Post on 31-Mar-2021
Le cycle des « Neuf Preux » et des « Neuf Preuses »
entre art, histoire et littérature
expliqué aux dames et aux chevaliers de Zenaflam
et (surtout) à leur nobles parents
par Alessandro, père dévoué
du preux Roberto et du preux Costantino Garibbo
Entre 1416 et 1426, Valerano del Vasto (1374 - 1443), seigneur de La
Manta, Verzuolo et Brondello, exerce la régence sur le marquisat de
Saluces au nom et pour le compte de son demi-frère Ludovico (1406 -
1475), de trente-deux ans son cadet.
C’est au cours de cette période que Valerano commande à un peintre
dont l'identité demeure inconnue (et que nous connaissons sous le
nom de convention de « Maestro del Castello della Manta »)
l'exécution du cycle pictural dit « des Neuf Preux » dans la Salle
baronniale du Château de la Manta, demeure qui lui avait été léguée
par son père, le marquis Tomaso III del Vasto (1356 - 1416), seigneur de
Saluces.
Valerano est celui que nous désignerions aujourd'hui comme étant le
fils illégitime de Tomaso III. À l’époque, Valerano porte sans gêne le
titre de bâtard du marquis, une appellation alors fréquemment
employée et qui ne comporte pas la connotation négative actuelle,
d'autant plus qu'elle figurait parmi les titres de noblesse. Il y avait, bien
sûr, des bâtards royaux : celui de France, celui d'Angleterre, etc..
Valerano est celui de Saluces, le bâtard d'un très puissant marquis.
Nous pouvons imaginer Valerano orgueilleux de ce titre, qui marque
son ascendance aristocrate et qui le
rend susceptible d’exercer la
fonction de régent d’un fief aussi
important que celui du marquisat de
Saluces. Il est bien, celui de Saluces,
un état riche, quoique petit, et
surtout très bien placé à niveau
géopolitique : en position
stratégique entre la France et l’Italie
et à l’endroit même où l’on peut
franchir les Alpes le plus aisément.
Entre 1337 et 1453 la France est affectée par la « Guerre de Cent Ans »,
tandis que le marquisat Saluces demeure un havre de paix, où la culture
et les arts sont à l’honneur.
Nous savons beaucoup de choses au sujet de la vie de Valerano, mais
nous ne savons presque rien au sujet de sa mère. Le peu que nous est
parvenu est que cette femme était une dame de qualité, probablement
issue de la bonne société locale, qui était très aimée de Tomaso III. Ce
dernier, pourtant, avait épousé l'aristocrate picarde Marguerite de
Roucy (v. 1390 – 1419), avec laquelle il avait engendré Ludovico,
l’héritier désigné qui deviendra ensuite Ludovico Ier, marquis de
Saluces.
À une époque, le Moyen Âge, où les mariages étaient imposés par la
politique, il était assez commun, pour un aristocrate, d'avoir une, voire
plusieurs maîtresses, et par conséquent un certain nombre de bâtards,
selon le caractère, la richesse et le pouvoir du seigneur.
Juste pour « gossipper » un peu, sachez que Niccolò III d’Este (1383 -
1441), contemporain de Valerano, bâtard lui-
même, quoique légitimé (attention : à
l’époque la légitimation d’un bâtard faisait
l’objet d’un décret pontifical !), fils d’Alberto V
d’Este (1347 - 1393) marquis de Ferrare et
marquis lui-même eut, au grand jour, environ
huit-cent concubines (on ne peut plus parler
de « maîtresses » avec des nombres pareils !)
et grosso-modo autant de bâtards, au point
que la chose donna lieu au dicton « Di qua e di
là dal Po son tutti figli di Niccolò ». Tels étaient les temps, tels étaient
les seigneurs.
Au Moyen Âge, le mariage des seigneurs n’est donc que l’expression
pratique de la politique des alliances, tandis que l'amour demeure bien
autre chose. Et l’amour, à l’époque, est surtout l’amour courtois.
Ce dernier n’est pas fait pour les roturiers. Bien au contraire, il est
réservé aux gens de lignage. Il s'agit d'une forme lyrique et extatique de
vasselage du chevalier aux égards de sa dame, en général placée au-
dessus du chevalier dans l’échelle sociale, qui peut se réaliser
exclusivement en dehors du mariage.
Il s'agit pourtant d'un type de rapport
strictement régulé et codifié dans sa
forme et socialement reconnu : le
chevalier tournoyait en l’honneur de sa
dame en en portant les « couleurs »,
chiffons que les femmes livraient en s’en
dépouillant.
L’amour courtois produisit, à partir de la
fin du XIe siècle, une littérature très riche
en langue d'oc d’abord, puis en langue
d'oïl, en sicilien et ensuite en toscan, en
gallego-portugais et en allemand.
Ce fut un mouvement culturel de dimension européenne qui marqua la
transition du latin aux vulgaires nationaux en tant que langues
littéraires.
Les règles de l'amour courtois prescrivaient que le nom de la dame
aimée fût toujours caché sous un pseudonyme, le « senhal » de la
lyrique provençale. On trouve donc quantité de « bon vezi » (bon
voisin), de « dolza enemia » (douce ennemie), de « belh restaur » (beau
soulagement) et de « bel rapeire » (bel abri) mais jamais un prénom de
femme ne désigne l’aimée de façon explicite dans les lyriques des
troubadours.
Ce n’est pas un hasard si le plus beau mythe amoureux de la poésie des
troubadours est celui de l’ « amor de lonh », l’amour lointain de Jaufré
Rudel (1125 - 1148) prince de Blaye (le cru d’origine de notre actuel
Consul Honoraire de Gênes), pour Mélisande de Tripoli, beauté
imaginée, inconnue de ses yeux, et pourtant aimée depuis qu’il en a
entendu parler par des pèlerins qui
rentraient du Levant. La légende
raconte que Jaufré se croisa pour la
rejoindre, pour la voir. Atteint d’une
maladie pendant le voyage, il serait
mort dans ses bras à l’instant même
où il débarquait en Terre sainte.
Puisque Tomaso était à la fois
chevalier accompli et homme de
lettres raffiné, il s’assujettit au canon
de l’amour courtois et ne révéla
jamais le nom de sa bien-aimée.
Valerano, quant à lui, doit avoir été
enlevé très tôt des bras de sa mère pour être élevé à la cour. Par
conséquent, l’identité de la noble génitrice du bâtard de Saluces
demeure encore inconnue.
Donc, durant sa régence, exercée en attendant la majorité de son demi-
frère Ludovico, Valerano commande l'exécution du cycle pictural des
« Neuf Preux » et des « Neuf Preuses » pour enjoliver la salle la plus
importante de son château.
Par ailleurs, le vieux manoir de la Manta est en train d’être réaménagé
de forteresse en résidence seigneuriale.
En France et en Europe du Nord le Moyen Âge voit son automne, tandis
qu’en Italie la Renaissance a déjà commencé. Le Saluces de Valerano et
de son père se situe exactement au milieu : géographiquement en Italie
et culturellement en France.
Partout les vieux châteaux
ont perdu depuis longtemps
leur importance militaire,
depuis que l’artillerie a
commencé à être employée,
presque cent ans auparavant.
Il convient donc de
transformer la vieille
forteresse en somptueuse
demeure de campagne. Il lui faut aussi un salon d’honneur, richement
décoré, qui soit à la hauteur du maître de maison.
La salle baronniale va être donc la pièce dans laquelle Valerano
exercera ses fonctions de seigneur en administrant la justice, en
recevant les légations, en participant aux convives, en passant de « très
riches heures » avec ses amis.
Il lui faudra donc une salle de prestige avec fonction de représentation,
une salle décorée avec des fresques dont le thème participe à cette
fonction, avec un message précis pour un public ciblé.
De même, un programme peint est aussi la vitrine de la culture
littéraire et artistique de son commanditaire.
Le thème des Neuf Preux et des Neuf Preuses est d’importance
centrale dans « Le Roman du Chevalier errant », composé par Tomaso
III de Saluces entre 1394 et 1396.
Valerano choisit donc ce thème en tant que manifeste politique,
culturel et dynastique. Nous comprendrons par la suite pour quelles
raisons.
Le motif des Neuf Preux apparaît pour la première fois dans « Les Vœux
du paon », roman en vers composé par Jacques de Longuyon qui sert
de base à une mise en scène festive à Arras vers 1312.
Le héros de ce poème souhaite rivaliser avec les guerriers illustres du
passé et puise successivement aux trois sources des antiquités gréco-
romaines, juives et chrétiennes pour choisir ses modèles. Les élus sont
donc : Hector,
Alexandre le Grand,
Jules César, Josué, Le
Roi David, Judas
Maccabée, Le Roi
Arthur, Charlemagne et
Godefroy de Bouillon.
Ensemble, les Neuf
Preux incarnent toutes
les vertus du parfait
chevalier; il s'agit de conquérants issus d'une lignée royale, qui furent
pour leur nation une source d'honneur et de gloire et qui se
distinguèrent par leurs faits d'armes.
Le thème des Neuf Preux se répand rapidement dans toute l'Europe ;
par conséquent, les figures des neuf chevaliers font leur apparition
dans des enluminures, des fresques, des tapisseries, des vitraux, des
sculptures.
Quelques décennies après la mise en ordre du canon des Neuf Preux,
apparaît, toujours en France, leur pendant au féminin sous la forme de
« Neuf Preuses », dont les figures sont toutes issues de l’histoire et de
la mythologie de l’Antiquité païenne : Sémiramis, reine de Babylone,
Sinope, Hippolyte, sa sœur, Ménalippe, Lampeto et Penthésilée, reines
des Amazones, Tomyris, souveraine des Massagètes qui a vaincu Cyrus,
Teuca, reine d’Illyrie qui s’est illustrée dans ses combats contre Rome,
et Déiphyle, femme de Tydée, roi d’Argos, qui a vaincu Thèbes.
On dit « preuse » et non pas « héroïne » car ce dernier terme ne fut
introduit en français que par Pierre de Ronsard, au XVIe siècle.
Le créateur des Neuf Preuses est Jehan Le Fèvre (v. 1320 – v. 1380),
officier au Parlement de Paris et auteur renommé en son temps, qui
compose vers 1373 le « Livre de Lëesce », pour prendre la défense des
femmes attaquées par des auteurs misogynes comme Jean de Meung
(v. 1240 – v. 1305) dans le « Roman de la Rose ».
Il s’agit du principe du fameux « Débat sur le Roman de la Rose », dont
Christine de Pizan (1364 – 1430) fut protagoniste et auquel participa
aussi, du côté de Christine, Jehan Le Meingre, dit Boucicaut (1364 –
1421), le même noble seigneur que les chevaliers et les dames de
Zenaflam ont connu durant la Chasse au trésor de l’année dernière.
Certainement, vous vous souvenez de notre belle promenade à travers
les ruelles du centre historique de la noble ville de Gênes, où Boucicaut
avait servi du 1401 au 1409 en tant que Gouverneur général investi par
le roi de France pour mener à bien une mission impossible : gouverner
une ville qui s’est toujours démontrée ingouvernable, jusqu’à nos jours.
Christine de Pizan, veuve indépendante, première écrivaine de
profession de la littérature française (mais née italienne, Cristina di
Pizzano, et émigrée en France à la suite de son père, le médecin du roi
Charles V) et féministe avant la lettre, attaque méthodiquement et
avec acharnement le Roman de la Rose de Jean de Meung en le
qualifiant d’immoral, cynique,
misogyne et parfois obscène.
Elle plaide la parité des
genres, sinon la supériorité
des femmes.
Dans son livre « La Cité des
Dames » (1405) elle décrit une
société allégorique, où la
dame est une femme dont la noblesse est celle de l'esprit plutôt que de
la naissance. L'ouvrage cite une série de figures féminines du passé,
dont cinq font partie du groupe des Neuf Preuses, que Christine donne
comme exemple de la façon dont les femmes peuvent mener une
existence pleine de noblesse tout en apportant leur contribution à la
société.
À l’instar de leurs pairs, les Neuf Preuses connaissent un immense
succès qui trouve sa meilleure expression dans les représentations
figurées. La tapisserie, art aristocratique par excellence, multiplie leurs
images. Elles sont également présentes en sculpture. La première
représentation de ce thème iconographique se trouve au château de
Coucy, en Picardie. Une salle des Neuf Preuses y côtoie celle des Preux.
Je suis convaincu, et je ne suis pas le seul, que, sans la mode des Neuf
Preuses parmi l’aristocratie européenne, Jeanne d’Arc (1412 – 1431)
aurait eu beaucoup plus de mal, en tant que femme, à se faire recevoir
par le Dauphin, en lui proposant de se mettre à la tête de son armée.
Ceci nous porte à réfléchir sur combien la culture peut façonner la
manière de penser des élites et en influencer
les décisions.
En effet, de son vivant même, Jeanne d’Arc
est qualifiée de Preuse. Un clerc français
installé à Rome évoque en 1429 l’impact de la
délivrance d’Orléans et n’hésite pas à
comparer Jeanne à Penthésilée, la reine des
Amazones.
Ce n’est pas un hasard si Christine de Pizan,
qui en 1410 avait écrit « Le Livre des faits
d'armes et de chevalerie », en 1429 se hâte à écrire le « Ditié de
Jehanne d'Arc », un poème pour célébrer le succès militaire de la
Pucelle, où elle précise que cette dernière, avec l’aide de Dieu, dépasse
les autres preuses :
Hester, Judith et Delbora,
Qui furent dames de grant pris,
Par lesquels Dieu restora
Son peuple, qui fort estoit pris,
Et d’autres pluseurs ay apris
Qui furent preuses, n’y ot celle,
Mains miracles en a pourpris
Plus a fait par ceste Pucelle.
On reconnait aisément dans ce vers de Christine de Pizan le même
rythme ou presque que dans la très célèbre poésie de François Villon
« Ballade des dames du temps jadis » (en origine ballade sans titre,
on doit son titre actuel au poète Clément Marot, éditeur de Villon en
1533).
La ballade a été écrite vers 1460 et donc une trentaine d’années
après la réalisation des fresques à la Manta. La Pucelle y est
mentionnée en tant que douzième et toute dernière d’une liste de
dames exemplaires du temps passé :
Et Jehanne, la bonne Lorraine,
Qu’Anglois bruslèrent à Rouen.
Entretemps, l’aventure de la Pucelle s’était achevée dans la tragédie,
en 1431, un an après la mort de Christine de Pizan.
Comme on l’a déjà remarqué, le thème des Neuf Preux et des Neuf
Preuses est présent et central dans le « Roman du Chevalier
errant ».
Le livre, actuellement
conservé à la Bibliothèque
nationale de France, a été
illustré à Paris vers 1403-
1404 par le « Maître de la
Cité de Dames », un
maître enlumineur
anonyme actif à Paris
entre 1400 et 1415,
collaborateur de Christine
de Pizan dans la réalisation de ses manuscrits, qui doit son nom de
convention des manuscrits de « La Cité des dames » qu'il a
enluminés.
Le fait que Tomaso se serve chez le même maître enlumineur de
Christine n’est pas une coïncidence. D’ailleurs, cela nous donne une
mesure du niveau d’excellence des fréquentations du marquis de
Saluces : rien de moins que la très célèbre Christine de Pizan et son
entourage, c’est-à-dire l’élite des intellectuels de la cour du roi,
(parmi laquelle se trouvait aussi le maréchal de Boucicaut). Il
s’agissait de ceux qui, avec leur travail et avec leur pensée, étaient en
train de renouveler la littérature et les arts, en gouvernant la
transition culturelle de la France
du Moyen Âge à la Renaissance.
Dans son propre livre, Tomaso,
sous la forme d’un chevalier
errant, narre de manière
allégorique sa quête de la vertu
et de la sagesse à travers ses
aventures aux royaumes du
« Dieu d'Amours », de « Dame
Fortune » et de « Dame
Congnoissance ». Au cours de ses pérégrinations, il entre dans le
« palais des Esleus » (palais des Élus), où il rencontre les Neuf Preux
et les Neuf Preuses. Le roman vise à représenter une allégorie de la
vie, ainsi que un voyage initiatique.
C’est donc en l’honneur de son père, mais surtout pour revendiquer
son statut de descendant à plein titre du marquis, du chevalier et de
l’homme de lettres, que Valerano décide de faire illustrer le grand
salon de son château avec ce thème.
Les preux et les preuses sont représentés très richement habillés, à la
mode française de l’époque, selon l’iconographie courtoise. Chaque
personnage a sa case avec son propre blason à côté et ses attributs
iconographiques de pertinence, y compris un cartouche comportant
des vers traits du « Chevalier errant ».
L’ensemble constitue un cortège de nobles chevaliers et dames
rassemblés dans un verger, qui est à la fois un jardin de délices,
comme à l’occasion d’une joute de mai ou pour une « cour
d’amour ».
Les cours d’amour étaient des jeux courtois médiévaux au cours
desquels, dans une organisation calquée sur l’institution judiciaire,
les questions de droit et d'amour étaient discutées. C’est bien sûr le
modèle de la cour d’amour qui est développé dans la structure
narrative du Decamerone de Giovanni Boccaccio (1313 – 1375).
Mais cela va encore plus loin que ça, car il s’avère que les preux et les
preuses représentés ont les traits de
Valerano et de ses ancêtres.
C’est bien au XIVe siècle que l’art du
portrait commence à se développer en
Europe. Parmi les premiers portraits
réalisés on trouve, comme par hasard,
ceux de Christine de Pizan représentée en
enluminure dans ses livres. Les fresques du
château de la Manta atteignent donc le
sommet de la modernité artistique
possible à l’époque.
Le cortège des preux et des preuses au château de la Manta
constitue donc une série de portraits de famille de la maison de
Saluces. Valerano s’y inscrit, en protagoniste, revendiquant son
lignage et décide de se faire représenter en Hector, le premier des
preux en ordre chronologique.
À l’époque Hector est censé être le plus parfait parmi les chevaliers
de l’Antiquité. Comme par hasard, vers 1400 Christine de Pizan avait
rédigé « l'Épistre de Othea déesse de prudence envoyée à l'esperit
chevaleureux Hector de troye ». Le texte se présente sous la forme
d'une lettre que la Sagesse aurait composée à l'intention du jeune
Hector, âgé de quinze ans, afin qu'il devienne le plus preux des
preux.
Hector est le seul désarmé parmi les preux de la Manta. Le manque
d’arme fait probablement référence au statut de bâtard de Valerano,
mais il peut y avoir une deuxième explication : au Moyen Âge la
figure d’Hector, qui se sacrifie pour son peuple, est souvent assimilée
à celle de Jésus Christ, or on ne représenterait jamais un Christ armé.
Valerano/Hector ouvre le cortège. Il est le premier personnage que
le visiteur voit en débarquant dans le salon. Il se trouve donc à la
bonne place pour saluer chacun des visiteurs. Ceci marque son statut
de maître de
maison.
Tomaso III,
représenté en
Alexandre le Grand,
est à côté de son fils
en Hector. Les deux se regardent et ils se parlent. Leurs blasons se
ressemblent beaucoup, mais ne sont pas égaux. Pourquoi ? Qu’est-ce
que ça veut dire ?
Il suffit de connaître quelques rudiments d’héraldique pour noter
que le blason de Tomaso III/Alexandre le Grand est la « brisure » de
celui de Valerano/Hector. Ce dernier est par contre la copie du
blason d’Hector, exactement comme il parait dans le livre du
Chevalier errant. En héraldique on entend par « brisure », l'addition,
la diminution ou l'altération de quelque pièce dans les armoiries
d'une famille. On brise en ajoutant un particulier, un lambel, une
bordure, un bâton, etc. ; quelquefois on substitue un meuble à un
autre et enfin souvent on change les émaux.
La particularité réside dans le fait que le blason du père soit la
brisure du blason de l’enfant, tandis que pour la logique et pour
l’héraldique ça devrait être le contraire. Le message, par contre, est
bien clair : Valerano/Hector a choisi de se faire représenter en
ancêtre de son père ! Le rapport de casualité est donc renversé et
cela signifie qu’au salon du château de la
Manta le temps s’écoule à rebours.
Une dernière chose vient confirmer l’idée du
renversement de l’axe temporel : Manfredo
Ier del Vasto, représenté en Godefroy de
Bouillon, est celui parmi les preux qui
semble être le plus jeune de la compagnie (il
affiche à peine un soupçon de barbe) et celui
qui est le dernier dans l’ordre chronologique
aussi bien que le dernier du cortège, de
gauche à droite. En réalité Manfredo fut le
fondateur de la lignée des del Vasto et le
premier marquis de Saluces. En tant que racine de l’arbre
généalogique de la famille, il arbore une jolie coiffure végétale, qui
comporte beaucoup de fruits.
De l’autre côté de la salle se trouvent les fresques d’un autre cycle
pictural, qui est probablement l’œuvre du même peintre des preux :
celui de la « fontaine de jouvence ». C’est la fontaine où l’on entre
vieux pour en sortir jeune. La fontaine miraculeuse produit donc, elle
aussi, le renversement
de l’axe temporel. Au-
delà des apparences,
les messages des deux
cycles picturaux sont
donc en parfaite
syntonie l’un avec
l’autre.
Comme la fontaine de
jouvence évoque les notions de purification et de régénération, il y a
donc une troisième explication possible pour justifier la figure
d’Hector désarmé : une nouvelle époque va commencer, dans
laquelle l’humanité régénérée n’aura plus besoin de se battre ;
Hector/Valerano n’est pas armé car il n’a pas besoin de l’être. C’est
la palingenèse, un nouvel âge d’or qui va commencer sous la
seigneurie de Hector/Valerano.
La pensée utopique, qui sera typique de la Renaissance, commence à
se développer, on le voit bien, et pourtant Thomas More (1478 –
1535) n’écrira son « Utopie » qu’en 1516, cent ans après le début des
travaux à la Manta. Mais, bien sûr, dans « La Cité des Dames » de
Christine de Pizan on trouve déjà le pépin de l’arbre de l’utopie !
La disposition des preuses, dont les traits sont ceux des épouses des
personnages représentés en preux, est symétrique par rapport à
celle des figures de sexe masculin. C’est-à-dire que la première
preuse, de gauche à droite, est Eleonora di
Arborea, épouse de Manfredo Ier. Elle est
représentée en Déiphyle.
L’avant-dernière preuse, Teuca, doit donc être
la femme de Tomaso/Alexandre le Grand. Elle
est pourtant représentée en tenant une
palme dans une main, symbole du martyre.
Elle est d’ailleurs l’une des deux preuses qui
sont représentées désarmées. Mais Teuca,
héroïne païenne issue de la pure légende, ne
fut jamais martyrisée, pour la raison évidente
qu’elle n’a jamais existé.
La palme fait donc penser que, en lieu d’être Marguerite de Roucy,
épouse de Tomaso III, la dame représentée soit, en revanche,
l’anonyme mère de Valerano, dont le martyre aurait été celui de ne
jamais pouvoir revendiquer son rôle de femme de son homme et de
mère de son enfant et d’être contrainte à voir son propre nom
condamné à l’oubli. Par contre, sa physionomie nous est parvenue :
elle était très belle.
La dernière preuse est Clemenzia Provana de Pancalieri, épouse de
Valerano, représentée en Penthésilée, reine des Amazones, placée
pour clore le cortège. Elle dit au revoir aux visiteurs, en épouse
accomplie, maîtresse de maison parfaite, hôtesse hors pair.
Malheureusement, son portait est le seul à avoir été endommagé
irréparablement suite à un effondrement d’une partie du mur. Nous
ne verrons jamais son visage.
Juste avant de terminer ce long travail d’analyse, je voudrais faire
remarquer que ce cycle, qui nous presente l’idéal éternel d’une
chevalerie sans temps, a pourtant été peint après le 1415, date de la
bataille d’Azincourt.
Le 25 octobre 1415, la fleur de la chevalerie française est anéantie à
Azincourt, au nord de la Somme, par les archers et les piétons du roi
d'Angleterre, Henri V de Lancastre (1386 – 1422).
Cette bataille, où la chevalerie française est mise en déroute par des
roturiers, inférieurs en nombre mas armés de « longbow », est
souvent considérée comme
la fin de l'ère de la chevalerie
et le début de la suprématie
des armes à distance sur la
mêlée.
Les vainqueurs ont bientôt
une telle foule de prisonniers
que le roi Henri V, craignant
une attaque de revers,
ordonne de les égorger !
Seuls sont épargnés
quelques grands seigneurs, dont le duc Charles d'Orléans et le
maréchal de Boucicaut.
Les pertes sont énormes du côté français (près de 10 000 hommes
contre 1 600 du côté anglais). Elles font d'Azincourt l'une des
batailles les plus meurtrières du Moyen Âge occidental.
C’est donc avec beaucoup de mélancolie que je songe à cette parade
des chevaliers et des dames du château de la Manta, qui est parmi
les expressions les plus belles et le plus élégantes d’une chevalerie
qui vient d’atteindre son plus haut niveau de perfection et, pour
cette raison même, est devenue vulnérable plus que jamais et
destinée à succomber à la force brute de l’artillerie.
Après la mort de Valerano et de son demi-frère Ludovico Ier, les
guerres d’Italie vont bientôt commencer…