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SUZANNE ET LES JEUNES HOMMES

P R E M I E R E P A R T I E

I

O M M E i l faisait grand froid dans ce r é d u i t sombre, pou­dreux, où l ou t être humain ressemblait à son propre fan-tome, l a reine Marie-Antoinette, ne put r é p r i m e r u n léger

frisson. E l l e se pr i t à tousser, puis elle bâi l la , finement. L a Reine é ta i t vê tue d'une robe simple et légère, telle qu'en

peut porter une dame élégante par une chaude j o u r n é e de jui l le t . E l l e tendait un pied fragile, dans une chaussure de satin à laquelle une viei l le servante étai t en train de fixer quelque bou­cle de pierreries. Sur cette chevelure grise, incl inée, l a Reine posa tout à coup une main que semblait animer une rêveuse compassion. Alors l a vieille se redressa, fit un soupir, pr i t un pas de recul, regarda son œ u v r e , dans la p é n o m b r e , en plissant ses p a u p i è r e s f létr ies et disparut soudain vers un angle d'ombre.

L a reine Marie-Antoinette retomba dans Une rêver ie i n ­qu iè t e . E l l e avait de beaux yeux, d 'un bleu pervenche, aux longs cils alourdis par le fard. Une mouche, habilement posée à l a naissance de l a joue , . f r émissa i t avec le moindre mouvement des lèvres , et les lèvres se serraient puis se gonflaient d'oucement pour former cette fameuse, moue autrichienne que, naguère , en­core, à Versailles,- avant les temps de l'angoisse, les uns trou­vaient divine et les autres in to lé rab le .

Soudain une porte s'ouvrit, t r ès vite, à deux battants. U n

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fldt de l u m i è r e rougeoyante inonda le r é d u i t pouss i é reux , tandis qu'une voix criait , dans u n t rès profond silence : « L a Reine ! >

E l l e avança i t , en pleine lumiè re , l ' a i r grave et vraiment ma­jestueux, Je c o l u n peu raide et le c œ u r battant, sous le corset haut* lacé. U n homme é ta i t debout, au mi l i eu de l'espace "éblouis­sant, une sorte de monstre au visage éno rme , grêlé . E t , soudain, le fauve s ' inclinait, se courbait j u s q u ' à mettre un genou en terre. Mirabeau ! T e l é ta i t donc l 'affreux sauvage avec lequel i l a l lai t fa l loir parlementer, composer, ruser peu t -ê t r e .

A ce moment, un p h é n o m è n e extraordinaire se produis i t . Sortie d 'un a b î m e de nui t où bri l laient deux ou trois étoi les rou-geâ t res , une voix s'éleva, forte, vibrante, autoritaire, une v o i x qu i criait rudement :

— Mais non " 'Mais non ! Je vous ai dit d'avoir peur. Vous avez; peur de Mirabeau. E h bien ! on ne le" croirait pas.

L a Reine s ' a r rê ta , f i t un geste d'impatience et regarda vers ce trou de t énèb res qui- r e m p l a ç a i t é t r a n g e m e n t un des quatre murs d û salon. L a voix reprenait, moins brutale : '

, — Il est certain que la Reine à peur. C'est bien votre senti­ment, mon cher m a î t r e '?

I l y eut un petit silence. Puis une allumette f lamba et l 'on entrevit, u n ç seconde, un visage couvert de poils gris : b a r b é , moustache et sourcils en broussaille. E n f i n une voix sortit de toute cette végé ta t ion buissonneuse :

— I l est certain qu'elle a peur ; mais cela ne se -voit pas du tout. E l l e est miraculeusement calme. E l l e est, tout à coup, t r è s grande Madame et c'est là ce q u i donne à l a scène son c a r a c t è r e é t o n n a n t .

O n entendit : « Ou i , oui , oui , oui ! » L a voix, sans chaleur, al lai t déc ro i s san t : L a reine Marie-Antoinette se tourna vers les t énèb re s et dit , l'accent i r r i t é : '

— Alorsï qu'est-ce que je dois faire ? L e silence tomba, de nouveau, et l a p r e m i è r e des deux voix

reprit , soudain d é t e n d u e et maussade : — Nous allons voir cela, Suzanne. II. est c la i r que ça ne

marche pas du tout. — Vous allez me faire prendre un rhume, s 'écria la Reine en

haussant les épau le s . Nous avons beau ê t re en jui l let , d ' a p r è s le texte, i l fait c inq dégrés dans les corridors. •

L a p r ç m i è r e des deux voix sortit encore de l 'ombre. E l l e é t a i t à l a fois sèche, polie et moqueuse :

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•— Refaites votre ent rée , Suzanne, et marquez l 'espèce de* frisson que vous donne la présence de Mirabeau.. . Nous allons, essayer comme cela, mon cher m a î t r e . Vous verrez v o u s - m ê m e que l'effet sera t rès grand, sans que la psychologie en souffre..

— Mais le texte, le texte, Vidame ! — Oh ! je suis, vous le pensez bien, p r o f o n d é m e n t respec­

tueux du texte. Mais i l n 'y a rien dans le texte qu i s'oppose à l ' i n t e rp ré ta t ion que nous allons essayer.

U n grognement monta des profondeurs de l a .nu i t : — Rien dans le texte... Mais, Vidame, je connais mon texte.

C'est moi qui l 'a i fait... L a Reine, de nouveau, venait de passer la porte. De nouveau-

Mirabeau pl ia i t le genou. De nouveau, la reine tendait la ma io pour l'offrir au baiser du monstre. Et, de nouveau, la voix d'Eric; Vidame ja i l l i t de l 'obscur i té .

— Vous avez l 'air de jouer les Fausses confidences ! M a i s non, mademoiselle, vous devez exprimer la frayeur et le dégoû t , mais pas la cur ios i té . Vous avez peur ! Vous avez peur !

L a Reine saisit un petit éventai l qu i pendait au bout d 'un ruban, l 'ouvrit avec une paisible insolence et dit :

•— Je n 'y peux rien. Je n 'ai pas peur. E r i c Vidame fit entendre une sorte de sifflement e n t r e c o u p é . — Ça ne va pas non plus pour toi, Farge ! Tu" as l 'a i r éb louL

radieux, tu n'es pas épouvan tab le du tout. — Mais, dit M . Chérouvie r en passant une m a i n noueuse

• entre les poils de sa barbe, Mirabeau est radieux", c'est bien a insi que je l'entends... Dites-moi, mon bon ami, qui est-ce que je vois , là-bas, debout, tout au fond de la scène, à droite ?

E r i c Vidame coassa distraitement : — Quoi ? Quoi ? Quoi ? Là-bas ? A droite ? C'est le dessi­

nateur, Phi l ippe Baudoin, le petit dessinateur. -— Pourquoi « petit » ? Il n'est pas si petit. Vidame fit un geste vague et regarda vers les acteurs.

. . — Si nous continuons comme cela, nous n'en finirons j a ­mais. I l y a des jours impossibles où le t ravai l s'enlise et où tout est difficulté. Al lons , recommencez, Suzanne. To i , Farge, ba\e un peu, mon vieux, fais marcher tes orteils à l ' i n t é r i eu r de tes chaussures, essaye de loucher.

— Maïs, fit t imidement M . Noël Chérouvier , Mirabeau ne louchait pas.

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— Nul le importance, mon cher m a î t r e . Les hommes à l a Mirabeau louchent toujours sous l 'empire des passions... E t puis, bon Dieu ! Qu 'on en finisse ! Laissez faire, mon cher m a î t r e . C'est notre rôle , à nous autres, de tirer de votre ouvrage tout

. ce que vous y avez mis sans m ê m e y penser parfois. E r i c Vidame pri t un temps et murmura d'une voix cajoleuse

et narquoise : — Nous sommes les r é v é l a t e u r s du génie caché .

M . Chérouvier fit entendre un léger grondement de pro­testation. L a répé t i t ion venait de reprendre et les acteurs, mieux lancés , sautaient par dessus les obstacles qui , l a minute p r é c é ­dente, semblaient encore insurmontables. Le lent t ravai l t r é b u -chait, rampait, somnolait ; mais, parfois, l'espace d 'un éclair , le miracle, le capricieux miracle de la scène rayonnait dans cette caverne. Suzanne Pasquier venait de prononcer une parole, et c 'é ta i t l a vo ix -même de l a reine assass inée qui sortait soudain des ab îmes légenda i res ; Mirabeau se redressait pour se frapper la poitrine à coups de poing et nu l ne pensait plus à Farge, le gros acteur célèbre pour ses imitations et son goû t du calembour. N u l ne se rappelait que Farge, b lessé devant Lassigny, au d é b u t de l ' année 17, avait le poignet droit anky losé . Tout le monde apercevait l 'horrible et génial Mirabeau dans la chaleur de cette fameuse j o u r n é e de jui l le t 90 où la Reine avait fait effort pour dompter l ' indomptable. L a l u m i è r e ne venait plus des projec­teurs à triple rotation q u ' E r i c Vidame avait fait construire et

q u ' i l cons idé ra i t comme un de ses titres de gloire, elle tombait, à travers le siècle défunt , de l 'aveuglant soleil d'autre­fois. E t le petit groupe d'hommes silencieux qu i s ' enfonçaient , immobiles, dans les fauteuils dévê tus de leur b â c h e de grosse toile, é ta ien t enivrés un instant par les vapeurs de l a magie et succombaient à l 'hypnose.

— Suzanne est tout à fait bien, dit Emmanue l des Combes en se raclant l a gorge pour cacher son émot ion .

Des Combes é ta i t un ami du patron, le bon génie du T h é â t r e des Carmes, le personnage providentiel qu i toujours t rouvait d ix . mi l le francs pour une f in de mois, celui qu'on envoyait discuter avec ' la p r o p r i é t a i r e ou avec l ' un des deux sous-locataires, l ' hom-me de tous les d é v o u e m e n t s , de tous les sacrifices et de toutes les corvées . II répé ta , en se mouchant sans brui t :

—- Suzanne est é p a t a n t e .

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Comme Vidame ne disait rien, des Combes se tourna vers l 'auteur et reprit, avec une conviction sincère, mais timide *.

— M o i , je la trouve parfaite. E t vous, monsieur ? Noël Chérouvier fit rouler entre son pouce et son index quel­

ques-uns des poils de sa barbe, ce qu i produisit un petit bruit c r ép i t an t .

— El l e n'est a s s u r é m e n t pas mal , murmura- t - i l , mais ce n'est pas ce que j 'avais entrevu tout d'abord.

Il ajouta, parlant à la cantonade avec une feinte indiffé­rence :.

— Connaissez-vous Nina Praga ? * • — L a Polonaise ?

— Oui , l a Polonaise. Emmanue l Des Combes allait r épondre , mais i l jeta d'abord

sur le « patron » un regard interrogateur ; Vidame haussa les épau le s et nasonna, la voix ennuyée :

— Je vous ai dit dès le débu t , mon cher m a î t r e , que le p r in ­cipe de la maison est de ne jamais faire d'engagements spéciaux. Je travaille avec ma troupe, avec la troupe que j ' a i créée, formée, t i rée de l 'argile é lémenta i re . . . Attendez, attendez, ce n'est pas ma l du tout ce qu'elle fait là, Suzanne. C'est bien ton avis, Mano ?

Toute son attention dir igée soudain vers la scène, Emmanue l des Conibes ne r é p o n d i t r ien. U n peu plus tard, avec la pointe de l ' index, i l essuya une larme qu i l u i venait au coin de l 'œil .

I l avait la larme facile, mais révéla t r ice , et, quand le patron voulait savoir si l'effet che rché se trouvait obtenu, i l demandait i r r é v é r e n c i e u s e m e n t : « Est-ce que Mano" sécrète ? Ou i . Alors , ça colle. »

Mirabeau venait de se retirer, ap rès une tirade toute reten­tissante d ' é ruc ta t ions , de borborygmes et de fusées posti l lon­nantes. Le ro i Louis X V I traversait la scène en' p r o n o n ç a n t quelques paroles, Vidame l u i cria, la voix sifflante : •

— Pas comme Boubouroche, quand m ê m e ! C'est un ro i , He l lou in ! U n ro i balourd, mais u n ro i m a l g r é tout. E t puis, mon vieux, fais quand m ê m e un effort pour ne pas prononcer les C durs comme des T. T u dis : t a r a t t è r e . C'est navrant.

Le roi Lou i s X V I fit face à la nuit . Tout son visage expri­mait le désespoi r et l'ont put croire un instant q u ' i l allait se mettre à pleurer.

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— A h ! non ! soupirait E r i c Vidame. Quelle gourde, ce pauvre P a u l !

P a u l Hel louin é ta i t le souffre-douleur de M . Vidame et son plus ancien disciple. I l jouait les pè res nobles, les ventrus, les rondeurs ; mais i l aurait vdulu jouer les philosophes, les sen­tencieux, les saints, les sages et m ê m e les rois tragiques, les princes dépossédés . Par malheur, à peine en t ra iWl en scène, i l produisai t de merveilleux effets comiques. Vidame l u i jetait parfois, d'un air distrait :

— Il faudra que je t'essaye dans les benê t s et les andouilles. On* ne sait pas. Faut voir .

.Hellouin, par toutes les fibres de son être, exprimait alors l a plus morne affliction. I l bégaya i t :

— Non, patron -! Non, ce n'est pas sér ieux. Mais. E r i c Vidame, déjà , volait à d'autres rêver ies . L a reine Marie-Antoinette fit une révérence légère et sortit

d u salon magique. L 'ombre des coulisses l 'ébloui t une minute et elle dit, tendant les mains :

— Vous êtes là, Charlemagne ? L a vieil le habilleuse surgit comme par miracle. E l l e é t a i t

veuve et s'appelait Mme Charlemagne. El le portait avec h u m i l i t é ce patronyme extravagant.

Pour atteindre la loge de Suzanne, i l fallait suivre un long'" couloi r mal éclairé dont les murs embus laissaient, de c i de là , rouler avec lenteur une larme couleur de café. Puis on p é n é t r a i t dans une pièce t rès petite, encombrée , mais é t ince lan te de l u ­m i è r e . L a r.eine Marie-Antoinette poussa la porte et, de cette m ê ­me voix hautaine et gracieuse qu'elle prenait à l a Cour pour parler de ses « charmants vi la ins sujets », elle dit avec vivaci té :

• — Vous ne perdez pas une minute ! Vous allez me laisser me démaqu i l l e r , quand m ê m e .

E l l e avait tendu la main , une petite ma in toute blanche de p â t e et de poudre. L 'homme qui s ' inclinait pour baiser, cette m a i n n ' é t a i t pas. le comte Axe l de Fersen. C'étai t u n jeune homme v ê t u d'une espèce de carr ick d'étoffe écossaise, en m ê m e temps t r è s vieux et t rès é légant . Une belle t ê t e bouclée, p o r t é e par .un co l droit et blanc, sortait de ce v ê t e m e n t é t r a n g e . Les traits en é t a i e n t fins et vraiment dél ica ts . L e regard, qui ne c i l la i t jamais,-avai t l a parfaite l impid i té que l 'on admire aux yeux des enfants^ ÎI t i ra de ^sous sa pè l e r ine un grand album à couverture de toile é c r u e et dit avec u n sourire : '

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— Nè vous déshabi l lez pas tout dé suite : je veux encore faire un croquis.

— Alors , montrez-moi les autres. . L e jeune homme r o u g i t ' l é g è r e m e n t .

— Ils ne sont pas excellents. Vous aviez l 'a i r i r r i t é . —' Oui , oui, murmura l a Reine en f ronçan t le sourcil , ils ne

savent pas ce qu'ils veulent, tous deux, le patron et l 'auteur. -— Alors, fit l'artiste en ouvrant son album, donnez-mai d ix

minutes encore, Suzanne, pour l 'amour de l'art. E l le se pri t à sourire. — Dix minutes, c'est éno rme . Je vais s û r e m e n t m'ennuyer.

Phi l ippe, vous me raconterez une histoire. . Le jeune homme fit deux ou trois pas pour prendre un peu

de recul. Il boitait avec une grâce nonchalante et, cherchant son assiette, i l se cala dans l'encoignure des murail les. Tout de suite, i l c o m m e n ç a de tracer sur le vélin des lignes légères, presque imperceptibles, qui voltigeaient, de ci , de là, comme des pensées à la recherche d'une vér i té . I l regardait son modèle avec une-telle force attentive que la Reine cria soudain :

— Racontez-moi une histoire, Phi l ippe, ou je vais m'endor-mi r : je sens que je vais m'endormir.

— Bon, murmura le jeune homme. Je vais vous raconter l 'histoire de l'ange gardien.

Il ne cessait pas de dessiner, et i l parlait bas, comme s ' i l eû t entrepris d'apprivoiser une c r éa tu r e t rès inquiè te . L a . jeune femme tourna soudain les yeux avec une expression de cur ios i té puér i le .

— Que voulez-Vous dire ? De quel ange gardien parlez-vous'? — Attendez, je vais vous expliquer. Ce n'est pas une h is ­

toire, mais c'est quand m ê m e t rès extraordinaire à entendre. J ' a i vu mon -ange gardien, une fois.

— Phil ippe, vous croyez aux anges gardiens ? — Je ne vous dis pas que j ' y crois, je vous dis seulement

que j ' a i vu mon ange gardien. C'était en 1918, au mois de jui l le t , ap rè s ma blessure. J ' é t a i s soigné à Châ lons - su r -Marne et j 'avais, beaucoup de fièvre, surtout l a nuit, comme tous les blessés . E t . une nuit , je me suis éveillé. J ' é t a i s dans le fond d'une baraque A d r i a n . I l n 'y avait qu'une seule petite lampe, à l 'autre bout de l a baraque. Mais je peux vous assurer que, de mon côté , l a l u m i è r e é ta i t merveilleuse et, sur le pied de mon lit, l'ange étai t assis,.

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tout naturellement, Corinne une personne vivante. D'ai l leurs , c 'é ta i t une personne vivante. Il jouait avec une plunte neigeuse et longue, avec une plume de paon blanc. I l é ta i t t r è s calme et t rès beau. Comme j 'al longeais la main, j ' a i tout de suite compris qu ' i l é ta i t excessivement sensible. I l ne pouvait pas souffrir, par exemple, de me laisser toucher aux plumes de ses ailes. Car, aussi tôt . . . Relevez un peu la tête, je vous prie.

Oui," oui.. Aussi tô t , disiez-vous ? — Aussi tô t , ses ailes se prenaient à f r émi r et à battre. Cela

faisait beaucoup de vent et de bruit, comme lorsqu'on tourmente u n grand oiseau farouche. J 'avais peur, à l a pensée que mes ca­marades allaient se révei l ler et que l'ange serait obligé de s'en­fuir, ou p lu tô t de d i spara î t re . . .

I l y eut un grand moment de silence et la Reine frissonna l égè remen t :

— Je n 'ai jamais vu mon ange gardien, soupira-t-elle. Peut-ê t r e que je n 'a i pas d'ange gardien.

— Si, si, dit le jeune homme avec une gravi té parfaite. U n jour , je ferai le portrai t de votre ange gardien.

— Comment est-il ? — -Je vous le d i ra i avec mon crayon, un jour quand vous

viendrez à Nesles. — J ' i r a i à Nesles, dès dimanche, — Mais non, vous.ne pouvez pas. Les répé t i t ions seront

finies et vous jouerez en m a t i n é e et en soirée. Vous ne pouvez pas venir à Nesles pour une visite. Il faut venir vivre avec nous, vous mêle r à notre vie sans penser à part ir le lendemain mat in . O h ! j 'a t tendrai . Nous attendrons tous. M o n p è r e disait hier : « Vous l u i montrerez le vieux j a rd in des Pasquier, .le j a r d i n de Charles-Bruno Pasquier, mar i de Thé ré s ine P ic . Je ne l ' a i pas connu, j ' é t a i s trop petit ; mais, j ' a i vu jadis les trois enfants, Léopold , A n n a et Raymond, Raymond qui revient de temps en temps par ic i , et dont je reconnais la voix ». Voilà ce qu'a dit mon pè re . Mais laissons cela. Vous viendrez à Nesles, chez nous, pour y vivre, avec nous. J 'en suis certain. Votre chambre est p r ê t e et tout le monde y portera quelque chose : u n dessin pour les murs, une fleur pour les vases, une bûche pour la c h e m i n é e . Tou t le monde vous attend.

• L a Reine succombait à l 'enchantement de cette ferveur mur­murante. Tout doucement, elle abandonnait sur son épau le s'a

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tê te chargée de boucles poudrées et de rubans. L'artiste, d 'un signe imperceptible de son crayon, la rappelait aux soins de la pose. Et , déjà, la bouche ouverte, un f i l de salive lucide entre ses dents éc la tantes , i l allait se reprendre à parler quand la porte de la loge s'ouvrit sous la poussée d'une main brutale. E r i c Vidame entra.

— Vous pourriez quand m ê m e frapper, dit l a Reine-, tout de suite debout, tout de suite ré t ive et dé jà l 'éventai l en main .

Le patron fit un sourire : — Tiens, vous êtes-là, mon petit, d i t - i l en jetant sur Phi l ippe

un regard condescendant. L e jeune homme venait de se lever et, tout de suite, avec

une fierté charmante : — J ' é ta i s là, monsieur ; mais c'est f in i . — Montrez-moi donc vos dessins, dit Vidame un peu ra­

douci. — S i vous permettez, monsieur, je vous les montrerai de­

main, ap rès les avoir revus et mon té s un peu proprement. Il s'en allait en boitillant, dans l'ombre du long couloir aux

peintures larmoyantes. E r i c Vidame referma la porte et s'assit, en soupirant, à cheval sur une vieille chaise.

II

Dès q u ' i l consentait à rester immobile et silencieux, E r i c Vidame ressemblait à Dante. Il avait un visage maigre, des traits longs et bien dess inés , un toupet dru qu i formait promontoire entre deux golfes de front blanc. H n' ignorait certes pas cette ressemblance et i l avait suspendu, sur le mur de son cabinet, tout contre le mi ro i r et à hauteur de regard, un fort beau por­trait du poète, devant lequel i l aimait de tomber en rêver ie . A force de contempler ce portrait, et par un miracle de m i m é t i s m e , E r i c Vidame éta i t a r r ivé non seulement à en contrefaire la noble et majestueuse expression, mais encore à reproduire jusqu 'aux rides et aux mép la t s du modèle . I l avait des sourcils bien dessi­nés , une bouche mince et son menton ne manquait point de charpente. Comme le nez demeurait trop bref d'une idée pour figurer parfaitement la belle trompe du Toscan, E r i c . Vidame, en

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un geste rêveur et presque inconscient, caressait et remodelait « e t .appendice qu i semblait céder aux sollicitations de son 'pro­p r i é t a i r e et gagner chaque jour en vigueur, peu t -ê t re m ê m e en ^impérieuse au to r i t é .

Quand E r i c Vidame c o m m e n ç a i t de parler et de gesticuler, Dante disparaissait comme par magie, le personnage que l ' o a

-voyait surgir alors étai t d'ailleurs tout à fait variable. V idame n ' é t a i t pas u n comédien de premier rang ; c 'étai t pourtant u n

•vér i t ab le homme de théâ t r e , riche de l ' imagination p a r t i c u l i è r e à ce mét ie r . I l savait, d 'un mouvement du rein ou de l ' épau le , faire p a r a î t r e des intentions demeurées , dans le texte des poè tes , â l 'é ta t embryonnaire. De cette vertu révéla t r ice , bien p réc i euse chez les hommes de son état , Vidame gâ ta i t les effets par une grande puissance de mépr i s , puissance dont i l n ' é t a i t pas le m a î t r e et q u i "lui faisait tourner en d é r i s i o n les pièces de tous •ses auteurs, comme i l sera dit b ientôt . À peine avait-i l ouvert l a bouche,et mis sa musculature en mouvement, le directeur d u t héâ t r e des Carmes devenait, à l 'occasion et- pour .une minute, « n e esquisse fort expressive de Ti tus ou de Caliban. Puis , sau­tant par dessus toutes les c r é a t u r e s du rêve, E r i c Vidame retom­bai t enfin E r i c Vidame, c 'es t -à-dire un homme un peu brutal , u n peu narquois, bougon, négl igent , maussade, rongé d'obscu­res nostalgies.

I l s'appelait effectivement Rémi Vidame et i l avait s igné de cette m a n i è r e les p r e m i è r e s publications de sa jeunesse. Pu i s i l s 'étai t pris à dé tes te r le p r é n o m de Rémi qui l u i semblait t i ède . I l l 'avait donc r emp lacé par celui d 'Er ic dont la sonor i té Scandi­nave,, ou mieux encore ibsén ienne , accrochait bien l 'attention.

Dès l ' année 1905, Vidame, encore fort jeune, avait com­m e n c é de recruter une troupe dé théâ t r e , troupe en grande par­tie composée d'amateurs ou de- coméd iens errants.

Il p r é p a r a i t alors des spectacles que l 'on r épé t a i t avec fer­veur dans un studio glacial, au fond d'une cour sans soleil . De temps en temps, Vidame attrapait une salle, en aubaine, pendant deux, trois ou quatre jours, et i l produisait son- spectacle. I l avait d'abord adopté , pour ses camarades et pour lui-même," le nom de « comédiens de^saint Jacques », parce que leur gîte p r i ­mi t i f se trouvait dans une t r è s vieille baraque sise au bas du 'Quartier lat in, au début de la rue suivie jadis par les pè l e r in s de Compostelle. Cette appellation finit par p r ê t e r à des erreurs.

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« O n nous prend pour un patronage, disait Vidame en grognant. 11 faudra changer notre enseigne. » Là-dessus , c 'é tai t envi­ron l ' année 1910, i l avait t rouvé , au f i l d'une f lâner ie dans le quartier Maubert, une vieille salle de spectacle assez difficile d 'accès parce qu ' i l fallait, pour l'atteindre, s'engager dans line impasse entre des bât isses galeuses.

Employé successivement comme salle de r é u n i o n d'une loge m a ç o n n i q u e , puis comme café-concert , puis comme bal-musette, le local aurait découragé sans doute un homme plus rassis et moins enivré d'ardeur. L a maison appartenait à une vieille fem­me toujours malade, toujours mourante et toujours t o u r m e n t é e de passions revendicatrices. E l l e intervenait parfois, dans les déba t s financiers et les tracasseries administratives, à la faveur de textes obscurs qu 'e l l e -même connaissait fort mal . E n outre,-elle avait uri locataire, f l anqué lu i -même d'un sous :loeataire.

Les deux personnages se retranchaient de r r i è re des baux inexpugnables et surgissaient de temps à autre pour exiger de l'argent, articuler des menaces ou pousser des lamentations. Com­me i l n 'y avait pas, dans tout-Paris, une autre salle de spectacle alors disponible, Vidame s'y é ta i t ins ta l lé , ma lg ré tout, avec une décis ion rageuse, puis, i l avait commencé de jouer des pièces et de battre le rappel. Pendant plus de deux années , le t héâ t r e dès Carmes avait été, pour la critique parisienne, uri objet d'aimable dér is ion et, pour la jeunesse l i t té ra i re , un lieu: de recueillement,

u n temple de ferveur. Le succès é ta i t venu soudainement, à l 'au­tomne de 1912. L 'odeur de tendre moisissure qui régna i t au

• fond de cette cave avait sédui t tout à coup les narines les plus dél icates . Les petites rues en pente de la montagne Sainte-Gene­viève, avec leur remugle de latrines, avaient connu, le soir, le grouillement des voitures, les embouteillages fabuleux et les jurons i r r i t é s des messieurs de la police.

P lus tard, E r i c Vidame avait passé toute la guerre dans d'obscures fonctions civiles à ronger son frein et à distiller sa rage. L a guerre ne l ' in téressa i t en aucune m a n i è r e . E l le lu i sem­blait inventée par des puissances malé f iques pour . l ' empêcher , l u i , Vidame, de réal iser ses desseins. Il en parlait, assez rarement d'ailleurs, non comme d'une catastrophe universelle, mais comme d'une obscure conspiration des forces imbéci les contre le théâ­tre des Carmes et son é t o n n a n t directeur.

Et puis la guerre avait f in i par crever de vieillesse et, sans

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perdre une minute, Vidame s 'é ta i t repris à relever le t h é â t r e des Carmes dont les foules, tout auss i tô t , avaient r e t r o u v é le d i f f i ­cile chemin.

Les saints qui veulent sauver l ' h u m a n i t é de sa mi sè re ne trouvent, parmi les foules, qu ' ind i f fé rence et m é p r i s : Les pro­phè t e s qui r épanden t , avec leur bouche de v é h é m e n c e ou de suavi té , les p r é s e n t s 'de la sagesse, sont honnis et m o q u é s . Les savants qui souhaitent d ' introduire les hommes t rès m i s é r a ­

b l e s à l a connaissance des m y s t è r e s , ' i l arrive le p lus , souvent qu'on les mette aux oubliettes. E r i c Vidame, l u i , avait rencontre, dans son entreprise, des assentiments enthousiastes et des dévo­tions extasiées . Des hommes d i s t ingués par le cœur et par l 'esprit, tel notre Emmanue l des Combes, se pressaient dans l 'ombre de Vidame avec des grâces d'enfants de c h œ u r , pour l u i . tendre les burettes et l u i p ré sen te r le missel . Ava i t - i l besoin d'argent ? Une équ ipe de rabatteurs, professeurs, artistes, avocats et m ê m e servants politiques se mettaient, sur un mot, sur un signe de la paup iè re , à battre les hall iers. Voulâi t- i l un appartement ?• on l u i en proposait quatre dans un moment où nul , en France, ne trouvait à se loger. Demandai t - i l une voiture ? i l en voyait d ix à sa porte et des plus promptes et des plus cossues. I l ne pou­vait faire un pas sans marcher sur des amis, si bien qu ' i l ne savait plus rester seul une demi-heure, et que, pr ivé de ses cour­tisans ordinaires, i l s'ennuyait à pé r i r . A u x yeux de cette petite foule en transes, le t héâ t r e des Carmes n ' é t a i t pas ce qu ' i l é ta i t , c 'es t -à-di re une t rès modeste, et charmante entreprise de spec­tacles. C'était une église mys t é r i euse , un. des s u p r ê m e s sanctuai­res, de l 'intelligence en péri l , un rare l ieu de la r égéné ra t i on et de là r é d e m p t i o n universelles, une cellule germinative de. l 'huma­n i t é future.

Dès l ' année 1920, Vidame aurait pu transporter ses lares sur quelque br i l lant t remplin de la rive droite. I l ne le souhaitait m ê m e plus. Il voulait, avec une rogne boudeuse et goguenarde, i l . voulait demeurer l à - m ê m e sur le champ de son premier tr iomphe ; i l voulait, j u s q u ' à l ' instant de quelque futur caprice, forcer encore longtemps les gens du monde à venir respirer l 'ha­leine ammoniacale de son impasse vermoulue.

Il é t a i t pris d'une frénésie pour ce qu ' i l appelait « les pro­b l èmes de la technique pure ». U n impor tun s'avisait-il de l u i parler de l 'avenir d u monde et des angoisses eu ropéennes , V i d a -

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me faisait la moue et f ronça i t le sourcil . Que l u i voulait-on. avec ces mirif iques sornettes ? Toute la question é ta i t de savoir si le t h é â t r e serait sauvé par la scène en galalithe ou par la scène en cellulose pure, compressée à deux cent cinquante a t m o s p h è r e s . I l avait inven té le décor en liège, qui évi te , si merveilleusement les r é sonances parasites et, à ce sujet, i l faisait des allusions sibyllines au fameux cabinet de Marcel Proust. I l disait : « Dans le liège, impossible de vocaliser, toutes les harmoniques sont absorbées . L a pensée reste sèche et pure. Dites un texte dans le liège, et vous verrez i m m é d i a t e m e n t ce qu ' i l vaut, tout net. C'est un admirable sys tème de détect ion et de calcination ». I l avait inventé , vers le m ê m e temps, le projecteur à triple rotation qui permettait de ces écla i rages auxquels ne rés i s ten t pas les fioritures superflues et les artifices d'un art postiche. Car E r i c Vidame ne s'occupait de technique t héâ t r a l e que pour mieux châ t i e r l'esprit, son seul objet, l'esprit, sa seule é tude .

L a saille du t h é â t r e des Carmes étai t rectangulaire et mal com­mode. On l'avait aussi, par places, tapissée de Jiège et enduite de papier m â c h é pour des raisons d 'acoust ique Pendant les tra­vaux de restauration, on avait d û consolider l'édifice avec dés poutrelles en fer qu ' i l semblait, à l'architecte, ma la i sé de dissi­muler. Vidame, d e v a n ç a n t les recherches des constructivistes russes, avait tranquillement décidé qu ' i l fallait que cette ferraille d e m e u r â t partout apparente, que c 'étai t en quelque sorte une profession de foi, un acte de sincéri té , s i bien que le public des Carmes avait le sentiment é m o u v a n t et troublant de prendre son plaisir favori dans un chantier, dans une gare, ou dans un atelier de constructions mé ta l l iques . Vidame et ses fidèles parlaient vo­lontiers à ce propos de « perpé tue l devenir », d' « anatomie décla­r é e », d ' « équi l ib re i t i né r an t », de « m é t a m o r p h o s e créat r ice » et autres dél ica tes devinettes que le nom de Bergson, adroitement sollicité, i l luminai t , de minutes en minutes, comme un éclair .

Quand les collaborateurs de Vidame, péné t r é s de la religion vidamienne, c o m m e n ç a i e n t de la colporter par le monde à la façon d 'un évangile , brusquement le m a î t r e donnait de décon­certants coups de freins, virait , changeait de route, jugeait ses idées de la veille, devenues.les idées des autres, avec une ironie corrosive et impitoyable qui manquait rarement son effet. N ' i m ­porte ! Les amis de Vidame é ta ient toujours saisis, toujours vaincus, toujours dés i reux de recommencer, toujours rayonnants

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de foi et de béa t i tude , toujours résolus à succomber dans cette lu t t e . inéga le . . . '

L e monde vidamien é ta i t , au demeurant, un monde clos, défini , composé de trois é l é m e n t s distincts : les acteurs, les auteurs et le pub l i c . ; le reste n'ayant, dans son ensemble, qu 'un in té rê t documentaire.

Comme beaucoup de professeurs, de savants, de chirurgiens, de médec ins qu i vivent au centre d'une école, y exercent leurs prestiges et perdent la juste mesure du monde, Vidame avait, petit à. petit, pris.des m a n i è r e s de tyran grognon. I l prodiguait à ses acteurs de petites tapes sur les joues, tapes qui , parfois, se risquaient jusqu 'aux proportions de la gifle'. I l avait une façon bien à lu i de leur prendre la tête sous le bras ou de leur tirer les cheveux ou de leur donner de légers coups de pied au der­r i è re . C'étai t fait de telle sorte que l'objet de ces cajoleries aven­tureuses, ne pouvant se mettre en colère, n'avait plus q u ' à rougir de confusion et de contentement. E n paroles, Vidame, habile dialecticien, se passait toutes les fantaisies q u ' i l é ta i t , m a l g r é tout, forcé de s'interdire dans les gestes. I l avait line m a n i è r e bien personnelle d'insulter ses collaborateurs, surtout les plus anciens, ceux des commencements, de leur faire, en trois mots ' . mesurer leur ignorance, leur insuffisance, leur maladresse, et surtout leur manque de goût , car on ne parlait, chez Vidame ,

. que du goût , car le t h é â t r e des Carmes étai t , au dire de Par i s , le s u p r ê m e refuge du goût, de l a compé tence cri t ique.

L a guerre avait rudement f rappé la petite troupe du t h é â t r e . U n des plus jeunes acteurs de Vidame éta i t mort en 1915, dans les attaques de Champagne. P a u l Hel louin , trois, ans pr isonnier chez les Turcs , avait c o n t r a c t é une pén ib le maladie des reins et de la vessie, 'maladie qu i ne laissait pas de le tourmenter quand i l restait longtemps en scène*. Farge avait u n poignet raide et une main toute déformée . D'autres encore avaient, i c i et là , combattu, besogné, souffert. Mais on ne parlait jamais de la guerre dans la petite ' troupe des Carmes. L e patron n 'a imai t pas cela. S ' i l arrivait qu 'Hel louin , pendant une répé t i t ion , com­m e n ç â t de souffrir et se d a n d i n â t sur ses jambes, Vidame disait gentiment : « Al lons , sors, mon pauvre Pau l » et, l 'autre à peine dehors, le directeur ajoutait : « I l devient vraiment impossible l Dommage ! U n s i bon gros ! »

A toutes les femmes de sa troupe, le patron marquait une

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politesse railleuse, qui , d'ordinaire, susurrait, pour s 'élever, dans les cas graves, j u s q u ' à devenir sifflante. I l ne les tutoyait que pour les féricites, ce qui donnait à la louange quelque chose de moins solennel. I l les prenait par la taille, d 'un air nég l igen t , e l b lasé , les saisissait au vol par leur bras nu, en glissant le doigt vers l'aisselle d'une m a n i è r e imperceptible. I l posait, i c i et là, sur l 'étoffe de leur vê temen t , l ' ex t rémi té de son index, pour accentuer une observation. S ' i l é ta i t t r ès content, ce qui n 'arr ivai t guère , i l leur mettait un baiser à la naissance du poignet. Il entrait dans toutes les loges sans frapper, à la cava­l ière . C'était son privi lège, sa m a n i è r e à l u i de r é c l a m e r ses droits féodaux. I l s'asseyait à califourchon sur une chaise ar thr i ­tique et i l a l lumait une cigarette, l 'air perplexe et las. Parfois, i l restait là pendant des heures, à dire des riens. Quand ce sem­blant d'entretien avait suffisamment duré , soudain E r i c Vidame c o m m e n ç a i t de ressembler à Dante, et les pensionnaires avisées comprenaient, à cette minute, que le patron, fourbu, ne pensait plus à r ien du tout, pas m ê m e au marivaudage.

I l aimait de venir ainsi s'installer chez Suzanne. Comme la loge é ta i t petite, i l suffisait à Vidame d'allonger le bras pour l 'explorer dans tous les sens avec des gestes doucement indis­crets. Suzanne se reculait en faisant claquer ensemble les quatre pieds de sa chaise : •

• — Laissez-moi me déshabi l le r . Je n 'ai pas beaucoup plus d'une heure pour d î n e r et prendre l 'air.

Vidame se retirait, non sans a r r ê t s et volte-face. Il n ' é t a i t plus narquois alors, mais un peu lamentable et m ê m e un peu bafouillaur. I l répé ta i t , en fo rçan t dans l 'aigu, presque dans le mièvre , sa belle voix naturellement grave et vibrante : « Petite Suzanne, petite Suzanne... » U n autre jour, i l faisait une fausse sortie, revenait au bout d'une seconde et c o m m e n ç a i t à parler de la maison, du publ ic et surtout des auteurs. I l ne se souciait aucunement, au long de ces divaguants monologues, d'obtenir une r ép l i que raisonnable. Mais i l avait perdu le sentiment de la solitude ; i l ne pouvait guère penser q u ' à voix haute et devant quelqu'un.

A vra i dire, i l - n'avait de goût que pour une dizaine de che f s -d 'œuvre qu ' i l se rése rva i t de jouer, plus tard... quand sa doctrine serait c o m p l è t e m e n t au point. Sa dilection pa r t i cu l i è r e al lai t aux pièces qui ne comportent que t rès peu de texte obl i -

TOME LXIV. — 1941. 2

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gaioire- : la eommedia delF arle et, surtout, le nô japonais" ! I l trouvait aux auteurs d'autant plus de talent qu' i ls mettaient, dams leurs ouvrages, moins de ce qu'au t h é â t r e des Carmes on appelait avec dédaim la « m a t i è r e oratoire » . I l l u i arr ivai t parfois de faire le plus grand éloge d'une pièce nouvellement découver te . S i le succès de la pièce just if iai t cette sentence, et surtout si le suecès m e n a ç a i t de s 'é terniser , E r i c Vidame laissait alors p a r a î t r e une certaine i nqu i é tude . I l disait à ses familiers' : « L a pièce est bonne, sans doute, puisque nous l 'avons j o u é e . C'est bon, mais n ' exagé rons pas. I l faut voir comment c'est fait. R ien de plus instructif que de r épé te r une pièce et de la jouer cinquante fois. R ien de meil leur pour la mettre en petits mor­ceaux. »

Il avait, depuis son jeune temps, rêvé de bâ t i r u n t h é â t r e ' peur y jouer ses propres ouvrages. Les a n n é e s passaient et Vidame, avec une souffrance infinie qu ' i l n'avouait à personne, se' diemandaèt parfois s ' i l trouverait jamais , un jour, le recueil­lement nécessa i re pour donner toute sa mesure et composer son che f -d 'œuvre .

I l venait de monter le Mirabeau de Noël Chérouvier , p ièce que le v ie i l écrivain, conservait, momif iée , depuis trente ans, dans un t i roir . L e directeur des Carmes disait à q u i ' voulai t l 'entendre : « L a seule valeur de cette pièce est d'ordre révolu­tionnaire, j,'entends le mot au sens politique. Pour l 'art, n 'en parlons m ê m e pas. » Parfois, i l s 'exprimait plus amplement sur cette question dél icate : « Je suis, disai t- i l , reconnaissant à Ché­rouvier de n'avoir jamais dése r t é les positions de l 'esprit. I l est incorruptible, et c'est exceptionnel dans notre malheureuse épo­que. Il attaque les. hypernationalistes, mais, i l se tient ù distance respectueuse des bolcheviks et voilà ce que j 'appelle une des positions de l 'esprit. Chérouvier est une conscience... »

Vidame r ê v a i t une minute et reprenait, t irant de son la rynx d'admirables sonor i tés de contre-basson :

— , Chérouv ie r est le seul de nos aînés, à q u i je dise de bon c œ u r : « M o n cher m a î t r e . » O h ! ce n'est pas pour son oeuvre, q u i est terriblement rasante ; c'est pour son attitude pendant l a guerre, par exemple, c'est pour son noble dé tachement . . . Ce n'est sans doute pas u n grand artiste, mais c'est une conscience, u n ca rac tè re , , et le ca rac tè re , c'est mil le fois plus rare que le talent ; ça, je peux l 'affirmer. Je sais ce que je dis...

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Là-dessus , E r i c Vidame se faisait apporter l a feuille de location et la regardait en remuant les sourcils. I l murmura i t parfois :

— Je me f... du public. Notre premier devoir est de nous f... du public . Attention ! Pas d'erreur sur les mots. Cela signifie que nous devons imposer aux multitudes notre sentiment parce q u ' i l est le meil leur et notre goût parce qu ' i l est le seul.

A i n s i parlait E r i c Vidame. Pourtant, les soirs de répé t i t ion généra le , i l errait dans les coulisses, le front l iv ide et les mains moites. I l expédiai t , de cinq minutes en cinq minutes, des émis ­saires dans la salle et leur demandait avec angoisse :

• — Qu'est-ce- qui se passe là-bas, dans le fond. Ils ont l 'air d 'ê t re empail lés . . . Que dit Tartempion ? Que pense Barnabe ?

Il déc la ra i t , en temps ordinaire : — M o i , je suis au service de l 'esprit et je me f... de l'argent. Pourtant, si la feuille de location montrait, par trop de pages

blanches, i l c o m m e n ç a i t de se morfondre et parlait de relancer les vieux alliés du théâ t r e des Carmes, les alliés capitalistes.

Quand la conversation sur tous ces sujets p a t h é t i q u e s avait suffisamment d u r é . E r i c Vidame s'absorbait dans une sorte de. torpeur. Alors i l ressemblait à Dante et ses familiers compre­naient qu ' i l fallait le laisser tranquille parce qu ' i l allait s'assoupir.

III

. — Suzanne, dit E r i c Vidame, allez-vous me dé tes te r si je vous dis que vous ne serez probablement pas Cordelia ?

Suzanne Pasquier ne r épond i t pas tout de suite. E l le venait de passer les manches d'un ample peignoir de l i n blanc. Avec l'assistance maternelle de Mme Charlemagne, elle d é t a c h a i t les boucles poudrées de la reine Marie-Antoinette. Soudain, parut la tê te ronde, petite et les cheveux blonds ser rés par un ruban couleur chevreuil. Les traits du visage é ta ient pur et déliés, les traits du visage étaient , au regard de ce lu i qui en voulait tenter l 'analyse, tous parfaitement nets et d 'un dessin gracieux ; l a carnation, m ê m e sous le fard, demeurait transparente et l a vie donnait à toutes ces dél icates merveilles u n f r émis semen t spir i ­tuel ; mais n i la structure, n i la carnation, n i la mobi l i té magique

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de ce. visage bien fait ne permettait d'en expliquer l'heureuse et m y s t é r i e u s e beau té . L a jeune femme regarda furtivement E r i c Vidame et se prit à sourire. '

— Oh ! dit-elle à voix basse, peu t - ê t r e ne savez-vous pas que nous avons aussi, nous autres, pauvres que nous sommes -, notre sorte d'intelligence. -

— Que signifie, Suzon, ce petit discours confus ? — D'abord ne m'appelez point Suzon. Je ne suis Suzon que

pour mes amis les plus chers. — E t je ne suis pas de ceux-là ? — Vous êtes notre chef, vous n 'ê tes pas toujours mon ami ,

pas souvent mon ami. O u i , nous avons, nous aussi, notre sorte d'intelligence et quand vous éprouvez le besoin de me dire quel­que chose de finement désagréable , vous ne pouvez imaginer comme je le sens bien.

— Alors , ma 'pauvre amie, vous faites fausse route. Vous ne. serez pas Cordelia parce que nous ne jouerons pas le Roi Lear, tout simplement. . .

Vidame baissa le ton, tendit le col et dit avec un mouvement de la cigarette vers la cloison la plus proche ;

— C'est ce vieux fou de Hel louin qui se monte le bourr i -chon et qui .s'imagine encore que nous allons jouer Lear, que je vais l u i donner Lear , à lu i . Je vous demande un peu...

L e rouge et la mouche de Marié Antoinette venaient de s'envoler soudain. Suzanne dénoua i t ses cheveux pour y promener un gros peigne. ELle se tourna tout d'une pièce vers celui qu'elle appelait le patron et elle ouvrit largement ses yeux d'eau pure. ' . - '

— Je ne mourra i pas, dit-elle, sans avoir j o u é Cordelia . Quand je devrais jouer le rôle pour moi seule, au fond d'une cave.

Vidame fit claquer-deux ou trois fois ses mains l 'une contre l 'autre. •

— Magnifique, Suzanne ! Je vais vous faire deux ou trois r ideaux pour cette r ép l i que ébour i f fante . - •

— J ' e spère , grondait l a jeune femme, soudain toute rose de colère, j ' e s p è r e que vous ne souffrez quand m ê m e pas à la pensée que nous autres; nous, les petits, nous pouvons comprendre et aimer quelque chose.

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S U Z A N N E E T L E S J E U N E S H O M M E S 2-1

— C'est e x t r ê m e m e n t blessant, ce que vous dites-là, madame.

— Votre ami Emmanuel des Combes m'a dit, un jour, à l a f i n d'une rep résen ta t ion : « L a grandeur -de votre mét ier , c'est de tutoyer les chefs -d 'œuvres . » J 'y ai pensé depuis. O h ! la . phrase n'est pas d'une généros i té folle ; elle nous met juste à notre place. Mais j ' y pense presque chaque jour et elle me fait, plais i r . Je ne suis pas, comme vous, un esprit supér ieur . Mais j ' a i m e beaucoup mon travail .

E l l e sourit soudain, tourna la tê te et balbutia : — J'allais dire : j ' a ime beaucoup mon art. Je ne l ' a i pas

di t parce que vous me regardiez avec votre air ironique. Je d é t e s t e cet air ironique.

— Vous vous trompez, L a d y Percy, je ne songeais q u ' à vous admirer.

Suzanne rougit vivement. , — Si nous devons enfin prendre Henri IV, ap r è s ' la pièce

de M . Chérouvier , ayez quand m ê m e la bon té de me le dire d'avance.

— Vous êtes bien pressée , Suzanne. Vous voulez apprendre le rôle ?

— Croyez bien que je le sais. Comment vous dire sans vani té "que je sais toujours par cœur Ophél ie et Monime, Marguerite et Mél i sande , Por t ia et Ki t ty Bel l . . . Cinquante rôles pour le moins.

— Oui , oui, murmura Vidame. E t je me demande parfois si vous avez pris le temps d'apprendre par cœur Suzanne... Je dis bien Suzanne Pasquier...

E t comnie la jeune femme, déconcer tée , le regardait avec é t o n n e m e n t , i l reprit, d'une voix enjouée :

— « E h ' b i e n , Kate ? I l faut que je vous quitte dans deux heures. »

Suzanne venait de se lever et, tout naturellement, elle saisit l a main de Vidame- et repartit avec é lan :

« — O mon bon seigneur, pourquoi êtes-vous seul ainsi?... ,Et pour quelle offense ai-je, depuis quinze jours, été bannie du li t de mon Har ry ? Dis-moi , mon doux lord, qu'est-ce qui t 'ôte l'ap­péti t , la-gaieté et le sommeil doré ? »

Vidame jeta sa cigarette et remua doucement le chef : — E h ! eh ! soupirait-il , ce n'est pas mal , pas mal du tout,

Suzanne.

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22 R E V U E D E S D E U X M O N D E S

L a jeune femme partait à rêver . U n peu plus tard, elle m u r m u r a dans un souffle :

« — Si vous ne m'aimez plus ' je ne m'aime plus. » — Mais , petite Suzanne, dit l égè remen t Vidame, j e vous

aime encore. Suzanne venait de reculer d'un mouvement brusque. — Ne rompez pas le jeu, dit-elle, ou je vous d i ra i que je

vous détes te-— Il me semble, Suzon, que vous ne respectez plus votre

patron. — Je ne vous respecte plus quand vous cessez de vous

respecter vous -même . — Déc idément , vous êtes obsédée par L a d y Percy. — E l l e m& plaî t . J 'aime Ol iv ia , j ' a ime les deux Por t ia , celle

du Marchand et celle de César. J 'aime ces femmes de Shakes­peare qui sont belles et magnifiques. I l me semble que pour jouer une fois L a d y Percy je donnerais deux a n n é e s de ma vie.

— Deux ans de quelle vie, Mademoiselle ? Deux ans de vô t r e belle vie jeune ou deux ans de la femme que vous serez dans un demi-siècle ?

— Taisez-vous ! Taisez-vous. Je ne serai plus vivante dans un demi-s ièc le . Taisez-vous. Si vous parlez encore de ces affreux mys t è r e s , je vais vousprendre en hprreur.

— Peu t - ê t r e jouerez-vous L a d y Percy. — Peu t - ê t r e ? pourquoi peu t -ê t r e ? Vidame se leva et fit pirouetter sa chaise. — Je ne vous demande pas.deux ans de votre vie ; mais

seulement deux petites heures, charmante Suzanne. — Vous êtes odieux. — Par lons sé r i eusement , Suzanne Pasquier. I l n'est pas du

tout sû r que vous puissiez jouer L a d y Percy. — E t pourquoi donc, Monseigneur ? — C'est un t rès petit rôle, Kate. Si vous ne deviez pas jouer

ce petit rôle, — trop petit pour une personne de votre mér i t e , bien év idemment , — j ' en serais nav ré pour mon compte, car sachez le bien, mon amie, je serai Horspur. Al lons , je vais prier le ciel de m'envoyer beaucoup d'argent.

— Reconnaissez," d i t Suzanne avec amertume, que vous prenez plaisir à torturer ceux qu i vous servent.

Vidame haussait les épaules .

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SUZANNE E T LES JEUNES HOMMES 23

— Je vais prier le ciel pour qu ' i l me soit possible de vous donner à vous, chère Suzanne, le petit rôle de "Lady Percy. A i n s i j ' a u r a i la chance de vous tenir quelques secondes entre mes bras. Vous savez bien, Kate, pour la scène des adieux : « Mon cheval, m o n amour, mon cheval ! »

— O h ! dî t la jeune femme en laissant tomber ses épaules avec un soupir, vous savez bien, Monseigneur, que les baisers de t h é â t r e n'engagent pas une seule fibre de la chair. Mais dites-moi,

. sé r ieusement , qui pourrait m ' e m p ê e h e r de jouer L a d y Percy ? Cela ne dépend que de vous, vous êtes le ma î t r e , i l me semble.

Vidame ouvrit la porte et fit riiine de s 'éloigner sans r ien r é p o n d r e . Puis i l revint sur ses pas et murmura l 'a ir e n n u y é :

— Non, non, petite Suzanne. Cela dépend de puissances obscures dont' j ' a i r é p u g n a n c e à parler ! D'ai l leurs, n 'y songez pas, Suzanne. Nous n 'y sommes pas eneore. I l faut d'abord nous dé l ivrer de ce Mirabeau en bois dont je me demande parfois ce q u ' i l peut bien signifier. Adieu , L a d y Percy.

IV

Comme i l é ta i t de taille médiocre , He l lou in portait de hauts talons et, par l a cambrure des reins, par le raidissement du coL i l t â c h a i t à corriger cette d isgrâce de la ,nature . L ' i ndex poin té vers le tapis, le bras tendu, l a voix péné t r ée d 'un douloureux et noble ressentiment, i l s 'écria :

Et s'il faut qu'à mes feux votre flamme réponde, Que vous doit importer tout le reste du monde ?

Cél imène demeurait silencieuse et d é t o u r n a i t la tête. Alceste fit un pas, chercha le regard de la jeune femme et murmura d'une voix presque suppliante :

Vos désirs avec moi ne'sont-ils pas contents ?

Célimène eut u n mouvement de retraite et r épondi t , pesant les mots :

L a solitude effraye une âme de vingt ans*..

Il y eut alors un silence, long, beaucoup trop long sans doute, caT Hel louin se pri t à frapper du pied :

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24 R E V U E DES DEUX MONDES

— Allez , marchez, Suzon. Ne prenez pas u n temps ap rè s ce vers là, mon petit. Vous savez bien qu'elle parle encore de son â m e . Alors i l faut encha îne r :

Tra l a la, pa ta boum, .assez fière, assez forte...

« A h ! vingt dieux ! Je ne sais plus. Je ne me rappelle plus . Vous devriez garder la brochure, Suzon, vous allez me faire per­dre mon mouvement.

Célihiène venait de déployer un éventa i l imaginaire. E l l e en donna deux ou trois coups dans le vide et dit en secouant la tê te : .

— Je n'ai pas besoin de votre brochure. Je connais t rès bien le texte. Mais je révais , oui , je rêvais .

— Ne rêvez pas, Suzon. Trois minutes et c'est f in i . Reprenons, s ' i l vous plaî t , vous serez un ange. Je r e c o m m e n ç a :

Et s ' i l faut qu ' à mes yeux...

Suzanne donna la - répl ique de Cél imène, puis, un peu plus ' tard, celle d 'Eliante et m ê m e celle de PJii l inte. He l lou in s 'é ta i t échauffé dans*le jeu car i l - a ima i t son mét ie r . U n peu d ' é c u m e b r u n â t r e s'amassait aux commissures de sa bouche. L a sueur l u i coulait sur les tempes et les joues. Il dit, en fourrant la brochure dans' sa poche :

— Pas un mot au patron, fil-lette. D'abord, parce qu ' i l ne veut pas que nous fassions ..des cachets en dehors du théâ t r e . . O h ! je ne dis pas qu ' i l a tort, puisque,-.chez lu i , c'est un p r in ­cipe... Ensuite, ensuite, parce qu ' i l m'a défendu . Oui , c'est comme ça ! i l m'a défendu de jouer Alceste. Ce n'est pas parce que suis trop petit et trop gros. Non, pour ça, r ien à dire, je suis ' tout à fait Alceste. Mais parce, qu ' i l croit que cè n'est pas mon emploi. Voyez vous, Suzanne, i l a presque toujours raison, je ne dis pas le contraire. Mais, pour moi , pour moi, je pense qu ' i l me c o n n a î t m a l et qu ' i l se trompe. A h ! que je vous raconte...

— Hel louin , fit Suzanne en montrant la porte, je vous ai p r é v e n u que je "disposais d'une heure, pas plus, et maintenant on va venir me (Chercher,..

— Compris, je mets les bouts de bois... U n mot quand m ê m e pendant que j 'enfi le mon paletot, un mot, fillette. Savez-vous ce qu'a fait " le cher m a î t r e , l ' incorruptible, vous savez l ' i l lustre auteur de Mirabeau, notre M i r a b e a u g è n e national ?

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SUZANNE ET LES JEUNES HOMMES 25*

— Hel louin , décampez, mon vieux, • ou ne comptez plus sur moi pour vous donner une rép l ique .

— E h bien ! i l s'est coupé la barbe. Oui , M . Chérouvier s'est coupé la barbe. C'est un scandale universel dans tout le V e arron­dissement. L a barbe ! et i l va en distribuer les poils à ses fidè­les. A h ! Suzon, vous êtes une bonne copine, mon petit. Je jouerai le Misanthrope à Beauvais, le jour où l 'on donnera, chez nous, l a pièce de Polheraux dont je ne suis pas. Mard i , quoi ! S i vous ne dites rien, le patron ne saura rien. N'est-ce pas que, comme Alces-te, ça se tient ; enfin c'est un peu mieux que pas ma l ? Oui , oui, je m'en vais.

Tout doucement, Suzanne poussait le gros ga rçon par les épau les . A u moment de franchir la porte, i l fit encore une pause, se retint des ongles au chambranle et s 'écria le visage sér ieux . :

— Moi , je l 'aime, Vidame. Oui , c'est comme ça. Même quand i l m'oblige à pleurer du sang. E t vous, vous, Suzon, qu i toujours faites le ch iqué de lui .parler du bout des dents...

-— Allez-vous vous taire ? gronda la jeune femme d'une voix i r r i tée .

— Vous, je vous dira i un jour ce que vous en pensez, du patron.

— Je le sais quand m ê m e mieux que vous. Il était sur le palier et.venait de saisir l a rampe. Il hocha dou­

cement l a tête : — Mais non, mais non, nia petite, vous ne le savez pas mieux

que moi. L a f in de la phrase disparut dans une vér i tab le dé tona t ion .

Suzanne venait de refermer la porte à la volée. E l le traversa l 'antichambre, puis le petit salon dont la fenêt re

donnait sur le quai, sur le fleuve, sur l'Ile Saint-Louis, ' sur la vil le en t iè re et sur le c ie lpar i s ie i i . Pendant quelques minutes, Suzanne demeura debout, l 'a i r hés i t an t , presque d é s e m p a r é . Puis elle fit encore quelques pas, entra dans sa chambre, s'assit devant l a coiffeuse et jeta sur le mi ro i r un regard anxieux, un regard avide et presque sévère. U n peu plus tard, elle se surprit à murmurer tout haut :

L a solitude effraye une âme de vingt ans.

El le compta r ê v e u s e m e n t sur ses doigts : vingt et un, vingt-deux, vingt-trois... A i n s i j u s q u ' à vingt-neuf. E t elle eut un légef

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26 R E V U E DES DEUX MONDES

frisson. E ta i t -çe possible ? E l l e avait vingt-neuf ans ! Non, c ' é ta i t a s s u r é m e n t impossible. Jamais elle n'avait voulu croire qu 'un j ou r elle aurait, qu 'un jour elle f inirai t par avoir vingt-neuf ans. Neuf a n n é e s de plus que Gelimene, l a jeune veuve !

Suzanne secoua la tê te en signe de dénéga t ion . Sur ces vingt-neuf ans, . i l y avait quatre années , presque c inq a n n é e s de guerre. Les années de guerre ne pouvaient vraiment compter. A u surplus» Molière avait d â se tromper. Il avait écr i t vingt ans pour des r a i ­sons de m é t r i q u e ; parce que vingt-neuf ans, c'est presque impos­sible à placer, comme nombre de pieds. E t puis, du temps de M o - . l ière , les femmes é ta ien t vieilles dès la trentaine. C'était une con­vention de l ' époque . Celimene, r ien de plus clair, ne parlai t pas, n ' éc r iva i t pas comme une fille de vingt ans, mais comme une femme accomplie.

Suzanne jeta vers le mi ro i r un long regard suppliant et, petit à petit, elle se pri t à sourire. E l l e é ta i t belle, miraculeusement belle. D'ai l leurs ce n ' é t a i t pas une opinion personnelle, une idée de gloriole et-de folle van i t é . L a presse parisienne tout en t i è re cé­l éb ra i t la radieuse b e a u t é de Suzanne. Ses yeux bleu clair , bor­dés de .paupières auxquelles i l ne manquait pas un c i l , ces yeux, qui , selon l'heure et l 'humeur, passaient du bleu myosotis au bleu pervenche, avec un peu plus de miroitante chaleur, ces yeux, i l s é ta i en t connus de tout Par i s comme les plus grands, les plus é t r anges et les plus doux que l 'on p û t voir ! Pas une Tide, pas un p l i sur les joues à là chair dél icate et ferme. Le nez, droit, fine­ment ailé, semblait mode lé dans une m a t i è r e fine, transparente, p réc i euse . L a bouche... oui, l a bouche...

E l l e ouvrit la bouche et tourna l égè remen t la tê te pour faire br i l le r ses dents au meil leur jour de la fenêt re . L'étoffe du col é ta i t souple et; douce. Non, non, ce n ' é t a i t point l 'encolure d'une femme de vingt-neuf ans. I l y avait, i c i et là, maintes lignes dé l i ­cates qu i faisait penser encore à l a t rès jeune fil le. Suzanne s'ef­força de froncer les sourcils, sourit à son image d 'un air 'boudeur, puis leva ses épaules , qui é ta ien t rondes et mobiles, puis, pour f in i r , éc la ta d 'un rire léger, furtif, a l lègre . Oui , oui, oui, elle é ta i t jeune et belle, plus jeune, plus belle, plus touchante, plus Suzanne que jamais .

A ce moment, l a jeune femme entendit craquer le parquet d e r r i è r e elle. Par-dessus son image, dans le noir du mi ro i r , une

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SUZANNE E T LES JEUNES HOMMES

autre image venait de se former. El le dit, sans se retourner, encore engourdie dans l'enchantement de sa .contemplation :

Comment êtes-vous en t ré , Phi l ippe ? — Mais, dit le jeune homme, j ' a i f rappé, votre servante est

venue m'ouvrir , j ' a i attendu là, pendant dix minutes au moins, devant la porte ouverte. Je ne pouvais pas ne pas vous voir. J 'a i toussé , j ' a i m ê m e dit votre nom et je pensais que vous m'aviez vu , que vous aviez deviné ma présence . Je n ' é t a i s pas indiscret, puisque je suis votre peintre ordinaire, votre témoin , votre spec­tateur naturel....

I l r i t silencieusement et dit encore : — Vous venez de consentir à m'entrevoir. Me faut-il. deman­

der pardon ? L a jeune femme se leva, puis frissonna de la tê te aux pieds.

E n vér i té , elle semblait é tourd ie ; elle fit un ou deux pas de somnanbule, tendant des mains t â t o n n a n t e s que le jeune homme saisit doucement.

— V r a i , d i t - i l d'une voix péné t rée , vous n 'ê tes jamais si bien avec personne qu'avec vous -même . Jamais mieux a b a n d o n n é e qu'avec vous -même . On est un peu honteux de venir troubler l 'entretien.

Il ajouta, faisant un geste vague vers les profondeurs de T'espace :

— Je suis m o n t é tout seul. Je pense que.c'est votre heure, si du moins vous allez à pied. Vous savez que je marche t rès bien et t r è s longuement, en dépi t de cette blessure. Chez nous, je peux faire I'e tour de la forêt. Je suis infatigable.

Suzanne avait mis son chapeau, puis je té son manteau S U T ses épaules ; elle cherchait, toujours silencieuse, des gants dans u n t i roir . Le jeune homme gagna la fenêtre .

— Si vous le permettez, je viendrai d e s s i n e T ou peindre, un jour , ce que mes yeux voient d e vos fenêt res . C'est tout à fait admirable. Ne peindrais-je que ce v a s t e ciel et, là-bas , toutes ces fumées et ce long nuage é t roi t comme une pirogue.

— Savez-vous, dit Suzanne, que c'est l 'ancien appartement de mon frère Laurent ? Il l 'a qu i t t é parce qu ' i l le trouvait trop petit, quand ils ont eu leur premier enfant. Mais , pour moi , pour une femme seule...

— Je ne connais pas votre frère Laurent, si ce n'est par les images des journaux ; mais j ' a i r encon t r é votre frère Joseph, de-

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2,8 R E V U E DES DEUX MONDES

puis qu ' i l est notre vois in et l 'un des châ te l a ins de. Nesles, s ' i l vous p l a î t !

Suzanne s 'étai t prise à r ire. . • — I l faut, dit-elle, comprendre Joseph. I l m'amuse. I l est ter­

rible. S ' i l ne me faisait pas rire, i l m'inspirerai t de l 'horreur. Je serai p rê te dans une demi-seconde. Une femme doit toujours perdre un peu de temps avant de partir, pour ê t re bien sûre d'ou­blier quelque chose. E t maintenant, ouvrez la porte. Je vous par­lais de Joseph. Savez-vous ce qu ' i l m'a dit, l'autre jour, en me dé­binant Laurent ? Non, vous ne pouvez pas lé savoir. I l admire quand m ê m e Laurent , mais i l est plein de jalousie, p le in de mor­gue et de vantardise. Nous autres, Laurent , Cécile, moi , i l voudrait nous d é m o n t r e r que nous sommes ce qu ' i l appelle des c r é a t u r e s de luxe, et que l u i seul, l u i , le faiseur d'argent... Mais je vois que vous voulez savoir ce qu ' i l m'a dit de Laurent . I l ne parlait p„as de Laurent . Il parlait des savants en généra l , de cette « engeance » des savants. E t , tout à coup, i l a cr ié : « Pasteur est cons idé ré comme un bienfaiteur de l ' h u m a n i t é parce qu ' i l a sauvé beaucoup de vies humaines. Résu l ta t , les peuples sont devenus trop nom­breux et ils ont dû s 'égorger pendant cinquante-deux mois pour remettre les choses en ordre et tuer quinze mil l ions d'hommes, les quinze mi l l ions justement que Pasteur avait sauvés . Voi là c e . que c'est que les savants : des f léaux de l ' h u m a n i t é . Tandis que nous, les gens d'affaires, les faiseurs d'or et de richesses... » O h ! i l en racontait encore. Vous ne trouvez pas ça drôle ? Phi l ippe , Phi l ippe , c'est vous qui dormez maintenant.

— Non, non, di t . le jeune homme. Non, j e ne dormais pas. Je regardais cette mèche de cheveux dorés , presque roux, pres­que flambants, c e t t e - m è c h e qui ne consent jamais à rester avec les autres. Attendez, attendez, Suzanne. Je peux bien vous appe­ler ainsi , pu isqu ' i l y a cent, mi l l e personnes à Par is qu i disent en parlant de vous, Suzanne tout court, comme si vous leur apparteniez.

— E t vous êtes jaloux, peu t - ê t r e ? * — N o n , pas jaloux. J ' a i ma part. Attendez une seconde. A t ­

tendez, là, dans le jour de la fenêtre , avant d'aborder l 'autre étage.. Attendez que je vous dise adieu.

— Quoi ? yous allez donc me quitter ? . — Adieu j u s q u ' à demain.

— Vous ne venez point avec moi jusqu'au t h é â t r e ?

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SUZANNE E T LES JEUNES HOMMES 29

— Si , nous irons avec vous. Ne bougez pas, chè re Suzanne. •— Je ne comprends plus rien... Vous dites : « Nous irons »...

— O h ! je vous verrai cet ap rès -mid i . E t p e u t - ê t r e m ê m e toute la soirée. Mais je veux dire adieu à cet instant de solitude. Car « ils » nous attendent en bas.

— Q u i donc nous attend en bas ? . — Je vais vous le dire tout de suite. Mais quand ils seront

là, tous les trois, à vous partager avec moi , à vous.admirer aussi, alors je ne serai plus seul. C'est pourquoi je veux dire adieu à toutes les gracieuses choses de vous que j ' a i tant de pla is i r à voir . Adieu , petite oreille que la l u m i è r e de la fenê t re ourle de givre rose ! Adieu , veinule d'azur qu i traversez tout le front, du nord au sud, comme une pensée insaisissable ! Adieu , bouche de Suzanne, mieux dess inée que la bouche irréel le d 'un ange, dans un tableau du P é r u g i n ! Adieu , dents qui semblez faites non pour manger, non pour rire, mais pour éc la i rer le voyageur dans les t énèbres , dans les deux derniers é tages de ce maudit escalier qu i est tout de suite descendu. Al lons , puisque vous étiez p ressée .

Suzanne fit un mouvement comme pour revenir sur ses pas. —- Non, dit-elle en souriant. Non, je ne suis pas p ressée . Je

Vie dé tes te pas de vous entendre murmurer ainsi mi l le choses un peu folles, mil le choses dél icieuses. Mais qui nous, attend en bas ?

— Vous allez le savoir b ientôt . N'al lez quand m ê m e pas trop vite. Je n ' a i pas encore tout dit de ce que je voulais vous dire aujourd'hui . Je voudrais vous peindre et vous dessiner chaque jour, et ce serait assez pour ma gloire. Savez-vous que Rembrandt peignait sans re lâche sa femme Henriette Jaghers. T a n t ô t elle é ta i t Be thsabée , t a n t ô t Suzanne au bain et t a n t ô t une princesse. Pourtant, elle é ta i t lo in d 'ê t re belle, la pauvre Hen­riette. Vous, je pourrais vous peindre et vous dessiner toute m a vie, m ê m e si vous n 'é t iez que Suzanne. Mais , hier, vous ét iez Monime, demain, vous serez Marie-Antoinette, et a p r è s - d e m a i n Cordelia ou bien Andromaque ou Ophél ie ou qui donc encore ? Bérénice . Avouez que j ' a i beaucoup de chance.

— Mais, dit Suzanne en riant, je ne suis pas votre femme. —C'est v ra i , dit le jeune homme. C'est vra i . Pourquoi me le

rappeler, Suzanne. J ' é t a i s presque sur le point de l 'oublier. A h l nous allons sortir. Vous savez qu'i ls sont là trois ?

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30 R E V U E DES DEUX MONDES

— De qu i parlez-vous ? Q u i est là 7 — Deux de mes frères et l 'une de mes s œ u r s . Tro is Baudoin .

E n sorte que nous serons quatre pour vous faire escorte aujour­d 'hui jusqu'au t h é â t r e , si vous le Voulez ainsi .

V

— O h ! s 'écria Suzanne, comme vous vous ressemblez tous ! E l l e fit un pas, ferma les p a u p i è r e s à demi, puis reprit p lus

bas : . — Non ! C'est-à-dire que.... non ! Attendez que je vous

regarde un peu mieux. Vous ê tes tous bien di f férents , quand on vous cons idère de p r è s . Mais vous vous ressemblez pourtant, parce que vous ne ressemblez pas du tout aux autres, aux gens des autres familles, au reste des gens. Quelle est cette demoi­selle ? Allons,. ' Phi l ippe, allons, "présentez-nous !

Trois jeunes gens é ta i en t debout sur le trottoir, et Ph i l ippe di t laconiquement :

-.— Une de mes s œ u r s , deux.de mes f rères . Je vous ai dé jà p a r l é d'eux.

— L e u r nom ? Dites-moi leur nom. Rappelez-moi leur petit •nom.

— Celle-ci est Thé rè se . E l l e vient tout de suite ap rè s moi , q u i ne suis quand m ê m e pas l 'a îné de tous, puisque nous avons Madeleine. V o i c i Thé rè se Baudoin. E l l e est d'un an plus jeune que moi .

Suzanne tendit la ma in et Thé rè se fit une imperceptible révé­rence du genou, u n mouvement ple in de fierté, p le in de noblesse, que Suzanne admira beaucoup, en vér i t ab le c o m é d i e n n e .

— E t que fait, dit-elle, votre s œ u r T h é r è s e dans le fameux village de Neslès ?

Thé rè se r é p o n d i t avec une grande s impl ic i té : -— J'aide ma m è r e , je fais la cuisine, je tire l'eau du puits.

Je couds, je brode. E t puis... • — E t puis ? L a jeune fille rougit, sourit doucement et dit : — Je sais aussi faire la lecture à haute voix pour mon père ,

chanter, danser et jouer de l 'alto.

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SUZANNE ET LES JEUNES HOMMES 31

— Vous savez danser, s ' écr ia Suzanne avec joie ? P e u t - ê t r e avez-vous suiv i des cours ? Quel é ta i t votre professeur ?

L a jeune fi l le secoua la tê te d 'un air ef farouché : •—• Mes professeurs é ta ien t maman, et m ê m e papa, avant...

avant l a guerre. — Attendez ! Attendez ! s 'écria soudain l ' un des deux f rè ­

res, u n grand garçon aux longs cheveux bouclés , à l a grosse voix -en m ê m e temps trop grave et pué r i l e . Attendez, elle ne dit pas tout ce qu'elle sait faire. E l l e sait saler le beurre, cuire les confitures de cassis, p r é p a r e r le sirop de m û r e s , trouver les mori l les au printemps et soigner les abeilles. Et , pourtant, vous

.regarderez ses mains. Elles sont t r è s propres et t r è s fines. E t elle a le pouce c a m b r é comme tous les Baudoin . E t je ne dis pas tout ! Non, non, je ne dis pas tout.

— Q u i est celui-ci ? demanda Suzanne en se penchant vers Phi l ippe .

Phi l ippe haussait les épaules . I l r épond i t en riant : — C'est un fou, vous le voyez bien. — - Comment, reprit le jeune homme aux longs cheveux en

secouant l a tête, vra i ! vous ne nous connaissez pas ? C'est i n ­croyable. Je vais mettre mes lunettes et vous nous r econna î t r ez

* mieux. Que voyez-vous donc quand vous jouez sur l a scène de votre t h é â t r e ? Tous ces visages écarqu i l l és qu i regardent, l a bouche ouverte et les yeux ronds, vous ne savez pas que c'est nous ? Toutes ces mains qui continuent d'applaudir quand les autres sont fat iguées ? C'est encore nous. E t vous ne nous con­naissez pas ? Quelle indifférence ! Quel égoïsme !

— Hubert ! Hubert ! grondait le frère a îné . — E t l u i qui ne dit rien, comment s'appelle-t-il ? demanda

Suzanne. Le jeune homme aux cheveux flottants fut secoué d 'un

joyeux r i r e : — Celui-là, déclama-t- i l d'une voix funèbre et caverneuse,

celui- là , c'est notre muet, c'est le personnage silencieux de la pièce. I l s'appelle Marc, mais je l'appelle « E a u dormante » ou m ê m e « Espace in f in i », à cause de son silence é ternel , comme dit Pascal .

— Gilbert, dit le jeune homme en rougissant, je f inirai par parler, si tu. continues.

— Ne dis rien, cher espace, ne sors pas de ton dél ic ieux natu-

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32 • R E V U E DES DEUX MONDES

re l . Regardez, Madame. Non ; . pas Madame... Mademoiselle... Non ! Je d i ra i notre Suzanne, tout net et tout rond comme une prune. Regardez mon frère le muet, regardez cette aimable carpe de f rère . I l y a des gens qui nient l'existence de l ' âme . C'est qu' i ls n'ont jamais e x a m i n é par transparence les oreilles de mon frère Marc . El les sont t r è s grandes, ces oreilles. Mais vous pouvez, par transparence, les voir rougir sous l'effet de la pensée , c 'es t -à-di re de l ' âme . E t voilà ! A quoi donc croyez-vous qu ' i l pense, le cher garçon , pour que ses oreilles rougissent de cette m a n i è r e révé la­trice ? Ce n'est pas un p h é n o m è n e réflexe, ô notre Suzanne. C'est exactement une manifestation de la pensée . E t i l pense p e u t - ê t r e à l 'étoile An ta rè s , ou m ê m e à vous, tout* simplement, comnîe moi et comme les autres. Je marche trop vite, peu t - ê t r e ? Nous marchons trop .vite avec nos grandes jambes, peu t - ê t r e ?

—1 Non, dit Suzanne, vous ne marchez pas trop vite, mais vous ne me laissez pas poser, une seule question.

— Je r é p o n d s d'avance à toutes les questions que vous pour­rez imaginer.

^— Ça, dit Suzanne ,eh riant, vous n'en savez r ien. — Il est insupportable, gronda Phi l ippe . Il parle, i l parle et i l

n 'y a plus moyen de i ' a r rê te r . Je vous l ' a i dit, c'est un fou. — Quel mé t i e r faites-vous, Monsieur Hubert ? dit Suzanne en

s ' a r r ê t a n t itne seconde au mi l i eu de son escorte. — Phi l ippe vous l 'a dit , je suis fou. — Soit ! Mais ap rès ? — Jè suis mil l ionnaire . — Mil l ionnai re ? — Certainement. E t pourquoi pas ? J ' a i u n m i l l i o n d ' idées ,

un mi l l ion de projets, un m i l l i o n de dés i rs . D'ai l leurs , n ' importe qu i possède un mi l l i on de quelque chose. Nous sommes tous des mil l ionnaires m é c o n n u s . Je possède des mi l l ia rds de globules rou­ges, des mil l iards de molécules , des mil l ions de pensée s extraor­dinaires, un mi l l i on de des t inées , au choix.

— O h ! dit le silencieux Marc, ne l 'écoutez pas trop. I l vaut mieux que son bavardage. •

— Qu'en sais-tu, espace i n t e rp l ané t a i r e ? — Mais, reprit Suzanne, vous ne m'avez toujours pas dit quel

é ta i t votre mé t i e r ? - • — M o n mét ie r ? Je suis botaniste, pour vous servir, chè re

Suzanne. Moi , je n'aime vraiment que deux choses au monde ;

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SUZANNE E T LES JEUNES HOMMES 33

la botanique et l 'amour. Ou i , oui, ne protestez pas, vous autres. J 'aime l 'amour, comme disait saint August in . J 'aime l 'amour, mais, attention, je ne suis pas sentimental. Bon ! J 'al lais donner un coup de t ê t e dans c'e bec de gaz et vous êtes là quatre à me regarder faire sans qu'une main charitable... Excusez-moi, je suis myope. O h ! je vous expliquerai plus tard que je suis myope pour mieux voir les choses.

— Vous ne pourrez plus l ' a r rê te r , fit en souriant Phi l ippe. Il dit ainsi n'importe quoi.

— Je dis n'importe quoi et i l arrive que ce soit quand m ê m a quelque chose. Alors, quand venez-vous à Nesles ?

— O h ! j ' i r a i sû r emen t , monsieur l'espace inf in i , mais i l faut que j 'a ie la paix avec ce terrible théâ t r e .

— Alors , dit Thérèse , en secouant la tête , alors vous ne viendrez jamais.

— Voilà dé jà longtemps, s'exclama le jeune fou d'une \ o i x frondeuse, voilà déjà longtemps, voilà plusieurs mois que P h i ­lippe nous annonce votre visite. Mais Phi l ippe se vante et moi je finis par perdre patience. Vous avez déjà m a n q u é les pei ce-neige.

— Je vous avais donc promis de venir pour les perce-neige ? — Vous m'aviez promis de venir avant les roses de Noël.

Rappelez-vous, vous me l'aviez promis au moment û'Andromaque. — A h ! s 'écria Hubert d'une voix pa thé t i que , Andromaque,

on peut dire que c 'étai t p o m m é ! Il s ' a r rê ta brusquement, s'agenouilla sur le trottoir, ren­

versa la tête et se prit à déc lamer en imitant Suzanne :

A l i ! de quel souvenir viens-tu frapper- mon àiine- ! Quoi ! GtVphise, j ' i r a i voir expirer encore Ce fils, ma seule joie, et l'image d'Hector !

— Bravo ! s'écria ]a jeune femme. Vous savez donc des vers par cœur .

— M o i , je sais un mi l l ion de vers. Je vous l 'a i dit, je suis mil l ionnaire. E t quand je ne les sais pas, les vers, je les invente et c'est presque aussi bien. N ' empêche qu vous avez r a t é les perce-neige.

— Et vous avez m a n q u é les forsythias, poursuivit Thérèse . — Qu'appelez-vous forsythias ? — Une plante dorée qui fleurit en hiver, pour remplacer le

soleil.

TOME I.XIV. — 19-ii. 3

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34 R E V U E D E S D E U X M O N D E S

— E t ce n'est pas tout, m u r m u r a Marc. . . I l rougit encore et, comme tout le monde le regardait, i l

balbutia, d'une voix é t rang lée : — Les daffodils... — Quoi, reprit Suzanne avec enjouement, j ' a i donc m a n q u é

les daffodils ? Mais qu'est-ce que les daffodils ? — Ce sont les fleurs jaunes que les Anglais appellent ainsi

parce que c'est leur façon de prononcer asphodè les , mais ce ne sont pas des asphodè les .

— Attention, attention ! dit Hubert en levant au ciel un doigt justicier . Attention ! E l l e est en t ra in de manquer les narcisses.

— A h ! s 'écria Suzanne en baissant la tê te avec une feinte confusion. Vous m'ep direz tant que je me sentirai coupable.

— Chère Suzanne, reprit Phi l ippe, nous nous désolons à la pensée que vous manquez tant de douces et charmantes choses qui tiennent une grande place dans notre vie de campagnards. Ne manquez pas nos orch idées .

— Vous cultivez les orch idées ? — Mais non, je parle des orchidées des bois, de toutes ces

petites orchidées merveilleuses qu i fleurissent dans les bois de Nesles et de la Tour du L a y . Venez. Venez et je vous raconterai l 'histoire de la renanthera, tele que me l 'a r aeon tée notre bota­niste.

— Si tu racontes mes histoires, maintenant ! •— E t qu'est-ce que cette renanthera ? Hélas ! vous me

faites comprendre que je ne sais absolument rien. — L a renanthera, dit Thé rèse , n'est pas une fleur de

chez nous. — Non, poursuivit Phi l ippe, c'est une fleur du Brés i l . E l l e

pousse sur les arbres et s'attache aux creux dans lesquels i l y a u n peu de mousse ou de pouss iè re . Quand on veut la cultiver, on la plante au pied d 'un arbre, dans la terre, dans l 'humus. E l l e y fait des racines, puis elle s 'é lance dans l 'arbre. Quand elle est assez forte, quand elle a poussé , dans les creux de l 'arbre, i c i et là, d'autres racines, alors elle quitte le sol, elle perd ses racines terrestres et elle s'envole, vous entendez, Suzanne, elle monte, elle part, comme une c r é a t u r e dél ivrée .

— M o n Dieu, murmura Suzanne, comme vous savez de belles histoires ! Merci pour renanthera. Hélas ! nous sommes a r r ivés dé jà . Nous voici dé jà devant mon t h é â t r e .

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SUZANNE • E T LES JEUNES HOMMES 35

— O h ! dit Hubert. Nous connaissons le chemin. Je n 'a i q u ' à suivre mon chapeau et i l vient tout seul i c i . D'ai l leurs je n 'a i pas de chapeau.

— Vous ne savez pas, di t Phi l ippe, qu' i ls é ta ien t tous trois dans la salle, hier, avec papa et maman.

— Pour dire adieu à Monime, puisque c 'étai t le dernier soir. Papa vient assez rarement à Paris , comme vous pouvez le penser.

— Oui , et savez-vous ce qu ' i l a dit quand vous ê tes en t rée en scène ? I l a dit. Répète-le, toi, Phi l ippe.

Phi l ippe secoua la tê te . — A quoi bon ? f i t - i i , c'est quelque chose de nous, quelque

chose d'un peu difficile et d'obscur, comme certaines choses de nous.

— E h bien ! moi, dit Hubert, moi je vais le répé te r . I l a dit : « E l l e est t r ès belle. »

-— Mais, dit Suzanne d 'un air é tonné , mais... — Oui , oui, reprit le jeune fou. Vous vous demandez com­

ment i l peut sentir la beauté , puisqu ' i l est aveugle. Mais moi , je comprends t r è s bien. Il sent l a présence de la beau té r ien q u ' à l a respiration des gens qu i l'entourent.

— Non, non, murmura Thérèse , c'est sans doute plus secret que cela... Pardonnez-nous, mademoiselle ; mais nous sommes t rès contents d'avoir pu vous accompagner, en. e s p é r a n t votre visite de Nesles, où tout le monde vous attend.

— O h ! j ' i r a i , s 'écria Suzanne. I l me semble qu'aller à Nesles, ce serait toucher l a terre, me purifier, reprendre force et courage. Merc i à toute mon escorte.

E l l e c o m m e n ç a i t de s 'éloigner dans l'impasse l ép reuse qu i conduisait au t h é â t r e . Phi l ippe fit trois ou quatre pas, l a rejoi­gnit au vol, une seconde et dit tout bas :

— Je vous peindrai aussi, plus tard, dans le jour gris du matin . E t je vous peindrai au soleil, au plein soleil de jui l le t . E t je vous peindrai dans la nuit, quand on ne voit que des ombres. E t je vous peindrai mil le fois avant d'avoir tout vu et tout dit. Ad ieu ! Suzanne, j u s q u ' à ce soir.

G E O R G E S D U H A M E L .

{La deuxième partie au prochain numéro.)