SUZANNE ET LES JEUNES HOMMES

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SUZANNE ET LES JEUNES HOMMES PREMIERE PARTIE I OMME il faisait grand froid dans ce réduit sombre, pou- dreux, où lout être humain ressemblait à son propre fan- tome, la reine Marie-Antoinette, ne put réprimer un léger frisson. Elle se prit à tousser, puis elle bâilla, finement. La Reine était vêtue d'une robe simple et légère, telle qu'en peut porter une dame élégante par une chaude journée de juillet. Elle tendait un pied fragile, dans une chaussure de satin à laquelle une vieille servante était en train de fixer quelque bou- cle de pierreries. Sur cette chevelure grise, inclinée, la Reine posa tout à coup une main que semblait animer une rêveuse compassion. Alors la vieille se redressa, fit un soupir, prit un pas de recul, regarda son œuvre, dans la pénombre, en plissant ses paupières flétries et disparut soudain vers un angle d'ombre. La reine Marie-Antoinette retomba dans Une rêverie in- quiète. Elle avait de beaux yeux, d'un bleu pervenche, aux longs cils alourdis par le fard. Une mouche, habilement posée à l a naissance de la joue,.frémissait avec le moindre mouvement des lèvres, et les lèvres se serraient puis se gonflaient d'oucement pour former cette fameuse, moue autrichienne que, naguère, en- core, à Versailles,- avant les temps de l'angoisse, les uns trou- vaient divine et les autres intolérable. Soudain une porte s'ouvrit, très vite, à deux battants. Un

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SUZANNE ET LES JEUNES HOMMES

P R E M I E R E P A R T I E

I

O M M E i l faisait grand froid dans ce r é d u i t sombre, pou­dreux, où l ou t être humain ressemblait à son propre fan-tome, l a reine Marie-Antoinette, ne put r é p r i m e r u n léger

frisson. E l l e se pr i t à tousser, puis elle bâi l la , finement. L a Reine é ta i t vê tue d'une robe simple et légère, telle qu'en

peut porter une dame élégante par une chaude j o u r n é e de jui l le t . E l l e tendait un pied fragile, dans une chaussure de satin à laquelle une viei l le servante étai t en train de fixer quelque bou­cle de pierreries. Sur cette chevelure grise, incl inée, l a Reine posa tout à coup une main que semblait animer une rêveuse compassion. Alors l a vieille se redressa, fit un soupir, pr i t un pas de recul, regarda son œ u v r e , dans la p é n o m b r e , en plissant ses p a u p i è r e s f létr ies et disparut soudain vers un angle d'ombre.

L a reine Marie-Antoinette retomba dans Une rêver ie i n ­qu iè t e . E l l e avait de beaux yeux, d 'un bleu pervenche, aux longs cils alourdis par le fard. Une mouche, habilement posée à l a naissance de l a joue , . f r émissa i t avec le moindre mouvement des lèvres , et les lèvres se serraient puis se gonflaient d'oucement pour former cette fameuse, moue autrichienne que, naguère , en­core, à Versailles,- avant les temps de l'angoisse, les uns trou­vaient divine et les autres in to lé rab le .

Soudain une porte s'ouvrit, t r ès vite, à deux battants. U n

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fldt de l u m i è r e rougeoyante inonda le r é d u i t pouss i é reux , tandis qu'une voix criait , dans u n t rès profond silence : « L a Reine ! >

E l l e avança i t , en pleine lumiè re , l ' a i r grave et vraiment ma­jestueux, Je c o l u n peu raide et le c œ u r battant, sous le corset haut* lacé. U n homme é ta i t debout, au mi l i eu de l'espace "éblouis­sant, une sorte de monstre au visage éno rme , grêlé . E t , soudain, le fauve s ' inclinait, se courbait j u s q u ' à mettre un genou en terre. Mirabeau ! T e l é ta i t donc l 'affreux sauvage avec lequel i l a l lai t fa l loir parlementer, composer, ruser peu t -ê t r e .

A ce moment, un p h é n o m è n e extraordinaire se produis i t . Sortie d 'un a b î m e de nui t où bri l laient deux ou trois étoi les rou-geâ t res , une voix s'éleva, forte, vibrante, autoritaire, une v o i x qu i criait rudement :

— Mais non " 'Mais non ! Je vous ai dit d'avoir peur. Vous avez; peur de Mirabeau. E h bien ! on ne le" croirait pas.

L a Reine s ' a r rê ta , f i t un geste d'impatience et regarda vers ce trou de t énèb res qui- r e m p l a ç a i t é t r a n g e m e n t un des quatre murs d û salon. L a voix reprenait, moins brutale : '

, — Il est certain que la Reine à peur. C'est bien votre senti­ment, mon cher m a î t r e '?

I l y eut un petit silence. Puis une allumette f lamba et l 'on entrevit, u n ç seconde, un visage couvert de poils gris : b a r b é , moustache et sourcils en broussaille. E n f i n une voix sortit de toute cette végé ta t ion buissonneuse :

— I l est certain qu'elle a peur ; mais cela ne se -voit pas du tout. E l l e est miraculeusement calme. E l l e est, tout à coup, t r è s grande Madame et c'est là ce q u i donne à l a scène son c a r a c t è r e é t o n n a n t .

O n entendit : « Ou i , oui , oui , oui ! » L a voix, sans chaleur, al lai t déc ro i s san t : L a reine Marie-Antoinette se tourna vers les t énèb re s et dit , l'accent i r r i t é : '

— Alorsï qu'est-ce que je dois faire ? L e silence tomba, de nouveau, et l a p r e m i è r e des deux voix

reprit , soudain d é t e n d u e et maussade : — Nous allons voir cela, Suzanne. II. est c la i r que ça ne

marche pas du tout. — Vous allez me faire prendre un rhume, s 'écria la Reine en

haussant les épau le s . Nous avons beau ê t re en jui l let , d ' a p r è s le texte, i l fait c inq dégrés dans les corridors. •

L a p r ç m i è r e des deux voix sortit encore de l 'ombre. E l l e é t a i t à l a fois sèche, polie et moqueuse :

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•— Refaites votre ent rée , Suzanne, et marquez l 'espèce de* frisson que vous donne la présence de Mirabeau.. . Nous allons, essayer comme cela, mon cher m a î t r e . Vous verrez v o u s - m ê m e que l'effet sera t rès grand, sans que la psychologie en souffre..

— Mais le texte, le texte, Vidame ! — Oh ! je suis, vous le pensez bien, p r o f o n d é m e n t respec­

tueux du texte. Mais i l n 'y a rien dans le texte qu i s'oppose à l ' i n t e rp ré ta t ion que nous allons essayer.

U n grognement monta des profondeurs de l a .nu i t : — Rien dans le texte... Mais, Vidame, je connais mon texte.

C'est moi qui l 'a i fait... L a Reine, de nouveau, venait de passer la porte. De nouveau-

Mirabeau pl ia i t le genou. De nouveau, la reine tendait la ma io pour l'offrir au baiser du monstre. Et, de nouveau, la voix d'Eric; Vidame ja i l l i t de l 'obscur i té .

— Vous avez l 'air de jouer les Fausses confidences ! M a i s non, mademoiselle, vous devez exprimer la frayeur et le dégoû t , mais pas la cur ios i té . Vous avez peur ! Vous avez peur !

L a Reine saisit un petit éventai l qu i pendait au bout d 'un ruban, l 'ouvrit avec une paisible insolence et dit :

•— Je n 'y peux rien. Je n 'ai pas peur. E r i c Vidame fit entendre une sorte de sifflement e n t r e c o u p é . — Ça ne va pas non plus pour toi, Farge ! Tu" as l 'a i r éb louL

radieux, tu n'es pas épouvan tab le du tout. — Mais, dit M . Chérouvie r en passant une m a i n noueuse

• entre les poils de sa barbe, Mirabeau est radieux", c'est bien a insi que je l'entends... Dites-moi, mon bon ami, qui est-ce que je vois , là-bas, debout, tout au fond de la scène, à droite ?

E r i c Vidame coassa distraitement : — Quoi ? Quoi ? Quoi ? Là-bas ? A droite ? C'est le dessi­

nateur, Phi l ippe Baudoin, le petit dessinateur. -— Pourquoi « petit » ? Il n'est pas si petit. Vidame fit un geste vague et regarda vers les acteurs.

. . — Si nous continuons comme cela, nous n'en finirons j a ­mais. I l y a des jours impossibles où le t ravai l s'enlise et où tout est difficulté. Al lons , recommencez, Suzanne. To i , Farge, ba\e un peu, mon vieux, fais marcher tes orteils à l ' i n t é r i eu r de tes chaussures, essaye de loucher.

— Maïs, fit t imidement M . Noël Chérouvier , Mirabeau ne louchait pas.

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— Nul le importance, mon cher m a î t r e . Les hommes à l a Mirabeau louchent toujours sous l 'empire des passions... E t puis, bon Dieu ! Qu 'on en finisse ! Laissez faire, mon cher m a î t r e . C'est notre rôle , à nous autres, de tirer de votre ouvrage tout

. ce que vous y avez mis sans m ê m e y penser parfois. E r i c Vidame pri t un temps et murmura d'une voix cajoleuse

et narquoise : — Nous sommes les r é v é l a t e u r s du génie caché .

M . Chérouvier fit entendre un léger grondement de pro­testation. L a répé t i t ion venait de reprendre et les acteurs, mieux lancés , sautaient par dessus les obstacles qui , l a minute p r é c é ­dente, semblaient encore insurmontables. Le lent t ravai l t r é b u -chait, rampait, somnolait ; mais, parfois, l'espace d 'un éclair , le miracle, le capricieux miracle de la scène rayonnait dans cette caverne. Suzanne Pasquier venait de prononcer une parole, et c 'é ta i t l a vo ix -même de l a reine assass inée qui sortait soudain des ab îmes légenda i res ; Mirabeau se redressait pour se frapper la poitrine à coups de poing et nu l ne pensait plus à Farge, le gros acteur célèbre pour ses imitations et son goû t du calembour. N u l ne se rappelait que Farge, b lessé devant Lassigny, au d é b u t de l ' année 17, avait le poignet droit anky losé . Tout le monde apercevait l 'horrible et génial Mirabeau dans la chaleur de cette fameuse j o u r n é e de jui l le t 90 où la Reine avait fait effort pour dompter l ' indomptable. L a l u m i è r e ne venait plus des projec­teurs à triple rotation q u ' E r i c Vidame avait fait construire et

q u ' i l cons idé ra i t comme un de ses titres de gloire, elle tombait, à travers le siècle défunt , de l 'aveuglant soleil d'autre­fois. E t le petit groupe d'hommes silencieux qu i s ' enfonçaient , immobiles, dans les fauteuils dévê tus de leur b â c h e de grosse toile, é ta ien t enivrés un instant par les vapeurs de l a magie et succombaient à l 'hypnose.

— Suzanne est tout à fait bien, dit Emmanue l des Combes en se raclant l a gorge pour cacher son émot ion .

Des Combes é ta i t un ami du patron, le bon génie du T h é â t r e des Carmes, le personnage providentiel qu i toujours t rouvait d ix . mi l le francs pour une f in de mois, celui qu'on envoyait discuter avec ' la p r o p r i é t a i r e ou avec l ' un des deux sous-locataires, l ' hom-me de tous les d é v o u e m e n t s , de tous les sacrifices et de toutes les corvées . II répé ta , en se mouchant sans brui t :

—- Suzanne est é p a t a n t e .

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Comme Vidame ne disait rien, des Combes se tourna vers l 'auteur et reprit, avec une conviction sincère, mais timide *.

— M o i , je la trouve parfaite. E t vous, monsieur ? Noël Chérouvier fit rouler entre son pouce et son index quel­

ques-uns des poils de sa barbe, ce qu i produisit un petit bruit c r ép i t an t .

— El l e n'est a s s u r é m e n t pas mal , murmura- t - i l , mais ce n'est pas ce que j 'avais entrevu tout d'abord.

Il ajouta, parlant à la cantonade avec une feinte indiffé­rence :.

— Connaissez-vous Nina Praga ? * • — L a Polonaise ?

— Oui , l a Polonaise. Emmanue l Des Combes allait r épondre , mais i l jeta d'abord

sur le « patron » un regard interrogateur ; Vidame haussa les épau le s et nasonna, la voix ennuyée :

— Je vous ai dit dès le débu t , mon cher m a î t r e , que le p r in ­cipe de la maison est de ne jamais faire d'engagements spéciaux. Je travaille avec ma troupe, avec la troupe que j ' a i créée, formée, t i rée de l 'argile é lémenta i re . . . Attendez, attendez, ce n'est pas ma l du tout ce qu'elle fait là, Suzanne. C'est bien ton avis, Mano ?

Toute son attention dir igée soudain vers la scène, Emmanue l des Conibes ne r é p o n d i t r ien. U n peu plus tard, avec la pointe de l ' index, i l essuya une larme qu i l u i venait au coin de l 'œil .

I l avait la larme facile, mais révéla t r ice , et, quand le patron voulait savoir si l'effet che rché se trouvait obtenu, i l demandait i r r é v é r e n c i e u s e m e n t : « Est-ce que Mano" sécrète ? Ou i . Alors , ça colle. »

Mirabeau venait de se retirer, ap rès une tirade toute reten­tissante d ' é ruc ta t ions , de borborygmes et de fusées posti l lon­nantes. Le ro i Louis X V I traversait la scène en' p r o n o n ç a n t quelques paroles, Vidame l u i cria, la voix sifflante : •

— Pas comme Boubouroche, quand m ê m e ! C'est un ro i , He l lou in ! U n ro i balourd, mais u n ro i m a l g r é tout. E t puis, mon vieux, fais quand m ê m e un effort pour ne pas prononcer les C durs comme des T. T u dis : t a r a t t è r e . C'est navrant.

Le roi Lou i s X V I fit face à la nuit . Tout son visage expri­mait le désespoi r et l'ont put croire un instant q u ' i l allait se mettre à pleurer.

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— A h ! non ! soupirait E r i c Vidame. Quelle gourde, ce pauvre P a u l !

P a u l Hel louin é ta i t le souffre-douleur de M . Vidame et son plus ancien disciple. I l jouait les pè res nobles, les ventrus, les rondeurs ; mais i l aurait vdulu jouer les philosophes, les sen­tencieux, les saints, les sages et m ê m e les rois tragiques, les princes dépossédés . Par malheur, à peine en t ra iWl en scène, i l produisai t de merveilleux effets comiques. Vidame l u i jetait parfois, d'un air distrait :

— Il faudra que je t'essaye dans les benê t s et les andouilles. On* ne sait pas. Faut voir .

.Hellouin, par toutes les fibres de son être, exprimait alors l a plus morne affliction. I l bégaya i t :

— Non, patron -! Non, ce n'est pas sér ieux. Mais. E r i c Vidame, déjà , volait à d'autres rêver ies . L a reine Marie-Antoinette fit une révérence légère et sortit

d u salon magique. L 'ombre des coulisses l 'ébloui t une minute et elle dit, tendant les mains :

— Vous êtes là, Charlemagne ? L a vieil le habilleuse surgit comme par miracle. E l l e é t a i t

veuve et s'appelait Mme Charlemagne. El le portait avec h u m i l i t é ce patronyme extravagant.

Pour atteindre la loge de Suzanne, i l fallait suivre un long'" couloi r mal éclairé dont les murs embus laissaient, de c i de là , rouler avec lenteur une larme couleur de café. Puis on p é n é t r a i t dans une pièce t rès petite, encombrée , mais é t ince lan te de l u ­m i è r e . L a r.eine Marie-Antoinette poussa la porte et, de cette m ê ­me voix hautaine et gracieuse qu'elle prenait à l a Cour pour parler de ses « charmants vi la ins sujets », elle dit avec vivaci té :

• — Vous ne perdez pas une minute ! Vous allez me laisser me démaqu i l l e r , quand m ê m e .

E l l e avait tendu la main , une petite ma in toute blanche de p â t e et de poudre. L 'homme qui s ' inclinait pour baiser, cette m a i n n ' é t a i t pas. le comte Axe l de Fersen. C'étai t u n jeune homme v ê t u d'une espèce de carr ick d'étoffe écossaise, en m ê m e temps t r è s vieux et t rès é légant . Une belle t ê t e bouclée, p o r t é e par .un co l droit et blanc, sortait de ce v ê t e m e n t é t r a n g e . Les traits en é t a i e n t fins et vraiment dél ica ts . L e regard, qui ne c i l la i t jamais,-avai t l a parfaite l impid i té que l 'on admire aux yeux des enfants^ ÎI t i ra de ^sous sa pè l e r ine un grand album à couverture de toile é c r u e et dit avec u n sourire : '

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— Nè vous déshabi l lez pas tout dé suite : je veux encore faire un croquis.

— Alors , montrez-moi les autres. . L e jeune homme r o u g i t ' l é g è r e m e n t .

— Ils ne sont pas excellents. Vous aviez l 'a i r i r r i t é . —' Oui , oui, murmura l a Reine en f ronçan t le sourcil , ils ne

savent pas ce qu'ils veulent, tous deux, le patron et l 'auteur. -— Alors, fit l'artiste en ouvrant son album, donnez-mai d ix

minutes encore, Suzanne, pour l 'amour de l'art. E l le se pri t à sourire. — Dix minutes, c'est éno rme . Je vais s û r e m e n t m'ennuyer.

Phi l ippe, vous me raconterez une histoire. . Le jeune homme fit deux ou trois pas pour prendre un peu

de recul. Il boitait avec une grâce nonchalante et, cherchant son assiette, i l se cala dans l'encoignure des murail les. Tout de suite, i l c o m m e n ç a de tracer sur le vélin des lignes légères, presque imperceptibles, qui voltigeaient, de ci , de là, comme des pensées à la recherche d'une vér i té . I l regardait son modèle avec une-telle force attentive que la Reine cria soudain :

— Racontez-moi une histoire, Phi l ippe, ou je vais m'endor-mi r : je sens que je vais m'endormir.

— Bon, murmura le jeune homme. Je vais vous raconter l 'histoire de l'ange gardien.

Il ne cessait pas de dessiner, et i l parlait bas, comme s ' i l eû t entrepris d'apprivoiser une c r éa tu r e t rès inquiè te . L a . jeune femme tourna soudain les yeux avec une expression de cur ios i té puér i le .

— Que voulez-Vous dire ? De quel ange gardien parlez-vous'? — Attendez, je vais vous expliquer. Ce n'est pas une h is ­

toire, mais c'est quand m ê m e t rès extraordinaire à entendre. J ' a i vu mon -ange gardien, une fois.

— Phil ippe, vous croyez aux anges gardiens ? — Je ne vous dis pas que j ' y crois, je vous dis seulement

que j ' a i vu mon ange gardien. C'était en 1918, au mois de jui l le t , ap rè s ma blessure. J ' é t a i s soigné à Châ lons - su r -Marne et j 'avais, beaucoup de fièvre, surtout l a nuit, comme tous les blessés . E t . une nuit , je me suis éveillé. J ' é t a i s dans le fond d'une baraque A d r i a n . I l n 'y avait qu'une seule petite lampe, à l 'autre bout de l a baraque. Mais je peux vous assurer que, de mon côté , l a l u m i è r e é ta i t merveilleuse et, sur le pied de mon lit, l'ange étai t assis,.

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tout naturellement, Corinne une personne vivante. D'ai l leurs , c 'é ta i t une personne vivante. Il jouait avec une plunte neigeuse et longue, avec une plume de paon blanc. I l é ta i t t r è s calme et t rès beau. Comme j 'al longeais la main, j ' a i tout de suite compris qu ' i l é ta i t excessivement sensible. I l ne pouvait pas souffrir, par exemple, de me laisser toucher aux plumes de ses ailes. Car, aussi tôt . . . Relevez un peu la tête, je vous prie.

Oui," oui.. Aussi tô t , disiez-vous ? — Aussi tô t , ses ailes se prenaient à f r émi r et à battre. Cela

faisait beaucoup de vent et de bruit, comme lorsqu'on tourmente u n grand oiseau farouche. J 'avais peur, à l a pensée que mes ca­marades allaient se révei l ler et que l'ange serait obligé de s'en­fuir, ou p lu tô t de d i spara î t re . . .

I l y eut un grand moment de silence et la Reine frissonna l égè remen t :

— Je n 'ai jamais vu mon ange gardien, soupira-t-elle. Peut-ê t r e que je n 'a i pas d'ange gardien.

— Si, si, dit le jeune homme avec une gravi té parfaite. U n jour , je ferai le portrai t de votre ange gardien.

— Comment est-il ? — -Je vous le d i ra i avec mon crayon, un jour quand vous

viendrez à Nesles. — J ' i r a i à Nesles, dès dimanche, — Mais non, vous.ne pouvez pas. Les répé t i t ions seront

finies et vous jouerez en m a t i n é e et en soirée. Vous ne pouvez pas venir à Nesles pour une visite. Il faut venir vivre avec nous, vous mêle r à notre vie sans penser à part ir le lendemain mat in . O h ! j 'a t tendrai . Nous attendrons tous. M o n p è r e disait hier : « Vous l u i montrerez le vieux j a rd in des Pasquier, .le j a r d i n de Charles-Bruno Pasquier, mar i de Thé ré s ine P ic . Je ne l ' a i pas connu, j ' é t a i s trop petit ; mais, j ' a i vu jadis les trois enfants, Léopold , A n n a et Raymond, Raymond qui revient de temps en temps par ic i , et dont je reconnais la voix ». Voilà ce qu'a dit mon pè re . Mais laissons cela. Vous viendrez à Nesles, chez nous, pour y vivre, avec nous. J 'en suis certain. Votre chambre est p r ê t e et tout le monde y portera quelque chose : u n dessin pour les murs, une fleur pour les vases, une bûche pour la c h e m i n é e . Tou t le monde vous attend.

• L a Reine succombait à l 'enchantement de cette ferveur mur­murante. Tout doucement, elle abandonnait sur son épau le s'a

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tê te chargée de boucles poudrées et de rubans. L'artiste, d 'un signe imperceptible de son crayon, la rappelait aux soins de la pose. Et , déjà, la bouche ouverte, un f i l de salive lucide entre ses dents éc la tantes , i l allait se reprendre à parler quand la porte de la loge s'ouvrit sous la poussée d'une main brutale. E r i c Vidame entra.

— Vous pourriez quand m ê m e frapper, dit l a Reine-, tout de suite debout, tout de suite ré t ive et dé jà l 'éventai l en main .

Le patron fit un sourire : — Tiens, vous êtes-là, mon petit, d i t - i l en jetant sur Phi l ippe

un regard condescendant. L e jeune homme venait de se lever et, tout de suite, avec

une fierté charmante : — J ' é ta i s là, monsieur ; mais c'est f in i . — Montrez-moi donc vos dessins, dit Vidame un peu ra­

douci. — S i vous permettez, monsieur, je vous les montrerai de­

main, ap rès les avoir revus et mon té s un peu proprement. Il s'en allait en boitillant, dans l'ombre du long couloir aux

peintures larmoyantes. E r i c Vidame referma la porte et s'assit, en soupirant, à cheval sur une vieille chaise.

II

Dès q u ' i l consentait à rester immobile et silencieux, E r i c Vidame ressemblait à Dante. Il avait un visage maigre, des traits longs et bien dess inés , un toupet dru qu i formait promontoire entre deux golfes de front blanc. H n' ignorait certes pas cette ressemblance et i l avait suspendu, sur le mur de son cabinet, tout contre le mi ro i r et à hauteur de regard, un fort beau por­trait du poète, devant lequel i l aimait de tomber en rêver ie . A force de contempler ce portrait, et par un miracle de m i m é t i s m e , E r i c Vidame éta i t a r r ivé non seulement à en contrefaire la noble et majestueuse expression, mais encore à reproduire jusqu 'aux rides et aux mép la t s du modèle . I l avait des sourcils bien dessi­nés , une bouche mince et son menton ne manquait point de charpente. Comme le nez demeurait trop bref d'une idée pour figurer parfaitement la belle trompe du Toscan, E r i c . Vidame, en

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un geste rêveur et presque inconscient, caressait et remodelait « e t .appendice qu i semblait céder aux sollicitations de son 'pro­p r i é t a i r e et gagner chaque jour en vigueur, peu t -ê t re m ê m e en ^impérieuse au to r i t é .

Quand E r i c Vidame c o m m e n ç a i t de parler et de gesticuler, Dante disparaissait comme par magie, le personnage que l ' o a

-voyait surgir alors étai t d'ailleurs tout à fait variable. V idame n ' é t a i t pas u n comédien de premier rang ; c 'étai t pourtant u n

•vér i t ab le homme de théâ t r e , riche de l ' imagination p a r t i c u l i è r e à ce mét ie r . I l savait, d 'un mouvement du rein ou de l ' épau le , faire p a r a î t r e des intentions demeurées , dans le texte des poè tes , â l 'é ta t embryonnaire. De cette vertu révéla t r ice , bien p réc i euse chez les hommes de son état , Vidame gâ ta i t les effets par une grande puissance de mépr i s , puissance dont i l n ' é t a i t pas le m a î t r e et q u i "lui faisait tourner en d é r i s i o n les pièces de tous •ses auteurs, comme i l sera dit b ientôt . À peine avait-i l ouvert l a bouche,et mis sa musculature en mouvement, le directeur d u t héâ t r e des Carmes devenait, à l 'occasion et- pour .une minute, « n e esquisse fort expressive de Ti tus ou de Caliban. Puis , sau­tant par dessus toutes les c r é a t u r e s du rêve, E r i c Vidame retom­bai t enfin E r i c Vidame, c 'es t -à-dire un homme un peu brutal , u n peu narquois, bougon, négl igent , maussade, rongé d'obscu­res nostalgies.

I l s'appelait effectivement Rémi Vidame et i l avait s igné de cette m a n i è r e les p r e m i è r e s publications de sa jeunesse. Pu i s i l s 'étai t pris à dé tes te r le p r é n o m de Rémi qui l u i semblait t i ède . I l l 'avait donc r emp lacé par celui d 'Er ic dont la sonor i té Scandi­nave,, ou mieux encore ibsén ienne , accrochait bien l 'attention.

Dès l ' année 1905, Vidame, encore fort jeune, avait com­m e n c é de recruter une troupe dé théâ t r e , troupe en grande par­tie composée d'amateurs ou de- coméd iens errants.

Il p r é p a r a i t alors des spectacles que l 'on r épé t a i t avec fer­veur dans un studio glacial, au fond d'une cour sans soleil . De temps en temps, Vidame attrapait une salle, en aubaine, pendant deux, trois ou quatre jours, et i l produisait son- spectacle. I l avait d'abord adopté , pour ses camarades et pour lui-même," le nom de « comédiens de^saint Jacques », parce que leur gîte p r i ­mi t i f se trouvait dans une t r è s vieille baraque sise au bas du 'Quartier lat in, au début de la rue suivie jadis par les pè l e r in s de Compostelle. Cette appellation finit par p r ê t e r à des erreurs.

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« O n nous prend pour un patronage, disait Vidame en grognant. 11 faudra changer notre enseigne. » Là-dessus , c 'é tai t envi­ron l ' année 1910, i l avait t rouvé , au f i l d'une f lâner ie dans le quartier Maubert, une vieille salle de spectacle assez difficile d 'accès parce qu ' i l fallait, pour l'atteindre, s'engager dans line impasse entre des bât isses galeuses.

Employé successivement comme salle de r é u n i o n d'une loge m a ç o n n i q u e , puis comme café-concert , puis comme bal-musette, le local aurait découragé sans doute un homme plus rassis et moins enivré d'ardeur. L a maison appartenait à une vieille fem­me toujours malade, toujours mourante et toujours t o u r m e n t é e de passions revendicatrices. E l l e intervenait parfois, dans les déba t s financiers et les tracasseries administratives, à la faveur de textes obscurs qu 'e l l e -même connaissait fort mal . E n outre,-elle avait uri locataire, f l anqué lu i -même d'un sous :loeataire.

Les deux personnages se retranchaient de r r i è re des baux inexpugnables et surgissaient de temps à autre pour exiger de l'argent, articuler des menaces ou pousser des lamentations. Com­me i l n 'y avait pas, dans tout-Paris, une autre salle de spectacle alors disponible, Vidame s'y é ta i t ins ta l lé , ma lg ré tout, avec une décis ion rageuse, puis, i l avait commencé de jouer des pièces et de battre le rappel. Pendant plus de deux années , le t héâ t r e dès Carmes avait été, pour la critique parisienne, uri objet d'aimable dér is ion et, pour la jeunesse l i t té ra i re , un lieu: de recueillement,

u n temple de ferveur. Le succès é ta i t venu soudainement, à l 'au­tomne de 1912. L 'odeur de tendre moisissure qui régna i t au

• fond de cette cave avait sédui t tout à coup les narines les plus dél icates . Les petites rues en pente de la montagne Sainte-Gene­viève, avec leur remugle de latrines, avaient connu, le soir, le grouillement des voitures, les embouteillages fabuleux et les jurons i r r i t é s des messieurs de la police.

P lus tard, E r i c Vidame avait passé toute la guerre dans d'obscures fonctions civiles à ronger son frein et à distiller sa rage. L a guerre ne l ' in téressa i t en aucune m a n i è r e . E l le lu i sem­blait inventée par des puissances malé f iques pour . l ' empêcher , l u i , Vidame, de réal iser ses desseins. Il en parlait, assez rarement d'ailleurs, non comme d'une catastrophe universelle, mais comme d'une obscure conspiration des forces imbéci les contre le théâ­tre des Carmes et son é t o n n a n t directeur.

Et puis la guerre avait f in i par crever de vieillesse et, sans

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perdre une minute, Vidame s 'é ta i t repris à relever le t h é â t r e des Carmes dont les foules, tout auss i tô t , avaient r e t r o u v é le d i f f i ­cile chemin.

Les saints qui veulent sauver l ' h u m a n i t é de sa mi sè re ne trouvent, parmi les foules, qu ' ind i f fé rence et m é p r i s : Les pro­phè t e s qui r épanden t , avec leur bouche de v é h é m e n c e ou de suavi té , les p r é s e n t s 'de la sagesse, sont honnis et m o q u é s . Les savants qui souhaitent d ' introduire les hommes t rès m i s é r a ­

b l e s à l a connaissance des m y s t è r e s , ' i l arrive le p lus , souvent qu'on les mette aux oubliettes. E r i c Vidame, l u i , avait rencontre, dans son entreprise, des assentiments enthousiastes et des dévo­tions extasiées . Des hommes d i s t ingués par le cœur et par l 'esprit, tel notre Emmanue l des Combes, se pressaient dans l 'ombre de Vidame avec des grâces d'enfants de c h œ u r , pour l u i . tendre les burettes et l u i p ré sen te r le missel . Ava i t - i l besoin d'argent ? Une équ ipe de rabatteurs, professeurs, artistes, avocats et m ê m e servants politiques se mettaient, sur un mot, sur un signe de la paup iè re , à battre les hall iers. Voulâi t- i l un appartement ?• on l u i en proposait quatre dans un moment où nul , en France, ne trouvait à se loger. Demandai t - i l une voiture ? i l en voyait d ix à sa porte et des plus promptes et des plus cossues. I l ne pou­vait faire un pas sans marcher sur des amis, si bien qu ' i l ne savait plus rester seul une demi-heure, et que, pr ivé de ses cour­tisans ordinaires, i l s'ennuyait à pé r i r . A u x yeux de cette petite foule en transes, le t héâ t r e des Carmes n ' é t a i t pas ce qu ' i l é ta i t , c 'es t -à-di re une t rès modeste, et charmante entreprise de spec­tacles. C'était une église mys t é r i euse , un. des s u p r ê m e s sanctuai­res, de l 'intelligence en péri l , un rare l ieu de la r égéné ra t i on et de là r é d e m p t i o n universelles, une cellule germinative de. l 'huma­n i t é future.

Dès l ' année 1920, Vidame aurait pu transporter ses lares sur quelque br i l lant t remplin de la rive droite. I l ne le souhaitait m ê m e plus. Il voulait, avec une rogne boudeuse et goguenarde, i l . voulait demeurer l à - m ê m e sur le champ de son premier tr iomphe ; i l voulait, j u s q u ' à l ' instant de quelque futur caprice, forcer encore longtemps les gens du monde à venir respirer l 'ha­leine ammoniacale de son impasse vermoulue.

Il é t a i t pris d'une frénésie pour ce qu ' i l appelait « les pro­b l èmes de la technique pure ». U n impor tun s'avisait-il de l u i parler de l 'avenir d u monde et des angoisses eu ropéennes , V i d a -

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me faisait la moue et f ronça i t le sourcil . Que l u i voulait-on. avec ces mirif iques sornettes ? Toute la question é ta i t de savoir si le t h é â t r e serait sauvé par la scène en galalithe ou par la scène en cellulose pure, compressée à deux cent cinquante a t m o s p h è r e s . I l avait inven té le décor en liège, qui évi te , si merveilleusement les r é sonances parasites et, à ce sujet, i l faisait des allusions sibyllines au fameux cabinet de Marcel Proust. I l disait : « Dans le liège, impossible de vocaliser, toutes les harmoniques sont absorbées . L a pensée reste sèche et pure. Dites un texte dans le liège, et vous verrez i m m é d i a t e m e n t ce qu ' i l vaut, tout net. C'est un admirable sys tème de détect ion et de calcination ». I l avait inventé , vers le m ê m e temps, le projecteur à triple rotation qui permettait de ces écla i rages auxquels ne rés i s ten t pas les fioritures superflues et les artifices d'un art postiche. Car E r i c Vidame ne s'occupait de technique t héâ t r a l e que pour mieux châ t i e r l'esprit, son seul objet, l'esprit, sa seule é tude .

L a saille du t h é â t r e des Carmes étai t rectangulaire et mal com­mode. On l'avait aussi, par places, tapissée de Jiège et enduite de papier m â c h é pour des raisons d 'acoust ique Pendant les tra­vaux de restauration, on avait d û consolider l'édifice avec dés poutrelles en fer qu ' i l semblait, à l'architecte, ma la i sé de dissi­muler. Vidame, d e v a n ç a n t les recherches des constructivistes russes, avait tranquillement décidé qu ' i l fallait que cette ferraille d e m e u r â t partout apparente, que c 'étai t en quelque sorte une profession de foi, un acte de sincéri té , s i bien que le public des Carmes avait le sentiment é m o u v a n t et troublant de prendre son plaisir favori dans un chantier, dans une gare, ou dans un atelier de constructions mé ta l l iques . Vidame et ses fidèles parlaient vo­lontiers à ce propos de « perpé tue l devenir », d' « anatomie décla­r é e », d ' « équi l ib re i t i né r an t », de « m é t a m o r p h o s e créat r ice » et autres dél ica tes devinettes que le nom de Bergson, adroitement sollicité, i l luminai t , de minutes en minutes, comme un éclair .

Quand les collaborateurs de Vidame, péné t r é s de la religion vidamienne, c o m m e n ç a i e n t de la colporter par le monde à la façon d 'un évangile , brusquement le m a î t r e donnait de décon­certants coups de freins, virait , changeait de route, jugeait ses idées de la veille, devenues.les idées des autres, avec une ironie corrosive et impitoyable qui manquait rarement son effet. N ' i m ­porte ! Les amis de Vidame é ta ient toujours saisis, toujours vaincus, toujours dés i reux de recommencer, toujours rayonnants

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de foi et de béa t i tude , toujours résolus à succomber dans cette lu t t e . inéga le . . . '

L e monde vidamien é ta i t , au demeurant, un monde clos, défini , composé de trois é l é m e n t s distincts : les acteurs, les auteurs et le pub l i c . ; le reste n'ayant, dans son ensemble, qu 'un in té rê t documentaire.

Comme beaucoup de professeurs, de savants, de chirurgiens, de médec ins qu i vivent au centre d'une école, y exercent leurs prestiges et perdent la juste mesure du monde, Vidame avait, petit à. petit, pris.des m a n i è r e s de tyran grognon. I l prodiguait à ses acteurs de petites tapes sur les joues, tapes qui , parfois, se risquaient jusqu 'aux proportions de la gifle'. I l avait une façon bien à lu i de leur prendre la tête sous le bras ou de leur tirer les cheveux ou de leur donner de légers coups de pied au der­r i è re . C'étai t fait de telle sorte que l'objet de ces cajoleries aven­tureuses, ne pouvant se mettre en colère, n'avait plus q u ' à rougir de confusion et de contentement. E n paroles, Vidame, habile dialecticien, se passait toutes les fantaisies q u ' i l é ta i t , m a l g r é tout, forcé de s'interdire dans les gestes. I l avait line m a n i è r e bien personnelle d'insulter ses collaborateurs, surtout les plus anciens, ceux des commencements, de leur faire, en trois mots ' . mesurer leur ignorance, leur insuffisance, leur maladresse, et surtout leur manque de goût , car on ne parlait, chez Vidame ,

. que du goût , car le t h é â t r e des Carmes étai t , au dire de Par i s , le s u p r ê m e refuge du goût, de l a compé tence cri t ique.

L a guerre avait rudement f rappé la petite troupe du t h é â t r e . U n des plus jeunes acteurs de Vidame éta i t mort en 1915, dans les attaques de Champagne. P a u l Hel louin , trois, ans pr isonnier chez les Turcs , avait c o n t r a c t é une pén ib le maladie des reins et de la vessie, 'maladie qu i ne laissait pas de le tourmenter quand i l restait longtemps en scène*. Farge avait u n poignet raide et une main toute déformée . D'autres encore avaient, i c i et là , combattu, besogné, souffert. Mais on ne parlait jamais de la guerre dans la petite ' troupe des Carmes. L e patron n 'a imai t pas cela. S ' i l arrivait qu 'Hel louin , pendant une répé t i t ion , com­m e n ç â t de souffrir et se d a n d i n â t sur ses jambes, Vidame disait gentiment : « Al lons , sors, mon pauvre Pau l » et, l 'autre à peine dehors, le directeur ajoutait : « I l devient vraiment impossible l Dommage ! U n s i bon gros ! »

A toutes les femmes de sa troupe, le patron marquait une

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politesse railleuse, qui , d'ordinaire, susurrait, pour s 'élever, dans les cas graves, j u s q u ' à devenir sifflante. I l ne les tutoyait que pour les féricites, ce qui donnait à la louange quelque chose de moins solennel. I l les prenait par la taille, d 'un air nég l igen t , e l b lasé , les saisissait au vol par leur bras nu, en glissant le doigt vers l'aisselle d'une m a n i è r e imperceptible. I l posait, i c i et là, sur l 'étoffe de leur vê temen t , l ' ex t rémi té de son index, pour accentuer une observation. S ' i l é ta i t t r ès content, ce qui n 'arr ivai t guère , i l leur mettait un baiser à la naissance du poignet. Il entrait dans toutes les loges sans frapper, à la cava­l ière . C'était son privi lège, sa m a n i è r e à l u i de r é c l a m e r ses droits féodaux. I l s'asseyait à califourchon sur une chaise ar thr i ­tique et i l a l lumait une cigarette, l 'air perplexe et las. Parfois, i l restait là pendant des heures, à dire des riens. Quand ce sem­blant d'entretien avait suffisamment duré , soudain E r i c Vidame c o m m e n ç a i t de ressembler à Dante, et les pensionnaires avisées comprenaient, à cette minute, que le patron, fourbu, ne pensait plus à r ien du tout, pas m ê m e au marivaudage.

I l aimait de venir ainsi s'installer chez Suzanne. Comme la loge é ta i t petite, i l suffisait à Vidame d'allonger le bras pour l 'explorer dans tous les sens avec des gestes doucement indis­crets. Suzanne se reculait en faisant claquer ensemble les quatre pieds de sa chaise : •

• — Laissez-moi me déshabi l le r . Je n 'ai pas beaucoup plus d'une heure pour d î n e r et prendre l 'air.

Vidame se retirait, non sans a r r ê t s et volte-face. Il n ' é t a i t plus narquois alors, mais un peu lamentable et m ê m e un peu bafouillaur. I l répé ta i t , en fo rçan t dans l 'aigu, presque dans le mièvre , sa belle voix naturellement grave et vibrante : « Petite Suzanne, petite Suzanne... » U n autre jour, i l faisait une fausse sortie, revenait au bout d'une seconde et c o m m e n ç a i t à parler de la maison, du publ ic et surtout des auteurs. I l ne se souciait aucunement, au long de ces divaguants monologues, d'obtenir une r ép l i que raisonnable. Mais i l avait perdu le sentiment de la solitude ; i l ne pouvait guère penser q u ' à voix haute et devant quelqu'un.

A vra i dire, i l - n'avait de goût que pour une dizaine de che f s -d 'œuvre qu ' i l se rése rva i t de jouer, plus tard... quand sa doctrine serait c o m p l è t e m e n t au point. Sa dilection pa r t i cu l i è r e al lai t aux pièces qui ne comportent que t rès peu de texte obl i -

TOME LXIV. — 1941. 2

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gaioire- : la eommedia delF arle et, surtout, le nô japonais" ! I l trouvait aux auteurs d'autant plus de talent qu' i ls mettaient, dams leurs ouvrages, moins de ce qu'au t h é â t r e des Carmes on appelait avec dédaim la « m a t i è r e oratoire » . I l l u i arr ivai t parfois de faire le plus grand éloge d'une pièce nouvellement découver te . S i le succès de la pièce just if iai t cette sentence, et surtout si le suecès m e n a ç a i t de s 'é terniser , E r i c Vidame laissait alors p a r a î t r e une certaine i nqu i é tude . I l disait à ses familiers' : « L a pièce est bonne, sans doute, puisque nous l 'avons j o u é e . C'est bon, mais n ' exagé rons pas. I l faut voir comment c'est fait. R ien de plus instructif que de r épé te r une pièce et de la jouer cinquante fois. R ien de meil leur pour la mettre en petits mor­ceaux. »

Il avait, depuis son jeune temps, rêvé de bâ t i r u n t h é â t r e ' peur y jouer ses propres ouvrages. Les a n n é e s passaient et Vidame, avec une souffrance infinie qu ' i l n'avouait à personne, se' diemandaèt parfois s ' i l trouverait jamais , un jour, le recueil­lement nécessa i re pour donner toute sa mesure et composer son che f -d 'œuvre .

I l venait de monter le Mirabeau de Noël Chérouvier , p ièce que le v ie i l écrivain, conservait, momif iée , depuis trente ans, dans un t i roir . L e directeur des Carmes disait à q u i ' voulai t l 'entendre : « L a seule valeur de cette pièce est d'ordre révolu­tionnaire, j,'entends le mot au sens politique. Pour l 'art, n 'en parlons m ê m e pas. » Parfois, i l s 'exprimait plus amplement sur cette question dél icate : « Je suis, disai t- i l , reconnaissant à Ché­rouvier de n'avoir jamais dése r t é les positions de l 'esprit. I l est incorruptible, et c'est exceptionnel dans notre malheureuse épo­que. Il attaque les. hypernationalistes, mais, i l se tient ù distance respectueuse des bolcheviks et voilà ce que j 'appelle une des positions de l 'esprit. Chérouvier est une conscience... »

Vidame r ê v a i t une minute et reprenait, t irant de son la rynx d'admirables sonor i tés de contre-basson :

— , Chérouv ie r est le seul de nos aînés, à q u i je dise de bon c œ u r : « M o n cher m a î t r e . » O h ! ce n'est pas pour son oeuvre, q u i est terriblement rasante ; c'est pour son attitude pendant l a guerre, par exemple, c'est pour son noble dé tachement . . . Ce n'est sans doute pas u n grand artiste, mais c'est une conscience, u n ca rac tè re , , et le ca rac tè re , c'est mil le fois plus rare que le talent ; ça, je peux l 'affirmer. Je sais ce que je dis...

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Là-dessus , E r i c Vidame se faisait apporter l a feuille de location et la regardait en remuant les sourcils. I l murmura i t parfois :

— Je me f... du public. Notre premier devoir est de nous f... du public . Attention ! Pas d'erreur sur les mots. Cela signifie que nous devons imposer aux multitudes notre sentiment parce q u ' i l est le meil leur et notre goût parce qu ' i l est le seul.

A i n s i parlait E r i c Vidame. Pourtant, les soirs de répé t i t ion généra le , i l errait dans les coulisses, le front l iv ide et les mains moites. I l expédiai t , de cinq minutes en cinq minutes, des émis ­saires dans la salle et leur demandait avec angoisse :

• — Qu'est-ce- qui se passe là-bas, dans le fond. Ils ont l 'air d 'ê t re empail lés . . . Que dit Tartempion ? Que pense Barnabe ?

Il déc la ra i t , en temps ordinaire : — M o i , je suis au service de l 'esprit et je me f... de l'argent. Pourtant, si la feuille de location montrait, par trop de pages

blanches, i l c o m m e n ç a i t de se morfondre et parlait de relancer les vieux alliés du théâ t r e des Carmes, les alliés capitalistes.

Quand la conversation sur tous ces sujets p a t h é t i q u e s avait suffisamment d u r é . E r i c Vidame s'absorbait dans une sorte de. torpeur. Alors i l ressemblait à Dante et ses familiers compre­naient qu ' i l fallait le laisser tranquille parce qu ' i l allait s'assoupir.

III

. — Suzanne, dit E r i c Vidame, allez-vous me dé tes te r si je vous dis que vous ne serez probablement pas Cordelia ?

Suzanne Pasquier ne r épond i t pas tout de suite. E l le venait de passer les manches d'un ample peignoir de l i n blanc. Avec l'assistance maternelle de Mme Charlemagne, elle d é t a c h a i t les boucles poudrées de la reine Marie-Antoinette. Soudain, parut la tê te ronde, petite et les cheveux blonds ser rés par un ruban couleur chevreuil. Les traits du visage é ta ient pur et déliés, les traits du visage étaient , au regard de ce lu i qui en voulait tenter l 'analyse, tous parfaitement nets et d 'un dessin gracieux ; l a carnation, m ê m e sous le fard, demeurait transparente et l a vie donnait à toutes ces dél icates merveilles u n f r émis semen t spir i ­tuel ; mais n i la structure, n i la carnation, n i la mobi l i té magique

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de ce. visage bien fait ne permettait d'en expliquer l'heureuse et m y s t é r i e u s e beau té . L a jeune femme regarda furtivement E r i c Vidame et se prit à sourire. '

— Oh ! dit-elle à voix basse, peu t - ê t r e ne savez-vous pas que nous avons aussi, nous autres, pauvres que nous sommes -, notre sorte d'intelligence. -

— Que signifie, Suzon, ce petit discours confus ? — D'abord ne m'appelez point Suzon. Je ne suis Suzon que

pour mes amis les plus chers. — E t je ne suis pas de ceux-là ? — Vous êtes notre chef, vous n 'ê tes pas toujours mon ami ,

pas souvent mon ami. O u i , nous avons, nous aussi, notre sorte d'intelligence et quand vous éprouvez le besoin de me dire quel­que chose de finement désagréable , vous ne pouvez imaginer comme je le sens bien.

— Alors , ma 'pauvre amie, vous faites fausse route. Vous ne. serez pas Cordelia parce que nous ne jouerons pas le Roi Lear, tout simplement. . .

Vidame baissa le ton, tendit le col et dit avec un mouvement de la cigarette vers la cloison la plus proche ;

— C'est ce vieux fou de Hel louin qui se monte le bourr i -chon et qui .s'imagine encore que nous allons jouer Lear, que je vais l u i donner Lear , à lu i . Je vous demande un peu...

L e rouge et la mouche de Marié Antoinette venaient de s'envoler soudain. Suzanne dénoua i t ses cheveux pour y promener un gros peigne. ELle se tourna tout d'une pièce vers celui qu'elle appelait le patron et elle ouvrit largement ses yeux d'eau pure. ' . - '

— Je ne mourra i pas, dit-elle, sans avoir j o u é Cordelia . Quand je devrais jouer le rôle pour moi seule, au fond d'une cave.

Vidame fit claquer-deux ou trois fois ses mains l 'une contre l 'autre. •

— Magnifique, Suzanne ! Je vais vous faire deux ou trois r ideaux pour cette r ép l i que ébour i f fante . - •

— J ' e spère , grondait l a jeune femme, soudain toute rose de colère, j ' e s p è r e que vous ne souffrez quand m ê m e pas à la pensée que nous autres; nous, les petits, nous pouvons comprendre et aimer quelque chose.

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— C'est e x t r ê m e m e n t blessant, ce que vous dites-là, madame.

— Votre ami Emmanuel des Combes m'a dit, un jour, à l a f i n d'une rep résen ta t ion : « L a grandeur -de votre mét ier , c'est de tutoyer les chefs -d 'œuvres . » J 'y ai pensé depuis. O h ! la . phrase n'est pas d'une généros i té folle ; elle nous met juste à notre place. Mais j ' y pense presque chaque jour et elle me fait, plais i r . Je ne suis pas, comme vous, un esprit supér ieur . Mais j ' a i m e beaucoup mon travail .

E l l e sourit soudain, tourna la tê te et balbutia : — J'allais dire : j ' a ime beaucoup mon art. Je ne l ' a i pas

di t parce que vous me regardiez avec votre air ironique. Je d é t e s t e cet air ironique.

— Vous vous trompez, L a d y Percy, je ne songeais q u ' à vous admirer.

Suzanne rougit vivement. , — Si nous devons enfin prendre Henri IV, ap r è s ' la pièce

de M . Chérouvier , ayez quand m ê m e la bon té de me le dire d'avance.

— Vous êtes bien pressée , Suzanne. Vous voulez apprendre le rôle ?

— Croyez bien que je le sais. Comment vous dire sans vani té "que je sais toujours par cœur Ophél ie et Monime, Marguerite et Mél i sande , Por t ia et Ki t ty Bel l . . . Cinquante rôles pour le moins.

— Oui , oui, murmura Vidame. E t je me demande parfois si vous avez pris le temps d'apprendre par cœur Suzanne... Je dis bien Suzanne Pasquier...

E t comnie la jeune femme, déconcer tée , le regardait avec é t o n n e m e n t , i l reprit, d'une voix enjouée :

— « E h ' b i e n , Kate ? I l faut que je vous quitte dans deux heures. »

Suzanne venait de se lever et, tout naturellement, elle saisit l a main de Vidame- et repartit avec é lan :

« — O mon bon seigneur, pourquoi êtes-vous seul ainsi?... ,Et pour quelle offense ai-je, depuis quinze jours, été bannie du li t de mon Har ry ? Dis-moi , mon doux lord, qu'est-ce qui t 'ôte l'ap­péti t , la-gaieté et le sommeil doré ? »

Vidame jeta sa cigarette et remua doucement le chef : — E h ! eh ! soupirait-il , ce n'est pas mal , pas mal du tout,

Suzanne.

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22 R E V U E D E S D E U X M O N D E S

L a jeune femme partait à rêver . U n peu plus tard, elle m u r m u r a dans un souffle :

« — Si vous ne m'aimez plus ' je ne m'aime plus. » — Mais , petite Suzanne, dit l égè remen t Vidame, j e vous

aime encore. Suzanne venait de reculer d'un mouvement brusque. — Ne rompez pas le jeu, dit-elle, ou je vous d i ra i que je

vous détes te-— Il me semble, Suzon, que vous ne respectez plus votre

patron. — Je ne vous respecte plus quand vous cessez de vous

respecter vous -même . — Déc idément , vous êtes obsédée par L a d y Percy. — E l l e m& plaî t . J 'aime Ol iv ia , j ' a ime les deux Por t ia , celle

du Marchand et celle de César. J 'aime ces femmes de Shakes­peare qui sont belles et magnifiques. I l me semble que pour jouer une fois L a d y Percy je donnerais deux a n n é e s de ma vie.

— Deux ans de quelle vie, Mademoiselle ? Deux ans de vô t r e belle vie jeune ou deux ans de la femme que vous serez dans un demi-siècle ?

— Taisez-vous ! Taisez-vous. Je ne serai plus vivante dans un demi-s ièc le . Taisez-vous. Si vous parlez encore de ces affreux mys t è r e s , je vais vousprendre en hprreur.

— Peu t - ê t r e jouerez-vous L a d y Percy. — Peu t - ê t r e ? pourquoi peu t -ê t r e ? Vidame se leva et fit pirouetter sa chaise. — Je ne vous demande pas.deux ans de votre vie ; mais

seulement deux petites heures, charmante Suzanne. — Vous êtes odieux. — Par lons sé r i eusement , Suzanne Pasquier. I l n'est pas du

tout sû r que vous puissiez jouer L a d y Percy. — E t pourquoi donc, Monseigneur ? — C'est un t rès petit rôle, Kate. Si vous ne deviez pas jouer

ce petit rôle, — trop petit pour une personne de votre mér i t e , bien év idemment , — j ' en serais nav ré pour mon compte, car sachez le bien, mon amie, je serai Horspur. Al lons , je vais prier le ciel de m'envoyer beaucoup d'argent.

— Reconnaissez," d i t Suzanne avec amertume, que vous prenez plaisir à torturer ceux qu i vous servent.

Vidame haussait les épaules .

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SUZANNE E T LES JEUNES HOMMES 23

— Je vais prier le ciel pour qu ' i l me soit possible de vous donner à vous, chère Suzanne, le petit rôle de "Lady Percy. A i n s i j ' a u r a i la chance de vous tenir quelques secondes entre mes bras. Vous savez bien, Kate, pour la scène des adieux : « Mon cheval, m o n amour, mon cheval ! »

— O h ! dî t la jeune femme en laissant tomber ses épaules avec un soupir, vous savez bien, Monseigneur, que les baisers de t h é â t r e n'engagent pas une seule fibre de la chair. Mais dites-moi,

. sé r ieusement , qui pourrait m ' e m p ê e h e r de jouer L a d y Percy ? Cela ne dépend que de vous, vous êtes le ma î t r e , i l me semble.

Vidame ouvrit la porte et fit riiine de s 'éloigner sans r ien r é p o n d r e . Puis i l revint sur ses pas et murmura l 'a ir e n n u y é :

— Non, non, petite Suzanne. Cela dépend de puissances obscures dont' j ' a i r é p u g n a n c e à parler ! D'ai l leurs, n 'y songez pas, Suzanne. Nous n 'y sommes pas eneore. I l faut d'abord nous dé l ivrer de ce Mirabeau en bois dont je me demande parfois ce q u ' i l peut bien signifier. Adieu , L a d y Percy.

IV

Comme i l é ta i t de taille médiocre , He l lou in portait de hauts talons et, par l a cambrure des reins, par le raidissement du coL i l t â c h a i t à corriger cette d isgrâce de la ,nature . L ' i ndex poin té vers le tapis, le bras tendu, l a voix péné t r ée d 'un douloureux et noble ressentiment, i l s 'écria :

Et s'il faut qu'à mes feux votre flamme réponde, Que vous doit importer tout le reste du monde ?

Cél imène demeurait silencieuse et d é t o u r n a i t la tête. Alceste fit un pas, chercha le regard de la jeune femme et murmura d'une voix presque suppliante :

Vos désirs avec moi ne'sont-ils pas contents ?

Célimène eut u n mouvement de retraite et r épondi t , pesant les mots :

L a solitude effraye une âme de vingt ans*..

Il y eut alors un silence, long, beaucoup trop long sans doute, caT Hel louin se pri t à frapper du pied :

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24 R E V U E DES DEUX MONDES

— Allez , marchez, Suzon. Ne prenez pas u n temps ap rè s ce vers là, mon petit. Vous savez bien qu'elle parle encore de son â m e . Alors i l faut encha îne r :

Tra l a la, pa ta boum, .assez fière, assez forte...

« A h ! vingt dieux ! Je ne sais plus. Je ne me rappelle plus . Vous devriez garder la brochure, Suzon, vous allez me faire per­dre mon mouvement.

Célihiène venait de déployer un éventa i l imaginaire. E l l e en donna deux ou trois coups dans le vide et dit en secouant la tê te : .

— Je n'ai pas besoin de votre brochure. Je connais t rès bien le texte. Mais je révais , oui , je rêvais .

— Ne rêvez pas, Suzon. Trois minutes et c'est f in i . Reprenons, s ' i l vous plaî t , vous serez un ange. Je r e c o m m e n ç a :

Et s ' i l faut qu ' à mes yeux...

Suzanne donna la - répl ique de Cél imène, puis, un peu plus ' tard, celle d 'Eliante et m ê m e celle de PJii l inte. He l lou in s 'é ta i t échauffé dans*le jeu car i l - a ima i t son mét ie r . U n peu d ' é c u m e b r u n â t r e s'amassait aux commissures de sa bouche. L a sueur l u i coulait sur les tempes et les joues. Il dit, en fourrant la brochure dans' sa poche :

— Pas un mot au patron, fil-lette. D'abord, parce qu ' i l ne veut pas que nous fassions ..des cachets en dehors du théâ t r e . . O h ! je ne dis pas qu ' i l a tort, puisque,-.chez lu i , c'est un p r in ­cipe... Ensuite, ensuite, parce qu ' i l m'a défendu . Oui , c'est comme ça ! i l m'a défendu de jouer Alceste. Ce n'est pas parce que suis trop petit et trop gros. Non, pour ça, r ien à dire, je suis ' tout à fait Alceste. Mais parce, qu ' i l croit que cè n'est pas mon emploi. Voyez vous, Suzanne, i l a presque toujours raison, je ne dis pas le contraire. Mais, pour moi , pour moi, je pense qu ' i l me c o n n a î t m a l et qu ' i l se trompe. A h ! que je vous raconte...

— Hel louin , fit Suzanne en montrant la porte, je vous ai p r é v e n u que je "disposais d'une heure, pas plus, et maintenant on va venir me (Chercher,..

— Compris, je mets les bouts de bois... U n mot quand m ê m e pendant que j 'enfi le mon paletot, un mot, fillette. Savez-vous ce qu'a fait " le cher m a î t r e , l ' incorruptible, vous savez l ' i l lustre auteur de Mirabeau, notre M i r a b e a u g è n e national ?

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SUZANNE ET LES JEUNES HOMMES 25*

— Hel louin , décampez, mon vieux, • ou ne comptez plus sur moi pour vous donner une rép l ique .

— E h bien ! i l s'est coupé la barbe. Oui , M . Chérouvier s'est coupé la barbe. C'est un scandale universel dans tout le V e arron­dissement. L a barbe ! et i l va en distribuer les poils à ses fidè­les. A h ! Suzon, vous êtes une bonne copine, mon petit. Je jouerai le Misanthrope à Beauvais, le jour où l 'on donnera, chez nous, l a pièce de Polheraux dont je ne suis pas. Mard i , quoi ! S i vous ne dites rien, le patron ne saura rien. N'est-ce pas que, comme Alces-te, ça se tient ; enfin c'est un peu mieux que pas ma l ? Oui , oui, je m'en vais.

Tout doucement, Suzanne poussait le gros ga rçon par les épau les . A u moment de franchir la porte, i l fit encore une pause, se retint des ongles au chambranle et s 'écria le visage sér ieux . :

— Moi , je l 'aime, Vidame. Oui , c'est comme ça. Même quand i l m'oblige à pleurer du sang. E t vous, vous, Suzon, qu i toujours faites le ch iqué de lui .parler du bout des dents...

-— Allez-vous vous taire ? gronda la jeune femme d'une voix i r r i tée .

— Vous, je vous dira i un jour ce que vous en pensez, du patron.

— Je le sais quand m ê m e mieux que vous. Il était sur le palier et.venait de saisir l a rampe. Il hocha dou­

cement l a tête : — Mais non, mais non, nia petite, vous ne le savez pas mieux

que moi. L a f in de la phrase disparut dans une vér i tab le dé tona t ion .

Suzanne venait de refermer la porte à la volée. E l le traversa l 'antichambre, puis le petit salon dont la fenêt re

donnait sur le quai, sur le fleuve, sur l'Ile Saint-Louis, ' sur la vil le en t iè re et sur le c ie lpar i s ie i i . Pendant quelques minutes, Suzanne demeura debout, l 'a i r hés i t an t , presque d é s e m p a r é . Puis elle fit encore quelques pas, entra dans sa chambre, s'assit devant l a coiffeuse et jeta sur le mi ro i r un regard anxieux, un regard avide et presque sévère. U n peu plus tard, elle se surprit à murmurer tout haut :

L a solitude effraye une âme de vingt ans.

El le compta r ê v e u s e m e n t sur ses doigts : vingt et un, vingt-deux, vingt-trois... A i n s i j u s q u ' à vingt-neuf. E t elle eut un légef

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26 R E V U E DES DEUX MONDES

frisson. E ta i t -çe possible ? E l l e avait vingt-neuf ans ! Non, c ' é ta i t a s s u r é m e n t impossible. Jamais elle n'avait voulu croire qu 'un j ou r elle aurait, qu 'un jour elle f inirai t par avoir vingt-neuf ans. Neuf a n n é e s de plus que Gelimene, l a jeune veuve !

Suzanne secoua la tê te en signe de dénéga t ion . Sur ces vingt-neuf ans, . i l y avait quatre années , presque c inq a n n é e s de guerre. Les années de guerre ne pouvaient vraiment compter. A u surplus» Molière avait d â se tromper. Il avait écr i t vingt ans pour des r a i ­sons de m é t r i q u e ; parce que vingt-neuf ans, c'est presque impos­sible à placer, comme nombre de pieds. E t puis, du temps de M o - . l ière , les femmes é ta ien t vieilles dès la trentaine. C'était une con­vention de l ' époque . Celimene, r ien de plus clair, ne parlai t pas, n ' éc r iva i t pas comme une fille de vingt ans, mais comme une femme accomplie.

Suzanne jeta vers le mi ro i r un long regard suppliant et, petit à petit, elle se pri t à sourire. E l l e é ta i t belle, miraculeusement belle. D'ai l leurs ce n ' é t a i t pas une opinion personnelle, une idée de gloriole et-de folle van i t é . L a presse parisienne tout en t i è re cé­l éb ra i t la radieuse b e a u t é de Suzanne. Ses yeux bleu clair , bor­dés de .paupières auxquelles i l ne manquait pas un c i l , ces yeux, qui , selon l'heure et l 'humeur, passaient du bleu myosotis au bleu pervenche, avec un peu plus de miroitante chaleur, ces yeux, i l s é ta i en t connus de tout Par i s comme les plus grands, les plus é t r anges et les plus doux que l 'on p û t voir ! Pas une Tide, pas un p l i sur les joues à là chair dél icate et ferme. Le nez, droit, fine­ment ailé, semblait mode lé dans une m a t i è r e fine, transparente, p réc i euse . L a bouche... oui, l a bouche...

E l l e ouvrit la bouche et tourna l égè remen t la tê te pour faire br i l le r ses dents au meil leur jour de la fenêt re . L'étoffe du col é ta i t souple et; douce. Non, non, ce n ' é t a i t point l 'encolure d'une femme de vingt-neuf ans. I l y avait, i c i et là, maintes lignes dé l i ­cates qu i faisait penser encore à l a t rès jeune fil le. Suzanne s'ef­força de froncer les sourcils, sourit à son image d 'un air 'boudeur, puis leva ses épaules , qui é ta ien t rondes et mobiles, puis, pour f in i r , éc la ta d 'un rire léger, furtif, a l lègre . Oui , oui, oui, elle é ta i t jeune et belle, plus jeune, plus belle, plus touchante, plus Suzanne que jamais .

A ce moment, l a jeune femme entendit craquer le parquet d e r r i è r e elle. Par-dessus son image, dans le noir du mi ro i r , une

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SUZANNE E T LES JEUNES HOMMES

autre image venait de se former. El le dit, sans se retourner, encore engourdie dans l'enchantement de sa .contemplation :

Comment êtes-vous en t ré , Phi l ippe ? — Mais, dit le jeune homme, j ' a i f rappé, votre servante est

venue m'ouvrir , j ' a i attendu là, pendant dix minutes au moins, devant la porte ouverte. Je ne pouvais pas ne pas vous voir. J 'a i toussé , j ' a i m ê m e dit votre nom et je pensais que vous m'aviez vu , que vous aviez deviné ma présence . Je n ' é t a i s pas indiscret, puisque je suis votre peintre ordinaire, votre témoin , votre spec­tateur naturel....

I l r i t silencieusement et dit encore : — Vous venez de consentir à m'entrevoir. Me faut-il. deman­

der pardon ? L a jeune femme se leva, puis frissonna de la tê te aux pieds.

E n vér i té , elle semblait é tourd ie ; elle fit un ou deux pas de somnanbule, tendant des mains t â t o n n a n t e s que le jeune homme saisit doucement.

— V r a i , d i t - i l d'une voix péné t rée , vous n 'ê tes jamais si bien avec personne qu'avec vous -même . Jamais mieux a b a n d o n n é e qu'avec vous -même . On est un peu honteux de venir troubler l 'entretien.

Il ajouta, faisant un geste vague vers les profondeurs de T'espace :

— Je suis m o n t é tout seul. Je pense que.c'est votre heure, si du moins vous allez à pied. Vous savez que je marche t rès bien et t r è s longuement, en dépi t de cette blessure. Chez nous, je peux faire I'e tour de la forêt. Je suis infatigable.

Suzanne avait mis son chapeau, puis je té son manteau S U T ses épaules ; elle cherchait, toujours silencieuse, des gants dans u n t i roir . Le jeune homme gagna la fenêtre .

— Si vous le permettez, je viendrai d e s s i n e T ou peindre, un jour , ce que mes yeux voient d e vos fenêt res . C'est tout à fait admirable. Ne peindrais-je que ce v a s t e ciel et, là-bas , toutes ces fumées et ce long nuage é t roi t comme une pirogue.

— Savez-vous, dit Suzanne, que c'est l 'ancien appartement de mon frère Laurent ? Il l 'a qu i t t é parce qu ' i l le trouvait trop petit, quand ils ont eu leur premier enfant. Mais , pour moi , pour une femme seule...

— Je ne connais pas votre frère Laurent, si ce n'est par les images des journaux ; mais j ' a i r encon t r é votre frère Joseph, de-

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2,8 R E V U E DES DEUX MONDES

puis qu ' i l est notre vois in et l 'un des châ te l a ins de. Nesles, s ' i l vous p l a î t !

Suzanne s 'étai t prise à r ire. . • — I l faut, dit-elle, comprendre Joseph. I l m'amuse. I l est ter­

rible. S ' i l ne me faisait pas rire, i l m'inspirerai t de l 'horreur. Je serai p rê te dans une demi-seconde. Une femme doit toujours perdre un peu de temps avant de partir, pour ê t re bien sûre d'ou­blier quelque chose. E t maintenant, ouvrez la porte. Je vous par­lais de Joseph. Savez-vous ce qu ' i l m'a dit, l'autre jour, en me dé­binant Laurent ? Non, vous ne pouvez pas lé savoir. I l admire quand m ê m e Laurent , mais i l est plein de jalousie, p le in de mor­gue et de vantardise. Nous autres, Laurent , Cécile, moi , i l voudrait nous d é m o n t r e r que nous sommes ce qu ' i l appelle des c r é a t u r e s de luxe, et que l u i seul, l u i , le faiseur d'argent... Mais je vois que vous voulez savoir ce qu ' i l m'a dit de Laurent . I l ne parlait p„as de Laurent . Il parlait des savants en généra l , de cette « engeance » des savants. E t , tout à coup, i l a cr ié : « Pasteur est cons idé ré comme un bienfaiteur de l ' h u m a n i t é parce qu ' i l a sauvé beaucoup de vies humaines. Résu l ta t , les peuples sont devenus trop nom­breux et ils ont dû s 'égorger pendant cinquante-deux mois pour remettre les choses en ordre et tuer quinze mil l ions d'hommes, les quinze mi l l ions justement que Pasteur avait sauvés . Voi là c e . que c'est que les savants : des f léaux de l ' h u m a n i t é . Tandis que nous, les gens d'affaires, les faiseurs d'or et de richesses... » O h ! i l en racontait encore. Vous ne trouvez pas ça drôle ? Phi l ippe , Phi l ippe , c'est vous qui dormez maintenant.

— Non, non, di t . le jeune homme. Non, j e ne dormais pas. Je regardais cette mèche de cheveux dorés , presque roux, pres­que flambants, c e t t e - m è c h e qui ne consent jamais à rester avec les autres. Attendez, attendez, Suzanne. Je peux bien vous appe­ler ainsi , pu isqu ' i l y a cent, mi l l e personnes à Par is qu i disent en parlant de vous, Suzanne tout court, comme si vous leur apparteniez.

— E t vous êtes jaloux, peu t - ê t r e ? * — N o n , pas jaloux. J ' a i ma part. Attendez une seconde. A t ­

tendez, là, dans le jour de la fenêtre , avant d'aborder l 'autre étage.. Attendez que je vous dise adieu.

— Quoi ? yous allez donc me quitter ? . — Adieu j u s q u ' à demain.

— Vous ne venez point avec moi jusqu'au t h é â t r e ?

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SUZANNE E T LES JEUNES HOMMES 29

— Si , nous irons avec vous. Ne bougez pas, chè re Suzanne. •— Je ne comprends plus rien... Vous dites : « Nous irons »...

— O h ! je vous verrai cet ap rès -mid i . E t p e u t - ê t r e m ê m e toute la soirée. Mais je veux dire adieu à cet instant de solitude. Car « ils » nous attendent en bas.

— Q u i donc nous attend en bas ? . — Je vais vous le dire tout de suite. Mais quand ils seront

là, tous les trois, à vous partager avec moi , à vous.admirer aussi, alors je ne serai plus seul. C'est pourquoi je veux dire adieu à toutes les gracieuses choses de vous que j ' a i tant de pla is i r à voir . Adieu , petite oreille que la l u m i è r e de la fenê t re ourle de givre rose ! Adieu , veinule d'azur qu i traversez tout le front, du nord au sud, comme une pensée insaisissable ! Adieu , bouche de Suzanne, mieux dess inée que la bouche irréel le d 'un ange, dans un tableau du P é r u g i n ! Adieu , dents qui semblez faites non pour manger, non pour rire, mais pour éc la i rer le voyageur dans les t énèbres , dans les deux derniers é tages de ce maudit escalier qu i est tout de suite descendu. Al lons , puisque vous étiez p ressée .

Suzanne fit un mouvement comme pour revenir sur ses pas. —- Non, dit-elle en souriant. Non, je ne suis pas p ressée . Je

Vie dé tes te pas de vous entendre murmurer ainsi mi l le choses un peu folles, mil le choses dél icieuses. Mais qui nous, attend en bas ?

— Vous allez le savoir b ientôt . N'al lez quand m ê m e pas trop vite. Je n ' a i pas encore tout dit de ce que je voulais vous dire aujourd'hui . Je voudrais vous peindre et vous dessiner chaque jour, et ce serait assez pour ma gloire. Savez-vous que Rembrandt peignait sans re lâche sa femme Henriette Jaghers. T a n t ô t elle é ta i t Be thsabée , t a n t ô t Suzanne au bain et t a n t ô t une princesse. Pourtant, elle é ta i t lo in d 'ê t re belle, la pauvre Hen­riette. Vous, je pourrais vous peindre et vous dessiner toute m a vie, m ê m e si vous n 'é t iez que Suzanne. Mais , hier, vous ét iez Monime, demain, vous serez Marie-Antoinette, et a p r è s - d e m a i n Cordelia ou bien Andromaque ou Ophél ie ou qui donc encore ? Bérénice . Avouez que j ' a i beaucoup de chance.

— Mais, dit Suzanne en riant, je ne suis pas votre femme. —C'est v ra i , dit le jeune homme. C'est vra i . Pourquoi me le

rappeler, Suzanne. J ' é t a i s presque sur le point de l 'oublier. A h l nous allons sortir. Vous savez qu'i ls sont là trois ?

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30 R E V U E DES DEUX MONDES

— De qu i parlez-vous ? Q u i est là 7 — Deux de mes frères et l 'une de mes s œ u r s . Tro is Baudoin .

E n sorte que nous serons quatre pour vous faire escorte aujour­d 'hui jusqu'au t h é â t r e , si vous le Voulez ainsi .

V

— O h ! s 'écria Suzanne, comme vous vous ressemblez tous ! E l l e fit un pas, ferma les p a u p i è r e s à demi, puis reprit p lus

bas : . — Non ! C'est-à-dire que.... non ! Attendez que je vous

regarde un peu mieux. Vous ê tes tous bien di f férents , quand on vous cons idère de p r è s . Mais vous vous ressemblez pourtant, parce que vous ne ressemblez pas du tout aux autres, aux gens des autres familles, au reste des gens. Quelle est cette demoi­selle ? Allons,. ' Phi l ippe, allons, "présentez-nous !

Trois jeunes gens é ta i en t debout sur le trottoir, et Ph i l ippe di t laconiquement :

-.— Une de mes s œ u r s , deux.de mes f rères . Je vous ai dé jà p a r l é d'eux.

— L e u r nom ? Dites-moi leur nom. Rappelez-moi leur petit •nom.

— Celle-ci est Thé rè se . E l l e vient tout de suite ap rè s moi , q u i ne suis quand m ê m e pas l 'a îné de tous, puisque nous avons Madeleine. V o i c i Thé rè se Baudoin. E l l e est d'un an plus jeune que moi .

Suzanne tendit la ma in et Thé rè se fit une imperceptible révé­rence du genou, u n mouvement ple in de fierté, p le in de noblesse, que Suzanne admira beaucoup, en vér i t ab le c o m é d i e n n e .

— E t que fait, dit-elle, votre s œ u r T h é r è s e dans le fameux village de Neslès ?

Thé rè se r é p o n d i t avec une grande s impl ic i té : -— J'aide ma m è r e , je fais la cuisine, je tire l'eau du puits.

Je couds, je brode. E t puis... • — E t puis ? L a jeune fille rougit, sourit doucement et dit : — Je sais aussi faire la lecture à haute voix pour mon père ,

chanter, danser et jouer de l 'alto.

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SUZANNE ET LES JEUNES HOMMES 31

— Vous savez danser, s ' écr ia Suzanne avec joie ? P e u t - ê t r e avez-vous suiv i des cours ? Quel é ta i t votre professeur ?

L a jeune fi l le secoua la tê te d 'un air ef farouché : •—• Mes professeurs é ta ien t maman, et m ê m e papa, avant...

avant l a guerre. — Attendez ! Attendez ! s 'écria soudain l ' un des deux f rè ­

res, u n grand garçon aux longs cheveux bouclés , à l a grosse voix -en m ê m e temps trop grave et pué r i l e . Attendez, elle ne dit pas tout ce qu'elle sait faire. E l l e sait saler le beurre, cuire les confitures de cassis, p r é p a r e r le sirop de m û r e s , trouver les mori l les au printemps et soigner les abeilles. Et , pourtant, vous

.regarderez ses mains. Elles sont t r è s propres et t r è s fines. E t elle a le pouce c a m b r é comme tous les Baudoin . E t je ne dis pas tout ! Non, non, je ne dis pas tout.

— Q u i est celui-ci ? demanda Suzanne en se penchant vers Phi l ippe .

Phi l ippe haussait les épaules . I l r épond i t en riant : — C'est un fou, vous le voyez bien. — - Comment, reprit le jeune homme aux longs cheveux en

secouant l a tête, vra i ! vous ne nous connaissez pas ? C'est i n ­croyable. Je vais mettre mes lunettes et vous nous r econna î t r ez

* mieux. Que voyez-vous donc quand vous jouez sur l a scène de votre t h é â t r e ? Tous ces visages écarqu i l l és qu i regardent, l a bouche ouverte et les yeux ronds, vous ne savez pas que c'est nous ? Toutes ces mains qui continuent d'applaudir quand les autres sont fat iguées ? C'est encore nous. E t vous ne nous con­naissez pas ? Quelle indifférence ! Quel égoïsme !

— Hubert ! Hubert ! grondait le frère a îné . — E t l u i qui ne dit rien, comment s'appelle-t-il ? demanda

Suzanne. Le jeune homme aux cheveux flottants fut secoué d 'un

joyeux r i r e : — Celui-là, déclama-t- i l d'une voix funèbre et caverneuse,

celui- là , c'est notre muet, c'est le personnage silencieux de la pièce. I l s'appelle Marc, mais je l'appelle « E a u dormante » ou m ê m e « Espace in f in i », à cause de son silence é ternel , comme dit Pascal .

— Gilbert, dit le jeune homme en rougissant, je f inirai par parler, si tu. continues.

— Ne dis rien, cher espace, ne sors pas de ton dél ic ieux natu-

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32 • R E V U E DES DEUX MONDES

re l . Regardez, Madame. Non ; . pas Madame... Mademoiselle... Non ! Je d i ra i notre Suzanne, tout net et tout rond comme une prune. Regardez mon frère le muet, regardez cette aimable carpe de f rère . I l y a des gens qui nient l'existence de l ' âme . C'est qu' i ls n'ont jamais e x a m i n é par transparence les oreilles de mon frère Marc . El les sont t r è s grandes, ces oreilles. Mais vous pouvez, par transparence, les voir rougir sous l'effet de la pensée , c 'es t -à-di re de l ' âme . E t voilà ! A quoi donc croyez-vous qu ' i l pense, le cher garçon , pour que ses oreilles rougissent de cette m a n i è r e révé la­trice ? Ce n'est pas un p h é n o m è n e réflexe, ô notre Suzanne. C'est exactement une manifestation de la pensée . E t i l pense p e u t - ê t r e à l 'étoile An ta rè s , ou m ê m e à vous, tout* simplement, comnîe moi et comme les autres. Je marche trop vite, peu t - ê t r e ? Nous marchons trop .vite avec nos grandes jambes, peu t - ê t r e ?

—1 Non, dit Suzanne, vous ne marchez pas trop vite, mais vous ne me laissez pas poser, une seule question.

— Je r é p o n d s d'avance à toutes les questions que vous pour­rez imaginer.

^— Ça, dit Suzanne ,eh riant, vous n'en savez r ien. — Il est insupportable, gronda Phi l ippe . Il parle, i l parle et i l

n 'y a plus moyen de i ' a r rê te r . Je vous l ' a i dit, c'est un fou. — Quel mé t i e r faites-vous, Monsieur Hubert ? dit Suzanne en

s ' a r r ê t a n t itne seconde au mi l i eu de son escorte. — Phi l ippe vous l 'a dit , je suis fou. — Soit ! Mais ap rès ? — Jè suis mil l ionnaire . — Mil l ionnai re ? — Certainement. E t pourquoi pas ? J ' a i u n m i l l i o n d ' idées ,

un mi l l ion de projets, un m i l l i o n de dés i rs . D'ai l leurs , n ' importe qu i possède un mi l l i on de quelque chose. Nous sommes tous des mil l ionnaires m é c o n n u s . Je possède des mi l l ia rds de globules rou­ges, des mil l iards de molécules , des mil l ions de pensée s extraor­dinaires, un mi l l i on de des t inées , au choix.

— O h ! dit le silencieux Marc, ne l 'écoutez pas trop. I l vaut mieux que son bavardage. •

— Qu'en sais-tu, espace i n t e rp l ané t a i r e ? — Mais, reprit Suzanne, vous ne m'avez toujours pas dit quel

é ta i t votre mé t i e r ? - • — M o n mét ie r ? Je suis botaniste, pour vous servir, chè re

Suzanne. Moi , je n'aime vraiment que deux choses au monde ;

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SUZANNE E T LES JEUNES HOMMES 33

la botanique et l 'amour. Ou i , oui, ne protestez pas, vous autres. J 'aime l 'amour, comme disait saint August in . J 'aime l 'amour, mais, attention, je ne suis pas sentimental. Bon ! J 'al lais donner un coup de t ê t e dans c'e bec de gaz et vous êtes là quatre à me regarder faire sans qu'une main charitable... Excusez-moi, je suis myope. O h ! je vous expliquerai plus tard que je suis myope pour mieux voir les choses.

— Vous ne pourrez plus l ' a r rê te r , fit en souriant Phi l ippe. Il dit ainsi n'importe quoi.

— Je dis n'importe quoi et i l arrive que ce soit quand m ê m a quelque chose. Alors, quand venez-vous à Nesles ?

— O h ! j ' i r a i sû r emen t , monsieur l'espace inf in i , mais i l faut que j 'a ie la paix avec ce terrible théâ t r e .

— Alors , dit Thérèse , en secouant la tête , alors vous ne viendrez jamais.

— Voilà dé jà longtemps, s'exclama le jeune fou d'une \ o i x frondeuse, voilà déjà longtemps, voilà plusieurs mois que P h i ­lippe nous annonce votre visite. Mais Phi l ippe se vante et moi je finis par perdre patience. Vous avez déjà m a n q u é les pei ce-neige.

— Je vous avais donc promis de venir pour les perce-neige ? — Vous m'aviez promis de venir avant les roses de Noël.

Rappelez-vous, vous me l'aviez promis au moment û'Andromaque. — A h ! s 'écria Hubert d'une voix pa thé t i que , Andromaque,

on peut dire que c 'étai t p o m m é ! Il s ' a r rê ta brusquement, s'agenouilla sur le trottoir, ren­

versa la tête et se prit à déc lamer en imitant Suzanne :

A l i ! de quel souvenir viens-tu frapper- mon àiine- ! Quoi ! GtVphise, j ' i r a i voir expirer encore Ce fils, ma seule joie, et l'image d'Hector !

— Bravo ! s'écria ]a jeune femme. Vous savez donc des vers par cœur .

— M o i , je sais un mi l l ion de vers. Je vous l 'a i dit, je suis mil l ionnaire. E t quand je ne les sais pas, les vers, je les invente et c'est presque aussi bien. N ' empêche qu vous avez r a t é les perce-neige.

— Et vous avez m a n q u é les forsythias, poursuivit Thérèse . — Qu'appelez-vous forsythias ? — Une plante dorée qui fleurit en hiver, pour remplacer le

soleil.

TOME I.XIV. — 19-ii. 3

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34 R E V U E D E S D E U X M O N D E S

— E t ce n'est pas tout, m u r m u r a Marc. . . I l rougit encore et, comme tout le monde le regardait, i l

balbutia, d'une voix é t rang lée : — Les daffodils... — Quoi, reprit Suzanne avec enjouement, j ' a i donc m a n q u é

les daffodils ? Mais qu'est-ce que les daffodils ? — Ce sont les fleurs jaunes que les Anglais appellent ainsi

parce que c'est leur façon de prononcer asphodè les , mais ce ne sont pas des asphodè les .

— Attention, attention ! dit Hubert en levant au ciel un doigt justicier . Attention ! E l l e est en t ra in de manquer les narcisses.

— A h ! s 'écria Suzanne en baissant la tê te avec une feinte confusion. Vous m'ep direz tant que je me sentirai coupable.

— Chère Suzanne, reprit Phi l ippe, nous nous désolons à la pensée que vous manquez tant de douces et charmantes choses qui tiennent une grande place dans notre vie de campagnards. Ne manquez pas nos orch idées .

— Vous cultivez les orch idées ? — Mais non, je parle des orchidées des bois, de toutes ces

petites orchidées merveilleuses qu i fleurissent dans les bois de Nesles et de la Tour du L a y . Venez. Venez et je vous raconterai l 'histoire de la renanthera, tele que me l 'a r aeon tée notre bota­niste.

— Si tu racontes mes histoires, maintenant ! •— E t qu'est-ce que cette renanthera ? Hélas ! vous me

faites comprendre que je ne sais absolument rien. — L a renanthera, dit Thé rèse , n'est pas une fleur de

chez nous. — Non, poursuivit Phi l ippe, c'est une fleur du Brés i l . E l l e

pousse sur les arbres et s'attache aux creux dans lesquels i l y a u n peu de mousse ou de pouss iè re . Quand on veut la cultiver, on la plante au pied d 'un arbre, dans la terre, dans l 'humus. E l l e y fait des racines, puis elle s 'é lance dans l 'arbre. Quand elle est assez forte, quand elle a poussé , dans les creux de l 'arbre, i c i et là, d'autres racines, alors elle quitte le sol, elle perd ses racines terrestres et elle s'envole, vous entendez, Suzanne, elle monte, elle part, comme une c r é a t u r e dél ivrée .

— M o n Dieu, murmura Suzanne, comme vous savez de belles histoires ! Merci pour renanthera. Hélas ! nous sommes a r r ivés dé jà . Nous voici dé jà devant mon t h é â t r e .

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SUZANNE • E T LES JEUNES HOMMES 35

— O h ! dit Hubert. Nous connaissons le chemin. Je n 'a i q u ' à suivre mon chapeau et i l vient tout seul i c i . D'ai l leurs je n 'a i pas de chapeau.

— Vous ne savez pas, di t Phi l ippe, qu' i ls é ta ien t tous trois dans la salle, hier, avec papa et maman.

— Pour dire adieu à Monime, puisque c 'étai t le dernier soir. Papa vient assez rarement à Paris , comme vous pouvez le penser.

— Oui , et savez-vous ce qu ' i l a dit quand vous ê tes en t rée en scène ? I l a dit. Répète-le, toi, Phi l ippe.

Phi l ippe secoua la tê te . — A quoi bon ? f i t - i i , c'est quelque chose de nous, quelque

chose d'un peu difficile et d'obscur, comme certaines choses de nous.

— E h bien ! moi, dit Hubert, moi je vais le répé te r . I l a dit : « E l l e est t r ès belle. »

-— Mais, dit Suzanne d 'un air é tonné , mais... — Oui , oui, reprit le jeune fou. Vous vous demandez com­

ment i l peut sentir la beauté , puisqu ' i l est aveugle. Mais moi , je comprends t r è s bien. Il sent l a présence de la beau té r ien q u ' à l a respiration des gens qu i l'entourent.

— Non, non, murmura Thérèse , c'est sans doute plus secret que cela... Pardonnez-nous, mademoiselle ; mais nous sommes t rès contents d'avoir pu vous accompagner, en. e s p é r a n t votre visite de Nesles, où tout le monde vous attend.

— O h ! j ' i r a i , s 'écria Suzanne. I l me semble qu'aller à Nesles, ce serait toucher l a terre, me purifier, reprendre force et courage. Merc i à toute mon escorte.

E l l e c o m m e n ç a i t de s 'éloigner dans l'impasse l ép reuse qu i conduisait au t h é â t r e . Phi l ippe fit trois ou quatre pas, l a rejoi­gnit au vol, une seconde et dit tout bas :

— Je vous peindrai aussi, plus tard, dans le jour gris du matin . E t je vous peindrai au soleil, au plein soleil de jui l le t . E t je vous peindrai dans la nuit, quand on ne voit que des ombres. E t je vous peindrai mil le fois avant d'avoir tout vu et tout dit. Ad ieu ! Suzanne, j u s q u ' à ce soir.

G E O R G E S D U H A M E L .

{La deuxième partie au prochain numéro.)