L INFLUENCE DU DROIT DE LA CONSOMMATION SUR LE DROIT DE … · universite jean moulin lyon 3...

646
UNIVERSITE JEAN MOULIN LYON 3 FACULTE DE DROIT (IFROSS) LINFLUENCE DU DROIT DE LA CONSOMMATION SUR LE DROIT DE LA SANTE Thèse pour l’obtention du grade de DOCTEUR EN DROIT Présentée et soutenue publiquement le 25 octobre 2007 par Guillaume ROUSSET Directeur de recherches Mme le Professeur Stéphanie PORCHY-SIMON JURY Mme Anne LAUDE, Professeur à l’Université Paris V Mme Blandine MALLET-BRICOUT, Professeur à l’Université Lyon 3 M. Gérard MEMETEAU, Professeur à l’Université de Poitiers Mme Stéphanie PORCHY-SIMON, Professeur à l’Université Lyon 3 Mme Natacha SAUPHANOR-BROUILLAUD, Professeur à l’Université Paris XIII

Transcript of L INFLUENCE DU DROIT DE LA CONSOMMATION SUR LE DROIT DE … · universite jean moulin lyon 3...

  • UNIVERSITE JEAN MOULIN LYON 3

    FACULTE DE DROIT (IFROSS)

    LINFLUENCE DU DROIT DE LA CONSOMMATION

    SUR LE DROIT DE LA SANTE

    Thse pour lobtention du grade de DOCTEUR EN DROIT

    Prsente et soutenue publiquement le 25 octobre 2007 par

    Guillaume ROUSSET

    Directeur de recherches

    Mme le Professeur Stphanie PORCHY-SIMON

    JURY

    Mme Anne LAUDE, Professeur lUniversit Paris V

    Mme Blandine MALLET-BRICOUT, Professeur lUniversit Lyon 3

    M. Grard MEMETEAU, Professeur lUniversit de Poitiers

    Mme Stphanie PORCHY-SIMON, Professeur lUniversit Lyon 3

    Mme Natacha SAUPHANOR-BROUILLAUD, Professeur lUniversit Paris XIII

  • LUniversit Jean Moulin nentend accorder aucune approbation ni improbation aux opinions

    mises dans les thses ; ces opinions doivent tre considres comme propres leur auteur.

  • TABLES DES PRINCIPALES ABREVIATIONS

    Actu. Jurisant Actualits JuriSant

    A.D.S.P Actualit et dossier en sant publique

    A.J.D.A Actualit juridique de droit administratif

    al. alina

    Archives Phil. dr. Archives de philosophie du droit

    Art. Article

    Bibl. de droit priv Bibliothque de droit priv

    B.O.C.C Bulletin officiel de la concurrence, de la consommation et de la rpression des

    fraudes

    Bull. civ. Bulletin des arrts de la Cour de cassation, chambres civiles

    Bull. crim. Bulletin des arrts de la Cour de cassation, chambre criminelle

    Bull. Ordre md. Bulletin de lOrdre des mdecins

    Bull. Ordre pharm. Bulletin de lOrdre des pharmaciens

    C.A Cour dappel

  • C.A.A Cour administrative dappel

    Cah. dr. ent. Cahiers du droit de lentreprise

    Cah. hosp. Les Cahiers hospitaliers

    C.A.S.F Code de laction sociale et des familles

    C. assur. Code des assurances

    Cass. Ass. pln. Cour de cassation, Assemble plnire

    Cass. ch. mixtes Cour de cassation, chambres mixtes

    Cass. civ. Cour de cassation, chambre civile

    Cass. com. Cour de cassation, chambre commerciale

    Cass. crim. Cour de cassation, chambre criminelle

    Cass. req. Cour de cassation, chambre des requtes

    Cass. soc. Cour de cassation, chambre sociale

    C. civ. Code civil

    C. consom. Code de la consommation

    C.E Conseil dEtat

    C.E.D.H Cour europenne des droits de lhomme

    C.G.C.T Code gnrale des collectivits territoriales

    ch. chambre

    chron. chronique

    C.J.C.E Cour de justice des communauts europennes

    coll. collection

  • comm. commentaire

    concl. conclusions

    contra contrairement, solution contraire

    Contrats Conc. Consom. Contrats, concurrence, consommation

    Contrats march publ. Contrats et marchs publics

    C. pn. Code pnal

    C. sant pub. Code de la sant publique

    C.S.S Code de la scurit sociale

    C. trav. Code du travail

    D. Recueil Dalloz

    Defresnois Rpertoire du notariat Defresnois

    dir. direction

    doct. doctrine

    Dr. adm. Droit administratif

    Dr. soc. Droit social

    d. dition

    d. perm. dition permanente

  • fasc. fascicule

    Gaz. Pal. Gazette du Palais

    Gest. hosp. Gestions hospitalires

    Ibid. Ibidem, au mme endroit

    infra voir ci-dessous

    I.R Informations rapides

    J. Cl. Juris-Classeur

    J.C.P d. E Juris-classeur priodique (semaine juridique) dition entreprise

    J.C.P d. G Juris-classeur priodique (semaine juridique) dition gnrale

    J.C.P d. N Juris-classeur priodique (semaine juridique) dition notariat

    J.O Journal officiel

    J.O.C.E Journal officiel des communauts europennes

    jurisp. jurisprudence

  • L.G.D.J Librairie gnrale de droit et de jurisprudence

    loc. cit. lendroit cit

    Md. et droit Mdecine et Droit

    n numro

    not. notamment

    obs. observations

    op. cit. dans louvrage prcit

    Ord. Ordonnance

    p. page

    par ex. par exemple

    Petites Affiches Les Petites Affiches

    prc. prcit

  • P.U.A.M Presses universitaires dAix-Marseille

    P.U.F Presses universitaires de France

    rapp. rapport

    R.C.A Responsabilit civile et assurances

    R.D.Publ. Revue du droit public et de la science politique

    R.D sanit. soc. Revue de droit sanitaire et social

    Rp. Civ. Dalloz Rpertoire civil Dalloz

    Rev. Revue

    Rev. conc. consom. Revue de la concurrence, de la consommation et de la rpression des

    fraudes

    Rev. fra. ad. pub. Revue franaise dadministration publique

    Rev. fr. aff. soc. Revue franaise des affaires sociales

    Rev. pol. et parl. Revue politique et parlementaire

    Rev. sc. crim. Revue de sciences criminelle et de droit compar

    R.F.D. adm. Revue franaise de droit administratif

    R.G.D.M Revue gnrale de droit mdical

    R.I.D comp. Revue internationale de droit compar

    R.R.J Revue de la recherche juridique Droit prospectif

    R.T.D.civ. Revue trimestrielle de droit civil

    R.T.D.com. Revue trimestrielle de droit commercial

  • s. suivant

    S. Recueil Sirey

    somm. sommaire

    sp. spcialement

    ss la dir. de sous la direction de

    supra voir ci-dessus

    suppl. supplment

    T.A Tribunal administratif

    T. civ. Tribunal civil

    T. confl. Tribunal des conflits

    T. correc. Tribunal correctionnel

    T.G.I Tribunal de grande instance

    T.I Tribunal dinstance

    V. Voir

    vol. volume

  • 1

    INTRODUCTION

    Tout acte mdical nest, ne peut tre, ne doit tre quune confiance qui rejoint

    librement une conscience. Louis PORTES, Du consentement du malade

    lacte mdical. A la recherche dune thique mdicale Masson - PUF, 1964,

    210 p., p. 163.

    1. Je dpense donc je suis . Cette maxime, qui doit tre lue avec ironie, pourrait tre

    considre comme llment fondateur dun phnomne de socit qui constitue le centre

    dinterrogations depuis plusieurs dizaines dannes et que lon nomme consumrisme 1.

    Qui na, en effet, jamais entendu parler de cette notion, du concept de socit de

    consommation, de personnages comme Ralph Nader ou dauteurs comme Jean Baudrillard ?

    Ce terme est parfois synonyme de progrs et de protection ou, au contraire, de matrialisme et

    de drive selon ses usages et ceux qui lemploient. Pourtant, quel que soit son sens, cette

    notion est aujourdhui centrale et constitue un sujet de recherche constant.

    1 Cette maxime est la devise du premier journal consumriste de lhistoire, nomm Le Consommateur , qui

    tait publi en France dans les grandes villes la fin du XIXe sicle et au dbut du XX

    e sicle par lune des

    ligues d'acheteuses, de consommateurs et d'usagers. Ces ligues constituaient les premiers groupements de

    consommateurs qui marqueront dans une certaine mesure lapparition du phnomne consumriste. Source :

    www.conso.net, site de lInstitut national de la consommation.

    http://www.conso.net/

  • 2. Si lon veut en comprendre pleinement le sens et les enjeux, il est utile de prciser son

    contenu travers diffrentes approches complmentaires : les approches tymologique,

    conomique, sociologique et juridique.

    3. Pour ce qui est de ltymologie, il est intressant de noter que, dans les dictionnaires

    les plus anciens, ce mot nexiste pas2. La cration de ce terme dans la langue franaise est

    assez rcente et, sans quil ne soit possible de dater prcisment son apparition, ses premiers

    emplois datent des annes 1970. Le mot consumrisme est en fait un anglicisme, ou plutt un

    amricanisme , puisquil est issu du terme consumerism. Pour ce qui est de sa formation, il

    constitue une simple dclinaison de la notion de consommation3, mme si son sens est

    spcifique, nous le verrons.

    4. Pourtant, ce phnomne na pas toujours t dcrit sous cette appellation. Initialement,

    les thoriciens de la consommation ont propos le terme francis de consommrisme4 mais

    cette piste a rapidement t abandonne au profit du terme actuel. Lemploi dun terme

    divergent doit cependant tre remarqu : le consommatisme5, notion qui a un sens diffrent de

    la consommatique6. Le consommatisme est dfini par certains auteurs dune manire quasi

    2 Ce qui est le cas du Littr ou du dictionnaire de lAcadmie franaise.

    3 Dun point de vue tymologique, le terme de consommation vient du latin consummationem, de consummare,

    consommer. Quatre sens sont possibles : un sens mathmatique (additionner, faire le total de, calculer) ; un sens

    de ralisation de la fin dune tche (complter, accomplir, achever) ; un sens de qualit (parfaire, perfectionner) ;

    et un sens de destruction puisque consommer signifie galement dtruire par lusage. En complment,

    lconomie nous fournit deux types de dfinitions. La premire dfinition (majoritaire) affirme que la

    consommation est lutilisation dun bien ou dun service qui entrane plus ou moins long terme sa

    destruction [BEITONE (A.), DOLLO (C.), CAZORLA (A.), DRAI (A.-M), Dictionnaire des sciences

    conomiques, Armand Colin, 2001, 445 p., p. 83 et s.] Llment clef est le devenir du bien ou du service qui est

    caractris par sa destruction matrielle, tablissant une correspondance avec le dernier apport tymologique

    cit. Le second type de dfinition insiste au contraire sur la notion dutilit : l action d'amener une chose

    perdre sa valeur conomique par l'usage qu'on en fait pour la satisfaction de besoins personnels ou collectifs

    [Laboratoire ATILF, Trsor de la langue franaise informatis, d. CNRS, 2005.]. Cette dfinition dpasse les

    lments tymologiques puisque la notion est plus large : la consommation ne se rduit pas ce qui se dtruit par

    lusage, mais comprend la perte de sa valeur conomique plus spcifiquement, ce qui renvoie aux travaux de

    lconomiste Jean-Baptiste Say pour lequel la consommation n'est pas une destruction de matire, mais une

    destruction d'utilit [SAY (J.-B), Trait dconomie politique, 1832, p. 435]. 4 V. par ex. WEISS (D.), CHIROUZE (Y.), Le consommrisme, Sirey, coll. Administration des entreprises,

    1984, 387 p. 5 Terme utilis par SILEM (A.), ALBERTINI (J.-M) (dir.), Lexique dconomie, Dalloz, 2004, 713 p., p. 184.

    6 Qui est lensemble des tudes et recherches dans le domaine de la consommation , Ibid., p. 184.

  • identique au consumrisme7, c'est--dire l action des consommateurs, notamment au moyen

    dassociations et organisations en vue de faire prendre leurs points de vue en considration

    par les pouvoirs publics et par les professionnels . Ce nest cependant pas le seul terme

    divergent puisquon retrouve galement lemploi de lappellation consommaction 8 dont la

    dfinition est similaire. Ce dernier terme est intressant car il insiste sur le degr dimplication

    du consommateur dans le processus, celui-ci ne se prsentant plus comme un spectateur passif

    de ce phnomne conomique mais comme un acteur, ce qui correspond bien lesprit qua

    voulu insuffler le fondateur de ce mouvement aux Etats-Unis, Ralph Nader9.

    5. Pour ce qui est de lapproche conomique, certains auteurs prsentent le

    consumrisme comme le terme dorigine anglo-saxonne dsignant laction des

    consommateurs face aux pouvoirs publics et aux fabricants pour dfendre leurs droits et la

    qualit des produits 10

    . Cette dfinition est intressante car elle affirme le caractre double

    des protagonistes prsents face aux consommateurs (autant les entreprises que les pouvoirs

    publics) mais elle fait limpasse sur les moyens daction qui caractrisent ce phnomne. Tel

    nest pas le cas dautres dfinitions pour qui cette notion est constitue des structures

    associatives et publiques de dfense des consommateurs 11

    , insistant sur les outils mais

    faisant cette fois-ci limpasse sur les protagonistes en cause. Dans un autre esprit, certaines

    dfinitions introduisent des lments dapprciation positive ou ngative. Ainsi, certains

    auteurs diffrencient le consumrisme dans son sens franais du terme anglo-saxon

    consumerism, ce dernier [ayant] un sens diffrent puisquil renvoie la consommation avec

    une connotation dexcs. 12

    Dans le mme sens, mais de manire potentiellement positive

    cette fois-ci, le consumrisme est, pour certains, une vision particulirement idyllique de

    lconomie de march puisquelle tend faire croire que cette dernire peut dsormais tre

    7 Ibid., p. 185.

    8 BERNARD (Y.), COLLI (J.-C), Vocabulaire conomique et financier, Seuil, 8

    e d., 2003, 576 p., p. 182.

    9 Sur Ralph Nader et son rle fondateur dans lapparition du phnomne consumriste, V. NADER (R.), Le festin

    empoisonn, Edition Spciale, 1972, 360 p. ; MESTIRI (E.), Le nouveau consommateur Dimension thique et

    enjeux plantaires, LHarmattan, 2003, 219 p., p. 130 et s. 10

    GRAWITZ (M.) (dir.), Lexique des sciences sociales, Dalloz, 8e d., 2004, 421 p., p. 86.

    11 BERNARD (Y.), COLLI (J.-C), Vocabulaire conomique et financier, op. cit., p. 185.

    12 BERNARD (Y.), COLLI (J.-C), Vocabulaire conomique et financier, op. cit., p. 185.

  • conduite par la volont des consommateurs 13

    , prsentant cette dernire ide comme tant

    assez curieuse 14

    .

    6. En complment de ces dfinitions, ltude rapide des thories spcifiques de certains

    conomistes est ncessaire. Le premier auteur se pencher sur le consumrisme, mme sil ne

    donne pas ce nom au phnomne, est lconomiste autrichien L. Von Mises15

    travers lide

    de souverainet du consommateur. Le consommateur est, selon lui, celui qui dtient le

    pouvoir dorienter lconomie. Cette ide est reprise par lconomiste amricain P.A

    Samuelson16

    , ancien conseiller conomique du prsident Kennedy pour qui le

    consommateur est pour ainsi dire le roi, ou plutt chaque individu exerce une fraction de

    souverainet conomique la faon dun lecteur. Les [euros] dpenss par lui, tant autant

    de bulletins de vote au moyen desquels il essaie, au cours dun rfrendum permanent,

    dobtenir que soient accomplis les actes de production souhaits par lui 17

    . Le parallle

    tabli avec les notions de vote et de citoyennet donne une ide de limportance quattribue

    lauteur ce phnomne au sein de la vie conomique et sociale18

    . Ce concept de souverainet

    est cependant trs discut, essentiellement par lconomiste canadien J.K Galbraith19

    . Mme

    sil a galement t conseiller du prsident Kennedy20

    , il est lorigine dune divergence

    profonde sur lobservation du phnomne consumriste : la demande que constituent les

    consommateurs est conditionne par diffrents moyens spcifiques comme la publicit ou le

    marketing. Le consommateur nest pas souverain, il ne choisit pas, ou dans une moindre

    mesure, mme sil a limpression dtre le dcideur. Cest ce que lauteur nomme la filire

    inverse . Cette approche est en totale contradiction avec lanalyse noclassique

    prcdemment cite selon laquelle lindividu est un consommateur roi, en face duquel

    13 COLLECTIF, Dictionnaire dconomie, Aurora, 1998, 350 p., p. 94 et s.

    14 Ibid., p. 95.

    15 Economiste dorientation librale (1881-1973).

    16 Economiste contemporain dorientation noclassique (1915).

    17 Cit par LAKEHAL (M.), Dictionnaire dconomie contemporaine et des principaux faits politiques et

    sociaux, Vuibert, 2001, 779 p., p. 158. 18

    SAMUELSON (P.A), NORDHAUS (W.D), Economie, 16e d., Economica, 2000, 787 p., p. 28 et s. :

    SAMUELSON (P.A), NORDHAUS (W.D), Micro-conomie, 14e d., Les d. dOrganisation, 1995, 569 p., p.

    96 et s. 19

    Le livre clef de cet auteur sur ce point est : GALBRAITH (J.K), Lre de lopulence, 1968, Calmann-Levy,

    coll. Libert de lEsprit, 332 p. 20

    Les conseils de ces deux conomistes ne sont donc pas pour rien dans lintervention qua pu raliser le

    Prsident Kennedy en 1962, intervention par laquelle il affirmait que nous tions tous des consommateurs, et

    qu ce titre nous devions bnficier de prrogatives essentielles comme le droit la scurit, le droit

    linformation, le droit de choisir et le droit dtre entendu. Ce discours est habituellement prsent comme une

    des bases historiques de la naissance du phnomne consumriste.

  • lentreprise est rduite rpondre passivement aux besoins exprims par celui-ci. Cela ne

    signifie pas pour autant que cet auteur conteste lampleur du phnomne mais il intervient au

    contraire sur les causes, affirmant que le consumrisme nest pas un mouvement autonome

    mais quil est dtermin par les autres protagonistes centraux de ces relations conomiques

    que sont les entreprises.

    7. Cette analyse des causes de lapparition du consumrisme est intressante prendre en

    compte si lon sappuie, en complment, sur les thses soutenues par les conomistes

    contemporains. Ainsi, il est affirm que cest face aux excs et aux abus de la production et de

    la distribution que les consommateurs ont dcid de se regrouper, afin de centraliser les

    mcontentements et les insatisfactions.21

    Le consumrisme serait alors la sanction des excs

    du marketing 22

    .

    8. Quelle que soit lanalyse des causes et des facteurs dinfluence du consumrisme, un

    consensus semble donc exister sur lexistence de ce phnomne. En ce sens, lapproche

    conomique confirme la ralit de ce concept, tout comme la philosophie a pu le faire

    essentiellement travers luvre de lamricain H. Marcuse dans son livre Lhomme

    unidimensionnel 23

    , clef sur le sujet.

    9. En complment, lanalyse conomique se base sur une autre notion qui est celle de

    "socit de consommation". Ce concept est habituellement dfini comme la socit dont le

    ressort principal est la consommation des mnages sans cesse stimule par les nouveauts et

    lomniprsence de la publicit. 24

    Cette approche ne serait se suffire elle-mme et la simple

    vocation de la notion de socit de consommation renvoie immdiatement la pense du

    21 GRABY (F.), Consumrisme in JOFFRE (P.), SIMON (Y.), Encyclopdie de gestion, 3 vol., 2

    e d.,

    Economica, 1997, 3 621 p., p. 651 et s. 22

    Ibid., p. 664. 23

    MARCUSE (H.), Lhomme unidimensionnel, Editions de Minuit, coll. Arguments, 1989, 281 p. 24

    ECHAUDEMAISON (C.-D) (dir.), Dictionnaire dconomie et de sciences sociales, Nathan, 2003, 544 p., p.

    404.

  • sociologue Jean Baudrillard, dont lanalyse sera voque plus avant dans ces

    dveloppements25

    .

    10. En ce qui concerne le droit, aucune dfinition nest donne par la rglementation, ce

    qui nest pas problmatique tant donn la nature conomique et sociologique de cette notion.

    La rglementation renvoie implicitement aux analyses conomique, sociologique ou

    philosophique et se contente de rgir le phnomne travers la dfinition de ses acteurs

    (consommateurs et professionnels) et des normes applicables (le droit de la consommation).

    Une tentative doctrinale de dfinition existe malgr tout, le consumrisme tant le mouvement

    qui a vocation rgir les situations normalement situes hors [du] champ dapplication 26

    de la consommation et de sa rglementation. Cest, notre connaissance, le seul essai de

    dfinition qui existe actuellement, celui-ci prsentant de ce fait un grand intrt, mme sil

    sattache davantage au but de la notion qu son contenu.

    11. Pour autant, le consumrisme peut tre traduit en droit de manire centrale par la

    notion de droit de la consommation puisque cette matire constitue un moyen de protection

    des consommateurs sur un plan strictement juridique. Cette discipline reprsente dailleurs

    probablement loutil majeur du consumrisme puisque le rle de la rgle de droit est de

    protger le faible du fort, ce qui est le cas avec les rapports entre consommateurs et

    professionnels27

    .

    12. Si lon reprend la tentative de dfinition de Monsieur Daniel Mainguy qui a t cite

    prcdemment, il est ncessaire dinsister sur la vocation dexpansion du consumrisme. Sur

    un plan juridique, ce phnomne est la tentative dextension de ses rgles hors de sa sphre

    naturelle, c'est--dire la volont dapplication accrue du droit de la consommation dans un

    domaine qui nest pas le sien. Cette perception renvoie directement la question de

    25 V. infra dans cette Introduction.

    26 Dfinition de Monsieur Daniel MAINGUY cit par LAMBOLEY (A.), PITCHO (B.), VIALLA (F.), Le

    consumrisme dans le champ sanitaire, un concept dpass ?, in tudes de droit de la consommation : liber

    amicorum Jean Calais-Auloy, Dalloz, 2004, 1197 p., p. 582, note n 5. 27

    Rappelons-nous la citation de Lacordaire : Entre le faible et le fort, cest la libert qui opprime et la loi qui

    libre .

  • linfluence que les diffrentes branches du droit peuvent exercer les unes sur les autres. Or,

    cette ide de rapports mutuels des branches du droit est frquente puisque les exemples sont

    nombreux dans lesquels certaines matires orientent lvolution dautres disciplines juridiques

    et en modifient le contenu. Cette situation se rencontre tant entre un droit extranational et une

    branche du droit interne28

    , quentre branches du droit interne, que ce soit au sein du droit

    priv29

    , du droit public30

    , ou bien de manire croise entre ces deux grandes catgories de

    notre droit31

    .

    13. Au sein de ce mouvement gnral, un lment peut retenir plus spcialement

    lattention du fait de son actualit, de son vidence apparente et de la varit de ses impacts ;

    cest linfluence que peut exercer le droit de la consommation sur dautres branches du droit,

    28 - Que ce soit linfluence du droit communautaire ou du droit europen sur le droit interne : V. DEBET (A.),

    Linfluence de la Convention europenne des droits de lhomme sur le droit civil, Dalloz, coll. Nouvelle

    bibliothque de thses, 2002, 1 014 p. ; MARGUENAUD (J.-P) (dir.), CEDH et droit priv : linfluence de la

    jurisprudence de la Cour europenne des droits de lhomme sur le droit priv franais, Mission de recherche

    droit et justice, La Documentation franaise, 2001, 253 p. ; AUBRY (H.), Linfluence du droit communautaire

    sur le droit franais des contrats, PUAM, 2002, 573 p. ; BOULOC (B.), Linfluence du droit communautaire

    sur le droit pnal interne , in Mlanges offerts Georges Levasseur : droit pnal, droit europen, Litec, 1992,

    498 p., p. 103 ; RICHARD (D.), Les incidences du droit communautaire sur le statut juridique et fiscal des

    socits, thse de droit priv, Univ. de Nice, ss la dir. de J. RIDEAU, 1996 ; YOO (J.-J), Linfluence du droit

    communautaire des dessins et modles sur le droit des dessins et modles en France, thse de droit priv, Univ.

    Nancy II, ss la dir. de T. LAMBERT, 2005, 345 p.

    - Ou linfluence dun droit tranger sur le droit national : par ex. GRIMAUX (E.), Linfluence du droit anglo-

    amricain sur les valeurs mobilires mises par les socits anonymes en droit franais, thse de droit priv,

    Univ. Paris II, ss la dir. de C. JAUFFRET-SPINOSI, 2003, 409 p. ; COLLECTIF, L'amricanisation du droit ,

    Archives de philosophie du droit, Dalloz, 2001, 399 p.

    - Ou, linverse, linfluence du droit national sur les droits trangers ou international : V. CONSEIL DETAT,

    Linfluence internationale du droit franais, La Documentation franaise, coll. Les Etudes du Conseil dEtat,

    2001, 159 p. 29

    V. par ex. CHAGNY (M.), Droit de la concurrence et droit commun des obligations, Dalloz, coll. Nouvelle

    bibliothque de thses, 2004, 1 132 p. ; SCHMIDT (J.), Linfluence du droit fiscal sur le droit des socits ,

    RTDCom., 1997, p. 559 ; GERMAIN (M.), Le code civil et le droit commercial , in COLLECTIF, 1804-2004,

    le code civil, un pass, un prsent, un avenir, Dalloz, 2004, 1059 p., p. 639 ; PAYET (M.-S), Code civil et

    concurrence , in COLLECTIF, 1804-2004, le code civil, un pass, un prsent, un avenir, op. cit., p. 715. 30

    V. TREGUIER (M.-L), Linfluence du Conseil dEtat sur le Conseil constitutionnel : principes gnraux du

    droit et principes de valeur constitutionnelle, thse de droit public, Univ. de Nice, ss la dir. de J.-M RAINAUD,

    1992. 31

    V. not. RIEU (A.), Le droit du travail et les concepts de droit administratif, thse de droit priv, Univ. de

    Cergy-Pontoise, ss. la dir. de B. SILHOL, 2006 ; DELLIS (G.), Droit pnal et droit administratif : linfluence

    des principes du droit pnal sur le droit administratif rpressif, LGDJ, 1997, 464 p. ; HERNANDEZ-ZAKINE

    (C.), Linfluence du droit de lenvironnement sur le droit rural, thse de droit public, Univ. Paris I, ss la dir. de J.

    HUDAULT, 1997, 752 p. ; PREBISSY-SCHNALL (C.), La pnalisation du droit des marchs publics, LGDJ,

    2002, 617 p. ; HUGLO (C.), L'avenir du droit pnal comme branche du droit de l'environnement ou les quatre

    piliers du droit de l'environnement , Environnement, mars 2007, p. 1. ; COLLECTIF, Droit de

    lenvironnement et droit de la concurrence , Rev. conc. consom., n 144, janv.-fvr. 2006, p. 1 ; DRAGO (R.),

    Code civil et droit administratif , in COLLECTIF, 1804-2004, le code civil, un pass, un prsent, un avenir,

    op. cit., p. 775 ; COLLECTIF, Le juge administratif et le droit de la concurrence , Rev. conc. consom., n 116,

    juill.-aot 2000, p. 8.

  • que nous avons commenc aborder. Cette question est dabord dactualit du fait de deux

    lments conjugus : cette matire prend un essor continu et fait lobjet de lintrt accru

    dune part importante de la doctrine. Certains auteurs ont ainsi brillamment tabli que non

    seulement cette matire a des rpercussions sur lensemble du systme juridique32

    , mais

    quelle exerce galement une influence plus spcialement sur certaines branches comme le

    droit civil, le droit commercial, le droit public ou le droit pnal, bouleversant dans une

    certaine mesure les clivages traditionnels entre ces disciplines 33

    . Cette question bnficie

    ensuite dune certaine forme dvidence, au moins apparente, puisquil est aujourdhui

    commun daffirmer que la socit dans son ensemble subit une certaine forme de

    consumrisation dont le droit, en tant que produit social, pourrait tre le tmoin34

    . Elle se

    manifeste enfin par la varit de ses impacts potentiels puisque les branches du droit les plus

    diverses sont concernes par cette influence du droit de la consommation, tant au sein du droit

    priv35

    que du droit public36

    .

    14. Parmi les possibles influences du droit de la consommation, limmixtion dont peut

    faire lobjet le droit de la sant occupe une place aujourdhui insuffisamment exploite mais

    qui est particulirement intressante car elle sinscrit dans un contexte plus gnral. Cette

    question de la pntration de la sant par la consommation est en effet digne dintrt car elle

    ne se retrouve pas uniquement dans le cadre du droit mais aussi et surtout dans les autres

    32 Essentiellement en exerant une influence sur les sources du droit de manire gnrale, par exemple en

    renforant linteraction de la loi et du juge, en crant une coopration entre le juge et les commissions

    administratives et en manifestant linfluence du droit communautaire sur les sources internes. 33

    V. essentiellement SAUPHANOR (N.), Linfluence du droit de la consommation sur le systme juridique,

    LGDJ, coll. Bibl. de droit priv, 2000, 425 p. mais aussi POILLOT (E.), Droit europen de la consommation et

    uniformisation du droit des contrats, LGDJ, coll. Bibl. de droit priv, 2006, 589 p. et CALAIS-AULOY (J.),

    Linfluence du droit de la consommation sur le droit civil des contrats , RTDCiv. 1994, p. 239 ; MAZEAUD

    (D.), Lattraction du droit de la consommation , RTDCom. 1998, p. 95 ; THIBIERGE-GUELFUCCI (C.),

    Libre propos sur la transformation du droit des contrats , RTDCiv. 1997, p. 357 ; DUMOLLARD (B.), Les

    effets de l'intgration des directives consumristes sur certains aspects du droit des contrats franais et

    allemand, ss la dir. de F. Ferrand, Univ. Lyon 3, 2001, 509 p. 34

    V. supra. 35

    V. not. CALAIS-AULOY (J.), Linfluence du droit de la consommation sur le droit civil des contrats , op.

    cit. et SAUPHANOR (N.), Linfluence du droit de la consommation sur le systme juridique, op. cit. sur

    linfluence du droit de la consommation sur le droit commercial p. 55 et s., ou sur le droit pnal p. 147 et s. ;

    BOURGOIGNIE (Th.), lments pour une thorie du droit de la consommation, Bruylant, 1988, 550 p., p. 187

    et s. 36

    V. par ex. BEROUJON (F.), Lapplication du droit de la consommation aux services publics, thse de droit

    public, Univ. Grenoble II, ss la dir. de C. RIBOT, soutenue le 10 dc. 2005 ; AMAR (J.), De lusager au

    consommateur de service public, PUAM, coll. Institut de droit des affaires, 2001, 591 p. mais aussi

    SAUPHANOR (N.), Linfluence du droit de la consommation sur le systme juridique, op. cit., p. 119 et s. ;

    BOURGOIGNIE (Th.), lments pour une thorie du droit de la consommation, op. cit., p. 198 et s.

  • disciplines qui composent les sciences sociales, comme lanthropologie, la sociologie ou les

    sciences conomiques. Ces disciplines se sont toutes intresses, de manire parfois trs

    pousse, cette question37

    . Deux diffrences majeures opposent cependant ces matires.

    Dune part, si les sciences sociales non juridiques se sont penches assez tt sur les rapports

    entre sant et consommation, la science juridique na jamais tudi cette question dans sa

    globalit mais seulement travers certains aspects partiels. Dautre part, les sciences sociales

    autres que le droit aboutissent gnralement au constat de lexistence de ce quil faut appeler

    le consumrisme mdical alors que le droit ne parvient qu des conclusions nuances

    lorsquil se penche sur la question, mme partiellement.

    15. Cest dans ce contexte quil semble ncessaire de raliser une tude globale de

    linfluence que peut ventuellement exercer le droit de la consommation sur le droit de la

    sant et ainsi de dterminer dans quelle mesure il est possible de confirmer ou dinfirmer la

    diffrence initiale qui oppose les diverses sciences sociales. Mais, avant de se pencher

    prcisment sur cette question, il est ncessaire de prciser de manire dtaille les donnes

    du problme telles quelles ont t exposes rapidement. Il est ainsi utile de se pencher sur

    lapport que chaque discipline peut fournir sur les rapports entre consommation et sant, tant

    les disciplines juridiques (Section II) que non juridiques (Section I) avant daborder lintrt

    et les difficults de lanalyse croise du droit de la consommation et du droit de la sant

    (Section III).

    37 V. les diffrentes rfrences infra.

  • SECTION I : LAPPROCHE CONVERGENTE DES

    DISCIPLINES NON JURIDIQUES

    16. Lanalyse que ralisent les sciences sociales non juridiques est intressante car elle

    permet de constater lexistence dune convergence assez nette entre ses composantes alors

    que les matires prises en compte sont trs varies. Cest ainsi que lanthropologie (I), la

    sociologie (II) et les sciences conomiques (III) affirment que la sant a subi une profonde

    transformation permettant de constater lapparition de ce qui est souvent appel une drive

    consumriste . A ces trois apports thoriques, il semble utile dajouter le point de vue

    pratique des principaux protagonistes de la sant que sont les professionnels de sant puisque

    leur analyse pragmatique est souvent convergente avec les conclusions des sciences cites

    (IV).

    I : Lapproche anthropologique

    17. Lanthropologie est habituellement dfinie comme ltude gnrale de l'homme sous

    le rapport de sa nature individuelle ou de son existence collective, sa relation physique ou

    spirituelle au monde, ses variations dans l'espace et dans le temps 38

    . Lorsquon tudie les

    rapports entre consommation et sant, cette discipline doit tre prise en compte car elle permet

    dadopter une approche globale des conceptions que peuvent avoir les individus et la socit

    des phnomnes sociaux. Cest le cas par exemple de la notion de corps que de nombreux

    auteurs abordent travers une ide essentielle : lvolution de la conception sociale du corps

    et de la sant a permis, dans une certaine mesure, une forme de banalisation des soins de

    sant, concrtisant lapparition dune drive consumriste. Penchons-nous plus prcisment

    sur les diffrents lments de cette conclusion.

    38 Laboratoire ATILF, Trsor de la langue franaise informatis, d. CNRS, 2005.

  • 18. Le premier point constitu par lvolution de la conception sociale du corps et de la

    sant est un lment certain qui fait lobjet daffirmations nettes : la perception du rle et de la

    dimension symbolique que peut jouer le corps pour lindividu et la socit a nettement volu.

    Monsieur David Le Breton, auteur clef sur le sujet, dmontre que, cart abstraitement de

    lhomme la faon dun objet, vid de son caractre symbolique, le corps lest aussi de sa

    dimension axiologique39

    . Il est aussi dpouill de son halo imaginaire. 40

    Le corps est en

    quelque sorte dmystifi mais aussi rifi et change de valeur, permettant lavnement du

    rgne du corps-machine 41

    .

    19. Cette volution est intressante analyser quant ses causes. Il ne sagit pas ici

    denvisager lensemble des facteurs dinfluences mais il est probable quune certaine

    marchandisation42

    des rapports sociaux ainsi que laugmentation de lesprance de vie, c'est-

    -dire le recul de la mort, des maladies et de la souffrance en soient lorigine, pouvant crer

    chez certains un rve d'immortalit 43

    . Ce dernier nest pas forcment ngatif par nature

    mais il peut aboutir des consquences socialement plus problmatiques. En effet, si la peur

    de la mort concrtise par cette qute nest pas propre notre poque et a anim lhomme de

    tous temps, il existait auparavant une acceptation probablement plus grande de cet vnement

    naturel lie un certain fatalisme qui sexpliquait par limpossibilit technique et mdicale de

    lviter ou de le retarder44

    . Or, la crainte croissante de cet vnement invitable a contribu

    lapparition dune peur conjointe : celle du vieillissement. Cette dernire est un phnomne

    constat de toutes parts, aboutissant la remise en cause de certains modles sociaux.

    Certains auteurs affirment ainsi que [] il est vident que nous avons peur de vieillir et que

    la vue des corps travaills par le temps nest pas loin de susciter le dgot quand ce nest pas

    39 Laxiologie est la science des valeurs philosophiques, esthtiques ou morales visant expliquer et classer

    les valeurs , selon le Laboratoire ATILF, op. cit. (cest nous qui prcisons). 40

    LE BRETON (D.), Anthropologie du corps et modernit, PUF, coll. Quadrige, 2005, 280 p., p. 91. 41

    Ibid, p. 96. 42

    La marchandisation est gnralement dfinie comme l'extension suppose des domaines de ce qu'on peut

    acheter et vendre sur les marchs. Le processus consisterait transformer tous les changes non marchands

    (sant, culture, etc.) en marchandise classique . Il est gnralement dot dune connotation pjorative. 43

    V. sur ce point JUVIN (H.), L'avnement du corps, Gallimard, coll. Le dbat, 2005, 256 p. 44

    Si autrefois les hommes vieillissaient avec le sentiment de suivre une marche naturelle qui les amenait une

    reconnaissance sociale accrue, lhomme de la modernit combat en permanence toutes les traces de son ge et il

    apprhende de vieillir dans la crainte de perdre sa position professionnelle et de ne plus trouver demploi ou de

    perdre sa place dans le champ de communication. , LE BRETON (D.), Anthropologie du corps et modernit,

    op. cit., 147 et 148.

  • tout simplement lhorreur et la rvulsion la plus triviale. 45

    Dans un mme registre, dautres

    affirment que la personne ge glisse lentement hors du champs symbolique, elle droge

    aux valeurs ancestrales de la modernit : la jeunesse, la sduction, la vitalit, le travail. Elle

    est lincarnation du refoul.46

    20. Monsieur David le Breton synthtise parfaitement ce rapport de causalit entre la peur

    de la mort et la crainte du vieillissement en affirmant que le statut actuel des personnes

    ges, la dngation qui marque la relation que chacun noue avec son propre vieillissement,

    la dngation aussi de la mort, ce sont l des signes qui montrent les rticences de lhomme

    occidental accepter les donnes de la condition qui fait dabord de lui un tre de chair. 47

    Ce lien est parfois affirm de manire encore plus concise : le corps doit demeurer

    intangible et ternellement jeune 48

    .

    21. Cest alors tout naturellement que cette volution de la perception du corps et de la

    sant peut avoir des consquences sur la conception que les individus et la socit ont de la

    mdecine et des soins de sant. Pour atteindre lobjectif dun corps jeune et bien portant,

    lindividu attend plus de la socit, du progrs et de la mdecine, ou plutt il exige et veut des

    rsultats plutt que des tentatives. Cela se traduit naturellement dans les rapports entre patient

    et professionnel de sant mais aussi hors du colloque singulier avec le dveloppement des

    alicaments, de la parapharmacie, de la dittique, des fortifiants, c'est--dire dune exigence

    toujours plus forte qui pousse chacun non pas tellement entretenir son corps et sa sant mais

    le sculpter, le parfaire. Cest ainsi, par exemple, que, si une masse corporelle importante

    tait auparavant le signe dune certaine russite, c'est--dire un lment socialement positif,

    elle est maintenant assimile une anormalit quil faut absolument viter.

    45 SANSALONI (R.), Le non-consommateur, Comment le consommateur reprend le pouvoir, Dunod, 2006, 220

    p., p. 92. 46

    LE BRETON (D.), Anthropologie du corps et modernit, op. cit., p. 146. 47

    Ibid, p. 93. Il est intressant de prendre en compte galement la question complmentaire de la peur de la

    douleur, V. sur ce point LE BRETON (D.), Anthropologie de la douleur, d. Mtaili, 2006, 240 p., sp. p. 136

    et s. 48

    SANSALONI (R.), Le non-consommateur, Comment le consommateur reprend le pouvoir, op. cit., p. 93.

  • 22. Cela permet une dviance par laquelle on passe dune consommation de base en

    matire de sant, dite indispensable , une consommation de confort 49

    , faisant

    notamment du mdicament un bien de consommation courante. La socit soriente alors vers

    le "tout-soins" par lequel tout doit prendre valeur de soins au mme titre que les

    mdicaments. Ces rpercussions ne doivent pas tre uniquement constates chez les patients

    puisque les professionnels de sant sont galement touchs, mme si cest de manire

    diffrente : cette forme de rification du corps a des consquences sur la conception que

    linstitution mdicale adopte de ce mme corps. Cest alors nouveau le corps que lon

    soigne, non pas lindividu, comme cest la maladie que lon radique, non pas le malade que

    lon gurit50

    .

    23. Certains auteurs, tel Monsieur Lucien Sfez, ont parfaitement synthtis ces volutions

    en crant un nouveau concept, celui de sant parfaite 51

    . Il traduit trs bien lvolution des

    discours et des pratiques sociales tendant nous faire croire, esprer et participer au projet

    dune sant et dun corps parfaits, cela grce la biotechnologie, au dveloppement de projets

    gniques et la moralisation de la nature notamment. Cest la recherche dune telle perfection

    dans les rgles individuelles et collectives de vie qui permettrait la mise en place dun projet

    social commun dans lequel lenvironnement, lalimentation et toute lorganisation sociale

    seraient purifis. Laugmentation de la consommation des soins et des produits de sant

    viserait maintenir un niveau satisfaisant de matrise sur soi-mme et de compenser ainsi

    les mfaits engendrs par les conditions de vie. 52

    , sinscrivant dans une sorte de spirale sans

    fin.

    24. Ces volutions aboutissent finalement et paradoxalement une haine de ce corps par

    une ternelle insatisfaction face lincapacit naturelle obtenir sa perfection : la publicit

    49 CHAUVEAU (S.), Malades ou consommateurs ? La consommation de mdicaments en France dans le

    second XXe sicle , in CHATRIOT (A.), CHESSEL (E.), HILTON (M.) (dir.), Au nom du consommateur,

    Consommation et politique en Europe et aux Etats-Unis au XXe sicle, La Dcouverte, coll. Lespace de

    lhistoire, 2004, 423 p., p. 183. 50

    LE BRETON (D.), Anthropologie du corps et modernit, op. cit., p. 188 et s. V. aussi sur ce point HERZLICH

    (C.), PIERRET (J.), Malades dhier, malades daujourdhui, Payot, 1990, 313 p., p. 236 et s. 51

    V. SFEZ (L.), La sant parfaite, Critique dune nouvelle utopie, Seuil, 1995, 398 p. mais aussi SFEZ (L.)

    (dir.), Lutopie de la sant parfaite, PUF, coll. La politique clate, 2001, 517 p. 52

    SFEZ (L.), La sant parfaite, Critique dune nouvelle utopie, op. cit., p. 103.

  • nous dsigne un corps quil faut imprativement nettoyer, parfumer, tenir en forme, conserver

    jeune : autant dintimations qui sont plus le signe de sa ngation [du corps] que de sa

    reconnaissance. Cest ainsi que le corps est donc une des formes privilgies de nos

    pathologies et un terrain de choix dexpression des angoisses collectives , devenant signe,

    acteur et victime de la marchandisation de la socit .53

    Si le corps est aujourdhui un

    enjeu politique, un fin rvlateur du statut de lindividu dans nos socits contemporaines 54

    ,

    son volution traduit bien une forme de drive consumriste sur le modle de ce qua pu dj

    subir la socit.

    II : Lapproche sociologique

    25. Lanalyse des travaux sociologiques en la matire permet de constater une forte

    diversit de conclusions et de mthodes55

    . Il faut relever trois tendances distinctes : dabord,

    certains auteurs peroivent le consumrisme mdical comme une vidence quils posent tel un

    postulat. Ensuite, dautres arrivent la mme conclusion mais aprs avoir men une

    dmonstration circonstancie. Enfin, ces approches se diffrencient de celle des auteurs qui

    constatent une volution sociologique importante mais qui nen dduisent pas la prsence

    dun tel phnomne.

    26. La premire tendance, qui est la plus importante, est constitue par un ensemble

    dauteurs estimant que lexistence du consumrisme mdical est une vidence, quils ne

    prennent pas soin de dmontrer et quils admettent comme postulat. Deux orientations doivent

    tre constates selon que les auteurs sont francophones ou non.

    53 SANSALONI (R.), Le non-consommateur, Comment le consommateur reprend le pouvoir, op. cit., p. 98 et

    103 not. 54

    LE BRETON (D.), Anthropologie du corps et modernit, op. cit., p. 278. 55

    Pour une approche sociologique de la consumrisation applique non plus au patient mais la notion dusager

    entendue de manire gnrale, V. CHAUVIERE (M.), GODBOUT (J.T), Les usagers, entre march et

    citoyennet, LHarmattan, coll. Logiques sociales, 2004, 332 p. ou plus spcialement en matire sociale

    HUMBERT (C.) (coord.), Les usagers de laction sociale : sujets, clients ou bnficiaires ?, LHarmattan, coll.

    Savoir et Formation, 2000, 285 p.

  • 27. Pour les auteurs francophones, cest dabord le cas de Madame Nathalie Fraselle pour

    qui lassimilation du colloque singulier aux relations de consommation est une vidence

    tellement forte quil nen devient pas ncessaire de la dmontrer56

    . Une phrase synthtise

    particulirement bien cela, rdige presque sous la forme dun slogan : De malade docile, le

    patient est devenu consommateur-objet. 57

    Son travail porte sur les manifestations et les

    consquences de ce phnomne. Certes, certains lments sont parfois avancs pour expliquer

    les raisons de sa prsence mais cette dernire est avant tout considre comme acquise. Sil ne

    sagit pas ici de discuter de lopportunit dun tel choix mthodologique et de telles

    conclusions, il est malgr tout ncessaire de relever que le principe du postulat nest pas

    problmatique en soi mais suppose de sappliquer des phnomnes dont lexistence ne fait

    que peu de doutes, ce qui nest pas le cas en lespce au vu de la nouveaut des interrogations.

    En outre, les lments qui sont malgr tout avancs non pas pour justifier lexistence du

    consumrisme mdical mais pour en caractriser les traits, ne semblent pas tre des plus

    convaincants puisque lauteur affirme que lassimilation des patients aux consommateurs

    existe du fait du dveloppement de linformation, dune recherche de juste partage des risques

    et des responsabilits, et dune volont de qualit des soins58

    , ce qui ne parat pas constituer

    des critres suffisants. Cela nempche pas la lecture de ces constats dtre tout fait

    intressante, par exemple sur ce quelle appelle la mdicalisation de la sant par laquelle

    la mdecine est dornavant sollicite non plus seulement pour gurir mais aussi pour la

    promotion du bien-tre et du plaisir individuel , les soins tant perus comme des biens et

    services de consommation 59

    .

    28. Lautre auteur quil convient denvisager en la matire est Madame Marie-Georges

    Fayn qui affirme ds les premires lignes de son travail que les usagers se sont mus en

    consommateurs , tel un pralable60

    . Mme si elle prend le soin dnoncer les points de

    56 FRASELLE (N.), Du patient au consommateur La construction dun combat social, Bruylant, 1996, 226 p.

    Malgr ce que laisse penser ce titre, cet ouvrage ntudie pas la transformation du patient en consommateur mais

    considre que cette volution est acquise et ne sattache qu en analyser les consquences. 57

    Ibid., p. 105. 58

    Ibid., p. 10. 59

    Ibid, p. 102. Il est possible de parler galement de HERZLICH (C.), PIERRET (J.), Malades dhier, malades

    daujourdhui, op. cit., sp. p. 278 puisque ces auteurs affirment que la prise de conscience des malades de

    lexistence de leurs droits et de la possibilit de les faire respecter doit tre assimile une forme de

    consumrisme, mais si cette assimilation est assez en avance par rapport aux autres crits, elle nest pas

    davantage exploite et ne fait pas lobjet dune rflexion autonome, permettant de relever un intrt moindre. 60

    FAYN (M.-G), La socit du soin, les nouvelles attentes du consommateur, d. Frison-Roche, 2005, 260 p.

  • convergence entre sant et consommation, ce consumrisme mdical est affirm tel un

    postulat, sa rflexion sorientant en ralit sur les consquences de cette volution et sur les

    ncessaires adaptations que doit subir le systme de sant pour rester cohrent. Selon elle, ce

    quelle appelle le consumrisme en sant est un fait acquis depuis les annes soixante aux

    Etats-Unis et les annes quatre-vingt dix en France mais elle se diffrencie des crits prcits

    en proposant une dfinition de cette notion. Celui-ci est un mouvement de dfense, de

    revendication et de proposition des usagers du systme de sant et des consommateurs de

    prestations de soins . Il se caractriserait par une approche globale, transversale et

    interassociative des questions de sant. 61

    Ce phnomne existerait notamment lorsque des

    citoyens dfendent les droits des patients par une action en justice notamment, interpellent

    lopinion publique sur les questions de sant ou participent la rflexion gnrale sur celles-

    ci. Mais une des principales manifestations serait larrive des classements des tablissements

    de sant, ce que lon appelle les palmars hospitaliers sur la base de lide selon laquelle

    consommer cest comparer 62

    . Elle observe alors que cette "sant" l sloigne de la

    notion de bien collectif pour passer dans la catgorie des marchandises et des privilges de

    classe. concluant que la belle sant [est] un produit marketing 63

    .

    29. Lautre tendance concevant le consumrisme mdical comme une vidence est anglo-

    saxonne. Elle doit tre diffrencie des crits francophones car elle est bien plus ancienne,

    donnant une ampleur accrue au consumrisme mdical. Pour certains, le consumrisme

    mdical est un phnomne acquis parfois depuis plus de vingt64

    ou trente ans65

    . Cela

    saccompagne parfois de la cration de structures spcifiques de rflexion sur la question tel

    The Center for Medical Consumer and Health Care Information fond en 1976 comme

    une communaut de ressources destine responsabiliser les individus vis--vis de leur sant,

    61 FAYN (M.-G), La socit du soin, les nouvelles attentes du consommateur, op. cit., p. 10.

    62 Ibid., p. 121 et s. Sur cette question des palmars, V. de manire intressante PIERRU (F.), La fabrique des

    palmars - Gense dun secteur daction publique, transformations du journalisme et renouvellement dun genre

    journalistique : les palmars hospitaliers , in LEGAVRE (J.-B) (dir.), La presse crite : objets dlaisss,

    LHarmattan, coll. Logiques politiques, 2004, 352 p. 63

    FAYN (M.-G), La socit du soin, les nouvelles attentes du consommateur, op. cit., p. 172 et 180. 64

    V. HAUG (M.), LAVIN (B.), Consumerism in medecine : challenging physician authority, Sage publications,

    1983, 239 p. Cet ouvrage affirme en substance que ce phnomne est particulirement intressant car il permet

    une redistribution du pouvoir et fait cesser le monopole des mdecins en matire dinformation et de dcisions. 65

    LEVIN (A.A), Medical Consumerism and Health Information , Bulletin of the American Society for

    Information Science, 4, 4, 19, Apr. 1978.

  • et dvelopper les moyens dinformation en la matire66

    . Cette antriorit ne signifie pas que

    les auteurs dlaissent actuellement ce sujet mais son tude bnficie dune maturit plus

    importante67

    . Ainsi, cette assimilation du patient au consommateur est pour certains tellement

    vidente que lon ne parle mme plus de patient ou de consommateur de soins mais seulement

    de consommateur. Elle se concrtise notamment par limprialisme des exigences en sant

    lgard de tout le systme de sant68

    . Quelles que soient les poques dobservation, ce constat

    est anim dune certaine logique lorsque lon sait que le consumrisme est la religion du

    sicle 69

    , lattraction de la sant vers ce phnomne tant alors naturelle comme pour les

    autres champs.

    30. La seconde orientation sociologique porte sur une dmonstration de ce phnomne,

    sopposant donc au postulat prcdemment envisag. Cest essentiellement lanalyse de Jean

    Baudrillard qui nous permet de nous pencher sur le consumrisme travers la notion de

    socit de consommation70

    . Malgr la date assez ancienne de son travail, le contenu de sa

    pense rpond certaines proccupations actuelles. En effet, une des objections les plus

    souvent souleves par les partisans dune consumrisation de la sant, notamment au sein des

    tablissements de sant, est le dveloppement important du volume de soins et de la demande

    de soins correspondante : les patients consulteraient plus, se feraient plus hospitaliss. Cette

    augmentation serait perue comme le signe de lapparition dune logique consumriste, le

    patient tombant dans la frnsie de consommation qui caractriserait son nouveau statut.

    31. Face ces remarques, Jean Baudrillard apporte un point de vue intressant. Selon lui,

    la pratique mdicale ne subit pas une consumrisation ou en tout cas pas comme on lentend

    66 Il faut galement noter, de manire cette fois-ci trs rcente, que lUniversit du Minnesota a mis en place un

    sminaire dtudes sur le Medical Consumerism en 2006. 67

    V. par ex. ALLSOP (J.), JONES (K.), BAGOTT (R.), (2004), Health consumers groups : A new social

    movement ? , Sociology of Health and Illness, 26(6) 737-56 ou HENDERSON (S.), PETERSEN (A.) (dir.),

    Consuming health : The commodification of health care, Routledge, 2002, 210 p. pour qui le consumrisme

    mdical est un phnomne acquis, les rflexions devant uniquement sorienter sur ses manifestations et ses

    expriences, lide gnrale du livre tant au contraire de ddramatiser ce phnomne et de le prsenter comme

    positif. 68

    PRAHALAD (C.), RAMASWAMY (V.), The future of competition Co-creating unique value with

    customers, Harvard business school press, 2004, 256 p., p. 5-7. 69

    MILES (S.), Consumerism as a way of life, Sage Publications, 1998, 174 p., p. 1. 70

    BAUDRILLARD (J.), La socit de consommation, Denol, coll. Folio Essais, 1970, 318 p., sp. p. 217 et s.

    sur la sant. Sur cette notion, V. galement BIHL (L.), Consommateur, dfends-toi !, Denol, 1976, 299 p., p. 16

    et s.

  • habituellement. Il est assez classiquement affirm que la consumrisation de la sant

    sexpliquerait par une dsacralisation de la mdecine. Il affirme au contraire que si la relation

    de soins a assurment volu et quelle ne correspond plus lancien modle du paternalisme

    mdical, la pratique mdicale ne serait pour autant pas banalise et serait toujours perue par

    le patient comme prsentant un caractre sacr, mme si celui-ci est dun autre type. Le corps

    tant devenu un bien de prestige , entrant dans une logique concurrentielle et se

    traduisant par une demande virtuellement illimite de services mdicaux, chirurgicaux,

    pharmaceutiques , la demande de soins serait une demande compulsive lie

    linvestissement narcissique du corps/objet . Cela signifie que la sant ne serait plus un

    impratif biologique li la survie mais un impratif social li au statut . En ce sens, il

    estime que la mdecine na pas t dsacralise mais quelle a chang de sacralit puisque le

    mdecin est celui qui permet datteindre un bonheur social en soignant le corps comme

    investissement narcissique et faire-valoir 71

    . Cette rflexion prsente un intrt certain

    car elle permet davoir une approche diffrente des autres auteurs mme si la conclusion est

    sur le fond identique. Cela est dailleurs dautant plus intressant que ces observations datent

    de prs de quarante ans, permettant de penser que ce phnomne sest largement accru depuis,

    le corps [tant] le plus bel objet de consommation 72

    .

    32. Ces diffrents auteurs doivent tre diffrencis de ceux qui constatent une volution

    forte de la relation entre patient et professionnel de sant mais qui ne la qualifient pour autant

    pas de consumrisme mdical. Cest essentiellement le cas de deux auteurs clefs que sont

    Messieurs Robert Rochefort73

    et Gilles Lipovetsky74

    . Le premier auteur affirme que

    laccroissement trs fort des dpenses de sant peut tre partiellement expliqu par le

    dveloppement de lindividualisme moderne qui accorde tant dimportance aux soins du

    corps et pour lequel la peur de la maladie grave, spectre de linquitude face la mort, prend

    de plus en plus dampleur. 75

    Il constate une volution forte et problmatique de la relation

    71 Ibid., p. 218 et s.

    72 BAUDRILLARD (J.), La socit de consommation, op. cit., p. 199. Sur ce point, V. dailleurs LE BRETON

    (D.), La sociologie du corps, 5e d., PUF, coll. Que sais-je ?, 2004, 127 p.

    73 ROCHEFORT (R.), La socit des consommateurs, Odile Jacob, 2001, 279 p. Sur les rapports entre

    consommation et citoyennet, V. galement ROCHEFORT (R.), Le bon consommateur et le mauvais citoyen,

    Odile Jacob, 2007, 312 p. et ROCHEFORT (R.), La socit "consommatoire" , Rev. pol. et parl., n 1042,

    janv./mars 2007, p. 194. 74

    LIPOVETSKY (G.), Le bonheur paradoxal. Essai sur la socit d'hyperconsommation, Gallimard, coll. NRF

    Essais, 2006, 377 p. mais aussi La socit de dception, d. Textuel, 2006, 110 p. 75

    ROCHEFORT (R.), La socit des consommateurs, op. cit., p. 151.

  • de lindividu la sant et pense que cette peur le pousse chercher un moyen de prvention

    ou de lutte contre la maladie et la douleur dans tous les domaines au rang desquels il faut citer

    lalimentation, secteur dans lequel les biens que lon consomme doivent de plus en plus

    rpondre aux exigences de bienfait et damlioration du corps et de la sant (produits

    minceurs et allgs par exemple)76

    . Des marques clbres ont ainsi saisi cet enjeu marketing

    et commercial en intgrant totalement ces exigences, comme latteste parfaitement le slogan

    de fameux produits laitiers qui affirme que Les chercheurs de [] travaillent afin que votre

    alimentation soit votre premire forme de mdecine. ou Aidez votre corps se protger ,

    ce qui laisse dire que nous sommes entrs mtaphoriquement dans lre de laliment

    mdicament. 77

    Si cette volution de la socit et des normes sociales est constate, lauteur

    nen dduit pas pour autant quun phnomne de consumrisme mdical doit tre constat, ce

    qui peut surprendre dans une certaine mesure, mais qui sexplique par une approche trs

    transversale des questions de sant, ne se focalisant pas sur les soins mdicaux.

    33. Monsieur Gilles Lipovetsky explique, quant lui, que la socit actuelle nest plus de

    consommation mais dhyperconsommation, ce qui pousse le consumrisme investir tous les

    champs sociaux, mme ceux qui ne sont pas initialement concerns par ce phnomne. Cest

    justement dans ce contexte que lon peut intgrer le cas de la sant dont on ne voit

    effectivement pas pourquoi il pourrait tre pargn par une telle expansion78

    . Dans cet esprit,

    si le mouvement puissant dhyperconsommation qui intgre et aspire les dsirs parmi les

    plus haut du genre humain, bouleverse tous les repres moraux hrits , la sant est de fait

    prise en compte mme si lauteur nen dduit pas lexistence formelle du consumrisme

    mdical.79

    34. Quoiquil en soit, il ressort que les diffrentes analyses sociologiques de lvolution de

    la relation entre patient et professionnel de sant convergent majoritairement vers lexistence

    dun consumrisme mdical quil soit ainsi nomm ou non. Quen est-il maintenant de

    lapproche conomique ?

    76 Ibid., p. 156.

    77 Ibid., p. 158.

    78 LIPOVETSKY (G.), Le bonheur paradoxal. Essai sur la socit d'hyperconsommation, op. cit.

    79 LIPOVETSKY (G.), La socit de dception, op. cit., p. 85.

  • III : Lapproche conomique

    35. A la diffrence de lapproche sociologique, les analyses conomiques sur le

    consumrisme mdical sont assez peu nombreuses. Il est donc ncessaire de voir dabord ce

    quelles peuvent affirmer puis denvisager quelle peut tre notre approche.

    36. Peu dauteurs conomiques se sont penchs sur les relations entre sant et

    consommation mais ceux qui lont fait constatent lexistence dun lien accru entre ces deux

    notions sans pour autant le qualifier de consumrisme mdical, ce qui peut sexpliquer en

    partie par le fait que le consumrisme soit un concept plus sociologique quconomique.

    Certains auteurs estiment ainsi que lassimilation du patient au consommateur ou au client

    existe bel et bien mme sil nest quen phase dmergence. Cest par exemple le cas de

    Madame Chantal Mornet qui pose en postulat lide selon laquelle le patient est un client,

    c'est--dire le protagoniste dune forme de march, mme si cette mtamorphose est

    seulement en cours80

    . Cest galement ce quaffirment certains conomistes de la sant pour

    lesquels la notion de consommateur de soins est un nouvel acteur du systme de sant qui

    est en train dmerger81

    . Son existence est dduite de sa capacit dautonomie, de sa libert de

    choix et de son rle dans le processus dcisionnel. Mais ce nest pas tant la constatation de ce

    phnomne qui intresse les auteurs puisquils le considrent comme globalement acquis,

    mais au contraire ses consquences defficacit et dquit de la politique de rgulation du

    systme de sant par la demande.

    37. Dautres auteurs arrivent aux mmes conclusions mais sans constater cette phase

    dmergence. La transformation du patient en client serait acquise et totalement ralise.

    Ainsi, Madame Soshana Sofaer affirme que le terme de patient nest plus adapt car il sagit

    80 MORNET (C.), Le patient-client lhpital Contribution la formulation dune mtamorphose, thse de

    gestion, Univ. Lyon 3, ss la dir. de J.-P CLAVERANNE, 2000, 247 p., p. 8 et s. 81

    BATIFOULLIER (Ph.), BIENCOURT (O.), DOMIN (J.-P), GADREAU (M.), La politique conomique de

    sant et lmergence dun consommateur de soins : la construction dun march , XXVIIIe journes des

    conomistes de la sant franais, Univ. de Bourgogne, 23 et 24 novembre 2006, 18 p.

  • dune relation o le pouvoir nest pas partag de manire gale avec le mdecin82

    . Elle

    prfre parler de consommateur ou de consommateur de soins mdicaux . Ce terme est,

    selon elle, important et bien choisi, justement pour sa connotation conomique tant dcrie

    puisquil est ncessaire de raliser que les choix que font les consommateurs en matire de

    sant ont des consquences conomiques certaines, mme si celles-ci peuvent tre indirectes

    ou diffres. De la mme manire, certains auteurs ralisent une assimilation totale et sans

    ambigut entre patient et client. Cest ainsi que lon parle de clientle des soins mdicaux ,

    des clients du systme de soins , des clients du systme de sant , des clients du

    secteur mdical mais aussi de producteurs de soins . Le patient en mdecine de ville est

    alors un vrai client du fait de sa libert de choix et du paiement direct, les relations entre

    soignants et soigns tant alors des relations entre les producteurs et leur clientle 83

    .

    38. Certains conomistes tudient directement et de manire technique limpact

    conomique de la sant84

    . Ainsi, mme si le malade nest pas un consommateur pur 85

    ,

    lexpression individu consommateur de sant 86

    est utilise, permettant de constater ce que

    certains auteurs appellent la mdicalisation de la socit , c'est--dire laccroissement

    inexorable du domaine dapplication des techniques mdicales puisque lindividu est de

    moins en moins capable de prendre en charge lui-mme sa sant et a recours de plus en plus

    aux services des techniciens de la sant qui sont amens rpondre des problmes non

    pathologiques. 87

    39. Face ces crits, on sent bien que les sciences conomiques ne se sont pas penches

    de manire trs dveloppe sur la question, rendant intressante une proposition dapproche

    sur le sujet. Il faut ainsi se demander dans quelle mesure la notion de sant pourrait ou non

    entrer dans la catgorie conomique de la consommation. Pour rpondre cette question, il

    82 SOFAER (S.), Le rle crucial du consommateur pour rformer les systmes de sant , in J.-P.

    CLAVERANNE, C. LARDY (dir.), La sant demain Vers un systme de soins sans murs, Economica, 1999,

    298 p., p. 267, p. 268. 83

    Toutes ces citations sont de SANDIER (S.), Le point de vue de lconomiste de la sant , in JOLLY (D.),

    JOLLY (C.) (dir.), Malade ou client ?, Economica, 1993, 164 p., p. 113, sp. p. 114, 116, 119 et 122. 84

    NYS (J.-F), La sant : consommation ou investissement, Economica, 1981, 261 p. 85

    Ibid., p. 52. 86

    Ibid., p. 7. 87

    Ibid., p. 38 et 39.

  • est ncessaire dapporter quelques prcisions sur le concept de sant. LOrganisation

    Mondiale de la Sant fournit une dfinition trs large : La sant est un tat de complet bien-

    tre physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou

    d'infirmit 88

    . Cette dfinition pourrait faire lobjet de discussions, notamment sur son

    caractre large et positif, mais considrons-la comme tablie et prenons-la comme base pour

    notre rflexion. Pour tablir la comparaison cite, il est utile de prendre en compte la

    dfinition de la consommation base sur la destruction de lutilit. Si la consommation est

    l action d'amener une chose perdre sa valeur conomique par l'usage qu'on en fait pour

    la satisfaction de besoins personnels ou collectifs , envisageons alors les diffrents lments

    de cette dfinition au regard de la sant.

    40. Le premier lment est constitu par lexpression action d'amener une chose [] .

    Aussi imprcis quil soit, le terme de chose comprend deux lments : un bien ou un

    service. Si lon prend en compte la ralisation dun acte de sant, il est certain quil ne

    correspond pas un bien mais il faut se demander sil peut correspondre un service au sens

    conomique du terme. Le service tant toute prestation en travail directement utile pour

    lusager, et sans transformation de la matire 89

    , il est possible de dire que, par cet acte, le

    professionnel de sant ralise une tche qui est effectivement pour lui un travail, que cette

    tche est bien videmment utile pour le patient et quaucune transformation intermdiaire

    nest ralise. Ce premier lment de la dfinition de la consommation correspond donc a

    priori au regard des dfinitions conomiques.

    41. Le deuxime lment porte sur la perte de [] valeur conomique par l'usage qu'on

    en fait [] . Il est ncessaire de prciser le sens quil convient de donner aux termes valeur

    conomique . Cette notion est entendue dans le sens dutilit, reprenant les travaux de J.-B

    Say sur la destruction de lutilit que constitue la consommation90

    . Ainsi entendue, il est

    certain que lacte de sant perd son utilit lorsquil est ralis puisquil na plus ensuite

    88 Prambule la Constitution de l'Organisation Mondiale de la Sant, tel qu'adopt par la Confrence

    internationale sur la Sant, New York, 19-22 juin 1946; sign le 22 juillet 1946 par les reprsentants de 61 Etats.

    1946; (Actes officiels de lO.M.S, n. 2, p. 100) et entr en vigueur le 7 avril 1948. 89

    ECHAUDEMAISON (C.-D), Dictionnaire dconomie et de sciences sociales, op. cit, p. 396. 90

    V. SAY (J.-B), Trait dconomie politique, 1832, 490 p., p. 435.

  • limportance thrapeutique ou diagnostique quil comprenait initialement. En ce sens, ce

    deuxime lment de la dfinition de la consommation ne pose pas de problme non plus.

    42. Prenons en compte le dernier lment : [] pour la satisfaction de besoins

    personnels ou collectifs . Deux points doivent tre traits. Dabord, pour la satisfaction de

    besoins : ces besoins peuvent tout fait tre ceux exprims par le corps malade, par le corps

    qui souffre. Ce sont des besoins thrapeutiques qui ncessitent lintervention dun

    professionnel de sant. Mais il faut se demander dans ce cas si des besoins individuels ou

    collectifs peuvent tre concerns. Pour ce qui est des besoins individuels, cela est certain

    puisque la ncessit mdicale ou thrapeutique constitue la justification de lacte pour le

    patient. En ce qui concerne les besoins collectifs, cest galement possible car les impratifs

    de sant publique pour effet de rendre un acte mdical utile pour les intrts de la

    communaut, comme le montre trs bien lexemple de la vaccination.

    43. La consommation ainsi dfinie, la sant peut y tre intgre dun point de vue

    conomique. Cela ne signifie pas pour autant que lon puisse parler ipso facto de

    consumrisme mdical puisque dautres notions, comme celle de consommateur, posent

    davantage problme.

    44. Au sens conomique, un consommateur est l agent conomique qui exprime des

    prfrences en choisissant, des prix donns, une consommation dans les limites que lui

    imposent ses revenus 91

    . Au sein de cette dfinition, cinq lments doivent tre analyss :

    agent conomique, prfrence, choix, prix, revenu. Cette dfinition renvoie de manire claire

    un modle thorique dominant des sciences conomiques92

    : lhomo oeconomicus93

    . Celui-

    91 JESSUA (A.), LABROUSSE (C.), VITRY (D.), GAUMONT (D.) (dir.), Dictionnaire des sciences

    conomiques, PUF, 2001, 1069 p., p. 196. 92

    Mme si certains auteurs mettent des doutes sur lassimilation du consommateur lhomo oeconomicus, V.

    DUBOIS (B.), Comprendre le consommateur, 2e d., Dalloz, 1994, 320 p., p. 16 et s. et sp. p. 18.

    93 Il faut cependant noter que la notion dhomo oeconomicus fait lobjet de certaines critiques. Par ex., il serait

    trop thorique et dcharn car il ne prend pas en compte un certain nombre de facteurs galement importants

    comme les caractristiques sociales (appartenance sociale par exemple) qui jouent un grand rle dans les choix.

    De surcrot, ce modle thorique nest pas reconnu par les autres coles de penses (keynsianisme, marxisme,

    htrodoxie). Il nest pas de notre rle de prendre parti, lhomo oeconomicus est une notion intressante qui

  • ci peut tre entendu comme le modle du comportement humain fond sur les principes de

    rationalit et de maximisation 94

    . Comme pour le consommateur, les lments clefs sont les

    prfrences, le choix, la cohrence entre ces deux premiers lments, la volont de maximiser

    cest--dire la recherche dun maximum de satisfaction ou de gain pour le minimum de peines

    ou de dpenses.

    45. Il semble ds lors intressant de reprendre ces lments au regard de lhypothse

    spcifique du patient afin de dterminer si la dfinition conomique du consommateur

    correspond ou non lvolution qua pu subir la relation de sant : agent conomique ;

    prfrence et choix ; prix et revenu.

    46. Analysons dabord le terme agent conomique . Il est habituellement dfini comme

    tant la [] personne physique ou morale, ou [la] catgorie agrge de personnes, que lon

    dsigne par sa fonction principale dans la vie conomique [] 95

    . Le patient peut-il tre

    considr comme un agent conomique ? Il est une personne physique, cest un lment

    acquis, mais il faut se demander sil assure une fonction principale dans la vie conomique.

    Encore faudrait-il sentendre sur le contenu de la notion de la vie conomique. Si lon prend

    en compte lusager du service public hospitalier, la notion dintrt gnral qui caractrise ce

    secteur empche a priori une assimilation la vie conomique. A linverse, si lon analyse le

    secteur priv de la sant, plus spcialement dans sa partie lucrative, ses activits participent de

    manire beaucoup plus certaine lactivit conomique, ceci par lintermdiaire de ses

    protagonistes, patients et professionnels de sant. Le constat est donc nuanc.

    47. Ensuite, les notions de prfrence et de choix. Lanalyse de ces lments permet

    dmettre des doutes beaucoup plus srieux. Malgr la ncessaire protection qui lui est due

    lorsquon le considre juridiquement comme partie faible 96

    , le consommateur se

    permet dtayer la dfinition du consommateur en sciences conomiques. V. par ex., DEMEULEMAERE (P.),

    Homo oeconomicus - Enqute sur la construction dun paradigme, PUF, 2003, 286 p. 94

    ECHAUDEMAISON (C.-D), Dictionnaire dconomie et de sciences sociales, op. cit., p. 215. 95

    ECHAUDEMAISON (C.-D), Dictionnaire dconomie et de sciences sociales, op. cit., p. 11. 96

    V. sur ce point de manire approfondie GHESTIN (J.) et FONTAINE (M.) (dir.), La protection de la partie

    faible dans les rapports contractuels Comparaisons franco-belges, LGDJ, coll. Thses, t. 261, 1996, 696 p.

  • caractrise par lenvie, le dsir qui lanime et qui le pousse acheter un bien ou tre

    destinataire dun service. Ainsi, le consommateur se dfinit par sa volont, mme si celle-ci

    peut tre influence par des phnomnes extrieurs tels que la publicit. Cette volont

    sexprime en deux phases : volont de consommer dabord, volont de choisir tel produit ou

    service travers des prfrences ensuite. Bien sr, lenvie initiale et le choix tabli peuvent

    tre fausss par les mcanismes classiques dorientation du dsir qui caractrisent une socit

    librale, une socit de consommation mais consommer reste avant tout lexpression dune

    volont, de prfrences et de choix.

    48. Or, justement de tels lments font le plus souvent dfaut dans le cas du patient. Il

    suffit de prendre quelques exemples pour comprendre que, dans une majorit de cas, les

    lments caractristiques du consommateur que sont la volont, les prfrences et le choix

    sont dfaillants dans le cadre de la relation de sant. Ainsi, le cas de lindividu hospitalis en

    urgence, quil ait perdu conscience ou non, dmontre que la volont dintgrer lhpital

    comme la possibilit de choisir ltablissement en cause sont totalement absentes. De la mme

    manire, si lon prend lexemple dune personne atteinte dun trouble mental provisoire ou

    permanent, celle-ci se trouve prive de lautonomie de sa volont et son hospitalisation ne

    sera pas ralise selon une logique personnelle mais elle subira au contraire un choix effectu

    par des tiers. Au-del de ces hypothses, la survenance dune maladie, par nature non

    programme, ne laisse bien souvent pas la possibilit temporelle et matrielle de choisir

    ltablissement de sant dans lequel lon sera hospitalis.

    49. Enfin, les rfrences aux notions de prix et de revenu. Comme prcdemment, ces

    lments permettent de nourrir certains doutes. En effet, il est ncessaire de se demander dans

    quelle mesure le montant du prix est un lment que prend en compte le patient dans son

    utilisation du systme de sant. Comme pour les notions de volont et de choix, une

    hospitalisation en urgence ou dcide par un tiers (personne physique ou pouvoirs publics) ne

    permet aucune prise en compte de llment financier comme dterminant de lutilisation du

    systme de sant. Cest plus lurgence de la situation, la ncessit mdicale ou thrapeutique,

    la proximit ou la qualit de ltablissement qui dterminent cette orientation. De surcrot, une

    notion trouble grandement le rle que peut jouer le prix en matire de sant : celle de

  • remboursement par lassurance-maladie. Le systme de scurit sociale permet la prise en

    compte par la communaut de tout ou partie des dpenses de sant, une faible part restant

    dans certains cas la charge de lusager, donnant une importance relative au prix. Son poids

    ainsi nuanc, le prix nest pas un facteur essentiel dans le comportement du patient, la

    diffrence du consommateur. Cela a pour effet direct de relativiser galement le rle du

    revenu puisque cest initialement pour le consommateur un lment important en tant que

    base financire permettant de dterminer si la consommation est possible en comparant cette

    base au prix propos.

    50. Dans ce contexte, au vu de labsence dterminante de lessentiel des lments

    caractristiques des notions conomiques de consommateur et dhomo oeconomicus, il

    semblerait audacieux daffirmer que le patient se transforme en consommateur dans le cadre

    de la relation qui lunit au systme de sant, en tout cas au sens conomique du terme. Mais

    cela nest quune opinion personnelle en contradiction apparente avec ce que dmontrent les

    auteurs sur le sujet sur une assimilation du patient aux statuts de consommateur et de client.

    IV : Lapproche pratique des professionnels de sant

    51. Lorsque lon coute les professionnels de sant analyser lvolution de leurs pratiques

    et du comportement des patients, il est assez frquent dobserver lexistence de ce qui est

    appel une drive consumriste . Cest ainsi quun ancien prsident du Conseil national de

    lOrdre des mdecins affirme qu il est en effet patent que nombre de "consommateur de

    soins" abusent et utilisent leur mdecin comme un serviteur, en lappelant de faon

    intempestive pour des visites qui ne sont motives ni par lurgence ni mme par un acte

    authentique de soins. 97

    .

    52. Ce constat nest pas propre la profession mdicale. Bien sr, cette dernire

    lobserve : la demande du malade nest plus celle de la gurison, mais lexigence dune

    97 LANGLOIS (J.), Bull. Ordre md., nov. 2002, p. 1.

  • bonne sant. [] La relation du mdecin et du malade sest, dans la plupart des cas,

    compltement modifie. Progressivement, le rle du mdecin, de conseiller et souvent de

    confident, sest transform en prestataire de service98

    avec tout ce que cela comporte

    dexigences et dobligations de rsultats 99

    mais elle nest pas la seule. Certains chirurgiens-

    dentistes abordent lassimilation du patient au client et traitent des droits du

    consommateur , abordant en ralit les droits des patients, pour aboutir lassimilation du

    chirurgien-dentiste un producteur , mme sil est affirm pralablement, et de manire

    paradoxale, que la dentisterie est un art 100

    . De la mme manire, certaines infirmires

    adoptent ce point de vue, mme si leur avis est plus nuanc101

    . Le problme de lemploi du

    terme client est relev : [] il existe une certaine rticence lemploi de ce terme par le

    personnel soignant, les infirmires en particulier, car il implique une rsonance irritante qui

    dune certaine faon remet en cause la dfinition voire la mission de leur profession. Laccent

    commercial qui existe dans le mot "client" se heurte la conception humaniste de leur

    travail. Mais cela nempche pas lauteur de constater ensuite lexistence dlments venus

    modifier le statut du patient vers celui de client : laugmentation des cotisations dassurance

    maladie prleves sur le salaire exacerbe ses exigences ; le dveloppement de

    linformation en sant et les progrs mdicaux et techniques, ce qui le pousse parler

    finalement de production de soins , de client du statut de consommateur de soins

    qui est avr pour lauteur : le soign est un consommateur de soins 102

    .

    53. Ce point de vue peut tre partag par un autre type de professionnel de la sant qui est

    profondment diffrent mais qui a une importance relle : celui du directeur dtablissement

    public de sant, mme si cette analyse est probablement assez isole : La notion de "client"

    lhpital public est assez rcente et peut encore choquer quelques esprits qui lui prfrent

    souvent le terme dusager. Le terme "client" parat pourtant plus adapt que celui dusager

    dont le caractre passif ne recouvre pas la ralit complexe des "clients" de lhpital

    98 Cest nous qui soulignons en fin de phrase.

    99 THIROLOIX (J.), Le point de vue du mdecin de ville , in JOLLY (D.), JOLLY (C.) (dir.), Malade ou

    client ?, Economica, 1993, 164 p., p. 81. 100

    COHEN (S.), Le point de vue du chirurgien-dentiste , in JOLLY (D.), JOLLY (C.), ibid., p. 123, sp. p.

    124 et 126. 101

    BEDMINSTER (G.), Le point de vue de linfirmire lhpital , in JOLLY (D.), JOLLY (C.), ibid., p.

    131. 102

    Ibid., termes et phrases issus des p. 132 138.

  • public 103

    , posant ainsi lassimilation au client comme postulat et affirmant que

    l approche-client est une dmarche stratgique que doit suivre tout directeur104

    .

    54. Si lon tente de prendre un peu de recul sur ces tmoignages, le sentiment qui

    prdomine semble tre une certaine crainte. Lvolution des demandes et leur transformation

    en exigences aboutissent, pour certains mdecins, lapparition dune peur de voir leur

    responsabilit engage : un facteur important de notre choix de prescription sappelle la

    peur : la peur de passer ct dun diagnostic menaant, la peur de ne pas avoir fait tout ce

    quil fallait, la peur de la complication, la peur qui nous incite vouloir faire le maximum.

    Bien souvent ce maximum est superflu et inutile ; il peut ne pas tre lui-mme dnu de

    risques, mais il apaise nos angoisses. 105

    Une chose est certaine, nombreux sont les

    mdecins qui constatent une volution de leur pratique, affirmant quun glissement

    consumriste sest opr : le droit la sant, qui est une conqute, signifie pour les gens

    que nous [mdecins] sommes comparables aux employs du mtro, que nous devrions tre

    interdits de grve ou de panne. Il est "normal" que lhpital soit accessible 24 heures sur 24.

    Il est normal de prendre rendez-vous et de ne pas se prsenter. Il est normal dutiliser les

    urgences comme un service de jour. Par rapport mon pre, lui-mme mdecin, et que

    jadmirais, il me semble que quarante annes nous sparent, et pas vingt. Les mdecins de sa

    gnration taient des notables considrs comme respectables et qui se respectaient entre

    eux. Nous ne sommes plus des notables, nous ne sommes plus respects et ne nous respectons

    plus mutuellement. 106

    55. Cette tendance se retrouve chez les professionnels de sant anglo-saxons mais de

    manire beaucoup plus dveloppe puisque le consumrisme mdical est peru comme un

    103 CHARPIOT (N.), Le point de vue du directeur dhpital public , in JOLLY (D.), JOLLY (C.), ibid., p.

    103. 104

    Ibid., p. 104. 105

    AUDOUIN (L.), ORLEWSKI (M.), Du patient au client, lart de fidliser la clientle mdicale, MMI d.,

    coll. Mdistratgies, 2000, 194 p., p. 11. Cet ouvrage est intressant puisquil parle de logique client et donne

    des conseils dexperts en communication et en marketing afin que chaque mdecin russisse fidliser ses

    clients grce une stratgie tablie, sinscrivant ainsi dans une optique concurrentielle, malgr le rappel prudent

    du respect de la dontologie . Les auteurs (qui sont mdecins) vont mme jusqu affirmer, p. 15, quil en

    accepte ou non ltiquette, le mdecin libral est tenancier dun commerce, soumis aux lois de loffre et de la

    demande, enclin aux passions et aux angoisses du commerant. 106

    AUDOUIN (L.), ORLEWSKI (M.), Du patient au client, lart de fidliser la clientle mdicale, op. cit., p.

    11.

  • phnomne acquis parfois depuis prs de quinze ou vingt ans107

    . Certains auteurs prsentent

    en complment les types de manifestations qui concrtisent ce consumrisme mdical, celui-

    ci existant par la volont des patients dtre informs de manire adapte, de dcider en toute

    connaissance et toute conscience et de participer au processus de soins108

    .

    56. Il ressort de ces approches quune forte certitude doit tre constate quant lvolution

    de la relation entre patient et professionnel de sant, celle-ci tant souvent assimile une

    forme de consumrisme mdical surtout au sein des analyses sociologiques et pratiques. Dans

    ce contexte, il est intressant de poursuivre ltude des rapports entre consommation et sant

    travers, non pas lanalyse des pratiques, mais par lexamen du droit en tant quencadrement

    normatif de ces pratiques, afin de dterminer si le droit de la consommation et le droit de la

    sant sinscrivent dans un mouvement convergent ce qui a t observ au sein des sciences

    sociales non juridiques. Pour cela, il est dabord ncessaire de savoir ce que recouvrent les

    lments clefs de cette interrogation.

    107 V. par ex. HIBBARD (J.H), WEEKS (E.C), 1987, Consumerism in health care : prevalence and

    predictors , Medical Care 25(11):1019-32 ; HARVEY (C.A), Geriatric health care - Older patients and

    medical consumerism , Consultant, 1989 Aug;29(8):86-8, 91 ; MOLONEY (T.W), PAUL (B.), The consumer

    movement takes hold in medical care , Health Affaire (Millwood). 1991 Winter;10(4):268-79 ; RODWIN

    (M.A), Patient accountability and quality of care : lessons from medical consumerism and the patients' rights,

    women's health and disability rights movements , American journal of law & medicine, vol. XX, nos. 1 & 2

    1994. V. de manire beaucoup plus rcente ROSENTHAL (M.), SCHLESINGER (M.), 2002, Not afraid to

    blame : the neglected role of blame attribution in medical consumerism and some implications for health

    policy , Milbank Quaterly, 80(1):41-95. 108

    MOSER (M.), The patient as a consumer , in ZARET (B.L), MOSER (L.), COHEN (L.S), Yale university

    school of medicine heart book, Medical editors, 1992, p. 359.

  • SECTION II : LAPPROCHE DIVERGENTE DE LA

    DISCIPLINE JURIDIQUE

    57. Si lapport des autres disciplines des sciences sociales est intressant et mriterait une

    tude spcifique pour chaque matire, il est particulirement important de se focaliser, dans le

    cadre de cette tude, sur lanalyse du droit positif quant aux rapports que peuvent entretenir

    consommation et sant dun point de vue strictement juridique. Or, le droit sinscrirait, dans

    une certaine mesure, dans le mme tat desprit que les autres disciplines cites puisquune

    part importante de la doctrine affirme de manire certaine linfluence forte quexercerait le

    droit de la consommation sur le droit de la sant, parfois mme sous la forme de postulat109

    .

    En effet, si certains auteurs prennent soin de dmontrer leur perception de la ralit de cette

    immixtion110

    , dautres la considrent comme totalement acquise, comme si elle constituait

    une vidence, quelque chose dtabli et de dmontr depuis de nombreuses annes, admis par

    tous et confirm de toute part111

    , alors que lobservation de ces questions ne semble pas

    permettre autant de certitudes. Le patient serait ainsi devenu un consommateur de soins ,

    voire mme un consommateur 112

    sans quun quelconque particularisme de sa situation ne

    doive entrer en compte.

    109 La notion de sant et sa rglementation ont cependant dj pu tre confronts des concepts ou des

    disciplines qui lui sont distincts ; cela a t le cas par ex. entre sant, march et droits de lhomme : CADIET

    (L.), LABRUSSE-RIOU (C.), de LAMBERTERIE (I.) (dir.), Sant, march, droits de l'homme, Dalloz, coll.

    Thmes et commentaires, 1996, 68 p. 110

    Par ex., DUCOS-ADER (R.), De quelques lments de comparaison entre le droit de la sant et le droit de

    la consommation , in Etudes offertes J.-M Auby, Dalloz, 1992, p. 739 ; LAUDE (A.), Le consommateur de

    soins , D. 2000, chron., p. 415 ; MEMETEAU (G.), Le patient consommateur et le professionnel de sant ,

    Petites Affiches, 5 dc. 2002, n 243, p. 52 ; MOQUET-ANGER (M.-L), Le malade lhpital public : client,

    usager et/ou citoyen ? , RGDM, 2004, n 12, p. 43 ; LECA (A.), Droit de la mdecine librale, PUAM, 2005,

    417 p., n 84 et s. 111

    V. not. PITCHO (B.), Le statut juridique du patient, Les Etudes Hospitalires, coll. Thses, 2004, 666 p., sp.

    p. 220 et s. et dans une bien moindre mesure LAMBOLEY (A.), PITCHO (B.), VIALLA (F.), Le

    consumrisme dans le champ sanitaire, un concept dpass ?, in tudes de droit de la consommation : liber

    amicorum Jean Calais-Auloy, Dalloz, 2004, 1197 p., p. 581. 112

    V. PITCHO (B.), Le statut juridique du patient, op. cit., p. 220 et s.

  • 58. Dautres auteurs adoptent au contraire une approche du droit de la consommation

    tellement vaste quelle supprime lexistence et lintrt de cette problmat