider à reconstituer en nous l'être des solitudes libératrices. La poético-
analyse veut mettre en valeur l'émergence de l'image poétique dans la conscience:
"Entendons par là une étude du phénomène de l'image poétique quand l’image émerge
comme un produit direct du coeur, de l'âme, de l’être de l'homme saisi dans son
actualité".152 Bachelard n'étudie plus telle ou telle image propre à telle ou telle imagination
matérielle, il étudie l'image qui naît dans la conscience du sujet. C'est un déplacement de
méthode qui accentue le travail vertical de Bachelard: en profondeur (par la désignation de
ténébreux archétypes dans les images) et surtout en hauteur (par l'accent mis sur la
sublimation pure). Avec cette méthode nous sommes immédiatement dans le sujet: on
cherche à fonder "une ontologie de l'image". Par cet accent mis sur la subjectivité, la
poético-analyse n'est que l'envers, en esthétique, de la "poésie de la raison" qu'il nous décrit
dans Le Nouvel esprit scientifique·. "La science suscite un monde par une impulsion
rationnelle immanente à l'esprit".153 Subjectivité et objectivité sont mises dos à dos par
Bachelard, sans pour autant en privilégier l'une plus que l'autre.
151G. BACHELARD, La Poétique de la rêverie, p. 85.152G. BACHELARD, La Poétique de l'espace, p. 2.153Op. c/i., p. 13.
S'il s'engage dans les voies de la subjectivité, il ne tombe pas dans les pièges de
l'inconscient. Comme nous l'avons déjà mentionné, ses études privilégient un domaine plus
superficiel où la conscience est déjà en oeuvre. C'est pourquoi il tient à spécifier sur quelle
sorte de rêverie nous sommes amenés à méditer. Il ne parle pas du rêve nocturne qui est
"surchargé des passions mal vécues dans la vie du jour."154 Le rêve nocturne donne congé à
la conscience, ce n'est pas vraiment le sujet qui rêve. Pour preuve: "Il n'y a certainement pas
identité entre le sujet qui raconte et le sujet qui rêve."155 Bachelard ne dénigre pas la
pertinence de l'étude du rêve en psychologie, cependant son propos est ailleurs. Il ne
disserte pas sur une rêverie somnolente qui tombe trop souvent dans le rêve. Il parle d'une
rêverie contemplative, une rêverie diurne qui est consciente de la beauté du monde. Quand il
parle de rêverie, dans La poétique de la rêverie, c'est "d'une rêverie du bien-être"156 qui
ouvre l'homme au monde. Le meilleur moyen d'atteindre ce "bien-être", c'est par la lecture
des poètes.
Un aspect important est a dégager dans ce qui vient d'être dit: la grande importance que
Bachelard accorde à la lecture. Il n'étudie pas la biographie de l'auteur ou les mystères de la
création littéraire; il s'attache à saisir ce qui émerge du retentissement d'une image dans la
conscience du lecteur. Il invite le lecteur a devenir lui-même poète. C'est là une des grandes
originalité de sa philosophie. La poético-analyse "vise à mettre particulièrement en valeur les
virtualités des image littéraires ainsi que le conditionnement ou les attitudes mentales
suscitées, corrélativement, par l'irruption soudaine et le retentissement de ces images dans la
conscience d'un lecteur cultivé et réceptif."157 Et le bonheur dont il nous parle si souvent,
c'est un bonheur de lecture et de solitude. C'est pourquoi la rêverie n'a rien de passif, mais
au contraire, par la conscience du lecteur "on peut alors saisir l'activité qui lui est propre, et
se rendre compte que ce repos n'est pas somnolence, que ce consentement n'est pas laisser-
154G. BACHELARD, La Poétique de la rêverie, p. 13.155/h/d., p. 11.156/h/a׳.157V. THERRIEN, La révolution..., p. 335.
aller...".158 À ceux qui prétendraient que la poétique bachelardienne est un relâchement de
l'esprit, il nous faut répondre que la verticalité apportée par la sublimation redresse l'esprit et
lui donne un "plus-être". "Chez G. Bachelard, la sublimation est un moyen d'élargir notre
horizon, de renforcer nos puissances. Le rêve n'est plus une détente ou une solution
seulement de fuite, mais une façon de se refaire, d'avoir d'avantage, de pouvoir plus."159
Ce bonheur de la conscience imaginante découvert par la poético-analyse en réactivant
l'archétype de l'enfance éternelle, qui représente l'accord poétique des archétypes, est
étroitement attaché à la nouvelle conception du temps énoncée dans L'intuition de l'instant et
La Dialectique de la durée. Bachelard resserre son analyse sur "l'instant d'émergence de
l'image", pour ignorer la composition de l'oeuvre. Toute sa poético-analyse porte sur la
verticalité temporelle qui émerge d’une image dans l'instant de son retentissement à la
conscience. C'est pour cela que Bachelard délaisse la psychanalyse. Il veut se détacher du
passé de l'image, qui correspond au tropisme du centre, pour s'attacher à sa présence
verticale. Si la psychanalyse peut aider la recherche verticale quand elle sonde les
profondeurs de l'archétype, elle ne peut nous aider quand vient le temps d'aller au pôle
contraire de l'ascension sublimatoire. En plus, Bachelard se rend à l'évidence que la
psychanalyse (surtout freudienne) travaille davantage sur le plan horizontal, dans le passé
personnel du sujet. Nous croyons fermement que Bachelard est conséquent avec sa théorie
de la connaissance qui prône l'oscillation rythmique de l'esprit entre une philosophie du
travail (raison) et une philosophie du repos (imagination). Cette orientation
phénoménologique est !'accomplissement, en esthétique, de ses conclusions sur la
métaphysique temporelle qu'il a esquissée au début de son parcours. La nouveauté de
l'image, c'est la nouveauté de l'instant ou vice versa. La dynamique temporelle semble
correspondre à la dynamique de !'imagination: une dynamique qui structure toute la
connaissance.
158J.-C. PARIENTE, "Présence des images", dans Critique, Paris, no. 200,1964, pp. 5-6.159J. HYPPOLITE, "Gaston Bachelard ou le romantisme de l'intelligence", dans Hommage à GastonBachelard, p. 23.
2.3.2 Bachelard et Sartre
Pour mieux saisir !,originalité de la phénoménologie bachelardienne, il serait bon de la
comparer avec d'autres phénoménologies. Sartre s'offre comme le meilleur exemple, ayant
lui aussi traité de la phénoménologie de !'imagination dans ses livres L'Imagination160 et
L'Imaginaire161. Nous n'avons pas l'intention de faire une analyse précise de ce qu'est la
phénoménologie en générale, toutefois nous voulons saisir des particularités propres à la
méthode de Bachelard. Nous croyons qu'une mise en perspective de deux philosophes se
réclamant d'une même doctrine permet une analyse qui travaille de l'intérieur. Sartre
présente une bonne possibilité de comparaison, pour la raison déjà mentionnée, mais aussi
parce que ses écrits sont à peu près de la même époque que ceux de Bachelard.
Une comparaison avec Husserl serait vaine, parce que Bachelard ne retient de la
phénoménologie qu'une manière d'aborder les phénomènes, sans adopter toute la
conceptualisation de Husserl et de son école. Cette manière d'aborder les phénomènes est
une démarche qui a pour but de montrer ce que nous enseigne un phénomène en ne dépassant
pas ses limites, mais en regardant uniquement sa nature propre. Bachelard ne peut pas
pratiquer, dans sa poético-analyse, Vépochè -cet éveil à soi et cette distance vis-à-vis des
données empiriques et des apparences au moment de la prise de conscience- parce que sa
démarche est essentiellement subjective. Autre distance en regard de Husserl, il ne pratique
pas le doute radical qui consiste à mettre entre parenthèses les doctrines, théories et principes
que l'on connaît concernant l'objet que la conscience vise. Son rationalisme et surtout sa
philosophie transparaissent toujours dans sa description du phénomène. Nous pourrions
multiplier les exemples qui montrent que Bachelard fait sa propre phénoménologie, or ce ne
serait pas pertinent pour notre recherche.
Commençons notre mise en parallèle par voir comment Sartre considère le problème de
l'image. Sartre nous dit, que l'image n'est pas une chose déposée dans la conscience, mais
160J.-P. SARTRE, L'Imagination, 5e éd., Paris, P.U.F., 1963 (1936).161 J.-P. SARTRE, L'Imaginaire (Psychologique phénoménologique de l'imagination), Paris, N.R.F., 1940.
"un certain type de conscience".162 II soutient, pour appuyer ses dires, que le problème de la
structure de l'image a toujours été mal posé, parce que la philosophie a tenu l'image: 1- pour
un résidu de la perception, 2- pour un contenu inerte de la conscience, 3- pour décomposable
en éléments de la perception. Tout comme Bachelard, Sartre ne veut plus considérer l'image
comme retenue par un passé, car il désire lui redonner sa fonction de nouveauté et son
dynamisme. Il décrit l'image comme "un acte de la conscience dont l'intentionnalité peut
viser aussi bien un objet imaginaire qu'un objet réel".163 C'est une vision de l'image qui lui
attribue activité et créativité. Il est évident qu'il y a parenté entre nos deux penseurs par
l'exploration qu'ils font de la dynamique et de la nouveauté de l'imagination.
Bachelard est cependant moins radical que Sartre en ce qui regarde la séparation de
!'imagination et de la perception. Il les distingue pour faire ressortir l'originalité de
!'imagination. Cependant un rapport existe entre les deux selon Bachelard. À la différence
de Bergson, il ne fait pas de !׳imagination un substitut de la perception, mais il la considère
comme "l'aventure de la perception". La perception se subordonne en quelque sorte à
!'imagination. Il inverse ainsi la perspective. Nous pouvons dire que Bachelard se situe
entre Bergson et Sartre. L'imagination n'est plus l'esclave de la perception, toutefois un
nouveau rapport s'établit entre les deux où !'imagination doit "éduquer" la perception.164
Il est important de spécifier qu'il y a une différence de démarche entre les philosophes.
Pour Bachelard !'imagination va de soi, il suffit de croire à sa réalité; il ne se sent donc pas le
besoin de justifier sa phénoménologie. Sartre croit aussi que la conscience imageante active
existe, toutefois il veut déterminer dans quelles conditions elle est possible. Cette démarche
s'apparente à celle de Kant, dans La critique de la raison pure, quand il cherche les
conditions de possibilité d'une connaissance par la raison pure. Dans cette perspective
inspirée par la critique kantienne¡, Sartre se pose la question: "...que doit être la conscience en
162J.-P. SARTRE, L'Imagination, p. 162.163F. PIRE, De L'imagination..., p. 155.164Cf. P. QUILLET, Bachelard, Paris, P. Seghers, 1964, coll. "Philosophes de tous les temps" no.13, pp. 117-119.
général s'il est vrai qu'une constitution d'images doit toujours être possible?"165 II répondra
à cette question en affirmant: "...pour qu'une conscience puisse imaginer, il faut qu'elle ait la
possibilité de poser une thèse d'irréalité."166 Cela signifie que la conscience, pour imaginer,
est obligée de postuler l'existence d'un objet irréel et le donner comme un néant relatif,
comme non perçu. En un sens cette conception rejoint la fonction de l'irréel chez Bachelard.
Ce qui est difficile à comprendre, dans la théorie de Sartre, c'est !'association des
notions "d'objet" et "d'irréel". Cette théorie est tributaire de la thèse de l'intentionnalité
propre aux phénoménologues, qui se sont inspirés de Brentano. C'est que la conscience doit
toujours être conscience de quelque chose. Toute conscience en général doit avoir un objet à
viser, donc la conscience imageante particulière a aussi son objet. Mais comment l'image
produit-elle son objet? Sartre prend l'exemple de l'image de son ami Pierre, qui est absent.
L'objet de cette image n'est pas dans l'image, ni l'image dans la conscience. Cette image est
une certaine manière de viser Pierre comme existant. Or s'il est absent, il n'existe que pour
la conscience imageante. Relativement à la perception, il est donné comme néant, car il ne
perd pas son caractère d'objet. Si le réel c'est le perçu, ce qui est néant relatif par rapport à la
perception, c'est l'irréel: l'image. Par conséquent l'image existe, mais elle a un objet, sinon
elle serait néant absolu. C'est un objet irréel que la conscience doit créer par la spontanéité de
!'imagination.
Sartre s'accorde pour l'essentiel avec Bachelard, cependant il décrit ce que l'image doit
être pour exister, ses conditions de possibilité. Il se consacre principalement à la
conceptualisation de l'image, à son intelligibilité. Bachelard a une démarche qui s'attarde sur
le caractère d'événement et de retentissement qu'a l'image dans la conscience qui l’imagine.
Comme il le dit lui-même, il se situe "au départ de l'image". Sartre est devant l'image, dans
un temps abstrait où se fonde l'image. Sartre régresse de l'image à ses conditions de
possibilité fondatrices. Bachelard progresse de l'image aux états qu'elle provoque, au
virement d'être qu'elle anime. La méthode bachelardienne est fidèle à son projet. La
1 ®5L'Imaginaire, p. 227.166Ibid., p. 232.
88
psychanalyse ne donnant pas la valeur d'originalité de l'image, il s'est tourné alors vers la
phénoménologie pour saisir l'image à l'origine de la conscience. Sartre use de la
phénoménologie pour la réflexion qu'elle lui amène dans l'analyse des conditions de
possibilité de l'image. "Il est nécessaire de répéter ici ce qu'on sait depuis Descartes: une
conscience réflexive nous livre des données absolument certaines; l'homme qui, dans un acte
de réflexion prend conscience d'avoir une image ne saurait se tromper."167
Cette méthode auto-réflexive de Sartre réduit l'image à ce qu'elle est pour une
conscience en particulier, cependant elle est incapable de dire ce qu'elle peut être pour une
autre conscience. Elle ne peut pas décrire ce qu'une image produit comme effet sur une autre
conscience, ou rendre compte du pouvoir qu'ont certaines images sur une conscience
étrangère à leurs naissances. C'est précisément ce que Bachelard étudie quand il se place
dans la chaise du lecteur. Il tentera toujours d'explorer l'univers que !'imagination inaugure
(La Poétique de l'espace) et les raisons de l'âme qui l'invitent à habiter cette univers (La
Poétique de la rêverie). En un sens, la création dont parle Sartre est plutôt psychologique,
parce qu'elle ne tire son originalité que du mode de conscience selon lequel elle est donnée.
Quand Bachelard parle de création, il la décrit également au niveau ontologique. En plus de
considérer la spontanéité de la conscience imageante comme Sartre le fait, Bachelard
approfondit en plus l'univers qui en résulte. L'imagination ne fait pas que redoubler du réel
perçu, elle multiplie et augmente le réel.
Sartre, en ne se concentrant qu'au niveau de la réflexion sur l'image, laisse de côté
l'affectivité. En isolant ainsi l'essence de l'imaginaire, on perd sa vie et la dynamique
donnée par l'adhésion du rêveur. Sartre a beaucoup de difficulté à conceptualiser la
confiance accordée aux images. Nous sommes d'ailleurs en accord avec ce qu'affirme sur le
sujet J.-C. Pariente: "C'est que dans l'ensemble Sartre continue malgré tout à traiter la
perception comme le centre de référence de !'imagination, c'est que l'image reste au fond le
substitut d'une perception irréalisable".168 C'est que, dans la conscience imageante, l'image
167J.-P. SARTRE, L'Imaginaire, p. 13.168J.-C. PARIENTE, "Présence des images", p. 7.
n'est irréelle que par rapport à la perception actuelle, or elle reste la réduplication d'un objet
réel. En voulant séparer l'imagination de la perception, pour établir son autonomie sans
restituer de nouveau rapport entre les deux, Sartre voit la perception resurgir et rester
donatrice de l'objet imaginé. L'originalité de Bachelard est de donner une véritable réalité à
!'imagination et surtout à l'univers qu'elle constitue. L'univers de !'imagination a un être
propre, ce n'est pas un néant relatif et Bachelard, par la méthode phénoménologique, a voulu
démontrer toute son originalité. "L'exigence Phénoménologique à l'égard des images
poétiques est d'ailleurs simple: elle revient à mettre l’accent sur leur vertu d’origine, à saisir
l'être même de leur originalité et à bénéficier ainsi de l'insigne productivité psychique qui est
celle de l'imagination."169
2.3.3 La Nouveauté ontologique du sujet imaginant
Certes la phénoménologie bachelardienne saisit l'originalité des images, toutefois ce
qui la caractérise le plus, c'est l'accent qui est mis sur le retentissement qu'elle a sur le sujet.
Plus qu'à une simple esthétique, Bachelard philosophe nous invite à une prise de conscience
des forces de l'imaginaire. L'imagination n'est pas seulement une source de divertissement,
elle change l’être du sujet qui y adhère pleinement. Il faut nous rappeler que dans sa
philosophie il y a une interaction très étroite entre le sujet et la connaissance. "Toute
connaissance modifie le sujet connaissant."170 La prise de conscience de l'importance de
!'imagination ne peut faire autrement que d'influencer le sujet. Un sujet ouvert aux réalités
de l'imaginaire, qui retourne son regard sur la science, ne peut plus la considérer de la même
façon. Pour notre philosophe la tension est toujours présente entre raison et imagination. La
science contemporaine doit toujours éviter les précipices que lui offre l'image. Mais l'esprit a
besoin du dynamisme de !'imagination pour accomplir toutes ses tâches. Pour Bachelard
l'humain imagine d'abord et ensuite il conceptualise. L'être du bonheur, l'unité tant
recherchée par le sage qui permet à l'homme de s'acquitter de ses recherches de raison, est à
169G. BACHELARD, La Poétique delà rêverie, p. 2.170V. THERRIEN, La Révolution..., p. 327.
chercher dans !'imagination. Et c'est dans cette optique que la phénoménologie
bachelardienne s'attachera à la valeur ontologique des images, c'est ce qui confère à ses
études le titre de métaphysique de !'imagination. Bachelard contribue indéniablement à une
ontologie du bien-être: "la rêverie nous apprend que l'essence de l'être, c'est le bien-être".171
Le philosophe nous convie, en quelque sorte, à une initiation à saveur mystique, qui a
pour but de faire accéder à un autre niveau de conscience à travers la verticalité du
mouvement de l'esprit donné par !'imagination. D'ailleurs le thème central de son dernier
livre, La Flamme d'une chandelle, est celui du rêveur solitaire qui médite sur la verticalité de
la flamme. "Le mouvement de l'esprit est comme celui du feu, écrit Claude de Saint-Martin,
il se fait en ascension."172 Cette ascension spirituelle, Bachelard la caractérise par une saisie
du moi par le moi, c'est au fond un Cogito: le Cogito du rêveur. Ce n'est pas du tout un
Cogito du type cartésien caractérisé par une exigence intellectuelle, qui ne laisse que pour
elle-même une pensée dénudée se regardant penser. Le Cogito du rêveur est peu exigeant;
c'est une conscience modeste qui se contente de vivre dans la société des images, pour y
puiser le bien-être. "Prise de conscience sans tension dans un Cogito facile donnant des
certitudes d'être à l'occasion d'une image qui plaît..."173 Ce Cogito se niche dans la zone si
chère à Bachelard où se chevauchent conscience et inconscience. C'est au sein de ce lieu
charnière qu'il rencontre son unité ontologique et ce qui importait pour lui: "Trouver un point
de conscience situé exactement à mi-chemin entre l'inconscient nocturne et la conscience en
pleine lumière".174 La philosophie du repos trouve dans le Cogito du rêveur ce qu'elle
appelait dans La Dialectique de la durée. Bachelard découvre sur le tard de sa vie le Cogito
du rêveur, il trouve son rythme à la fin de ses jours. Il est allé d'un extrême à l'autre du
balancier: d'une objectivité ardente saisie dans son travail incisif à une subjectivité tranquille
accueillie dans le repos de l'âme.
171La Poétique de la rêverie, p. 166.172G. BACHELARD, La Flamme d'une chandelle, 6e éd., Paris, P.U.F., 1980 (1961), p. 62.173G. BACHELARD, La Poétique delà rêverie, p. 130.174G. POULET, "Bachelard et la conscience de soi", dans Revue de métaphysique et de morale, no. 1, LXX, 1965, p. 16.
Il ne faudrait pas croire que, à l'approche de sa mort, il ait voulu réunir ses deux
amours dans une belle synthèse. Bien au contraire, il multiplie les mises en garde. Dans La
Poétique de la rêverie, il nous dit:
Ce n'est pas moi qui tenterais d'affaiblir par des transactions confusionnelles la nette polarité de l'intellect et de l'imagination... Quand le concept a pris son essentielle activité... Quelle mollesse -quelle féminité!- il y aurait à se servir d'images... Ce n'est pas moi non plus qui disant mon amour fidèle pour les images, les étudierais à grand renfort de concepts.175
Le mot à retenir dans cette citation, c'est féminité. Pour exprimer cette bivalence de
l'esprit humain, Bachelard fera un autre emprunt à Jung, ce qui confirme les liens qui se
tissent entre sa phénoménologie et sa psychanalyse. Il adhère à l'idée d'androgynie du
psychisme explorée par la psychologie des profondeurs: "De toutes les écoles de la
psychanalyse contemporaine, c'est celle de C. G. Jung qui a le plus clairement montré que le
psychisme humain est, en sa primitivité, androgyne".176 177 Selon Jung, une dualité profonde
existe dans la psyché humaine. Une dualité qui s’exprime sous le double signe d'un animus
et d'un animai7 Résumons très sommairement, en disant que tout humain masculin ou
féminin est doté d'un psychisme androgyne; Y animus faisant appel à la rationalité, à la
science, au désir d'objectivité, à la "masculinité" de l'esprit; Y anima faisant référence à
!'imagination, à la créativité, à la rêverie, à la "féminité" de l'esprit. Même si nous pouvons
critiquer ce que Bachelard fait de cette théorie de Jung, il importe de retenir qu'il y trouve une
solution à ses propres convictions sur la polarité du psychisme.
Quand Bachelard fait sa phénoménologie de la rêverie, il fait, en terme jungien, une
phénoménologie de Y anima. Il a eu besoin de toute une vie pour aller jusqu'à la source de
son anima, sa conscience rationnelle étant difficile à mettre à distance. Mais son penchant
pour !'imagination ne l'a pas trompé, il y trouva la source dynamique de tout le psychisme, le
repos qui permet de prendre des énergies, pour ensuite retourner dans l'exercice en société
fortement marqué par le masculin du psychisme. Cette référence à Y anima et Y animus
175Op. eit, pp. 45-46.176La Poétique de la rêverie, p. 50.177Cf. notamment: Le moi et l'inconscient, chapitre "L'anima et !,animus".
jungien exprime assez justement la conception que se fait Bachelard d'une science faite de
ruptures, d'obstacles et de révolutions et d'une poésie qui est repos, adhésion et spiritualité.
Avec la théorie du psychisme androgyne, il a trouvé une parenté de pensée qui le confirma
dans ses positions.
Même si Bachelard différencie clairement la conscience imageante et la conscience
rationnelle, le moi n'est pas pour autant éparpillé dans un fouillis héraclitéen. "Leur
antinomie radicale les rend complémentaires; ils se répondent négativement dans une espèce
de géométrie d'inversion."178 179 Cette tension permet aux deux versants de l'esprit, dans un
même objectif, d'ouvrir l'homme à un au-delà de lui-même, de l'ouvrir au monde, de
constituer un monde. La théorie de la connaissance bachelardienne, qui considère
!'imagination comme fonction dynamique de la connaissance, est en lien avec une nouvelle
conscience d'être au monde, que Bachelard n'a pas manqué de saisir dans l'éclosion qui avait
lieu au début du siècle. Ainsi la connaissance n'est pas une vision, mais un mouvement pour
voir. Ce qui vient d'être démontré confirme que c'est plus une méthode de connaissance
qu'une théorie de la connaissance qui caractérise ses travaux, une réelle pédagogie ancrée
dans une éthique et un nouvel humanisme, qu'il nous faudra étudier dans le prochain
chapitre.
L'imagination invente plus que des choses et des drames, elle invente de la vie nouvelle, elle invente de l'esprit nouveau; elle ouvre les yeux qui ont des types nouveaux de vision. Elle verra si elle a "des visions". Elle aura des visions si elle s'éduque avec des rêveries avant de s'éduquer avec des expériences, si les expériences viennent ensuite comme des preuves de ses rêveries. Comme le dit d'Annunzio: "Les événements les plus riches arrivent en nous bien avant que l’âme s'en aperçoive. Et, quand nous commençons à ouvrir les yeux sur le visible, déjà nous étions depuis longtemps adhérent à l'invisible."(Contemplation de la mort)S 79
178F. DAGOGNET, "M. Gaston Bachelard, philosophe de l'imagination", dans Revue internationale de philosophie, Bruxelles, no. 51, XIV, 1960, p. 35.179G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 24.
2.4 Retour
Comme nous l'avons fait au premier chapitre, nous proposons de résumer de façon
succincte les points principaux qui ont été traités dans ce chapitre. Cet exercice nous
permettra de resserrer l'analyse, pour ensuite la relancer et mieux aborder le dernier chapitre
de notre mémoire.
Nous avons commencé par étudier la perspective annulée face à !'imagination, qui
caractérise la période où Bachelard use de la psychanalyse en épistémologie comme catharsis.
Il cherche les obstacles épistémologiques produits par la subjectivité et qui empêchent
l'objectivité. Nous avons appris que la méthode bachelardienne travaille dans les zones
intermédiaires où la conscience et l'inconscience sont entremêlées, ce qui le différenciera de
la psychanalyse et teintera sa philosophie. Nous avons montré que, dans son épistémologie,
il puise à la source de disciplines du XVIIième et XVIIIième siècles. Il y trouve ces contre-
vérités que sont les obstacles épistémologiques. L'utilisation de la psychanalyse et sa
métaphysique temporelle vont teinter sa découverte des embûches de l'objectivité et l'orienter
indirectement vers une ouverture face à !'imagination. Il a également été question de la
positivité de !'imagination qui est accrue dans La Psychanalyse de feu. Nous y avons
constaté que l'image est vaine en science, mais que !'imagination est désormais reconnue
comme fonction authentique du psychisme et de la connaissance. Bachelard plonge alors
dans les limites de la subjectivité parce qu'il y voit la genèse de toute pensée.
Dans la perspective déterministe qu'il développe face à !'imagination, nous avons vu
que Bachelard aura une attitude ambiguë envers la psychanalyse. Pour lui la psychanalyse
freudienne est déterministe, dans ses études sur !'imagination, parce qu'elle est trop
réductrice. La réduction est bonne pour la recherche des erreurs de l'objectivité, cependant
elle élimine la nouveauté de l’image. Bachelard sonde !'imagination créatrice, la production
des images plutôt que ses causes. Mais il inaugure un nouveau déterminisme avec la notion
d'imagination matérielle. Nous avons appris qu'une image naît d'un désir de connaissance;
qu'elle s'incarne dans une substance; qu'elle est animée par un devenir qui est lié au
dynamisme de la connaissance en général, caractéristique distincte de !'imagination. La
dernière phase de l'image, c'est la sublimation, qui est la fin même de !'imagination. Il a
également été question de la cohérence des images qui se fait par une image nourricière dans
l'étape d'animation. Nous nous sommes butés à un paradoxe: c'est la psychanalyse qui sert
à Bachelard pour contrer son déterminisme, en l'aidant à instituer un nouveau déterminisme
avec l'imagination matérielle et la loi des quatre éléments, qui classent les âmes poétiques
selon leurs matières exclusives. L'élément est ici un inducteur de rêveries, or il reste quand
même déterminant. Il a été aussi question du fait que Bachelard érige une contre-
psychanalyse, qui s'attarde davantage à l'avenir de l'image qu'à son passé, qui, au lieu
d'éliminer les images des conceptions scientifiques, cherche à dépouiller la subjectivité du
trop plein d'objectivité.
Nous avons vu que son éloignement de Freud le rapproche de Jung. Bachelard se
retrouve chez Jung dans les notions d'inconscient collectif et d'archétype. Également, il se
retrouve dans la critique de la sublimation freudienne que fait Jung. Tous deux la
considèrent comme un désir de dépassement de la réalité, un désir d'exubérance de l'être. Ce
reconnaissant pareillement dans la notion jungienne de légitimité de l'irrationnel, Bachelard
met au jour la fonction de l'irréel comme garante de l'équilibre psychique. Ils s'entendent
également sur le fait que la causalité n'épuise pas l'image et que !'imagination s'identifie au
devenir du psychisme. Nous avons vu qu'en tentant de s'éloigner du déterminisme de la
psychanalyse, Bachelard fait ressortir le caractère propre du dynamisme de !'imagination, qui
est très proche du temps vertical et de la spiritualisation temporelle de l'esprit à la base de sa
gnoséologie. Cette dynamique, il l'appréhende dans L'Air et les songes. Les images sont
dynamiques parce qu'elle sont originelles et premières, mais elles le sont aussi comme
inductrices. Le problème gnoséologique de !'imagination émane de cette constatation du
dynamisme psychique identifié à l'imaginaire: l'image n'est pas la pensée, mais c'est
!'imagination qui donne le dynamisme à la pensée.
Le dynamisme de !,imagination se trouvant dans l'activité subjective du sujet, nous
avons vu que Bachelard use de la phénoménologie pour répondre à cette exigence de
nouveauté de l'image. Cette période correspond à la perspective émerveillée face à
!'imagination. Sa méthode consiste à placer le sujet en présence de l'image, au moment de
son émergence. L'exigence gnoséologique de Bachelard, qui exprime la tension entre raison
et imagination, est confirmée par le fait que les méthodes de l’épistémologie et de
métaphysique de !'imagination sont diamétralement opposées. Nous avons fait ressortir le
fait que la verticalité temporelle est de plus en plus assumée par le philosophe. Par la
phénoménologie, Bachelard s'attarde davantage sur la fonction de !'imagination plutôt que
sur son principe causal. Cette fonction, il la retrouve dans la notion de sublimation pure qui
donne la nouveauté de l'image à travers la disposition du sujet à la naïveté et à
l'émerveillement. Nous avons vu que la poético-analyse est la méthode proposée par
Bachelard pour mettre en valeur l'émergence de l'image poétique dans la conscience. Cette
méthode travaille dans la zone du psychisme où conscient et inconscient ne sont pas
nettement distingués. C'est à partir de ce lieu charnière qu'il étudiera !'imagination du lecteur
plutôt que la biographie de l'auteur. La poético-analyse est étroitement liée à sa nouvelle
conception du temps qui valorise l'instant, en s'occupant de la verticalité temporelle
émergeant d'une image dans l'instant du retentissement.
En comparant Sartre et Bachelard, nous avons pu établir certains parallèles et aussi des
différences. Les deux se rejoignent sur une conception de l'image comme un type de
conscience, plutôt que comme une chose. Ils reconnaissent également la dynamique de
!'imagination et sa nouveauté. Comme différence, nous avons établi qu'il y a le lien entre
imagination et perception. Sartre les sépare pour donner à !'imagination son autonomie.
Bachelard ne subordonne plus !'imagination à la perception, mais il instaure un autre rapport
qui inverse l'optique: c'est la perception qui est tributaire de !'imagination. Autre différence,
nous avons vu que Sartre veut fonder, par la réflexion, les conditions de possibilité de
!'imagination, il tente ainsi de conceptualiser l'image. Bachelard se penche plutôt sur le
caractère d'événement de l'image dans le sujet. Nous avons constaté que la méthode de
Sartre laisse de côté l'affection et isole l'essence de l'imaginaire, ce qui lui fait perdre sa
dynamique. Nous avons vu que l'originalité de Bachelard est de donner la véritable réalité de
l'image et de l'univers qu’elle institue.
Nous nous sommes également attardés sur le changement d'être qui est mis au jour par
la phénoménologie de Bachelard. La métaphysique de !'imagination, par la phénoménologie,
s'attache à la valeur ontologique des images qui redressent l'esprit dans sa verticalité
spirituelle. Nous avons traité, par la suite, du Cogito du rêveur qui se niche à la jonction du
conscient et de l'inconscient, lieu de la philosophie du repos. Il a également été question de
l'idée jungienne d'androgynie du psychique que Bachelard adoptera dans sa
phénoménologie. La théorie de l'anima et de Vanimus confirme Bachelard dans sa vision
d'un psychisme bivalent tirant la dynamique de la connaissance de !'imagination. Nous
avons complété par le fait que la théorie de la connaissance bachelardienne est tirée d'une
nouvelle conscience de !'imagination.
Pour terminer, nous voudrions revenir sur la contradiction mise au jour dans ce travail.
Comme nous l'avons fait remarquer, une contradiction semble courir tout au long de la
philosophie bachelardienne entre contenu concret et thèse métaphysique. Il est important de
rappeler que notre propos veut éviter toute forme de nivellement de la pensée de Bachelard,
qui prétendrait que ses deux versant sont deux niveaux d'analyse différents n'impliquant
aucune contradiction, soit le contexte de justification et le contexte de découverte. Comment
peut-on prêter à Bachelard une pensée aussi aplanie qui élimine toute forme de tension et
donc de dynamisme? Bachelard, autant dans sa pensée temporelle que dans ses études sur
!'imagination, s'avère réaliser un saut métaphysique. Dans son passage de la psychanalyse à
la phénoménologie pour étudier !'imagination, Bachelard accomplit cette soudaine
bifurcation. Cette contradiction semble provenir de l'exigence épistémologique de Bachelard
de traiter le complexe abstait-concret et de ne pas préférer l'optique réaliste à l'optique
idéaliste. Cette contradiction, nous croyons surtout qu'elle découle d'une exigence de l'esprit
97
basée sur le rythme de la sagesse, démontré par Bachelard, entre philosophie du travail et
philosophie du repos. Cette exigence, comme nous le devinons, n'est pas facile à traduire
dans une théorie de la connaissance qui s'exprimerait dans un système homogène. Or
Bachelard offre une méthode de connaissance qui propose de tenir compte de la diversité de
l’esprit, une pédagogie nouvelle qui répond à l'intégralité de l'esprit et qui tient compte du
problème gnoséologique de !'imagination.
Chapitre 3. Vers une pédagogie du nouvel humanisme.
3.1 L'enseignant
Bachelard veut répondre à un problème contemporain de la pédagogie: comment faire
pour ne pas sacrifier la raison à l'imaginaire et l'imaginaire à la raison, comment trouver
l'équilibre entre le connu et l'imaginaire au coeur d'une pensée pédagogique ? Il semble bien
que notre bon Champenois puisse nous apporter quelques réponses. Car si notre recherche
sur la fonction imaginante du sujet humain et connaissant chez Bachelard n'a pu aboutir à une
théorie de la connaissance qui s'expliciterait en système, nous avons découvert que la pensée
"gnoséologique" de Bachelard s'oriente autour d'une pédagogie très particulière. Sa
pédagogie veut répondre à l'exigence d'équilibre: il faut "que les enfants, adolescents [et
même les adultes] puissent comprendre le monde le plus complexe et insaisissable dans
lequel ils [vivent], et en même temps être capables de respirer en dehors des contraintes
asservissantes des techniques et technocraties".180 Le problème gnoséologique de
!'imagination se trouve ainsi résumé en une question: comment fonder les principes d'une
pédagogie triomphante de la raison en n'éliminant pas les puissances de !'imagination qui
maintiennent en nous l'enfance?
Cette question nous amène à la thématique de l'enfance dont nous avons déjà fait
mention dans le second chapitre. Le thème de l'enfance semble être au coeur de toute la
pensée bachelardienne, autant en épistémologie qu'en phénoménologie de !'imagination. Il
nous faut spécifier que Bachelard n'a pas enseigné qu'à l’université. Il fut professeur de
sciences au collège de sa ville natale à Bar-sur-Aube, où il enseigna également la philosophie
et la littérature. C'est au contact de ses jeunes étudiants qu'il a pu observer la ténacité des
fameux obstacles épistémologiques. Il a su observer la psychologie profonde qui habitait
l'enfance, et c’est de ce contact privilégié qu'a émergé toute sa philosophie. Lui-même a
180G. JEAN, Bachelardl'enfance et la pédagogie, Paris, Scarabée, 1983, coil. "Pédagogiesnouvelles", p. 14.
avoué "à son maître Brunschvicg qui s'étonnait un jour de ce que ses ouvrages
d'épistémologie comportaient tant de pages consacrées à l'enseignement des sciences: "c'est
sans doute, répondit Bachelard, queje suis d'avantage professeur que philosophe".181
L'enfance est au coeur de la pensée de Bachelard, d'un côté comme de l'autre de sa
pensée elle demeure une référence. Chez Bachelard, l'enfance et l'imagination vont de pairs.
Quand il traite des obstacles de la pensée scientifique, il veut témoigner de la permanence de
la mentalité enfantine chez les savants. Or quand il élabore sa métaphysique de
!'imagination, il veut proclamer la fabuleuse richesse de rêveries et d'images qui gît dans la
permanence d'enfance de chaque être. Il y a là, sans aucun doute, une cohérence dans sa
double démarche qui "réside dans la constatation que pour mieux conserver les pouvoirs de
la rêverie d'enfance, il convient de ne pas infantiliser la raison".182 C'est que Bachelard veut
éduquer l'enfance en nous, pour qu'elle combatte une part d'elle-même, tout en la gardant
comme un jardin secret. Nous discernons encore que Bachelard ne veut pas privilégier la
raison plus que !'imagination et qu'il a trouvé, dans l'enfance, un lieu de convergence où
l'on peut saisir la totalité de l'esprit et surtout le former.
Même après avoir démontré la cohérence qui se trouve dans le thème de l'enfance,
nous pourrions continuer à objecter que Bachelard instaure, à la suite d'une pensée bivalente,
une double pédagogie: pédagogie de la raison puis pédagogie de !'imagination. Mais nous
croyons fermement que ces deux pédagogies ne sont que les expressions différentes d'une
même pédagogie de l'esprit qui exige l'intégralité. Pour confirmer ce que nous avançons, il
est intéressant de constater que dès L'Intuition de l'instant, où Bachelard traite d'une
solidarité entre raison et imagination dans la saisie commune mais différente de l'instant, il
est question de la possibilité d'une "pédagogie du discontinu".183 C'est dire comment sa
double démarche, qui prend naissance dans une nouvelle conception du temps, devait
inévitablement aboutir à une pédagogie.
181J.-C. MARGOLIN, Bachelard, p. 110.182G. JEAN, Bachelard, l'enfance..., p. 16.183L'Intuition de l'instant, p. 56.
Bachelard a la ferme conviction que l'enseignement accomplit la pensée, que "la voie
de l'enseignement reste une voie de pensée toujours effective." Il est indéniable que la
pensée de Bachelard a son foyer dans l'enseignement. C'est avec ses nombreux élèves,
autant les lycéens que les universitaires, qu'il affûta sa grande acuité psychologique et qu’il
élabora toute sa philosophie. À preuve, les innombrables témoignages d'anciens élèves qui
attestent à la fois de l'homogénéité entre ses cours et les livres qu'il publia et de ce constant
bonheur qui anima le philosophe. Citons un de ces témoignages qui exprime à merveille
cette assertion: "Et je crois bien que si nous devenions particulièrement attentif à de tels
moments c'est que nous nous sentions les témoins d'une philosophie qui s'invente en
s'enseignant."184 Cette théorie, qui s'affine dans la pratique, n'est pas sans rappeler ce que
Bachelard lui-même nous enseigne en épistémologie. En effet, selon lui l'instrument de
mesure finit toujours par être une théorie. C'est pourquoi, chez Bachelard, il n'y a pas un
système clos qui s'afficherait comme une théorie a priori de la connaissance, mais on y
découvre plutôt une méthode de connaissance, une pédagogie. "La méthode au fond c'est la
doctrine en croissance."185 D'ailleurs, pour exprimer sa pensée, Bachelard use d'une
méthode discursive qui est très peu favorable à la présentation d'une pensée en système.
Cette méthode se retrouve dans les deux versants de sa philosophie. Elle est très éloignée
d'une diseursivité qui serait linéaire et démonstrative. Sa discursivité est plutôt "une
organisation en étoile de l'analyse, une organisation centrée qui s'éloigne de divers côtés de
son point de départ pour ensuite y revenir".186 Nous comprenons dès lors pourquoi il serait
vain de systématiser une telle architectonique.
184L GUILLERMIT, "Bachelard ou l'enseignement du bonheur", dans Annales de l'université de Paris, no. 1, XXXIII, 1963, p. 44.185J. LACROIX, "Pédagogie de la raison", dans Le Monde, Paris, 27-28 Mars 1949, p. 3.186G.-G. GRANGER, "Janus Bifrons", dans Revue intrenatinaie de philosophie, no. 150, XXXVIII, 1984, p. 270.
3.2 Un nouvel humanisme
La pédagogie de Bachelard est donc très profondément ancrée dans sa pratique
d’enseignant. Cette pratique de l'enseignement l'a conduit à définir les bases d'un nouvel
humanisme et d'une presque morale. Je dis presque morale parce qu'il n'a pas écrit de texte
explicitement sur le sujet, cependant beaucoup de remarques pertinentes à saveur éthique
jalonnent son oeuvre. Bachelard chante ses deux bonheurs et essaie de les propager. Nous
retrouvons, à travers ce lien entre la pédagogie et la morale, le même souci de traiter le
complexe abstrait-concret qui traverse toutes ses recherches. La pédagogie de Bachelard peut
être considérée comme la morale appliquée de sa pensée. Pour montrer l'imbrication
profonde de son humanisme et de sa pédagogie, citons l'un de ses plus célèbres passages:
...l'école continue tout au long d'une vie. Une culture bloquée sur un temps scolaire est la négation même de la culture scientifique. Il n'y a de sciences que par une école permanente. C'est cette école que la science doit fonder. Alors les intérêts sociaux seront inversés: la société sera faite pour l'école et non pas l'école pour la société.187
Cet idéal bachelardien atteste que l'école et l'enseignement sont, pour lui, la plus belle
démonstration de l'humain dans ce qu'il a de plus digne. À l'école, l'humain se retrouve
dans un lieu où peut s'exprimer son essence propre, qui est le désir de connaissance. La
finalité de la société n'est plus l'économie ou la technique, mais l'école même, la
connaissance. Il y a chez Bachelard un grand désir téléologique. Pour lui c'est la finalité qui
donne le mouvement, c'est elle qui donne le dynamisme. Or la fin de la société étant l'école,
c'est elle qui en est le dynamisme.188 Ce concept d'éducation permanente semble assez
éloigné de ce que nous entendons aujourd'hui par ce mot. Bachelard nous enseigne que
l'humain est constamment en situation d'apprentissage. À travers cette utopie, il conçoit une
société qui serait une école, une école dans laquelle le maître et l’élève s'échangeraient leurs
rôles à l'intérieur de leurs recherches mutuelles. Car pour lui, "rester écolier doit être le voeu
187La Formation de l'esprit scientifique, p. 252.188Il est frappant de constater comment cette conception de la connaissance comme étant poussée par un désir téléologique nous rappellent Aristote. Même si Bachelard ne s'y réfère que très rarement, il serait intéressant d'aller voir jusqu'où il pourrait y avoir une influence.
102
secret d'un maître".189 La dynamique de la connaissance exige une inversion de la
dialectique du maître et du disciple, ce qui donne à réfléchir sur nos institutions actuelles.
Mais c'est un point qu'il nous faudra étudier un peu plus loin. Ce qu'il nous faut retenir,
c'est que cette utopie bachelardienne, qui a du reste maintes fois été critiquée, témoigne à
quel point sa pédagogie est intimement liée à un nouvel humanisme.
Le nouvel humanisme de Bachelard est très inspiré des bouleversements qui ont lieu au
début du siècle. Un nouveau regard se porte alors sur l'humanité, tout d'abord réveillé par la
physico-mathématique et confirmé ensuite par la psychanalyse, qui témoignait de
l'importance de l'inconscient et de !'interaction qu'il opère avec le conscient. Comme nous
avons vu, Bachelard est non seulement un témoin privilégié de ces nouvelles doctrines, il est
également un acteur de premier plan dans le bouillonnement de pensées qu'elles
provoquèrent. Bachelard en arrive à la conclusion que le développement prodigieux de la
science et de la technologie peut constituer un danger s'il n'est pas redoublé par les facultés
d'émerveillement et de contemplation qui vivent dans le coeur de l'homme. Quand nous
regardons nos sociétés contemporaines "hyper-technicisées" auxquelles nous reprochons
souvent de ne pas être assez humaines, il serait peut-être important de revenir aux
enseignements de Bachelard sur l'importance de !'imagination comme faculté humanisante
par excellence.
Bachelard, plus que quiconque, a voulu faire ressortir le vent de nouveauté qui
soufflait au début du siècle. Il a insisté sur la nouvelle atmosphère intellectuelle et culturelle
qui prenait naissance alors, signifiant que depuis "nous vivons à l’intérieur de cadres
transformés qui atteignent à sa périphérie notre sensibilité et qui modifient nos structures
permettant l'exploration du monde, et donc qu'un nouvel humanisme se lève, lui-même gage
d'une nouvelle définition de l'homme."190 L'humain doit s'adapter au changement de
rythme qui caractérise le xxième siècle. Un changement de rythme qui veut dire changement
189Le Rationalisme appliqué, 5e éd.,Paris, P.U.F., 1975 (1949), coll. "Bibliothèque de philosophie contemporaine", p. 12.190V. THERRIEN, La Révolution..., p.119.
de connaissance, étant établie la correspondance du temps et de la connaissance. L'humain
contemporain ne se contente plus de donner ordre et forme au chaos (Homo faber) en
fabricant ses outils, il crée ses matières selon ses désirs, tablant sur les probabilités, les
risques et l'avenir (Homo aleator). Bachelard, nous l'avons vu, fonde sa théorie de la
connaissance sur une nouvelle conception du temps qui privilégie l'instant. Un instant
tourné vers l'avenir et la liberté. Cette conception du temps est la parfaite représentation de
l’optimisme qui régnait au début du siècle, mais qui, nous devons l'avouer, s'est
dangereusement effrité.
Bachelard trouve que la définition de l'humain comme "animal raisonnable" s'attache
trop à un passé d'érudition et ne donne pas ce qu'est sa véritable essence. L'humain se
définit plutôt par sa liberté, sa créativité spécifique et par !'imagination, faculté de la création
et de la libération. C'est la culture qui vient définir la véritable essence de l'humain:
"L'homme est homme par sa culture, sa nature c'est de pouvoir sortir de la nature par la
culture, de pouvoir donner, en lui et hors de lui, la réalité à la facticité."191 ; "On doit définir
un homme par l'ensemble des tendances qui le poussent à dépasser l'humaine condition".192
La culture devient ainsi la nouvelle nature de l'homme. Nous comprenons pourquoi
!'imagination prend la vedette dans cet humanisme. Bachelard veut donner à l'homme
l'horizon de ses possibilités et il désapprouvera tout ce qui le retient dans les instincts et le
passé. Pour lui, l'homme contemporain doit développer sa raison critique et remettre
constamment en question la structuration de sa pensée, vers un dépassement de soi. Comme
Einstein et Freud, il tente de libérer la raison. Il réussit en déliant !'imagination du joug de la
raison. En séparant les deux facultés, Bachelard leur redonne la tension nécessaire à leur
dynamisme. Tant qu'elle lui était soumise, !'imagination ne pouvait pas apporter à la raison
l'ouverture nécessaire à son plein épanouissement.
Comme nous avons pu le comprendre, la culture dont nous parle Bachelard n'est pas
celle correspondant à de l'érudition et à de !'accumulation de savoir tournée vers le passé,
191G. BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, p. 32.192G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 23.
mais celle regardant vers l'avenir et la prospective, qui est la compréhension du passé
appliquée à l'invention de l'avenir. Comme il le dit si bien :"L'idée doit avoir plus qu’une
preuve d'existence, elle doit avoir un destin."193; "L'idée n'est pas un résumé, elle est plutôt
un programme. L'âge d'or des idées n'est pas derrière l'homme, il est devant".194 Pour
Bachelard le destin de l'homme et celui de ses pensées sont intimement liées. Et c'est à
travers ce destin commun que l'importance de !'imagination prend tout son sens. Il est
essentiel à l'humain contemporain de faire passer !'imagination de l'état de faculté à l'état de
vertu morale. L'avenir est à inventer!
Bachelard cherche au fond à démontrer ce qu'Aristote a lui aussi cherché à exprimer: la
soif de connaissance qui habite en l'homme. La connaissance est, en elle-même, une vertu
pratique, comprendre est un but en soi et un absolu pour l'homme. Pour Bachelard le
mouvement de la connaissance n'est pas seulement un moyen, mais il est avant tout une fin,
qui ne s'arrête cependant jamais. L'humain est connaissance.
Il faudra bien se rendre à l'évidence et reconnaître que l'homme a un destin de connaissance. Il est vraiment l'être "qui respire l'intelligence". Ce destin de connaissance ne saurait avoir de terme. L'histoire des efforts scientifiques le prouve assez. Les problèmes les plus beaux se posent au sommet de la culture. Connaître ne peut qu'éveiller un seul désir: connaître davantage, connaître mieux. Le passé de la culture a pour véritable fonction de préparer un avenir de culture.195
La finalité de la connaissance s'acquiert par le travail. Bachelard veut exorciser la
vision tragique de l'aliénation de l'homme par le travail. À l'heure de la cybernétique et du
multimédias, l'accent est mis sur la fonctionnalité et la finalité des êtres. Tout autour de
l'humain aspire à fonctionner, à s'achever. L'humain aussi désire s'achever. La seule
manière d'y arriver, c'est en sortant de lui-même, en achevant autre chose par le travail. Le
travail fait éprouver à l'humain sa grandeur et sa puissance créatrice. Le travail de la
connaissance permet à l'humain de s'achever et de se libérer en créant un monde nouveau.
193La Formation de l'esprit scientifique, p. 11.194Le Rationalisme appliqué, p. 212.195G. BACHELARD, L'Activité rationaliste de la physique contemporaine, 2e éd., Paris, P.U.F.,1965 (1951), coil. "Bibliothèque de philosophie contemporaine", p. 223.
Quand Bachelard parle de raison et d'imagination, il veut démontrer l'activité qui les
caractérise.
Monsieur G. Canguilhem a découvert une sourde osmose entre les deux versants
bachelardiens, qui se situe vers 1948-1949, quand Bachelard publie successivement La terre
et la rêverie de la volonté( 1948) et Le Rationalisme appliquée (1949): dans cette période "la
pensée de Gaston Bachelard paraît avoir joué avec les concepts de dialectique et de travail
pour leur découvrir, dans l'échange des rôles, une fonction philosophique commune".196
Bachelard, en effet, loue les "travailleurs de la preuve" dans leur dur labeur au sein de la cité
scientifique. Or il exalte tout autant l'effort d'une imagination tonifiante et énergique qui
vivifie l'âme qui la pratique. Bachelard s'élèvera toujours contre une imagination qui
"rêvasse", car il nous affirme: "Une conscience qui diminue, une conscience qui s'endort,
une conscience qui rêvasse n'est déjà plus une conscience".197 Bachelard s'intéresse à la
rêverie active et à la raison qui se construit sans cesse. "Dans son oeuvre, le "travail"
constitue un foyer, la valeur primordiale."198 Nous retrouvons, dans cette idée de
philosophie "commune" représentée par le travail, ce que nous affirmions sur la dynamique
de la raison identifiée à la dynamique de !'imagination dans le psychisme humain, car comme
le dit F. Dagognet: "...ce labeur constant de recommencement, de reconstitution que suscite
la science actuelle équivaut, mutatis mutandis, au dynamisme incessant d'une imagination
alerte qu'exige la poésie toujours neuve".199 On comprend encore mieux ses réticences face
à l'intuition bergsonienne. Pour Bachelard le temps n'est réellement appréhendable que par
l'activité du sujet connaissant. Il n'est pas difficile d'affirmer, à la suite de ce qui vient
d'être démontré, que la pédagogie de Bachelard est une pédagogie du travail.
196G. CANGUILHEM, "Gaston Bachelard et les Philosophes", dans Sciences, no. 24, mars-avril 1963, p. 9.197La Poétique de la rêverie, p. 5.198F. DAGOGNET, Gaston Bachelard, sa vie, son oeuvre, avec un exposé de sa philosophie, Paris,P.U.F., 1965, coll. "Philosophiques", p.54.199/6/d., p. 55.
3.3 La double catharsis ou la pédagogie du contre
Par sa pédagogie, Bachelard veut montrer l'effort incessant du travail de dépassement
de la raison et de !'imagination. Toutes deux travaillent à transformer le monde de l'homme,
à l'ouvrir vers l'avenir. Comme nous l'avons vu, par sa psychanalyse de la connaissance
objective, il tente de libérer le savant de ses fantômes subjectifs que sont les obstacles
épistémologiques. Or par sa métaphysique de !'imagination, il veut montrer comment il faut
bien imaginer, en saisissant la dynamique personnelle de l'image par sa fonction
ontologique. Dans les deux cas, il veut purifier l'esprit de ses faux pas au sein du donné
immédiat, il veut dépasser le donné pour lui faire réaliser ses propres objets. La pédagogie
bachelardienne est donc une véritable catharsis, dans le sens où elle purifie l'esprit en lui
faisant voir le spectacle de ses erreurs. Bachelard épistémologue déploie sous les yeux de
son lecteur la suite des extravagances et des absurdités scientifiques, ce qui a pour effet de
faire prendre conscience du véritable effort de rationalisation caractérisant le nouvel esprit
scientifique. Bachelard poète, par son esprit des plus fin, montre à son lecteur que la
rationalisation abusive dans la création d'images littéraires arrête !'imagination et, par le fait
même, il arrive à faire prendre conscience qu'il faut imaginer les images et non les penser.
La dynamique de la connaissance fonctionne réellement comme une géométrie
d'inversion: image et concept sont diamétralement opposés, cependant ils se complètent dans
l'édification de la connaissance. La connaissance est une conquête selon Bachelard, une
conquête qui rend l'humain heureux. L'humain construit son destin par le dépassement
amené grâce au travail s'effectuant contre ce qui retient son épanouissement. "C'est le contre
qui finit par désigner l'homme dans son instance de vie heureuse."200 À l'intérieur même de
la polarité psychique s'effectue ce combat d'inversion. D'un côté se débarrasser des
obstacles épistémologiques, de l'autre évacuer les obstacles poétiques. En ce sens, la
pédagogie de Bachelard est une véritable hygiène de l'esprit, elle est une discipline
200G. BACHELARD, La Terre et les rêveries de la volonté, p. 62.
spirituelle. Et au moyen de l'isomorphisme de sa philosophie, sa pédagogie est réellement
un vecteur de complémentarité.
Sa pédagogie et son humanisme veulent littéralement redresser la conscience par la
conquête incessante de la rationalité et de !'imagination; Prendre la connaissance humaine à sa
source énergétique et éliminer ce qui la retient. Tout au long de ce mémoire, nous avons
voulu démontrer que connaissance, devenir et imagination sont étroitement unis dans la
pensée de Bachelard. Cette constante prise en charge de la dynamique gnoséologique aboutit
dans un besoin pédagogique de redresser, rectifier et purifier la construction du savoir
rationnel autant que l'adhésion à la connaissance ontologique de la valeur de l'image.
Bachelard veut améliorer la société par la pédagogie. La seule façon est de se jeter de plein
pied dans le dynamisme psychique et d'arracher les jeunes esprits de leur confort illusoire et
paresseux, de leur redonner le bon mouvement qui amène aux joies de l'esprit. Tout au long
de son cheminement philosophique, Bachelard insiste sur l'action que l'homme peut porter
sur son avenir, pour ainsi devenir maître de son bonheur. Une action libératrice qui peut
s'accomplir sur l'axe rationaliste autant que sur l'axe poétique. "Il ne s'agit pas d'aller au
fond de soi pour trouver des poèmes, mais il faut se révéler comme une conscience d'oeuvre.
Cette notion d'oeuvre nous servira à cohérer la conscience imaginante et la conscience
idéative, essentiellement critique, qui réfléchit."201 L'hygiène spirituelle, qui nous est ainsi
proposée, veut communiquer la joie de la victoire rationnelle et la joie de la création d'image.
Ce redressement spirituel n'est pas sans rappeler la verticalité que Bachelard avait déjà
étudiée dans ses recherches sur le temps vertical et à travers le "psychisme ascensionnel" et le
"rêve du vol" étudiés par !'imagination dynamique. Nous avons vu que l'axe véritable de
!'imagination est la verticalité. Une verticalité qui s'appuie sur la valeur d'émergence de
l'instant créateur. Cette verticalité a été identifiée à la dynamique originale de tout le
psychisme. La pédagogie de Bachelard cherche les moyens qui nous permettent d'atteindre
la colonne vertébrale de notre être moral qu'est la verticalité. Pour mieux circonscrire ce
201Cité par J. LESCURE, "Parole de Gaston Bachelard; Notes sur le dernier cours de Gaston Bachelard à la Sorbonne", dans Mercure de France, Paris, no. 348,1963, p. 124.
point, il nous faut rappeler les travaux de Robert Desoille dont Bachelard s'est beaucoup
inspiré pour sa conception du redressement psychique. La thérapeutique de la "rêverie
éveillée", par une suite d'images inductives, veut réaliser la sublimation en redressant
l'homme psychiquement et, de cette façon, lui faire vivre des sentiments nouveaux, ce qui le
dynamise vers un mieux être. C'est fondamentalement "une méthode qui éduque et qui, au
sens profond, élève l'homme, littéralement aère son âme et tend la flèche de sa volonté vers
le haut..."202Nous pouvons affirmer que la pédagogie de Bachelard est une pédagogie
verticale.
Cette verticalité du psychisme, nous l'avons vu, est également influencée par
Nietzsche, grand poète de la hauteur. C'est pourquoi nous pouvons rapprocher cette volonté
de dépassement vers les hauteurs avec la volonté de puissance. Le bonheur d'imaginer et le
bonheur de rationaliser sont les deux accomplissements de la volonté de puissance. L'axe
pédagogique par excellence, c'est le désir de grandir. La raison et !'imagination doivent
servir ce désir de grandir. Pour ce faire !'imagination devra activer notre volonté et nous tirer
vers le haut. La pédagogie du contre de Bachelard nous amène à étudier le lien très étroit
qu’il établit entre volonté et imagination. S'appropriant comme à son habitude les thèses
d'autres penseurs, Bachelard va puiser chez Schopenhauer, qui est du reste un des maîtres à
penser de Nietzsche, pour établir l'étroite proximité de !'imagination et de la volonté.
Bachelard ne peut pas concevoir de volonté qui précéderait les images. Le désir existe dans
l'image qui l'exprime, au moment même où !'imagination entre en acte. Dans sa doctrine,
vouloir et imaginer sont inséparables. Quand Bachelard mentionne Schopenhauer dans ses
livres, c'est toujours pour nous proposer d'intérioriser la volonté. Il oppose à la volonté de
vivre de Schopenhauer, une "volonté d'imaginer", une "volonté d'intelligence"203, une
"volonté de contempler".204 La volonté schopenhauérienne est une poussée aveugle qui régit
202 M. VOISIN, "Bachelard moraliste", dans L'homme du poème et du théorème, Actes du colloque du centenaire, Dijon, éd. Universitaires de Dijon, 1984, p. 220.203La Terre et les rêveries de la volonté, p. 310.204L'Air et les songes, p. 61.
tout ce qui existe, de la plante à la culture humaine, c'est une pulsion insatiable qui pousse
l'homme à survivre, à objectiver et à réaliser quelque chose.
Chez Bachelard, la volonté crée "des yeux pour contempler, pour se repaître de
beauté".205 Bachelard ne sépare pas la volonté et la représentation comme le fait
Schopenhauer206, car il veut les réunir dans une synthèse. "Contempler ce n'est pas
s'opposer à la volonté, c'est suivre un autre rameau de la volonté, c'est participer à la volonté
du beau qui est un élément de la volonté générale."207 L'imagination est participative, elle
collabore à l'univers et réciproquement l'univers coopère à la vie imaginative. La volonté de
vivre trouve ainsi son accomplissement dans la volonté d'imaginer. Il se concrétise ici, pour
ainsi dire, un renversement des rôles traditionnellement réservés à la nature et à l'esprit. En
dernier ressort, l'univers imagine et !'imagination "se cosmose". Cette union de la volonté et
de !'imagination démontre toute l'importance de la démarche pédagogique de Bachelard
comme une tentative de redressement continuel. La raison disciplinée et !'imagination
disciplinée passent par une volonté intégrée dans le processus de redressement.
Si imagination et raison sont impliquées par une géométrie d'inversion dans la
pédagogie du contre, leurs conquêtes distinctes portent aussi sur des ennemis communs qui
empêchent leur essor. Ces ennemis communs sont autant de constantes entre les deux
versants de la philosophie bachelardienne qui confirment une certaine complémentarité.
Premièrement, la pédagogie du contre nous enseigne qu'il ne faut pas se satisfaire du réel
perçu. La science contemporaine doit détruire le voile du réel perçu pour chercher la vraie
nature du phénomène scientifique. Nous avons vu comment le donné immédiat était un
obstacle à la constitution d'un savoir objectif. Dans un même ordre d'idée, !'imagination doit
nous entraîner dans un au-delà de la perception. Nous avons vu comment il était néfaste à
!'imagination de rester subsidiaire à la perception.
205L'Eau et les rêves, p. 42.206Cf. A. SCHOPENHAUER, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Trad. A. Burdeau, Paris, P.U.F., 1984.207G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 44.
Une autre constante peut être observée dans le fait que l'épistémologie et la
phénoménologie de l'imaginaire s'opposent fortement à la simplicité. "Simplifier c'est
sacrifier. C'est le moment inverse de !'explication qui, elle, ne craint pas la prolixité".208
Bachelard s'insurge contre toute pédagogie simplifiante, qui prétend que le simplifié est plus
facile à retenir. Il enseigne au contraire à pénétrer la complexité, car la réalité est complexe.
Ce refus de la simplicité est lié à l'inexactitude apportée par le réel perçu. La surface des
choses correspond d'une certaine manière à la simplicité. La pédagogie de Bachelard nous
apprend que "l'intelligence et !'imagination ne sauraient demeurer à la surface perceptible des
choses sans les travailler de l'intérieur - matériellement d'une part, expérimentalement d'autre
part".209
Ce refus du réel perçu et du simple répond à l'exigence d'édification, de construction,
et de travail de la pédagogie bachelardienne. L'intelligence est ici mordante, elle attaque un
problème. Tout comme l'imagination provoque la matière et l'univers qu'elle imagine. C'est
une sorte d'agressivité qui caractérise la pédagogie du contre, qui veut par sa vitalité
dynamiser toute la culture. Son dynamisme pédagogique l'amène à critiquer des lieux
communs qui encombrent l'enseignement. Pour commencer, il y a la description "pour elle-
même". Décrire c'est d'une certaine manière rester à la surface en ne faisant qu'énumérer les
choses. À la description s'associe un autre lieu commun: l'intérêt et la curiosité. Bachelard
ne critique pas la curiosité et l'intérêt comme tel, mais il condamne la pédagogie qui ne les
dépasse pas et qui ainsi omet la dynamique de la raison et de !'imagination.
Un autre point de convergence de la pédagogie du contre entre la pensée
épistémologique et la pensée poétique se trouve dans une vision "aventurière" de l'esprit.
Bachelard nous invite à faire une pédagogie du risque.
Il faut risquer d'être un individu plongé dans la matérialité des rêveries élémentaires, et risquer sur un tout autre terrain, des tâtonnements rationnels multiples dans cette conquête laborieuse et gaie d'un réel
208G. BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, (Thèse principale), Paris, Vrin, 1927, coll. "Bibliothèque des textes philosophiques", p. 93.209G. JEAN, Bachelard, l'enfance..., p. 113.
111
toujours complexe qui se dérobe comme asymptomatiquement à nos prises et que nous reconstruisons ainsi pour mieux comprendre.210
On pourrait multiplier l'énumération des constantes dans la pédagogie du contre, mais
tout se ramène aux idées que Bachelard a développées dans ses premiers travaux
d'épistémologie sur la connaissance scientifique où il affirmait que: "En fait, on connaît
contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en
surmontant ce qui, dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation".211 L'obstacle,
qu'il soit épistémologique où poétique, peut se ramener à l'apparence trompeuse, au réel
perçu, au donné immédiat. Bachelard fait une grande distinction entre le "perçu" et le "créé",
or la création exige le travail, demande un effort. Il est convaincu que !'imagination comme
la raison travaille contre l'apparence, ce qui lui confirme que la poésie est tout autant un
instrument de connaissance que la raison. Même si les vérités de ces deux connaissances
sont totalement antinomiques, le travail pour les connaître reste étrangement le même: nier,
détruire, rompre et neutraliser la surface.
Cette approche pédagogique, qui met l'accent sur l'activité et l'oeuvre de l'esprit, doit
nous faire mieux comprendre ce que Bachelard entend par philosophie du repos. Le repos
dont nous parle Bachelard n'est pas un relâchement complet de l'esprit, mais un congé qui
est donné à la raison, pour laisser à !'imagination son authentique fonction dynamique. Et il
est important de répéter que la raison, si elle doit se débarrasser de son imagerie, a pourtant
besoin de !'imagination qui lui procure sa vigueur. "Chez Bachelard le sommeil de la raison
n'engendre pas des monstres mais des dynamisations profondes et reposantes qui permettent
alors, dans le régime diurne, de faire progresser l'homme éveillé ayant fait le plein de ses
énergies...".212 La pédagogie du contre débouche donc sur une pédagogie du rythme. La
sagesse, le bonheur amené par la connaissance n'est possible que par la reconnaissance du
rythme psychique, ce qui permet de puiser aux deux sources pour ériger une vie pleine et
réussie.
210G. JEAN, Bachelard, l'enfance..., p. 124.211 La Formation de l'esprit scientifique, p. 14.212M. VOISIN, "Bachelard moraliste”, p. 222.
C'est réellement la prise en charge de la valeur de l'imagination qui amène Bachelard à
dialectiser la raison, à ouvrir la raison. La dialectique de la raison n'est possible que grâce à
l'omniprésence et à la permanence de l'imaginaire dans l'humain. Cette dialectique, cette
ouverture de la raison représente une véritable spiritualisation intellectuelle. Ce qui nous
ramène au problème pédagogique que nous posions au début du chapitre, quant à la nécessité
de maintenir à la fois la raison triomphante et les puissances de !'imagination. Le savant doit
se débarrasser de son inconscient et des images qui l'embarrassent. Toutefois il faut faire en
sorte que l'imaginaire ne devienne pas un désert. D'abord, parce que la poésie est vitale à
l'équilibre, au rythme psychique. Mais également, parce que la rationalité scientifique ne
peut s'établir que dans un élan polémique, le contre de la raison ne pouvant pas être le vide.
L'imagination constitue réellement la dynamique caractéristique de l'homme, son devenir, sa
voie royale d'accomplissement moral qui relie intelligence et prouesse poétique.
Si le travail de la cité scientifique amène l'homme à développer une intersubjectivité qui
n'est pas sans valeur morale, c'est bien !'imagination qui représente le vecteur de la morale
bachelardienne.
Les moralistes aiment à nous parler de l'invention en morale, comme si la vie morale était l'oeuvre de !'intelligence ! Qu'on nous parle plutôt de la puissance primitive : !'imagination morale. C'est !'imagination qui doit nous donner la ligne des belles images le long de laquelle courra le schème dynamique qu'est l'héroïsme.213
Peut-être est-ce aller un peu trop loin, mais il nous semble que son double cheminement
(épistémologie et imagination) s'est déployé à partir d'une même méditation, d'un même
programme imaginatif d'ouverture intégrale de la conscience. La pédagogie du contre est au
fond une pédagogie du vers, car la polémique bachelardienne est toujours positive. "Pour
nous, toute prise de conscience est un accroissement de conscience, une augmentation de
lumière, un renforcement de la cohérence psychique."214
213G. BACHELARD, L'Air et les songes, p. 130.214G. BACHELARD, La Poétique de la rêverie, p. 5
3.4 L'enseignant enseigné
Nous voudrions terminer ce chapitre sur l'humanisme et la pédagogie de Bachelard, en
traitant d'un sujet qui caractérise bien l'importance du dynamisme dans sa philosophie et qui
est le meilleur exemple de son humanisme: la dialectique du maître et de l'élève. Bachelard a
en horreur l'enseignant rigide qui se pose en autorité et qui transmet son savoir figé à
l'étudiant. Cette autorité du maître, il la met en parallèle avec l'autorité parentale. Bachelard,
qui a élevé tout seul sa fille Suzanne (fait assez rare pour l'époque), reproche aux parents
d'abuser de leur savoir-pouvoir: "L'omniscience des parents, suivie bientôt à tous les niveau
de l'omniscience des maîtres, installe un dogmatisme qui est négation de la culture".215
Bachelard, tout au long de son oeuvre et particulièrement dans son travail d’épistémologue,
veut révéler la jeunesse de l'esprit. Non pas l'enfance de ses images(en épistémologie), mais
le dynamisme et la polémique qui le tiennent en vie et le placent dans l'avenir.
Le pédagogue doit provoquer la raison et !*imagination de ses élèves et non pas leur
faire don de son savoir. Pour ce faire, il est important que maître et élèves partagent une
même aventure intellectuelle. Si l'enseignement accomplit la pensée, il faut dynamiser la
relation entre maître et élèves, faire en sorte qu'un dialogue puisse avoir lieu et non pas un
monologue où l'étudiant ne ferait que répondre ce que l'enseignant veut qu'il réponde.
Bachelard est convaincu que la connaissance est constamment en mouvement, qu'elle est à
bâtir aussi bien pour le maître que pour les élèves. Dans la classe, il applique fidèlement un
de ses préceptes épistémologiques: "On devrait toujours se méfier d'un concept qu'on n'a
pas encore pu dialectiser".216 Le maître n'est pas celui qui sait tout et l'élève celui qui ne sait
rien. Le maître se doit d'être interrogeable et jamais totalement garanti dans son savoir. Ce
souci du dialogue partagé n'a pas pour effet de simplifier l’enseignement et le savoir. Au
contraire, cette mise en place d'échanges dynamiques répond à l'exigence de complexité.
215"De la nature du rationalisme", dans Bulletin de la Société française de philosophie, Paris, no. 2, XLIV, 1950, p. 75.216La Philosophie du non, p. 134.
Quand nous analysons la pédagogie bachelardienne, nous sommes amenés à constater
la différence qu'il y a entre le maître, qui aide à constater, et le maître, qui fait construire
!'imagination et la raison. Cette construction, si importante pour la philosophie
bachelardienne, se manifeste par une pédagogie qui s’intéresse moins aux résultats et même
aux solutions des problèmes, qu'à la conscience que l'on a des problèmes posés, la
conscience du cheminement qui permet de parvenir aux résultats. Ce thème est très proche
de ce que Bachelard disait sur l'opposition du rêve et de la rêverie. En se consacrant à la
rêverie dans sa phénoménologie de l'imaginaire, il voulait étudier un état où la conscience
était guide du cheminement du sujet. C'est une conscience de construire la connaissance que
veut instituer la pédagogie bachelardienne. "Le pédagogue, qu'il participe par le poème, avec
ses élèves, à des aventures de rêveries, ou qu'il construise des raisonnements en
mathématique, des expériences dans le domaine des sciences expérimentales, est un être de
conscience."217
La prise de conscience et la connaissance du savoir sont étroitement liées à
l'enseignement. Pour Bachelard c'est l'enseignement qui permet de vérifier le mieux la
validité des idées. "L'acte d'enseigner ne se détache pas aussi facilement qu'on le croit de la
connaissance du savoir."218 Tout ce que Bachelard affirme au sujet de la pédagogie revient
au fond à une idée centrale, qui veut que les maîtres ne quittent jamais l'école, qu'ils restent
constamment avides d'apprendre, sinon leur enseignement et leur pensée ne sont plus
dynamisés et deviennent figés. Nous en avons déjà parlé, mais il est important de répéter
que beaucoup de ses anciens étudiants ont révélé qu'ils se sentaient indispensables, qu'ils
prenaient part en direct à la constitution de la pensée du philosophe. Citons notre
philosophe, pour mieux mesurer toute l'importance de ce rapport réciproque du maître et de
l'élève: "Le véritable éducateur est celui qui croît encore psychiquement en faisant croître,
celui qui institue comme une induction psychique la corrélation du rationalisme enseignant et
217G. JEAN, Bachelard, l'enfance..., p. 134.218G. BACHELARD, Le rationalisme appliqué, p. 12.
115
du rationalisme enseigné".219 Bachelard évoque ainsi la commune croissance psychique du
maître et des élèves, ce qui confirme que la véritable pensée c'est l'étude, une étude partagée
avec ceux-là même que nous devons aider à étudier. Cette idée de "rationalisme enseignant"
et de "rationalisme enseigné" est directement inspirée de la construction incessante du savoir
scientifique qu'il a pu décortiquer dans son épistémologie. Or transposée à la pédagogie
générale, elle est tout aussi efficace dans l'enseignement du pouvoir de !'imagination.
Il nous faut faire comprendre que se trouve ici le noeud de ce qui unit épistémologie et
imagination. Comme nous l'avons bien fait remarquer, la raison se construit et se purifie
contre certains obstacles qui correspondent à la zone psychologique liée à !'imagination. La
pensée scientifique est ici considérée dans son devenir psychologique, qui dépend de
l'omniprésence de !'imagination. Cette imagination est souvent associée à l'enfance par
Bachelard. L'enfant (l'élève) instaure ainsi une dialectique avec l'adulte(le maître) qui
dynamise le savoir. C'est pour cela que le maître, s'il ne veut pas neutraliser le savoir, se
doit de rester à l'écoute de son élève, ce qui signifie rester à l'écoute de son imaginaire.
Nous comprenons alors encore mieux toute l'importance qu’a la psychologie dans
l'épistémologie de Bachelard, ce qui n'a pu faire autrement que d'orienter toute sa pensée
pédagogique.
Cette division entre "rationalisme enseignant" et "rationalisme enseigné" n'est pas
limitée à la classe, elle est ancrée profondément dans le sujet lui-même. C’est
intrinsèquement que le sujet qui enseigne doit être celui qui est enseigné. Bachelard instaure
le concept de "surveillance intellectuelle de soi", qui diffère du "surmoi" freudien. Bachelard
reproche à Freud de maintenir une division coupable dans le sujet, par l’instance de
surveillance du "surmoi". Il propose plutôt d'intellectualiser cette instance de surveillance,
pour permettre de dynamiser la culture par une pédagogie dynamique. La division du sujet,
chez Bachelard, est ainsi positive et heureuse. La démarche de Bachelard n'est pas sans
219Ibidp. 74.
rappeler celle de Husserl220, quand il cherche à expliquer l'inter subjectivité à l'intérieur
même du sujet, pour éviter les pièges du solipsisme que risque une pensée du cogito.
Si le cogito du rêveu?221 pouvait laisser croire que Bachelard est un penseur voué à la
solitude, qui ne peut insérer autrui dans sa philosophie, l'approche pédagogique de sa pensée
permet de nuancer ce point. Tout comme chez Husserl, l'appel à autrui n'est possible que
parce que autrui est déjà en moi. L’intersubjectivité n'est possible que parce que la division
je-tu est déjà en moi. L'expérience de Valter ego en moi-même se fait par une expérience
pédagogique: "En forçant un peu les personnages et en soulignant l'importance de l'instance
pédagogique, je peux dire que je me dédouble en professeur et écolier".222 C'est comme si,
à l'intérieur même du cogito, il y avait un dialogue interne, un enseignement virtuel qui rend
possible, par la suite, l'enseignement effectif. Semblablement à Husserl, Bachelard fonde
l'intersubj ectivité sur l'analogie, ou si l'on préfère sur l'échange de rôle. Reconnaissant
l'autre en moi, je peux, par analogie, distinguer la valeur de l'identité d'autrui.
Moi, tour à tour maître ou disciple de moi-même, je te prends donc à témoin, toi mon alter egol Ce que je viens de penser, ce que l'élève en moi vient de trouver, le maître en moi te le propose, à toi mon disciple, afin que le maître qui est aussi en toi puisse en juger comme j’en juge en te l'enseignant!223
Le "tu" sert ici à fonder l'objectivité, à donner cohérence au "je". Le dédoublement du cogito
chez Bachelard permet, en intellectualisant les censures, de fonder une "surveillance
intellectuelle de soi" qui n'est pas coupable. Il s'insère dans un dialogue qui dynamise la
pensée. Une dynamique qui provient d'un dédoublement interne à la conscience, mais qui
s'extériorise également dans la cité pédagogique. En termes kantiens, nous pouvons dire que
l'école représente l'armature du champ transcendantal lui-même, c'est-à-dire la condition de
possibilité de toute connaissance scientifique.
220Cf. la théorie de l'intersubjectivité transcendantale dans les Méditations cartésiennes.221Cf. G. BACHELARD, La Poétique de la rêverie, chapitre IV.222G. BACHELARD, Le rationalime appliqué, p. 26.223M. FABRE, Bachelard éducateur, Paris, P.U.F., 1995, coll. "L'éducateur", p. 133.
Ceci corrobore un fait important pour nous: cette conscience de rationalité n'existe que
par une division de la raison. Cette division de la raison ne peut faire autrement que de nous
ramener à !'imagination. Si Bachelard arrive à penser la raison comme étant divisée et donc
dialectisée, c'est que le sujet lui-même est divisé. Comme nous avons essayé de le faire
comprendre, la dynamique dialectique de la raison lui vient de !'imagination, puissance par
excellence de la permanence d'enfance dans le sujet. Si la division du sujet est heureuse chez
Bachelard, au contraire de la théorie freudienne, c'est que la source de bonheur du sujet se
trouve dans !'imagination. Maintenir une imagination en santé, c'est assurer à la raison
conquérante des raisons de conquérir.
Si les deux contraires ne sont pas réunis dans la pédagogie bachelardienne, il faut
cependant nous rappeler que l'école est le lieu où l'on rêve et l'on apprend. C'est bien quand
on enseigne la science et la poésie que l'on se rend compte qu'il faut maintenir la séparation.
Le problème gnoséologique de !'imagination, s'il ne peut être solutionné par une belle
synthèse, trouve dans !'application pédagogique un lieu où il prend tout son sens. Ces deux
apprentissages qu'il faut séparer pour qu'ils gardent leur authenticité, sont les deux phares
qui servent à éclairer une même conscience. C'est bien là, la principale cohésion de la
philosophie de Bachelard: ouvrir et accroître la conscience à un monde qui demande de plus
en plus de maintenir l'équilibre entre imagination et raison. La pédagogie ayant pour passion
la recherche constante de cet équilibre, qui est rythme de la sagesse. En maintenant cet
équilibre, la pédagogie pourrait sans doute réaliser la belle utopie bachelardienne où "la
Société sera faite pour l'École...".224
224G. BACHELARD, La Formation de ¡'esprit scientifique, p. 252.
3.5 Retour
Fidèle à notre habitude, nous allons rassembler les principaux éléments qui ont été
traités dans ce chapitre, ce qui nous permettra subséquemment d'entreprendre la conclusion
de notre mémoire.
Nous avons commencé le chapitre par l'importance de la thématique de l'enfance, qui
est un lieu de convergence de toute la philosophie bachelardienne. L'imagination étant
identifiée à l'enfance dans le psychisme, le pédagogue devra débarrasser la mentalité
enfantine dans la connaissance scientifique tout en exprimant les pouvoirs de !'imagination
dans l'étude des poètes. Problème pédagogique qui est lié au problème gnoséologique de
!'imagination. Nous avons également vu que l'enseignement est le lieu d'accomplissement
de la pensée. Ce qui confirme que, chez Bachelard, il y a moins une théorie de la
connaissance qu’une méthode de connaissance.
Il fut aussi question du fait que sa pratique de l'enseignement le conduit à fonder un
nouvel humanisme, qui culmine dans l'utopie bachelardienne qui veut que la société soit faite
pour l'école. Cet humanisme est inspiré par les changements du début du siècle. Des
changements technologiques qui doivent être redoublés par !'imagination pour maintenir
l'intégralité de l'humain. Ce nouvel humanisme implique que l'humain doit s'adapter au
nouveau rythme qui émane de la nouvelle conception du temps axée sur l'instant et l'avenir.
Cet avenir est saisissable dans la culture et la liberté amenées par !'imagination. Cette
présence de !'imagination, nous avons vu qu'elle permet l'ouverture de la raison et, par le fait
même, de l'humain à son destin. Un destin qui trouve sa fin dans la soif de connaissance
des humains. Cette fin, qui est la connaissance, ne s'atteint que par le travail. Le travail chez
Bachelard nous a révélé une "philosophie commune" entre les deux versants de sa pensée.
Il corrobore le travail de purification, de catharsis de la raison et de !'imagination.
Nous avons vu que ce travail s'effectue selon une géométrie d'inversion de la connaissance,
où il y a conquête de l'esprit contre ce qui le retient (l'image en science et la rationalisation
abusive en poésie). La pédagogie du contre nous a montré que les deux versants de la
119
philosophie bachelordienne représentent une prise de conscience de la dynamique
gnoséologique. Bachelard institue une pédagogie de redressement qui s'applique à la
verticalité spirituelle, dynamisme psychique qui a sa source dans !'imagination. La
pédagogie veut aider le désir de grandir et, pour cela, Bachelard réunit la volonté et
!'imagination. Nous avons vu qu'il y a des ennemis communs aux activités rationnelles et
imaginatives. Ces ennemis se ramènent au réel perçu, au donné immédiat et à la simplicité.
Nous avons pris conscience que le problème pédagogique consiste à maintenir une raison
triomphante tout en maintenant également !'imagination, pour que la raison puisse travailler,
se dialectiser, mais aussi pour le bonheur du sujet, car !'imagination représente la source
morale chez Bachelard.
Notre chapitre s’est terminé sur l'aspect le plus original de la pédagogie bachelardienne:
la dialectique du maître et de l'élève. Être professeur ce n'est pas faire don d'un savoir, mais
dynamiser la raison et !'imagination par un dialogue entre maître et élèves, où le maître doit
aussi être celui qui étudie. Cela permet la construction de la connaissance, qui se fait par un
enseignement où maître et élèves croissent psychiquement dans un même élan. La division
pédagogique entre un "rationalisme enseignant" et un "rationalisme enseigné" est ancrée
profondément dans le sujet. "La surveillance intellectuelle de soi" instaure une division dans
le sujet qui est à la fois professeur et élève. Cette division permet de fonder l'objectivité dans
Valter ego, mais également, un peu comme chez Husserl, d'instituer l'intersubjectivité. Cette
division de la raison n'est possible que par la permanence de !'imagination. La pédagogie de
Bachelard maintient la séparation de la raison et de !'imagination, or elle a un but unique:
accroître la conscience en maintenant l'équilibre du rythme de la sagesse.
120
Conclusion
Ce qui nous a le plus surpris dans le présent exercice, c'est l'attraction des deux pôles
de la pensée bachelardienne. Effectivement, nous voulions au départ nous consacrer surtout
sur le versant poétique du philosophe, mais force nous est d'admettre qu'il a fallu aller puiser
aux deux sources pour faire le tour du problème. Même si nous nous étions fait un devoir
d'éviter la recherche d'une unité à une doctrine qui prône si fortement de maintenir la
division, nous sommes tombés dans cette cruelle tentation. Comme plusieurs autres
commentateurs, nous n'avons pu faire autrement que de voir, dans cette complémentarité
d'exclusion, un fondement, un principe et une cohérence qui, sans unifier dans un système
clos, permet d'intégrer raison et imagination dans une même théorie de la connaissance
s'exprimant par une méthode de connaissance. Nous avons la ferme impression que par son
voeu d'éviter tout rapprochement entre ses deux activités, Bachelard, au moyen de son ironie
légendaire, invite secrètement à creuser le mystère se cachant sous cette polarité d'exclusion
entre raison et imagination. Sans pour autant affirmer que Bachelard ait caché une clé dans
ses livres, qui pourrait permettre une lecture unificatrice de tout son oeuvre, il est évident
qu'il nous invite à aller approfondir la zone où raison et imagination échangent leurs
possibilités. À preuve, il privilégie dans ses études la zone charnière où conscience et
inconscience sont encore entremêlées. Bachelard n'a pas voulu unir raison et imagination
dans un système clos par souci de maintenir le dynamisme de l'esprit, son rythme salutaire,
cependant ceux qui se plongent dans son oeuvre sont inévitablement amenés à se questionner
sur une cohésion de l'esprit.
Pour montrer que raison et imagination sont liées plus qu'on ne pense, il faut se référer
à La Poétique de l'espace, où il est dit que "les problèmes posés par l'imagination" se situent
dans 'Taxe du rationalisme croissant de la science contemporaine".225 Bachelard n'a pas
225Op. cit., p. 1.
voulu faire de synthèse systématique de ses deux amours, mais il nous semble qu'il annonce
des pistes qui veulent nous amener sur ce terrain. C'est qu'il craint que celui qui veut se
lancer dans cette tentative d'unité ne perde la spécificité de la raison autant que celle de
!'imagination. Néanmoins nous affirmons, sans trop craindre de nous tromper, que
!'imagination est le socle épistémologique de la théorie de la connaissance chez Bachelard. Il
est indéniable que !'imagination pose problème à l'élaboration de la pensée objective.
Toutefois la science n’est-elle pas une conquête incessante qui ne peut se reposer dans une
tranquille assurance? Pour que "la raison recommence" il faut bien que "!'imagination
commence" et que l'esprit soit d'abord vision et poésie pour que la raison soit, dans sa
technique, analyse et révision.
Une autre originalité nous est apparue du fait que Bachelard inverse la vieille
opposition philosophique entre raison et imagination. Ce n'est plus la raison qui fonde le
télos humain de la connaissance, mais !'imagination, qui est cependant toujours en lien étroit
avec la raison. La théorie de la connaissance bachelardienne n'établit pas une quelconque
hiérarchie des rôles entre raison et imagination. Peut-être en verrons nous une en ce que
!'imagination est première relativement à l'ordre chronologique où les choses se présentent à
la conscience. La raison devient un après qui se pose sur !'imagination, d'où la nécessité
d'une psychanalyse de la connaissance objective. Comme nous avons tenté de le démontrer,
l'objectivité s'acquiert par une conquête qui s'effectue sur un essaim d'images. Selon
Bachelard, le premier contact de l'homme et du monde se fait sous le signe de l'admiration,
l'effort de rectification rationnelle s'effectuant dans un second mouvement. Cette primauté
de !'imagination n'a pas pour effet de dénigrer la raison, mais de l'ouvrir grâce à la
dynamique inaugurée à son contact.
C'est ici qu'il nous faut revenir à notre problématique et à la question posée au départ
de notre recherche: quelle est, selon Bachelard, la fonction de l'activité imaginante du sujet
humain et plus spécifiquement du sujet connaissant? Il nous est apparu évident que
!'imagination avait pour fonction de dynamiser le sujet, surtout le sujet connaissant. Cette
dynamique s'exprime sous une double identité. Premièrement, !'imagination se dresse
contre la raison conquérante qui s'affirme depuis le début du XXième siècle, elle est à la fois
le problème et le soubassement de l'édification objective. En une seconde acception,
!'imagination se caractérise comme l'axe spirituel de tout le psychisme humain, la source du
bonheur. Selon Bachelard, !'imagination est une fonction qui donne sens et signification.
L'acte d'imagination mis en rapport avec l'activité du sujet connaissant conduit à établir une
signification ontologique de la fonction de l'irréel. C'est que la dynamique ontologique du
sujet est donnée par l'acte de connaître, qui est fondamentalement la finalité de l'humain. La
connaissance est plus que tel ou tel objet appréhendé, elle ouvre à la totalité du connaître, au
domaine illimité de l’être, à la liberté et conséquemment à !'imagination. Cette dernière ouvre
au sujet l'horizon de ses connaissances. Le sujet imaginant est orienté vers la totalité de l'être
en sa finalité, il entre dans le champ de ses possibilités. Nous sentons chez Bachelard, que
!'imagination est le moteur qui accomplit la finalité de l'humain, au demeurant déjà
mentionnée par Aristote, que représente la connaissance.
Bachelard a développé une philosophie qui considère la connaissance comme un acte
de conscience. Nous avons été émerveillé par la grande sagacité par laquelle il arrive à traiter
également et équilibrer la connaissance discursive et la connaissance du coeur, ou comme
nous le mentionnions en exergue de notre introduction sous la plume de Michel Tournier: "la
connaissance par autrui et la connaissance par soi-même". Bachelard a su démontrer
finement la dualité de l'axe de la connaissance, qui est à la fois intellectuel et affectif. La
connaissance est comme l'acte même de voir, qui signifie en premier lieu savoir et qui
implique une perception intellectuelle. D'autre part, voir veut indiquer un élan affectif de
toute la sensibilité. En ce sens, voir et connaissance sont moins des facultés qui recueillent
des images ou des notions, que celles qui établissent des relations. Bachelard a voulu
supprimer les barrières traditionnelles entre intelligible et sensible, entre abstrait et concret,
entre idéalisme et réalisme. L'imagination qui est considérée par plusieurs comme le lien
entre l'intelligible et le sensible, Bachelard n'a pas manqué d'aller y puiser le fondement de
sa philosophie de l'intégralité.
Nous avons pu être témoin d'une alliance que Bachelard opère entre l'imagination et
l'instant, ce qui n'a pas manqué de nous surprendre. L'instant créateur de nouveauté est ce
que la science et la poésie cherchent à atteindre, de façons diverses nous en convenons;
cependant toutes deux visent l'activité naissante de la connaissance. Découverte scientifique
et création artistique représentent les deux faces d'une conscience qui se transforme par
l'activité d'une connaissance naissante. Par l'instant et l'activité de nouveauté qu'il
représente, Bachelard rend l’homme pleinement maître de son destin, capable d'accomplir
son achèvement par l'effort incessant et bouillonnant de connaissance. Sans imagination,
pas d'émergence possible, autant en science qu'en poésie. L'imagination est la source du
temps humain, c'est elle qui donne la dynamique à tout le psychisme. Ce thème est, selon
nous, un des apports les plus importants de la philosophie bachelardienne. Sans elle, le
devenir des choses et celui des humains seraient confondus et, dès lors, la liberté à jamais
éteinte.
Bachelard a voulu montrer que l'espèce humaine entre dans une nouvelle perspective.
Il a su démontrer habilement la mutation qui s'opère dans !'intelligence que nous avons du
monde, pas seulement dans la sphère de l'imaginaire, mais également à l'égard de son
mariage avec la raison. L'humain contemporain ne peut plus se définir par la seule raison.
Cette dernière est vouée aux pires échecs, si l’homme qui en use a éteint !'imagination qui
constitue son bonheur.
Raison et imagination constituent structure et dynamique du cogito, selon une participation qui reste à déterminer, dans leurs relations, leurs concurrences et leur complémentarité. Mais cette quête permet d'apprécier à partir de quel niveau existe l'homme.[...] Ainsi c'est dans le cerveau même, créateur du temps, que s'effectue, dans l'instant, la synthèse lucide qui découle, pour l'être, de l'existence du réel. Rêverie-raison-instant- lucidité, ou l'unité de l'esprit et de l'être.226
226A. PARINAUD, Bachelard, p. 298.
L'engouement de Bachelard pour !'imagination ne doit pas nous faire oublier qu'il a
toujours été un grand partisan de la raison. À travers l’extrême importance qui est accordée
par Bachelard à la verticalité de !'imagination, nous croyons entrevoir une imagination qui
s'oriente vers l'esprit, une imagination où la raison n'est pas aussi éloignée qu'on veut le
prétendre. Sans doute que Bachelard s'insurgerait devant une telle affirmation et nous ne
voulons nullement trahir la pensée du philosophe. Toutefois il est important de revenir sur le
fait que Bachelard étudie !'imagination en délaissant de plus en plus ce qui la retient dans la
sphère pulsionnelle. Il revient sans cesse sur l'importance, dans ses recherches, de ne pas
s'abandonner à l'inconscient afin de saisir l'image naissante dans la conscience du sujet.
Cette constante mise en valeur de l'autonomie de !'imagination, au détriment de la
détermination inconsciente, nous amène à conclure que c'est un enjeu rationaliste qui dirige
l'ensemble de son oeuvre. Son projet est de faire valoir les vertus de !'imagination, mais
l'enjeu est bel et bien rationaliste. Reconnaître !'imagination, c'est donner à la raison des
possibilités de s'ouvrir et de se renouveler. Bachelard reste un philosophe même quand il
s'abandonne à la poésie. Laissons-le nous parler pour mieux percevoir toute l'ampleur d'une
vie consacrée à la philosophie:
Mais comme je ne voudrais rien laisser en arrière dans l'activité qui devrait encore mener ma vie, je veux dire que, malgré toutes les déviations vers la littérature, vers la psychanalyse, j'ai toujours voulu reprendre le droit chemin. Je suis resté avide de connaître, toujours plus nombreuses, les constructions conceptuelles et, comme j'aimais également les beautés de !'imagination poétique, je n'ai connu le travail tranquille qu'après avoir nettement coupé ma vie de travail en deux parties quasi indépendantes, l'une mise sous le signe du concept, l'autre sous le signe de l'image.227
Bachelard offre, à notre avis, un merveilleux point de départ à une étude qui voudrait
chercher comment pourrait se définir le code d'éthique d'une humanité affirmant la primauté
de !'imagination dans la constitution du sujet. Dans notre société de l'image, où
multimédias, Internet et publicité sont de plus en plus envahissants, il est urgent de donner à
!'imagination son plein pouvoir. Dans une époque où éthique et esthétique tendent à se
227Fragments d'une Poétique du Feu, notes de Suzanne Bachelard, Paris, P.U.F., 1988, p. 33.
confondre, la philosophie de Bachelard nous offre la possibilité de dégager la matière qui
permettrait de définir un humanisme des plus positif, ce qui mettrait sans aucun doute un
baume sur la morosité qui s'est installée en cette fin de siècle. Si le XXIiême siècle doit être
spirituel comme on l'annonce, l'imagination prendra de plus en plus d'importance et nous
devrons lui reconnaître sa juste fonction dans nos philosophies.
Bibliographie(ouvrages cités et/ou consultés)
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