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6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
Le projet comme vecteur de stratégies innovantes
au sein des multinationales ?
Résumé
La conduite d’innovations en mode projet connaît un regain d’intérêt et de nombreux auteurs
se sont intéressés aux limites de ce modèle d’organisation, ou à ces enjeux en termes
d’allocations de ressources et de temporalité. Cependant, la conduite de projets innovants est
souvent étudiée en dehors du contexte organisationnel ou institutionnel dans lequel elle
s’inscrit. Les multinationales offrent un cadre particulier puisque des projets innovants peu-
vent voir le jour dans les filiales, grâce à des ressources locales pour ensuite être diffusés au
niveau global. L’objectif de cet article est donc de comprendre dans quelle mesure une orga-
nisation en mode projet permet à des innovations de naître au sein des filiales et d’être diffu-
sées au sein des multinationales. Nous mobilisons notamment la littérature sur les tensions
entre l’autonomie requise pour développer des innovations de nature exploratoire et
l’intégration nécessaire de ces projets dans les processus organisationnels existants au sein de
la multinationale. Nous nous appuyons sur 3 études de cas concernant des projets de dévelop-
pement de produits nouveaux dans deux multinationales.
Mots clés : innovation, projet, multinationale, développement de produits nouveaux,
ressources
Hala Alioua
Doctorante
NIMEC Université de Caen Normandie
hala.alioua@yahoo.fr 3 rue C Bloch
14 000 Caen
Fanny Simon
Maître de Conférences
NIMEC Université de Caen Normandie
Fanny.simon@unicaen.fr 3 rue C Bloch
14 000 Caen
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6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
Le projet comme vecteur de stratégies innovantes au sein des
multinationales ?
Introduction
L’innovation est considérée par Bartlett et ses collègues (Bartlett et al., 1990) comme la
« raison d’être » des multinationales. Un flux continu d’innovations permet notamment de
répondre aux fluctuations du marché et de maintenir un avantage concurrentiel (Eisenhardt et
Brown, 1997). Les filiales disposent actuellement de plus en plus d’opportunités leur
permettant de développer leurs propres initiatives et de proposer des projets d’innovation
(Birkinshaw et Ridderstrale, 1999 ; Mayrhofer, 2011). Historiquement, de par leur
implantation privilégiée dans des environnements fortement technologiques, certaines filiales
ont un poids important dans la génération d’innovations au sein du groupe (Guérineau et al.,
2014). Ces filiales qui sont souvent implantées dans des pays développés, sont aujourd’hui
confrontées à des environnements très compétitifs et des clients ayant des exigences accrues
en termes d’innovation (Ibid), elles doivent donc explorer de nouveaux marchés ou
technologies pour assurer leur pérennité sur le long terme. La gestion des activités
d’innovation en mode projet peut être perçue comme une solution afin d’éviter les rigidités
spécifiques aux grandes entreprises établies. Cependant, la confrontation de la littérature sur
la gestion de l’innovation dans les multinationales et le développement de l’innovation en
mode projet fait apparaître trois challenges principaux auxquels sont confrontées les équipes
projet : l’inscription dans les réseaux et routines de la multinationale et le développement de
nouvelles relations au niveau local et de routines appropriées ; une intégration dans les
dispositifs organisationnels existants et le besoin d’autonomie, une interaction avec la
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structure fonctionnelle et une logique projet caractérisée par un contrôle des ressources.
L’objectif de cet article est donc de comprendre dans quelle mesure une organisation en mode
projet permet à des innovations de naître au sein des filiales et d’être diffusées au sein des
multinationales. Nous avons observé le développement de trois projets dans deux
multinationales. Le suivi en temps réel des individus impliqués dans le développement
d’activités exploratoires permet d’identifier comment ils gèrent ces tensions et les facteurs de
succès et d’échec du développement d’activités exploratoires en mode projet dans les filiales
considérées. Cette recherche apporte une nouvelle perspective concernant le développement
des innovations dans les filiales en étant contrée sur les acteurs mêmes de l’innovation alors
que la plupart des recherches existantes concernent la diffusion des innovations entre le siège
et les filiales ou le développement de connaissances dans les multinationales au niveau inter-
organisationnel.
1. FONDEMENTS THEORIQUES
1.1. Le développement de nouvelles activités via des projets
d’exploration dans les filiales
Trois modes d’organisation de l’innovation ont été mis en exergue dans les multinationales.
Historiquement, le modèle centralisé était prédominant avec une entreprise mère à l’origine de
la plupart des innovations qui sont ensuite diffusées dans les filiales. Cependant, la
différentiation croissante des goûts des consommateurs conduit souvent à l’échec de produits
développés sans prise en compte du contexte local (Bartlett et al., 1990). A contrario,
certaines multinationales souhaitent tirer profit des ressources locales et mettent en place un
modèle décentralisé (Sanna-Randaccio et Veugelers, 2007). Les filiales profitent ainsi de leur
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réseau local avec des fournisseurs, clients ou universités pour développer des idées nouvelles
en forte cohérence avec les marchés locaux (Jacquier-Roux et Paraponaris, 2011). L’enjeu est
ensuite de partager les connaissances et innovations développées au niveau local avec
l’entreprise mère et les autres filiales.
Récemment, de nombreuses multinationales ont donné plus de poids à leurs filiales dans la
conduite d’activités innovantes telles que la R&D (Colovic et Mayrhofer, 2008). Un troisième
modèle a donc émergé qui vise à utiliser les ressources d’une filiale pour créer des
innovations destinées non seulement au marché local mais également à explorer de nouveaux
marchés mondiaux (Bartlett et al., 1990). L’enjeu est donc de développer des innovations
conjointement entre plusieurs filiales afin que chaque entité apporte ses ressources et de
mettre en place une réponse collaborative à des opportunités mondiales (Ibid). Cependant, de
nombreuses recherches ont mis en évidence la complexité des coopérations dans de tels
cadres (Nobel et Birkinshaw, 1998). Les difficultés liées au transfert de connaissances entre
des filiales ayant des expertises et cultures différentes et étant parfois très éloignées
géographiquement sont également à l’origine de l’échec de projet d’innovation dans les
multinationales (Dougherty et Heller, 1994).
L’organisation en mode projet, caractérisée par des configurations organisationnelles
temporaires permettant d’allouer du personnel et des ressources au sein des entreprises
(Cattani et al., 2011 ; Davies et Brady, 2000) est utilisée de façon croissante afin de
développer des innovations dans les multinationales (Midler, 1993 , Brady et Davies, 2004;
DeFillippi, 2001, Garel, 2003). Des activités entières de R&D peuvent être organisées en
mode projet : des individus aux profils diversifiés sont mobilisés dans un ensemble de projets,
pour une durée donnée afin de développer des innovations. Les fonctions de l’entreprise sont
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alors incarnées par des équipes projet (Whitley, 2006). Le projet sert ici de mécanisme de
coopération et permet de mettre en place la nouveauté. En effet, l’organisation en mode projet
permet de répondre de façon réactive aux changements de la demande client, de reconfigurer
les compétences de l’entreprise et de renouveler fréquemment les produits (Aurégan et al.,
2007). Le projet peut servir à explorer les futurs possibles et à conforter la « flexibilité
stratégique » des entreprises (Auregan et al., 2008 ; Lenfle et Loch, 2010).
Les projets sont souvent perçus comme la panacée afin d’éviter les rigidités organisationnelles
et seraient donc particulièrement adaptés pour conduire des activités d’exploration (Danneels,
2002). En effet, les activités d’exploration visent à renouveler les processus clés de
l’entreprise et à développer de nouvelles compétences (Benner et Tushman, 2003). Des
pratiques récentes au sein des entreprises consistent donc à développer localement, au sein des
filiales de nouvelles compétences et connaissances ou solutions qui sont fortement
contextualisées, via l’innovation et à réintégrer ces solutions ou connaissances globalement
(Mahmoud-Jouini et Charue-Duboc, 2014 ; Chebbi, 2004). Peu d’articles portent sur la
conduite de ces activités d’innovation exploratoires au sein des filiales (Birkinshaw et
Ridderstrale, 1999 ; Guérineau et al., 2014). En effet, la littérature portant sur les innovations
dans les multinationales s’est essentiellement concentrée sur le développement de
connaissances spécifiques et le transfert de ces connaissances entre les filiales et avec
l’entreprise mère (Doz et al., 2001 ; Frost, 2001 ; Mahmoud-Jouini et Charue-Duboc, 2014,
Berry, 2014). Les auteurs abordent peu l’émergence de compétences qui viennent remettre en
question les pratiques établies de la multinationale, bien que les filiales soient de plus en plus
perçues comme ayant des ressources pour explorer de nouveaux domaines (Jacquier-Roux et
al., 2002).
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Le rôle et la perception des individus impliqués dans ces activités exploratoires sont
notamment peu étudiés alors que ces individus peuvent éprouver des tensions dues à un
besoin d’intégrer leurs pratiques dans les dispositifs organisationnels existants de l’entreprise
et la nécessité de développer de nouveaux dispositifs spécifiques en adéquation avec des
projets de rupture. En effet, Birkinshaw et Ridderstrale (1999, p.154) soulignent que les
individus préfèrent œuvrer avec des routines existantes, soutenir des projets peu risqués et
rejettent les idées qui remettent en cause leurs propres compétences. Cependant, ces mêmes
individus, ont désormais pour mission de proposer au siège de nouvelles activités qui doivent
assurer à l’avenir la pérennité de la filiale (Bartlett et Ghoshal, 1986; Gupta et
Govindarajan, 1994; Jarillo et Martianez, 1990).
La perspective proposée par cet article est la suivante : nous nous appuyons sur la littérature
portant sur les organisations en mode projet. Cette littérature met notamment en évidence une
tension entre l’autonomie requise pour développer des innovations de nature exploratoire et
l’intégration nécessaire de ces projets dans les processus organisationnels existants au sein de
la multinationale (Sydow et al., 2004). Cette tension peut nuire au développement de projets
d’innovation exploratoire dans les multinationales. En effet, si de nombreux auteurs montrent
que des projets d’innovations naissent dans les multinationales (Un, 2011 ; Almeida et Phene,
2004), les dispositifs organisationnels mis en place par la maison mère, les réponses des
décideurs et une application stricte des procédures et des systèmes internes globaux peuvent
tuer ces innovations (Birkinshaw et Hood, 2001 ; Birkinshaw et Ridderstrale, 1999). Or, la fin
prématurée de projet d’innovations va décourager les salariés des filiales à proposer de
nouveaux projets d’innovation (Amabile et Kramer, 2011).
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1.2. La tension entre l’autonomie requise pour le développement d’activité en
mode exploratoire et l’intégration nécessaire dans les processus de la mul-
tinationale
La gestion des activités exploratoires en mode projet, génératrices de création de
connaissances, met en évidence un certain nombre de challenges liés à l’intégration des
projets dans les processus organisationnels existants. Nous identifions 3 challenges
principaux : l’inscription dans les réseaux et routines de la multinationale et le développement
de nouvelles relations au niveau local et de routines appropriées ; une intégration dans
lesdispositifs organisationnels existants et le besoin d’autonomie, une interaction avec la
structure fonctionnelle et une logique projet caractérisée par un contrôle des ressources.
Tout d’abord, les routines développées au sein de la multinationale ainsi que la reproduction
des relations interindividuelles au sein des projets permettent la coordination des activités et
l’efficience de la structure (Davies et Hobday, 2005; Sydow, 2009). Les routines sont des
configurations répétitives de comportement qui sont conduites par une ou plusieurs personnes
agissant indépendamment (Feldman, 2003). Les routines permettent le transfert de
connaissances d’un projet à l’autre et de fonder certaines prises de décisions sur des pratiques
existantes, ce qui fluidifie les processus et accélère leur mise en place (Becker, 2004). Les
échanges et transferts d’informations entre individus sont également au cœur des processus
innovants (Van de Ven, 1986). Les équipes projet peuvent être composées d’individus ayant
eu peu de contacts au préalable ou au contraire, être basées sur la reproduction de
collaborations qui ont eu du succès dans le passé. La reproduction de collaborations entre
individus d’un projet à l’autre accroît la confiance entre les acteurs et les échanges de
connaissances complexes (Hansen, 1999). Cependant, ces routines existantes et réseaux de
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relations passés sont peu adaptés au développement de projet d’exploration. Ainsi, par
exemple les projets d’exploration requièrent la poursuite de différentes alternatives
simultanément ainsi qu’un développement itératif caractérisé par des essais et erreurs (March,
1991). Or, les grandes entreprises ont tendance à privilégier la mise en place stricte de dates
limites et une logique d’optimisation des ressources dans les projets qui ne permettent pas
l’épanouissement d’une logique d’exploration (Lenfle et Loch, 2010). De nouvelles routines
organisationnelles doivent être associées aux projets exploratoires (Sidhu et al., 2004) ainsi
que le développement de nouvelles relations afin d’accroître les possibilités de combiner les
connaissances existantes (Gilsing et Nooteboom, 2006 , Daneels, 2002). Or, les équipes
impliquées dans des projets d’exploration sont enclins à bâtir leurs expériences et leurs
réseaux relationnels en fonction des projets antérieurs dans lesquelles elles ont été impliquées
et dont l’objectif est d’exploiter les connaissances de l’entreprise. Ces projets antérieurs
génèrent des pratiques et normes que les nouvelles équipes vont avoir tendance à reproduire
(Mannig, 2008), ce qui va restreindre la capacité des équipes à réaliser de nouvelles
combinaisons de ressources ainsi qu’à tisser des liens nouveaux (Davies et Brady, 2000). Cela
va également restreindre les choix effectués entre différentes alternatives technologiques
(Danneels, 2002). Un équilibre entre le renouvellement du réseau et le maintien de relations
préexistantes peut être trouvé en articulant les niveaux locaux et globaux : les équipes projet
doivent parvenir à renouveler leur réseau de relations localement, pour identifier de nouvelles
opportunités de développement et encastrer leurs relations dans le réseau interne global de la
multinationale, notamment pour obtenir du soutien et des financements (Burgelman, 1983).
Ensuite, les projets sont en interaction avec les dispositifs organisationnels dans lesquels ils
sont encastrés (Sydow, 2009). Nous nous centrons ici sur les systèmes qui procurent des
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ressources, du soutien financier et émotionnel aux porteurs de projet (Halme et al., 2012). Les
porteurs de projet doivent encastrer leurs initiatives nouvelles dans les dispositifs existants de
l’entreprise afin d’obtenir du soutien et des financements (Dougherty et Heller, 1994). Cet
encastrement précoce des projets dans les dispositifs existants permet également de les
inscrire dans la stratégie de l’entreprise et d’assurer leur pérennité sur le long terme,
cependant, dans les premières phases du projet, les porteurs de projet doivent souvent
détourner les dispositifs organisationnels formels en trouvant par exemple des sources de
financement cachées ou en générant un intérêt sur le marché avant d’avoir l’autorisation
formelle du management ou en ne suivant pas les procédures de l’entreprise (Burgelman,
1983, Hobday, 2000). En effet, les dispositifs existants dans la multinationale ne permettent
souvent pas le soutien de projets exploratoires. Ainsi, l’obtention de soutien est souvent
conditionnée par un suivi strict du développement de projet. Par exemple, Lenfle et Loch
(2010) montrent que les processus de gestion de projet classiques, en vigueur dans de
nombreuses multinationales et caractérisés par des étapes et points de contrôle ainsi que la
fixation d’objectifs initiaux peuvent conduire à un désengagement prématuré de projets
d’exploration. Les projets qui sont en rupture avec l’existant dans l’entreprise vont avoir
tendance à être inhibés (Danneels, 2002). De plus, dans les multinationales, des dispositifs
spécifiques qui sont orientés vers la réduction du risque et l’atteinte de résultats à court terme
rendent particulièrement difficiles le soutien émotionnel des porteurs de projet et n’incitent
pas les individus à s’impliquer dans des projets exploratoires (Halme et al., 2012). Les
individus oeuvrant dans des projets exploratoires doivent donc développer une zone
d’autonomie afin de mettre en place de nouveaux systèmes au sein des projets exploratoires
mais également veiller à ancrer leurs projets dans les dispositifs existants.
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Finalement, peu d’entreprises sont complètement organisées en mode projet et les projets
doivent interagir avec des structures fonctionnelles transversales telles que des départements
Ressources Humaines assurant la répartition des compétences dans les différentes filiales, des
structures responsables de la comptabilité ou encore des divisions de Recherche et
Développement organisées de façon classique (Hobday, 2000). Les équipes projets dépendent
donc de ressources allouées par la maison mère et notamment, la répartition des compétences
peut être centralisée. Les manageurs de projet sont alors confrontés aux difficultés suivantes :
les ressources ne sont pas en adéquation avec les besoins du projet, l’équipe manque de
cohésion car les individus se sont vus imposés leur implication dans le projet (Hobday, 2000).
Les projets sont également en compétition pour une même base de ressources et des
interdépendances surviennent entre les projets en termes d’allocation des ressources (Engwall
et Jerbrant, 2003). Certains individus sont donc amener à travailler sur différents projets en
même temps ou doivent changer prématurément de projet, ce qui contraint la capacité de
l’équipe à développer une identité propre (Hobday, 2000). Les manageurs de projet doivent
donc parvenir à développer un contrôle des ressources au sein de leur projet afin d’assurer son
développement et simultanément gérer les contraintes imposées par les structures
fonctionnelles de la multinationale.
L’objectif de cet article est donc de comprendre les tensions ressenties par les individus
impliqués dans des projets exploratoires dans des multinationales selon les trois axes
présentés ci-dessus et de proposer des dispositifs organisationnels afin de favoriser le
développement de ce type de projet.
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2. DES ETUDES EMPIRIQUES DANS DEUX MULTINATIONALES
2.1. Méthodologie
Les auteurs ont signé des contrats de recherche avec deux multinationales. La première
multinationale, que nous nommerons Alpha est une entreprise de semi-conducteurs qui a un
siège social au Pays-Bas et des filiales dans plus de 25 pays. Elle emploie 28 000 salariés
enAsie, Etats-Unis et Europe. Ses activités concernent le développement de composants pour
l’électronique, l’automobile, la sécurité, la santé. Les ingénieurs peuvent proposer des projets
nouveaux qui doivent ensuite suivre un processus de sélection. Ces projets peuvent aboutir au
développement de nouveaux produits qui sont lancés sur les marchés mondiaux. Les
compétences développées sont ensuite réutilisées pour étendre la gamme de produit ou
explorer de nouveaux marchés. Des équipes comprenant des membres de différentes filiales
peuvent intervenir sur ces projets. Nous nous intéressons à un centre français de Recherche et
Développement. En 2006, suite à l’émergence de nouveaux marchés dans le secteur du semi-
conducteur, comme le secteur de la santé ou de l’éclairage et à des cycles de vie des produits
de plus en plus réduits sur les secteurs traditionnels des semi-conducteurs, la société mère
alloue une marge d’autonomie à chaque filiale afin de développer des projets exploratoires qui
doivent ensuite être inscrits dans la stratégie de l’entreprise. Dans le centre de R&D français,
cette enveloppe financière a permis la création d’une business unit « emerging market » qui
abritait les équipes projets. Le projet étudié concerne à la fois un centre de R&D français et un
centre basé en hollande.
La deuxième multinationale, que nous nommerons Delta, est l’un des fournisseurs les plus
importants du marché automobile. Il opère dans les secteurs suivants : la technologie
automobile et industrielle, les biens de consommation et les techniques du bâtiment. En 2014,
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Delta employait plus de 290 000 salariés et avait réalisé un chiffre d’affaires de 48,9
Milliards d'euros. Le siège social est en Allemagne et le groupe a des filiales dans 60 pays.
Nous nous intéressons plus particulièrement à la filiale française du groupe car cette filiale,
pour devenir plus compétitive a eu son rôle redéfini par deux évènements majeurs :
La mise en place d’une activité « Lead plant » en 2011 : le site a dû évoluer pour de-
venir une usine pilote ou « lead plant ». Son rôle est alors de définir et de stabiliser les
processus de production de nouveaux produits pour ensuite assurer leur transfert vers
des pays à bas coûts.
La mise en place d’un dispositif « Bottom-up » en 2014 : il est désormais demandé
aux équipes du site de rechercher des nouveaux produits auprès des clients. Ces nou-
veaux produits peuvent être ou non dans le secteur d’activité traditionnel. Cette mis-
sion implique la mise en place d’une part, d’un groupe de recherche constitué des
membres de la direction, d’une équipe commerciale au niveau du siège en France et au
niveau de la division en Allemagne et d’un cabinet externe pour établir des contacts
avec des clients potentiels. D’autre part, afin de renforcer ce dispositif la direction du
site a décidé de créer une équipe projet « New Business » en interne dont l’objectif
principal est de chercher de nouveaux projets à moyen et long terme. Le site doit en
effet chercher les activités pouvant être créées tout en tenant compte de l’évolution du
marché et de la rentabilité escomptée afin de garantir sa pérennité et le maintien de
l’emploi pour tous les salariés.
Dans ces deux multinationales, les filiales étudiées ont une très large autonomie pour conduire
et explorer des activités innovantes. Comme dans le troisième modèle évoqué dans la revue de
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littérature, les capacités développées sont ensuite réutilisées au niveau mondial. Les projets
sont des véhicules importants pour développer ces activités innovantes.
Nous avons adopté une approche ethnographique basée sur une très forte immersion des
auteurs dans des filiales des deux multinationales considérées. Le premier auteur a signé un
premier contrat de recherche avec Delta en 2011 et est resté quatre mois dans cette entreprise.
Il a ensuite signé un second contrat de recherche de trois ans avec Delta de 2012 à 2015. Le
second auteur a signé un contrat de recherche avec Alpha de 2008 à 2011. Les deux auteurs
ont suivi le développement de plusieurs projets d’innovation et ont pu participer à des
réunions de direction. Ils ont pu observer les équipes projet en temps réel (chacun des auteurs
a passé au moins 50% de son temps sur les sites). Ils ont également réalisé des entretiens
qualitatifs auprès de manageurs supérieurs, manageurs intermédiaires et ingénieurs.
Trois projets d’innovation ont été sélectionnés dans les filiales :
CAS A : Un projet concernant l’éclairage à LED pour Alpha.
CAS B : Un projet concernant de nouvelles formes de mobilité pour Delta.
CAS C : un projet concernant de nouvelles solutions d’éclairage pour Delta.
Ces projets ont été sélectionnés car ils avaient les caractéristiques suivantes : les filiales ont
été impliquées dans l’émergence de ces projets et ont été des éléments phares dans le
développement des projets. Ces projets ont abouti à de nouvelles capacités développées par le
groupe et des transferts entre filiales. Nous avons choisi trois projets qui sont considérés par la
direction du siège comme des succès (remise de prix aux équipes, citations comme exemple).
Cependant, certains membres des équipes ont un ressenti négatif et perçoivent ces projets
comme un échec. Nous pouvons ainsi mettre en évidence les tensions en exergue dans chacun
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des projets. Une comparaison entre les projets permet ensuite d’identifier les facteurs qui
expliquent l’émergence de ces tensions et d’identifier éventuellement des actions mises en
place dans les filiales qui permettent de réduire ces tensions.
Au sein de l’entreprise Alpha, nous avons réalisé 22 entretiens semi directifs auprès de 15
ingénieurs impliqués dans le projet A. Ces ingénieurs sont basés en France, en Hollande et
aux Etats-Unis. Nous avons également interviewé 7 managers du centre de R&D français
pendant une durée moyenne d’une heure. Nous avons participé à 11 réunions concernant le
développement de nouvelles actions d’innovation et à des réunions mensuelles sur la
présentation des projets.
Au sein de l’entreprise Delta, nous avons réalisé 28 entretiens sur les projets concernés d’une
durée moyenne de une heure trente auprès de manageurs Allemands et Français tous basés
dans la filiale française. Pendant trois ans, le deuxième auteur a participé à des réunions
bimensuelles concernant l’avancement de l’activité de l’entreprise ainsi que l’agenda à venir.
Deux fois par an, le chercheur a participé à une journée axée sur le déploiement de la stratégie
et pendant laquelle les manageurs interviennent pour exprimer leurs problématiques
concernant la mise en œuvre de nouvelles initiatives. Ces entretiens nous ont permis d’écrire
des études des cas étudiés. Nous avons ensuite codé les entretiens afin de mettre en exergue
les trois types de tensions relatives à la conduite de projets exploratoires dans les
multinationales et identifier les facteurs à l’origine de ces tensions et les actions mises en
place.
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Tableau 1 : grille de codage des entretiens
Thème : Exemples :
Tension entre le
renouvellement du réseau
de relations et le maintien
d’anciens contacts
Tension relative au
développement de
nouvelles routines qui
s’opposent aux routines
existantes
« Il est difficile de démarcher de nouveaux clients, je n’ai
pas assez d’expérience. Là où j’étais avant j’étais bien,
j’avais des objectifs clairs et j’aimais mon travail.
Maintenant, j’ai l’impression d’être toute seule dans cette
équipe, les autres travaillent tous seuls ils ne se demandent
même pas ou j’en suis ou qu’est ce qui ne va pas. Ils
oublient complétement qu’on est une équipe. En plus j’ai
l’impression que les membres du [comité de direction] s’en
fichent (…) ils n’ont jamais assisté à nos réunions et nous
ont jamais demandé où sont nos problèmes ou pourquoi on
est bloqué. (…) A chaque fois ils nous demandent si on a
réussi à avoir des clients comme si l’avenir du site ne
dépend que de nous, l’équipe de new business, alors qu’on a
besoin de travailler tous ensemble pour avoir des clients».
(Manageur, cas C)
« Je crois qu’on commence à connaitre pourquoi on
n’avance pas sur nos projets, il s’agit des « process » du
groupe qu’il faut respecter et qui sont longs à appliquer et
aux coûts qui restent un peu chers par rapport à la
concurrence locale, de plus on n’a pas de structure dédiée à
la nouvelle activité. » (Manageur, cas C)
Tension entre l’intégration
dans les dispositifs
organisationnels existants
et le besoin d’autonomie
« On ne peut pas répondre aux besoins des clients avec les
règles et les processus actuels de [Delta]. Le client demande
d’avoir une réponse dans une semaine maximum alors que
pour avoir l’aval du groupe par rapport à la nomenclature
et les procédures il faut qu’on attende des mois et ça ce n’est
pas normal. Comment veulent-ils qu’on réussisse alors
qu’ils ne nous donnent même pas la possibilité de prendre
nos propres décisions pour réussir cette nouvelle activité. »
(Manageur, cas C)
Tension entre l’interaction
nécessaire avec la
structure fonctionnelle et
une logique projet qui est
caractérisée par un
contrôle des ressources.
« Ce qui n’est pas encore compris ici, l’équipe ici n’a pas
encore compris l’organisation matricielle. » C’est la
direction des Ressources Humaines qui décide de
l’affectation des ressources et non le chef de projet : « Le
problème c’est que lorsque l’on a commencé à embaucher,
on a eu le problème de la fermeture [d’un autre site de
production, dans une autre région] donc on a été obligé de
récupérer certaines personnes [de ce site] qui ne se sont pas
du tout adaptées. (…) En fait, il y a des personnes qui
voyaient juste une passerelle pour devenir autre chose. On a
quand même recruté pas mal de personnes qui ne se
plaisaient pas dans le groupe. » (Un chef de projet, cas A)
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2.2 Description des cas
Cas A : En 2006, le management du centre de R&D français perçoit un changement majeur à
venir dans le secteur de l’éclairage. Afin de réduire considérablement la consommation
d’énergie, il semblait que des solutions basées sur des systèmes de LED (des diodes qui
émettent de la lumière lors du passage d’un courant), pourraient être amenées, peu à peu, à
remplacer des systèmes d’éclairage plus traditionnels, ces LED sont pilotées par des semi-
conducteurs. Une petite équipe est donc missionnée afin d’identifier des applications pouvant
être développées et utilisant des LED. Cette équipe est abritée dans une unité appelée «
Emerging business ». Une opportunité est perçue dans le secteur de la téléphonie mobile. En
effet, les flashs alors développés pour les appareils photos des téléphones mobiles ne sont pas
très performants et des LED pourraient remplacer efficacement ces flashs. Un fabricant de
téléphone portable contacte le site hollandais afin d’obtenir une solution. Cependant, il
s’avère que les compétences nécessaires au développement d’un tel composant ne sont pas
suffisantes sur le site Hollandais. Une équipe est donc constituée en France. L’activité est
nouvelle pour le centre de R&D français, elle s’appuie néanmoins sur des compétences en
termes de gestion de puissance existantes. Le composant doit être développé conjointement
entre la France et les Pays-Bas en relation avec une équipe d’un fabricant de téléphones
mobiles. Trois versions successives du produit seront développées. La première version ne
bénéficie pas encore de retours du client et ne sera pas mise sur le marché. La deuxième et la
troisième version correspondent à la même architecture du produit mais à des acceptations
différentes au sein de l’entreprise. L’équipe a ajouté de nouvelles fonctionnalités au produit
par rapport à la concurrence, telles qu’une fonction permettant de tester rapidement le
composant. Afin de mener de fronts différents projets, de nouveaux membres sont associés à
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l’équipe. Ce sont en majorité de jeunes diplômés ou des personnes provenant d’autres sites
d’Alpha. Le produit satisfera finalement le client qui fera d’Alpha son premier fournisseur sur
cette solution. Il remportera un franc succès auprès du fabricant de téléphone qui fera d’Alpha
sa source principale d’approvisionnement et générera ainsi plusieurs millions de dollars de
revenus. Un prix de l’excellence a ainsi été décerné à l’équipe française et hollandaise,
notamment parce que ces produits ouvrent la voie vers un nouveau domaine d’activité. La
commercialisation et les développements postérieurs du produit ont, par la suite, été confiés à
une équipe aux Etats-Unis, plus proche des fabricants de téléphonie mobile. Ce transfert
d’activité ainsi que l’échec de développement d’une nouvelle génération de produit génèrent
un sentiment de frustration pour les membres de l’équipe.
Cas B : En 2011, la société mère a confié un projet émergeant à la filiale, il s’agit d’un projet
dans la e-mobilité, un projet différent des projets confiés habituellement à la filiale puisqu’il
ne s’agit pas pour autant de produits « automobiles » mais de « biens de consommation ». Ce
projet concerne le développement d’une batterie au lithium pour les vélos électriques. Le
design de la nouvelle batterie a été défini en Allemagne et le site français était chargé de
mettre en place une ligne de production pilote, avec de nouvelles lignes de montage pour
assurer une première production de ces batteries. 14 personnes du site ont suivi une formation
et ont été affectées au projet. Ce projet a donc impliqué l’instauration, l’organisation et
l’adaptation de beaucoup de directives et règlements pour permettre répondre aux besoins des
clients tout en assurant le bon déroulement entre le développement et la fabrication. Des
procédures de sécurité supplémentaires dues à la nature du produit ont dû être également
mises en place. Cependant, le démarrage du projet a pris du retard par manque de certaines
pièces et de problématiques au niveau de l’assemblage. Ce projet a été transféré par la suite
18
6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
très vite aux autres sites concurrents pour des raisons de coûts. Pour certains managers, cette
décision a été vécue comme un échec car elle remet en cause les compétences et le savoir-
faire du site. Pour d’autres, ce projet a été une réussite car une solution a pu être trouvée aux
problèmes apparus lors de la production. De plus, il a permis au site d’acquérir une notoriété à
l’échelle nationale et internationale. En effet, la visite des journalistes spécialisés dans l’e-
mobilité français et allemands ainsi que la visite des clients potentiels organisées lors de la
journée portes ouvertes par la direction du site a montré la flexibilité stratégique de la filiale à
produire et par la suite à acquérir de nouveaux projets émergeants par la société mère. Ainsi
l’organisation d’un salon international en Allemagne par la société mère dans le domaine d’e-
mobilité, a été vécue par l’équipe projet du site comme une reconnaissance de leurs
compétences malgré les problèmes techniques auxquels ils ont été confrontés.
Cas C : Ce produit est basé sur la technologie LiFi qui sert à la diffusion d’informations par
clignotement à haute fréquence d’une LED. Le clignotement des lumières LED qui peut
atteindre plusieurs milliers d’interruptions et d’allumages par seconde, permet la transmission
à distance d’un contenu multimédia (vidéo, son, géolocalisation, ...) à une tablette ou à un
smartphone. Ces applications sont multiples, notamment pour faire découvrir de nouvelles
expériences aux consommateurs dans des boutiques, show-rooms ou musées.
Ce projet a été généré car Delta a tenu son premier salon au pôle de compétitivité TES e-
Secure transactions qui avait pour objectif d’une part, de se faire connaitre au niveau régional
et d’autre part de promouvoir une nouvelle offre de service en tant que partenaire
d’industrialisation et de production de systèmes électroniques et mécatroniques connectés
pour des PME. Des manageurs de Delta ont alors rencontré une start-up spécialiste de
nouvelles technologies dans le domaine des LED et une collaboration a été envisagée pour
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6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
définir le nouveau produit et le mettre en production. Ceci est le premier projet hors secteur
du transport développé par le site et qui provient d’une initiative autonome de la filiale. Une
première partie de ce produit a été livrée en 2015 au client et une deuxième lui sera livrée en
2016. Toutefois, ces nouvelles technologies nécessitent une adaptation du système de
fabrication existant en termes de programmation, de montage, de tests et de chiffrages. Cette
première expérience a été vécue comme une réussite pour certains manageurs qui ont
contribué directement à la démarche d’identification et d’industrialisation de ces produits
connectés. Toutefois, certains managers ne perçoivent pas l’acquisition de ses nouveaux
produits comme une réussite car le volume des produits industrialisés reste faible, les clients
ciblés sont des petites et moyennes entreprises locales et les prix restent élevés par rapport à la
concurrence. Malgré les difficultés rencontrées lors de l’acquisition du nouveau projet, la
société mère a reconnu le travail de l’équipe projet avec l’acquisition de deux nouveaux
projets. La filiale en France est présentée comme un modèle pour toutes les autres filiales se
situant dans les pays à hauts coûts.
III. RESULTATS ET CONTRIBUTIONS
Tout d’abord, les trois cas étudiés ont permis le développement de nouvelles compétences et
leur transfert des filiales à d’autres filiales ou à la société mère. Ainsi, le cas A. a permis le
développement de technologies et compétences en gestion de puissance qui ont ensuite été
utilisées par d’autres filiales (notamment aux Etats-Unis) et pour d’autres produits tels que le
retro-éclairage des écrans d’ordinateurs. Dans le cas B, le savoir-faire acquis dans la mise en
production et l’installation des lignes de montage pour le vélo électrique a été transféré. De
plus, les ingénieurs dans d’autres filiales ont été formés aux nouvelles problématiques de
qualité, production et homologation.
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6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
Dans le cas A et le cas C, des contacts tissés localement ont joué un rôle déterminant pour la
réussite du projet. Ainsi, le projet C, mené par Delta, sur l’éclairage est inscrit dans la
proximité géographique entre des acteurs. En effet, il est issu d’un partenariat avec une start-
up locale qui a de fortes compétences en solutions d’éclairage innovantes. Désormais, la
filiale française multiplie les opérations afin de développer un réseau de partenariats locaux et
nationaux afin de trouver de nouvelles opportunités de développement de produits : elle a
ainsi participé à différents salons. En 2015, l’équipe « New Business » de Delta a participé à
une conférence nationale regroupant 755 professionnels venant de 25 pays. Le but étant de se
positionner stratégiquement sur les objets connectés. Pour cela, Delta a tenu un stand en
partenariat avec d’autres filiales du groupe en France afin de montrer les compétences et les
savoir-faire de la filiale dans les systèmes connectés. La filiale a bénéficié du soutien du
groupe pour sponsoriser la soirée networking où de nombreuses startups et autres acteurs clés
du marché étaient présents, permettant ainsi de multiplier les contacts prometteurs.
Dans le cas A, certaines relations locales telles que des relations qu’a développé le site
Hollandais avec une société d’éclairage ont permis de valider le produit lors de son
développement et ainsi de faciliter son acceptation par le client. Comme le montre le verbatim
suivant, la proximité géographique entre les acteurs est un élément important dans leur
coopération :
« C’était des contacts directs car les personnes de Lumileds qui testaient le produit étaient
aussi à Eindhoven donc c’était facile de s’appeler et d’identifier ce qui se passait. (…)
Comme nous sommes Hollandais, c’est plus facile de communiquer et travailler ensemble. »
(Un ingénieur, cas A)
Ce type de coopération permet de développer des connaissances techniques nouvelles au
niveau local et de les diffuser ensuite, ce qui est cohérent avec la revue de littérature (Frost,
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6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
2001). La multinationale profite ainsi indirectement des ressources et relations avec des
partenaires locaux pour créer de nouvelles connaissances. Cependant, les projets A, B et C
montrent que si les équipes participent activement à ce transfert de connaissances, le ressenti
des équipiers est négatif. Ainsi, nous examinons les tensions ressenties par les individus selon
les trois axes soulignés précédemment dans la partie théorique.
3.1. Inscription les projets dans les réseaux et routines de la
multinationale tout en développant de nouvelles relations au
niveau local et des routines appropriées
La situation des cas A et C est comparée avec celle du cas B. Dans les cas A et C, les équipes
sont constituées majoritairement de membres qui n’ont jamais travaillé ensemble. Des
problématiques de communication et de partage d’informations émergent très tôt dans ces
deux projets. Ces problématiques sont directement associées à la diversité des profils et
langages spécifiques à un domaine d’activité pour chacun des participants. Auparavant,
différents « mondes de pensées » prédominaient dans l’entreprise (Dougherty, 1992). Le
développement des projets exploratoires nécessite la collaboration entre ces différents
mondes, comme le montre le verbatim suivant :
« On avait une nouvelle équipe avec des gens avec des expériences diverses et variées et la
nécessité aussi de mettre en place une méthodologie de travail, de la faire accepter. Tout ça
c’était une difficulté supplémentaire. » (Chef de projet, cas A)
Le renforcement des nouvelles relations est rendu difficile dans les multinationales étudiées
car les différentes entités étaient auparavant en compétition pour l’attribution de ressources et
ont donc développé leurs propres routines spécifiques afin d’être plus performantes. Le
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6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
verbatim suivant montre que les collaborateurs au sein d’une même équipe sont dans un esprit
de compétition pour attirer les projets et non de collaboration :
« Dans un premier temps on était plutôt contents de voir arriver des nouveaux projets parce
que comme c’était un groupe qui était en formation, il y avait pas mal de dissensions avec
Eindhoven pour savoir qui allait faire quoi » (Ingénieur, cas A)
Dans un premier temps, les individus utilisent des routines existantes au sein de l’entreprise
mais il s’avère que ces routines sont peu adaptées aux nouveaux projets. Les ingénieurs ne
communiquent pas à leurs collègues les problèmes qu’ils rencontrent. Les manageurs
prennent donc conscience relativement tard et suite aux échecs des premières générations de
produit de l’inadéquation des routines existantes aux besoins du projet. Le verbatim suivant
montre la nécessité de mise en place de routines concernant à la fois les tests, les
nomenclatures produits et la gestion des relations client dans le cas C.
« Pour avancer dans le projet on a dû improviser et faire beaucoup de chiffrages en espérant
décrocher un client. On ne savait pas trop comment faire car c’est la première fois qu’on doit
démarrer des nouveaux produits qui nécessitent beaucoup de tests fonctionnels et nécessitent
une maîtrise des nomenclatures ». (Manageur, cas C)
Ces problématiques sont renforcées par le fait que l’inscription des projets dans les réseaux
existants au sein de l’entreprise, et plus particulièrement les liens avec les différents niveaux
hiérarchiques sont peu nombreux. Dans les deux cas, les chefs de projets ont développé peu
de relations avec les chefs d’autres projets et avec les manageurs supérieurs de la société
mère. Les projets sont donc peu visibles. Le manque d’encastrement dans les réseaux
existants de l’entreprise, au sein même de la filiale tout comme dans la multinationale plus
globalement est ressenti négativement par les collaborateurs au sein du projet et nuit à leur
motivation :
« Les membres du comité de direction et les autres managers ne sont pas même pas intéressés
par notre travail, ils ne croient même pas à la nouvelle activité new business. Chacun d’entre
eux travaille de son côté sur ses objectifs sans nous demander quels sont nos obstacles. On a
l’impression qu’on est deux usines et non pas simplement une seule usine. » (Manageur, cas
C)
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6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
Afin de résoudre ces dissensions, une action de « team building » a été mise en place, à
l’extérieur du site par la direction du site dans le cas C. Cette action a également impliqué des
acteurs extérieurs au projet : manageurs et ingénieurs. Des communications dans le journal
interne ont été largement déployées afin de montrer l’intérêt du projet pour la filiale. Dans le
cas A, une action de communication a été mise en place et l’équipe a participé à un concours
au sein de la multinationale afin de remporter un prix de l’excellence concernant la conduite
de projet. La gestion des relations dans l’équipe est également réorganisée avec un partage des
responsabilités plus formalisé. Ces actions ont renforcé l’inscription des projets dans les
réseaux de l’entreprise.
Le bricolage entrepreneurial est défini par Halme et al. (2012) comme l’utilisation de
ressources disponibles dans l’environnement et leur recombinaison pour répondre à des
obstacles et problèmes, notamment liés au développement de nouvelles activités. Ce bricolage
est utilisé par les acteurs pour développer de nouvelles routines et pour encastrer le projet
dans des réseaux de relations. Le bricolage joue un rôle dans l’encastrement dans des réseaux
de relations. Pour le cas A, les relations existantes entre les acteurs et entre des organisations
ont joué un rôle de catalyseur afin de mettre en place le projet d’innovations exploratoires.
Ainsi, les ingénieurs à l’origine du projet A entretenait des relations fortes et avaient déjà
collaboré ensemble. Ces liens forts ont permis la mise en place de la confiance entre les
acteurs et les incitent à considérer de nouvelles solutions (Hansen, 1999). Le fait de
développer un réseau dense de relations autour du projet, en impliquant d’autres organisations
a également contribué à assurer la pérennité du projet, de par les engagements pris, comme le
montre le verbatim suivant :
« On va continuer mais pas du tout pour le mobile flash [projet A] mais parce que le chef de
projet avait un contrat en main avec une petite compagnie qui poursuit son activité [avec une
autre entité locale] actuellement…. [Cette petite compagnie] avait contracté avec [le chef de
projet], on s’était engagé sur ce contrat.» (Une responsable des ressources humaines, cas A)
Concernant les routines, l’équipe progresse par essais et erreurs, la diversité des profils permet
notamment des échanges sur les différentes façons de faire afin de les recombiner puis de
formaliser les méthodes de travail :
« Il y a des problèmes et il faut les résoudre donc voir comment ils font eux et dire : on peut
faire mieux et je leur montre comment faire mieux. Donc c’est à moi de trouver la solution et
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6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
je dis : voilà comment je fais. Après soit c’est adopté, soit ce n’est pas adopté mais souvent,
quand c’est intéressant, c’est adopté. » (Cas A, un ingénieur)
Le processus de bricolage par essais et erreurs permet à l’ensemble de l’équipe projet
d’acquérir de nouvelles compétences afin de répondre au mieux aux besoins des projets.
L’équipe développe une capacité d’apprentissage et accroît sa confiance à gérer et à adapter
ses routines pour des projets plus complexes. Les routines développées au niveau local,
souvent par un petit groupe d’individus peuvent ensuite être diffusées plus globalement. Des
groupes de travail entre chefs de projet impliqués sur différents projets et dans différentes
entités ont été mis en place afin de s’approprier ces nouvelles routines, propres aux projets
exploratoires et d’échanger sur la nécessité d’adapter les routines. A contrario, pour le projet
B, il n’y a pas eu de nouvelles relations développées avec des partenaires extérieurs. Les
routines existantes ont été appliquées au projet. L’équipe a éprouvé des difficultés à répondre
aux problématiques émergeantes et a dû faire appel aux collaborateurs du siège. Elle n’a pas
ainsi affirmé son autonomie en recombinant des ressources existantes.
3.2. L’équilibre cherché entre l’intégration dans les dispositifs
organisationnels existants et le besoin d’autonomie
Dans les deux multinationales, les projets doivent suivre des processus formalisés et les
méthodologies diffusées dans toutes les filiales. Les projets doivent passer une série de points
de contrôle afin de se voir allouer des ressources. Cependant, les méthodologies utilisées
correspondent à d’autres types de produit pour des marchés traditionnels ou des technologies
existantes. Elles ne correspondent pas aux besoins des projets exploratoires qui nécessitent
d’explorer différentes alternatives et s’inscrivent difficilement dans des dispositifs de suivi
des projets puisqu’il faut pouvoir abandonner rapidement certaines alternatives sans que cela
ne soit considéré comme un échec (Lenfle et Loch, 2010).
Cependant, ces méthodologies sont trop complexes pour les projets menés, comme le montre
le verbatim suivant :
« Il y a des choses qui ont été faites auparavant et aussi l’expérience, c’est aller dans une
certaine direction en terme de gestion de projet mais c’est aussi pouvoir ajuster à la
spécificité des produits que l’on a. C’est ne pas amener trop de méthodologie par rapport à la
complexité des projets. » (Un chef de projet, cas A)
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6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
Les équipes, dans les trois cas considérés détournent donc ces dispositifs afin d’obtenir des
financements et de pouvoir démarrer les projets, comme le montre le verbatim suivant :
« On a en France une capacité à innover et à résoudre des problèmes que peut-être d’autres
mentalités [comme celle du siège] auraient moins, c’est-à-dire que eux, ils vont être tellement
orientés vers les procédures qu’ils ne sont pas flexibles. Ils sont tellement coincés dans une
systématique de procédure qu’ils ne dériveront pas. En France, on n’a pas le choix (…) On
arrive à démarrer des choses qui n’auraient pas démarré de cette façon-là ailleurs et on l’a
montré avec [le projet B]. On est passé à cheval sur les procédures et on arrive à démontrer
qu’on est débrouillard et qu’on va démarrer des choses qu’on ne démarrera pas ailleurs ».
(Manageur, cas B)
L’atteinte des objectifs est mise en avant et permet aux équipes d’acquérir de la flexibilité par
rapport à un suivi strict des dispositifs organisationnels. Cependant, ces arrangements par
rapport aux dispositifs existants peuvent parfois nuire à l’avancée des projets. Ainsi, dans le
cas A, les équipes multiplient les envois de prototypes en production afin de répondre aux
délais et de suivre la procédure fixée par le siège. Cependant, les prototypes ne sont pas assez
matures et les échecs se multiplient sans que des produits ne soient envoyés sur le marché car
de nombreux défauts deviennent apparents :
« C’était assez étrange, parce qu’on avait des dates, par exemple en août 2007 et juin 2007, à
chaque fois, on n’y croyait pas trop. En août 2007, c’était le tape-out [envoi des prototypes en
production et test], on savait qu’il n’y avait personne pour travailler sur le produit donc on
avait des doutes sur le fait qu’on allait faire un tape-out parfait.» (Un ingénieur, cas A)
Les dispositifs existants sont également détournés afin d’assurer le flux de ressources au
projet, ainsi le nom du projet est changé pour continuer à percevoir des financements, sans
que la nature du projet soit modifiée :
« [la seconde version du produit : 50], on avait dépensé 3 millions d’euros en frais de
développement et quand on a dépensé 3 millions d’euros, on commence à apparaître en rouge
sur tous les bilans alors là, on a créé la [seconde version et on a jouté le suffixe a : 50a] qui
est juste la continuité et donc ça a changé de nom et ça a changé de budget et maintenant il
n’est plus rouge, il est vert car on est reparti à zéro pour les dépenses. C’est complètement
artificiel, c’est le même circuit mais le 50 a été fermé, c’est un échec, le 50a c’est un gros
succès. (Un ingénieur, cas A)
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6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
Les problématiques sont également remontées au siège et des demandes de dérogations
formulées. Des tensions apparaissent donc entre la filiale et la société mère et la direction de
la filiale française, qui joue l’interface entre les différents interlocuteurs se trouve parfois en
porte-à-faux. Le verbatim suivant montre l’inadéquation des dispositifs existants et l’attente
des membres du projet :
« Les membres de l’équipe avaient l’habitude de travailler avec des processus bien définis
relatif au domaine automobile. C’était à travers la centrale d’achat que le site achetait ses
pièces, il n’avait pas le droit de choisir ses fournisseurs même si parfois ces derniers étaient
trop chers par rapport à d’autres concurrents. La centralisation des achats permettait au
groupe de négocier pour l’ensemble des divisions et donc de gagner en termes de coûts pour
l’ensemble de ses divisions. Cependant les procédures d’achats doivent être validées par la
centrale, le délai d’attente étant trop long à cause des procédures, le site se trouve en
difficulté pour répondre aux besoins des clients et perd ainsi les clients. Le nouveau modèle
économique nécessite une flexibilité tant au niveau de la structure (optimisation des surfaces,
ressources et compétences) qu’au niveau du temps et de négociation vis-à-vis des
fournisseurs. Les membres de l’équipe projet attendent toujours une dérogation de la part de
la société mère pour avoir de l’autonomie en matière des achats. » (Manageur, cas C)
Le manque de flexibilité des dispositifs et les échanges difficiles entre la filiale et la société
mère aboutissent à un sentiment d’impuissance de la part des manageurs de projet innovant
qui ont l’impression de ne pas avoir l’autonomie nécessaire pour mener à bien leur mission,
comme le montre le verbatim suivant :
« Ils nous disent que le but c’est qu’on soit autonome, mais pour être autonome on a besoin
de prendre des décisions sur place et de ne pas attendre que les clients partent chez nos
concurrents. » (Manageur, cas C)
Les équipes éprouvent une forte pression à respecter les dispositifs organisationnels mis en
place et très peu de latitude pour les modifier. Ceci est notamment dû au fait que ces équipes
exploratoires sont de petites équipes qui ont besoin d’assurer leur légitimité. De plus, la
société mère veut contrôler ces nouvelles activités qui sont perçues comme risquées et qui
peuvent être un modèle pour les autres sites. Aussi, dans un premier temps, les équipes
détournent les dispositifs pour pouvoir répondre au mieux aux besoins des clients et des
projets. Cependant, cela peut aboutir à une efficacité moindre dans la mise en œuvre des
projets et à un sentiment de culpabilité des acteurs qui doutent de la validité de leurs actions.
Lorsque les projets montrent des signes de succès, les équipes peuvent ensuite demander des
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6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
modifications des dispositifs organisationnels auprès de la société mère et peuvent partager ce
succès avec les autres filiales qui éprouvent les mêmes difficultés.
3.3. Une interaction avec la structure fonctionnelle et une logique projet
caractérisée par un contrôle des ressources
La situation des cas A et B peut être comparée avec la situation du cas C. Dans les cas A et B,
l’équipe projet a dû interagir avec le siège et des départements fonctionnels pour l’attribution
des ressources. Dans les deux cas, la logique fonctionnelle a été privilégiée sur les besoins de
contrôle des ressources du projet. Ainsi, dans le cas A, des ressources ont été attribuées au
projet car un autre site de la multinationale a fermé en France. Cependant, les ressources qui
ont été ainsi allouées ne correspondaient pas aux besoins du projet et les ingénieurs n’avaient
pas les compétences adéquates. Dans le cas B, plusieurs problématiques se posent :
- Tout d’abord la conduite en simultanée des activités de production traditionnelle et du projet
pilote sans équipe dédiée sur le projet pilote. Par conséquent, l’attribution des ressources sur
le projet pilote se fait au détriment de l’activité traditionnelle, ce qui engendre des tensions
entre les collaborateurs.
- La dépendance en termes de matières premières vis-à-vis d’autres sites de la multinationale.
L’équipe projet est responsable des résultats à accomplir mais ne maîtrise pas les phases
amont du projet. Ceci a abouti à des retards de livraison dans le cas étudié. Cette pression est
particulièrement à l’origine de tensions dans les équipes car le non-respect des engagements
pris se solde par un retrait du projet qui est ensuite transféré par la multinationale dans
d’autres sites ayant des structures de coûts plus faibles.
- L’organisation même du développement du projet est dictée par la multinationale qui impose
deux équipes qui travaillent en parallèle sur la production de vélo alors que la filiale avait
prévu une seule équipe pour mettre en place le projet.
- Le transfert du projet à une autre filiale du groupe intervient également prématurément, ce
qui inquiète fortement les salariés et peut contraindre leur capacité future à s’engager dans des
projets exploratoires :
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6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
« La plus grosse inquiétude c’était sur le [projet B] en 2011. On avait galéré pour démarrer
ce produit et à peine le produit démarré, l’information est tombée qu’il allait être transféré
d’ici la fin d’année en Hongrie. Ça c’est quelque chose que les gens n’ont pas digéré c’est à
dire qu’on soit capable de mener à bien un produit nouveau qui démarre chez nous et que ça
parte aussi vite. Ils étaient vraiment inquiets de la suite et depuis l’inquiétude est tout le
temps-là » (Un manageur, cas B)
Dans les cas considérés, les équipes ne peuvent pas s’approprier les projets car de nombreuses
contraintes sont imposées par le siège et il est difficile de créer une identité commune et un
esprit d’équipe fort. Malgré tout, certains manageurs perçoivent cette interaction avec les
structures fonctionnelles comme positive, à la fois pour le projet A et B car elle les force à
prendre en compte les contraintes pour développer de nouvelles compétences spécifiques.
Cela les force également à relier les différents départements dans l’entreprise et parfois dans
différents pays et ainsi à trouver de nouvelles solutions comme le montre le verbatim suivant :
« Moi je trouve que cette organisation où il y a des hiérarchies complètement séparées, ça
oblige beaucoup de gens à discuter et c’est vrai que ces discussions peuvent être parfois
âpres mais en fait, elles vont se résoudre par des éléments techniques. » (Un chef de projet,
cas A)
A contrario, le cas C a été proposé par la filiale et est fortement inscrit dans une démarche
locale. L’équipe projet a une grande autonomie quant au contrôle des ressources et a pu
embaucher les personnes ayant les compétences requises.
Le tableau 2 recense l’ensemble des résultats de l’étude :
Tensions Conséquences Solutions
Inscription les projets dans
les réseaux et routines de la
multinationale tout en
développant de nouvelles
relations au niveau local et
des routines appropriées
Pour les projets relevant
d’une initiative de la filiale :
manque d’inscription dans
les réseaux de l’entreprise
Prise de conscience tardive
de l’inadéquation des
routines existantes par
rapport aux besoins actuels
Actions de communication
Bricolage entrepreneurial
pour développer de nouvelles
routines à partir un processus
d’essais erreurs
Pour les projets provenant du
siège : manque d’autonomie
pour trouver de nouvelles
solutions en remettant en
cause les routines et réseaux
existants
Mettre en avant les
compétences de l’équipe afin
de gagner la confiance du
siège et obtenir plus
d’autonomie
L’équilibre cherché entre
l’intégration dans les
Faible possibilité de
transformation des dispositifs
Pour tous les projets :
détournement des dispositifs
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6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
dispositifs organisationnels
existants et le besoin
d’autonomie
actuels de par la faible
légitimité des équipes projet.
Prise de conscience tôt dans
le processus de
l’inadéquation des dispositifs
en cours
existants et tentative de
négociation avec le siège
Une interaction avec la
structure fonctionnelle et
une logique projet
caractérisée par un
contrôle des ressources
Peu de contrôle des
ressources de la part de
l’équipe et peur de la perte
du projet (transfert)
Formation des équipes
Lancements d’une série de
projets d’innovation
Innovation dans la recherche
de solutions nouvelles et
mises en valeur des solutions
trouvées
Projet relevant d’une
initiative autonome : fort
contrôle des ressources et
peu d’interaction avec la
structure fonctionnelle
3.4. Discussion
L’organisation en mode projet est utilisée de façon croissante pour lancer de nouvelles
activités car le management peut ainsi mettre fin à des activités qui n’ont pas de succès
facilement (De Fillippi, 2002). Cependant, dans les multinationales, la conduite de projets
exploratoires pose un certain nombre de challenges. Cette recherche associe la littérature sur
le développement de nouvelles activités dans les multinationales à la littérature sur la conduite
de projets innovants pour explorer trois paradoxes caractéristiques de l’inscription d’activités
en mode projets dans les structures existantes. Cette recherche apporte une nouvelle
perspective en étant centrée sur les individus conduisant des activités nouvelles et qui doivent
trouver un équilibre entre l’inscription dans des dispositifs et structures existantes et la
création de nouvelles pratiques et réseaux. L’apport de cette recherche réside également dans
la comparaison par une approche ethnographique de 3 projets dont l’initiative vient soit de la
maison mère ou de la filiale, dans deux multinationales qui œuvrent dans des domaines
d’activité très différents.
30
6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
Nous montrons tout d’abord que les tensions varient selon les projets et notamment en
fonction de l’origine de l’initiative. Ainsi, les projets qui proviennent des filiales ont plus
d’autonomie et les acteurs parviennent, par du bricolage entrepreneurial à trouver des
solutions pour adapter les routines au projet. Les acteurs prennent cependant un risque pour
leur carrière professionnelle, en cas d’échec du projet, car ils ne suivent pas les procédures en
cours. Cependant, lorsque l’initiative se traduit par un succès, ils gagnent des marges de
manœuvres et des allocations de ressources pour renégocier les dispositifs organisationnels et
mettre en œuvre de nouveaux projets. Les acteurs sont alors dans une démarche agile et se
sentent valorisés par l’appropriation des résultats de leur démarche.
A contrario, les projets venant d’une initiative du siège sont fortement ancrés dans les réseaux
et routines de l’entreprise. Ils sont ainsi plus facilement légitimés mais les équipes éprouvent
plus de difficultés à trouver des solutions nouvelles et à s’approprier le projet. Pour des
projets qui sont fortement inscrits dans une dynamique de transfert entre filiales, la
problématique principale est d’avoir assez d’autonomie pour trouver des solutions nouvelles
et de s’affranchir des contraintes du siège qui empêchent l’avancement du projet. Les acteurs
détournent alors les dispositifs organisationnels pour avoir plus de flexibilité. Le processus
d’apprentissage est moins dynamique que lorsque le projet est à l’initiative de la filiale. Les
acteurs ressentent une forte pression à respecter les procédures et règles et cela engendre un
certain stress et sentiment d’impuissance vis-à-vis des décisions prises par la société mère.
Les cas étudiés montrent que les acteurs parviennent à adapter les routines, réseaux de
relations aux besoins des projets. Ils s’affranchissent également des interactions avec la
structure fonctionnelle et parviennent à gérer les contraintes imposées. Par contre, les
dispositifs organisationnels et particulièrement les dispositifs mis en place pour gérer les
31
6ième Rencontre du Groupe de Recherche Théma-
tique « Innovation » de l’AIMS
projets dans les grandes entreprises s’avèrent peu flexibles. Les équipes détournent donc ces
dispositifs. Cependant, cela peut les conduire à ne pas considérer les spécificités des projets
exploratoires et peut les exposer à une réaction négative vis-à-vis du siège. En termes
d’implications managériales, nous pouvons donc préconiser d’avoir des personnes dédiées à
une réflexion sur les dispositifs organisationnels et dont le rôle sera de négocier avec la
société mère pour alléger les dispositifs.
La plupart des recherches existantes préconisent des organisations et relations siège-filiale que
les multinationales devraient mettre en place pour favoriser l’émergence des projets
exploratoires (Nobel et Birkinshaw, 1998). Notre recherche se situe à un autre niveau et
s’adresse plus particulièrement à des manageurs intermédiaires qui sont le relai entre la
société mère et la filiale en termes de mise en œuvre de la stratégie et de proposition
d’initiatives. Ils doivent manager leurs équipes au quotidien tout en prenant en compte un
environnement de travail donné par la société mère. Plusieurs préconisations managériales
peuvent être déduites de notre étude : impliquer les membres du comité de direction et
manageurs supérieurs dès l’émergence des projets ; faire prendre conscience aux équipes des
différentes routines qui sont en œuvre et faciliter les échanges entre individus de différents
domaines pour faire évoluer ces routines ; former les acteurs à ces nouvelles routines et
communiquer sur les succès réalisés et valoriser les équipiers; impliquer la direction de la
filiale afin de négocier une flexibilité dans les dispositifs organisationnels et rassurer la
société mère sur des mesures de contrôle adaptées aux projets exploratoires ; valoriser les
interactions avec la structure fonctionnelle comme des opportunités pour trouver de nouvelles
solutions et formaliser les solutions développées.
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Cette recherche a cependant des limites. Tout d’abord, les cas étudiés ont émergé dans des
multinationales qui n’opèrent pas purement dans un mode projet. Ainsi, dans des entreprises
en mode projet, les équipes auront plus d’autonomie et les problématiques concernent
essentiellement le transfert des connaissances entre le projet et l’établissement de routines
d’un projet à l’autre. Notre recherche concerne également des filiales situées dans des pays
développés, à haut coût de production et qui sont en forte concurrence avec d’autres filiales.
Les tensions sont donc exacerbées dans un tel contexte car les compétences au sein de la
filiale sont remises en cause.
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