Post on 10-Sep-2018
UNIVERSITE JEAN MOULIN LYON 3
FACULTE DE DROIT (IFROSS)
LINFLUENCE DU DROIT DE LA CONSOMMATION
SUR LE DROIT DE LA SANTE
Thse pour lobtention du grade de DOCTEUR EN DROIT
Prsente et soutenue publiquement le 25 octobre 2007 par
Guillaume ROUSSET
Directeur de recherches
Mme le Professeur Stphanie PORCHY-SIMON
JURY
Mme Anne LAUDE, Professeur lUniversit Paris V
Mme Blandine MALLET-BRICOUT, Professeur lUniversit Lyon 3
M. Grard MEMETEAU, Professeur lUniversit de Poitiers
Mme Stphanie PORCHY-SIMON, Professeur lUniversit Lyon 3
Mme Natacha SAUPHANOR-BROUILLAUD, Professeur lUniversit Paris XIII
LUniversit Jean Moulin nentend accorder aucune approbation ni improbation aux opinions
mises dans les thses ; ces opinions doivent tre considres comme propres leur auteur.
TABLES DES PRINCIPALES ABREVIATIONS
Actu. Jurisant Actualits JuriSant
A.D.S.P Actualit et dossier en sant publique
A.J.D.A Actualit juridique de droit administratif
al. alina
Archives Phil. dr. Archives de philosophie du droit
Art. Article
Bibl. de droit priv Bibliothque de droit priv
B.O.C.C Bulletin officiel de la concurrence, de la consommation et de la rpression des
fraudes
Bull. civ. Bulletin des arrts de la Cour de cassation, chambres civiles
Bull. crim. Bulletin des arrts de la Cour de cassation, chambre criminelle
Bull. Ordre md. Bulletin de lOrdre des mdecins
Bull. Ordre pharm. Bulletin de lOrdre des pharmaciens
C.A Cour dappel
C.A.A Cour administrative dappel
Cah. dr. ent. Cahiers du droit de lentreprise
Cah. hosp. Les Cahiers hospitaliers
C.A.S.F Code de laction sociale et des familles
C. assur. Code des assurances
Cass. Ass. pln. Cour de cassation, Assemble plnire
Cass. ch. mixtes Cour de cassation, chambres mixtes
Cass. civ. Cour de cassation, chambre civile
Cass. com. Cour de cassation, chambre commerciale
Cass. crim. Cour de cassation, chambre criminelle
Cass. req. Cour de cassation, chambre des requtes
Cass. soc. Cour de cassation, chambre sociale
C. civ. Code civil
C. consom. Code de la consommation
C.E Conseil dEtat
C.E.D.H Cour europenne des droits de lhomme
C.G.C.T Code gnrale des collectivits territoriales
ch. chambre
chron. chronique
C.J.C.E Cour de justice des communauts europennes
coll. collection
comm. commentaire
concl. conclusions
contra contrairement, solution contraire
Contrats Conc. Consom. Contrats, concurrence, consommation
Contrats march publ. Contrats et marchs publics
C. pn. Code pnal
C. sant pub. Code de la sant publique
C.S.S Code de la scurit sociale
C. trav. Code du travail
D. Recueil Dalloz
Defresnois Rpertoire du notariat Defresnois
dir. direction
doct. doctrine
Dr. adm. Droit administratif
Dr. soc. Droit social
d. dition
d. perm. dition permanente
fasc. fascicule
Gaz. Pal. Gazette du Palais
Gest. hosp. Gestions hospitalires
Ibid. Ibidem, au mme endroit
infra voir ci-dessous
I.R Informations rapides
J. Cl. Juris-Classeur
J.C.P d. E Juris-classeur priodique (semaine juridique) dition entreprise
J.C.P d. G Juris-classeur priodique (semaine juridique) dition gnrale
J.C.P d. N Juris-classeur priodique (semaine juridique) dition notariat
J.O Journal officiel
J.O.C.E Journal officiel des communauts europennes
jurisp. jurisprudence
L.G.D.J Librairie gnrale de droit et de jurisprudence
loc. cit. lendroit cit
Md. et droit Mdecine et Droit
n numro
not. notamment
obs. observations
op. cit. dans louvrage prcit
Ord. Ordonnance
p. page
par ex. par exemple
Petites Affiches Les Petites Affiches
prc. prcit
P.U.A.M Presses universitaires dAix-Marseille
P.U.F Presses universitaires de France
rapp. rapport
R.C.A Responsabilit civile et assurances
R.D.Publ. Revue du droit public et de la science politique
R.D sanit. soc. Revue de droit sanitaire et social
Rp. Civ. Dalloz Rpertoire civil Dalloz
Rev. Revue
Rev. conc. consom. Revue de la concurrence, de la consommation et de la rpression des
fraudes
Rev. fra. ad. pub. Revue franaise dadministration publique
Rev. fr. aff. soc. Revue franaise des affaires sociales
Rev. pol. et parl. Revue politique et parlementaire
Rev. sc. crim. Revue de sciences criminelle et de droit compar
R.F.D. adm. Revue franaise de droit administratif
R.G.D.M Revue gnrale de droit mdical
R.I.D comp. Revue internationale de droit compar
R.R.J Revue de la recherche juridique Droit prospectif
R.T.D.civ. Revue trimestrielle de droit civil
R.T.D.com. Revue trimestrielle de droit commercial
s. suivant
S. Recueil Sirey
somm. sommaire
sp. spcialement
ss la dir. de sous la direction de
supra voir ci-dessus
suppl. supplment
T.A Tribunal administratif
T. civ. Tribunal civil
T. confl. Tribunal des conflits
T. correc. Tribunal correctionnel
T.G.I Tribunal de grande instance
T.I Tribunal dinstance
V. Voir
vol. volume
1
INTRODUCTION
Tout acte mdical nest, ne peut tre, ne doit tre quune confiance qui rejoint
librement une conscience. Louis PORTES, Du consentement du malade
lacte mdical. A la recherche dune thique mdicale Masson - PUF, 1964,
210 p., p. 163.
1. Je dpense donc je suis . Cette maxime, qui doit tre lue avec ironie, pourrait tre
considre comme llment fondateur dun phnomne de socit qui constitue le centre
dinterrogations depuis plusieurs dizaines dannes et que lon nomme consumrisme 1.
Qui na, en effet, jamais entendu parler de cette notion, du concept de socit de
consommation, de personnages comme Ralph Nader ou dauteurs comme Jean Baudrillard ?
Ce terme est parfois synonyme de progrs et de protection ou, au contraire, de matrialisme et
de drive selon ses usages et ceux qui lemploient. Pourtant, quel que soit son sens, cette
notion est aujourdhui centrale et constitue un sujet de recherche constant.
1 Cette maxime est la devise du premier journal consumriste de lhistoire, nomm Le Consommateur , qui
tait publi en France dans les grandes villes la fin du XIXe sicle et au dbut du XX
e sicle par lune des
ligues d'acheteuses, de consommateurs et d'usagers. Ces ligues constituaient les premiers groupements de
consommateurs qui marqueront dans une certaine mesure lapparition du phnomne consumriste. Source :
www.conso.net, site de lInstitut national de la consommation.
http://www.conso.net/
2. Si lon veut en comprendre pleinement le sens et les enjeux, il est utile de prciser son
contenu travers diffrentes approches complmentaires : les approches tymologique,
conomique, sociologique et juridique.
3. Pour ce qui est de ltymologie, il est intressant de noter que, dans les dictionnaires
les plus anciens, ce mot nexiste pas2. La cration de ce terme dans la langue franaise est
assez rcente et, sans quil ne soit possible de dater prcisment son apparition, ses premiers
emplois datent des annes 1970. Le mot consumrisme est en fait un anglicisme, ou plutt un
amricanisme , puisquil est issu du terme consumerism. Pour ce qui est de sa formation, il
constitue une simple dclinaison de la notion de consommation3, mme si son sens est
spcifique, nous le verrons.
4. Pourtant, ce phnomne na pas toujours t dcrit sous cette appellation. Initialement,
les thoriciens de la consommation ont propos le terme francis de consommrisme4 mais
cette piste a rapidement t abandonne au profit du terme actuel. Lemploi dun terme
divergent doit cependant tre remarqu : le consommatisme5, notion qui a un sens diffrent de
la consommatique6. Le consommatisme est dfini par certains auteurs dune manire quasi
2 Ce qui est le cas du Littr ou du dictionnaire de lAcadmie franaise.
3 Dun point de vue tymologique, le terme de consommation vient du latin consummationem, de consummare,
consommer. Quatre sens sont possibles : un sens mathmatique (additionner, faire le total de, calculer) ; un sens
de ralisation de la fin dune tche (complter, accomplir, achever) ; un sens de qualit (parfaire, perfectionner) ;
et un sens de destruction puisque consommer signifie galement dtruire par lusage. En complment,
lconomie nous fournit deux types de dfinitions. La premire dfinition (majoritaire) affirme que la
consommation est lutilisation dun bien ou dun service qui entrane plus ou moins long terme sa
destruction [BEITONE (A.), DOLLO (C.), CAZORLA (A.), DRAI (A.-M), Dictionnaire des sciences
conomiques, Armand Colin, 2001, 445 p., p. 83 et s.] Llment clef est le devenir du bien ou du service qui est
caractris par sa destruction matrielle, tablissant une correspondance avec le dernier apport tymologique
cit. Le second type de dfinition insiste au contraire sur la notion dutilit : l action d'amener une chose
perdre sa valeur conomique par l'usage qu'on en fait pour la satisfaction de besoins personnels ou collectifs
[Laboratoire ATILF, Trsor de la langue franaise informatis, d. CNRS, 2005.]. Cette dfinition dpasse les
lments tymologiques puisque la notion est plus large : la consommation ne se rduit pas ce qui se dtruit par
lusage, mais comprend la perte de sa valeur conomique plus spcifiquement, ce qui renvoie aux travaux de
lconomiste Jean-Baptiste Say pour lequel la consommation n'est pas une destruction de matire, mais une
destruction d'utilit [SAY (J.-B), Trait dconomie politique, 1832, p. 435]. 4 V. par ex. WEISS (D.), CHIROUZE (Y.), Le consommrisme, Sirey, coll. Administration des entreprises,
1984, 387 p. 5 Terme utilis par SILEM (A.), ALBERTINI (J.-M) (dir.), Lexique dconomie, Dalloz, 2004, 713 p., p. 184.
6 Qui est lensemble des tudes et recherches dans le domaine de la consommation , Ibid., p. 184.
identique au consumrisme7, c'est--dire l action des consommateurs, notamment au moyen
dassociations et organisations en vue de faire prendre leurs points de vue en considration
par les pouvoirs publics et par les professionnels . Ce nest cependant pas le seul terme
divergent puisquon retrouve galement lemploi de lappellation consommaction 8 dont la
dfinition est similaire. Ce dernier terme est intressant car il insiste sur le degr dimplication
du consommateur dans le processus, celui-ci ne se prsentant plus comme un spectateur passif
de ce phnomne conomique mais comme un acteur, ce qui correspond bien lesprit qua
voulu insuffler le fondateur de ce mouvement aux Etats-Unis, Ralph Nader9.
5. Pour ce qui est de lapproche conomique, certains auteurs prsentent le
consumrisme comme le terme dorigine anglo-saxonne dsignant laction des
consommateurs face aux pouvoirs publics et aux fabricants pour dfendre leurs droits et la
qualit des produits 10
. Cette dfinition est intressante car elle affirme le caractre double
des protagonistes prsents face aux consommateurs (autant les entreprises que les pouvoirs
publics) mais elle fait limpasse sur les moyens daction qui caractrisent ce phnomne. Tel
nest pas le cas dautres dfinitions pour qui cette notion est constitue des structures
associatives et publiques de dfense des consommateurs 11
, insistant sur les outils mais
faisant cette fois-ci limpasse sur les protagonistes en cause. Dans un autre esprit, certaines
dfinitions introduisent des lments dapprciation positive ou ngative. Ainsi, certains
auteurs diffrencient le consumrisme dans son sens franais du terme anglo-saxon
consumerism, ce dernier [ayant] un sens diffrent puisquil renvoie la consommation avec
une connotation dexcs. 12
Dans le mme sens, mais de manire potentiellement positive
cette fois-ci, le consumrisme est, pour certains, une vision particulirement idyllique de
lconomie de march puisquelle tend faire croire que cette dernire peut dsormais tre
7 Ibid., p. 185.
8 BERNARD (Y.), COLLI (J.-C), Vocabulaire conomique et financier, Seuil, 8
e d., 2003, 576 p., p. 182.
9 Sur Ralph Nader et son rle fondateur dans lapparition du phnomne consumriste, V. NADER (R.), Le festin
empoisonn, Edition Spciale, 1972, 360 p. ; MESTIRI (E.), Le nouveau consommateur Dimension thique et
enjeux plantaires, LHarmattan, 2003, 219 p., p. 130 et s. 10
GRAWITZ (M.) (dir.), Lexique des sciences sociales, Dalloz, 8e d., 2004, 421 p., p. 86.
11 BERNARD (Y.), COLLI (J.-C), Vocabulaire conomique et financier, op. cit., p. 185.
12 BERNARD (Y.), COLLI (J.-C), Vocabulaire conomique et financier, op. cit., p. 185.
conduite par la volont des consommateurs 13
, prsentant cette dernire ide comme tant
assez curieuse 14
.
6. En complment de ces dfinitions, ltude rapide des thories spcifiques de certains
conomistes est ncessaire. Le premier auteur se pencher sur le consumrisme, mme sil ne
donne pas ce nom au phnomne, est lconomiste autrichien L. Von Mises15
travers lide
de souverainet du consommateur. Le consommateur est, selon lui, celui qui dtient le
pouvoir dorienter lconomie. Cette ide est reprise par lconomiste amricain P.A
Samuelson16
, ancien conseiller conomique du prsident Kennedy pour qui le
consommateur est pour ainsi dire le roi, ou plutt chaque individu exerce une fraction de
souverainet conomique la faon dun lecteur. Les [euros] dpenss par lui, tant autant
de bulletins de vote au moyen desquels il essaie, au cours dun rfrendum permanent,
dobtenir que soient accomplis les actes de production souhaits par lui 17
. Le parallle
tabli avec les notions de vote et de citoyennet donne une ide de limportance quattribue
lauteur ce phnomne au sein de la vie conomique et sociale18
. Ce concept de souverainet
est cependant trs discut, essentiellement par lconomiste canadien J.K Galbraith19
. Mme
sil a galement t conseiller du prsident Kennedy20
, il est lorigine dune divergence
profonde sur lobservation du phnomne consumriste : la demande que constituent les
consommateurs est conditionne par diffrents moyens spcifiques comme la publicit ou le
marketing. Le consommateur nest pas souverain, il ne choisit pas, ou dans une moindre
mesure, mme sil a limpression dtre le dcideur. Cest ce que lauteur nomme la filire
inverse . Cette approche est en totale contradiction avec lanalyse noclassique
prcdemment cite selon laquelle lindividu est un consommateur roi, en face duquel
13 COLLECTIF, Dictionnaire dconomie, Aurora, 1998, 350 p., p. 94 et s.
14 Ibid., p. 95.
15 Economiste dorientation librale (1881-1973).
16 Economiste contemporain dorientation noclassique (1915).
17 Cit par LAKEHAL (M.), Dictionnaire dconomie contemporaine et des principaux faits politiques et
sociaux, Vuibert, 2001, 779 p., p. 158. 18
SAMUELSON (P.A), NORDHAUS (W.D), Economie, 16e d., Economica, 2000, 787 p., p. 28 et s. :
SAMUELSON (P.A), NORDHAUS (W.D), Micro-conomie, 14e d., Les d. dOrganisation, 1995, 569 p., p.
96 et s. 19
Le livre clef de cet auteur sur ce point est : GALBRAITH (J.K), Lre de lopulence, 1968, Calmann-Levy,
coll. Libert de lEsprit, 332 p. 20
Les conseils de ces deux conomistes ne sont donc pas pour rien dans lintervention qua pu raliser le
Prsident Kennedy en 1962, intervention par laquelle il affirmait que nous tions tous des consommateurs, et
qu ce titre nous devions bnficier de prrogatives essentielles comme le droit la scurit, le droit
linformation, le droit de choisir et le droit dtre entendu. Ce discours est habituellement prsent comme une
des bases historiques de la naissance du phnomne consumriste.
lentreprise est rduite rpondre passivement aux besoins exprims par celui-ci. Cela ne
signifie pas pour autant que cet auteur conteste lampleur du phnomne mais il intervient au
contraire sur les causes, affirmant que le consumrisme nest pas un mouvement autonome
mais quil est dtermin par les autres protagonistes centraux de ces relations conomiques
que sont les entreprises.
7. Cette analyse des causes de lapparition du consumrisme est intressante prendre en
compte si lon sappuie, en complment, sur les thses soutenues par les conomistes
contemporains. Ainsi, il est affirm que cest face aux excs et aux abus de la production et de
la distribution que les consommateurs ont dcid de se regrouper, afin de centraliser les
mcontentements et les insatisfactions.21
Le consumrisme serait alors la sanction des excs
du marketing 22
.
8. Quelle que soit lanalyse des causes et des facteurs dinfluence du consumrisme, un
consensus semble donc exister sur lexistence de ce phnomne. En ce sens, lapproche
conomique confirme la ralit de ce concept, tout comme la philosophie a pu le faire
essentiellement travers luvre de lamricain H. Marcuse dans son livre Lhomme
unidimensionnel 23
, clef sur le sujet.
9. En complment, lanalyse conomique se base sur une autre notion qui est celle de
"socit de consommation". Ce concept est habituellement dfini comme la socit dont le
ressort principal est la consommation des mnages sans cesse stimule par les nouveauts et
lomniprsence de la publicit. 24
Cette approche ne serait se suffire elle-mme et la simple
vocation de la notion de socit de consommation renvoie immdiatement la pense du
21 GRABY (F.), Consumrisme in JOFFRE (P.), SIMON (Y.), Encyclopdie de gestion, 3 vol., 2
e d.,
Economica, 1997, 3 621 p., p. 651 et s. 22
Ibid., p. 664. 23
MARCUSE (H.), Lhomme unidimensionnel, Editions de Minuit, coll. Arguments, 1989, 281 p. 24
ECHAUDEMAISON (C.-D) (dir.), Dictionnaire dconomie et de sciences sociales, Nathan, 2003, 544 p., p.
404.
sociologue Jean Baudrillard, dont lanalyse sera voque plus avant dans ces
dveloppements25
.
10. En ce qui concerne le droit, aucune dfinition nest donne par la rglementation, ce
qui nest pas problmatique tant donn la nature conomique et sociologique de cette notion.
La rglementation renvoie implicitement aux analyses conomique, sociologique ou
philosophique et se contente de rgir le phnomne travers la dfinition de ses acteurs
(consommateurs et professionnels) et des normes applicables (le droit de la consommation).
Une tentative doctrinale de dfinition existe malgr tout, le consumrisme tant le mouvement
qui a vocation rgir les situations normalement situes hors [du] champ dapplication 26
de la consommation et de sa rglementation. Cest, notre connaissance, le seul essai de
dfinition qui existe actuellement, celui-ci prsentant de ce fait un grand intrt, mme sil
sattache davantage au but de la notion qu son contenu.
11. Pour autant, le consumrisme peut tre traduit en droit de manire centrale par la
notion de droit de la consommation puisque cette matire constitue un moyen de protection
des consommateurs sur un plan strictement juridique. Cette discipline reprsente dailleurs
probablement loutil majeur du consumrisme puisque le rle de la rgle de droit est de
protger le faible du fort, ce qui est le cas avec les rapports entre consommateurs et
professionnels27
.
12. Si lon reprend la tentative de dfinition de Monsieur Daniel Mainguy qui a t cite
prcdemment, il est ncessaire dinsister sur la vocation dexpansion du consumrisme. Sur
un plan juridique, ce phnomne est la tentative dextension de ses rgles hors de sa sphre
naturelle, c'est--dire la volont dapplication accrue du droit de la consommation dans un
domaine qui nest pas le sien. Cette perception renvoie directement la question de
25 V. infra dans cette Introduction.
26 Dfinition de Monsieur Daniel MAINGUY cit par LAMBOLEY (A.), PITCHO (B.), VIALLA (F.), Le
consumrisme dans le champ sanitaire, un concept dpass ?, in tudes de droit de la consommation : liber
amicorum Jean Calais-Auloy, Dalloz, 2004, 1197 p., p. 582, note n 5. 27
Rappelons-nous la citation de Lacordaire : Entre le faible et le fort, cest la libert qui opprime et la loi qui
libre .
linfluence que les diffrentes branches du droit peuvent exercer les unes sur les autres. Or,
cette ide de rapports mutuels des branches du droit est frquente puisque les exemples sont
nombreux dans lesquels certaines matires orientent lvolution dautres disciplines juridiques
et en modifient le contenu. Cette situation se rencontre tant entre un droit extranational et une
branche du droit interne28
, quentre branches du droit interne, que ce soit au sein du droit
priv29
, du droit public30
, ou bien de manire croise entre ces deux grandes catgories de
notre droit31
.
13. Au sein de ce mouvement gnral, un lment peut retenir plus spcialement
lattention du fait de son actualit, de son vidence apparente et de la varit de ses impacts ;
cest linfluence que peut exercer le droit de la consommation sur dautres branches du droit,
28 - Que ce soit linfluence du droit communautaire ou du droit europen sur le droit interne : V. DEBET (A.),
Linfluence de la Convention europenne des droits de lhomme sur le droit civil, Dalloz, coll. Nouvelle
bibliothque de thses, 2002, 1 014 p. ; MARGUENAUD (J.-P) (dir.), CEDH et droit priv : linfluence de la
jurisprudence de la Cour europenne des droits de lhomme sur le droit priv franais, Mission de recherche
droit et justice, La Documentation franaise, 2001, 253 p. ; AUBRY (H.), Linfluence du droit communautaire
sur le droit franais des contrats, PUAM, 2002, 573 p. ; BOULOC (B.), Linfluence du droit communautaire
sur le droit pnal interne , in Mlanges offerts Georges Levasseur : droit pnal, droit europen, Litec, 1992,
498 p., p. 103 ; RICHARD (D.), Les incidences du droit communautaire sur le statut juridique et fiscal des
socits, thse de droit priv, Univ. de Nice, ss la dir. de J. RIDEAU, 1996 ; YOO (J.-J), Linfluence du droit
communautaire des dessins et modles sur le droit des dessins et modles en France, thse de droit priv, Univ.
Nancy II, ss la dir. de T. LAMBERT, 2005, 345 p.
- Ou linfluence dun droit tranger sur le droit national : par ex. GRIMAUX (E.), Linfluence du droit anglo-
amricain sur les valeurs mobilires mises par les socits anonymes en droit franais, thse de droit priv,
Univ. Paris II, ss la dir. de C. JAUFFRET-SPINOSI, 2003, 409 p. ; COLLECTIF, L'amricanisation du droit ,
Archives de philosophie du droit, Dalloz, 2001, 399 p.
- Ou, linverse, linfluence du droit national sur les droits trangers ou international : V. CONSEIL DETAT,
Linfluence internationale du droit franais, La Documentation franaise, coll. Les Etudes du Conseil dEtat,
2001, 159 p. 29
V. par ex. CHAGNY (M.), Droit de la concurrence et droit commun des obligations, Dalloz, coll. Nouvelle
bibliothque de thses, 2004, 1 132 p. ; SCHMIDT (J.), Linfluence du droit fiscal sur le droit des socits ,
RTDCom., 1997, p. 559 ; GERMAIN (M.), Le code civil et le droit commercial , in COLLECTIF, 1804-2004,
le code civil, un pass, un prsent, un avenir, Dalloz, 2004, 1059 p., p. 639 ; PAYET (M.-S), Code civil et
concurrence , in COLLECTIF, 1804-2004, le code civil, un pass, un prsent, un avenir, op. cit., p. 715. 30
V. TREGUIER (M.-L), Linfluence du Conseil dEtat sur le Conseil constitutionnel : principes gnraux du
droit et principes de valeur constitutionnelle, thse de droit public, Univ. de Nice, ss la dir. de J.-M RAINAUD,
1992. 31
V. not. RIEU (A.), Le droit du travail et les concepts de droit administratif, thse de droit priv, Univ. de
Cergy-Pontoise, ss. la dir. de B. SILHOL, 2006 ; DELLIS (G.), Droit pnal et droit administratif : linfluence
des principes du droit pnal sur le droit administratif rpressif, LGDJ, 1997, 464 p. ; HERNANDEZ-ZAKINE
(C.), Linfluence du droit de lenvironnement sur le droit rural, thse de droit public, Univ. Paris I, ss la dir. de J.
HUDAULT, 1997, 752 p. ; PREBISSY-SCHNALL (C.), La pnalisation du droit des marchs publics, LGDJ,
2002, 617 p. ; HUGLO (C.), L'avenir du droit pnal comme branche du droit de l'environnement ou les quatre
piliers du droit de l'environnement , Environnement, mars 2007, p. 1. ; COLLECTIF, Droit de
lenvironnement et droit de la concurrence , Rev. conc. consom., n 144, janv.-fvr. 2006, p. 1 ; DRAGO (R.),
Code civil et droit administratif , in COLLECTIF, 1804-2004, le code civil, un pass, un prsent, un avenir,
op. cit., p. 775 ; COLLECTIF, Le juge administratif et le droit de la concurrence , Rev. conc. consom., n 116,
juill.-aot 2000, p. 8.
que nous avons commenc aborder. Cette question est dabord dactualit du fait de deux
lments conjugus : cette matire prend un essor continu et fait lobjet de lintrt accru
dune part importante de la doctrine. Certains auteurs ont ainsi brillamment tabli que non
seulement cette matire a des rpercussions sur lensemble du systme juridique32
, mais
quelle exerce galement une influence plus spcialement sur certaines branches comme le
droit civil, le droit commercial, le droit public ou le droit pnal, bouleversant dans une
certaine mesure les clivages traditionnels entre ces disciplines 33
. Cette question bnficie
ensuite dune certaine forme dvidence, au moins apparente, puisquil est aujourdhui
commun daffirmer que la socit dans son ensemble subit une certaine forme de
consumrisation dont le droit, en tant que produit social, pourrait tre le tmoin34
. Elle se
manifeste enfin par la varit de ses impacts potentiels puisque les branches du droit les plus
diverses sont concernes par cette influence du droit de la consommation, tant au sein du droit
priv35
que du droit public36
.
14. Parmi les possibles influences du droit de la consommation, limmixtion dont peut
faire lobjet le droit de la sant occupe une place aujourdhui insuffisamment exploite mais
qui est particulirement intressante car elle sinscrit dans un contexte plus gnral. Cette
question de la pntration de la sant par la consommation est en effet digne dintrt car elle
ne se retrouve pas uniquement dans le cadre du droit mais aussi et surtout dans les autres
32 Essentiellement en exerant une influence sur les sources du droit de manire gnrale, par exemple en
renforant linteraction de la loi et du juge, en crant une coopration entre le juge et les commissions
administratives et en manifestant linfluence du droit communautaire sur les sources internes. 33
V. essentiellement SAUPHANOR (N.), Linfluence du droit de la consommation sur le systme juridique,
LGDJ, coll. Bibl. de droit priv, 2000, 425 p. mais aussi POILLOT (E.), Droit europen de la consommation et
uniformisation du droit des contrats, LGDJ, coll. Bibl. de droit priv, 2006, 589 p. et CALAIS-AULOY (J.),
Linfluence du droit de la consommation sur le droit civil des contrats , RTDCiv. 1994, p. 239 ; MAZEAUD
(D.), Lattraction du droit de la consommation , RTDCom. 1998, p. 95 ; THIBIERGE-GUELFUCCI (C.),
Libre propos sur la transformation du droit des contrats , RTDCiv. 1997, p. 357 ; DUMOLLARD (B.), Les
effets de l'intgration des directives consumristes sur certains aspects du droit des contrats franais et
allemand, ss la dir. de F. Ferrand, Univ. Lyon 3, 2001, 509 p. 34
V. supra. 35
V. not. CALAIS-AULOY (J.), Linfluence du droit de la consommation sur le droit civil des contrats , op.
cit. et SAUPHANOR (N.), Linfluence du droit de la consommation sur le systme juridique, op. cit. sur
linfluence du droit de la consommation sur le droit commercial p. 55 et s., ou sur le droit pnal p. 147 et s. ;
BOURGOIGNIE (Th.), lments pour une thorie du droit de la consommation, Bruylant, 1988, 550 p., p. 187
et s. 36
V. par ex. BEROUJON (F.), Lapplication du droit de la consommation aux services publics, thse de droit
public, Univ. Grenoble II, ss la dir. de C. RIBOT, soutenue le 10 dc. 2005 ; AMAR (J.), De lusager au
consommateur de service public, PUAM, coll. Institut de droit des affaires, 2001, 591 p. mais aussi
SAUPHANOR (N.), Linfluence du droit de la consommation sur le systme juridique, op. cit., p. 119 et s. ;
BOURGOIGNIE (Th.), lments pour une thorie du droit de la consommation, op. cit., p. 198 et s.
disciplines qui composent les sciences sociales, comme lanthropologie, la sociologie ou les
sciences conomiques. Ces disciplines se sont toutes intresses, de manire parfois trs
pousse, cette question37
. Deux diffrences majeures opposent cependant ces matires.
Dune part, si les sciences sociales non juridiques se sont penches assez tt sur les rapports
entre sant et consommation, la science juridique na jamais tudi cette question dans sa
globalit mais seulement travers certains aspects partiels. Dautre part, les sciences sociales
autres que le droit aboutissent gnralement au constat de lexistence de ce quil faut appeler
le consumrisme mdical alors que le droit ne parvient qu des conclusions nuances
lorsquil se penche sur la question, mme partiellement.
15. Cest dans ce contexte quil semble ncessaire de raliser une tude globale de
linfluence que peut ventuellement exercer le droit de la consommation sur le droit de la
sant et ainsi de dterminer dans quelle mesure il est possible de confirmer ou dinfirmer la
diffrence initiale qui oppose les diverses sciences sociales. Mais, avant de se pencher
prcisment sur cette question, il est ncessaire de prciser de manire dtaille les donnes
du problme telles quelles ont t exposes rapidement. Il est ainsi utile de se pencher sur
lapport que chaque discipline peut fournir sur les rapports entre consommation et sant, tant
les disciplines juridiques (Section II) que non juridiques (Section I) avant daborder lintrt
et les difficults de lanalyse croise du droit de la consommation et du droit de la sant
(Section III).
37 V. les diffrentes rfrences infra.
SECTION I : LAPPROCHE CONVERGENTE DES
DISCIPLINES NON JURIDIQUES
16. Lanalyse que ralisent les sciences sociales non juridiques est intressante car elle
permet de constater lexistence dune convergence assez nette entre ses composantes alors
que les matires prises en compte sont trs varies. Cest ainsi que lanthropologie (I), la
sociologie (II) et les sciences conomiques (III) affirment que la sant a subi une profonde
transformation permettant de constater lapparition de ce qui est souvent appel une drive
consumriste . A ces trois apports thoriques, il semble utile dajouter le point de vue
pratique des principaux protagonistes de la sant que sont les professionnels de sant puisque
leur analyse pragmatique est souvent convergente avec les conclusions des sciences cites
(IV).
I : Lapproche anthropologique
17. Lanthropologie est habituellement dfinie comme ltude gnrale de l'homme sous
le rapport de sa nature individuelle ou de son existence collective, sa relation physique ou
spirituelle au monde, ses variations dans l'espace et dans le temps 38
. Lorsquon tudie les
rapports entre consommation et sant, cette discipline doit tre prise en compte car elle permet
dadopter une approche globale des conceptions que peuvent avoir les individus et la socit
des phnomnes sociaux. Cest le cas par exemple de la notion de corps que de nombreux
auteurs abordent travers une ide essentielle : lvolution de la conception sociale du corps
et de la sant a permis, dans une certaine mesure, une forme de banalisation des soins de
sant, concrtisant lapparition dune drive consumriste. Penchons-nous plus prcisment
sur les diffrents lments de cette conclusion.
38 Laboratoire ATILF, Trsor de la langue franaise informatis, d. CNRS, 2005.
18. Le premier point constitu par lvolution de la conception sociale du corps et de la
sant est un lment certain qui fait lobjet daffirmations nettes : la perception du rle et de la
dimension symbolique que peut jouer le corps pour lindividu et la socit a nettement volu.
Monsieur David Le Breton, auteur clef sur le sujet, dmontre que, cart abstraitement de
lhomme la faon dun objet, vid de son caractre symbolique, le corps lest aussi de sa
dimension axiologique39
. Il est aussi dpouill de son halo imaginaire. 40
Le corps est en
quelque sorte dmystifi mais aussi rifi et change de valeur, permettant lavnement du
rgne du corps-machine 41
.
19. Cette volution est intressante analyser quant ses causes. Il ne sagit pas ici
denvisager lensemble des facteurs dinfluences mais il est probable quune certaine
marchandisation42
des rapports sociaux ainsi que laugmentation de lesprance de vie, c'est-
-dire le recul de la mort, des maladies et de la souffrance en soient lorigine, pouvant crer
chez certains un rve d'immortalit 43
. Ce dernier nest pas forcment ngatif par nature
mais il peut aboutir des consquences socialement plus problmatiques. En effet, si la peur
de la mort concrtise par cette qute nest pas propre notre poque et a anim lhomme de
tous temps, il existait auparavant une acceptation probablement plus grande de cet vnement
naturel lie un certain fatalisme qui sexpliquait par limpossibilit technique et mdicale de
lviter ou de le retarder44
. Or, la crainte croissante de cet vnement invitable a contribu
lapparition dune peur conjointe : celle du vieillissement. Cette dernire est un phnomne
constat de toutes parts, aboutissant la remise en cause de certains modles sociaux.
Certains auteurs affirment ainsi que [] il est vident que nous avons peur de vieillir et que
la vue des corps travaills par le temps nest pas loin de susciter le dgot quand ce nest pas
39 Laxiologie est la science des valeurs philosophiques, esthtiques ou morales visant expliquer et classer
les valeurs , selon le Laboratoire ATILF, op. cit. (cest nous qui prcisons). 40
LE BRETON (D.), Anthropologie du corps et modernit, PUF, coll. Quadrige, 2005, 280 p., p. 91. 41
Ibid, p. 96. 42
La marchandisation est gnralement dfinie comme l'extension suppose des domaines de ce qu'on peut
acheter et vendre sur les marchs. Le processus consisterait transformer tous les changes non marchands
(sant, culture, etc.) en marchandise classique . Il est gnralement dot dune connotation pjorative. 43
V. sur ce point JUVIN (H.), L'avnement du corps, Gallimard, coll. Le dbat, 2005, 256 p. 44
Si autrefois les hommes vieillissaient avec le sentiment de suivre une marche naturelle qui les amenait une
reconnaissance sociale accrue, lhomme de la modernit combat en permanence toutes les traces de son ge et il
apprhende de vieillir dans la crainte de perdre sa position professionnelle et de ne plus trouver demploi ou de
perdre sa place dans le champ de communication. , LE BRETON (D.), Anthropologie du corps et modernit,
op. cit., 147 et 148.
tout simplement lhorreur et la rvulsion la plus triviale. 45
Dans un mme registre, dautres
affirment que la personne ge glisse lentement hors du champs symbolique, elle droge
aux valeurs ancestrales de la modernit : la jeunesse, la sduction, la vitalit, le travail. Elle
est lincarnation du refoul.46
20. Monsieur David le Breton synthtise parfaitement ce rapport de causalit entre la peur
de la mort et la crainte du vieillissement en affirmant que le statut actuel des personnes
ges, la dngation qui marque la relation que chacun noue avec son propre vieillissement,
la dngation aussi de la mort, ce sont l des signes qui montrent les rticences de lhomme
occidental accepter les donnes de la condition qui fait dabord de lui un tre de chair. 47
Ce lien est parfois affirm de manire encore plus concise : le corps doit demeurer
intangible et ternellement jeune 48
.
21. Cest alors tout naturellement que cette volution de la perception du corps et de la
sant peut avoir des consquences sur la conception que les individus et la socit ont de la
mdecine et des soins de sant. Pour atteindre lobjectif dun corps jeune et bien portant,
lindividu attend plus de la socit, du progrs et de la mdecine, ou plutt il exige et veut des
rsultats plutt que des tentatives. Cela se traduit naturellement dans les rapports entre patient
et professionnel de sant mais aussi hors du colloque singulier avec le dveloppement des
alicaments, de la parapharmacie, de la dittique, des fortifiants, c'est--dire dune exigence
toujours plus forte qui pousse chacun non pas tellement entretenir son corps et sa sant mais
le sculpter, le parfaire. Cest ainsi, par exemple, que, si une masse corporelle importante
tait auparavant le signe dune certaine russite, c'est--dire un lment socialement positif,
elle est maintenant assimile une anormalit quil faut absolument viter.
45 SANSALONI (R.), Le non-consommateur, Comment le consommateur reprend le pouvoir, Dunod, 2006, 220
p., p. 92. 46
LE BRETON (D.), Anthropologie du corps et modernit, op. cit., p. 146. 47
Ibid, p. 93. Il est intressant de prendre en compte galement la question complmentaire de la peur de la
douleur, V. sur ce point LE BRETON (D.), Anthropologie de la douleur, d. Mtaili, 2006, 240 p., sp. p. 136
et s. 48
SANSALONI (R.), Le non-consommateur, Comment le consommateur reprend le pouvoir, op. cit., p. 93.
22. Cela permet une dviance par laquelle on passe dune consommation de base en
matire de sant, dite indispensable , une consommation de confort 49
, faisant
notamment du mdicament un bien de consommation courante. La socit soriente alors vers
le "tout-soins" par lequel tout doit prendre valeur de soins au mme titre que les
mdicaments. Ces rpercussions ne doivent pas tre uniquement constates chez les patients
puisque les professionnels de sant sont galement touchs, mme si cest de manire
diffrente : cette forme de rification du corps a des consquences sur la conception que
linstitution mdicale adopte de ce mme corps. Cest alors nouveau le corps que lon
soigne, non pas lindividu, comme cest la maladie que lon radique, non pas le malade que
lon gurit50
.
23. Certains auteurs, tel Monsieur Lucien Sfez, ont parfaitement synthtis ces volutions
en crant un nouveau concept, celui de sant parfaite 51
. Il traduit trs bien lvolution des
discours et des pratiques sociales tendant nous faire croire, esprer et participer au projet
dune sant et dun corps parfaits, cela grce la biotechnologie, au dveloppement de projets
gniques et la moralisation de la nature notamment. Cest la recherche dune telle perfection
dans les rgles individuelles et collectives de vie qui permettrait la mise en place dun projet
social commun dans lequel lenvironnement, lalimentation et toute lorganisation sociale
seraient purifis. Laugmentation de la consommation des soins et des produits de sant
viserait maintenir un niveau satisfaisant de matrise sur soi-mme et de compenser ainsi
les mfaits engendrs par les conditions de vie. 52
, sinscrivant dans une sorte de spirale sans
fin.
24. Ces volutions aboutissent finalement et paradoxalement une haine de ce corps par
une ternelle insatisfaction face lincapacit naturelle obtenir sa perfection : la publicit
49 CHAUVEAU (S.), Malades ou consommateurs ? La consommation de mdicaments en France dans le
second XXe sicle , in CHATRIOT (A.), CHESSEL (E.), HILTON (M.) (dir.), Au nom du consommateur,
Consommation et politique en Europe et aux Etats-Unis au XXe sicle, La Dcouverte, coll. Lespace de
lhistoire, 2004, 423 p., p. 183. 50
LE BRETON (D.), Anthropologie du corps et modernit, op. cit., p. 188 et s. V. aussi sur ce point HERZLICH
(C.), PIERRET (J.), Malades dhier, malades daujourdhui, Payot, 1990, 313 p., p. 236 et s. 51
V. SFEZ (L.), La sant parfaite, Critique dune nouvelle utopie, Seuil, 1995, 398 p. mais aussi SFEZ (L.)
(dir.), Lutopie de la sant parfaite, PUF, coll. La politique clate, 2001, 517 p. 52
SFEZ (L.), La sant parfaite, Critique dune nouvelle utopie, op. cit., p. 103.
nous dsigne un corps quil faut imprativement nettoyer, parfumer, tenir en forme, conserver
jeune : autant dintimations qui sont plus le signe de sa ngation [du corps] que de sa
reconnaissance. Cest ainsi que le corps est donc une des formes privilgies de nos
pathologies et un terrain de choix dexpression des angoisses collectives , devenant signe,
acteur et victime de la marchandisation de la socit .53
Si le corps est aujourdhui un
enjeu politique, un fin rvlateur du statut de lindividu dans nos socits contemporaines 54
,
son volution traduit bien une forme de drive consumriste sur le modle de ce qua pu dj
subir la socit.
II : Lapproche sociologique
25. Lanalyse des travaux sociologiques en la matire permet de constater une forte
diversit de conclusions et de mthodes55
. Il faut relever trois tendances distinctes : dabord,
certains auteurs peroivent le consumrisme mdical comme une vidence quils posent tel un
postulat. Ensuite, dautres arrivent la mme conclusion mais aprs avoir men une
dmonstration circonstancie. Enfin, ces approches se diffrencient de celle des auteurs qui
constatent une volution sociologique importante mais qui nen dduisent pas la prsence
dun tel phnomne.
26. La premire tendance, qui est la plus importante, est constitue par un ensemble
dauteurs estimant que lexistence du consumrisme mdical est une vidence, quils ne
prennent pas soin de dmontrer et quils admettent comme postulat. Deux orientations doivent
tre constates selon que les auteurs sont francophones ou non.
53 SANSALONI (R.), Le non-consommateur, Comment le consommateur reprend le pouvoir, op. cit., p. 98 et
103 not. 54
LE BRETON (D.), Anthropologie du corps et modernit, op. cit., p. 278. 55
Pour une approche sociologique de la consumrisation applique non plus au patient mais la notion dusager
entendue de manire gnrale, V. CHAUVIERE (M.), GODBOUT (J.T), Les usagers, entre march et
citoyennet, LHarmattan, coll. Logiques sociales, 2004, 332 p. ou plus spcialement en matire sociale
HUMBERT (C.) (coord.), Les usagers de laction sociale : sujets, clients ou bnficiaires ?, LHarmattan, coll.
Savoir et Formation, 2000, 285 p.
27. Pour les auteurs francophones, cest dabord le cas de Madame Nathalie Fraselle pour
qui lassimilation du colloque singulier aux relations de consommation est une vidence
tellement forte quil nen devient pas ncessaire de la dmontrer56
. Une phrase synthtise
particulirement bien cela, rdige presque sous la forme dun slogan : De malade docile, le
patient est devenu consommateur-objet. 57
Son travail porte sur les manifestations et les
consquences de ce phnomne. Certes, certains lments sont parfois avancs pour expliquer
les raisons de sa prsence mais cette dernire est avant tout considre comme acquise. Sil ne
sagit pas ici de discuter de lopportunit dun tel choix mthodologique et de telles
conclusions, il est malgr tout ncessaire de relever que le principe du postulat nest pas
problmatique en soi mais suppose de sappliquer des phnomnes dont lexistence ne fait
que peu de doutes, ce qui nest pas le cas en lespce au vu de la nouveaut des interrogations.
En outre, les lments qui sont malgr tout avancs non pas pour justifier lexistence du
consumrisme mdical mais pour en caractriser les traits, ne semblent pas tre des plus
convaincants puisque lauteur affirme que lassimilation des patients aux consommateurs
existe du fait du dveloppement de linformation, dune recherche de juste partage des risques
et des responsabilits, et dune volont de qualit des soins58
, ce qui ne parat pas constituer
des critres suffisants. Cela nempche pas la lecture de ces constats dtre tout fait
intressante, par exemple sur ce quelle appelle la mdicalisation de la sant par laquelle
la mdecine est dornavant sollicite non plus seulement pour gurir mais aussi pour la
promotion du bien-tre et du plaisir individuel , les soins tant perus comme des biens et
services de consommation 59
.
28. Lautre auteur quil convient denvisager en la matire est Madame Marie-Georges
Fayn qui affirme ds les premires lignes de son travail que les usagers se sont mus en
consommateurs , tel un pralable60
. Mme si elle prend le soin dnoncer les points de
56 FRASELLE (N.), Du patient au consommateur La construction dun combat social, Bruylant, 1996, 226 p.
Malgr ce que laisse penser ce titre, cet ouvrage ntudie pas la transformation du patient en consommateur mais
considre que cette volution est acquise et ne sattache qu en analyser les consquences. 57
Ibid., p. 105. 58
Ibid., p. 10. 59
Ibid, p. 102. Il est possible de parler galement de HERZLICH (C.), PIERRET (J.), Malades dhier, malades
daujourdhui, op. cit., sp. p. 278 puisque ces auteurs affirment que la prise de conscience des malades de
lexistence de leurs droits et de la possibilit de les faire respecter doit tre assimile une forme de
consumrisme, mais si cette assimilation est assez en avance par rapport aux autres crits, elle nest pas
davantage exploite et ne fait pas lobjet dune rflexion autonome, permettant de relever un intrt moindre. 60
FAYN (M.-G), La socit du soin, les nouvelles attentes du consommateur, d. Frison-Roche, 2005, 260 p.
convergence entre sant et consommation, ce consumrisme mdical est affirm tel un
postulat, sa rflexion sorientant en ralit sur les consquences de cette volution et sur les
ncessaires adaptations que doit subir le systme de sant pour rester cohrent. Selon elle, ce
quelle appelle le consumrisme en sant est un fait acquis depuis les annes soixante aux
Etats-Unis et les annes quatre-vingt dix en France mais elle se diffrencie des crits prcits
en proposant une dfinition de cette notion. Celui-ci est un mouvement de dfense, de
revendication et de proposition des usagers du systme de sant et des consommateurs de
prestations de soins . Il se caractriserait par une approche globale, transversale et
interassociative des questions de sant. 61
Ce phnomne existerait notamment lorsque des
citoyens dfendent les droits des patients par une action en justice notamment, interpellent
lopinion publique sur les questions de sant ou participent la rflexion gnrale sur celles-
ci. Mais une des principales manifestations serait larrive des classements des tablissements
de sant, ce que lon appelle les palmars hospitaliers sur la base de lide selon laquelle
consommer cest comparer 62
. Elle observe alors que cette "sant" l sloigne de la
notion de bien collectif pour passer dans la catgorie des marchandises et des privilges de
classe. concluant que la belle sant [est] un produit marketing 63
.
29. Lautre tendance concevant le consumrisme mdical comme une vidence est anglo-
saxonne. Elle doit tre diffrencie des crits francophones car elle est bien plus ancienne,
donnant une ampleur accrue au consumrisme mdical. Pour certains, le consumrisme
mdical est un phnomne acquis parfois depuis plus de vingt64
ou trente ans65
. Cela
saccompagne parfois de la cration de structures spcifiques de rflexion sur la question tel
The Center for Medical Consumer and Health Care Information fond en 1976 comme
une communaut de ressources destine responsabiliser les individus vis--vis de leur sant,
61 FAYN (M.-G), La socit du soin, les nouvelles attentes du consommateur, op. cit., p. 10.
62 Ibid., p. 121 et s. Sur cette question des palmars, V. de manire intressante PIERRU (F.), La fabrique des
palmars - Gense dun secteur daction publique, transformations du journalisme et renouvellement dun genre
journalistique : les palmars hospitaliers , in LEGAVRE (J.-B) (dir.), La presse crite : objets dlaisss,
LHarmattan, coll. Logiques politiques, 2004, 352 p. 63
FAYN (M.-G), La socit du soin, les nouvelles attentes du consommateur, op. cit., p. 172 et 180. 64
V. HAUG (M.), LAVIN (B.), Consumerism in medecine : challenging physician authority, Sage publications,
1983, 239 p. Cet ouvrage affirme en substance que ce phnomne est particulirement intressant car il permet
une redistribution du pouvoir et fait cesser le monopole des mdecins en matire dinformation et de dcisions. 65
LEVIN (A.A), Medical Consumerism and Health Information , Bulletin of the American Society for
Information Science, 4, 4, 19, Apr. 1978.
et dvelopper les moyens dinformation en la matire66
. Cette antriorit ne signifie pas que
les auteurs dlaissent actuellement ce sujet mais son tude bnficie dune maturit plus
importante67
. Ainsi, cette assimilation du patient au consommateur est pour certains tellement
vidente que lon ne parle mme plus de patient ou de consommateur de soins mais seulement
de consommateur. Elle se concrtise notamment par limprialisme des exigences en sant
lgard de tout le systme de sant68
. Quelles que soient les poques dobservation, ce constat
est anim dune certaine logique lorsque lon sait que le consumrisme est la religion du
sicle 69
, lattraction de la sant vers ce phnomne tant alors naturelle comme pour les
autres champs.
30. La seconde orientation sociologique porte sur une dmonstration de ce phnomne,
sopposant donc au postulat prcdemment envisag. Cest essentiellement lanalyse de Jean
Baudrillard qui nous permet de nous pencher sur le consumrisme travers la notion de
socit de consommation70
. Malgr la date assez ancienne de son travail, le contenu de sa
pense rpond certaines proccupations actuelles. En effet, une des objections les plus
souvent souleves par les partisans dune consumrisation de la sant, notamment au sein des
tablissements de sant, est le dveloppement important du volume de soins et de la demande
de soins correspondante : les patients consulteraient plus, se feraient plus hospitaliss. Cette
augmentation serait perue comme le signe de lapparition dune logique consumriste, le
patient tombant dans la frnsie de consommation qui caractriserait son nouveau statut.
31. Face ces remarques, Jean Baudrillard apporte un point de vue intressant. Selon lui,
la pratique mdicale ne subit pas une consumrisation ou en tout cas pas comme on lentend
66 Il faut galement noter, de manire cette fois-ci trs rcente, que lUniversit du Minnesota a mis en place un
sminaire dtudes sur le Medical Consumerism en 2006. 67
V. par ex. ALLSOP (J.), JONES (K.), BAGOTT (R.), (2004), Health consumers groups : A new social
movement ? , Sociology of Health and Illness, 26(6) 737-56 ou HENDERSON (S.), PETERSEN (A.) (dir.),
Consuming health : The commodification of health care, Routledge, 2002, 210 p. pour qui le consumrisme
mdical est un phnomne acquis, les rflexions devant uniquement sorienter sur ses manifestations et ses
expriences, lide gnrale du livre tant au contraire de ddramatiser ce phnomne et de le prsenter comme
positif. 68
PRAHALAD (C.), RAMASWAMY (V.), The future of competition Co-creating unique value with
customers, Harvard business school press, 2004, 256 p., p. 5-7. 69
MILES (S.), Consumerism as a way of life, Sage Publications, 1998, 174 p., p. 1. 70
BAUDRILLARD (J.), La socit de consommation, Denol, coll. Folio Essais, 1970, 318 p., sp. p. 217 et s.
sur la sant. Sur cette notion, V. galement BIHL (L.), Consommateur, dfends-toi !, Denol, 1976, 299 p., p. 16
et s.
habituellement. Il est assez classiquement affirm que la consumrisation de la sant
sexpliquerait par une dsacralisation de la mdecine. Il affirme au contraire que si la relation
de soins a assurment volu et quelle ne correspond plus lancien modle du paternalisme
mdical, la pratique mdicale ne serait pour autant pas banalise et serait toujours perue par
le patient comme prsentant un caractre sacr, mme si celui-ci est dun autre type. Le corps
tant devenu un bien de prestige , entrant dans une logique concurrentielle et se
traduisant par une demande virtuellement illimite de services mdicaux, chirurgicaux,
pharmaceutiques , la demande de soins serait une demande compulsive lie
linvestissement narcissique du corps/objet . Cela signifie que la sant ne serait plus un
impratif biologique li la survie mais un impratif social li au statut . En ce sens, il
estime que la mdecine na pas t dsacralise mais quelle a chang de sacralit puisque le
mdecin est celui qui permet datteindre un bonheur social en soignant le corps comme
investissement narcissique et faire-valoir 71
. Cette rflexion prsente un intrt certain
car elle permet davoir une approche diffrente des autres auteurs mme si la conclusion est
sur le fond identique. Cela est dailleurs dautant plus intressant que ces observations datent
de prs de quarante ans, permettant de penser que ce phnomne sest largement accru depuis,
le corps [tant] le plus bel objet de consommation 72
.
32. Ces diffrents auteurs doivent tre diffrencis de ceux qui constatent une volution
forte de la relation entre patient et professionnel de sant mais qui ne la qualifient pour autant
pas de consumrisme mdical. Cest essentiellement le cas de deux auteurs clefs que sont
Messieurs Robert Rochefort73
et Gilles Lipovetsky74
. Le premier auteur affirme que
laccroissement trs fort des dpenses de sant peut tre partiellement expliqu par le
dveloppement de lindividualisme moderne qui accorde tant dimportance aux soins du
corps et pour lequel la peur de la maladie grave, spectre de linquitude face la mort, prend
de plus en plus dampleur. 75
Il constate une volution forte et problmatique de la relation
71 Ibid., p. 218 et s.
72 BAUDRILLARD (J.), La socit de consommation, op. cit., p. 199. Sur ce point, V. dailleurs LE BRETON
(D.), La sociologie du corps, 5e d., PUF, coll. Que sais-je ?, 2004, 127 p.
73 ROCHEFORT (R.), La socit des consommateurs, Odile Jacob, 2001, 279 p. Sur les rapports entre
consommation et citoyennet, V. galement ROCHEFORT (R.), Le bon consommateur et le mauvais citoyen,
Odile Jacob, 2007, 312 p. et ROCHEFORT (R.), La socit "consommatoire" , Rev. pol. et parl., n 1042,
janv./mars 2007, p. 194. 74
LIPOVETSKY (G.), Le bonheur paradoxal. Essai sur la socit d'hyperconsommation, Gallimard, coll. NRF
Essais, 2006, 377 p. mais aussi La socit de dception, d. Textuel, 2006, 110 p. 75
ROCHEFORT (R.), La socit des consommateurs, op. cit., p. 151.
de lindividu la sant et pense que cette peur le pousse chercher un moyen de prvention
ou de lutte contre la maladie et la douleur dans tous les domaines au rang desquels il faut citer
lalimentation, secteur dans lequel les biens que lon consomme doivent de plus en plus
rpondre aux exigences de bienfait et damlioration du corps et de la sant (produits
minceurs et allgs par exemple)76
. Des marques clbres ont ainsi saisi cet enjeu marketing
et commercial en intgrant totalement ces exigences, comme latteste parfaitement le slogan
de fameux produits laitiers qui affirme que Les chercheurs de [] travaillent afin que votre
alimentation soit votre premire forme de mdecine. ou Aidez votre corps se protger ,
ce qui laisse dire que nous sommes entrs mtaphoriquement dans lre de laliment
mdicament. 77
Si cette volution de la socit et des normes sociales est constate, lauteur
nen dduit pas pour autant quun phnomne de consumrisme mdical doit tre constat, ce
qui peut surprendre dans une certaine mesure, mais qui sexplique par une approche trs
transversale des questions de sant, ne se focalisant pas sur les soins mdicaux.
33. Monsieur Gilles Lipovetsky explique, quant lui, que la socit actuelle nest plus de
consommation mais dhyperconsommation, ce qui pousse le consumrisme investir tous les
champs sociaux, mme ceux qui ne sont pas initialement concerns par ce phnomne. Cest
justement dans ce contexte que lon peut intgrer le cas de la sant dont on ne voit
effectivement pas pourquoi il pourrait tre pargn par une telle expansion78
. Dans cet esprit,
si le mouvement puissant dhyperconsommation qui intgre et aspire les dsirs parmi les
plus haut du genre humain, bouleverse tous les repres moraux hrits , la sant est de fait
prise en compte mme si lauteur nen dduit pas lexistence formelle du consumrisme
mdical.79
34. Quoiquil en soit, il ressort que les diffrentes analyses sociologiques de lvolution de
la relation entre patient et professionnel de sant convergent majoritairement vers lexistence
dun consumrisme mdical quil soit ainsi nomm ou non. Quen est-il maintenant de
lapproche conomique ?
76 Ibid., p. 156.
77 Ibid., p. 158.
78 LIPOVETSKY (G.), Le bonheur paradoxal. Essai sur la socit d'hyperconsommation, op. cit.
79 LIPOVETSKY (G.), La socit de dception, op. cit., p. 85.
III : Lapproche conomique
35. A la diffrence de lapproche sociologique, les analyses conomiques sur le
consumrisme mdical sont assez peu nombreuses. Il est donc ncessaire de voir dabord ce
quelles peuvent affirmer puis denvisager quelle peut tre notre approche.
36. Peu dauteurs conomiques se sont penchs sur les relations entre sant et
consommation mais ceux qui lont fait constatent lexistence dun lien accru entre ces deux
notions sans pour autant le qualifier de consumrisme mdical, ce qui peut sexpliquer en
partie par le fait que le consumrisme soit un concept plus sociologique quconomique.
Certains auteurs estiment ainsi que lassimilation du patient au consommateur ou au client
existe bel et bien mme sil nest quen phase dmergence. Cest par exemple le cas de
Madame Chantal Mornet qui pose en postulat lide selon laquelle le patient est un client,
c'est--dire le protagoniste dune forme de march, mme si cette mtamorphose est
seulement en cours80
. Cest galement ce quaffirment certains conomistes de la sant pour
lesquels la notion de consommateur de soins est un nouvel acteur du systme de sant qui
est en train dmerger81
. Son existence est dduite de sa capacit dautonomie, de sa libert de
choix et de son rle dans le processus dcisionnel. Mais ce nest pas tant la constatation de ce
phnomne qui intresse les auteurs puisquils le considrent comme globalement acquis,
mais au contraire ses consquences defficacit et dquit de la politique de rgulation du
systme de sant par la demande.
37. Dautres auteurs arrivent aux mmes conclusions mais sans constater cette phase
dmergence. La transformation du patient en client serait acquise et totalement ralise.
Ainsi, Madame Soshana Sofaer affirme que le terme de patient nest plus adapt car il sagit
80 MORNET (C.), Le patient-client lhpital Contribution la formulation dune mtamorphose, thse de
gestion, Univ. Lyon 3, ss la dir. de J.-P CLAVERANNE, 2000, 247 p., p. 8 et s. 81
BATIFOULLIER (Ph.), BIENCOURT (O.), DOMIN (J.-P), GADREAU (M.), La politique conomique de
sant et lmergence dun consommateur de soins : la construction dun march , XXVIIIe journes des
conomistes de la sant franais, Univ. de Bourgogne, 23 et 24 novembre 2006, 18 p.
dune relation o le pouvoir nest pas partag de manire gale avec le mdecin82
. Elle
prfre parler de consommateur ou de consommateur de soins mdicaux . Ce terme est,
selon elle, important et bien choisi, justement pour sa connotation conomique tant dcrie
puisquil est ncessaire de raliser que les choix que font les consommateurs en matire de
sant ont des consquences conomiques certaines, mme si celles-ci peuvent tre indirectes
ou diffres. De la mme manire, certains auteurs ralisent une assimilation totale et sans
ambigut entre patient et client. Cest ainsi que lon parle de clientle des soins mdicaux ,
des clients du systme de soins , des clients du systme de sant , des clients du
secteur mdical mais aussi de producteurs de soins . Le patient en mdecine de ville est
alors un vrai client du fait de sa libert de choix et du paiement direct, les relations entre
soignants et soigns tant alors des relations entre les producteurs et leur clientle 83
.
38. Certains conomistes tudient directement et de manire technique limpact
conomique de la sant84
. Ainsi, mme si le malade nest pas un consommateur pur 85
,
lexpression individu consommateur de sant 86
est utilise, permettant de constater ce que
certains auteurs appellent la mdicalisation de la socit , c'est--dire laccroissement
inexorable du domaine dapplication des techniques mdicales puisque lindividu est de
moins en moins capable de prendre en charge lui-mme sa sant et a recours de plus en plus
aux services des techniciens de la sant qui sont amens rpondre des problmes non
pathologiques. 87
39. Face ces crits, on sent bien que les sciences conomiques ne se sont pas penches
de manire trs dveloppe sur la question, rendant intressante une proposition dapproche
sur le sujet. Il faut ainsi se demander dans quelle mesure la notion de sant pourrait ou non
entrer dans la catgorie conomique de la consommation. Pour rpondre cette question, il
82 SOFAER (S.), Le rle crucial du consommateur pour rformer les systmes de sant , in J.-P.
CLAVERANNE, C. LARDY (dir.), La sant demain Vers un systme de soins sans murs, Economica, 1999,
298 p., p. 267, p. 268. 83
Toutes ces citations sont de SANDIER (S.), Le point de vue de lconomiste de la sant , in JOLLY (D.),
JOLLY (C.) (dir.), Malade ou client ?, Economica, 1993, 164 p., p. 113, sp. p. 114, 116, 119 et 122. 84
NYS (J.-F), La sant : consommation ou investissement, Economica, 1981, 261 p. 85
Ibid., p. 52. 86
Ibid., p. 7. 87
Ibid., p. 38 et 39.
est ncessaire dapporter quelques prcisions sur le concept de sant. LOrganisation
Mondiale de la Sant fournit une dfinition trs large : La sant est un tat de complet bien-
tre physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou
d'infirmit 88
. Cette dfinition pourrait faire lobjet de discussions, notamment sur son
caractre large et positif, mais considrons-la comme tablie et prenons-la comme base pour
notre rflexion. Pour tablir la comparaison cite, il est utile de prendre en compte la
dfinition de la consommation base sur la destruction de lutilit. Si la consommation est
l action d'amener une chose perdre sa valeur conomique par l'usage qu'on en fait pour
la satisfaction de besoins personnels ou collectifs , envisageons alors les diffrents lments
de cette dfinition au regard de la sant.
40. Le premier lment est constitu par lexpression action d'amener une chose [] .
Aussi imprcis quil soit, le terme de chose comprend deux lments : un bien ou un
service. Si lon prend en compte la ralisation dun acte de sant, il est certain quil ne
correspond pas un bien mais il faut se demander sil peut correspondre un service au sens
conomique du terme. Le service tant toute prestation en travail directement utile pour
lusager, et sans transformation de la matire 89
, il est possible de dire que, par cet acte, le
professionnel de sant ralise une tche qui est effectivement pour lui un travail, que cette
tche est bien videmment utile pour le patient et quaucune transformation intermdiaire
nest ralise. Ce premier lment de la dfinition de la consommation correspond donc a
priori au regard des dfinitions conomiques.
41. Le deuxime lment porte sur la perte de [] valeur conomique par l'usage qu'on
en fait [] . Il est ncessaire de prciser le sens quil convient de donner aux termes valeur
conomique . Cette notion est entendue dans le sens dutilit, reprenant les travaux de J.-B
Say sur la destruction de lutilit que constitue la consommation90
. Ainsi entendue, il est
certain que lacte de sant perd son utilit lorsquil est ralis puisquil na plus ensuite
88 Prambule la Constitution de l'Organisation Mondiale de la Sant, tel qu'adopt par la Confrence
internationale sur la Sant, New York, 19-22 juin 1946; sign le 22 juillet 1946 par les reprsentants de 61 Etats.
1946; (Actes officiels de lO.M.S, n. 2, p. 100) et entr en vigueur le 7 avril 1948. 89
ECHAUDEMAISON (C.-D), Dictionnaire dconomie et de sciences sociales, op. cit, p. 396. 90
V. SAY (J.-B), Trait dconomie politique, 1832, 490 p., p. 435.
limportance thrapeutique ou diagnostique quil comprenait initialement. En ce sens, ce
deuxime lment de la dfinition de la consommation ne pose pas de problme non plus.
42. Prenons en compte le dernier lment : [] pour la satisfaction de besoins
personnels ou collectifs . Deux points doivent tre traits. Dabord, pour la satisfaction de
besoins : ces besoins peuvent tout fait tre ceux exprims par le corps malade, par le corps
qui souffre. Ce sont des besoins thrapeutiques qui ncessitent lintervention dun
professionnel de sant. Mais il faut se demander dans ce cas si des besoins individuels ou
collectifs peuvent tre concerns. Pour ce qui est des besoins individuels, cela est certain
puisque la ncessit mdicale ou thrapeutique constitue la justification de lacte pour le
patient. En ce qui concerne les besoins collectifs, cest galement possible car les impratifs
de sant publique pour effet de rendre un acte mdical utile pour les intrts de la
communaut, comme le montre trs bien lexemple de la vaccination.
43. La consommation ainsi dfinie, la sant peut y tre intgre dun point de vue
conomique. Cela ne signifie pas pour autant que lon puisse parler ipso facto de
consumrisme mdical puisque dautres notions, comme celle de consommateur, posent
davantage problme.
44. Au sens conomique, un consommateur est l agent conomique qui exprime des
prfrences en choisissant, des prix donns, une consommation dans les limites que lui
imposent ses revenus 91
. Au sein de cette dfinition, cinq lments doivent tre analyss :
agent conomique, prfrence, choix, prix, revenu. Cette dfinition renvoie de manire claire
un modle thorique dominant des sciences conomiques92
: lhomo oeconomicus93
. Celui-
91 JESSUA (A.), LABROUSSE (C.), VITRY (D.), GAUMONT (D.) (dir.), Dictionnaire des sciences
conomiques, PUF, 2001, 1069 p., p. 196. 92
Mme si certains auteurs mettent des doutes sur lassimilation du consommateur lhomo oeconomicus, V.
DUBOIS (B.), Comprendre le consommateur, 2e d., Dalloz, 1994, 320 p., p. 16 et s. et sp. p. 18.
93 Il faut cependant noter que la notion dhomo oeconomicus fait lobjet de certaines critiques. Par ex., il serait
trop thorique et dcharn car il ne prend pas en compte un certain nombre de facteurs galement importants
comme les caractristiques sociales (appartenance sociale par exemple) qui jouent un grand rle dans les choix.
De surcrot, ce modle thorique nest pas reconnu par les autres coles de penses (keynsianisme, marxisme,
htrodoxie). Il nest pas de notre rle de prendre parti, lhomo oeconomicus est une notion intressante qui
ci peut tre entendu comme le modle du comportement humain fond sur les principes de
rationalit et de maximisation 94
. Comme pour le consommateur, les lments clefs sont les
prfrences, le choix, la cohrence entre ces deux premiers lments, la volont de maximiser
cest--dire la recherche dun maximum de satisfaction ou de gain pour le minimum de peines
ou de dpenses.
45. Il semble ds lors intressant de reprendre ces lments au regard de lhypothse
spcifique du patient afin de dterminer si la dfinition conomique du consommateur
correspond ou non lvolution qua pu subir la relation de sant : agent conomique ;
prfrence et choix ; prix et revenu.
46. Analysons dabord le terme agent conomique . Il est habituellement dfini comme
tant la [] personne physique ou morale, ou [la] catgorie agrge de personnes, que lon
dsigne par sa fonction principale dans la vie conomique [] 95
. Le patient peut-il tre
considr comme un agent conomique ? Il est une personne physique, cest un lment
acquis, mais il faut se demander sil assure une fonction principale dans la vie conomique.
Encore faudrait-il sentendre sur le contenu de la notion de la vie conomique. Si lon prend
en compte lusager du service public hospitalier, la notion dintrt gnral qui caractrise ce
secteur empche a priori une assimilation la vie conomique. A linverse, si lon analyse le
secteur priv de la sant, plus spcialement dans sa partie lucrative, ses activits participent de
manire beaucoup plus certaine lactivit conomique, ceci par lintermdiaire de ses
protagonistes, patients et professionnels de sant. Le constat est donc nuanc.
47. Ensuite, les notions de prfrence et de choix. Lanalyse de ces lments permet
dmettre des doutes beaucoup plus srieux. Malgr la ncessaire protection qui lui est due
lorsquon le considre juridiquement comme partie faible 96
, le consommateur se
permet dtayer la dfinition du consommateur en sciences conomiques. V. par ex., DEMEULEMAERE (P.),
Homo oeconomicus - Enqute sur la construction dun paradigme, PUF, 2003, 286 p. 94
ECHAUDEMAISON (C.-D), Dictionnaire dconomie et de sciences sociales, op. cit., p. 215. 95
ECHAUDEMAISON (C.-D), Dictionnaire dconomie et de sciences sociales, op. cit., p. 11. 96
V. sur ce point de manire approfondie GHESTIN (J.) et FONTAINE (M.) (dir.), La protection de la partie
faible dans les rapports contractuels Comparaisons franco-belges, LGDJ, coll. Thses, t. 261, 1996, 696 p.
caractrise par lenvie, le dsir qui lanime et qui le pousse acheter un bien ou tre
destinataire dun service. Ainsi, le consommateur se dfinit par sa volont, mme si celle-ci
peut tre influence par des phnomnes extrieurs tels que la publicit. Cette volont
sexprime en deux phases : volont de consommer dabord, volont de choisir tel produit ou
service travers des prfrences ensuite. Bien sr, lenvie initiale et le choix tabli peuvent
tre fausss par les mcanismes classiques dorientation du dsir qui caractrisent une socit
librale, une socit de consommation mais consommer reste avant tout lexpression dune
volont, de prfrences et de choix.
48. Or, justement de tels lments font le plus souvent dfaut dans le cas du patient. Il
suffit de prendre quelques exemples pour comprendre que, dans une majorit de cas, les
lments caractristiques du consommateur que sont la volont, les prfrences et le choix
sont dfaillants dans le cadre de la relation de sant. Ainsi, le cas de lindividu hospitalis en
urgence, quil ait perdu conscience ou non, dmontre que la volont dintgrer lhpital
comme la possibilit de choisir ltablissement en cause sont totalement absentes. De la mme
manire, si lon prend lexemple dune personne atteinte dun trouble mental provisoire ou
permanent, celle-ci se trouve prive de lautonomie de sa volont et son hospitalisation ne
sera pas ralise selon une logique personnelle mais elle subira au contraire un choix effectu
par des tiers. Au-del de ces hypothses, la survenance dune maladie, par nature non
programme, ne laisse bien souvent pas la possibilit temporelle et matrielle de choisir
ltablissement de sant dans lequel lon sera hospitalis.
49. Enfin, les rfrences aux notions de prix et de revenu. Comme prcdemment, ces
lments permettent de nourrir certains doutes. En effet, il est ncessaire de se demander dans
quelle mesure le montant du prix est un lment que prend en compte le patient dans son
utilisation du systme de sant. Comme pour les notions de volont et de choix, une
hospitalisation en urgence ou dcide par un tiers (personne physique ou pouvoirs publics) ne
permet aucune prise en compte de llment financier comme dterminant de lutilisation du
systme de sant. Cest plus lurgence de la situation, la ncessit mdicale ou thrapeutique,
la proximit ou la qualit de ltablissement qui dterminent cette orientation. De surcrot, une
notion trouble grandement le rle que peut jouer le prix en matire de sant : celle de
remboursement par lassurance-maladie. Le systme de scurit sociale permet la prise en
compte par la communaut de tout ou partie des dpenses de sant, une faible part restant
dans certains cas la charge de lusager, donnant une importance relative au prix. Son poids
ainsi nuanc, le prix nest pas un facteur essentiel dans le comportement du patient, la
diffrence du consommateur. Cela a pour effet direct de relativiser galement le rle du
revenu puisque cest initialement pour le consommateur un lment important en tant que
base financire permettant de dterminer si la consommation est possible en comparant cette
base au prix propos.
50. Dans ce contexte, au vu de labsence dterminante de lessentiel des lments
caractristiques des notions conomiques de consommateur et dhomo oeconomicus, il
semblerait audacieux daffirmer que le patient se transforme en consommateur dans le cadre
de la relation qui lunit au systme de sant, en tout cas au sens conomique du terme. Mais
cela nest quune opinion personnelle en contradiction apparente avec ce que dmontrent les
auteurs sur le sujet sur une assimilation du patient aux statuts de consommateur et de client.
IV : Lapproche pratique des professionnels de sant
51. Lorsque lon coute les professionnels de sant analyser lvolution de leurs pratiques
et du comportement des patients, il est assez frquent dobserver lexistence de ce qui est
appel une drive consumriste . Cest ainsi quun ancien prsident du Conseil national de
lOrdre des mdecins affirme qu il est en effet patent que nombre de "consommateur de
soins" abusent et utilisent leur mdecin comme un serviteur, en lappelant de faon
intempestive pour des visites qui ne sont motives ni par lurgence ni mme par un acte
authentique de soins. 97
.
52. Ce constat nest pas propre la profession mdicale. Bien sr, cette dernire
lobserve : la demande du malade nest plus celle de la gurison, mais lexigence dune
97 LANGLOIS (J.), Bull. Ordre md., nov. 2002, p. 1.
bonne sant. [] La relation du mdecin et du malade sest, dans la plupart des cas,
compltement modifie. Progressivement, le rle du mdecin, de conseiller et souvent de
confident, sest transform en prestataire de service98
avec tout ce que cela comporte
dexigences et dobligations de rsultats 99
mais elle nest pas la seule. Certains chirurgiens-
dentistes abordent lassimilation du patient au client et traitent des droits du
consommateur , abordant en ralit les droits des patients, pour aboutir lassimilation du
chirurgien-dentiste un producteur , mme sil est affirm pralablement, et de manire
paradoxale, que la dentisterie est un art 100
. De la mme manire, certaines infirmires
adoptent ce point de vue, mme si leur avis est plus nuanc101
. Le problme de lemploi du
terme client est relev : [] il existe une certaine rticence lemploi de ce terme par le
personnel soignant, les infirmires en particulier, car il implique une rsonance irritante qui
dune certaine faon remet en cause la dfinition voire la mission de leur profession. Laccent
commercial qui existe dans le mot "client" se heurte la conception humaniste de leur
travail. Mais cela nempche pas lauteur de constater ensuite lexistence dlments venus
modifier le statut du patient vers celui de client : laugmentation des cotisations dassurance
maladie prleves sur le salaire exacerbe ses exigences ; le dveloppement de
linformation en sant et les progrs mdicaux et techniques, ce qui le pousse parler
finalement de production de soins , de client du statut de consommateur de soins
qui est avr pour lauteur : le soign est un consommateur de soins 102
.
53. Ce point de vue peut tre partag par un autre type de professionnel de la sant qui est
profondment diffrent mais qui a une importance relle : celui du directeur dtablissement
public de sant, mme si cette analyse est probablement assez isole : La notion de "client"
lhpital public est assez rcente et peut encore choquer quelques esprits qui lui prfrent
souvent le terme dusager. Le terme "client" parat pourtant plus adapt que celui dusager
dont le caractre passif ne recouvre pas la ralit complexe des "clients" de lhpital
98 Cest nous qui soulignons en fin de phrase.
99 THIROLOIX (J.), Le point de vue du mdecin de ville , in JOLLY (D.), JOLLY (C.) (dir.), Malade ou
client ?, Economica, 1993, 164 p., p. 81. 100
COHEN (S.), Le point de vue du chirurgien-dentiste , in JOLLY (D.), JOLLY (C.), ibid., p. 123, sp. p.
124 et 126. 101
BEDMINSTER (G.), Le point de vue de linfirmire lhpital , in JOLLY (D.), JOLLY (C.), ibid., p.
131. 102
Ibid., termes et phrases issus des p. 132 138.
public 103
, posant ainsi lassimilation au client comme postulat et affirmant que
l approche-client est une dmarche stratgique que doit suivre tout directeur104
.
54. Si lon tente de prendre un peu de recul sur ces tmoignages, le sentiment qui
prdomine semble tre une certaine crainte. Lvolution des demandes et leur transformation
en exigences aboutissent, pour certains mdecins, lapparition dune peur de voir leur
responsabilit engage : un facteur important de notre choix de prescription sappelle la
peur : la peur de passer ct dun diagnostic menaant, la peur de ne pas avoir fait tout ce
quil fallait, la peur de la complication, la peur qui nous incite vouloir faire le maximum.
Bien souvent ce maximum est superflu et inutile ; il peut ne pas tre lui-mme dnu de
risques, mais il apaise nos angoisses. 105
Une chose est certaine, nombreux sont les
mdecins qui constatent une volution de leur pratique, affirmant quun glissement
consumriste sest opr : le droit la sant, qui est une conqute, signifie pour les gens
que nous [mdecins] sommes comparables aux employs du mtro, que nous devrions tre
interdits de grve ou de panne. Il est "normal" que lhpital soit accessible 24 heures sur 24.
Il est normal de prendre rendez-vous et de ne pas se prsenter. Il est normal dutiliser les
urgences comme un service de jour. Par rapport mon pre, lui-mme mdecin, et que
jadmirais, il me semble que quarante annes nous sparent, et pas vingt. Les mdecins de sa
gnration taient des notables considrs comme respectables et qui se respectaient entre
eux. Nous ne sommes plus des notables, nous ne sommes plus respects et ne nous respectons
plus mutuellement. 106
55. Cette tendance se retrouve chez les professionnels de sant anglo-saxons mais de
manire beaucoup plus dveloppe puisque le consumrisme mdical est peru comme un
103 CHARPIOT (N.), Le point de vue du directeur dhpital public , in JOLLY (D.), JOLLY (C.), ibid., p.
103. 104
Ibid., p. 104. 105
AUDOUIN (L.), ORLEWSKI (M.), Du patient au client, lart de fidliser la clientle mdicale, MMI d.,
coll. Mdistratgies, 2000, 194 p., p. 11. Cet ouvrage est intressant puisquil parle de logique client et donne
des conseils dexperts en communication et en marketing afin que chaque mdecin russisse fidliser ses
clients grce une stratgie tablie, sinscrivant ainsi dans une optique concurrentielle, malgr le rappel prudent
du respect de la dontologie . Les auteurs (qui sont mdecins) vont mme jusqu affirmer, p. 15, quil en
accepte ou non ltiquette, le mdecin libral est tenancier dun commerce, soumis aux lois de loffre et de la
demande, enclin aux passions et aux angoisses du commerant. 106
AUDOUIN (L.), ORLEWSKI (M.), Du patient au client, lart de fidliser la clientle mdicale, op. cit., p.
11.
phnomne acquis parfois depuis prs de quinze ou vingt ans107
. Certains auteurs prsentent
en complment les types de manifestations qui concrtisent ce consumrisme mdical, celui-
ci existant par la volont des patients dtre informs de manire adapte, de dcider en toute
connaissance et toute conscience et de participer au processus de soins108
.
56. Il ressort de ces approches quune forte certitude doit tre constate quant lvolution
de la relation entre patient et professionnel de sant, celle-ci tant souvent assimile une
forme de consumrisme mdical surtout au sein des analyses sociologiques et pratiques. Dans
ce contexte, il est intressant de poursuivre ltude des rapports entre consommation et sant
travers, non pas lanalyse des pratiques, mais par lexamen du droit en tant quencadrement
normatif de ces pratiques, afin de dterminer si le droit de la consommation et le droit de la
sant sinscrivent dans un mouvement convergent ce qui a t observ au sein des sciences
sociales non juridiques. Pour cela, il est dabord ncessaire de savoir ce que recouvrent les
lments clefs de cette interrogation.
107 V. par ex. HIBBARD (J.H), WEEKS (E.C), 1987, Consumerism in health care : prevalence and
predictors , Medical Care 25(11):1019-32 ; HARVEY (C.A), Geriatric health care - Older patients and
medical consumerism , Consultant, 1989 Aug;29(8):86-8, 91 ; MOLONEY (T.W), PAUL (B.), The consumer
movement takes hold in medical care , Health Affaire (Millwood). 1991 Winter;10(4):268-79 ; RODWIN
(M.A), Patient accountability and quality of care : lessons from medical consumerism and the patients' rights,
women's health and disability rights movements , American journal of law & medicine, vol. XX, nos. 1 & 2
1994. V. de manire beaucoup plus rcente ROSENTHAL (M.), SCHLESINGER (M.), 2002, Not afraid to
blame : the neglected role of blame attribution in medical consumerism and some implications for health
policy , Milbank Quaterly, 80(1):41-95. 108
MOSER (M.), The patient as a consumer , in ZARET (B.L), MOSER (L.), COHEN (L.S), Yale university
school of medicine heart book, Medical editors, 1992, p. 359.
SECTION II : LAPPROCHE DIVERGENTE DE LA
DISCIPLINE JURIDIQUE
57. Si lapport des autres disciplines des sciences sociales est intressant et mriterait une
tude spcifique pour chaque matire, il est particulirement important de se focaliser, dans le
cadre de cette tude, sur lanalyse du droit positif quant aux rapports que peuvent entretenir
consommation et sant dun point de vue strictement juridique. Or, le droit sinscrirait, dans
une certaine mesure, dans le mme tat desprit que les autres disciplines cites puisquune
part importante de la doctrine affirme de manire certaine linfluence forte quexercerait le
droit de la consommation sur le droit de la sant, parfois mme sous la forme de postulat109
.
En effet, si certains auteurs prennent soin de dmontrer leur perception de la ralit de cette
immixtion110
, dautres la considrent comme totalement acquise, comme si elle constituait
une vidence, quelque chose dtabli et de dmontr depuis de nombreuses annes, admis par
tous et confirm de toute part111
, alors que lobservation de ces questions ne semble pas
permettre autant de certitudes. Le patient serait ainsi devenu un consommateur de soins ,
voire mme un consommateur 112
sans quun quelconque particularisme de sa situation ne
doive entrer en compte.
109 La notion de sant et sa rglementation ont cependant dj pu tre confronts des concepts ou des
disciplines qui lui sont distincts ; cela a t le cas par ex. entre sant, march et droits de lhomme : CADIET
(L.), LABRUSSE-RIOU (C.), de LAMBERTERIE (I.) (dir.), Sant, march, droits de l'homme, Dalloz, coll.
Thmes et commentaires, 1996, 68 p. 110
Par ex., DUCOS-ADER (R.), De quelques lments de comparaison entre le droit de la sant et le droit de
la consommation , in Etudes offertes J.-M Auby, Dalloz, 1992, p. 739 ; LAUDE (A.), Le consommateur de
soins , D. 2000, chron., p. 415 ; MEMETEAU (G.), Le patient consommateur et le professionnel de sant ,
Petites Affiches, 5 dc. 2002, n 243, p. 52 ; MOQUET-ANGER (M.-L), Le malade lhpital public : client,
usager et/ou citoyen ? , RGDM, 2004, n 12, p. 43 ; LECA (A.), Droit de la mdecine librale, PUAM, 2005,
417 p., n 84 et s. 111
V. not. PITCHO (B.), Le statut juridique du patient, Les Etudes Hospitalires, coll. Thses, 2004, 666 p., sp.
p. 220 et s. et dans une bien moindre mesure LAMBOLEY (A.), PITCHO (B.), VIALLA (F.), Le
consumrisme dans le champ sanitaire, un concept dpass ?, in tudes de droit de la consommation : liber
amicorum Jean Calais-Auloy, Dalloz, 2004, 1197 p., p. 581. 112
V. PITCHO (B.), Le statut juridique du patient, op. cit., p. 220 et s.
58. Dautres auteurs adoptent au contraire une approche du droit de la consommation
tellement vaste quelle supprime lexistence et lintrt de cette problmat