Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

76
8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 1/76 Stefan ZWEIG Le chandelier enterré Le chandelier enterré  Légende C’était par une belle journée de juin 455 ; le combat qui venait d’opposer, au Circus Maximus de Rome, deux gigantesques Hérules une meute de sangliers !"rcaniens s’était terminé dans le sang, lorsque vers la troisi#me !eure de l’apr#s$midi une agitation croissante commen%a s’emparer des milliers de spectateurs& 'ous les voisins de la loge ric!ement décorée de tapis et de statues, o( l’empereur Maxime était assis au milieu des o))iciers du  palais, avaient été surpris d’" voir entrer un messager couvert de poussi#re et qui venait apparemment de mettre pied terre apr#s une )urieuse galopade& * peine eut$il transmis ses nouvelles au monarque que, contre tous les usages, celui$ci se leva au moment le plus  pat!étique du jeu ; toute la cour le suivit avec la m+me !te insolite, et bient-t les si#ges réservés aux sénateurs et aux autres dignitaires se vid#rent leur tour& .n départ aussi  précipité ne pouvait pas se produire sans raison grave& /n vain d’éclatantes )an)ares annonc#rent$elles un nouveau combat de b+tes et un lion numide crini#re noire s’élan%a$t$il  par la grille ouverte avec un sourd rugissement au$devant du glaive court des gladiateurs 0 une vague d’inquiétude surgissant dans l’écume bl+me des visages soucieux et interrogateurs, souleva irrésistiblement l’assistance anxieuse et " dé)erla en tous sens& 1n se levait, on se montrait les places vides des notables, on se questionnait, on )aisait du tapage, on si))lait ;  puis une nouvelle bouleversante, venue on ne sait d’o(, se répandit soudain parmi les spectateurs 2 les 3andales, ces pirates redoutés de la Méditerranée, avaient débarqué ortus avec une )lotte considérable et marc!aient déj sur la ville insouciante& es 3andales 6 Ce mot d’abord c!uc!oté devint tout coup une clameur retentissante poussée par des centaines et des milliers de poitrines, et parcourut les gradins de pierre du cirque 2 es 7arbares 6 es 7arbares 6 8 9éj la multitude, comme emportée par une bourrasque, se ruait vers la sortie& Ce )ut la panique& es gardes quitt#rent leur poste et )uirent avec tout le monde ; on sautait par$ dessus les si#ges ; on se )ra"ait un c!emin coups de poing et d’épée, on piétinait les )emmes et les en)ants qui poussaient des cris aigus& 9evant les issues, se produisaient des remous d’o(  partaient des !urlements et des plaintes& /n un instant le vaste ovale de marbre, o( la minute d’avant quatre$vingt mille personnes )ormaient un bloc sombre et bru"ant, )ut compl#tement évacué& :ilencieuses et désertes sous le soleil ardent, les ar#nes ressemblaient maintenant une carri#re abandonnée& :eul sur la piste 0 car les combattants avaient )ui aussit-t avec les autres 0 le lion oublié, secouant sa crini#re noire, rugissait d’un air de dé)i au milieu de cette solitude imprévue& C’étaient bien les 3andales& 9es messagers se succédant sans cesse répandaient  présent dans la ville des nouvelles de plus en plus alarmantes& Ces !ommes vi)s et énergiques montés sur des centaines de voiliers et de gal#res venaient de débarquer& 9éj les cavaliers numides et berb#res accouraient avec leurs capes blanc!es sur la 3ia ortuensis de toute la vitesse de leurs étalons aux longs cous, précédant le gros de l’armée ; demain, apr#s$demain la troupe des pillards serait aux portes de Rome, et rien n’était pr+t pour la dé)ense& es mercenaires impériaux combattaient au loin, du c-té de Ravenne ; les )orti)ications étaient en ruine depuis le passage d’laric ersonne ne songeait résister& es ric!es et les !auts  personnages )aisaient appr+ter en grande !te mules et c!ariots pour sauver avec leur vie tout au moins une partie de leurs biens& Mais il était déj trop tard& e peuple ne sou))rit pas que les grands le pressurent dans la prospérité pour l’abandonner dans l’adversité& /t quand Maxime, l’empereur, voulut s’en)uir du palais avec sa suite, il )ut accueilli par une gr+le d’injures et de pierres& uis la populace irritée tomba sur ce poltron et massacra en pleine rue son pito"able empereur, coups de !ac!e et de massue& 1n )erma les portes comme c!aque

Transcript of Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

Page 1: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 1/76

Stefan ZWEIG

Le chandelier enterré

Le chandelier enterré

 Légende

C’était par une belle journée de juin 455 ; le combat qui venait d’opposer, au CircusMaximus de Rome, deux gigantesques Hérules une meute de sangliers !"rcaniens s’étaitterminé dans le sang, lorsque vers la troisi#me !eure de l’apr#s$midi une agitation croissantecommen%a s’emparer des milliers de spectateurs& 'ous les voisins de la loge ric!ementdécorée de tapis et de statues, o( l’empereur Maxime était assis au milieu des o))iciers du

 palais, avaient été surpris d’" voir entrer un messager couvert de poussi#re et qui venaitapparemment de mettre pied terre apr#s une )urieuse galopade& * peine eut$il transmis sesnouvelles au monarque que, contre tous les usages, celui$ci se leva au moment le plus

 pat!étique du jeu ; toute la cour le suivit avec la m+me !te insolite, et bient-t les si#gesréservés aux sénateurs et aux autres dignitaires se vid#rent leur tour& .n départ aussi

 précipité ne pouvait pas se produire sans raison grave& /n vain d’éclatantes )an)aresannonc#rent$elles un nouveau combat de b+tes et un lion numide crini#re noire s’élan%a$t$il

 par la grille ouverte avec un sourd rugissement au$devant du glaive court des gladiateurs 0 une vague d’inquiétude surgissant dans l’écume bl+me des visages soucieux et interrogateurs,souleva irrésistiblement l’assistance anxieuse et " dé)erla en tous sens& 1n se levait, on semontrait les places vides des notables, on se questionnait, on )aisait du tapage, on si))lait ;

 puis une nouvelle bouleversante, venue on ne sait d’o(, se répandit soudain parmi lesspectateurs 2 les 3andales, ces pirates redoutés de la Méditerranée, avaient débarqué ortusavec une )lotte considérable et marc!aient déj sur la ville insouciante& es 3andales 6 Ce motd’abord c!uc!oté devint tout coup une clameur retentissante poussée par des centaines etdes milliers de poitrines, et parcourut les gradins de pierre du cirque 2 es 7arbares 6 es7arbares 6 8 9éj la multitude, comme emportée par une bourrasque, se ruait vers la sortie& Ce)ut la panique& es gardes quitt#rent leur poste et )uirent avec tout le monde ; on sautait par$dessus les si#ges ; on se )ra"ait un c!emin coups de poing et d’épée, on piétinait les )emmeset les en)ants qui poussaient des cris aigus& 9evant les issues, se produisaient des remous d’o(

 partaient des !urlements et des plaintes& /n un instant le vaste ovale de marbre, o( la minuted’avant quatre$vingt mille personnes )ormaient un bloc sombre et bru"ant, )ut compl#tementévacué& :ilencieuses et désertes sous le soleil ardent, les ar#nes ressemblaient maintenant une carri#re abandonnée& :eul sur la piste 0 car les combattants avaient )ui aussit-t avec lesautres 0 le lion oublié, secouant sa crini#re noire, rugissait d’un air de dé)i au milieu de cettesolitude imprévue&

C’étaient bien les 3andales& 9es messagers se succédant sans cesse répandaient  présent dans la ville des nouvelles de plus en plus alarmantes& Ces !ommes vi)s et énergiquesmontés sur des centaines de voiliers et de gal#res venaient de débarquer& 9éj les cavaliersnumides et berb#res accouraient avec leurs capes blanc!es sur la 3ia ortuensis de toute lavitesse de leurs étalons aux longs cous, précédant le gros de l’armée ; demain, apr#s$demain latroupe des pillards serait aux portes de Rome, et rien n’était pr+t pour la dé)ense& esmercenaires impériaux combattaient au loin, du c-té de Ravenne ; les )orti)ications étaient enruine depuis le passage d’laric ersonne ne songeait résister& es ric!es et les !auts

 personnages )aisaient appr+ter en grande !te mules et c!ariots pour sauver avec leur vie toutau moins une partie de leurs biens& Mais il était déj trop tard& e peuple ne sou))rit pas queles grands le pressurent dans la prospérité pour l’abandonner dans l’adversité& /t quand

Maxime, l’empereur, voulut s’en)uir du palais avec sa suite, il )ut accueilli par une gr+led’injures et de pierres& uis la populace irritée tomba sur ce poltron et massacra en pleine rueson pito"able empereur, coups de !ac!e et de massue& 1n )erma les portes comme c!aque

Page 2: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 2/76

soir ; mais la ville n’en )ut que davantage prisonni#re de la peur& .ne a))reuse appré!ension pesait comme un brouillard lourd et malsain sur les maisons silencieuses et sans lumi#re,tandis que l’obscurité enveloppait d’un manteau étou))ant la cité menacée qui )rissonnait deterreur& Cependant, comme l’ordinaire, les étoiles scintillaient au ciel, éternellementimpassibles, et comme la veille, la lune tendait sa corne d’argent sur la vo<te a=urée& Rome, lec>ur palpitant, veillait et attendait les 7arbares comme le condamné qui, la t+te posée sur le

 billot, s’appr+te recevoir le coup inévitable déj suspendu au$dessus de sa t+te&endant ce temps, les 3andales s’avan%aient lentement depuis le port, s<rement,mét!odiquement, comme des triomp!ateurs sur la voie romaine déserte& Ces ?ermains auxlongues tresses blondes marc!aient en bon ordre, par centuries, au pas, en guerriers biendisciplinés& 9evant eux, les auxiliaires du désert, les @umides la peau brune et aux c!eveuxnoirs comme de la poix, )aisaient caracoler et virevolter impétueusement de magni)iques pur sang qu’ils montaient sans étriers& ?enseric, le roi des 3andales, c!evauc!ait au milieu del’expédition& 9u !aut de sa selle, il souriait d’un air insouciant et satis)ait la vue de son

 peuple en marc!e& e vieux guerrier expérimenté savait depuis longtemps par ses espionsqu’il n’" avait pas de résistance sérieuse craindre de la part des Romains et que cette )ois iln’allait pas au$devant d’une bataille décisive, mais d’un butin )acile& /n e))et aucun ennemi

n’apparaissait& :eulement, devant la orta ortuensis, l’endroit o( la route bien nivelée entredans la ville, le pape éon, paré de tous ses insignes et entouré de la troupe resplendissante deson clergé, se porta la rencontre du roi& C’était ce m+me ponti)e, qui quelques annéesauparavant, avait obtenu du terrible ttila qu’il épargnt Rome ; car le paAen sa pri#re avaitaccédé avec une incompré!ensible bonne grce& ?enseric descendit aussit-t de c!eval enapercevant le majestueux vieillard barbe blanc!e et s’avan%a vers lui, poliment, en boitantBson pied droit était trop court& Mais il ne baisa point la main ornée de l’anneau de saintierre ni ne plia dévotement le genou ; car c’était un rien, !érétique, et il ne regardait le papeque comme l’usurpateur du c!ristianisme& Dl écouta avec un )roid dédain la !arangue en latindans laquelle le saint p#re le conjurait de ménager la Cité sainte& Dl )it répondre par soninterpr#te qu’on se rassurt 2 on n’avait rien d’in!umain redouter de lui ; il était lui$m+me unsoldat et un c!rétien& Dl ne br<lerait ni ne détruirait Rome, bien que cette ville despotique ene<t rasé des milliers d’autres& 9ans sa magnanimité, il épargnerait m+me les biens de l’Egliseet les )emmes, et il se contenterait de piller F sine ferro et ignei », selon le droit du vainqueur et du plus )ort& Mais il invitait les autorités 0 et ?enseric pronon%a ces mots d’un tonmena%ant, tandis que son écu"er l’aidait déj se remettre en selle 0 lui ouvrir les portessans délai&

es c!oses se pass#rent comme ?enseric l’avait exigé& ucune lance ne )ut brandie,les épées rest#rent au )ourreau& .ne !eure plus tard, Rome enti#re appartenait aux 3andales&Mais la troupe victorieuse des pirates ne se répandit pas travers la ville sans dé)ense commeune !orde indisciplinée& 9omptés par la main de )er du roi, ces grands et robustes guerriers

aux c!eveux de lin entr#rent en rangs serrés par la 3ia 'riump!alis, en se contentant de jeter de temps autre des "eux curieux sur ces milliers de statues aux "eux blancs dont les l#vresmuettes semblaient leur promettre un ric!e butin& ussit-t apr#s, ?enseric en personne serendit au alatinum, la demeure abandonnée de l’empereur& Mais ce ne )ut pas pour " recevoir les !ommages intéressés des sénateurs tremblants de crainte, ni pour " )aire préparer un)estin 2 c’est peine s’il accorda un regard aux présents par lesquels la ric!e bourgeoisieespérait l’amadouer& enc!é sur une carte, le rude soldat élabora immédiatement un plan quilui permettrait de piller la ville rapidement et de )ond en comble& C!aque district )ut con)ié une centurie et c!aque centurion rendu responsable de la conduite de ses !ommes& 1n assistaalors non pas une mise sac )urieuse et désordonnée, mais une ra==ia calculée etorganisée& 'out d’abord, sur l’ordre de ?enseric, les portes )urent )ermées et gardées par des

)actionnaires, a)in que pas une agra)e, pas une pi#ce, que rien dans l’immense cité ne luiéc!appt& uis ses soldats réquisitionn#rent les embarcations, les vé!icules, les b+tes desomme et des milliers d’esclaves pour transporter au plus vite, dans leur repaire d’)rique,

Page 3: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 3/76

tout ce que Rome contenait de ric!esses& C’est alors seulement que le pillage commen%a,calme, s"stématique et conduit avec un grand sens pratique& endant trei=e jours, les 7arbaresdépouill#rent et morcel#rent la ville, commodément, savamment, comme un bouc!er dép#ceun b>u)& C!aque centurie commandée par un prince vandale et accompagnée d’un scribe,allait de maison en maison, de temple en temple, et sortait tout ce qui s’" trouvait de précieuxet de transportable 2 les vases d’or et d’argent, les colliers, pi#ces de monnaie, bijoux, les

c!aGnes d’ambre du @ord, les )ourrures de 'rans"lvanie, la malac!ite du ont et les épées)orgées de erse& 1n )or%a des artisans détac!er avec précaution la mosaAque des murs destemples et desceller les dalles de porp!"re des périst"les& 'out )ut exécuté avec prudence,adresse et précision& 9es ouvriers descendirent les cintres de bron=e des arcs de triomp!e avecdes cabestans pour ne pas les abGmer, on )it démonter tuile apr#s tuile par des esclaves le toitdoré du temple de upiter Capitolin, apr#s avoir pillé l’intérieur de l’édi)ice& ?enseric )itseulement scier ou briser coups de marteau les colonnes d’airain, trop monumentales pour 

 pouvoir +tre transportées rapidement, a)in d’en prendre tout au moins le métal& Iuand ilseurent vidé de )ond en comble les demeures des vivants, les 3andales viol#rent celles desmorts, les tumuli& eurs mains sacril#ges plong#rent dans les sarcop!ages de pierre etarrac!#rent les peignes de diamant de la c!evelure des princesses dé)untes, et les bracelets

d’or de leurs squelettes déc!arnés ; ils vol#rent aux cadavres leurs miroirs métalliques et leursc!evali#res ; leurs doigts avides s’empar#rent m+me de l’obole qu’on mettait dans la bouc!edes morts pour qu’ils pussent pa"er le noc!er les transportant dans le ro"aume de luton& e

 produit général des diverses rapines )ut ensuite rassemblé en tas séparés un endroitdéterminé& a victoire aux ailes d’or " voisinait avec la c!sse sertie de pierreries quicontenait les ossements d’un saint et les dés jouer d’une grande dame& 9es lingots d’or etd’argent s’empilaient pr#s de tissus de pourpre, de la verrerie )ine s’amoncelait c-té demétaux grossiers& e scribe notait c!aque c!ose en lettres runiques pleines de raideur sur ungrand parc!emin pour donner cette spoliation une certaine apparence de légalité& ?ensericen personne accompagné de sa suite circulait en boitant au milieu de ce c!aos, touc!aitc!aque objet de son bton, examinait les bijoux, souriait et appréciait& Dl regardait partir avecsatis)action les c!ariots, puis les embarcations, remplis jusqu’au bord& as une maison ne

 br<la, pas une goutte de sang ne )ut versée& Réguli#rement, sans !eurt, comme des bennes quimontent et qui descendent dans une mine, deux )iles de voitures, l’une c!argée, l’autre vide,vo"ag#rent pendant trei=e jours de l ville la mer et de la mer la ville& 7ient-t les b>u)s etles mulets !alet#rent sous la c!arge 2 jamais de mémoire d’!omme, avant ce sac des 3andales,on n’avait ra)lé pareil butin en si peu de temps&

'rei=e jours durant, on n’entendit plus le son de la voix !umaine dans cette citésurpeuplée& ersonne ne parlait !aut, !ormis les 3andales& ersonne ne riait& 9ans les maisonsles l"res étaient muettes et on ne c!antait plus dans les temples& 1n ne percevait que les coupsde marteau qui dépla%aient ce qu’on avait toujours cru immuable, le )racas des blocs de pierre

qui s’écroulaient, le grincement des c!ariots surc!argés et le sourd mugissement des b+tes detrait !arassées de )atigue, que les conducteurs )ouettaient sans arr+t& ar)ois les c!iens,auxquels les !ommes tremblant pour leur propre vie oubliaient de donner manger, semettaient !urler ; par)ois les notes graves d’une tuba retentissaient sur les remparts quand onrelevait la garde& Mais les Romains cal)eutrés c!e= eux retenaient leur sou))le& a citévictorieuse de l’univers semblait avoir cessé de vivre, et quand le vent de la nuit s’engou))raitdans les ruelles désertes, on e<t dit le gémissement étou))é d’un blessé qui sent son sangs’éc!apper jusqu’ la derni#re goutte&

/n ce trei=i#me soir du pillage de Rome par les 3andales, sur la rive gauc!e du 'ibre, l’endroit o( le )leuve jaune se replie paresseusement comme un serpent bien repu, la

communauté juive s’était réunie dans la maison de MoAse bt!alion& Ce n’était pas un desgrands de la communauté ni un connaisseur de la oi, mais un vieil et rude artisan, et s’ilsavaient c!oisi sa maison pour s’" rencontrer, c’est parce que son atelier au sol de terre battue

Page 4: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 4/76

était plus spacieux que leurs demeures exiguJs et incommodes& 9epuis trei=e jours, ilss’assemblaient ainsi quotidiennement, enveloppés dans leurs suaires blancs, avec des minessombres, accablées, et ils priaient l’ombre des volets clos parmi les rouleaux accroc!és, leséto))es teintes et les cuveaux pro)onds, avec une obstination sourde et quasi mac!inale& Dlsn’avaient pas encore eu jusque$l sou))rir des 3andales& 9eux ou trois )ois, des escouades,accompagnées de leurs c!e)s et de leurs scribes, s’étaient engagées dans l’étroite et laide rue

aux ui)s, o( la suite de multiples inondations, l’!umidité s’était installée entre les pierresdes maisons et suintait travers les murs des larmes )roides& .n coup d’>il méprisant avaitsu))i ces pillards pour reconnaGtre qu’on ne pourrait rien tirer de cette mis#re& , pas de

 brillants périst"les dallés de marbre, pas de tricliniums aux dorures éclatantes, ni statues nivases de bron=e& Dls étaient donc passés avec indi))érence, et nulle ra==ia, nulle impositionn’était craindre& ourtant les c>urs des ui)s de Rome étaient a))ligés 2 un pressentimentalarmant les oppressait& .n mal!eur qui )ondait sur la ville, sur le pa"s qu’ils !abitaient 0 ilssavaient cela depuis des générations 0 )inissait toujours par rejaillir sur eux& 9ans la

 prospérité, les peuples les oubliaient et ne s’occupaient pas d’eux& es princes btissaient,)aisaient des embellissements et vivaient dans le luxe, cependant que la pl#be prenait un

 plaisir grossier aux c!asses et aux jeux& Mais quand une calamité survenait, on les en rendait

responsables& ?are eux si l’ennemi était victorieux, si une ville était mise sac, si la pesteou quelque autre mal désolait une contrée 6 'ous les maux de l’univers retombaientinévitablement sur eux, ils le savaient, et ils savaient aussi depuis longtemps qu’ils devaientaccepter leur destin sans murmurer, car toujours et partout ils étaient peu nombreux, toujourset partout )aibles et impuissants& eur seule arme était la pri#re&

es ui)s de Rome priaient donc c!aque soir jusqu’ une !eure avancée de la nuit, ences temps sombres et périlleux du sac 2 que pouvait )aire d’autre le uste dans un mondeinique et cruel, o( la )orce triomp!e éternellement, sinon se détourner du monde et se tourner vers 9ieu K C’était la m+me c!ose depuis des années et des années& 7londs ou bruns, tousavides de butin, les 7arbares dé)erlaient tant-t du sud, tant-t de l’est et de l’ouest, et peineune bande avait$elle passé qu’une autre lui succédait& es impies se battaient dans toutl’univers et ne laissaient pas les !ommes pieux en paix& Dls avaient pris erusc!olajim,7ab"lone et lexandrie ; maintenant c’était le tour de Rome& 1( l’on voulait se reposer,régnait le tumulte, o( l’on c!erc!ait la tranquillité, on rencontrait la guerre 2 on ne pouvaitéviter son destin& Ce n’était que dans la pri#re qu’on trouvait protection, quiétude etconsolation en ce monde bouleversé& Car merveilleuse est la pri#re& /lle calme la peur, par sa

 promesse ; elle apaise l’me terri)iée par la )orce de ses litanies ; elle él#ve vers 9ieu latristesse du c>ur sur ses ailes bourdonnantes& C’est pourquoi il est bon de prier dans lemal!eur, et meilleur encore de prier ensemble, car toute douleur partagée s’all#ge et le bien

 plaGt davantage 9ieu lorsqu’il est )ait en commun&insi les ui)s de Rome étaient$ils rassemblés, et un pieux murmure s’éc!appait de

leurs barbes, léger et continu comme sous les )en+tres le clapotis du 'ibre, qui battaitobstinément et sans violence les planc!es des lavoirs, ses )lots caressant mollement les rives& @ul ne regardait son voisin et pourtant ils balan%aient en cadence leurs vieilles épaules branlantes, tout en c!antant et en marmonnant les m+mes psaumes qu’ils avaient déj répétésdes centaines et des milliers de )ois, et que leurs p#res et leurs grands$p#res avaient ressassésavant eux& eurs l#vres savaient peine ce qu’elles disaient, leurs sens ce qu’ils ressentaient,ce bruit doux et plainti) semblait provenir d’un r+ve con)us&

:oudain ils tressaillirent ; les éc!ines plo"ées se redress#rent toutes la )ois& 9e!ors lemarteau venait de s’abattre avec )racas& /t les ui)s expatriés avaient déj cette époque une

 peur innée de tout ce qui était imprévu& Iue pouvait$on attendre de bon d’une porte quis’ouvrait la nuit K e murmure s’arr+ta net, comme tranc!é par des ciseaux ; dans le silence,

on per%ut plus distinctement le gargouillis monotone et incessant de l’eau& 'ous tendaientl’oreille, la gorge serrée& e marteau retomba encore une )ois, une main impatiente secoua la porte de la rue& F ’" vais 8, dit bt!alion comme s’il se parlait lui$m+me, et il sortit sans

Page 5: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 5/76

 bruit& .n violent courant d’air inclina )ortement la )lamme du cierge collé sur la table ; elle semit tout coup )rissonner tr#s )ort, comme le c>ur de tous ces !ommes&

Dls ne reprirent !aleine qu’en reconnaissant le nouvel arrivant& C’était H"rcanos benHillel, le trésorier des deniers impériaux, l’orgueil de la communauté, le seul ui) qui e<tacc#s au palais& Dl avait été autorisé par )aveur spéciale de la Cour demeurer de l’autre c-téde 'rastevere et porter d’élégants v+tements de couleur ; mais en ce moment, son manteau

était déc!iré et son visage souillé&'ous l’entour#rent, impatients de l’entendre, car ils devinaient qu’il apportait unenouvelle 0 et pourtant bouleversés d’avance par le mal!eur que son émotion laissait

 pressentir&H"rcanos ben Hillel respira pro)ondément& 1n sentait que les mots étaient arr+tés dans

son gosier et ne voulaient pas sortir& /n)in il gémit 2 0 C’en est )ait 6 ils l’ont pris, ils l’ont trouvé 6 0 'rouvé qui K 'rouvé quoi K Dls !aletaient bru"amment& 0 e c!andelier 6 a menora! 6 * l’arrivée des 7arbares, je l’avais dissimulé dans la

cuisine sous la desserte& ’avais laissé expr#s les autres objets sacrés dans le trésor 2 la tabledes pains de proposition, les trompettes d’argent, la verge d’aron et les encensoirs ; trop de

domestiques en e))et connaissaient nos ric!esses, pour que je pusse les cac!er toutes& Dl n’"avait qu’une seule c!ose que je désirais sauver parmi les pieux ustensiles du temple 2 lec!andelier de MoAse, le candélabre de la maison de :c!elomo, la menora!& 9éj, ils avaienttout ramassé, déj ils avaient vidé la pi#ce et cessé leurs rec!erc!es ; déj mon c>ur se sentaitrassuré la pensée que nous conserverions au moins un de nos objets de sainteté& Mais un desesclaves Bque son me se dess#c!e 6 m’avait vu le cac!er et me tra!it aupr#s des brigands

 pour rac!eter sa liberté& Dl leur indiqua l’endroit ; ils le déterr#rent& Dls poss#dent présent toutce qui se trouvait autre)ois dans le :aint des :aints, dans la maison de :c!elomo, l’autel et lesvases, les tablettes sacerdotales et la menora! 6 ujourd’!ui m+me, cette nuit, les 3andalesemporteront le c!andelier vers leurs navires&

Dls rest#rent un moment sans voix& uis des cris inco!érents jaillirent de leurs l#vres bl+mes 2

 0 e c!andelier 6L /ncore 6L Mal!eur 6L a menora! 6L e )lambeau de 9ieu 6LMal!eurL Mal!eur 6L e candélabre de l’autel divin 6L a menora! 6

es ui)s se cognaient les uns aux autres, titubant comme des ivrognes ; ils se)rappaient la poitrine coups de poing, se tenaient les !anc!es en geignant comme sous lecoup d’une douleur p!"sique& Ces vieillards pondérés voci)éraient comme des genssubitement éblouis, aveuglés&

F :ilence 8, commanda soudain une voix impérieuse& 'out le monde se tut aussit-t&Car celui qui avait lancé cet ordre était le c!e) de la communauté, le plus vieux, le plus saged’entre eux, un docteur de l’Ecriture, rabbi /lie=er, celui qu’ils appelaient F ab ve @aNe 8,

c’est$$dire le F ur et :erein 8& Dl avait pr#s de quatre$vingts ans et une barbe de neigeencadrait son visage& 9es pensées douloureuses avaient creusé sur son )ront de cruels sillons,mais sous ses sourcils tou))us son >il était resté doux et limpide comme une étoile& Dl leva lamain 0 elle était étroite, jaune et ridée, comme les nombreux parc!emins qu’elle avait écritsdans sa vie 0 et bala"a l’espace d’un geste !ori=ontal semblant vouloir c!asser le bruit commeon c!asse une )umée pernicieuse, et )aire place nette pour des paroles sensées&

 0 :ilence 6 répéta$t$il& es en)ants crient dans le danger, les !ommes ré)léc!issent&sse"e=$vous et délibérons& ’esprit est plus dispos lorsque le corps repose&

Con)us, ils s’install#rent sur des bancs et des escabeaux& Rabbi /lie=er parladoucement, sans regarder personne ; on e<t dit qu’il raisonnait avec lui$m+me 2

F C’est un mal!eur, un tr#s grand mal!eur 6 Dl " a longtemps qu’on nous les avait pris,

les objets sacrés, et personne ne les a jamais vus dans le trésor impérial, excepté H"rcanos benHillel& 'oute)ois nous les savions cac!és l, tout pr#s de nous, depuis 'itus& ’exil noussemblait moins amer la pensée que nos reliques, qui avaient tant vo"agé travers les si#cles,

Page 6: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 6/76

qui avaient été 7abel et erusc!olajim et étaient toujours rentrées au bercail, se reposaient présent, prisonni#res certes, mais dans la m+me ville que nous& @ous n’avions pas le droit dedéposer du pain sur l’autel, et pourtant nous pensions lui toutes les )ois que nous rompionsnotre pain& Dl nous était interdit d’allumer le c!andelier et cependant c!aque )ois que nous)aisions de la lumi#re, nos pensées allaient la menora! condamnée l’obscurité et l’isolement dans une maison étrang#re& es objets sacrés n’étaient plus en notre possession,

mais nous les savions en lieu s<r et bien cac!és& /t voil qu’aujourd’!ui le c!andelier sacré vase remettre en route, non comme nous le cro"ions, pour regagner sa patrie, mais on l’emporteau loin, et qui peut savoir o(L Cependant, ne nous lamentons pas& es gémissementsn’avancent rien& /xaminons ce qu’il )aut )aire& 8

es !ommes l’écoutaient sans mot dire, le )ront penc!é& a main du vieillard n’avaitcessé d’errer dans sa barbe, de !aut en bas& 'oujours comme en se parlant lui$m+me, ilcontinua 2

F e c!andelier est en or pur et j’ai souvent c!erc!é pourquoi 9ieu avait voulu quenotre présent )<t aussi co<teux& ourquoi a$t$il exigé de MoAse qu’il pest si lourd, qu’il e<tsept branc!es et )<t décoré de )leurs et de guirlandes ciselées K e me suis par)ois demandé sicela n’était pas un danger pour lui, car le mal vient éternellement de la ric!esse et les trésors

attirent les voleurs& Mais je constate une )ois de plus combien nos pensées sont )rivoles, car tout ce que l’Eternel ordonne a une signi)ication qui dépasse notre savoir et notre raison& ecomprends, présent 6 C’est seulement parce que nos reliques ont de la valeur qu’elles se sontconservées travers les si#cles& :i elles avaient été d’un métal vulgaire, les pillards les eussent

 brisées sans scrupule et en auraient )ait des glaives ou des c!aGnes& Dls ne les ont gardées qu’enraison de leur prix, sans soup%onner leur sainteté& .n brigand les vole un autre, personnen’ose les détruire et c!acune de leurs pérégrinations les ram#ne 9ieu&

F Ré)léc!issons donc un peu& es 7arbares se soucient$ils de la sainteté des objets K Dlsne voient qu’une c!ose dans notre c!andelier 2 c’est qu’il est en or& /n excitant leur cupidité,en leur proposant le double, le triple de son poids d’or, on réussirait peut$+tre le rac!eter&

 @ous ne pouvons combattre, nous autres ui)s, toute notre )orce réside dans le sacri)ice& @ous)erons demander nos )r#res, disséminés travers le monde, qu’ils nous aident le délivrer&

 @ous doublerons, nous triplerons cette année l’o))rande que nous versons au temple, nousdonnerons les v+tements de notre corps et l’anneau de notre doigt& Dl )aut rac!eter lecandélabre sacré, dussions$nous le pa"er sept )ois son pesant d’or&

.n soupir l’interrompit& H"rcanos leva tristement les "eux& 0 C’est inutile& ’ai déj essa"é, )it$il avec calme& Ce )ut m+me ma premi#re pensée& e

me suis adressé leurs trésoriers et leurs scribes, mais ils m’ont re%u grossi#rement, avec brutalité& ’ai été trouver le roi ?enseric et lui ai o))ert les plus )ortes ran%ons& Dl m’a écoutéavec !umeur et en )rappant du pied& lors j’ai perdu la t+te et lui ai )ait l’éloge du c!andelier ;

 je lui ai appris qu’il avait appartenu au temple de :c!elomo, que 'itus l’avait ramené de

erusc!olajim et qu’il était ses "eux le plus bel ornement de son triomp!e& e 7arbarecomprit alors toute la valeur de cette prise et me déclara avec un rire insolent 2 F e n’ai pas besoin de ton or& ’ai ramassé ici un tel butin que je pourrais )aire paver mes écuries de cemétal et sertir de pierreries les )ers de mes c!evaux& Mais s’il s’agit vraiment du c!andelier de:c!elomo, je le garde 6 :’il a précédé 'itus dans Rome le jour de son triomp!e, je le )erai

 porter devant moi pour célébrer le mien sur cette cité& :’il a servi ton 9ieu, il serviradésormais le vrai 9ieu 6 3a$t’en 6L 8 /t il me renvo"a&

 0 'u aurais d< rester 6 0 Crois$tu que je sois parti K e me suis prosterné devant lui, j’ai embrassé ses genoux&

Mais son c>ur est plus dur que son épée& Dl m’a repoussé du pied comme un caillou& uis sesesclaves m’ont roué de coups et jeté de!ors& C’est miracle que je vive encore 6

'ous comprirent alors pourquoi les v+tements d’H"rcanos ben Hillel étaient déc!irés&Dls remarqu#rent aussi qu’il avait la tempe une bala)re sanglante& Dls restaient assis sans parler& 1n entendait le grincement des c!ariots qui passaient sans arr+t dans la nuit, et les

Page 7: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 7/76

appels graves des cors vandales qui se répondaient étrangement d’un bout l’autre de la ville&uis tout bruit cessa& lors la m+me pensée leur vint 2 le sac est terminé, le c!andelier est

 perdu 6Rabbi /lie=er leva les "eux avec e))ort 2 0 C’est cette nuit, dis$tu, qu’ils l’emportent K

 0 1ui, cette nuit m+me ils le transporteront en c!ariot jusqu’ leurs vaisseaux par la3ia ortuensis, et en ce moment, pendant que nous discutons, il est sans doute en route& Ces

cors sonnent le rassemblement de l’arri#re$garde& 9emain matin on l’embarquera&Rabbi /lie=er penc!a un peu plus la t+te sur la table& 1n e<t dit qu’il s’était endormi enécoutant& Dl avait l’air absent et ne remarquait pas que tous les regards étaient anxieusementtournés vers lui& :oudain il releva le )ront, et dit tranquillement 2 F Cette nuit, n’est$ce pasL7ien& lors nous devons l’accompagner&

1n s’étonna& Mais le vieillard répéta d’un ton calme et )erme 2 F @ousl’accompagnerons 6 C’est notre devoir& Rappele=$vous les commandements de la oi& Iuandl’arc!e se dépla%ait, nous la suivions ; nous n’avions le droit de nous reposer que lorsqu’elles’arr+tait& Iuand les objets de sainteté vo"agent, nous devons les suivre 6

 0 Mais comment traverser la mer K @ous n’avons pas de navire 6 0 /! bien, nous n’irons que jusqu’ la mer& C’est l’a))aire d’une nuit&

lors H"rcanos se leva 2 F Comme toujours, la raison parle par la bouc!e de rabbi/lie=er& @ous l’accompagnerons& C’est une partie de notre route éternelle& Iuand l’arc!e,quand le c!andelier vo"age, le peuple, la communauté tout enti#re doit l’escorter&

.ne petite voix timide s’éleva dans un coin de la salle& C’était :imc!e, le menuisier contre)ait, qui gémissait avec e))roi 2 F Mais s’ils s’emparent de nous K Dls en ont déjemmené des centaines en esclavage& Dls nous battront 6 Dls nous tueront 6 Dls vendront nosen)ants, et nous n’en serons pas plus avancés pour cela 6

 0 'ais$toi, lui répliqua$t$on& 9ompte ta peur 6 :i l’un de nous est pris, tant pis pour lui 6 :’il meurt, il sera mort pour la menora!& @ous partirons tous, il le )aut 6

 0 1ui, tous, tous 6 criaient$ils ensemble&Cependant le rabbi /lie=er leur )it signe de se taire& Dl )erma encore une )ois les "eux ;

c’était son !abitude quand il voulait ré)léc!ir& uis il tranc!a 2 0 :imc!e a raison& @e lui )aites pas !onte de sa )aiblesse et de sa pusillanimité& Dl a

raison, nous n’avons pas le droit de risquer notre vie et de courir stupidement la nuit au$devant des brigands& Car rien n’est plus sacré que l’existence, et 9ieu dé)end qu’une seule soitexposée inutilement& Dl voit juste, :imc!e 2 ils pourraient )aire enlever les jeunes gens pour en)aire des esclaves c!e= eux& C’est pourquoi ni les !ommes m<rs ni les en)ants ne sortiront cesoir& Iuant nous, il n’en est pas de m+me& @ous sommes vieux ; un vieillard est c!arge tout le monde et le plus souvent lui$m+me& @ous ne pourrions ramer sur les gal#res, nousqui aurions peine la )orce de creuser notre propre tombe, et la mort elle$m+me, quand ellenous prend, )ait une pi#tre acquisition& C’est nous de suivre le c!andelier& Iue tous ceux qui

ont plus de soixante$dix ans s’assemblent et se préparent partir&'ous les !ommes aux barbes grises s’avanc#rent& Dls )urent d’abord dix, puis on=equand rabbi /lie=er, le ur et :erein, se joignit eux 2 ces derniers survivants d’une époquedisparue, graves et solennels, évoquaient dans l’esprit de leurs cadets l’image des patriarc!es&e rabbi les quitta et encore une )ois reprit sa place au milieu des autres 2

 0 @ous, les anciens, nous allons partir& @e vous soucie= pas de ce qu’il adviendra denos personnes& 'oute)ois il est nécessaire qu’un en)ant nous accompagne, un jeune, pour qu’il

 porte témoignage aux générations proc!aines, et aux suivantes& @ous mourrons bient-t, notrelampe est presque éteinte, et dans peu de temps notre bouc!e sera muette& Dl )aut qu’il " aitquelqu’un qui voie de ses "eux le )lambeau de la table de l’Eternel, et qui nous survive delongues années pour que se transmette de tribu en tribu et d’ge en ge la certitude que notre

objet de sainteté n’est pas perdu tout jamais, mais qu’il continue son éternel vo"age& 7ienqu’il ne soit pas capable de saisir le sens des c!oses, un en)ant, un mineur, nousaccompagnera, pour apporter plus tard son témoignage&

Page 8: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 8/76

'ous se taisaient& C!acun pensait avec angoisse son propre )ils et l’imaginait de!ors,dans la nuit, au milieu du danger& Mais déj bt!alion, le maGtre teinturier, s’était levé&

 0 e vais c!erc!er 7enjamin, mon petit$)ils& Dl a sept ans, autant d’années que lec!andelier a de branc!es, et cela me paraGt +tre une !eureuse coAncidence& endant ce temps)aites vos préparati)s, mange= ce que vous trouvere= c!e= moi& e vais ramener l’en)ant&

es vieillards s’assirent autour de la table ronde, les plus jeunes leur servirent du vin et

des aliments& Mais avant que le pain )<t rompu, le rabbi commen%a la pri#re que de touttemps, les anciens disaient trois )ois par jour& /t les vieux répét#rent de leur voix gr+le etcassée ce verset nostalgique 2 0 9ieu de 7onté, consens, dans 'a Miséricorde, rétablir 'a:ouveraineté :ion et le service de l’!olocauste erusc!olajim 6 8

’oraison terminée, les anciens se prépar#rent partir& vec calme, posément, commes’ils accomplissaient un acte de piété, ils retir#rent leur linceul et l’empaquet#rent avec leur c!le de pri#re et leurs t!é)ilines& es plus jeunes leur apport#rent des )ruits et du pain pour levo"age, sans oublier de solides btons pour soutenir leur marc!e& uis c!acun des vieillardsécrivit sur une )euille de parc!emin ce qu’il adviendrait de son bien au cas o( il ne reviendrait

 pas ; les autres servirent de témoins&

endant ce temps, le maGtre teinturier bt!alion avait monté l’escalier de bois& 'outd’abord il s’était déc!aussé ; mais comme c’était un !omme gros et lourd, les marc!esdisjointes gémirent sous ses pas& Dl ouvrit avec précaution la porte de son logement o(dormaient entassés Bcar ils étaient pauvres sa )emme, sa bru, ses )illes et ses petits$en)ants&.n ple ra"on de lune, bleu et vaporeux, )iltrait par une )ente de la lucarne )ermée, et bien quele grand$p#re marc!t sur la pointe des pieds, il s’aper%ut que sa )emme et sa belle$)illeavaient les "eux grands ouverts et le regardaient depuis leur lit avec e))roi&

 0 Iu’" a$t$il K demanda une voix inqui#te&bt!alion ne répondit pas et se dirigea ttons vers l’angle gauc!e de la c!ambre o(

se trouvait le grabat de son petit$)ils, 7enjamin& Dl se penc!a avec tendresse au$dessus de la paillasse& e petit gar%on dormait pro)ondément, les poings crispés sur la poitrine, comme s’ilétait en col#re ; il devait )aire un r+ve )arouc!e et passionné& bt!alion passa doucement lamain dans ses c!eveux emm+lés pour le réveiller& ’en)ant ne reprit pas conscience tout desuite ; mais ses sens devaient avoir vaguement ressenti cette caresse travers son sommeil car ses poings se détendirent, il ouvrit les l#vres, sourit aux anges et s’étira avec volupté& e c>ur d’bt!alion se serra la pensée qu’il )allait arrac!er cet innocent la douceur de son repos& Dlempoigna pourtant le dormeur et le secoua avec énergie& ’en)ant s’éveilla et promena autour de lui un regard éperdu ; il n’avait que sept ans, mais c’était un petit ui), né l’étranger et!abitué sursauter c!aque )ois qu’il se produisait quelque c!ose d’inattendu& 9e m+me queson p#re tressaillait quand le marteau de la porte s’abattait, de m+me qu’ils tremblaient tous,les sages, les anciens, quand on lisait un nouvel édit dans leur rue, lorsque l’empereur mourait

et qu’un autre lui succédait& Car tout ce qui était nouveau était dangereux pour le g!etto du'rastevere o( 7enjamin avait passé ses premi#res années& Dl n’avait pas encore apprisl’Ecriture, mais il savait déj qu’il devait avoir peur de tout et de tous ici$bas&

e petit le considéra d’un regard )ixe, et bt!alion posa vivement la main sur la bouc!e de l’en)ant pour l’emp+c!er de crier& Mais il se rassura d#s qu’il eut reconnu songrand$p#re& Celui$ci se penc!a sur lui et murmura dans son oreille 2 F rends tes !abits et tesc!aussures, et viens 6 @e )ais pas de bruit pour qu’on ne t’entende pas& 8 7enjamin se levaaussit-t& Dl )lairait un m"st#re et il était )ier que son grand$p#re le )Gt entrer dans son secret&:ans l’interroger de la parole ni du regard, il c!erc!a ses v+tements et ses sandales ttons&

9éj ils se )au)ilaient vers la porte, lorsque la m#re se souleva sur son oreiller etdemanda d’une voix éplorée 2 F 1( emm#nes$tu le petit K

 0 :ilence, répondit bt!alion& es )emmes ne posent pas de questions 6 8Dl )erma la porte& 'outes les )emmes devaient +tre réveillées dans la c!ambre,  présent& 1n entendait un bruit con)us de conversations et de sanglots derri#re la mince cloison

Page 9: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 9/76

de planc!es, et quand les on=e vieillards )ranc!irent le seuil pour se mettre en route, toute larue connaissait leur périlleuse entreprise, comme si l’étrange nouvelle avait transpiré traversles murs ; des soupirs et des lamentations s’éc!appaient de toutes les maisons& Mais lesanciens n’" )irent pas attention et ne se détourn#rent pas& Dls marc!aient d’un pas tranquille etdécidé& Dl était pr#s de minuit&

* leur grand étonnement, les portes de la ville n’étaient ni )ermées ni gardées 2 personne ne les interrogea ni ne s’opposa leur sortie& es cors de tout l’!eure sonnaient lerassemblement des derni#res sentinelles vandales ; d’autre part, les Romains peureusementverrouillés c!e= eux n’osaient pas croire encore que l’épreuve )<t terminée& ussi la route quiconduisait au port était$elle déserte& as un c!ariot, pas une voiture, pas un !omme, pas uneombre 6 Rien que les bornes milliaires qui luisaient la clarté vaporeuse de la lune& :ansencombres, les p#lerins )ranc!irent dans la nuit les portes ouvertes&

 0 @ous sommes en retard, dit H"rcanos ben Hillel& es c!ariots des pillards nous préc#dent certainement de beaucoup, peut$+tre roulaient$ils déj avant que les cors eussentsonné& Dl )aut nous !ter& 8

Dls press#rent le pas& u premier rang s’avan%ait bt!alion, un bton la main ; il avait

sa droite le rabbi /lie=er& /ntre le septuagénaire et l’octogénaire, le bambin de sept ans,inquiet et encore mal réveillé, trottinait de toute la vitesse de ses petites jambes& 9erri#re eux,trois par trois, venaient les autres vieillards, leur paquet dans la main gauc!e, leur gourdindans la droite ; ils marc!aient la t+te penc!ée comme derri#re un cercueil invisible& a lourdenuit campanienne les environnait ; nul sou))le d’air ne venait dissiper la brume marécageusequi s’étendait, épaisse et visqueuse, sur la plaine et qui sentait la terre moisie& .ne luneverdtre, maladive, brillait dans le ciel bas et étou))ant& Dl avait quelque c!ose de sinistre, cevo"age l’aventure dans l’obscurité, parmi les tertres circulaires qui se dressaient immobilesau bord du c!emin comme des animaux morts, et les maisons saccagées qui, avec leurs)en+tres délabrées, avaient l’air d’aveugles spectateurs de l’étrange cort#ge& Mais le danger nes’était pas montré jusqu’ présent, la route était déserte et, comme une rivi#re gelée traversle brouillard, projetait une lueur blanc!tre& 1n ne vo"ait plus trace des pillards ; si, pourtant,une seule )ois, sur la gauc!e, une villa romaine en )lammes attesta leur passage dévastateur&e )aGte en était déj e))ondré, mais la braise encore incandescente donnait une colorationrougetre aux volutes de )umée qui montaient de l’intérieur& * cette vue les vieillards eurenttous la m+me pensée 2 il leur sembla que c’était la colonne de )eu qui guidait le tabernaclelorsque leurs anc+tres marc!aient derri#re l’arc!e d’alliance, comme eux cette nuit la

 poursuite de leur c!#re menora!&/ntre son grand$p#re bt!alion et le rabbi /lie=er, les deux vieux, qu’il s’essou))lait

suivre, l’en)ant s’e))or%ait d’allonger ses enjambées pour ne pas rester en arri#re& Dl se taisait pour imiter les autres, mais une angoisse in)inie emplissait son me et son petit c>ur sautait

c!aque pas douloureusement dans sa poitrine& Dl avait peur, démesurément peur, parce qu’ilignorait pourquoi ces vieillards l’avaient enlevé son lit, parce qu’il ne savait pas o( ilsl’emmenaient, et parce qu’il n’avait jamais vu la campagne dans l’obscurité ni le vaste)irmament au$dessus d’elle& Dl ne connaissait de la nuit que ce qu’on en apercevait de la rueaux ui)s& , elle était juste un rectangle noir, grand comme la main, et peine si trois ouquatre étoiles tenaient dans le petit coin de ciel que laissaient voir entre les toits d’étroiteslucarnes& 1n n’avait rien craindre d’elle, car elle était pleine de bruits )amiliers& usqu’ausommeil on entendait la pri#re des !ommes, la toux des malades, le bruit des pas, lemiaulement des c!ats, le ron)lement de l’tre ; sa m#re dormait droite, sa s>ur gauc!e, onétait protégé, entouré de c!aleur et de vie, on n’était pas seul& Mais ici l’immensité de la nuitle mena%ait ; l’en)ant se sentait plus petit que jamais, sous cette coupole voilée et nuageuse&

:’il n’avait été sous la sauvegarde de ces !ommes, il e<t pleuré ou c!erc!é )uir cette c!oseénorme qui de toutes parts, l’enveloppait de son silence écrasant& Mais !eureusement, c-téde la peur il " avait place dans ce c>ur d’oiseau pour un orgueil vibrant, passionné ; car 

Page 10: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 10/76

l’en)ant était )ier que les anciens 0 en présence de qui leurs cadets tremblaient et sa m#re elle$m+me n’osait parler 0 que ces !ommes sages et vénérables l’eussent c!oisi, lui, le plus jeune,

 parmi tous les autres& Dl ignorait pourquoi et o( ils l’emmenaient, mais si puéril que )<t sonesprit, un pressentiment l’avertissait qu’il devait " avoir quelque c!ose de grandiose danscette marc!e travers la nuit& C’est pourquoi il désirait de toutes ses )orces se montrer dignede leur c!oix ; il )or%ait sans arr+t ses petites jambes gr+les )aire de grandes )oulées et

comprimait bravement les pulsations de son c>ur lorsqu’il lui battait trop violemment dans lagorge& Mais le c!emin était trop long& ’en)ant était )atigué depuis longtemps, et sans cesse la peur le reprenait, c!aque )ois qu’ la clarté vaporeuse de la lune les ombres de sescompagnons s’allongeaient subitement sur la route pour s’évanouir ensuite ; le manuellementcontinu de leurs pas sur les pierres sonores et bien nivelées ne cessait pas non plus del’inquiéter& 'out coup quelque c!ose de noir voleta autour de son )ront, une c!auve$souris,qui s’en)uit en =ig=aguant dans la nuit& lors 7enjamin poussa un cri et se cramponna lamain de l’aAeul 2 0 ?rand$p#re, grand$p#re 6 1( allons$nous K 8

e vieillard ne tourna pas la t+te& Dl grommela seulement, d’une voix rude et irritée 2 8'ais$toi et marc!e 6 @e demande rien 6 8 ’en)ant baissa la t+te comme si on l’avait battu& Dlavait !onte de n’avoir pu contenir sa peur& F e n’aurais pas d< questionner 8, songea$t$il avec

dépit&Mais rabbi /lie=er, le ur et :erein, jeta un regard sév#re sur bt!alion et lui dit par$

dessus le bambin qui tremblait 2 0 Dnsensé, comment ce petit ne nous interrogerait$il pas K Comment ne s’étonnerait$il

 pas, lui qu’on a arrac!é de son lit pour l’emmener travers ces tén#bres inconnues K /t pourquoi ne connaGtrait$il pas la raison de notre expédition K @e partage$t$il pas notre destin,de par l’!éritage du sang K @e supportera$t$il pas encore plus longtemps que nous$m+mesnotre peine in)inie K Dl " aura bel ge que nos "eux seront éteints et il vivra encore pour témoigner une autre génération qu’il est le dernier avoir vu Rome le c!andelier de l’autelde l’Eternel& ourquoi veux$tu le laisser dans l’ignorance, lui dont nous désirons )aire un initiéet le messager de cette nuit K

Con)us, bt!alion se taisait& Rabbi /lie=er se penc!a a))ectueusement sur l’en)ant etlui dit en caressant ses c!eveux en signe d’encouragement 2

 0 9emande, mon )ils, demande sans crainte 6 autant qu’il te plaira 6 e te répondrai&Mieux vaut pour l’!omme questionner qu’ignorer 6 :eul celui qui a beaucoup questionné peutcomprendre beaucoup de c!oses& /t n’est juste que celui qui comprend beaucoup de c!oses&

e c>ur de 7enjamin palpitait d’orgueil en entendant ce sage, vénéré de tous, lui parler si gravement& 9e reconnaissance, il e<t volontiers baisé la main du rabbi ; seulement sacrainte était trop grande, et aucune parole ne sortit de ses l#vres )rémissantes& Mais rabbi/lie=er qui avait étudié tant de livres durant sa vie était m+me de lire dans le silence desmes& Dl savait que l’en)ant était impatient d’apprendre o( ils se rendaient et ce qui lui arrivait&

Dl prit doucement la menotte lég#re du gar%onnet qui palpitait comme un papillon, et la retintdans sa main )roide 2 0 e vais te révéler o( nous allons, pour que rien ne te soit cac!é& Car nous ne )aisons

aucun mal et bien que la voie que nous suivions aujourd’!ui soit ignorée de tous, 9ieu abaisseses regards sur nous et connaGt nos pensées& Dl sait ce que nous entreprenons, mais lui seul saitcomment tout ceci )iniraL

'out en parlant 7enjamin, rabbi /lie=er marc!ait la m+me cadence, ainsi que sescompagnons qui cependant se rapproc!aient d’eux, pour écouter ce que ce sage disait cetinnocent 2

 0 C’est un c!emin )ort ancien que nous parcourons l, mon en)ant ; nos p#res et nosaAeux l’ont déj parcouru avant nous& Car nous )<mes un peuple vo"ageur pendant

d’innombrables années, et nous le sommes redevenus& 9’ailleurs notre destin veut peut$+trem+me, qui sait, que nous le so"ons éternellement& * l’opposé des autres peuples, le sol sur lequel nous dormons n’est pas notre sol, le )roment que nous mangeons, les )ruits que nous

Page 11: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 11/76

récoltons n’ont point poussé dans nos plaines et nos vergers& @ous errons de pa"s en pa"s, etnos corps reposent en terre étrang#re& Mais nous avons beau +tre dispersés du nord au midicomme l’ivraie dans un c!amp, nous sommes quand m+me demeurés parmi les autres

 peuples, grce notre 9ieu et notre cro"ance en lui, un peuple unique et particulier& Iuelquec!ose d’invisible nous rapproc!e, nous unit, et cette c!ose c’est notre 9ieu& e sais, monen)ant, que tu as de la peine comprendre cela, car les sens ne per%oivent que ce qui est

visible et seule la mati#re l’est& C’est pourquoi les autres nations ont donné une )orme ladivinité et l’ont )a%onnée dans le bois, la pierre et l’airain& Mais nous, les seuls, nous noussommes attac!és l’invisible et c!erc!ons un esprit qui soit au$dessus du n-tre& 'ous nose))orts ont tendu ne pas nous soumettre au matériel ; nous avons été des c!erc!eurs et avons

 persisté dans notre attac!ement l’immatériel& /t celui qui se consacre l’immatériel est plus)ort que celui qui est esclave de la mati#re, car celle$ci est périssable, tandis que celui$ldemeure& /t l’esprit )init toujours par triomp!er sur la )orce& C’est uniquement, en)ant, parceque nous nous sommes dévoués l’Eternel, l’Dnvisible, que nous avons résisté au temps, etc’est parce que nous lui avons gardé notre )oi qu’il nous est resté )id#le& 0 a signi)ication detout cela, je le sais, éc!appe un en)ant comme toi, car nous$m+mes, bien souvent, dans notredétresse, nous n’arrivons pas saisir pourquoi 9ieu et la ustice, en qui nous cro"ons, ne se

mani)estent pas ici$bas& ussi ne t’a))lige pas si tu ne comprends pas et sois cependantattenti)L

 0 ’écoute, sou))la timidement l’en)ant émerveillé& 0 L Cette )oi en l’immatériel accompagna nos p#res et nos anc+tres travers le

monde, et pour s’attester eux$m+mes qu’ils cro"aient en un 9ieu invisible, qui ne se montre jamais et qu’aucune image ne saurait représenter, nos aAeux cré#rent un s"mbole& Car notreesprit est étroit et ne peut concevoir l’in)ini ; seule une in)ime partie de la divinité arrive

 par)ois jusqu’ nous, seul un ple re)let de sa lumi#re éclaire l’!umanité& ussi, pour quenotre c>ur ne se détourne jamais de notre devoir qui est de servir l’invisible, c’est$$dire laustice et la ?rce, nous avons )abriqué des objets dont l’entretien demandait des soinsincessants 2 un c!andelier appelé la menora! dont les cierges br<laient éternellement, un autelsur lequel on exposait des pains constamment renouvelés& Ces objets sacrés 0 retiens bien ceci

 0 n’étaient pas des représentations de l’Otre divin comme les autres peuples )urent asse=impies pour en exécuter, mais des témoignages de l’assiduité de notre )oi& Dls nous suivaient

 partout o( nous allions dans le monde& /n)ermés dans l’arc!e d’alliance, nous les mettions l’abri sous le tabernacle, que nos p#res, sans asile comme nous$m+mes, portaient sur leursépaules& @ous n’avions le droit de nous arr+ter que si l’arc!e )aisait !alte ; quand elleavan%ait, nous la suivions& endant des milliers d’années, qu’elle )<t au repos ou en marc!e, le

 peuple jui) est resté nuit et jour groupé autour de ces reliques et tant que nous veillerons sur ces"mbole de sainteté, nous demeurerons un peuple, m+me dans l’exil&

 0 Ecoute$moi bien& ’arc!e ren)ermait l’autel sur lequel nous déposions les pains de

 proposition, les )ruits du sol ; des vases d’o( l’encens s’éc!appait pour monter jusqu’ 9ieu ;les tables de la oi dans lesquelles l’Eternel a )ait alliance avec nous& Mais le plus apparent detous ces objets était un c!andelier dont la )lamme éclairait sans relc!e l’autel du :aint des:aints ; car le 'out$uissant aime la lumi#re qu’il a créée, et ce candélabre a été )ait pour leremercier de l’avoir donnée nos "eux, notre esprit& Dl était en or pur et artistementtravaillé ; sept branc!es s’élan%aient de son large )<t et il était re!aussé de guirlandes ciselées&Iuand les sept cierges br<laient dans leurs douilles, la lumi#re sortait de sept )leurs et nosc>urs se sancti)iaient cette vue& orsque cette lumi#re s’allume le jour du sabbat, notre medevient le temple du recueillement& C’est pourquoi aucun autre s"mbole au monde ne nous estaussi c!er que la )orme de ce c!andelier, et dans toutes les maisons de la terre o( demeure unui) qui continue croire aux saintes c!oses, la menora! él#ve en e))igie ses sept bras comme

 pour une pri#re& 0 ourquoi sept K s’enquit l’en)ant d’une voix timide&

Page 12: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 12/76

 0 L 9emande, mon en)ant, demande !ardiment& * )orce de questionner, on )init par savoir& e nombre sept est un c!i))re m"stérieux et sublime entre tous, car 9ieu a créél’univers et l’!omme en sept jours ; et le plus grand des miracles, c’est qu’il soit au monde,qu’il sente, qu’il reconnaisse et aime son créateur& /n nous donnant la lumi#re, 9ieu a apprisaux sens voir, et l’esprit connaGtre 2 le candélabre l#ve vers le Ciel ses sept bras pour glori)ier la lumi#re, celle du dedans comme celle du de!ors& Car 9ieu nous a aussi dispensé la

clarté intérieure au mo"en de l’Ecriture 2 l’une nous est révélée par la vue, la seconde par laconnaissance& Ce que la )lamme est aux sens, l’Ecriture l’est l’me ; elle ren)erme tout 2 lesactions de 9ieu et celles de nos p#res, les r#gles de conduite, ce qui est permis et ce qui estdé)endu, l’esprit créateur et la loi organisatrice& /n nous prodiguant sa lumi#re, l’Eternel nousa accordé de percevoir deux )ois le monde, p!"siquement et spirituellement, et il nous estm+me possible de concevoir sa propre nature grce son ra"onnement& :aisis$tu, monen)ant KL

 0 @on, répondit le petit dans un sou))le& 0 L /! bien, retiens seulement ceci, tu comprendras le reste par la suite 2 les

embl#mes les plus sacrés que nous emmenions en vo"age et les seuls témoignages qui nousrestaient de nos origines étaient l’Ecriture et le c!andelier, la t!ora et la menora!L

 0 a t!ora et la menora!, répéta l’en)ant avec respect& /t il joignit les mains pour mieux graver les mots dans sa mémoire&

 0 L Ecoute encore 6 Dl vint un temps 0 déj lointain 0 o( nous )<mes las de la vienomade& ’!omme en e))et a envie de la terre comme celle$ci a soi) de lui& /t quand apr#s delongues pérégrinations l’étranger, nous arrivmes dans le pa"s que MoAse nous avait promis, bon droit nous en prGmes possession& @ous labourmes et nous ensemen%mes, nous

 plantmes la vigne et élevmes du bétail, nos c!amps devenus )ertiles, nous les entourmes decl-tures et de !aies, ravis de ne plus +tre les !-tes éternels des autres peuples, ceux qu’ontol#re ou qu’on rebute& /t déj nous pensions que nos migrations étaient désormais terminées,déj nous nous en!ardissions jusqu’ dire que cette contrée était nous, comme si la terreappartenait jamais l’!omme, auquel tout n’est que pr+té& Mais il oublie toujours qu’avoir n’est pas tenir, que posséder n’est pas garder 2 il btit sa maison l o( il sent le sol sous ses

 pieds et il c!erc!e se cramponner la gl#be comme les racines des arbres& @ousconstruisGmes pour la premi#re )ois des maisons et des villes, et puisque c!acun de nous avaitune demeure, comment la gratitude ne nous aurait$elle pas incités en élever une notre 9ieututélaire, plus !aute et plus magni)ique que toutes les autres 2 un temple 6 C’est pendant cesannées bénies de quiétude que régna sur notre pa"s un roi ric!e et sage nommé :c!elomoL

 0 oué soit son nom 6 interrompit bt!alion voix basse& 0 oué soit son nom 6répét#rent tout en marc!ant les autres vieillards&

 0 L Iui btit un édi)ice sur le mont Moria!, l o( jadis notre anc+tre acob avait vuen songe l’éc!elle m"stique et s’était éveillé en disant 2 F Ce lieu est sacré et le sera pour tous

les peuples de la terre& 8 C’est l que :c!elomo édi)ia notre temple ; les plus beaux matériaux,la pierre, le c#dre et l’airain ciselé )urent emplo"és sa construction& /t quand nos p#reslevaient les "eux vers ses murs, leurs c>urs se rassuraient ; il leur semblait que 9ieu consentGt demeurer éternellement parmi eux et leur promGt un avenir de paix& Comme nous dans nos)o"ers, le tabernacle reposait dans le saint lieu et avec lui l’arc!e tant de )ois déplacée& our etnuit la menora! éclairait l’autel de ses sept )lammes ; tout ce qui nous était sacré était cac!édans le :aint des :aints& 7ien qu’invisible comme il le )ut et le sera toujours, 9ieu séjournait

 paisiblement dans le pa"s de nos aAeux, dans le temple de erusc!olajim& 0 uisse mon >il le revoir, murmur#rent les marc!eurs sur le ton de la pri#re& 0 L Mais écoute encore, en)ant& 'out ce que l’!omme poss#de ne lui est que pr+té, et

le bon!eur est une roue qui tourne& @otre paix n’était pas éternelle comme nous le pensions,

car un peuple )arouc!e venu de l’est s’empara de notre cité, comme ces pillards que tu as vusviennent de pénétrer dans la Rome de notre exil& Dls )irent main basse sur tout ce qu’ils purent,ils emport#rent tout ce qui était transportable, détruisirent tout ce qui était destructible 2 ils ne

Page 13: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 13/76

laiss#rent que l’invisible, la parole et la présence de 9ieu& C’est ainsi qu’ils arrac!#rent lamenora! de la sainte table et s’en empar#rent, non pas parce qu’elle était sacrée 0 car lesserviteurs du Malin ne le comprirent pas 0 mais parce qu’elle était en or et que toujours lesvoleurs aiment ce métal& /t de m+me qu’ils emmen#rent les !abitants, ils transport#rent lec!andelier, l’autel et tous les vases 7ab"loneL

 0 7ab"lone K interrompit timidement l’en)ant&

 0 L 9emande sans !ésitation, mon )ils, demande, et puisse 9ieu te répondre toujours&7ab"lone, c’était une ville, grande et puissante comme celle o( nous demeurons actuellementet si éloignée de notre pa"s que la position des étoiles au$dessus de nos t+tes était tout autre&/t pour que tu mesures le trajet que parcoururent alors les vases sacrés, compte toi$m+meavec moi 2 tu vois, il " a seulement trois !eures que nous marc!ons et nos membres sont déjcourbatus et perclus de )atigue& 7ab"lone était trois mille )ois plus loin& 'u juges peut$+tre

 présent du c!emin parcouru par le c!andelier 6 Cependant retiens bien ceci 2 devant la volontéde 9ieu, la distance ne compte pas& /t quand l’Eternel s’aper%ut que nous continuionsd’observer sa parole dans l’exil 0 et le sens de nos éternelles persécutions ici$bas, c’est peut$+tre que l’éloignement nous )ait révérer davantage les saintes c!oses et que l’exc#s de notremis#re rend nos c>urs plus !umbles 0 quand 9ieu, dis$je, vit que nous avions supporté

l’épreuve, il éveilla le c>ur d’un roi de ce peuple étranger& Celui$ci reconnut ses torts et laissanos p#res rentrer dans la terre promise ; il leur redonna le c!andelier du temple et tous lesobjets sacrés& Dls retourn#rent de C!aldée erusc!olajim travers les bois, les montagnes etles déserts& @ous revGnmes donc sains et sau)s de l’autre bout du monde dans le pa"s o( nousavions toujours été et o( nous serons toujours en pensée& @ous reconstruisGmes le temple sur le mont Moria!, les sept )lammes de la menora! éclair#rent de nouveau l’autel de 9ieu, et la

 joie se ralluma dans nos c>urs& Mais retiens bien ceci, a)in de comprendre la signi)ication denotre marc!e d’aujourd’!ui 2 aucune >uvre au monde, si ancienne soit$elle et quel que soit lec!emin qu’elle ait parcouru dans le temps et l’espace, n’est aussi vénérable pour nous que cec!andelier sept branc!es ; il est le gage le plus précieux que nous possédions de notre unitéet de notre pureté& /t c!aque )ois que notre destinée s’assombrit, sa lumi#re s’éteint&

Rabbi /lie=er s’interrompit& :a voix semblait épuisée& e petit gar%on releva vivementla t+te ; telle une petite )lamme ardente, la crainte que le récit ne )<t déj terminé se lisait dansson regard& e vieillard remarqua en souriant l’inquiétude de l’en)ant& Dl lui caressadoucement les c!eveux et le rassura 2

 0 Comme tes "eux brillent, mon )ils 6 Mais ne crains rien 6 @otre destinée n’a pas de)in, et je pourrais continuer de parler ainsi pendant des années que tu ne connaGtrais pas lacenti#me partie de la route qui nous est tracée& pprends cependant, puisque tu m’écoutes si

 bien et si volontiers, ce qui se passa dans notre pa"s 6 @ous pensions encore une )ois que letemple était reconstruit pour toujours& Mais de nouveaux ennemis arriv#rent par mer& Dlsvenaient de ce pa"s$ci, conduits par un empereur, un guerrier nommé 'itusL

 0 Maudit soit son nom, murmur#rent les marc!eurs& 0 L qui abattit nos murailles et rasa notre temple& ’impie viola le :aint des :aints etenleva le c!andelier de l’autel& Dvre de rage, il déroba les merveilles que :c!elomo avaitdestinées la gloire de l’Eternel et, en m+me temps qu’il emmenait notre roi en captivité, illes emporta triomp!alement dans son pa"s o( son peuple insensé l’acclama tout en liesse,comme si ses soldats avaient vaincu 9ieu et le traGnaient enc!aGné derri#re eux& /t le réprouvétrouva son sacril#ge si admirable, notre abaissement si précieux, qu’il édi)ia une porteimmense pour commémorer sa victoire et )it graver dans le marbre l’image de ce qu’il avaitvolé 9ieuL

’en)ant leva son visage attenti) 2 0 /st$ce cet arc de triomp!e avec tous ces !ommesde pierre, qui se dresse devant une grande place et sous lequel mon p#re m’a dé)endu de

 passer K 0 L C’est cela m+me, mon )ils& asse toujours devant sans le regarder, car il nousrappelle les jours les plus douloureux de notre !istoire& ucun ui) n’a le droit de )ranc!ir 

Page 14: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 14/76

cette porte sur laquelle on a gravé par dérision ce que nous révérons et révérerons toujours&:ouviens$toi c!aque )oisL

e vieil !omme s’interrompit au milieu de sa p!rase& H"rcanos ben Hillel avait bondiderri#re lui et lui avait posé la main sur la bouc!e& 'ous s’e))ra"#rent de sa !ardiesse& Maissans rien dire, H"rcanos tendit le bras en avant& 1n distinguait vaguement au loin, la clartéincertaine de la lune voilée par la brume, une masse sombre, asse= semblable une grosse

c!enille qui rampait devant eux sur la route blanc!e ; présent que les vieillards étaientarr+tés, retenant leur sou))le, on entendait dans la nuit un grincement de vé!icules lourdementc!argés& u$dessus de ce sombre convoi qui avan%ait avec lenteur, on vo"ait luire quelquec!ose qui scintillait comme des brins d’!erbe dans la rosée du matin 2 c’étaient les lances del’arri#re$garde numide qui surveillait les c!ariots remplis de butin&

Mais ces gardiens aux "eux per%ants devaient déj avoir aper%u les suiveurs, car ilstourn#rent bride aussit-t, et un détac!ement )on%a au galop dans leur direction, la lance, enarr+t, en poussant des cris aigus& es @umides se tenaient presque debout sur leurs montureset leurs burnous blancs )lottant derri#re eux donnaient l’impression que leurs cavales avaientdes ailes& Dnstinctivement, les on=e vieillards se serr#rent les uns contre les autres et mirentl’en)ant au milieu d’eux& es cavaliers accouraient en !urlant, bride abattue et emportés

dans un m+me élan ; ils )rein#rent si brusquement leurs c!evaux qu’ils se cabr#rent trois pasdes ui)s terri)iés& es a"ant examinés de pr#s, ils reconnurent la clarté lunaire que cen’étaient pas des soldats qui les poursuivaient pour leur disputer ce qu’ils emportaient, maisd’ino))ensi)s vieillards barbes blanc!es, qui c!eminaient paisiblement dans la nuit, en tenantun petit paquet dans une main, un bton dans l’autre ; comme il était d’usage dans leur pa"sque de pieux p#lerins aillent ainsi d’un lieu un autre, ils sourirent avec bienveillance auxvieux !ommes, et leurs dents éblouissantes illumin#rent leurs visages sombres et )arouc!es&uis l’un d’eux émit un si))lement bre) et strident ; ils )irent demi$tour et repartirent vers leur 

 butin, légers, aériens comme un vol d’oiseaux tandis que les anciens, immobiles de )ra"eur,n’avaient pas encore bien compris qu’on les avait épargnés et qu’ils étaient sauvés&

Rabbi /lie=er, le ur et :erein, )ut le premier se ressaisir& Dl tapota a))ectueusementles joues de l’en)ant&

 0 'u es un brave, s’écria$t$il en se penc!ant vers lui& e tenais ta main dans la mienne,elle n’a pas tremblé 6 3eux$tu que je continue mon récit K Car tu ne sais pas encore o( nousallons, ni pourquoi nous sommes debout cette nuit&

 0 Raconte, murmura le jeune gar%on avec un accent de pri#re dans la voix& 0 e te disais, tu t’en souviens, que 'itus, le maudit, avait emmené nos objets sacrés

Rome et avait eu la vanité de les montrer en spectacle toute la ville& lus tard, les empereursromains qui lui succéd#rent dépos#rent notre menora! avec les autres reliques de :c!elomodans un édi)ice qu’ils appelaient 'emple de la aix 0 mot insensé 6 comme si la paix pouvait

durer et avoir un asile en notre monde belliqueux& Mais l’Eternel ne permit pas que les objetsqui avaient orné sa propre demeure, :ion, séjournent dans un temple étranger ; une nuit, ilenvo"a un incendie qui consuma le monument, avec les statues et les ric!esses qu’ilcontenait 2 seul notre c!andelier éc!appa aux )lammes dévorantes, et ce )ut une nouvelle

 preuve que ni le )eu, ni l’exil, ni la main criminelle des !ommes ne pouvaient rien sur lui&9ieu les avertissait par l qu’ils devaient remettre les objets sacrés dans le saint lieu, o( on lesrév#re uniquement pour leur sainteté et non cause de leur valeur& Mais les )ouscomprennent$ils les avertissements du Ciel, les c>urs endurcis des !ommes obéissent$ils laraison KL

Rabbi /lie=er soupira et continua 2 0 L Dls prirent donc notre candélabre sacré et le relégu#rent une seconde )ois dans une

autre maison de l’empereur ; et comme il dormit l pendant des années, au )ond d’une pi#ce bien close, ils pensaient le garder éternellement& Mais un brigand trouve toujours un autre brigand qui l’attaque, et ce qui s’acquiert par la violence est repris par la violence& Cart!age a

Page 15: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 15/76

attaqué Rome, comme Rome avait assailli erusc!olajim& 1n l’a dépouillée comme on nousavait spoliés, ses sanctuaires ont été outragés comme autre)ois les n-tres& ourtant les pillardsque tu aper%ois l$bas dans la nuit nous ont ravi aussi notre bien, notre c!andelier sacré, etleurs c!ariots qui sont devant nous emportent ce que nos c>urs c!érissaient le plus& 9emainils l’embarqueront, ils l’emporteront sous d’autres cieux, loin de nos regards désolés ; salumi#re ne nous éclairera plus jamais, nous qui sommes vieux 6 @ous suivons aujourd’!ui la

menora! qui est emportée au loin, comme on accompagne dans son dernier vo"age ladépouille d’un +tre c!er pour lui témoigner son a))ection& @ous perdons ce que nous possédions de plus sacré 2 comprends$tu présent la tristesse de notre marc!e K

’en)ant avan%ait en silence, la t+te baissée& Dl semblait ré)léc!ir& 0 L Mais retiens bien ceci 2 nous t’avons pris comme témoin pour que plus tard,

quand nous serons en terre, tu certi)ies que nous sommes restés )id#les l’objet sacré et que tuapprennes aux autres le demeurer& our que tu les aides conserver nos cro"ances& Dlreviendra toujours, le c!andelier, de ses vo"ages dans les tén#bres, et le jour glorieux arriverao( nouveau il illuminera de ses sept )lammes l’autel de 9ieu& @ous t’avons réveillé pour queton c>ur s’éveille et pour que plus tard tu )asses le récit de cette nuit nos descendants&:ouviens$toi, et dis$leur pour les consoler que tu as vu de tes "eux la menora!, qui a vo"agé

 pendant des milliers d’années, qui se conserve comme notre peuple dans son exil, et qui nedisparaGtra pas, j’en ai la )erme conviction, tant que nous$m+mes ne disparaGtrons pas&

’en)ant se taisait toujours& /t Rabbi /lie=er le ur et :erein, sentait une résistancedans ce mutisme& lors il se penc!a vers lui et demanda 2 0 M’as$tu compris K 8

e )ront de l’en)ant restait buté& 0 @on, s’obstina$t$il, je ne comprends pas 6 Car s’ilnous est tellement c!er et si sacré, ce c!andelier, pourquoi sou))rons$nous qu’on nousl’enl#ve K 8

e vieillard soupira& F 'u as raison, mon )ils 6 ourquoi sou))rons$nous qu’on nousl’enl#ve K ourquoi ne nous dé)endons$nous pas K /! bien, plus tard tu comprendras qu’en cemonde le droit appartient aux plus )orts et non pas aux justes& a )orce impose toujours savolonté et la piété est impuissante ici$bas& 9ieu ne nous a appris qu’ supporter l’injustice etnon )aire respecter notre droit par la violence 6 8

Rabbi /lie=er avait prononcé ces paroles la t+te basse et sans interrompre sa marc!e&:oudain le petit gar%on arrac!a sa main de la sienne et s’arr+ta& Hardiment, impérieusement

 presque, il demanda en )rémissant au vieil !omme 2 0 /t 9ieu K ourquoi tol#re$t$il ce vol K ourquoi ne nous secourt$il pas K 'u l’as

appelé le uste et le 'out$uissant& ourquoi est$il avec les bandits et non avec les justes K'ous étaient e))ra"és& Dls s’arr+t#rent et leur c>ur cessa de battre& a question

téméraire de l’en)ant avait retenti dans les tén#bres désolées comme une )an)are éclatante,comme si ce bambin venait de déclarer la guerre 9ieu& /t )urieux 0 il rougissait de son sang

 0 bt!alion apostrop!a rudement son petit$)ils 2

 0 'ais$toi et ne blasp!#me pas 6 Mais rabbi /lie=er lui coupa la parole 2 0 'ais$toi d’abord, toi 6 ourquoi grondes$tu cet innocent K Dl n’a )ait que demander,dans la naAveté de son c>ur, ce que nous nous demandons jour et nuit, toi, moi, nous tous etles plus sages de notre peuple, depuis l’origine des temps& Cet en)ant n’a )ait que poser notrevieille question juive 2 pourquoi 9ieu nous traite$t$il avec tant de rigueur parmi les peuples,nous, justement nous, qui le servons mieux que les autres K ourquoi nous jette$t$il sous les

 pieds des autres peuples pour qu’ils nous piétinent, nous qui l’avons reconnu et glori)ié les premiers dans son +tre insaisissable K ourquoi détruit$il ce que nous construisons, pourquoi brise$t$il nos espérances, pourquoi nous c!asse$t$il de tous nos asiles K ourquoi attise$t$ilcontre nous la !aine de tous les peuples tour de r-le K ourquoi nous éprouve$t$il sidurement, nous seuls, nous qu’il a tout d’abord élus et initiés les premiers son secret K @on,

 je ne mentirai pas devant un en)ant, et si sa demande est un blasp!#me, je blasp!#me moi$m+me tous les jours de ma vie& 3o"e=, je le con)esse devant vous tous 2 je ne puis m’endé)endre, je dispute sans cesse avec 9ieu, et quatre$vingts ans, je me pose encore tout

Page 16: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 16/76

moment la question de ce candide en)ant 2 pourquoi 9ieu nous plonge$t$il dans une détresseaussi pro)onde ; pourquoi sou))re$t$il qu’on nous opprime et vient$il m+me en aide aux

 bandits dans leurs brigandages K ’ai beau ensuite, dans mon repentir, me )rapper la poitrine coups redoublés, je ne puis étou))er ce cri d’anxiété& e ne serais ni un ui) ni un !omme sicette question ne me tourmentait pas tout moment, et la mort seule la )era cesser sur mesl#vres&

es autres vieillards )rissonn#rent& amais ils n’avaient vu ab ve @aNe, le ur et:erein, le juste, dans un pareil état ; son accusation contre 9ieu devait jaillir d’un repli cac!éde son me qu’ils ignoraient jusqu’ici ; de le voir ainsi trembler de tous ses membres dansl’exc#s de sa douleur et éviter en rougissant le regard étonné de l’en)ant les déconcertait&Cependant rabbi /lie=er avait déj retrouvé son calme et se penc!ait de nouveau sur 7enjamin, en lui adressant ces paroles apaisantes 2

 0 ardonne$moi de leur avoir parlé eux et quelqu’un qui se trouve au$dessus denous tous, au lieu de te répondre& 'u m’as demandé dans la simplicité de ton c>ur 2 pourquoi9ieu a$t$il permis qu’on commette un pareil crime contre nous et contre lui$m+me K /t moi, jete dis dans la simplicité de mon esprit, aussi sinc#rement que je le puis 2 0 je n’en sais rien&Car nous ne connaissons pas les desseins de l’Eternel et nous ne devinons pas ses pensées&

Mais c!aque )ois que je dispute avec lui dans l’exaspération de ma douleur ou dans l’exc#s denotre commune mis#re, j’essa"e de me consoler en me disant qu’il " a sans doute dans lasou))rance une signi)ication qui nous éc!appe, et que c!acun de nous expie peut$+tre une)aute& @ul ne peut savoir qui l’a commise& :c!elomo le :age a$t$il été mal avisé en btissantun temple erusc!olajim, comme si 9ieu était un !omme et désirait se )ixer un seul endroitet parmi un seul peuple K $t$il péc!é en construisant l’Eternel une demeure tropsomptueuse, comme si l’or valait mieux que la piété, et le marbre mieux que la constancedans la )oi K vons$nous, le peuple jui), agi contre la volonté divine en voulant avoir une

 patrie et un )o"er l’instar des autres peuples, en disant voil notre pa"s, notre temple etnotre 9ieu, comme on dit ma main et mes c!eveux K eut$+tre a$t$il détruit le temple et nousa$t$il exilés pour que notre esprit ne s’attac!e pas la mati#re, pour que nous lui restions)id#les d’une mani#re plus pro)onde, lui l’Dnvisible et l’DnsaisissableL eut$+tre notrevéritable destin est$il d’+tre éternellement en c!emin, sans cesse regrettant et désirant avecnostalgie, toujours assoi))és de repos et toujours errants& @’est sacrée en e))et que la routedont on ne connaGt pas le but et qu’on s’obstine néanmoins suivre, telle notre marc!e en cemoment travers l’obscurité et les dangers, sans savoir ce qui nous attend&

’en)ant écoutait toujours& Mais rabbi /lie=er avait )ini& 0 @e m’interroge plus présent& 'es questions dépassent mon savoir& ttends et prends

 patience& 9ieu te répondra peut$+tre un jour dans ton propre c>ur&e vieillard se tut, et les autres aussi& Dls restaient tous l sans parler, sur la route, et la

nuit les enveloppait de son silence& Dls avaient l’air d’+tre seuls dans les tén#bres du monde, en

de!ors du temps&:oudain l’un d’eux tendit le bras en )rémissant& .ne angoisse subite venait de lesecouer et il )aisait signe aux autres de pr+ter l’oreille& /n e))et, un murmure traversa l’espaceet arriva jusqu’ eux& Ce ne )ut d’abord que la note lég#re d’une !arpe, un son grave qui allaiten s’ampli)iant ; mais bient-t le bruit se rapproc!ant rappela celui du vent ou de la mer, et une

 bourrasque brutale agita l’air étou))ant 2 les arbres du c!emin écart#rent leurs branc!escomme pour les retenir dans le vide, les buissons c!uc!ot#rent con)usément et la poussi#re sesouleva sur la route& 1n e<t dit que les étoiles vacillaient soudain ; les vieillards, remués par les propos d’/lie=er sur leur destinée, et pressentant l’approc!e de 9ieu, se demandaient entremblant s’il n’allait pas tout coup leur donner la réponse qu’ils désiraient ; car il est écritque 9ieu est présent dans le vent de l’orage et qu’il commence parler au milieu d’un doux

murmure& 'ous se prostern#rent le )ront contre terre, l’oreille tendue vers le ciel ; sans levouloir ils s’étaient pris mutuellement la main pour se soutenir en )ace du surnaturel, etc!acun sentait battre le pouls de son voisin petits coups précipités&

Page 17: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 17/76

Mais rien n’arriva& a bourrasque tomba aussi brusquement qu’elle avait éclaté et le)rissonnement de l’!erbe cessa peu peu& @ulle voix ne s’éleva, aucun bruit ne rompit lesilence& /t quand ils détac!#rent l’un apr#s l’autre leurs regards du sol, ils virent qu’une doucelueur opaline trouait l’obscurité l’est& Dls reconnurent que ce vent était simplement celui quisou))le tous les jours avant l’aube ; le miracle quotidien venait en e))et de se produire 2l’aurore succédait sur la terre aux tén#bres& 'andis qu’ils restaient l, encore anxieux, la clarté

rose s’intensi)iait dans le lointain et les ples contours du pa"sage déc!iraient déj lessombres voiles qui l’enveloppaient& Dls comprirent alors que la nuit, leur nuit de marc!e, étaitterminée&

 0 e jour se l#ve, murmura bt!alion, dé%u ; disons la pri#re 6es on=e vieillards se rapproc!#rent& ’en)ant, trop jeune encore pour la dire, demeura

l’écart et les regarda avec émotion& es anciens prirent dans leur paquet leur c!le de pri#reet s’en couvrirent la t+te et les épaules& Dls attac!#rent les t!é)ilines autour de leur )ront et deleur bras gauc!e, celui du c>ur& uis ils se tourn#rent vers l’orient, dans la direction deerusc!olajim et rendirent grce au Créateur en récitant les dix$!uit louanges de sa per)ection&Dls psalmodiaient voix basse et balan%aient leurs corps en avant et en arri#re, selon le r"t!medes paroles& e petit gar%on ne comprenait pas tous les mots, mais il vo"ait la )erveur avec

laquelle les on=e vieillards se balan%aient en psalmodiant, comme tout l’!eure les buissonsdans le vent de 9ieu& pr#s avoir prononcé un solennel Amen, ils s’inclin#rent, repli#rent leur éc!arpe, puis se prépar#rent repartir& Dls semblaient vieillis, ces vieux !ommes, dans lalumi#re grandissante du matin, les rides de leur )ront et de leur bouc!e paraissaient pluscreuses et le cerne de leurs "eux plus sombre& areils des ressuscités, ils parcoururent avece))ort aux c-tés de l’en)ant la derni#re partie du c!emin, la plus pénible&

e soleil br<lant de la Campanie était déj !aut quand on=e vieillards, accompagnésd’un en)ant, arriv#rent ortus o( le 'ibre déverse tristement ses eaux ternes et jauntres dansla mer& :euls quelques vaisseaux vandales stationnaient encore dans la rade ; ils quittaient lerivage l’un apr#s l’autre, leurs voiles triomp!alement déplo"ées et leurs larges )lancs alourdisde butin& 7ient-t il n’" en eut plus qu’un seul l’ancre ; il engloutissait avec voracité lecontenu des derniers c!ariots du pillage de Rome& Ceux$ci venaient dociles se )aire déc!arger  tour de r-le, et c!aque )ois les esclaves escaladaient la passerelle de planc!es qui accédait au

 bateau, en portant sur leur t+te ou sur leurs brunes épaules de pesants )ardeaux 2 caisses etco))res remplis d’or, amp!ores pansues pleines de vin& Mais quelle que )<t leur célérité, leservice n’était pas encore asse= rapide au gré du patron du navire et les gardiens vandalesstimulaient leur activité coups de )ouet& /n)in le dernier c!ariot s’arr+ta devant le bateau ;c’était celui que les on=e vieillards et l’en)ant avaient suivi toute la nuit et qui contenait lec!andelier du temple& :on c!argement était encore recouvert de paille et de bc!es, mais lesvieillards )ixaient sur lui des "eux ardents, et un )rémissement d’impatience les secouait

l’idée qu’ils allaient voir la menora!& e moment décisi) était arrivé, c’était maintenant ou jamais que le miracle devait se produire&ourtant, les regards de l’en)ant ne suivaient pas ceux de ses compagnons& Pasciné, il

contemplait la mer qu’il n’avait jamais vue ; il admirait ce miroir sans )in, d’un bleulumineux, qui s’incurvait jusqu’au trait mince o( les )lots touc!aient le ciel ; cet espacegigantesque lui paraissait encore plus immense que la coupole étoilée de la nuit& Dl regardaitavec ravissement les vagues jouer ensemble, se poursuivre, se !eurter, sauter l’une par$dessusl’autre, puis s’en)uir en écumant avec un petit rire impertinent, pour se re)ormer sans cesse ;ce mouvement jo"eux lui )aisait découvrir une gaieté qu’il n’avait jamais soup%onnée dans laruelle étroite et sombre de son pauvre quartier& :a maigre poitrine d’en)ant se dilataitviolemment et il l’e<t voulue plus large encore pour se griser d’air et d’espace, pour laisser 

son c>ur crainti) de ui) s’imprégner pleinement de cette joie& .n désir irrésistible le poussait s’avancer, ravi, tout pr#s de l’eau et étendre ses petits bras pour presser contre lui un peude cet in)ini ; transporté la vue de ces merveilles et de cette lumi#re, il éprouvait un bon!eur 

Page 18: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 18/76

qu’il n’avait jamais ressenti& Comme tout ici était serein, comme on se sentait libre et délivréd’inquiétude 6 es mouettes montaient et descendaient comme de blancs projectiles, et le venten)lait mollement les voiles so"euses des beaux navires& :oudain, tandis que le jeune gar%on

 penc!ait la t+te en arri#re en )ermant les "eux, pour !umer plus pro)ondément l’air )rais etsalin, la p!rase qu’il avait entendue cette nuit lui revint l’esprit 2 F u commencement, 9ieucréa le ciel et la terre& 8 /t pour la premi#re )ois, le nom de 9ieu que ses parents et les anciens

avaient prononcé la veille lui sembla plein de signi)ication et de réalité&.n cri le )it sursauter& C’étaient les on=e vieillards qui venaient de le pousser d’uneseule bouc!e, et aussit-t l’en)ant se ré)ugia vers eux& 1n venait d’enlever les bc!es dudernier c!ariot, et au moment o( les esclaves berb#res se baissaient pour en retirer une statueen argent d’Héra, pesant plusieurs quintaux, l’un d’eux avait repoussé brutalement du pied lec!andelier qui le g+nait 2 celui$ci était tombé et avait roulé sur le sol dans la )ange del’attelage& 9evant cette pro)anation du saint embl#me que MoAse avait contemplé, qu’aronavait béni et qui avait orné la table de l’Eternel dans le temple de :c!elomo, un !urlementunanime de )ra"eur avait jailli du gosier des anciens& es esclaves noirs lev#rent la t+te,curieux& Dls ne comprenaient pas pourquoi ces stupides vieillards jetaient des cris aussi

 per%ants et se tenaient les uns les autres par le bras, )ormant une c!aGne vivante et

douloureuse 2 on ne leur avait pourtant rien )ait de mal& Mais le )ouet du gardien cinglait déjleur c!air nue, et ils replong#rent docilement leurs bras dans la paille du c!ariot, pour en sortir une st#le éblouissante dans sa nudité de porp!"re, puis une énorme statue dont une cordeentourait le cou et les jambes et qu’ils !iss#rent bord comme de la viande de bouc!erie& evé!icule se vidait de plus en plus vite& :eule la menora!, l’éternelle, gisait toujours au pied duc!ariot, demi cac!ée par une roue& /t les vieillards qui se soutenaient mutuellement)rémissaient d’un commun espoir& eut$+tre que dans leur !te les brigands l’oublieraient 6eut$+tre qu’ils ne la verraient pas 6 e miracle de la délivrance allait peut$+tre se produire audernier moment 6

Mais un des esclaves avisa le )lambeau, se baissa, l’empoigna et le mit sur son dos&insi exposé au soleil, il scintillait, il étincelait, il )lambo"ait et paraissait plus brillant que le

 jour ; pour la premi#re )ois de leur vie, les anciens vo"aient l’objet sacré que leur peuple avait perdu& Hélas 6 c’était l’instant m+me o( ils contemplaient l’embl#me c!éri, qu’il les quittait nouveau& e @oir calait avec ses mains le c!andelier d’or sur ses larges épaules, tout en se!tant vers la traversine branlante ; encore cinq pas, encore quatre, et la menora! disparaGtrait

 pour toujours 6 Comme attirés par une )orce m"stérieuse, les vieillards coururent jusqu’ la passerelle sans se lc!er ; leurs "eux étaient no"és de larmes et des mots inco!érents,accompagnés de salive, coulaient de leur bouc!e& Dls avan%aient en titubant comme des!ommes ivres, le regard éperdu, la l#vre avide, pour déposer au moins un pieux baiser sur larelique& :eul parmi eux le rabbi /lie=er demeurait serein au milieu de la douleur& /t sa mainserrait celle du petit gar%on avec tant de )orce qu’il )aillit crier&

 0 Regarde 6 Regarde 6 tu seras le dernier avoir vu notre c!andelier 6 'u témoignerasqu’on nous l’a pris, qu’on nous l’a volé 6’en)ant ne comprenait pas ces paroles& Mais il ressentait jusqu’au )ond du c>ur la

sou))rance des autres et il devinait qu’une injustice se commettait l& a col#re, une col#reen)antine s’empara de lui& :ans savoir ce qu’il )aisait, il se libéra et s’élan%a la poursuite du

 @oir qui s’engageait précisément sur la passerelle en c!ancelant sous sa pesante c!arge& @on,il ne )allait pas que cet étranger emportt le c!andelier 6 :ans ré)léc!ir, l’en)ant se rua sur lecolosse pour lui arrac!er sa proie&

’esclave, lourdement c!argé, vacilla sous ce c!oc inattendu& Ce n’était qu’un en)antqui s’accroc!ait lui, certes, mais comme il avait déj de la peine garder son équilibre sur cette planc!e étroite et oscillante, il bascula dans le vide et tomba en entraGnant l’en)ant avec

lui& /n m+me temps le candélabre lui éc!appa et s’abattit de tout son poids sur le bras droit du jeune assaillant qui éprouva une douleur atroce 2 il lui sembla que sa c!air et ses os étaient bro"és et il se mit jeter des cris déc!irants& Mais ils )urent couverts par le vacarme général&

Page 19: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 19/76

'out le monde !urlait en m+me temps 2 les vieillards d’épouvante, la vue de ce nouveausacril#ge, la menora! sacrée roulant terre une seconde )ois ; les 3andales, de col#re, du !autde leur navire& e gardien accourut et c!assa coups de )ouet la troupe des vieillards qui!urlaient& Purieux, le @oir s’était relevé et avait repoussé du pied l’en)ant gémissant ; ilrec!argea le candélabre sur ses épaules et le porta précipitamment bord, comme un voleur&

es on=e anciens ne )aisaient pas attention 7enjamin& ersonne ne remarqua qu’il se

tordait sur le sol en geignant, car ils ne regardaient pas terre& Dls n’avaient d’"eux que pour le c!andelier, qui en ce moment remontait la passerelle sur le dos de l’esclave, en tendant versle ciel ses sept coupes comme pour un sacri)ice& Dls )rémirent en vo"ant des étrangers s’enemparer d’une main indi))érente et le jeter avec le reste du butin& uis un coup de si))letstrident retentit, la c!aGne de l’ancre cliqueta et, dans la cale invisible o( les galériens étaientrivés leurs bancs, quarante rames se lev#rent pour battre l’eau d’un mouvement )erme etrégulier& e vaisseau démarra brusquement& .n )lot d’écume blanc!e bala"a le pont de la ne) et elle s’éloigna en glissant sur l’eau avec un bruit léger ; déj sa coque brune montait etdescendait sur les vagues comme un +tre vivant& e galion, les voiles ballonnées par le vent,sortait en ligne droite de la rade en direction du large&

es on=e vieillards regardaient disparaGtre le vaisseau& Dls s’étaient repris par la main et

tremblaient de nouveau& Dls avaient tous espéré, en secret, sans se le communiquer, qu’unmiracle )<t encore et toujours possible& Mais le btiment, entraGné et poussé par la brise,continuait )endre )onde ; plus sa sil!ouette diminuait au loin, plus l’espérance s’a))aiblissaiten leurs c>urs et se perdait dans l’océan de leur tristesse& 9éj le bateau n’apparaissait gu#re

 plus grand que les ailes d’une mouette ; et en)in 0 les larmes assombrissaient leur vue 0 ilsn’aper%urent plus que l’immensité bleue& lus d’espoir 6 e c!andelier, perdu jamais,recommen%ait ses lointains, ses éternels vo"ages 6

C’est alors seulement que, détournant leurs "eux de la mer, ils se souvinrent du petitgar%on qui, le bras )racassé, étendu l’endroit o( le candélabre l’avait renversé dans sa c!ute

 brutale, se lamentait misérablement& Dls relev#rent le blessé et le couc!#rent sur une civi#re de)ortune& 'ous avaient !onte que cet en)ant e<t )ait ce qu’aucun d’eux, les !ommes, n’avaitosé, et bt!alion appré!endait l’!eure o( il ram#nerait son petit$)ils estropié sa )emme et sa )ille& Mais Rabbi /lie=er, le ur et :erein, les consola 2 F @e vous lamente= pas et ne le

 plaigne= pas 6 Rappele=$vous l’Ecriture& 9ieu )it mourir l’!omme qui avait soutenu l’arc!e desa main, parce qu’il ne veut pas que nous touc!ions aux c!oses saintes& Mais il a épargné ceten)ant et n’a )rappé que le bras& eut$+tre " a$t$il dans cette sou))rance une bénédiction et une

 prédestination& 8uis se courbant avec tendresse sur l’en)ant qui geignait 2 F @e lutte pas contre ton

mal, mais prends$le en toi& Cette douleur elle aussi est un !éritage& Ce n’est que dans lasou))rance que notre peuple vit, c’est dans sa mis#re qu’il puise sa )orce créatrice& Dl t’estarrivé quelque c!ose d’inouA 2 tu as touc!é l’objet sacré, et si ton corps a été atteint, ta vie est

sauve& eut$+tre cette sou))rance a$t$elle )ait de toi un élu et " a$t$il un sens cac!é dans tadestinée& 8e jeune gar%on leva vers lui un regard )erme et plein de )oi& ’orgueil que le vieillard

suscitait en son me était plus )ort que sa cuisante douleur& /t ses l#vres ne laiss#rent pluséc!apper la moindre plainte tandis qu’ils le transportaient, le bras )racassé, jusqu’au seuil dulogis paternel&

9es années tourmentées ont passé sur Rome depuis cette nuit tragique ; plusd’événements se sont déroulés dans l’espace d’une vie !umaine que n’en voient d’ordinairesept générations& Iuatre empereurs se sont depuis lors succédé 2 vitus Majorien, ibius:everus et nt!#me, celui$ci c!assant ou assassinant celui$l& 9’autres peuplades

germaniques prirent la ville et la pill#rent& 1n investit et l’on destitua de nouveaux empereursBtoujours dans l’intervalle d’une vie !umaine, puis vinrent les derniers Césars, ic#re, ulius @epos et Romulus ugustule, qui durent )aire place 1doacre et '!éodoric, de rudes

Page 20: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 20/76

guerriers nordiques& Mais bien que soumis une discipline de )er, cet empire des ?ot!s, qu’ilsvoulaient éternel, s’écroulait lui aussi et disparaissait au cours de la m+me génération,cependant qu’au nord les peuples dé)erlaient et qu’au$del des mers, 7"=ance, une autreRome s’édi)iait& 1n e<t dit que depuis le départ de la menora! en cette nuit o( les 3andalesavaient disparu par la orta ortuensis, il ne d<t plus " avoir de paix ni de repos pour la citémillénaire des bords du 'ibre&

a mort avait emporté depuis longtemps les on=e vieillards qui, une derni#re )ois,avaient suivi le c!andelier, et leurs en)ants étaient sous terre, leurs petits$en)ants avaient déjdes c!eveux blancs& .n seul témoin de la nuit )atale vivait encore 2 7enjamin, le petit$)ilsd’bt!alion& ’en)ant était devenu un adolescent, l’adolescent un !omme, et en)in unvieillard& :ept de ses )ils l’avaient précédé dans la tombe et un de ses petits$)ils avait trouvé lamort quand la populace avait incendié la s"nagogue, sous le r#gne de '!éodoric& ui seul,avec son bras abGmé, était encore en vie ; comme l’arbre robuste qui se dresse solitaire dans la)or+t parmi les troncs abattus par la temp+te, l’aAeul résistait au temps et vo"ait mourir lesempereurs et s’e))ondrer les empires& a mort le respectait, et son nom était grand et presquesacré parmi les ui)s de la terre& Dls l’appelaient 7enjamin Marne)esc!, cause de son bras

 brisé, ce qui signi)iait 2 l’!omme que 9ieu a rudement éprouvé, et ils le révéraient plus que

tout autre& Car il était le dernier qui e<t vu de ses propres "eux le c!andelier de MoAse, lecandélabre du temple de :c!élomo, la menora! qui, privée de sa lumi#re, languissait dans lestén#bres du trésor des 3andales& C!aque )ois que des marc!ands de ivourne, de ?+nes, de:alerne, de Ma"ence et de 'r+ves arrivaient Rome, leur premi#re visite était pour celui quiavait vu la sainte relique de MoAse et de :c!élomo& Dls se prosternaient devant le vieillardcomme devant une image pieuse, ils considéraient avec e))roi son bras paral"sé et e))leuraientdu doigt la main qui avait touc!é le )lambeau de 9ieu& 7ien que tous sussent ce qui étaitarrivé cette nuit$l 7enjamin Marne)esc! 0 car cette époque la parole parcourait aussis<rement le monde qu’aujourd’!ui l’écriture 0, ils ne manquaient jamais de lui demander lerécit de son vo"age& /t lui avec une inlassable patience leur contait l’embarquement duc!andelier ; une lueur brillait dans sa barbe tou))ue lorsqu’il leur répétait ce que lui avait alors

 prédit le rabbi /lie=er, le ur et :erein, dont le corps reposait depuis longtemps dans la terre&Dl les ex!ortait ne pas perdre courage, car les pérégrinations du saint embl#me n’étaient pasterminées ; le c!andelier retournerait erusc!olajim et leur propre exil prendrait )in ; denouveau les ui)s se rassembleraient autour de la menora! retrouvée& Dls se séparaient alors delui, récon)ortés, et priaient pour qu’il demeurt de longues années encore au milieu de son

 peuple pour le consoler, lui le dernier témoin avoir vu l’objet sacré du 'emple&/t 7enjamin l’Eprouvé, l’en)ant de cette nuit lointaine, avait atteint soixante$dix ans,

 puis quatre$vingts, quatre$vingt$cinq et en)in quatre$vingt$sept ans& :es épaules se courbaient peu peu sous le poids de l’ge, sa vue se troublait et il se sentait las par)ois d#s le milieu du jour& Mais aucun ui) de Rome ne voulait croire que la mort e<t prise sur lui, car son existence

était pour eux le gage d’un grand événement& Dl leur était impossible de s’imaginer que ces"eux qui avaient vu le )lambeau de l’Eternel pussent s’éteindre avant d’avoir assisté au retour de la menora!, et ils considéraient sa présence comme un signe de la volonté divine& Dl était detoutes les )+tes, on pronon%ait son nom dans toutes les cérémonies religieuses& Iuand il

 passait, les plus gés s’inclinaient pieusement devant lui, c!acun récitait le verset de la bénédiction sur son passage et lorsqu’on se rassemblait pour pleurer ou pour se réjouir, la place d’!onneur lui était réservée&

insi les ui)s de Rome, a"ant placé 7enjamin Marne)esc! comme d’!abitude la place due au plus ancien et au plus digne de la communauté, s’étaient réunis, comme le veutl’usage en ce jour du neuvi#me b, de sinistre mémoire, qui est l’anniversaire de la

destruction du temple et de la dispersion, comme une poignée de sel, de leurs p#res traversle monde& Dls ne se tenaient pas dans la s"nagogue, récemment pro)anée par la populace!ostile ; ils avaient pré)éré en ce triste jour +tre aupr#s de leurs morts, en de!ors de la ville,

Page 21: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 21/76

sur ce coin de terre étrang#re o( étaient enterrés leurs p#res, pour se plaindre les uns auxautres de l’exil dont ils sou))raient& Dls étaient l assis entre les tombes, quelques$uns sur des

 pierres demi brisées& Dls se sentaient proc!es de leurs anc+tres, !éritiers des m+mes peines,et ils lisaient sur les dalles leurs noms et leurs louanges& lusieurs d’entre elles portaient,gravés au$dessus du nom, des signes s"mboliques 2 deux mains croisées, insignes de la

 pr+trise, la cruc!e aux ablutions des lévites, un lion, l’étoile de 9avid& e c!andelier sept

 branc!es était représenté en e))igie sur l’une des dalles verticales, pour attester que celui quidormait l du sommeil éternel avait été un sage, une lumi#re dans DsraJl& C’était devant cette pierre que 7enjamin Marne)esc! se tenait au milieu des siens, la t+te couverte de cendres etles v+tements déc!irés comme les autres ui)s, tous penc!és comme des saules sur le )lot noir de leurs sou))rances&

’apr#s$midi était avancé, le soleil s’en)on%ait obliquement derri#re les pins et lesc"pr#s& 9es papillons multicolores voltigeaient autour des ui)s accroupis comme autour detroncs d’arbres vermoulus, les libellules aux ailes irisées se posaient sans crainte sur leursépaules inclinées et les scarabées couraient sur leurs pieds dans l’!erbe grasse& .ne brise

 par)umée agitait les )euillages aux ors éclatants, un crépuscule d’une douceur exquise se préparait ; mais les ui)s tout en levant les "eux restaient plongés dans leur tristesse, car sans

cesse leurs c>urs se rappelaient la déc!éance de leur peuple dans une plainte commune& Dls nemangeaient pas, ils ne buvaient pas ; ils n’accordaient pas un regard la clarté du jour& Dls ne)aisaient que se réciter les amentations sur la destruction du temple et la ruine de érusalem ;car bien que c!aque mot de ce cantique douloureux les e<t pénétrés depuis longtemps commeun )er rouge jusqu’au )ond de l’me, les )id#les se les répétaient sans répit pour aviver leurssou))rances et les sentir tout moment leur briser le c>ur& Dls ne voulaient éprouver que de ladouleur en ce sombre jour, et ils augmentaient leur tristesse et l’a))liction de leur propre exilen se remémorant les c!agrins et les peines des morts& Dls se redisaient les uns aux autres lelourd destin de leur peuple et les tourments du passé& Dls n’étaient point du reste les seuls ui)s s’abGmer ainsi dans la douleur& 9ans toutes les villes et les communautés de la terre, lesautres ui)s étaient comme ceux de Rome, accroupis ou assis aupr#s des tombes des leurs, lesc!eveux couverts de cendres et les v+tements en lambeaux ; d’un bout l’autre du monde, lam+me !eure, ils priaient et récitaient les m+mes amentations de érémie 2 l’!istoire de lac!ute de :ion, la )ille de 9ieu, devenue la risée des peuples& Ces plaintes douloureuses queleur arrac!ait leur commun exil étaient, ils le savaient, leur seul lien sur la terre&

'andis qu’ainsi réunis, ils priaient, gémissaient et se déc!iraient le c>ur avec lesouvenir de leur sou))rance, ils ne s’apercevaient pas que le soleil se dorait davantage et queles troncs noirs des pins et des c"pr#s, comme éclairés par une lumi#re intérieure,commen%aient s’embraser& Dls ne remarquaient pas que le neuvi#me b, le jour du granddeuil, s’ac!evait lentement et que l’!eure de la derni#re pri#re approc!ait& :oudain la porterouillée du cimeti#re grin%a& Dls avaient bien entendu que quelqu’un était entré, mais ils ne se

dérang#rent pas, et l’étranger attendit en silence que l’oraison )<t terminée& C’est alorsseulement que le c!e) de la communauté leva les "eux vers l’arrivant et le salua 2 0 7éni soit celui qui vient vers nous 6 aix toi, ui) 6 0 7énis soient ceux qui sont ici 6 répondit l’inconnu& uis le c!e) demanda 2 0 9’o( viens$tu et de quelle communauté es$tu K 0 Celle laquelle j’appartenais n’existe plus& e me suis en)ui de Cart!age sur un

vaisseau& 9e grandes c!oses sont arrivées& ’empereur ustinien a envo"é de 7"=ance unearmée contre les 3andales, et 7élisaire, son général, a )orcé Cart!age, le repaire des pirates&e roi vandale est prisonnier, son ro"aume anéanti& 7élisaire s’est emparé de tout ce que les

 pillards ont volé depuis des années et des années et l’emporte 7"=ance& a guerre est )inie& 8es ui)s le regardaient avec indi))érence, sans rien dire, sans bouger& Iue leur importaient

Cart!age et 7"=ance KL /dom et maleN, les ennemis de toujours 6 Ces peuples paAens selivraient éternellement et stupidement la guerre& 'ant-t c’était l’un qui triomp!ait, tant-tl’autre, et jamais la justice& Iue leur importait tout cela 6 eurs c>urs ne se souciaient point

Page 22: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 22/76

de Cart!age, ni de Rome ou de 7"=ance& Dl n’" avait qu’une ville qui comptt pour eux 2erusc!olajim 6

:eul 7enjamin Marne)esc!, le rudement éprouvé, releva vivement la t+te 2 0 /t le c!andelier K 0 Dl est indemne& Mais 7élisaire l’a pris et j’ai entendu dire qu’il le transportait

7"=ance avec le reste du butin&

'ous alors sursaut#rent& Dls comprenaient maintenant la question de 7enjamin 2 lecandélabre sacré allait recommencer ses pérégrinations& a nouvelle )it l’e))et d’une torc!een)lammée dans la nuit de leur tristesse& Dls se relev#rent brusquement, enjamb#rent lestombes, entour#rent l’étranger en pleurant et sanglotant 2

 0 Hélas 6 * 7"=ance 6L Dl va de nouveau vo"ager 6 retraverser la mer 6L Dlsrecommenceront le traGner en triomp!e comme l’a )ait 'itus le maudit 6L toujours emportéen terre étrang#reL et quand le reverra$t$on erusc!olajim 6L e mal!eur nous poursuit 6 8

1n venait de leur plonger un )er rouge dans une blessure ancienne& ’inquiétude etl’angoisse assombrissaient leurs regards 2 le déplacement des objets sacrés ne signi)iait$il pas

 pour eux l’obligation de se déplacer également, de s’exiler encore, d’aller de nouveau larec!erc!e d’une autre patrie, qui n’était jamais la leur K Dl en était ainsi depuis la destruction

du temple, et toujours leur existence s’en trouvait bouleversée& a nouvelle douleur venait brutalement s’ajouter celle du passé& 'out le monde sanglotait, gémissait, criait, au point queles petits oiseaux paisibles, perc!és sur les pierres antiques, s’envol#rent e))arouc!és devantces !ommes turbulents&

:eul 7enjamin, l’aAeul, était resté assis sur la pierre moussue et gardait le silence pendant que les autres s’agitaient et se désolaient& Dl avait joint les mains sans le savoir et ilsouriait comme dans un r+ve l’image de la menora! gravée sur la pierre tombale, justedevant lui& .n re)let de sa jeunesse illumina tout coup le visage ravagé du vieillard, ses ridess’e))ac#rent, sa bouc!e prit une expression plus douce ; ainsi attenti) et penc!é sur lui$m+me,son sourire semblait gagner tout son corps&

Pinalement l’un d’eux le remarqua et eut !onte de ne s’+tre pas contenu& Dl cessa degesticuler et, )rappé de respect, touc!a lég#rement le bras de son voisin& ’un apr#s l’autre,tous se turent en regardant le vieillard dont le bon!eur )aisait leur sou))rance l’e))et d’un

 baume apaisant& 'out devint calme comme c!e= les morts dont les tombes se dressaient autour d’eux dans le crépuscule&

Ce silence absolu avertit 7enjamin qu’on l’observait& Dl se souleva péniblement, car ilétait bien )aible, du bloc de pierre o( il était assis ; debout, il leur parut tout coup doué d’unevigueur nouvelle, avec sa barbe d’argent tou))ue et ses c!eveux bouclés qui retombaient en)lamm#c!es blanc!es autour de sa petite calotte de soie& Dls n’avaient jamais autant senti qu’ence moment que Marne)esc!, le rudement Eprouvé, était un envo"é du Ciel& Dl se mit parler,et il " avait dans ses paroles le pieux accent de la pri#re&

 0 e sais présent dans quel dessein 9ieu m’a laissé vivre aussi longtemps& e me suistoujours demandé pourquoi mes mains rompaient encore le pain, pourquoi la mortm’épargnait, moi, vieillard )atigué et inutile, qui n’aspire plus qu’au repos& 9éj je medécourageais de voir l’exc#s des maux qui accablaient notre peuple, et ma con)iance selassait& e comprends maintenant le devoir qui m’incombe encore en cette vie& ’ai vu lecommencement, la )in m’appelle aujourd’!ui&

es autres écoutaient avec respect ses paroles obscures& /n)in le c!e) de lacommunauté lui demanda doucement 2

 0 Iue vas$tu )aire K 0 e crois que 9ieu m’a conservé la vie et la vue a)in que je voie encore une )ois le

c!andelier& Dl )aut que j’aille 7"=ance& eut$+tre le vieillard réussira$t$il o( l’en)ant a

éc!oué K eut$+tre délivrerai$je la menora! K'ous tremblaient d’émotion et d’inquiétude& Certes il leur semblait invraisemblableque ce vieillard )ragile p<t reprendre le c!andelier sacré au plus puissant empereur de la terre,

Page 23: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 23/76

et pourtant il était si séduisant de croire ce miracle 6 Mais quelqu’un s’enquit avecsollicitude 2

 0 Comment pourras$tu supporter un si grand vo"age K :onge qu’il te )audra passer trois semaines en mer, en plein !iver 6 e crains que tu ne sois pas asse= )ort pour endurer une

 pareille épreuve 6 0 1n est toujours asse= )ort quand il s’agit d’une cause sacrée 6 orsque jadis les

anciens m’emmen#rent avec eux, ils pensaient aussi que le c!emin serait trop )atigant pour l’en)ant que j’étais, et pourtant je l’ai parcouru jusqu’au bout& 'oute)ois, cause de mon brasestropié, il est nécessaire que quelqu’un de robuste m’accompagne pour m’assister en coursde route, quelqu’un de jeune dont le témoignage servira aux générations )utures comme lemien a pu vous servir&

Dl )ouilla des "eux l’assistance, examina un un les jeunes gens, comme s’il voulait leséprouver& C!acun d’eux )rémissait sous ce regard scrutateur qui les pénétrait jusqu’au )ond duc>ur& 'ous désiraient +tre c!oisis pour cette mission, pourtant ils étaient trop timides pour se

 proposer& 'ous attendaient, l’me bouleversée& Mais le vieillard embarrassé baissa la t+te etmurmura 2

 0 @on, je ne veux pas c!oisir& Ce n’est pas moi de décider& 'ire= au sort& 9ieu

m’indiquera celui qu’il )aut&es jeunes !ommes se group#rent, cueillirent des brins d’!erbe dans le ga=on tou))u

des tombes, en )irent des morceaux d’inégale grandeur et se les partag#rent& e sort tomba sur oac!im ben ?amaliel, un grand et robuste gar%on de vingt ans, )orgeron de son état, mais quin’était pas aimé parce qu’il ignorait l’Ecriture et qu’il était d’un naturel violent& 9u sangsouillait ses mains ; il avait tué un :"rien :m"rne dans une querelle et il était venu seré)ugier Rome pour ne pas +tre capturé& 9épités, les autres s’étonnaient en silence que lesort e<t désigné cet emporté et ce brutal plut-t qu’un !omme pieux et soumis& Mais l’ancienn’eut qu’un regard distrait pour oac!im, l’élu qui sortait du rang, et lui ordonna 2

 0 répare tout ce qu’il )aut& @ous partons demain soir&a communauté de Rome passa le lendemain du neuvi#me b dans une agitation

)ébrile& 'ous les ui)s délaiss#rent leurs propres a))aires, c!acun recueillait et apportait del’argent, ceux qui étaient pauvres empruntaient sur gage, et les )emmes donnaient leurs

 boucles et leurs bijoux& Car en eux la cro"ance grandissait de plus en plus, que 7enjamin était prédestiné tirer la menora! de sa nouvelle prison et inciter l’empereur, comme autre)oisC"rus, leur permettre de rentrer dans leur patrie, avec leurs objets sacrés& Dls pass#rent le

 jour et la nuit écrire toutes les communautés de l’1rient, :m"rne, en Cr#te et :alonique, 'arsos, @icée et 'rébi=onde pour leur demander d’envo"er des délégués au

 pa"s de l’empereur ustinien et de réunir des )onds a)in que s’accomplisse la saintedélivrance& Dls invitaient leurs )r#res de 7"=ance et de ?alata aplanir la voie 7enjaminMarne)esc!, le rudement Eprouvé, qui était appelé accomplir de grandes c!oses& endant ce

temps, les )emmes appr+taient des manteaux et des coussins pour le vo"age de l’ancien, aussides aliments a)in qu’aucun contact impur ne souillt les l#vres de ce juste sur le bateau& /t bien qu’il )<t interdit aux ui)s de Rome d’aller c!eval ou en voiture, ils arr+t#rent unvé!icule en de!ors des portes pour que le vieillard ne )<t pas )atigué avant de s’embarquer&

Mais leur grand étonnement, 7enjamin re)usa d’" prendre place& Dl s’obstina vouloir )aire la route de ortus pied, comme il l’avait parcourue, en)ant délicat, plus dequatre$vingts ans auparavant& Dl leur paraissait plus que téméraire de la part d’un vieillarddébile de vouloir marc!er jusqu’ la mer& Mais en le regardant, ils )urent stupé)aits 2 car samission l’avait comme trans)ormé& 1n e<t dit que ses membres avaient retrouvé pendant lanuit leur vigueur, et son sang une c!aleur nouvelle& :a voix d’ordinaire lasse et gr+le étaitdevenue )orte et !autaine, tandis qu’il repoussait leurs prévenances presque avec col#re ; et

avec respect, ils lui obéirent&'oute la nuit les ui)s de Rome escort#rent 7enjamin Marne)esc!, l’élu de lacommunauté, le long de la route que leurs aAeux avaient )aite autre)ois pour accompagner le

Page 24: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 24/76

c!andelier de 9ieu& Dls avaient emporté secr#tement une civi#re pour porter le vieillard au caso( ses )orces viendraient )aiblir avant l’arrivée& Mais celui$ci marc!ait gaillardement, et

 précédant tout le monde& Dl ne parlait personne, son esprit tout entier appartenait au passé& *c!aque tournant, c!aque pierre du c!emin qu’il n’avait plus parcouru depuis la )ameusenuit, l’!eure solennelle de son en)ance se montrait lui avec une netteté de plus en plusgrande& 'out lui rappelait ce qui s’était passé alors, il entendait la voix des morts dans le vent

ti#de de la nuit, les paroles de c!acun lui étaient présentes l’oreille& Dci, droite, une colonnede )eu s’était éc!appée d’une maison en )lammes ; l, devant cette borne milliaire ils s’étaientarr+tés, le c>ur dé)aillant, quand les cavaliers numides avaient )ondu sur eux& Dl seremémorait c!aque question qu’il avait posée, c!aque réponse de rabbi /lie=er& /t quand ilarriva l’endroit o( les vieillards avaient dit la pri#re du matin sur le bord de la route, il pritson t!aless et ses t!é)ilines ; puis se tournant vers l’orient, il récita la m+me pri#re querécitaient ses p#res et ses aAeux et que répéteraient instinctivement, m"stérieusementconservée dans le sang et transmise de génération en génération, ses en)ants, ses petits$en)antset leurs descendants les plus lointains&

9erri#re lui ses compagnons s’étonnaient, ne comprenant rien ses étranges )a%ons&1n était en e))et plus pr#s de l’automne que lors de la premi#re expédition ; le jour était

encore loin et nulle lueur matinale n’apparaissait dans le ciel& Comment un juste pouvait$il se permettre de dire la pri#re du matin avant l’aube K C’était contraire tous les usages, enviolente opposition avec la tradition et l’Ecriture& Malgré tout, ils restaient respectueusementgroupés autour de lui& Car rien de ce que )aisait cet élu ne pouvait +tre mal& 'out lui était

 permis en cet instant, ils en avaient la certitude, et s’il remerciait 9ieu d’avoir créé la lumi#reavant qu’elle )<t l, c’est que cela était bien&

’oraison terminée, le vieillard replia son éc!arpe et se remit vaillamment en marc!e,comme si ces )erventes paroles l’avaient délassé& Iuand ils arriv#rent en)in au port, il regardaun long moment la mer qui s’étendait perte de vue ; l’en)ant d’autre)ois, disparu depuislongtemps en lui, l’en)ant qui contemplait pour la premi#re )ois les )lots et l’espace, revivaitdans son me& C’était la m+me mer qu’il " avait quatre$vingts ans 2 pro)onde et impénétrablecomme les pensées de 9ieu, songea$t$il pieusement& :es "eux, comme jadis, brillaient de laclarté du ciel& Dl bénit tous ses compagnons qu’il quittait pour toujours ; puis il monta avecoac!im sur le bateau& /t comme autre)ois leurs p#res et leurs grands$p#res, les ui)s de Romeregard#rent avec une pro)onde émotion le galion se soulever et s’éloigner du rivage, les voilesdéplo"ées& Dls savaient qu’ils ne reverraient plus l’Eprouvé, et quand la voilure disparut dansle lointain, ils se sentirent mal!eureux et désemparés&

Cependant, )erme et puissant, le vaisseau )endait les )lots& es vagues écumaient avecviolence et de sombres nuages accouraient de l’ouest& es matelots redoutaient un grain et soncort#ge de dangers& Mais bien que secoué par les vents et déporté deux )ois de sa route, le

 bateau surmonta toutes les di))icultés et aborda sain et sau) 7"=ance, trois jours apr#s que

7élisaire eut ramené d’)rique son butin&9epuis que Rome avait perdu son sceptre, 7"=ance était devenue le c>ur de l’empire

et la maGtresse de l’univers& /lle )ourmillait ce matin$l de monde, car cette cité qui pré)éraitles )+tes et les plaisirs 9ieu et la justice, promettait d’o))rir, au cirque, un spectacle d’unemagni)icence inaccoutumée 2 7élisaire, le vainqueur des 3andales, devait " présenter l’empereur, au F basileus 8, son armée victorieuse et le butin qu’il avait rapporté de Cart!age&.ne )oule énorme se pressait dans les rues pavoisées, cependant qu’une masse noire grondaitet mugissait comme une mer !ouleuse dans l’enceinte gigantesque de l’!ippodrome&’assistance était impatiente& a tribune impériale, entourée de colonnes et luxueusementdécorée, la F at!isma 8, que l’immense sur)ace ovale en)ermait comme un >u) dans sa

coquille, était vide& e basileus n’avait pas encore paru devant son peuple, l’entrée du tunnelqui reliait la superbe tribune au palais impérial&

Page 25: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 25/76

/n)in des )an)ares éclatantes annonc#rent cet instant solennel& 9’abord, les soldats dela garde se mirent en rang et )orm#rent avec leurs tuniques écarlates et leurs épées étincelantesun )ond rutilant ; ensuite arriv#rent les !auts dignitaires de la cour dans leurs v+tements desoie bruissante, suivis des pr+tres et des eunuques& Pinalement ustinien, le basileus,F l’utocratos 8, la t+te ceinte d’une couronne d’or, avec '!éodora toute resplendissante deses bijoux )irent leur apparition, portés sur des liti#res recouvertes d’un dais& * peine eurent$

ils pris place dans la loge impériale qu’une explosion d’allégresse souleva les gradins& 1n nese souvenait plus que, quelques années auparavant, dans ce m+me lieu, la )oule avait assaillice m+me empereur assis dans cette m+me tribune et que, par représailles, trente mille

 personnes " avaient été égorgées ; toujours le succ#s e))ace les )autes aux "eux de la )ouleéternellement oublieuse& /nivrée par tout ce luxe et par l’ardeur de son propre ent!ousiasme,elle criait, elle !urlait sa joie dans mille langues diverses, en )aire trembler les murs de

 pierre& C’était toute une ville, une nation enti#re qui vibrait la vue de ce )ils de pa"sanmacédonien et de cette )emme gracieuse qui nagu#re 0 les vieux s’en souvenaient encore 0 ici$m+me, o))rait la nuit son corps nu de danseuse qui voulait l’ac!eter& Cela aussi on l’avaitoublié, comme toutes les in)amies apr#s la victoire, comme toutes les violences apr#s letriomp!e&

Mais l$!aut sur les terrasses, dominant le )lot noir de la populace bru"ante quiapplaudissait le vainqueur avec une platitude éc>urante, un autre peuple se dressait,silencieux et immobile 2 la )oule des statues de la ?r#ce, brillantes et nues, qu’on avaitenlevées leurs temples paisibles de alm"re et de Cos, de Corint!e et d’t!#nes, qu’on avaitarrac!ées, pierres polies et luisantes dans l’éternelle blanc!eur du marbre, leurs arcs detriomp!e et leurs colonnes& Dnaccessibles aux passions )ragiles des !ommes, plongées dansla r+verie in)inie de leur beauté, elles se tenaient l, muettes et impassibles, indi))érentes etinsensibles aux c!oses !umaines& 9édaignant les jeux sanglants qui se déroulaient leurs

 pieds, elles contemplaient l’immensité bleue de la mer dont les vagues limpides se brisaientcontre la rive du 7osp!ore&

:oudain de nouvelles )an)ares stridentes et toutes proc!es annonc#rent que le cort#gedu général était aux portes de l’Hippodrome& /lles s’ouvrirent ; le grondement déj )aiblissantde la multitude se c!angea aussit-t en un tonnerre d’acclamations la vue des co!ortesd’airain de 7élisaire qui avaient )ondé l’empire, vaincu tous les ennemis, et qui lui

 permettaient de s’amuser aux spectacles en toute sécurité 6 ’ent!ousiasme s’accrut encore envo"ant le butin, les trésors de Cart!age qui )ormaient derri#re les vainqueurs un dé)iléinterminable& 3enaient d’abord d’imposants c!ars de triomp!e, jadis volés par les 3andales ;ensuite, portés sur des tréteaux élevés, des tr-nes, des autels de dieux inconnus enric!is de

 jo"aux, des statues resplendissantes, créées au nom de la beauté par des artistes ignorés ; puisdes co))res remplis jusqu’au bord d’or et de coupes, de vases et d’éto))es de soie& 'out ce quecette race de pirates avait pillé aux quatre coins de l’univers lui avait été repris et appartenait

maintenant l’empereur, l’empire 6 e peuple exultait en présence de ces merveilles,s’imaginant dans sa crédule ivresse que toutes ces ric!esses, toutes ces magni)icences luiappartenaient, dorénavant tout jamais&

a )oule ne remarqua pas alors certains objets qui )aisaient bien ple )igure au milieude tant de splendeurs 2 une table étroite plaquée d’or, deux trompettes d’argent et unc!andelier sept branc!es& @ul cri d’ent!ousiasme ne s’éleva au passage de leurs porteurs&Mais ce moment$l un vieillard gémit et étreignit dans sa main gauc!e le bras de son voisin 2c’était 7enjamin, qui revo"ait quatre$vingts ans plus tard ce qu’avait vu l’en)ant, lecandélabre sacré de la maison de :c!elomo, le c!andelier que sa menotte avait vouluempoigner et qui lui avait brisé le bras pour toujours& 3ision sublime 2 c’était bien lui 6’éternel )lambeau continuait travers les si#cles sa marc!e irrésistible et )aisait un nouveau

 pas vers la patrie 6 a grce de cette rencontre )it au vieillard l’e))et d’une temp+te intérieure 2il ne put ré)réner davantage l’exc#s de sa joie et il s’écria avec c!aleur 2 0 Dl est nous 6 *nous 6 pour l’éternité 6 8

Page 26: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 26/76

Mais personne, pas m+me ses voisins, n’entendit ce cri isolé& * ce moment$l, uneseule et unique exclamation de joie s’éc!appait de la )oule& 7élisaire, le vainqueur, était entrédans l’ar#ne& Dl s’avan%ait bien loin derri#re les c!ars de triomp!e et le butin innombrable,dans la simple tenue de ses soldats, mais le peuple avait reconnu son !éros et criait son nom si)ort, et rien que son nom, que ustinien se mordit les l#vres de jalousie quand son générals’inclina devant lui&

uis le silence se )it soudain, aussi intense, aussi vibrant que l’avait été le bruit&?élimer, le roi des 3andales, v+tu par dérision d’un manteau de pourpre, suivait son vainqueur et venait de s’arr+ter devant l’empereur& es esclaves le dépouill#rent de son manteau et levaincu se jeta terre& endant une minute, cent mille personnes retinrent leur sou))le& 'ousdévoraient des "eux la main du basileus& Perait$il grce ou non K :on doigt allait$il se lever ous’abaisser K Dl l’éleva )inalement 2 le vaincu avait la vie sauve, et l’ent!ousiasme s’ex!ala dansun tonnerre d’applaudissements& :eul dans la )oule 7enjamin, bouleversé, n’avait pas pr+téattention ce qui se passait& Dl ne vo"ait que la menora!, qui s’éloignait dans l’ar#ne sur les

 bras des porteurs& Dl n’avait d’"eux que pour elle ; et lorsque l’objet sacré disparut avec lecort#ge, il lui sembla que sa vue s’obscurcissait&

F /mm#ne$moi 6 0 murmura$t$il oac!im qui protesta doucement, car l’éclat de ce

spectacle unique le )ascinait& Mais la main dure et osseuse du vieillard se cramponnait son bras& 0 /mm#ne$moi 6 /mm#ne$moi 6 0 Dl marc!ait ttons, traversant la ville comme unaveugle, en donnant la main son compagnon ; il continuait d’apercevoir le c!andelier avecles "eux de l’me, et impatient d’arriver, il pressait oac!im de le conduire au plus vite lacommunauté juive& 3o"ant que le commencement et la )in se rejoignaient, la peur l’avait pristout coup de mourir avant de pouvoir sauver la menora!&

9epuis des !eures et des !eures, la communauté attendait avec impatience son !-teillustre dans la maison de pri#re, era& 9e m+me que les ui)s de Rome étaient tenus derésider sur l’autre rive du 'ibre, on ne permettait ceux de 7"=ance que d’!abiter le )aubourgde era, de l’autre c-té de la Corne d’1r& comme ailleurs la relégation était leur lot, maisaussi le secret de leur survivance&

a salle exiguJ et étou))ante regorgeait de monde& Car les ui)s de 7"=ance n’étaient pas les seuls attendre ; les communautés de @icée, 'rébi=onde, 1dessa, de :m"rne et de'!race, les plus éloignées comme les plus proc!es avaient envo"é des délégués pour prendre

 part au conseil et aux événements& 'outes les communautés des villes de la c-te savaientdepuis longtemps que 7élisaire avait )orcé le repaire des 3andales et que l’immortelc!andelier )aisait partie du butin ramené ; et il n’" avait pas un ui) dans l’empire b"=antin quin’e<t appris cette nouvelle avec émotion& Car bien qu’éparpillé comme de la vannure sur l’aire du monde et séparé par la diversité des langues, le peuple dispersé mais solidaire prenaittoujours part ce qui arrivait d’!eureux ou de mal!eureux ses embl#mes sacrés& Ces c>urs

souvent si ingrats et si durs les uns envers les autres, palpitaient )raternellement au moindredanger extérieur& ’injustice et les persécutions n’ont d’ailleurs cessé de )orger ce lien de )er qui maintient aujourd’!ui encore le tronc brisé de leur unité, et l’emp+c!e de pourrir et des’écrouler ; plus les coups du sort ont été rudes envers c!acun, plus l’union de leurs mes s’estresserrée& Cette )ois encore, la nouvelle que la menora!, le )lambeau du peuple, avait étédélivrée de sa prison et, comme jadis depuis 7ab"lone et Rome, recommen%ait ses

 pérégrinations intéressait les ui)s autant que leur propre destin& C!e= eux, dans la rue, ilsdiscutaient avec vé!émence, commentaient l’Ecriture en compagnie de leurs docteurs et deleurs sages, pour pénétrer le sens de ce vo"age& Iue signi)iait$il K Pallait$il espérer, )allait$ilcraindre K résageait$il de nouvelles persécutions ou bien leur )in K llaient$ils redevenir les

 proscrits, les p#lerins sans p#lerinage, les éternels vagabonds d’!ier, maintenant que la

menora! s’était remise en route K 1u bien sa délivrance était$elle le signal de la leur, le départet le retour, la )in tant espérée de leur mal!eureux exode K eurs mes br<laient d’impatience&9es messagers couraient de tous c-tés pour en apprendre davantage sur le vo"age du

Page 27: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 27/76

c!andelier et sur sa destination ; grande )ut leur tristesse quand ils surent que, comme jadis Rome, la plus c!#re des reliques du temple allait dé)iler dans le cort#ge triomp!al devantl’empereur ustinien&

9éj cette nouvelle avait remué tous les c>urs& Mais l’émotion br<lante s’était commeembrasée quand la communauté romaine leur )it savoir que 7enjamin Marne)esc!, lerudement Eprouvé, le dernier avoir vu dans son en)ance le c!andelier, )aisait route pour 

7"=ance& Dls ne se possédaient plus& Car tous les ui)s connaissaient de longue date, aussi loinqu’ils )ussent dispersés, l’exploit merveilleux de cet en)ant de sept ans qui, lors du sac deRome par les 3andales, avait c!erc!é arrac!er aux pirates le c!andelier, qui alors, entombant, lui avait brisé le bras& 'outes les m#res parlaient leurs en)ants, tous les maGtres leurs él#ves de 7enjamin Marne)esc!, celui que 9ieu avait )rappé& :a prouesse était devenuedepuis longtemps une pieuse légende pareille celles qu’on lisait et qu’on apprenait dansl’Ecriture& 1n la racontait la veillée comme les légendes du passé, comme les !auts )aits

 jo"eux ou tristes, de Rut! et de :amson, d’man ou d’/st!er, des m#res et des anc+tresvénérés du peuple jui)& /t voici que cette nouvelle merveilleuse, incro"able, éclatait 2 l’en)antde jadis vivait encore 6 Mieux, cet en)ant, aujourd’!ui un vieillard, )aisait route vers eux,traversait les mers pour revoir le c!andelier& :<rement, c’était l un présage 6 Ce ne pouvait

+tre en vain que 9ieu avait prolongé l’existence de ce sage au$del des limites ordinaires de lavie& eut$+tre était$il prédestiné rapatrier l’objet sacré et eux$m+mes avec lui& lus ilsdélibéraient entre eux, plus leurs doutes s’e))a%aient ; la cro"ance en la venue du :auveur, duRédempteur, toujours pr+te se réveiller dans ce peuple exilé et qui, au moindre sou))le ti#de,

 bourgeonne et se déplie, s’épanouissait déj et )écondait leurs c>urs& 9ans les villes et lesvillages leurs voisins regardaient les ui)s avec étonnement, tant ils avaient c!angé en unenuit& Ces !ommes d’!abitude si !umbles et si crainti)s, toujours sous l’appré!ension d’uncoup ou d’une injure, marc!aient all#grement et dansaient comme des illuminés& es avaresd’ordinaire l’a))<t de la moindre miette, se livraient de )olles dépenses, les timides la

 parole rare se levaient et annon%aient avec éloquence la venue de temps meilleurs ; les)emmes enceintes avaient des visions et se traGnaient sur le marc!é pour se !ter de les révéler aux autres, et les en)ants portaient des couronnes et des drapeaux multicolores& es plusconvaincus commen%aient m+me vendre leurs biens, pour avoir des mulets et des c!ariotssous la main et ne pas perdre de temps en préparati)s, le jour o( retentirait le signal du retour&

 @e devaient$ils pas se mettre en route quand le c!andelier vo"ageait par le monde K emessager qui avait nagu#re accompagné l’objet sacré n’était$il pas en c!emin K .n présage,un miracle comme celui$ci s’était$il jamais mani)esté de leurs jours K

'outes les communautés averties temps avaient c!acune désigné un des leurs pour assister l’arrivée de la menora! 7"=ance et donner son avis& es !ommes ainsi c!oisis)rémissaient de joie et bénissaient l’Eternel& 7outiquiers modestes et !umbles artisans pour la

 plupart, dont l’existence obscure et médiocre s’écoulait au milieu de di))icultés et de dangers

quotidiens, ils étaient ravis la pensée de participer un événement aussi merveilleux et devoir l’!omme dont 9ieu avait mani)estement prolongé la vie pour qu’il accomplGt l’actelibérateur& Dls ac!et#rent ou emprunt#rent de somptueux !abits, comme s’ils étaient conviés une grande )+te ; ils je<n#rent, se baign#rent et pri#rent tous les jours précédant leur départ,

 pour recevoir leur mission purs de corps et d’esprit& /t lorsqu’ils se mirent en route, lacommunauté de leur ville ou de leur village les escorta pendant une journée& 9ans toutes leslocalités qu’ils travers#rent pour aller 7"=ance, ils log#rent c!e= de pieuses personnes quirecueillirent de l’argent pour le rac!at du c!andelier& Ces petits émissaires d’un peuple )aibleet misérable marc!aient d’un air )ier et m"stérieux, comme s’ils eussent été les ambassadeursd’un puissant monarque ; quand ils se rencontraient et poursuivaient ensemble leur vo"age, ilss’entretenaient avec émotion de ce qui allait arriver et, mesure qu’ils parlaient, leur 

ent!ousiasme grandissait& lus ils s’exaltaient les uns les autres, plus ils se persuadaient qu’ilsallaient assister un miracle et au c!angement de destinée de leur peuple, annoncé depuis silongtemps&

Page 28: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 28/76

/ssaim grouillant et turbulent, tous étaient l dans la s"nagogue de era, bavardant etse querellant, questionnant et donnant des conseils& :oudain, le jeune gar%on que dans leur impatience ils avaient envo"é aux nouvelles, arriva !ors d’!aleine, agitant une éto))e au$dessus de sa t+te pour montrer que l’!-te tant désiré, parti en bateau de 7"=ance, avaitdébarqué& Ceux qui étaient encore assis se dress#rent d’un bond, ceux qui venaient de crier etde se disputer se turent ; l’un d’eux, un ancien, s’évanouit sous la violence de l’émotion&

ersonne, pas m+me le c!e), n’osait aller au$devant de 7enjamin& Dls étaient l debout, plongés dans l’attente et retenant leur sou))le, et quand, accompagné de oac!im, ils virentMarne)esc!, avec sa majestueuse barbe blanc!e et son regard noir et étincelant, s’approc!er du temple, ils crurent avoir devant eux une )igure de patriarc!e, :amuel conduit par l’en)ant,le seigneur et maGtre du miracle en personne& lors, leur ent!ousiasme éclata& 1n les entenditclamer 2 F 7énie soit ta venue parmi nous 6 7éni soit ton nom 6 8 Dls se précipit#rent autour delui& Dls baisaient ses v+tements, et des larmes coulaient le long de leurs joues desséc!ées ; ilsse poussaient et se bousculaient pour touc!er d’un doigt pieux le bras sacré que le divinc!andelier avait brisé& e c!e) de la communauté dut lui )aire un rempart de son corps, sinonces gens surexcités l’eussent étou))é dans leur exaltation&

7enjamin )ut vivement surpris de la violence de leur )erveur& Iu’attendaient$ils,

qu’espéraient$ils de lui K Dl )ut e))ra"é par l’immensité de l’espoir qu’ils mettaient en lui& Dl lesrepoussa avec une douce )ermeté&

 0 @e me regarde= pas ainsi 6 @e m’éleve= pas, pour que je ne m’él#ve pas moi$m+me 6 @’attende= de moi aucun prodige 6 Contente=$vous d’espérer patiemment 6 Car c’est péc!er que d’exiger un miracle comme une c!ose due&

'ous baiss#rent la t+te, con)us que 7enjamin e<t deviné leur pensée secr#te& /t ilsrougirent de leur impétuosité& 9oucement, ils s’écart#rent pour que le c!e) p<t le conduirevers le si#ge con)ortable qu’on lui avait préparé et qui dominait ostensiblement les autres&Mais 7enjamin de nouveau leur dit 2

 0 @on, ne m’éleve= pas 6 e ne veux pas +tre assis plus !aut que vous 6 Car je ne voussuis pas supérieur 6 eut$+tre m+me suis$je l’un des plus !umbles d’entre vous& e ne suisqu’un vieil !omme qui 9ieu a laissé peu de )orce& e ne suis venu que pour vous voir et pour vous conseiller& Mais n’espére= pas de moi un miracle 6

Dls se pli#rent son désir, et il prit place parmi eux, impassible au milieu del’e))ervescence générale& C’est alors seulement que le c!e) de la communauté se leva pour lesaluer 2

 0 a paix soit avec toi 6 7énie soit ta venue, béni soit ton départ 6 @os mes sont raviesde te voir 6

Dl régnait un silence solennel& uis le c!e) continua d’une voix posée 2 0 @os )r#res de Rome nous avaient annoncé ton arrivée et nous avons )ait tout ce que

nous avons pu& @ous avons ramassé de l’argent de tous les c-tés pour tc!er de délivrer la

menora!& 9’autre part nous avions préparé un présent pour nous concilier la )aveur del’empereur, nous nous disposions lui o))rir ce que nous avions de plus précieux, une pierrede la maison de :c!élomo que nos p#res ont sauvée de sa ruine& Car il est possédé en cemoment par le désir d’édi)ier un temple qui dépasse tous les autres en splendeur et ilaccumule cette intention ce qu’il " a de plus magni)ique et de plus sacré dans le monde&'out cela, nous l’avons )ait de gaieté de c>ur& Mais nous avons tremblé en apprenant ce quenos )r#res de Rome attendaient de nous 2 te ménager une audience aupr#s de ustinien pour le

 prier de nous restituer le saint c!andelier& ?rande )ut notre )ra"eur, car le souverain de ce pa"sne nous aime pas& Dl est d’ailleurs intolérant envers tous ceux qui ne partagent pas sescro"ances, qu’il s’agisse de paAens, de ui)s, ou m+me de c!rétiens d’une autre obédience& Dlne tardera sans doute m+me pas nous c!asser& /t comme jamais il n’a laissé aucun des

n-tres paraGtre devant lui, j’étais donc venu le c>ur navré pour te dire 2 ce que nos )r#res deRome demandent est impossible& ’empereur ne re%oit pas les ui)s 6

Page 29: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 29/76

.n long et terrible silence succéda aux paroles du c!e)& 'ous baissaient la t+te,consternés& 1( était le miracle qu’ils attendaient K Comment un c!angement pourrait$il se

 produire dans leur destinée, si l’empereur re)usait de voir et d’entendre l’envo"é de 9ieu KMais le c!e) reprit d’une voix plus )orte 2

 0 Heureusement, )aisons une )ois de plus cette admirable et récon)ortanteconstatation 2 rien n’est impossible avec l’aide de 9ieu& u moment o( j’entrais ici l’me

ulcérée, un membre de la communauté, l’or)#vre Qac!arie, !omme pieux et juste, vint moiet m’annon%a que le v>u de nos )r#res de Rome était exaucé& endant que nous perdions notretemps en discussions et en e))orts stériles, il agissait en silence et ce qui paraissait irréalisableaux plus sages d’entre nous s’est réalisé en secret& arle, Qac!arie 6

Iuelqu’un se leva l’un des derniers rangs 2 c’était un petit !omme c!éti) etcontre)ait, con)us d’+tre le point de mire de tous les regards& Dl baissait la t+te pour cac!er sarougeur, en artisan solitaire et silencieux qui redoutait de parler en public& Dl toussota

 plusieurs reprises, mais sa voix demeura )r+le comme celle d’un en)ant& 0 @e me glori)ie= pas, rabbi, murmura$t$il, mon mérite n’est pas grand& 9ieu m’a

)acilité la c!ose& e trésorier de l’empereur est animé de bons sentiments mon égard ; depuistrente ans je travaille pour lui tous les jours, et quand le peuple se révolta contre l’empereur,

voici quelques années, pillant et incendiant les maisons des courtisans, je le cac!ai c!e= moi pendant trois jours, lui, sa )emme et son en)ant, jusqu’ ce que tout danger e<t disparu&Iuoique je n’eusse jamais )ait appel lui, je savais que je pouvais lui demander n’importequoi& ussi, lorsque j’appris que 7enjamin était en route, j’allai le trouver et il consentit annoncer ustinien qu’une importante et m"stérieuse ambassade traversait la mer pour venir lui rendre visite& 9ieu donna ses paroles le pouvoir de convaincre l’empereur, qui accepta derecevoir la délégation& 9emain, les portes de la C!alNé, la )ameuse salle des audiences du

 palais, s’ouvriront devant 7enjamin et le c!e) de notre communauté&Qac!arie se tut et se rassit modestement& 'ous se taisaient et )rémissaient& .n ui) 

approc!er l’inaccessible 6 Cela n’était$il pas un prodige K eurs c>urs palpitaient, ilsécarquillaient les "eux, et l’ange de la grce planait au$dessus de ce silence respectueux& Mais7enjamin poussa un douloureux gémissement 2

 0 Mon 9ieu, - mon 9ieu 6 Iu’exige=$vous de moi 6 Mon c>ur est timide et j’ignore lalangue du pa"s 6 Comment paraGtrai$je devant l’empereur K /t pourquoi moi justement K’étais seulement destiné +tre le témoin, voir le c!andelier, et non pas le reprendre, lereconquérir 6 @e me désigne= pas 6 Iu’un autre aille ma place 6 e suis trop vieux, trop)aible 6

'ous trembl#rent& .n miracle se préparait et celui qui était c!oisi pour l’accomplir sedérobait& Mais tandis qu’ils c!erc!aient le mo"en de vaincre ses !ésitations, Qac!arie se levade nouveau sans bruit, et d’une tout autre voix, devenue )erme et décidée, il dit 2

 0 @on, il )aut que ce soit toi 6 Ma peine ne )ut pas bien grande, certes ; cependant je ne

l’eusse pas prise pour quelqu’un d’autre 6 Car si l’un de nous rend jamais le repos auc!andelier, ce sera toi, j’en suis persuadé 67enjamin le regarda )ixement 2 F Comment peux$tu le savoir K 8 Mais Qac!arie répéta

d’un ton calme et obstiné 2 0 ’en ai la certitude depuis longtemps& 'oi seul rendras le repos au c!andelier&e c>ur du vieillard )ut ébranlé par tant d’assurance& Dl regarda attentivement l’or)#vre

qui lui souriait d’un air persuasi)& Dl lui sembla qu’il avait déj vu autre)ois ce regard& 9e sonc-té, Qac!arie paraissait s’apercevoir qu’on le reconnaissait, car son sourire s’accentua ets’adressant 7enjamin par$dessus les autres, comme pour lui )aire une con)idence 2

 0 'e rappelles$tu, lors de cette )ameuse nuit, un certain H"rcanos ben Hillel qui )itroute avec les vieillards de la communauté K 8 7enjamin sourit son tour 2 0 Comment ne me

souviendrais 2

 je pas de lui K ’ai retenu les moindres paroles, les moindres )aits de cette nuit bien!eureuse&

Page 30: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 30/76

 0 /! bien 6 je suis son arri#re$petit$)ils, poursuivit Qac!arie& 1r)#vres nous sommes etnous le restons tous dans notre )amille& es empereurs et les rois qui ont besoin d’un )ondeur ou d’un trésorier le c!oisissent toujours parmi nous& * Rome, tu le sais, H"rcanos ben Hillelgardait la menora! captive en m+me temps que les trésors de l’empire ; et depuis lors, o( quenous vivions, nous attendons l’!eure o( le c!andelier réapparaGtra dans un autre trésor& Mongrand$p#re a raconté mon p#re, qui me l’a rapporté, que la nuit o( ton bras )ut brisé, le rabbi

/lie=er avait dit de toi une c!ose que le petit en)ant que tu étais ne pouvait comprendre 2 sa prouesse et sa sou))rance doivent avoir une signi)ication& :i quelqu’un délivre jamais lec!andelier, ce sera lui 6

'ous )rémissaient& 7enjamin inclina la t+te& :aisi par l’émotion, il déclara 2 F ersonnene )ut aussi bienveillant pour moi cette nuit$l que le rabbi /lie=er, et sa parole m’est sacrée&ardonne= la pusillanimité de mon c>ur& e )us brave autre)ois ; seuls l’ge et le tempsm’ont rendu !ésitant& Mais encore une )ois, je vous en supplie, n’attende= pas de moi unmiracle 6 3ous voule= que je me rende c!e= celui qui détient le c!andelier 2 j’irai& Mal!eur celui qui se dérobe une pieuse démarc!e 6 9ieu m’a donné peu d’éloquence ; cependantavec son aide je trouverai peut$+tre les mots nécessaires 6 8

a voix du vieillard avait )aibli, et sa t+te restait courbée comme sous le poids de sa

mission& 9oucement, il ajouta 2 F ardonne=$moi, il )aut présent que je vous quitte& e suisvieux, le vo"age et cette journée m’ont épuisé& ermette= que j’aille me reposer& 8

'ous s’écart#rent avec dé)érence& :eul son guide, l’impétueux oac!im, ne putcontenir son impatience& Dl lui demanda, en le conduisant vers la couc!e qu’on lui avait

 préparée 2 0 Mais que vas$tu dire demain l’empereur Ke vieillard ne leva pas les "eux ; il murmura comme s’il se parlait lui$m+me 2

 0 e n’en sais rien& e ne veux pas " penser& Dl n’" a plus de )orce en moi& 'out me seradonné, et 9ieu " pourvoira&

Cette nuit$l les ui)s de era rest#rent encore longtemps réunis& ersonne n’avaitsommeil ; ils discutaient et péroraient sans )in, bien éveillés et les "eux ardents& amais encoreils ne s’étaient sentis aussi pr#s du merveilleux& :e pouvait$il réellement que leur dispersion etles cruels tourments de l’exil prennent )in K Iu’ils cessent d’+tre toujours pourc!assés,

 persécutés et de craindre éternellement pour le lendemain, pour l’!eure qui vient K Etait$il possible que ce vieillard qui avait siégé en personne parmi eux )<t véritablement l’envo"é du:eigneur, un de ces porteurs de la arole comme il en naissait jadis au sein de leur peuple etqui savaient inciter le c>ur des rois la justice K 7on!eur inespéré 6 joie ine))able 6 ils allaienten)in pouvoir rapatrier les objets sacrés, reconstruire le temple et vivre dans son ombreL'oute cette )olle nuit, ils discoururent avec exaltation sur ce sujet et leur convictions’a))ermissait de plus en plus& Dls avaient déj oublié les recommandations du vieillard, leur 

disant de n’attendre de lui aucun prodige, car ces !ommes n’avaient appris dans leurs livressaints qu’ croire aux miracles de 9ieu& Comment d’ailleurs eussent$ils pu vivre, ces proscrits, ces éternels opprimés, sans l’attente incessante de la délivrance K lus la nuits’avan%ait, plus le jour proc!ain leur semblait long venir ; ils n’étaient plus maGtres de leursner)s& * tout moment ils regardaient le sablier qui se vidait avec une lenteur désespérante& esuns allaient sans cesse la )en+tre, les autres sortaient continuellement dans la rue pour voir sil’aube ne blanc!issait pas au loin sur la mer sombre et si le ciel n’allait pas bient-t s’embraser comme leurs c>urs br<lants&

e c!e) avait beaucoup de peine calmer sa communauté, d’ordinaire si docile& Dlsvoulaient tous se rendre le jour m+me 7"=ance, accompagner 7enjamin et attendre devant le

 palais pendant qu’il parlerait l’empereur, au maGtre du monde, a)in de prendre une part plus

active et plus intime au miracle& e c!e) )ut obligé de se montrer sév#re et de leur rappeler lerisque qu’il " avait se rendre en cort#ge ou seulement en nombre inusité devant la résidenceimpériale, car le peuple était !ostile aux ui)s, et il était toujours dangereux pour eux d’attirer 

Page 31: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 31/76

l’attention ; il dut m+me user de menaces pour qu’invisibles et cac!és, ils restassent prier l’Dnvisible dans la s"nagogue de era, pendant que 7enjamin serait introduit aupr#s du grandmonarque& Dls pass#rent tout le jour en oraisons et en je<nes& Dls priaient avec autant de )orceet de )erveur que si le c>ur de c!acun d’eux e<t ren)ermé toute la nostalgie des ui)s de laterre, et leur esprit demeurait )ermé toute pensée autre que celle$ci 2 puisse l’Eprouvéaccomplir le miracle et )aire disparaGtre la malédiction de l’exil qui p#se sur le peuple&

Dl était pr#s de midi, l’!eure )ixée pour l’audience, lorsque 7enjamin en compagnie duc!e) de la communauté )ranc!it la vaste place rectangulaire qui s’étendait devant le palais deustinien& 9erri#re eux, le jeune et robuste oac!im marc!ait avec e))ort, portant sur sesépaules un lourd et m"stérieux )ardeau& ?raves et calmes, les deux vieillards s’avan%aient

 pas lents dans leurs v+tements simples et sombres vers la porte de bron=e de la C!alNé par laquelle on accédait la somptueuse salle du tr-ne de l’empereur de 7"=ance& Mais ils durent)aire antic!ambre bien au$del de l’!eure )ixée ; c’était une tactique !abituelle la cour 

 b"=antine de )aire patienter longuement ambassadeurs et suppliants dans le vestibule, pour qu’ils se persuadent bien de l’extraordinaire )aveur qui leur était accordée de contempler levisage du plus puissant prince de l’univers& :ans se soucier d’eux, durant une !eure, puis

deux, puis trois, on laissa déambuler les deux vieillards sur le marbre )roid, sans leur o))rir unsi#ge ni m+me un tabouret& 9evant eux, autour d’eux les dignitaires et les gras eunuques, lesgardes et les esclaves v+tus de couleurs éclatantes s’a))airaient inutilement ; personne ne)aisait attention nos visiteurs, personne ne leur adressait un mot ni un regard& es mosaAquesmulticolores des murs semblaient les toiser )roidement, cependant qu’au$dessus d’eux lesdorures étincelantes de la coupole, supportées par de )ines colonnes, con)ondaient leursra"ons avec ceux du soleil& Mais 7enjamin et le c!e) de la communauté patientaient ensilence& es vieillards savent attendre& Dls avaient vu trop d’années s’écouler pour attac!er del’importance une !eure de plus ou de moins& :eul le bouillant oac!im regardaitcurieusement tous ceux qui passaient et comptait sans arr+t les cubes des mosaAques pour abréger l’insupportable longueur du temps&

/n)in, lorsque le soleil commen%ait décliner, le  praepositus sacri cubiculi vint euxet les instruisit dans le cérémonial rigoureux imposé ceux qui avaient l’!onneur d’+tre

 présentés la )ace de l’empereur& 9#s que la porte s’ouvrirait, leur dit$il, ils )eraient vingt pasla t+te baissée et s’arr+teraient l’endroit o( une veine blanc!e traversait les dalles de marbremulticolores ; ils ne s’approc!eraient pas davantage, a)in que leur !aleine ne se m+lt pas celle de ustinien& vant de se permettre de lever les "eux vers l’autocratos, ils se jetteraienttrois )ois sur le sol, les bras et les jambes allongés& Dls pourraient alors s’avancer vers le tr-nede porp!"re et baiser la longue traGne pourpre du basileus&

 0 e me re)use cela, murmura oac!im avec col#re, nous ne devons nous prosterner terre que devant 9ieu, et pas devant une créature !umaine&

 0 'ais$toi, répondit sév#rement 7enjamin& ourquoi ne baiserions$nous pas la terre K @’est$elle pas aussi l’>uvre de l’Eternel K /t quand bien m+me il serait dé)endu de se prosterner devant un !omme, il est permis de péc!er pour le bien d’une cause sacrée 6

* ce moment la porte d’ivoire de la salle d’audience s’ouvrit& .ne ambassadecaucasienne, venue pour rendre !ommage l’empereur, sortit& a porte se re)erma derri#reeux sans bruit& Cependant ces étrangers en bonnets de )ourrure et !abits de velourss’arr+t#rent, troublés ; la consternation se peignait sur leurs visages 2 ustinien avait d< lestraiter durement ou du moins avec !auteur, parce qu’ils ne lui o))raient que l’alliance de leur nation, au lieu de sa soumission compl#te& oac!im examinait avec curiosité ces gens aucostume bi=arre, lorsque le praepositus lui enjoignit de c!arger son )ardeau sur ses épaules etengagea ses compagnons se con)ormer scrupuleusement ses recommandations& uis, de sa

canne d’or, il !eurta d’un coup léger la porte en ivoire qui s’ouvrit sans bruit de l’intérieur ;les trois !ommes, auxquels sur un signe du praepositus s’était joint un interpr#te, pénétr#rentdans le consistorium, la vaste salle du tr-ne de l’empereur de 7"=ance&

Page 32: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 32/76

Dls virent deux !aies immobiles de soldats v+tus de rouge, s’étendant jusqu’au centrede l’immense pi#ce ; c!aque soldat portait l’épée au c-té, une longue lance dans la maindroite et sur l’épaule la redoutable !ac!e deux tranc!ants ; un casque doré orné d’unelongue crini#re couvrait leur c!e)& 'ous de m+me taille, de m+me corpulence, ils )ormaientdeux rangs compacts, d’un alignement impeccable, la )a%on des pierres d’un mur ; derri#reeux, dans la m+me attitude pétri)iée, se tenaient les o))iciers des co!ortes avec leurs banni#res&

es trois ui)s et l’interpr#te s’avanc#rent entre ces deux rangées de statues, aux "eux )ixescomme les corps, et dont aucune ne les regardait& Dls marc!#rent sans bruit dans un silencecomplet vers le )ond de la pi#ce o( sans doute 0 car ils n’avaient pas encore le droit deredresser la t+te 0 ustinien les attendait& e praepositus qui les précédait s’arr+ta soudain, lacanne !aute ; mais lorsque, comme ils étaient autorisés le )aire, ils lev#rent les "eux vers letr-ne de l’empereur, ils ne virent rien, ni tr-ne ni empereur 2 une large tenture de soie tendueen travers de la vaste salle leur masquait la vue& Dnterdits, ils s’arr+t#rent tous trois devant cetobstacle coloré&

e maGtre des cérémonies brandit encore une )ois sa canne& 'irés par d’invisiblescordons, les rideaux s’écart#rent en )rou)routant et le basileus apparut dans le )ond, assis sur un tr-ne serti de pierreries, placé au sommet de trois marc!es de porp!"re et surmonté par une

coupole d’or& Cet !omme gros et )ort gardait une immobilité si par)aite qu’il semblait plus son portrait que lui$m+me ; son )ront disparaissait dans le ra"onnement de sa couronne d’or qui brillait comme une auréole& utour de lui, )ormant un large cercle, ses gardes en tuniques blanc!es, casqués d’or, une c!aGne d’or autour du cou, et devant eux les sénateurs et lesdignitaires, dans leurs amples v+tements de soie pourpre, semblaient aussi +tre des statues& 1ne<t dit que leur sou))le s’était arr+té, que leur regard s’était )igé ; le but de cette immobilitéétudiée était visiblement de glacer d’e))roi le c>ur de ceux qui paraissaient pour la premi#re)ois devant le maGtre de l’univers&

/))ra"és en e))et, le c!e) et oac!im baiss#rent les "eux comme des gens subitementéblouis par le soleil de midi& :eul le vieux 7enjamin regardait ustinien avec sérénité& Dl avaitvu dix empereurs et maGtres de Rome se succéder au cours de sa longue existence ; il savaitdonc qu’en dépit de leur couronne et de leurs insignes magni)iques, les monarques étaient euxaussi de simples mortels qui mangeaient et buvaient, aimaient et expiraient comme les autres!ommes& :on me demeurait )erme et il ne tremblait pas& 'ranquillement il tenait les "euxlevés pour lire dans ceux du souverain qu’il était c!argé d’implorer&

:oudain il re%ut un coup impérieux dans le dos 2 c’était la canne du praepositus qui luirappelait le cérémonial prescrit& :i pénible que )<t cette g"mnastique ses membres )atigués,il se jeta plat ventre sur le marbre glacé, les bras et les jambes allongés, et appu"a trois )oisson )ront contre le sol ; sa barbe broussailleuse )it un bruit étrange en bala"ant la pierre )roide&uis il se redressa avec l’aide de oac!im, s’approc!a des marc!es du tr-ne en pliant l’éc!inéet baisa l’ourlet du manteau de pourpre impérial&

ustinien ne bougea pas& :a pupille immobile avait l’air d’une émeraude, sa paupi#reétait )ixe, ses sourcils ne remuaient pas& :on >il dur regardait au loin, par$dessus la t+te duvieillard& Iue lui importait lui, l’empereur, ce qui se passait ses pieds, ce vermisseau quirampait au bas de sa robe 6

Cependant sur un signe du maGtre des cérémonies, les trois visiteurs s’étaient reculés etmis en rang ; seul l’interpr#te s’avan%a d’un pas en sa qualité de porte$parole& e praepositusleva encore une )ois sa canne& lors le truc!ement commen%a parler& Ces ui)s, dit$il, étaientc!argés par leurs coreligionnaires de Rome de )éliciter et de remercier le maGtre du monded’avoir vengé Rome et purgé la terre et la mer des odieux pirates qui les in)estaient& 9’autre

 part, a"ant appris que l’empereur toujours sage voulait construire en l’!onneur de la :ainte:agesse un temple, Hag!ia :op!ia, qui dépasst tous les autres en splendeur, les ui)s de

l’univers 0 qui appartenait l’empereur 0 avaient résolu malgré leur pauvreté de contribuer la grandeur de cet édi)ice& Modeste était leur don, mesuré la magni)icence de l’empereur,mais c’était depuis toujours la c!ose la plus vénérable et la plus sacrée qu’ils possédassent&

Page 33: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 33/76

orsque leurs aAeux avaient émigré de érusalem, ils avaient sauvé une pierre du 'emple& Dlsla lui o))raient pour que ce )ragment de la sainte maison de :c!élomo )Gt corps avec la saintemaison de ustinien et attirt sur celle$ci la bénédiction du ?iel&

:ur un signe du praepositus, oac!im apporta la lourde pierre et la déposa c-té des présents que les ambassadeurs caucasiens avaient mis en tas gauc!e du tr-ne, )ourrures,ivoires des Dndes et cac!emires brodés& Mais les "eux de ustinien ne se tourn#rent ni vers

l’interpr#te ni vers l’o))rande& Dl regardait dans le vide par$dessus tout ce qui l’entourait, d’unair absent et ennu"é ; il se contenta de remuer nonc!alamment les l#vres pour dire sur un tondédaigneux et maussade 2

 0 9emande$leur ce qu’ils désirent 6’interpr#te expliqua dans son langage )leuri que parmi le butin magni)ique rapporté

 par 7élisaire se trouvait un objet de peu de valeur, mais particuli#rement c!er au peuple jui) 2c’était un c!andelier sept branc!es que les paAens avaient emporté au$del des mers et quiavait été ravi autre)ois au temple de :c!élomo& Dls suppliaient l’empereur de bien vouloir leur remettre ce c!andelier ; ils le lui pa"eraient le double, le décuple de son poids d’or& Dl n’"aurait pas sur terre une maison, une cabane !abitée par un ui) o( on ne prierait c!aque jour 

 pour rendre grce au plus généreux des empereurs et pour la durée de son r#gne&

’>il du basileus demeura )ixe& Dl répondit avec !umeur 2 F e ne veux pas des pri#resdes in)id#les& 9emande$leur quelles sont les vertus de l’objet et ce qu’ils comptent en )aire&

e truc!ement traduisit ces paroles en regardant 7enjamin qui )rissonnait et sentait sesmembres se glacer sous le )roid regard de ustinien& e vieillard devinait de la résistance et ilcraignait de ne pouvoir la vaincre ; il tendit une main implorante et murmura 2

 0 :eigneur, songe que cette relique est le dernier de ses objets sacrés qui reste notre peuple 6 1n a détruit notre ville, rasé nos murailles, démoli notre temple 6 Rien de ce que nousaimions et révérions ne s’est conservé, seul ce c!andelier a résisté aux assauts du temps& Dl ades milliers d’années, il est ce qu’il " a de plus vieux au monde ; il vo"age l’étranger depuisdes si#cles, et notre peuple n’aura pas de repos tant que dureront ses pérégrinations& :eigneur,aie pitié de nous 6 Ce c!andelier est tout notre bien 6 Rends$le$nous 6 :ouviens$toi que 9ieut’a tiré de l’obscurité pour t’élever au tr-ne et qu’il t’a )ait ric!e parmi les !ommes 6 2 Celui qui il donne doit donner son tour, c’est :a loi 6 Iu’est$ce pour toi, :eigneur, que cecandélabre errant K Ecoute ma pri#re et rends$lui la paix 6

e truc!ement répéta ce discours, avec )orce enjolivures de cour& ’empereur l’écouta,l’air indi))érent& Mais quand il apprit que 7enjamin avait )ait allusion l’obscurité de sonextraction, son visage s’assombrit& ustinien n’aimait pas qu’on lui rappelt, lui l’image de9ieu sur terre, qu’il était issu d’!umbles pa"sans d’un village de '!race& Dl )ron%a les sourcilset ouvrit la bouc!e pour émettre un re)us&

vec cette perspicacité que donne l’inquiétude, 7enjamin avait deviné la réponsequ’allait )aire l’empereur et il entendait déj le terrible, l’irrévocable F non$résonner 8 dans

son c>ur& a peur le prit& /lle le poussa en avant comme une main invisible, et oubliant ler#glement qui interdisait de )ranc!ir la veinure blanc!e du marbre, il s’approc!a 0 la stupeur générale 0 tout pr#s du tr-ne& uis, levant le bras dans un geste inconscient pour conjurer l’empereur, il dit 2

 0 :eigneur, il " va de ta ville, de ton empire 6 @e te )latte pas d’emp+c!er ce que personne n’a pu emp+c!er jusqu’ici 6 7ab"lone, Rome et Cart!age étaient grandes, elles aussi,et pourtant les temples qui ont ren)ermé le c!andelier se sont écroulés, les murailles quil’emprisonnaient se sont abattues 6 ui seul demeurait intact quand tout s’e))ondrait autour delui& Dl brise le bras de qui veut s’en emparer, ceux qui troublent sa quiétude perdent eux$m+mes le repos 6 Mal!eur qui détient le bien d’autrui 6 Car 9ieu ne donnera pas la paix aux!ommes tant que son saint embl#me ne sera pas rentré dans le saint lieu& 'u m’as entendu,

:eigneur, remets$nous le c!andelier 6'out le monde était interdit& ersonne n’avait compris ces violentes paroles& /t lesdignitaires n’avaient vu qu’une c!ose avec e))roi, c’est que le visiteur s’était permis ce que

Page 34: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 34/76

 personne n’avait jamais encore osé 2 s’avancer vers l’empereur et couper la parole avecvé!émence ce tout$puissant de la terre& Dls regardaient en )rémissant le vieillard qui restaitl, bouleversé par l’exc#s de sa douleur ; des larmes roulaient dans sa barbe et ses "euxétincelaient de col#re& e c!e) de la communauté, apeuré, s’était écarté bien loin derri#re lui,l’interpr#te avait reculé& :eul 7enjamin demeurait tout pr#s de l’empereur, )ace )ace avec le

 basileus&

ustinien était sorti de son immobilité& Dl jeta un regard peu rassurant sur le vé!émentvieillard, puis se tourna avec impatience vers l’interpr#te pour qu’on lui traduisGt ses paroles&Ce dernier les atténua prudemment en demandant tout d’abord que l’/mpereur, dans samansuétude, veuille bien pardonner au vieillard son inconvenance& e souci sinc#re que luicausait le bien de l’empire lui avait )ait perdre la t+te 2 la malédiction divine était sur cet objet&Dl portait mal!eur tous ceux qui l’avaient en leur possession, et les cités o( il se trouvaittombaient aux mains de l’ennemi& e vieil !omme avait cru de son devoir d’avertir l’empereur et de l’engager libérer le c!andelier de cette malédiction en le rendant sa villed’origine, erusc!olajim&

ustinien écoutait, le )ront plissé 2 l’insolence de ce vieux ui) insensé qui avait oséélever la voix et le poing en sa présence l’irritait& Mais en m+me temps une certaine

inquiétude s’éveillait en lui& Car ce )ils de pa"san était superstitieux et comme tous les )avorisde la )ortune, il redoutait )ort les sortil#ges et les présages& Dl garda le silence un moment etré)léc!it& uis il ordonna sur un ton sec 2

 0 :oit 6 Iu’on rec!erc!e l’objet dans le butin et qu’on l’envoie erusc!olajim 6e vieillard )rémit lorsque l’interpr#te lui traduisit ces mots& a bien!eureuse réponse

traversa son me et l’illumina comme un éclair& e but de sa vie était atteint& ’Eternel n’avait pas voulu qu’il mour<t avant cette minute& :ans trop savoir ce qu’il )aisait, il éleva entremblant son bras valide, comme s’il tentait, dans sa reconnaissance, de l’élever jusqu’9ieu&

Mais le ravissement qui éclairait le visage de 7enjamin n’éc!appa pas au regard per%ant de ustinien& .ne joie mauvaise l’enva!it& Dl ne )allait pas que ce ui) insolent allt seglori)ier aupr#s de son peuple d’avoir in)luencé l’empereur& Dl sourit méc!amment 2

 0 @e te réjouis pas trop t-t 6 Car ce n’est pas vous, ui)s, que le c!andelier appartiendra, et il ne servira pas votre )aux culte 6

/t s’adressant l’év+que /up!émius assis sa droite, il dit 2 0 Iuand la nouvelle lune tu te rendras erusc!olajim pour " bénir l’église que

'!éodora a )ait construire, tu emporteras le c!andelier& Mais il n’éclairera pas l’autel, on le placera au$dessous sans l’allumer, pour que c!acun voie combien notre cro"ance estsupérieure la leur et combien la vérité est au$dessus de l’erreur& Dl sera cependant dans lavéritable Eglise et non c!e= ceux qui n’ont pas reconnu le :auveur lorsqu’il est venu c!e=eux&

e vieillard tressaillit& :ans comprendre les paroles étrang#res, il avait deviné, auméc!ant sourire qui se dessinait sur les l#vres de l’empereur, que celui$ci venait d’ordonner quelque c!ose contre eux& Dl voulut se jeter encore une )ois ses pieds pour essa"er de le )airec!anger d’avis& Mais déj ustinien avait )ait signe au praepositus& Celui$ci leva sa canne etles rideaux se re)erm#rent en bruissant 2 l’empereur et son tr-ne avaient disparu, l’audienceétait terminée&

7enjamin était l, comme étourdi, devant la tenture )ermée& e maGtre des cérémonieslui touc!a l’épaule 2 il )allait quitter les lieux& e regard sombre, appu"é sur oac!im, levieillard sortit en c!ancelant& our la seconde )ois, il le sentait, 9ieu l’avait repoussé aumoment o( sa main allait saisir l’objet sacré& Ce n’était pas encore l’!eure& e c!andelier appartenait toujours aux t"rans&

* quelques pas du palais impérial, 7enjamin Marne)esc!, l’!omme par deux )oisrudement éprouvé, vacilla soudain& e c!e) et oac!im durent emplo"er toute leur )orce pour 

Page 35: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 35/76

soutenir le vieillard titubant& Dls le port#rent dans une maison voisine et retendirent& :onvisage avait perdu toute couleur et ses "eux s’étaient clos& Dls le crurent l’agonie 2 ses mainsexsangues pendaient mollement, et le c!e) inquiet, en ttant son c>ur, ne per%ut que de )aibleset timides battements& a pri#re qu’il venait d’adresser l’empereur semblait avoir épuisé sesderni#res )orces et pendant plusieurs !eures, il demeura dans un état de compl#te insensibilité&e soir commen%ait tomber lorsqu’ la stupé)action des deux !ommes le moribond se

redressa soudain et les )ixa d’un >il égaré, comme s’il revenait de l’autre monde& Maisensuite, les reconnaissant, il leur ordonna 0 leur nouvel étonnement 0 de le conduire sansdélai la s"nagogue de era pour qu’il )Gt ses adieux la communauté& /n vain l’engag#rent$ils se ménager et se reposer encore, le vieillard s’ent+ta dans sa résolution ; il )allut letransporter sur une civi#re et l’emmener en bateau era& 9urant le vo"age il ne desserra pasles l#vres et son regard était celui d’un somnambule&

es ui)s de era connaissaient depuis longtemps l’arr+t de l’empereur& Mais ilsavaient escompté trop )ermement un miracle pour pouvoir se réjouir de cette décision& C’étaitun succ#s vraiment trop mince, comparé ce qu’ils avaient espéré& a menora! n’allait$elle

 pas +tre une )ois de plus en)ermée dans les murs d’un temple étranger K /t eux necontinueraient$ils pas errer et languir au loin K /n vérité ce n’était pas le sort du c!andelier 

qui les rendait inquiets, mais le leur 6 Dls étaient l navrés, dé%us et pleins d’une sourde col#re&! 6 les présages mentaient toujours et bien )ous ceux qui s’" )iaient 6 :i, vus de leur exil, les

 prodiges glori)iés dans l’Ecriture resplendissaient comme de )lambo"ants nuages éclairantl’!ori=on, ils ne s’accomplissaient plus jamais de leurs jours& 9ieu oubliait son peuple, ilabandonnait l’élu de jadis, indi))érent sa détresse et son a))liction& Dl ne suscitait plus de

 prop!#tes pour parler en son nom ; il était insensé de croire des présages et d’attendre unmiracle, un c!angement de )ortune 6 Dls ne priaient plus, ils ne je<naient plus, les ui)s de las"nagogue de era 6 C!acun boudait dans son coin et mangeait avec dépit son pain )rottéd’oignon& ’espérance n’en)lammait plus leurs regards, n’éclairait plus leur )ront 2 ils étaientredevenus les petits !ommes pito"ables de toujours, de pauvres ui)s accablés, et leurs

 pensées qui tout l’!eure encore montaient avec )orce vers 9ieu, reprenaient leur coursmesquin et terre terre comme leur existence& Dls )aisaient leurs comptes, geignaient, se

 plaignaient les uns aux autres d’avoir entrepris ce long vo"age inutile et dispendieux, etregrettaient les bons v+tements qu’ils avaient usés en c!emin, le temps perdu et les a))airesmanquées& Dls redoutaient d’a))ronter en rentrant les railleries des incrédules et les querellesde leurs )emmes impatientes& /t comme les !ommes se retournent toujours avec col#re contreceux qui, a"ant exalté leur imagination, les dé%oivent ensuite et les rejettent dans leur médiocrité, une sombre rancune s’accumulait en eux contre leurs )r#res de Rome et contre7enjamin, ce )aux messager 2 c’était certes un !omme rudement éprouvé, mais !aA de 9ieu etqui portait mal!eur& ussi, quand la tombée de la nuit Marne)esc! parvint la s"nagogue,ils lui mani)est#rent clairement leur ressentiment& Dls ne se lev#rent plus avec crainte son

approc!e comme la veille et ne le salu#rent pas ; au contraire ils détourn#rent ostensiblementles "eux 2 que leur importait ce vieux ui) de Rome 6 Dl était aussi impuissant qu’eux et 9ieune se souciait pas plus de lui que de leur triste destin tous&

7enjamin s’aper%ut aussit-t de la malveillance sourde de ce mutisme et il sentit leur ranc>ur contenue& Dl remarqua avec douleur qu’ils baissaient la t+te pour éviter de le regarder,et leur déception le bouleversa comme s’il en était réellement responsable& Dl pria le c!e) deleur annoncer qu’il avait une communication leur )aire ; celui$ci obéit& es ui)s dans leur coin relev#rent la t+te contrec>ur 2 qu’avait$il encore dire cet étranger, ce )aux prop!#te KCependant ils )urent pris de pitié en vo"ant le vieillard se lever de son si#ge en s’appu"ant sur son bton& Dl ne se redressa pas enti#rement, mais resta, lui, le plus vieux de tous, courbécomme un pénitent devant l’assemblée silencieuse&

 0 Pr#res, dit$il avec e))ort, je suis revenu pour prendre congé de vous& /t aussi pour m’incliner devant vous, car j’ai a))ligé vos c>urs sans le vouloir& C’est malgré moi, vous lesave=, que j’ai été trouver l’empereur ; mais comment vous aurais$je résisté puisque vous

Page 36: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 36/76

l’exigie= K orsque j’étais en)ant, les vieillards m’ont arrac!é mon sommeil et emmené aveceux sans me consulter ; ils n’ont cessé de me répéter que j’étais sur terre pour délivrer lec!andelier& Cro"e=$moi, mes )r#res, il est terrible d’+tre celui que 9ieu appelle toujours etn’exauce jamais, auquel il )ait des promesses qu’il ne réalise point& Mieux vaut pour celui$lrester dans l’ombre sans que personne )asse attention lui 2 pardonne=$moi, oublie=$moi et nevous soucie= plus de mon sort& @e prononce= plus le nom de celui qui n’était pas l’élu&

ttende= patiemment la venue du juste qui délivrera le peuple et le c!andelier&e vieillard s’inclina trois )ois devant la communauté, comme un coupable quicon)esse sa )aute& 'rois )ois il se )rappa la poitrine de sa )aible main gauc!e 0 la droite pendaitinerte et sans vie 0, puis il se redressa et gagna la porte& ersonne ne se leva, personne ne luirépondit& :eul oac!im, se souvenant que son devoir était de l’aider, le rattrapa sur le seuil&Mais 7enjamin le repoussa avec )ermeté 2

 0 Retourne Rome& :i l’on s’enquiert de moi, dis que Marne)esc! n’est plus et qu’iln’était pas l’élu& Iu’ils oublient mon nom et qu’ils ne récitent point de pri#re en monsouvenir& e veux rester mort apr#s ma mort et je désire disparaGtre de la mémoire des!ommes& Iuant toi, va en paix et ne t’occupe plus de moi 6

9ocile, oac!im resta sur le seuil& Dl regarda avec inquiétude le vieillard s’éloigner 

dans l’étroite ruelle et s’étonna de le voir, marc!ant d’un pas mal assuré, prendre la directiondes collines& Mais il n’osa pas le suivre et se contenta de l’accompagner des "eux jusqu’ ceque sa sil!ouette penc!ée se )<t compl#tement perdue dans l’ombre&

Cette nuit$l, dans sa quatre$vingt$!uiti#me année, 7enjamin qui avait été calme etrésigné durant toute sa longue vie, récrimina contre 9ieu pour la premi#re )ois& e c>ur tourmenté, il se traGnait au !asard travers les rues étroites et tortueuses de era, sans savoir o( il allait 2 il ne c!erc!ait qu’ éc!apper la !onte cuisante d’avoir bercé son peuple d’unespoir excessi)& Dl aurait voulu se terrer dans un coin et mourir comme une b+te, ignoré detous& 0 Ce n’est pas ma )aute, se murmurait$il sans cesse lui$m+me, pourquoi attendaient$ilsde moi un miracle K ourquoi m’ont$ils c!oisi K ourquoi m’ont$ils tenté K 8 Mais il ne

 parvenait pas se consoler et craignait constamment d’+tre suivi& :es pieds étaient depuislongtemps brisés de )atigue et ses genoux débiles tremblaient& a sueur perlait sur son )rontridé et coulait en gouttes am#res et salées sur ses l#vres et dans sa barbe& :on c>ur angoissé

 battait avec violence dans sa poitrine& Mais le vieillard s’aidant de son bton grimpaitinlassablement, comme aux abois, le c!emin abrupt qui conduisait au milieu des c!amps, loindu dédale des maisons& Dl n’avait plus qu’un désir 2 ne plus voir les !ommes, n’+tre plus vud’eux 6 Puir les lieux qu’ils !abitaient, disparaGtre, +tre oublié tout jamais 6 Otre en)indébarrassé de l’éternelle !antise de la délivrance du c!andelier 6

'itubant tel un !omme ivre, 7enjamin atteignit en)in les !auteurs qui dominaient laville& , en pleine campagne, appu"é un pin qui 0 mais il l’ignorait 0 ombrageait unetombe, il s’arr+ta, le c>ur battant, et respira& a nuit était claire comme le sont en automne les

nuits méditerranéennes ; la mer luisait, tel un gigantesque poisson d’argent, et l’arc tout proc!e de la Corne d’1r se recourbait comme un serpent& 9e l’autre c-té de la baie, 7"=anceavec ses d-mes et ses tours étincelantes dormait dans la blanc!e clarté de la lune& ar)ois unelumi#re bougeait encore dans le port ; mais il était plus de minuit et le silence indiquait quetoute activité !umaine avait cessé& a brise c!antonnait doucement dans les vignes, et toutmoment des )euilles jaunies se détac!aient des ceps vendangés, tourno"aient lentement et sedéposaient sans bruit sur le sol& Dl devait " avoir, proximité, des pressoirs et des granges, car de temps en temps une odeur aigre et )orte arrivait jusqu’ lui& es narines )rémissantes, levieillard !arassé respirait les ex!alaisons moites et putrides de l’automne, qui montaient de laterre 6 ! 6 se con)ondre avec la terre 6 tomber comme ces )euilles tourbillonnantes, pouvoir mourir 6 @e plus revenir, ne plus se tracasser ni se tourmenter, +tre en)in délivré du )ardeau de

soi$m+me 6 u milieu de ce silence et de cette solitude il )ut pris d’un violent désir de reposéternel et il éleva sa voix vers le Ciel dans une plaintive pri#re 2 F 9ieu, je veux mourir 6ourquoi suis$je encore de ce monde, inutile moi$m+me, la risée et la !onte des miens 6

Page 37: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 37/76

ourquoi m’épargnes$tu K 'u sais bien que ce n’est pas mon désir 6 ’avais engendré sept )ils,)orts et aimant la vie, et je les ai enterrés tous les sept& 'u m’avais donné un petit$)ils jeune et

 pur, encore ignorant de l’amour, des )emmes et des joies de l’existence 2 les paAens l’ontmassacré ; il ne voulait pas mourir, lui, certes non 2 il a lutté quatre jours contre la mort&ourtant tu me l’as pris, lui qui désirait vivre et moi, qui aspire la tombe, tu me repousses 69ieu, qu’esp#res$tu d’un !omme qui ne veut rien et sou!aite le trépas K ’ai dé%u ceux qui

cro"aient en moi et les présages ont menti& 9ieu, c’en est asse= 6 e suis désespéré, rappelle$moi 6 ’ai vécu quatre$vingt$sept ans, j’ai attendu en vain quatre$vingt et sept années ques’accomplGt la signi)ication de ma longue existence et qu’une prouesse )<t le )ruit de ma)idélité envers toi& * présent je suis las& 9ieu, je n’en puis plus, reprends$moi cette vie que tum’as donnée& 8

9e sa voix )orte, le vieillard priait, et ses "eux imploraient le ciel illuminé d’étoiles ettout ruisselant de leur éclat 2 9ieu allait peut$+tre en)in lui répondre K Dl attendit avec

 patience ; puis sa main qu’il avait tendue dans un geste inconscient retomba doucement et la)atigue, une immense )atigue s’empara de tout son +tre& :es tempes se mirent battre avec

 bruit, en m+me temps il ressentit un tiraillement et un tremblement dans la jambe et dans legenou ; soudain il sombra dans une douce langueur et se laissa glisser sur le sol, lourd et léger 

la )ois, comme s’il avait perdu tout son sang& :a )aiblesse l’enc!antait 2 F C’est la mort,songeait$il avec reconnaissance, 9ieu m’a exaucé& 8 Dl posa sa t+te dans un geste pieux etcalme, sur la terre qui sentait l’automne& F ’aurais d< mettre mon suaire 8, pensa$t$ilcon)usément& Mais il était trop las, et il se contenta de ramener son manteau sur lui& uis il)erma les "eux et attendit avec con)iance la mort tant désirée&

Mais elle ne vint pas trouver le rudement Eprouvé, cette nuit$l& Ce )ut un douxsommeil, peuplé de visions et de songes, qui s’empara de son corps épuisé&

3oici ce que r+va 7enjamin en cette nuit de sa derni#re épreuve& Dl longeait encore lesruelles obscures et mornes de era, seulement elles étaient plus noires que tout l’!eure, et leciel qu’on apercevait au$dessus des toits et des coteaux était sombre et nuageux& :oudain iltressaillit et son c>ur se mit sauter dans sa poitrine, car il avait entendu résonner des pasderri#re lui ; comme tout l’!eure, il eut peur d’+tre suivi et s’e))or%a d’accélérer sa marc!e&Mais ces pas retentissaient présent tout autour de lui dans les tén#bres opaques de lacampagne déserte& Dl n’arrivait pas reconnaGtre quels étaient ces gens qui marc!aient sadroite, sa gauc!e, devant lui, derri#re lui ; mais il se rendait compte que ce devait +tre unegrande )oule en marc!e& Dl distinguait le pas lourd des !ommes, celui plus léger des )emmesdans le tintement de leurs boucles et le trottinement menu des en)ants& C’était tout un peuplequi dé)ilait dans cette nuit de bron=e, sans lune, un peuple a))ligé, en détresse& Car de sourdsgémissements et des appels montaient sans cesse de ces rangs invisibles ; il avait l’impressionqu’ils marc!aient depuis un temps immémorial, qu’ils étaient las de leur exode )orcé et de

l’incertitude de leur route& F Iuel est ce peuple égaré, s’entendit$il se demander, pourquoi est$il seul ne pas jouir des grces du ciel, ne pas connaGtre le repos K 8 :i le r+veur ne devinait pas quels étaient ces )ugiti)s, il éprouvait néanmoins pour eux une compassion )raternelle ; plus encore que les plaintes, c’étaient cette attente et cette désespérance planant, invisibles,qui l’accablaient& /t malgré lui il murmurait 2 F 1n ne peut marc!er ainsi éternellement dansla nuit sans savoir o( l’on va 6 .n peuple ne peut vivre sans )o"er et sans but, errer sans cesseau milieu des dangers 6 Dl )audrait le guider, lui montrer une direction, sinon il se décourageraet périra, ce peuple égaré et traqué& Iuelqu’un devrait éclairer sa route et le ramener c!e= lui 6Ces !ommes ont besoin d’une lumi#re, il )aut leur en trouver une 6 8

:es "eux lui cuisaient tant il ressentait de pitié pour ce peuple abattu qui passait,gémissant et découragé, dans la nuit silencieuse et !ostile& Cependant, tandis qu’il scrutait

désespérément l’!ori=on, il crut voir briller une distance incalculable une timide lueur, unsemblant de lumi#re, une bluette qui tremblotait dans l’ombre& F Dl )aut la suivre, murmura$t$il, m+me si c’est un )eu )ollet& a clarté jaillira peut$+tre de cette étincelle& pproc!ons$nous

Page 38: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 38/76

d’elle 6 8 /t oubliant dans son r+ve qu’il était vieux et usé, 7enjamin se mit courir avec unevélocité juvénile, pour s’en emparer& Dl )endait rapidement la masse sombre des marc!eurs quis’écartaient de lui avec mé)iance 2 F @e vo"e=$vous donc pas l$bas cette lumi#re 6 8 leur criait$il pour les récon)orter& Mais ils gardaient le )ront courbé et le c>ur désolé, tout encontinuant leur dé)ilé morne et triste& es mal!eureux n’apercevaient pas la lumi#re, au loin ;leurs "eux étaient peut$+tre déj obscurcis par les larmes et leurs c>urs paral"sés par 

l’éternelle détresse dans laquelle ils étaient plongés& ui, au contraire, il la distinguait de plusen plus nettement, cette lumi#re 2 elle était )aite de sept petites étincelles, planant les unes c-té des autres ; et présent qu’il s’en approc!ait, son c>ur battant violemment, il se rendaitcompte qu’elles devaient provenir d’un c!andelier sept branc!es& Ce dernier lui non plus 0 ilne le vo"ait pas encore 0 n’était pas )ixe 2 comme la )oule en marc!e il avan%ait lui aussi dansles tén#bres, m"stérieusement emporté par un mauvais vent ; c’était pour cela que ses)lammes ne montaient pas droites, n’éclairaient pas et vacillaient sans cesse& F Dl )autl’attraper, l’immobiliser, ce c!andelier, se disait 7enjamin en poursuivant son r+ve ; quellelumi#re ra"onnante il projetterait s’il pouvait s’arr+ter 6 /t comme ce peuple éprouvé

 prospérerait et grandirait s’il avait un asile, une patrie 6 8 Dl )on%ait t+te baissée, il avait desailes et gagnait du terrain sur le c!andelier& Dl apercevait déj son )<t doré, ses sept tiges et ses

sept coupes d’o( montaient les sept )lammeroles, inclinées par le vent qui c!assait sans répitle candélabre par$del les montagnes et les mers& F rr+te$toi 6 rr+te$toi 6 8 gémissait ler+veur& F e peuple se meurt 6 Dl a besoin du récon)ort de ta lumi#re, il ne peut errer ainsiéternellement dans les tén#bres& 8 Cependant le c!andelier continuait de )uir en )aisantscintiller méc!amment ses )lammes& lors la col#re s’empara du poursuivant ; il rassemblases derni#res )orces 0 son c>ur battait rompre 0 et )it un bond vers le )ugiti) pour l’empoigner& 9éj il touc!ait le )roid métal, il tenait presque le )<t pesantL quand un violentcoup de tonnerre le jeta terre, le bras )racassé, pantelant& /t dans le cri qu’il poussa, ilentendit la voix innombrable du peuple !urler cette plainte 2 perdu 6 * tout jamais perdu 6

Mais subitement la temp+te cessa ; le c!andelier s’éleva dans l’air, immobile et aussidroit que s’il reposait sur un socle de bron=e& :es sept )lammes rabattues jusqu’alors par lavitesse du vent se redress#rent et se mirent étinceler& /lles brillaient d’un éclat de plus en

 plus vi), et leur clarté dorée se mit percer les tén#bres& 'roublé par sa c!ute et bouleversé,7enjamin tourna ses regards vers les !ommes qui tout l’!eure marc!aient derri#re lui dans lanuit ; l’ombre n’enveloppait plus la terre c!aotique et il n’" avait plus de peuple vo"ageur& Dlvit une calme et )ertile contrée méridionale baignée par la mer, o( les palmiers et les c#dres se

 balan%aient sous la caresse de la brise ; la vigne et les blonds épis " m<rissaient, les brebis " paissaient et la ga=elle la traversait de son pied agile& :es !abitants se livraient de paisiblestravaux, puisaient l’eau la )ontaine, conduisaient la c!arrue, tra"aient les bestiaux,ensemen%aient les c!amps et ourlaient leurs demeures de pampres et de )leurs multicolores&9es en)ants passaient en c!antant, des ptres jouaient du c!alumeau au milieu des troupeaux&

/t la nuit, les étoiles scintillaient dans la paix au$dessus des maisons endormies& F Iuel est ce pa"s K 8 se demandait avec étonnement le r+veur& 0 /t ce peuple, est$ce le m+me qui tout l’!eure s’avan%ait dans les tén#bres K $t$il en)in trouvé le repos, est$il en)in c!e= lui K 8 Maisvoici que le c!andelier montait plus !aut 2 sa lumi#re éclairait maintenant comme un soleil les!ori=ons de cette paisible contrée& es montagnes découvraient leurs cimes éclatantes, unecité blanc!e et lumineuse se dressait sur le sommet d’une colline et on apercevait, dominantles énormes remparts, un gigantesque édi)ice en pierres de taille& e c>ur du dormeur )rissonna 2 F Ce doit +tre erusc!olajim et le temple 8, pensa$t$il !aletant& Mais déj lecandélabre s’élan%ait vers la ville& Comme les eaux, les murs s’ouvrirent pour le laisser 

 passer, et lorsqu’il )ut dans le :aint ieu, le temple prit la luminosité de l’albtre& F Dl estrentré, songea 7enjamin en )rémissant& Iuelqu’un a réalisé le r+ve de ma longue vie,

quelqu’un a délivré la menora!& Dl )aut que j’aille la contempler de mes propres "eux, moi, letémoin c!oisi par mes aGnés& e veux la voir reposer dans le tabernacle de l’Eternel 6 8 lorsson désir l’" transporta, comme sur un nuage, et son v>u )ut exaucé 2 les portes s’ouvrirent

Page 39: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 39/76

d’elles$m+mes et il entra dans le :aint des :aints& Mais l’éclat du c!andelier étaitinsoutenable& :es sept )lammes répandaient une clarté incandescente qui lui )it si mal aux"eux qu’il poussa un cri dans son r+ve, et s’éveilla&

:i 7enjamin ne dormait plus, sa douleur pourtant persistait, au point que le c!oc br<lant de la lumi#re lui )it brusquement re)ermer les paupi#res& Mais la pulsation pourpre et

 br<lante persistait en dessous& Mettant alors une main pour protéger ses "eux, il s’aper%ut quec’était le soleil qui lui cuisait le visage et qu’il avait dormi tout le reste de la nuit l’endroito( il avait cru mourir& .n ra"on qui )iltrait travers les branc!es l’avait présent réveillé&'out désorienté, il se releva avec e))ort en s’agrippant au tronc de l’arbre et regarda devantlui 2 la mer immense et a=urée, telle qu’il l’avait vue pour la premi#re )ois l’!eure de sonen)ance, et 7"=ance tout éblouissante de blanc!eur et de marbre s’étendaient ses pieds& emonde s’o))rait lui dans la couleur et l’éclat d’un matin méridional& /n vérité, 9ieu nevoulait pas qu’il mour<t 6 Résigné, le vieillard courba la t+te et se mit prier&

Iuand il eut ac!evé son invocation celui qui donne la vie et mesure toute c!oseselon sa volonté et ses décrets, il sentit qu’on le touc!ait lég#rement dans le dos& Qac!arieétait derri#re lui& 7enjamin eut aussit-t l’intuition qu’il était l depuis longtemps et qu’il avait

veillé sur son sommeil& vant que le vieillard )<t revenu de son étonnement 0 commentQac!arie en e))et avait$il retrouvé sa trace et le lieu de sa !alte K 0, l’or)#vre lui ditdoucement 2

 0 e te c!erc!ais depuis l’aurore& orsque ceux de era m’apprirent que tu avais pris lec!emin des collines, je n’eus point de cesse avant de t’avoir retrouvé& 'out le monde était tr#sinquiet ton sujet& Mais moi, je ne craignais rien& Car je sais que 9ieu a encore besoin de toi&3iens c!e= moi 6 ’ai une mission te con)ier&

 0 Iuelle mission K 8 coupa 7enjamin& /t il s’ent+ta 2 F e n’en veux plus, 9ieu m’atrop souvent éprouvé& 8 Mais il était encore sous l’in)luence récon)ortante de son r+ve et ilcrut reconnaGtre dans le regard souriant de son ami un doux re)let de la lumi#re bien)aisantequi éclairait le paisible pa"s qu’il venait d’entrevoir& Dl ne re)usa pas et ils descendirent

 jusqu’ la mer ; l ils prirent un bateau et bient-t ils )urent devant la cour du alais& 9es)actionnaires montaient une garde sév#re aux portes de la résidence impériale, mais ceux$ci 0  la surprise de 7enjamin 0 les laiss#rent entrer sans di))iculté& 0 Mon atelier est attenant autrésor, lui expliqua Qac!arie, c’est l que je travaille pour l’empereur, invisible et l’abri dudanger& /ntre, et que ta venue sous mon toit soit bénie 6 @e crains pas qu’on nous dérange 2nous sommes et nous resterons seuls 6 8

es deux !ommes travers#rent sans bruit l’atelier o(, dans la pénombre, on vo"aitluire des objets artistement ciselés 2 l’or)#vre ouvrit une petite porte dissimulée qui conduisait,en bas de quelques marc!es, un appartement retiré qui lui servait de logement et de cabinet

 particulier& es )en+tres en étaient )ermées et grillées, les murs disparaissaient dans unecompl#te obscurité ; une lampe coi))ée d’un abat$jour tra%ait sur la table un petit cercle d’or& 0 ssieds$toi, ami, dit Qac!arie son !-te, tu dois +tre )atigué et avoir )aim 6Dl rangea son travail, apporta sur la table du pain, du vin et quelques coupes

élégamment sculptées qu’il remplit de dattes, de noix et d’amandes& uis il releva lég#rementl’abat$jour& e cercle lumineux s’agrandit, enva!it toute la table et éclaira les mains osseuseset ridées de 7enjamin qu’il avait jointes avec lassitude&

’or)#vre l’encouragea d’un 2 F Mange, ami 6 8 Iu’elle paraissait tendre et )amili#re l’Eprouvé, cette voix étrang#re ; elle lui )aisait l’e))et d’une brise venue d’un pa"s lointain& Dl

 prit avec plaisir quelques )ruits, rompit lentement son pain, et but petites gorgées discr#tes levin aux re)lets pourpres& Dl lui était doux de pouvoir se recueillir et attendre dans le silence la

nouvelle de Qac!arie& Dl appréciait l’obscurité de la pi#ce au$dessus du cercle de la lampe, et ilaimait cet !omme comme s’il le connaissait depuis son en)ance& ar)ois il risquait un regard

Page 40: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 40/76

timide vers l’or)#vre qui, cac!é par la pénombre, se tenait en )ace de lui dans une attitude pleine d’a))ectueuse sollicitude&

ourtant, comme s’il avait senti ce désir d’une plus grande intimité, Qac!arie enlevacompl#tement l’abat$jour& a lumi#re jusqu’alors concentrée sur la table se répandit dans toutela pi#ce& our la premi#re )ois, 7enjamin put examiner de pr#s cet ami qu’il n’avait )ait

 jusqu’ici qu’entrevoir, ce visage délicat, maladi), )atigué, couvert de rides sans nombre qu’on

e<t cru creusées par le burin, et o( se re)létaient une muette sou))rance et une patience calmeet laborieuse& orsque Qac!arie leva les paupi#res et le regarda son tour, 7enjamin vits’allumer dans ses "eux une douce lueur 2 Qac!arie lui sourit&

Ce sourire c!aleureux donna du courage au vieillard& 0 Comme tu es di))érent des autres mon égard 6 Dls m’en veulent de ne pas avoir 

accompli de miracle ; je les avais pourtant conjurés de n’en pas attendre de moi& 'oi seul, quim’as )acilité l’acc#s aupr#s de ustinien, tu me )ais bonne )igure& /t malgré tout ils ont raisonde se moquer de moi 6 ourquoi ai$je réveillé leurs espoirs, pourquoi suis$je venu K ourquoisuis$je encore en vie K our voir le c!andelier continuer ses vo"ages et nous )uir 6

Mais Qac!arie continuait lui sourire d’un air doux et énergique, tr#s apaisant 2 0 @e te révolte pas& eut$+tre était$il encore trop t-t et notre mo"en n’était$il pas celui

qui convenait& * quoi bon d’ailleurs disposer du c!andelier, tant que notre temple sera enruine et que durera notre exil K 9ieu veut peut$+tre que la destinée de la menora! demeureencore secr#te et ne soit pas révélée au peuple&

7enjamin se sentit récon)orté& Ces paroles réc!au))aient son me& Dl courba la t+te etdit comme s’il se parlait lui$m+me 2

 0 /xcuse mon découragement& Mais ma vie approc!e de son terme& ’ai patientéquatre$vingt$!uit ans et mon c>ur est las d’attendre, 9epuis la premi#re )ois que j’ai tenté desauver la menora!, dans mon en)ance, j’ai vécu uniquement pour la revoir, assister sadélivrance et son retour, et j’ai vu les années s’écouler avec résignation& * présent, me voiciun vieillard 2 comment pourrais$je espérer plus longtemps K

 0 'u n’attendras plus& 'out sera réalisé sous peu& 7enjamin leva les "eux& ’espoir )aisait battre son c>ur& e sourire de Qac!arie s’accentua&

 0 @e t’ai$je pas dit que je voulais te c!arger d’une mission K 0 Iuelle mission K 0 Celle que tu désirais&7enjamin )rissonna& :es mains, qui l’instant d’avant reposaient avec lassitude sur la

table, se mirent trembler comme une )euille agitée par le vent& 0 'u veuxL tu veuxL que j’aille trouver l’empereur une nouvelle )ois 6 0 @onL pas cela 6 ustinien ne revient jamais sur ce qu’il a dit& Dl ne nous rendra pas

la menora!& 0 * quoi bon rester sur terre, alors K * quoi bon vivre K ourquoi demeurer ici$bas

me lamenter, une c!arge pour tout le monde, si notre relique sacrée est partie et perdue tout jamais 6Mais Qac!arie conservait son sourire, qui éclairait de plus en plus sa bouc!e et ses

"eux& 0 e c!andelier ne nous a pas encore quittés 6 0 Comment peux$tu le savoir, comment peux$tu dire cela K 0 e le sais& ie con)iance en moi 6 0 'u l’as vu K 0 :ans doute& Dl était encore la trésorerie il " a deux !eures& 0 Mais maintenant K Dls l’ont emporté K 0 @on 6 as encore 6

 0 /t en ce moment, o( est$il K

Page 41: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 41/76

Qac!arie ne répondit pas tout de suite& :es l#vres entrouvertes trembl#rent deuxreprises, mais n’émirent aucun son& /n)in il se penc!a davantage au$dessus de la table et luic!uc!ota l’oreille, comme on rév#le un secret 2

 0 Dci 6 C!e= moi 6 r#s de nous 67enjamin sursauta comme s’il avait re%u un c!oc au c>ur&

 0 C!e= toi K

 0 9ans cette maison& 0 Dci K 9ans cette maison K 0 Dci m+me& 9ans cette pi#ce& C’est pour cela que j’ai été te c!erc!er&7enjamin )rémit& e calme de Qac!arie l’étourdissait& Dl joignit les mains sans s’en

rendre compte, et murmura d’une voix peine perceptible 2 0 C!e= toi K Comment est$ce possible K 0 :i étrange que cela puisse te paraGtre, il n’" a l rien de m"stérieux& 9epuis trente ans

 je suis ici or)#vre et tous les objets du trésor doivent passer par mon atelier et par mes mains&Cette )ois encore, on va me con)ier tout le butin que 7élisaire a repris aux 3andales pour que

 j’en détermine la valeur et le poids ; j’ai demandé de commencer par le c!andelier& esesclaves de la trésorerie l’ont apporté !ier& ’ai la permission de le garder sept jours&

 0 /t ensuite K 0 /nsuite un navire l’emportera&7enjamin plit de nouveau& ourquoi l’avoir )ait venir K our constater une )ois de

 plus la proximité de la menora! sacrée et assister son départ K Mais Qac!arie lui sourit d’unemani#re signi)icative&

 0 ’ai aussi le droit de prendre un moulage de toutes les ric!esses du trésor impérial&:ouvent, lorsqu’il n’existe qu’un exemplaire d’un objet, on m’en commande une copie, car onse )ie mon talent& C’est ainsi d’ailleurs que j’ai exécuté la couronne de ustinien sur lemod#le de celle de Constantin et le diad#me de '!éodora d’apr#s celui que porta Cléoptre&’ai donc demandé l’autorisation de copier le candélabre avant son embarquement pour lanouvelle église, l$bas, et je vais me mettre l’ouvrage d#s aujourd’!ui& es creusets sont déjc!auds, l’or est pr+t& 9ans sept jours, j’aurai )ait un nouveau c!andelier qui sera si semblableau n-tre que personne ne pourra les distinguer l’un de l’autre ; leur poids, leur ciselure, leur grainure m+me seront identiques& eur unique di))érence, c’est que l’un sera sacré et l’autreune >uvre pro)ane& @ous serons désormais seuls, toi et moi, savoir lequel nousconserverons et lequel prendra le c!emin de l’exil&

es l#vres de 7enjamin cess#rent de trembler& :on sang circula tout coup plus c!auddans ses veines, sa poitrine se dilata, ses "eux s’allum#rent& e sourire de son compagnon sere)léta dans sa vieille )igure ridée& Dl comprenait& Cet !omme allait accomplir aujourd’!ui cequ’il avait tenté !ier& Dl allait reprendre le c!andelier, mais en restituant l’or et en n’arrac!anten somme aux mains des in)id#les que la sainteté de l’objet& ’exploit de Qac!arie qui avait

été jusque$l le but de son existence ne le rendit point jaloux& Dl dit !umblement 2 0 9ieu soit loué 6 e puis mourir présent& 'u as trouvé la voie que j’ai vainementc!erc!ée& 9ieu m’avait élu ; toi, il t’a béni 6

Qac!arie l’arr+ta 2 0 @on& :i quelqu’un doit rapatrier le c!andelier, ce sera toi et personne d’autre& 0 as moi 6 Car je suis un vieillard, je puis mourir en route, et il retombera entre des

mains étrang#res&Mais Qac!arie, l’air convaincu, sourit avec assurance&

 0 'u ne mourras pas& Car tu le sais 2 ta vie ne prendra pas )in tant que son but ne sera pas atteint&

7enjamin se rappela que la veille, il avait voulu mourir et que 9ieu était resté sourd

sa pri#re& eut$+tre avait$il vraiment une mission remplir K Dl ne re)usa pas davantage etdéclara simplement 2

Page 42: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 42/76

 0 e ne puis aller contre la volonté de 9ieu& :’il m’a réellement élu, comment pourrais$je me dérober K 3a et mets$toi au travail 6

’atelier de Qac!arie demeura )ermé tout le monde pendant sept jours& :ept joursdurant il ne mit pas le pied de!ors, et ne répondit pas aux coups )rappés sa porte& ’éternel)lambeau se dressait devant lui sur un socle, calme et majestueux comme au temps o( il ornait

l’autel de 9ieu, cependant que palpitaient silencieusement les )lammes du )our, o( seliqué)iaient des débris de bagues, de colliers et de médailles d’or& 7enjamin durant ces sept jours ne pronon%a pas une parole ; il observait le métal en )usion qui nageait dans le creuset etqui, devenu tout )ait liquide, s’écoula dans un moule tout pr+t le recevoir, o( il le vit sesolidi)ier en re)roidissant& lus tard, Qac!arie d’un coup de spatule prudent brisa le moule et)it apparaGtre la sil!ouette du nouveau c!andelier& e )<t s’élan%ait, robuste et droit, de la basedu support ; sept tiges incurvées en jaillissaient telles les branc!es d’un arbre ; on distinguaitnettement leur extrémité les coupes destinées recevoir les cierges& Maniant limes et burinsd’une main in)atigable, l’or)#vre se mit alors graver sur sa sur)ace encore unie les guirlandesqui décoraient la menora! sacrée 2 le candélabre naissant ressemblait de plus en plus au)lambeau millénaire, l’imitation au mod#le sacré& Pinalement le septi#me jour, ils eurent l’air 

l’un c-té de l’autre de deux )r#res jumeaux, tant étaient identiques leur dimension, leur  poids, leur teinte, leur cac!et& Cependant Qac!arie les comparait tout moment d’un >ilexpert ; il ne cessait de ciseler et de bosseler l’ouvrage bien$aimé, de recourir son burin le

 plus )in, sa lime la plus mordante& /n)in il s’arr+ta& 1n ne pouvait plus découvrir la moindredi))érence entre les deux objets ; ils se ressemblaient de )a%on si par)aite que Qac!arie, decrainte de s’" tromper lui$m+me, reprit une derni#re )ois son burin et )it une marqueimperceptible au centre d’un )leuron pour distinguer son c!andelier de celui du peuple et dutemple&

Ceci )ait, il recula, -ta son tablier de cuir et se lava les mains& our la premi#re )oisdepuis sept jours, il adressa la parole 7enjamin 2

 0 Ma tc!e est terminée& a tienne commence& 'u vas emporter notre c!andelier et en)aire ce que bon te semblera&

Mais son étonnement, 7enjamin re)usa 2 0 'u as travaillé pendant sept jours& 9urant ces sept jours, j’ai médité et interrogé mon

c>ur& e redoute que notre plan ne comporte une tromperie& Car tu as pris une c!ose et tu enrends une autre ceux qui se sont )iés toi& @on, il ne )aut pas que nous leur restituions le)aux et que nous gardions le vrai, que nous nous procurions par des voies détournées ce quel’on nous a re)usé en )ace& 9ieu n’aime pas la tric!erie et s’il m’a brisé le bras lorsque, en)ant,

 j’ai tendu la main vers le c!andelier de nos anc+tres, je sais qu’il ne !ait pas moins la duperieet qu’il dess#c!e l’me des trompeurs&

Qac!arie ré)léc!it 2

 0 Mais si le trésorier c!oisissait lui$m+me le )aux, entre les deux K 7enjamin leva lat+te 2 0 e trésorier sait que l’un est ancien et l’autre neu)& :’il nous réclame le vrai, nous

devons le lui remettre& Cependant si 9ieu veut qu’il ne précise pas et qu’il n’ait pas de pré)érence pour l’un ou pour l’autre, puisque tous deux ont le m+me poids d’or, nousn’aurons, je pense, rien )ait de mal en gardant le vrai& :’il pouvait c!oisir le tien, nousconsidérerions cela comme un signe divin& Mais ce n’est pas nous de décider&

Qac!arie envo"a donc son esclave c!e= le trésorier& Celui$ci vint ; c’était un !ommecorpulent et jovial, aux petits "eux ronds et vi)s, aux pommettes rouges& * peine entré dans levestibule, il examina en connaisseur deux coupes d’argent ciselées terminées depuis peu, les)it délicatement tinter du doigt et en admira l’élégante décoration& uis il prit l’une apr#s

l’autre les camées qui se trouvaient sur l’établi et les regarda avec curiosité la lumi#re& Dlexamina en détail tous les travaux de l’or)#vre, ac!evés ou non, avec tant de plaisir, de

Page 43: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 43/76

 passion, que Qac!arie dut le prier de venir voir les c!andeliers, le millénaire et le nouveau$né,qui se dressaient l’un c-té de l’autre sur leur socle, majestueux, éclatants&

e trésorier s’approc!a avec intér+t des candélabres& 1n sentait que son c>ur d’expertétait impatient de découvrir un dé)aut, une imperceptible dissemblance qui lui permGt dedistinguer la copie de l’original& Dl les tourna et les retourna soigneusement sur toutes les)aces, pour bien les exposer la lumi#re& Dl les soupesa, en gratta l’or, il se recula, se

rapproc!a, véri)ia avec une attention croissante l’irréproc!able égalité de leurs proportions&uis, l’>il armé d’une loupe puissante, il en étudia les moindres stries, les moindres rainures&Dl ne put cependant déceler la plus petite di))érence entre eux& Patigué, il abandonna cetexamen inutile et )rappa sur l’épaule de Qac!arie en lui disant 2

 0 'u es un maGtre, Qac!arie& 'u es toi$m+me un trésor pour notre trésorerie& 'u as lamain tellement s<re que personne ne pourra plus jamais distinguer l’ancien c!andelier dunouveau& 7ravo, mon c!er ami 6

9éj il s’éloignait avec indi))érence pour revenir aux camées et en c!oisir un pour lui&’or)#vre dut le rappeler&

 0 equel désires$tu donc, des deux c!andeliers Ke trésorier lui répondit avec insouciance, sans se retourner 2

 0 9onne$moi celui que tu voudras 6 eu m’importe moi 6 7enjamin sortit alors ducoin o( il s’était ré)ugié, crainti) et anxieux&

 0 :eigneur nous te prions de c!oisir toi$m+me l’un des deux 6e trésorier regarda avec étonnement le vieil étranger& Iue venait )aire ce singulier 

 personnage et pourquoi l’implorait$il avec des "eux aussi ardents, aussi angoissés K Mais bienveillant comme il l’était, et trop poli pour ne pas consentir la pri#re d’un vieillard, il )itdemi$tour, il prit avec enjouement une petite pi#ce de monnaie et la lan%a en l’air& /lleretomba, décrivit un cercle sur le sol, pivota trois )ois sur elle$m+me, se couc!a, se retourna ets’arr+ta en)in sa gauc!e& e trésorier désigna en souriant le )lambeau qui se trouvait dum+me c-té 2 ce sera donc celui$ci 6 uis il alla appeler ses esclaves pour qu’ils le transportent la trésorerie& ’or)#vre accompagna son protecteur jusqu’au seuil avec )orce politesses etremerciements&

7enjamin était resté sa place& Dl caressait le c!andelier d’une main tremblante&C’était la menora! sacrée 6 e trésorier avait c!oisi l’autre pour l’empereur&

Iuand Qac!arie revint, il aper%ut 7enjamin toujours immobile devant le candélabre etle dévorant des "eux& e vieillard s’étant en)in retourné, l’or)#vre crut voir briller dans ses

 prunelles un re)let doré ; la quiétude que verse dans le c>ur une )ranc!e résolution, s’étaitemparée de l’Eprouvé, qui dit doucement 2

 0 9ieu te rende grce, mon )r#re 6 * présent, procure$moi un cercueil 6 0 .n cercueil K

 0 @e t’étonne pas& ’ai beaucoup ré)léc!i pendant ces sept jours et ces sept nuits aumo"en de rendre la paix au c!andelier& Comme toi je me suis d’abord dit 2 si nous le sauvons,il appartiendra au peuple qui veillera sur lui comme sur son bien le plus sacré& Mais o( est$il,notre peuple, o( réside$t$il K artout, nous ne sommes que tolérés, quand on ne nous expulse

 pas ; nous ne possédons pas d’asile o( le candélabre serait en sécurité& 9#s que nous avonsune maison, on nous en c!asse ; d#s que nous construisons un temple, on nous le détruit 2 tantque la violence prévaudra parmi les !ommes, le c!andelier ne connaGtra pas de repos sur terre&C’est sous terre qu’est la paix& C’est l que les morts se délassent de leurs vo"ages ; l l’or n’attire pas les voleurs et n’excite pas la cupidité& Iue la menora! " trouve en)in le reposapr#s ses longues pérégrinations 6

 0 'u veux enterrer le c!andelier pour toujours K demanda Qac!arie surpris&

 0 /st$il dans le pouvoir de l’!omme de concevoir l’éternité K Comment )ixerais$je unterme quelque c!ose, quand j’ignore celui de ma propre existence K e puis donner le repos la menora!, mais 9ieu seul connaGt la durée de ce repos& e puis accomplir l’acte, mais non en

Page 44: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 44/76

 prévoir les suites, ni mesurer les si#cles, ni l’éternité& C’est 9ieu, ui seul de déterminer lesort du c!andelier& e l’ensevelis )aute de connaGtre un autre mo"en de le protéger e))icacement, mais qui peut savoir pour combien de temps K eut$+tre le 'out$uissant lelaissera$t$il jamais dans les tén#bres, et notre peuple dispersé comme les grains de sablecontinuera$t$il d’errer désespérément travers le monde& eut$+tre au contraire 0 et mon c>ur en a la )erme conviction 0, sa volonté sera$t$elle que notre peuple retourne dans sa patrie&

9ieu saura bien alors 0 sois$en s<r 6 0 c!oisir quelqu’un qui F par !asard 8 prendra une b+c!eet déterrera la menora!, comme il m’a c!oisi pour l’en)ouir& @e t’inqui#te pas de sa décision,laisse )aire 9ieu et le temps 6 Iu’on croie le c!andelier perdu, peu importe 6 ’or ne sedésagr#ge pas comme le corps !umain dans le sein de la terre, pas plus que notre peuple dansla nuit des ges& 'ous les deux dureront, le peuple comme le c!andelier& :o"ons persuadésqu’il ressuscitera un jour, celui que nous allons enterrer et qu’il éclairera encore le peuplea"ant retrouvé son pa"s& Car tant que nous ne cesserons pas de croire, nous résisterons auxépreuves 6

es deux !ommes détourn#rent les "eux, semblant regarder dans le lointain&uis 7enjamin répéta encore une )ois 2 0 Maintenant, procure$moi un cercueil&

e menuisier apporta l’objet demandé& C’était, selon le désir exprimé par 7enjamin,une bi#re du t"pe courant, pour qu’en route elle n’éveillt pas de curiosité particuli#re& Car ilétait asse= )réquent qu’un p#lerin emporte avec lui le corps d’un parent ou d’un aAeul en terresainte& 9ans cette boGte en sapin le c!andelier serait en sécurité, car seuls les morts parmi lesc!oses de ce monde éc!appent la convoitise des !ommes&

'ous deux dépos#rent pieusement la menora! dans le co))re )un#bre& Dls envelopp#rentavec soin ses bras dorés dans des éc!arpes de soie et dans de lourd brocarts semblables ceuxdont on entourait la '!ora, la )ille de 9ieu ; ils remplirent les vides avec de l’étoupe et de lalaine pour emp+c!er que le métal ne résonnt contre le bois pendant le transport et ne tra!Gtleur secret& /n couc!ant ainsi la menora! d’une main précautionneuse et tremblante dans le

 berceau des morts, ils ne pouvaient s’emp+c!er de )rissonner la pensée que si 9ieu n’était pas )avorable la destinée de leur peuple, ils seraient les derniers avoir tenu dans leursmains et contemplé le c!andelier sacré de MoAse& vant de re)ermer la bi#re, ils prirent unesolide )euille de parc!emin sur laquelle ils écrivirent que 7enjamin Marne)esc!, dit lerudement Eprouvé, de la race d’bt!alion, et Qac!arie, du sang d’Hillel, certi)iaient avoir misde leurs propres mains la menora! sacrée dans ce cercueil en la !uiti#me année du r#gne deustinien, 7"=ance, a)in que si quelqu’un déterrait un jour ce c!andelier, il s<t qu’ils’agissait du véritable )lambeau du peuple& Dls roul#rent le parc!emin et l’introduisirent dansun étui de plomb que l’or)#vre souda !ermétiquement, pour que l’!umidité et la moisissure nedétériorent pas l’écriture, et il l’attac!a au )<t du candélabre avec une c!aGnette d’or, pour quel’on trouve ensemble le c!andelier et ce témoignage& Ceci )ait ils )erm#rent et clou#rent la

 boGte& Dls n’éc!ang#rent plus une parole jusqu’au bateau qui allait emmener 7enjamin et lecercueil a))a& , alors que la voile claquait déj au vent, Qac!arie prit congé de son amil’Eprouvé et lui dit en l’étreignant 2

 0 9ieu te soutienne et te prot#ge 6 Iu’il guide tes pas et bénisse ton entreprise& @ousétions jusqu’ cette !eure les derniers, tous deux, connaGtre la route du c!andelier&9ésormais tu seras le seul&

7enjamin s’inclina avec piété 2 0 e ne le serai que peu de temps& /nsuite il n’" aura plus que 9ieu pour savoir o(

repose sa menora!&

Comme c’était l’usage c!aque )ois qu’un navire abordait a))a, une multitude de

curieux s’étaient réunis sur le rivage pour saluer et regarder de pr#s les arrivants& Dl " avaitaussi parmi eux quelques ui)s qui n’eurent pas de peine reconnaGtre 7enjamin comme étantde leur race& orsqu’ils remarqu#rent que derri#re ce vieillard barbe blanc!e, des matelots

Page 45: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 45/76

transportaient une bi#re, sans !ésiter, d’un accord tacite, ils se press#rent autour du cercueil etle suivirent en cort#ge& ccompagner les morts une partie de leur dernier vo"age, aider 

 pieusement l’in!umation d’un des leurs, m+me d’un inconnu, était selon leur cro"ance unacte c!aritable et agréable 9ieu& 9#s que les autres ui)s de la ville eurent connaissance dece cercueil apporté de la mer par l’un des leurs, aucun d’eux n’essa"a de se dérober cedevoir sacré& bandonnant leurs occupations, ils accoururent sans bruit de toutes les rues et

ruelles, de toutes les maisons, et l’escorte grossit sans cesse jusqu’ l’auberge o( 7enjamindevait passer la nuit& , apr#s qu’on eut déposé la bi#re c-té de son lit 0 con)ormément l’étrange caprice du vieillard 0 ils rompirent le silence& Dls salu#rent leur coreligionnaire par des bénédictions et ils lui demand#rent d’o( il venait et o( il se rendait& 7enjamin réponditlaconiquement& Dl craignait qu’ils ne )ussent déj au courant de ce qui s’était passé au palaisde 7"=ance et que quelqu’un le reconn<t& 1r il ne voulait pas une seconde )ois éveiller parmises )r#res de br<lants espoirs& /n m+me temps il voulait éviter de mentir l’ombre duc!andelier 2 il leur demanda donc la permission de se taire& Dl avait pour mission d’ensevelir lecercueil et il lui était dé)endu d’en dire davantage& Dl coupa court aux questions indiscr#tes ens’enquérant des lieux saints o( il pourrait l’enterrer& es ui)s de a))a sourirent avec un muetorgueil 2 ce pa"s tout entier était sacré et la terre " était sainte par dé)inition& Cependant ils lui

indiqu#rent les endroits, grottes et c!amps, reconnaissables des amoncellements de pierresnon taillées, o( reposaient les anc+tres et les patriarc!es, les m#res de la tribu, les !éros et lesrois du peuple, et ils lui vant#rent les vertus de ces saints lieux& ucun juste ne manquait deles visiter pour " puiser de douces consolations& Dls s’o))rirent obligeamment le guider, car ce vieillard leur imposait le respect et leurs mes pressentaient un m"st#re ; s’il " consentait,ils in!umeraient avec lui ce mort inconnu en joignant leurs pri#res aux siennes& Mais7enjamin re)usa leur concours, pour préserver son secret, et les congédia avec )orceremerciements& Dl pria simplement l’aubergiste de mettre sa disposition, pour le lendemain etmo"ennant une )orte rétribution, une mule ainsi qu’un esclave connaissant les routes et asse=vigoureux pour creuser une tombe la place qu’il lui indiquerait& ’!-te lui promit qu’aulever du soleil son propre serviteur serait pr+t l’accompagner o( il le désirerait&

’Eprouvé vécut dans l’auberge de a))a sa derni#re nuit d’angoisse et de tourment& acon)iance abandonna encore une )ois son me ; sa décision lui pesait douloureusement& Dl necessait de se demander s’il avait en vérité le droit de cac!er ses )r#res le retour et ladélivrance du c!andelier, et de leur dissimuler quel objet sacré il allait enterrer dans cettetombe& Car si les ossements, si les tombeaux des anc+tres dispensaient aux a))ligés de doucesconsolations, quel ne serait pas le ravissement de ce peuple opprimé, proscrit et dispersé auxquatre vents, s’il soup%onnait que le c!andelier, cet embl#me de son unité, n’était pas perdu,mais qu’il était au contraire délivré et attendait en sécurité, en)oui dans le sein de la terrenatale, le jour du retour dé)initi) érusalem 6 F i$je le droit, gémissait$il dans son insomnie,de garder pour moi seul ce secret, d’emporter dans la mort ce qui verserait la joie et

l’espérance au c>ur de tout un peuple K e sais que par milliers, ils ont soi) de récon)ort 2 quelterrible destin pour eux de toujours vivre dans l’attente et dans l’incertitude, de mettreéternellement leur )oi dans l’Ecriture sans jamais apercevoir une éclaircie 6 /t pourtant monsilence est nécessaire pour qu’ils conservent le c!andelier 6 9ieu aide$moi dans ma détresse 6Iuelle conduite dois$je adopter vis$$vis de mes )r#res K 9ois$je renvo"er le serviteur de mon!-te une )ois que la tombe sera recouverte, en le c!argeant d’annoncer, pour leur consolation tous, qu’elle ren)erme un gage sacré K 1u bien )aut$il que je persiste dans mon silence pour que personne en de!ors de 'oi ne connaisse l’emplacement de la sépulture K 9ieu, décide

 pour moi 6 .ne )ois déj tu m’as guidé, guide$moi encore 6 Pais que je n’aie pas prendre dedécision& 8

Mais la nuit demeurait muette et le sommeil )u"ait l’Eprouvé& Dl resta étendu jusqu’au

 point du jour sans pouvoir clore ses paupi#res br<lantes ; plus il s’interrogeait, plus ils’emp+trait dans un inextricable réseau de di))icultés angoissantes& 9éj l’orient s’embrasait,

Page 46: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 46/76

sans que la clarté jaillGt dans le c>ur du vieillard& * ce moment le patron de l’auberge entradans sa c!ambre, le )ront soucieux&

 0 ardonne$moi, lui dit$il, mais je ne peux t’envo"er le guide que je devais te procurer&Dl est tombé en s"ncope pendant la nuit ; l’écume lui sortait de la bouc!e& /n ce moment il estcouc!é en proie au délire& ’ai bien un autre esclave ta disposition, mais je dois t’avouer qu’il ne connaGt pas le pa"s et qu’en outre il est muet 2 9ieu lui a )ermé la bouc!e depuis sa

naissance& Cependant si tu veux t’en contenter, tu peux l’avoir&7enjamin ne regarda pas son !-te& Mais il leva les "eux vers le ciel avec gratitude&9ieu lui avait répondu& Dl lui envo"ait un muet pour que )<t gardé le silence& .n muet qui neconnaissait pas la région, a)in que la sépulture demeurt éternellement secr#te& :on me étaitapaisée et il remercia l’aubergiste 2

 0 9is l’!omme de venir& /t ne t’inqui#te pas, je trouverai mon c!emin 6

7enjamin marc!a toute la journée travers la solitude, c-té de son silencieuxcompagnon portant la b+c!e sur l’épaule& a mule les suivait de son pas tranquille et régulier,la bi#re attac!ée en travers sur le dos& ar)ois ils passaient devant de pauvres cabanes

 poussiéreuses qui se dressaient au bord de la route, mais le vieillard ne s’" arr+tait pas& Iuand

il rencontrait des vo"ageurs, il leur adressait le salut de la paix, en évitant toute conversation&Dl avait !te d’accomplir sa mission, d’enterrer le c!andelier 2 o( K il l’ignorait encore, maisune crainte m"stérieuse lui interdisait de c!oisir lui$m+me l’endroit& F 9ieu me )era bien signeune seconde )ois, pensait$il avec recueillement& ’attendrai que sa volonté se mani)este nouveau& 8 es deux !ommes avan%aient toujours dans la campagne qui s’obscurcissait peu

 peu, et déj la nuit étendait ses ailes derri#re les collines& e ciel était c!argé de lourds nuagesqui )u"aient % et l, comme a))olés, et voilaient la lune qui, on le devinait au léger !alodominant les coteaux, se trouvait son apogée& 1n était une !eure ou deux du gGte le plusvoisin& Mais 7enjamin marc!ait toujours, sans )aiblir, en compagnie du muet portant la b+c!esur l’épaule et de la mule qui trottait d’un pas tranquille&

:oudain elle ralentit et s’arr+ta& ’esclave la prit par la bride pour la )orcer avancer&’animal ent+té, les pattes de devant arc$boutées au sol, le tira en arri#re en grin%ant les dentsavec col#re& Dl re)usait d’aller plus loin& Purieux, le muet saisit sa b+c!e pour en porter uncoup avec le manc!e dans les )lancs de la b+te rétive, mais le vieillard le retint par le bras enlui ordonnant de patienter et de la laisser se reposer un instant& Cet arr+t était peut$+tre le signeespéré&

7enjamin regarda autour de lui& Dl se trouvait dans un vallon sombre et désert& @imaison ni cabane en vue 2 ils devaient s’+tre écartés de la route de erusc!olajim& 3oil bienl’endroit le plus )avorable l’accomplissement secret de notre besogne, pensa$t$il& Dl sonda lesol avec son bton 2 il était gras, )erme et pas rocailleux du tout& 1n aurait vite )ait d’" creuser une )osse, et les collines d’alentour la protégeraient contre les temp+tes de sable qui e))acent

rapidement toute trace& Dl ne s’agissait plus maintenant que de trouver une place convenable&Dl regarda longuement autour de lui, gauc!e puis droite, avant de prendre sa décision& Dlaper%ut alors au milieu des c!amps, trois ou quatre jets de pierre de la route, un arbreombreux, étrangement semblable par la )orme et la taille celui de la colline de era, souslequel il s’était endormi et o( lui était apparu qu’il avait pour mission de s’assurer duc!andelier& Dl se souvint de son r+ve, et la con)iance renaquit dans son c>ur& Dl commandaaussit-t au muet de détac!er la bi#re du dos de la mule ; peine ce dernier eut$il obéi quel’animal décrispa ses membres et courut vers le vieillard qui sentit sur sa main le sou))lec!aud de ses naseaux& C’était bien la bonne place, sa conviction s’a))ermissait de plus en

 plus ; il )it signe l’esclave qui se mit courageusement l’ouvrage& a b+c!e semblait rendredes sons argentins 2 docile, le muet creusait la terre avec énergie& Dl atteignit bient-t la

 pro)ondeur requise& .ne c!ose encore restait )aire 2 descendre le c!andelier dans la )osse&entement, sans rien soup%onner, le serviteur prit dans ses larges et robustes bras le pesantcercueil et le )it glisser avec précaution dans le trou& récieuse amande d’or en)ermée dans sa

Page 47: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 47/76

coquille de bois, et que la gl#be éternellement vivante et )éconde recouvrirait bient-t deverdure, la menora! allait pouvoir dormir du sommeil éternel&

7enjamin s’inclina, rempli de respect 2 F e suis le dernier témoin, se disait$il entremblant sous le poids écrasant de cette pensée, des aventures de notre c!andelier ; présent,

 personne en ce monde !ormis moi n’est au courant de ce secret, personne sau) moi ne sait o(il se trouve& 8 * ce moment la lune se montra& es nuages qui voilaient son éclat depuis le soir 

se dissip#rent un instant et un puissant )lot de lumi#re blanc!e inonda le sol 2 on e<t dit qu’au$dessus d’eux brillait une immense prunelle, mais ce n’était pas un >il !umain, ombragé decils, doux et mobile ; il était rond, )roid comme la glace, éternel et indestructible& Dl plongea

 jusqu’au )ond de la tombe béante et l’illumina ; les quatre bords de la cavité apparurent avecnetteté, et les parois lisses du cercueil étincel#rent sous le )lot blanc comme du métal poli& Ceregard venu des pro)ondeurs de l’in)ini ne brilla qu’un instant, une seconde ; puis les nuagesrecouvrirent la luné vagabonde& Mais 7enjamin savait qu’un autre >il que le sien avait vu latombe du c!andelier&

:ur un signe, l’esclave se mit combler la )osse ; le travail terminé et le sol redevenuégal, il lui ordonna de s’en retourner avec la mule& e muet )it des gestes désespérés, ens’e))or%ant d’expliquer au vieillard qu’il ne devait pas demeurer seul au milieu des tén#bres

dans un pa"s inconnu, qu’il avait redouter les voleurs et les animaux )éroces& Dl e<t voulul’accompagner tout au moins jusqu’ l’étape la plus proc!e& Mais le vieillard lui enjoignitd’un ton )erme et avec impatience de se con)ormer ses ordres et, comme il !ésitait encore, ille c!assa en l’invectivant& Dl avait !te de voir en)in disparaGtre l’!omme avec sa b+te autournant du c!emin et d’+tre seul sous l’inconcevable immensité de la vo<te des cieux, auc>ur de la nuit gigantesque&

.ne )ois encore, il s’approc!a de la tombe et, courbant la t+te, il récita la pri#re desmorts 2 F ?rand et saint est le nom de l’Eternel en ce monde et dans les autres, maintenant et l’!eure de la résurrectionL 8 Dl aurait bien voulu, con)ormément au pieux usage, déposer une

 pierre ou une marque quelconque sur la terre )raGc!ement remuée& Mais il se retint cause dusecret, et il partit travers la campagne sans se retourner une seule )ois, sans savoir o( ilallait& Dl n’avait plus de but, présent que le c!andelier était enterré& :on anxiété l’avait quittéet son me ne tremblait plus& Dl avait accompli sa tc!e& C’était maintenant 9ieu de décider si la menora! resterait cac!ée, et le peuple dispersé sur toute la terre jusqu’ la )in des temps,ou si le c!andelier devait surgir de sa sépulture inconnue, et le peuple rentrer en)in dans sa

 patrie&e vieillard marc!ait dans la nuit que les nuages et les étoiles assombrissaient et

illuminaient alternativement& :a joie augmentait c!aque pas ; il était ravi d’+tre débarrassédu )ardeau qui avait pesé sur sa$longue existence, et une sensation de lég#reté inconnue serépandait dans ses membres& :es vieilles articulations s’étaient assouplies comme sousl’action d’un onguent doux et c!aud, et son allure était aussi aisée que s’il e<t glissé sur l’eau&

Dl volait plus qu’il ne marc!ait, en redressant la t+te ; il sentait comme un vent léger luisoulever les épaules, et il lui semblait 0 mais ne r+vait$il pas tout éveillé K 0 qu’il pouvaitlever et agiter son bras paral"sé& :on sang coulait plus limpide, il montait en lui en

 bouillonnant comme la s#ve d’un arbre et lui si))lait dans les oreilles& /t soudain il entendit un!"mne puissant& Dl ne savait plus si c’étaient les morts qui c!antaient sous terre un c!>ur )raternel en l’!onneur du rapatrié, ou si cette vibrante musique descendait des étoiles qui

 brillaient d’un éclat de plus en plus vi)& Dl ne le savait pas et continuait d’avancer comme s’ilavait des ailes, toujours plus loin travers la nuit )rémissante&

e lendemain matin, des gens qui se rendaient au marc!é de Ramle! découvrirent unvieillard dans un c!amp proximité de la route& Dl était mort& ’inconnu était étendu sur ledos, la t+te nue& Dl avait les bras largement écartés comme s’il voulait embrasser l’in)ini et

tendait les mains comme quelqu’un qui va recevoir un immense présent& :on visage était paisible et radieux et ses "eux grands ouverts& Iuand un des marc!ands se penc!a sur le mort

Page 48: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 48/76

 pour les lui )ermer pieusement, il vit qu’ils étaient pleins de lumi#re et que le ciel tout entier se re)létait dans ses prunelles rondes et calmes&

Mais sous sa barbe on remarquait que les l#vres de l’inconnu étaient violemment pincées 2 et l’on e<t dit qu’elles voulaient emp+c!er, au$del de la mort, un secret de sortir&

Iuelques semaines plus tard, le )aux c!andelier )ut lui aussi emporté en terre sainte et

 placé sous l’autel de l’église de erusc!olajim, selon les ordres de ustinien& Mais il n’" resta pas longtemps& Car les erses a"ant pris la ville le bris#rent et le morcel#rent a)in d’en )airedes colliers pour leurs )emmes et une c!aGne pour leur roi& e temps et l’esprit de destructionanéantissent immanquablement l’>uvre des !ommes 2 la copie qu’avait )a%onnée l’or)#vredisparut donc sans laisser de trace&

Iuant l’éternel c!andelier, protégé par le m"st#re, il demeure ignoré et intact dansson tombeau& e temps a poursuivi au$dessus de lui sa course inexorable, des peuples et des

 peuples ont enva!i au cours des si#cles le sol o( il repose, des races étrang#res innombrablesont combattu pr#s de lui sans troubler son sommeil ; il a éc!appé au banditisme et lacupidité des !ommes& ar)ois de nos jours le vo"ageur )oule d’un pas rapide la terre quil’abrite, par)ois des passants )ont la sieste midi au bord de la route, tout pr#s de lui ; mais

 personne ne soup%onne sa présence, la curiosité !umaine n’a pas encore violé sa retraite& Dldemeure le secret de 9ieu et dort dans les tén#bres des ges ; qui sait s’il " dormira toujours,invisible et perdu pour son peuple qui continue sans repos d’errer d’exil en exil, ou si l’on)inira par le découvrir le jour o( ce peuple se retrouvera lui$m+me, et s’il resplendira denouveau dans le temple de la paix K

Page 49: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 49/76

Rachel contre Dieu

 Légende

9e nouveau le peuple obstiné et versatile de érusalem avait oublié l’alliance jurée, denouveau il avait )ait des sacri)ices sanglants aux idoles de bron=e apportées de '"r et

d’mmon& Dl ne lui avait pas su))i de dresser des autels et d’" encenser de )ausses divinités,l’image de 7aal se dressait m+me dans la propre maison de 9ieu, dans le temple sacré édi)ié par :alomon, son serviteur, qu’empestaient la )umée et le sang des !olocaustes sacril#ges&

orsque 9ieu vit qu’on se moquait de lui jusqu’au c>ur m+me de son sanctuaire, unecol#re terrible l’en)lamma& Dl étendit la main droite et longtemps son cri ébranla les cieux 2 sa

 patience était bout, il avait décidé d’exterminer la ville péc!eresse et de disperser ses!abitants comme de l’ivraie travers le vaste monde& ’annonce résonna comme un coup detonnerre, d’une extrémité l’autre de l’in)ini&

a terre et les cieux trembl#rent de terreur devant le ressentiment de 9ieu& es )leuvesse mirent )uir, les mers se creus#rent, les montagnes titub#rent comme des !ommes ivres etles roc!ers s’inclin#rent ; les oiseaux tomb#rent morts sur le sol& es anges m+me se cac!#rent

la t+te derri#re leurs ailes immenses 2 bien qu’ignorant la douleur, ils ne pouvaient supporter lacol#re du regard de 9ieu et la )ureur de son cri leur avait traversé les oreilles comme unelance&

:euls, en bas, sur la terre, les !abitants de la ville condamnée, sourds aux parolesdivines, ne savaient rien de l’arr+t prononcé& Dls avaient simplement constaté un tremblementsoudain du sol, que la lumi#re du soleil s’était éteinte au milieu du jour, qu’une temp+te s’étaitélevée qui brisait les c#dres comme )étus de paille et devant laquelle les buissons serecroquevillaient comme de petits animaux& Mais bient-t, portés par l’ouragan, des nuagesaccoururent et couvrirent le ciel d’un voile obscur ; le mal!eur planait au$dessus de la t+te desimpies, cependant que sous leurs pieds le sol devenait )u"ant comme l’eau& ris de terreur, ilsse précipit#rent !ors de leurs demeures pour que le toit ne s’e))ondrt pas sur eux& Maislorsqu’ils lev#rent les "eux ils eurent plus peur encore, car déj les nuages étaient plusmena%ants que des roc!ers, et l’air br<lant avait un go<t de sou))re& C’est en vain que, pareils des déments, ils déc!iraient présent leurs v+tements et répandaient des cendres sur leursc!eveux, c’est en vain qu’ils se jetaient terre pour demander pardon au :eigneur de leur témérité 0 les nuées devenaient toujours plus noires et éteignaient toute clarté sur le pa"s&

a col#re du 'out$uissant s’était exprimée avec tant de )orce que les morts eux aussis’étaient réveillés, que les mes des dé)unts étaient sorties en sursaut de leur sommeil de

 plomb& Car si les morts ne peuvent voir la lumi#re du regard de 9ieu 0 seuls les angessupportent cette lueur éblouissante 0, il leur est donné d’entendre les trompettes du ugementet de distinguer le son de sa voix& C’est ainsi que les morts se dress#rent dans leur tombe et

sortirent de terre& vec des bruits d’ailes, comme des oiseaux qui luttent contre un grand vent,les mes des p#res et des aAeux se rassembl#rent pour aller en commun implorer 9ieu etdétourner sa vengeance de leurs )ils et des toits de la ville sainte& Dsaac et acob, bra!am, les

 patriarc!es, pressés les uns contre les autres, s’avanc#rent et ex!al#rent leur pri#re& Mais letonnerre déc!ira leur demande, la parole de l’Eternel coupa leur balbutiement 2 il avait depuistrop longtemps supporté l’ingratitude démesurée des impies ; présent, il était décidé détruire le temple pour que ceux qui avaient re)usé son amour le reconnussent dans sa col#re&/t comme les patriarc!es ne savaient plus que dire, les prop!#tes au 3erbe de )eu, MoAse,:amuel, Elie et Elisée, eux qui avaient exprimé par leur bouc!e la pensée de 9ieu,s’avanc#rent et parl#rent avec leur c>ur& Mais l’Eternel ne les écouta point, et le vent renvo"adans leur barbe les mots qu’ils prononc#rent& 9éj les éclairs se )aisaient plus violents et leur 

)eu s’appr+tait dévorer le temple et ses tours&es !ommes saints perdaient courage et leurs mes, telle l’!erbe piétinée, tremblaientimpuissantes devant 9ieu ; ils ne disaient plus un mot, de crainte d’a))ronter son courroux&

Page 50: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 50/76

'outes les voix de la terre s’étaient tues de )ra"eur 0 quand apparut Rac!el, l’aAeule d’DsraJl,qui sortit seule des taillis inextricables de l’angoisse& /lle aussi, elle avait entendu dans sontombeau, Rama!, le message de la col#re divine et les larmes coulaient de ses "eux, car elle

 pensait aux en)ants de ses en)ants& :’armant de toute son énergie, elle s’avan%ait versl’Dnvisible& /lle s’agenouilla devant lui en étendant les mains et, prosternée, adressa ces

 paroles l’Eternel 2

F Mon c>ur tremble de te parler, 9ieu 'out$uissant, mais pourquoi m’as$tu doncdonné un c>ur, s’il doit trembler devant ta )ureur, pourquoi m’as$tu donné des l#vres si ellesne doivent exprimer que la terreur dans la pri#re K ’ai peur de toi, pourtant je t’adresse unappel au nom de ton amour ; la détresse de mes en)ants me pousse )aire entendre mon!umble voix dans ton in)ini& 'u ne m’as donné ni la )inesse ni la ruse, et je ne trouve riend’autre pour apaiser ta col#re que de te parler de moi, qui ai su un jour triomp!er de lamienne& :ans doute sais$tu ce que je vais te dire avant m+me que je l’aie énoncé, car c!aquemot est depuis longtemps )ormé en toi avant de devenir un son sur la l#vre !umaine, et tuconnais c!aque geste avant qu’il soit ébauc!é par une main terrestre& ourtant, je t’en supplie,aie la patience de m’écouter pour l’amour des péc!eurs& 8

"ant ainsi parlé, Rac!el baissa la t+te& Mais l’Eternel vit son visage et vit ses larmes&

Dl retint sa col#re pour écouter la )emme qui sou))rait&1r, lorsque 9ieu, dans les cieux, écoute quelque c!ose, tous les espaces se vident et la

marc!e du temps est suspendue& ucun en)ant ne naquit plus, les vents ne sou))l#rent plus, letonnerre se cac!a, les serpents ne ramp#rent plus, les oiseaux cess#rent de voler et plus aucunsou))le ne sortit d’aucune bouc!e& es !eures devenaient silencieuses et les c!érubins étaientcomme pétri)iés& Car l’attente de 9ieu arr+te toute respiration et met )in aux bruissements duciel& e soleil lui$m+me est immobilisé et la lune ne bouge plus ; tous les )leuves partagentson attente et cessent de couler&

/n bas, sur terre, les !ommes se blottissaient o( ils le pouvaient, ne sac!ant rien del’intervention de Rac!el ni de l’attention que 9ieu pr+tait ses paroles 2 car les !ommes sonttoujours ignorants des c!oses divines et ne peuvent pas deviner ce qui se passe dans les cieux&Dls s’aper%urent seulement que tout d’un coup, au$dessus de leurs t+tes, la temp+te cessait&Mais lorsque pleins d’espoir, ils lev#rent les "eux, ils virent que le ciel était encore aussi noir que le couvercle d’un cercueil et les tén#bres, retenant leur sou))le, aussi mena%antes& lors ilseurent peur de nouveau et ce silence les enveloppa comme un suaire&

Cependant Rac!el, sentant que l’attention de 9ieu était portée sur elle, releva sonvisage mouillé de larmes et trouva le courage de parler ainsi, malgré ses craintes 2

 0 Pille de aban 0 9ieu, tu le sais 0 j’étais berg#re dans le pa"s d’Haran, vers l’1rient,et je gardais les brebis de mon p#re, selon son commandement& 1r, un matin que nous lesconduisions boire et que les servantes n’arrivaient pas écarter la pierre de la )ontaine, un

 jeune !omme s’avan%a pour nous aider, un bel étranger qui nous étonna par la vigueur de son

corps& C’était acob que tu nous avais envo"é, le neveu de mon p#re, et d#s qu’il se )utnommé, je le conduisis dans notre maison& Dl n’" avait pas une !eure que nous nousconnaissions, et déj nos regards s’en)lammaient, déj nous avions soi) l’un de l’autre& a nuit

 je m’éveillai pour penser lui 0 tu le vois, 9ieu, je n’ai pas !onte de mon sang, car n’est$ce pas toi, l’auteur de ce miracle, n’est$ce pas toi qui as )ait naGtre dans notre c>ur le buissonardent de l’amour K C’est toi 9ieu, toi seul qui as voulu que la vierge s’o))rGt l’!omme, queles regards et les corps s’unissent avec passion& C’est pourquoi loin de résister notre )lammeavions$nous éc!angé, acob et moi, le premier jour que nous nous vGmes, la promessesolennelle de nous épouser&

F Mais mon p#re aban 0 9ieu, tu le sais 0 était un !omme sév#re, dur comme le solque sa c!arrue éventrait, dur comme la corne des taureaux qu’il soumettait au joug& ussi

lorsque acob émit le v>u de m’épouser, mon p#re voulut$il mettre ce prétendant l’épreuveet savoir s’il serait, selon son désir, endurant au travail et patient dans la vie& Dl exigea donc delui 0 9ieu, tu le sais 0 qu’il travaillt pendant sept ans son service pour +tre digne de

Page 51: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 51/76

m’avoir pour )emme& 9evant cette décision, mon me se mit trembler et le sang de acobcessa de couler dans ses veines, tant ce délai semblait sans )in notre attente& 9ieu, je le sais,sept années pour toi représentent peine une goutte d’eau dans l’océan de ton éternité, un

 battement de paupi#res pour ton regard éternel, puisque le temps passe comme une )uméedans l’in)ini de ton ciel& /t pourtant, 9ieu, sept années, daigne " songer, sont pour nous, les!umains, un dixi#me de la vie, car peine avons$nous ouvert les "eux ta sainte lumi#re

qu’approc!e déj pour nous la nuit de la mort& @otre existence coule avec la rapidité d’un)leuve au printemps, et aucun )lot ne remonte sa source& C’est pourquoi sept ans nous paraissaient dans notre impatience une éternité impossible mesurer, sept années deséparation, tandis que nos corps attendaient si proc!es l’un de l’autre, et que nos l#vres sedesséc!aient dans l’attente du baiser& ourtant, mon 9ieu, acob accepta l’épreuve, tandis que

 je me courbai devant l’ordre de mon p#re& /t nos mains press#rent nos c>urs pour lesdompter et les soumettre l’obéissance et la longue patience& 9ieu, comme cette patienceest dure pour tes créatures, car tu nous as donné un c>ur br<lant de vie et tu as enraciné ennous une conscience angoissée de la bri#veté de notre existence& @ous savons, 9ieu, quel’automne est proc!e du printemps et notre été de courte durée ; c’est pourquoi notre sang segon)le de tant d’impatience, notre main est si avide de saisir ce que nous désirons et m+me de

se réjouir de ce qui passe avec rapidité& Comment pourrions$nous apprendre attendre, quandc!aque jour qui s’écoule nous vieillit, patienter quand notre vie s’éteint c!aque nuit, ne pas

 br<ler quand un )eu dévorant consume le temps, ne point nous !ter quand le pas de la mortnous poursuit K Malgré tout, 9ieu, nous nous sommes maGtrisés, nous avons résisté notre

 passion& C!aque jour en paraissait mille notre nostalgie, tant nous nous aimions& /t pourtantlorsqu’elles se )urent écoulées, ces sept années, nous cr<mes qu’elles n’avaient pas duré plusd’un jour& insi, 9ieu, j’ai attendu acob 0 et ainsi acob m’a aimée&

F * la )in de la septi#me année, je me rendis toute jo"euse aupr#s de aban, mon p#re,et lui demandai de )ixer le jour des épousailles& Mais mon p#re ne voulut pas voir ma joie ;son )ront s’obscurcit et sa bouc!e resta close& uis il m’ordonna d’appeler éa, ma s>ur&

F éa, ma s>ur 0 9ieu, tu le sais 0 était mon aGnée, elle était sortie deux ans avant moidu sein de ma m#re& 'u lui avais donné un visage sans grce, les !ommes ne la regardaient

 pas ; et le )ait que personne ne désirait la prendre pour )emme l’a))ligeait beaucoup& ustementsa sou))rance et sa douceur me la rendaient c!#re& ourtant quand mon p#re me commandad’aller la c!erc!er et me renvo"a !ors de sa tente d#s qu’elle )ut devant lui, j’eus le

 pressentiment qu’il voulait comploter quelque c!ose avec elle& e me cac!ai donc, pour surprendre leur entretien& 1r mon p#re lui adressa ces paroles 2

 0 Ecoute, éa, voici sept ans que mon neveu acob travaille mon service pour  pouvoir épouser Rac!el, mais je ne veux pas de cela cause de toi ; car qu’arriverait$il si la plus jeune quittait la maison la premi#re, et si l’aGnée restait ici sans époux, livrée la dérisiondes servantes K .n tel événement serait contraire la volonté de 9ieu, serait insensé et impie&

Car si au début du monde, au matin de la terre, 9ieu nous a créés, c’est pour peupler sonunivers de créatures, a)in qu’un jour il " en ait des m"riades pour célébrer son nom& Dl ne veut pas que son sol demeure en )ric!e et que les +tres auxquels il a donné la vie disparaissent sans postérité, sans s’+tre reproduits& as de génisse, pas de brebis dans mon étable qui n’ait de progéniture& Comment pourrais$je tolérer que ma )ille demeure vierge, vive dans l’opprobre etla !onte K ppr+te$toi donc, éa, prendre le voile nuptial, dont tu envelopperas bien tonvisage pour que acob ne te reconnaisse pas quand je te conduirai lui, au lieu de Rac!el& 8insi parla mon p#re éa, qui tremblait de peur et se taisait& 9#s que j’eus entendu cediscours de traGtrise, mon c>ur s’en)lamma de col#re contre aban, mon p#re, et contre éa,ma s>ur& ardonne$moi, 9ieu, mais veuille songer que acob avait servi durant sept ans pour moi seule, que pendant sept ans nous avions sou))ert, acob et moi, de ne pouvoir +tre l’un

l’autre, et que maintenant les bras de celui que j’aimais plus que moi$m+me devaient enlacer ma s>ur ma place 6 Mon esprit se cabra et je me révoltai contre mon p#re, 9ieu, commemes en)ants se sont révoltés contre toi, leur p#re éternel& Mon 9ieu, n’est$ce pas toi qui as )ait

Page 52: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 52/76

que nous redressons la nuque avec col#re d#s que nous sou))rons d’une injustice K e merendis en secret aupr#s de acob et lui dis l’oreille de prendre garde, car le lendemain mon

 p#re voulait envo"er quelqu’un ma place& /t pour le mettre l’abri de toute tromperie, je luidonnai un mo"en de me reconnaGtre 2 sa vraie )iancée le baiserait trois )ois au )ront avant de

 pénétrer sous sa tente& /t acob )ut d’accord et retint bien le signe convenu&F Iuand le soir )ut venu, mon p#re )it préparer le voile nuptial pour éa& Dl lui en

recouvrit deux )ois le visage pour que acob ne s’aper%<t pas du stratag#me avant de l’avoir connue& Iuant moi, il m’avait reléguée dans le grenier a)in de me soustraire aux regards desserviteurs et de les emp+c!er ainsi d’aller avertir celui que l’on trompait& ’étais donc lcomme une c!ouette dans l’ombre et, mesure que la nuit tombait, le ressentiment grandissaiten moi ; je pensais que la douleur allait )aire éclater ma poitrine, car 0 9ieu, tu le sais 0 je ne

 pouvais admettre que ma s>ur partaget la couc!e de acob& /t je me mordais les poingslorsqu’en bas la musique jo"euse des c"mbales commen%a résonner& a douleur et l’enviedéc!iraient mon c>ur comme deux lions&

F insi prisonni#re et oubliée, je dévorais ma col#re dans la solitude& Dl )aisait déjsombre sous mon toit, aussi sombre que dans mon me, lorsque j’entendis la porte s’ouvrir doucement& 1r, c’était éa, ma s>ur, qui se glissait en secret vers moi avant la nuit nuptiale&

e l’avais reconnue son pas, pourtant je me détournai avec !ostilité comme si je ne lareconnaissais pas, car mon c>ur ne pouvait qu’+tre mal disposé son égard& Cependant éas’approc!ait de moi avec douceur ; ses doigts caress#rent tendrement mes c!eveux et lorsque

 je levai les "eux, je m’aper%us qu’un nuage d’angoisse troublait l’éclat de ses pupilles& * cemoment$l, 9ieu 0 je puis te l’avouer 0, le mal triomp!a en moi& :on désarroi, sonappré!ension me )irent du bien, et je jouis comme d’une vengeance de voir qu’ elle aussi ce

 jour était amer, qui devait +tre celui de mon mariage& Mais elle, la mal!eureuse, nesoup%onnait rien de ma joie méc!ante ; n’avions$nous pas partagé )raternellement le lait denotre m#re et ne nous étions$nous pas toujours aimées depuis notre en)ance K /lle était doncvenue avec con)iance et ses bras enla%aient mon cou& Mais ses l#vres étaient ples ettremblantes lorsqu’elle me dit d’une voix plaintive 2

F 0 Iue )aire, Rac!el, ma s>ur K e sou))re tant de la décision de notre p#re& Dl t’a priston bien$aimé pour me le donner, mais moi j’ai !onte de tromper cet !omme candide ;comment aurai$je le courage d’aller le trouver la t+te !aute, lui qui t’attend, comment pourrai$

 je m’unir lui K e sens que mes jambes se re)useront me porter et mon c>ur me déconseillecette action& ’ai peur, Rac!el, j’ai peur, car comment pourrait$il ne pas me reconnaGtre au

 premier regard K /t quelle !onte par sept )ois, retombera sur moi s’il me c!asseimmédiatement de sa maison 6 endant trois générations, les en)ants se moqueront de moi endisant 2 éa est cette )emme laide qui a sauté au cou d’un !omme et qu’il a repoussée commeun c!ien galeux& Comment agir, Rac!el K ide$moi, ma c!#re s>ur, dois$je tenter l’aventureou résister notre p#re dont la main est si lourde K Comment )aire pour que acob ne me

reconnaisse pas trop t-t et que la !onte ne )rappe pas une innocente K 3iens mon secours,Rac!el, ma s>ur, je t’en supplie au nom du 9ieu miséricordieux& 8F 9ieu, ma col#re était encore enti#re, et malgré mon amour pour ma s>ur je

continuais avoir des pensées méc!antes ; ses angoisses me comblaient de plaisir comme unmets délicieux& Mais en l’entendant prononcer ton saint nom, 9ieu, ton nom saint entre tous,en l’entendant rappeler ta miséricorde, il me sembla qu’un ra"on de )eu me traversait, quemon c>ur s’élargissait, que ta puissante bonté, le )lot ardent de ta générosité, 9ieu,

 pénétraient en mon me assombrie& Car c’est l un de tes éternels miracles, 9ieu 2 toujourss’écroule la cloison que nous avons mise entre nous et le monde, d#s que nous connaissons lessou))rances de notre proc!ain et que nous prenons conscience de ses épreuves&

F :oudain je ressentis les tourments de ma s>ur comme s’ils eussent été les miens, je

ne pensai plus moi$m+me, je n’entendis plus que son cri de détresse& Compatissant ladouleur de ma s>ur, j’eus pitié d’elle 0 écoute bien ta )olle servante, 9ieu 0 j’eus pitié d’ellequand je la vis verser des larmes comme j’en verse aujourd’!ui devant toi& ’eus pitié d’elle

Page 53: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 53/76

lorsqu’elle )it appel ma miséricorde, comme ma bouc!e br<lante )ait aujourd’!ui appel latienne& /t contre moi$m+me, je lui appris tromper acob et je lui communiquai notre signede reconnaissance, je lui dis de le baiser trois )ois sur le )ront avant d’entrer dans sa tente&insi, 9ieu, j’ai pu )aire violence ma jalousie, j’ai pu tra!ir acob et mon propre amour par amour pour toi&

F pr#s m’avoir écoutée, éa ne se contint plus et tomba mes pieds, baisant mes

mains et l’ourlet de mes !abits& 'u as ainsi )ait les créatures 2 d#s que leur apparaGt un signe deta sainte bonté, l’!umilité les empoigne et la gratitude les émeut& @ous nous jetmes dans les bras l’une de l’autre en nous baisant le visage et en nous mouillant mutuellement les joues delarmes& éa était déj plus calme et voulait gagner la tente de acob& Mais au moment o( ellese levait, l’inquiétude obscurcit encore ses "eux et ses l#vres se mirent de nouveau bl+mir et trembler&

F 0 e te remercie, ma s>ur, me dit$elle, de ta bonté& e te remercie et vais t’obéir&Mais si acob ne se laissait pas prendre mon pi#ge K Conseille$moi encore, ma s>ur, guide$moi encore& 9is$moi, que )aire lorsqu’il me parlera comme s’il s’adressait toi K uis$jerester silencieuse quand le )iancé parlera sa )iancée K Dmpossible pourtant de lui )aireentendre ma voix, sans qu’il s’aper%oive de la superc!erie& /t comment )aire autrement quand

il m’adressera la parole K e t’en conjure, Rac!el, viens mon aide, mets mon service tasagesse secourable, par amour du 9ieu miséricordieux& 8

F /t une )ois de plus, 9ieu, comme elle invoquait ton saint nom, une ardente lumi#reme traversa, écartant toute dureté de mon me qui s’ouvrit la bonté et compatit sa détresse&9e nouveau je )is violence mon c>ur déc!iré, je piétinai ma douleur& Ma miséricorde avait)ait de moi un +tre pr+t tous les sacri)ices& /t je lui répondis 2

F 0 :ois rassurée, éa ma s>ur, et c!asse tes soucis& ar amour de l’Eternel qui a pitiéde nous tous, je )erai le nécessaire pour que acob ne s’aper%oive de rien avant de t’avoir connue& Ecoute$moi bien 2 tout l’!eure, avant que notre p#re t’" conduise, voilée, je meglisserai dans la tente de acob et je m’" tapirai dans l’ombre c-té de votre couc!e nuptiale&/t lorsque acob te parlera, je lui répondrai ta place, c’est ma voix qu’il entendra& 9e cette)a%on, s’il avait des soup%ons ils tomberont et il n’!ésitera plus te prendre dans ses bras et sasemence )écondera ton corps& e )erai cela, éa, cause de l’amour que nous avons l’une pour l’autre depuis notre en)ance et aussi pour l’amour de l’Eternel, notre p#re miséricordieux quetu as invoqué, a)in qu’il veuille bien étendre sa pitié sur mes en)ants et mes petits$en)ants,lorsqu’ leur tour ils pourront avoir besoin d’invoquer son saint nom& 8

 0 9ieu, éa me sauta de nouveau au cou et baisa mes l#vres& /lle était c!angée, uneautre )emme avait remplacé celle qui s’était traGnée mes pieds& :ans crainte, désormais, elle

 partit s’o))rir acob, cac!ée derri#re son voile& Iuant moi, j’exécutai mon triste plan& eme )au)ilai en secret dans la tente de acob et me cac!ai dans l’ombre, pr#s du lit& 7ient-t

 j’entendis le bruit jo"eux des c"mbales qui accompagnait les pas des )iancés ; déj ils se

trouvaient dans l’ombre de la porte& :ur le seuil, acob, dans l’attente du signe dereconnaissance convenu avec moi, !ésita un instant avant de bénir sa )iancée& ussit-t éa le baisa trois reprises sur le )ront& acob tout content et prenant éa pour moi, l’attira contre luiavec passion et la porta sur la couc!e nuptiale, tout pr#s de mes l#vres qui )rissonnaient& Maisavant de la prendre, il demanda 2 /st$ce bien toi, Rac!el, que je sens contre moi KS lors 0 l’épreuve était vraiment rude pour moi, tu le sais, 9ieu qui sais tout 0, je )is entendre ma voix,

 je murmurai avec la m+me sou))rance que si l’on m’e<t arrac!é un clou planté dans la c!air 2C’est moi, acob, ton épouse 6S Ces paroles le rassur#rent et il posséda éa, ma s>ur, avectoute la )orce de son amour& Cependant 0 9ieu, tu le sais, car ton regard est aussi pénétrantque la )aucille est tranc!ante 0 je restai l immobile, tapie presque contre eux, le corps commesur des c!arbons ardents, sac!ant que acob ne montrait une telle passion pour éa que parce

qu’il cro"ait que c’était moi 0 moi qui le désirais de toute l’ardeur de mon sang 0 qu’il tenaitdans ses bras& T 9ieu, toi qui es présent partout, souviens$toi de cette nuit que je passai l pr#s d’eux, l’me et les genoux meurtris, obligée d’entendre ce qui se passait et qui m’était

Page 54: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 54/76

destiné, sans que pourtant je puisse l’éprouver& e restai l agenouillée durant sept !eures, septéternités, retenant mon sou))le, étou))ant mes cris dans ma gorge, luttant avec moi$m+mecomme acob lutta jadis avec ton ange& /t ces sept !eures me parurent cent )ois plus longuesque les sept années d’attente& 1r jamais je n’aurais pu supporter cette longue nuit d’épreuve,ni endurer pareille sou))rance si je n’avais sans cesse invoqué ton saint nom et si la pensée deton in)inie patience ne m’avait donné des )orces&

F 3oil, 9ieu, ce que j’ai )ait, la seule action terrestre dont je tire gloire, parce que jet’ai ressemblé par la patience et la miséricorde 0 parce que la détresse de mon me dépassaittoute mesure !umaine& e ne sais pas, 9ieu, si tu as jamais soumis une )emme sur terre uneépreuve aussi terrible que la mienne en cette tragique nuit, la plus longue de toutes les nuits&/t pourtant j’" ai résisté& Iuand j’entendis le c!ant du coq, je me relevai le corps épuisé,tandis qu’eux avaient succombé la )atigue& e me !tai de regagner la demeure de mon p#re,car bient-t la superc!erie allait +tre découverte, et mes mc!oires claquaient quand jesongeais la col#re de acob& /t mes craintes, !élas, ne m’avaient pas trompéeL * peineétais$je étendue sur ma couc!e que j’entendis les voci)érations de celui qu’on avait abusé&vec la violence d’un taureau en )urie, il accourait, une !ac!e la main pour en )rapper aban mon p#re, mon vieux p#re, que la voix de acob avait paral"sé de )ra"eur et qui

s’écroula sur le sol en t’invoquant& /n entendant invoquer ton nom béni entre tous, le courageme prit et je me précipitai la rencontre de acob pour détourner sa )ureur sur moi& emal!eureux était aveuglé par la col#re ; d#s qu’il m’aper%ut, moi, qui avais aidé l’abuser, ilme laboura le visage coups de poing et je tombai terre& Mais 9ieu, je ne me plaignais pas,car je savais que son courroux était la preuve d’un grand amour& M+me s’il m’avait tuée alors

 0 car déj dans sa rage il avait levé sa !ac!e 0 9ieu, je ne me serais point présentée pour me plaindre devant ton tr-ne éternel, car si je l’avais trompé cause d’une grande douleur, jesavais que sa )ureur était due un grand amour&

 0 ussit-t que acob m’eut vue, étendue ses pieds, le visage sanglant et les "eux demi révulsés, lui aussi, - 9ieu, il connut la pitié& a !ac!e qu’il avait brandie lui tomba desmains, et il s’agenouilla et baisa mes l#vres rouges de sang& /t il ne )ut pas seulementmiséricordieux envers moi, il le )ut aussi envers mon p#re aban, auquel il pardonna par amour pour moi, et il ne c!assa pas éa de sa tente& :ept ans plus tard, d’accord avec mon

 p#re, il me prit comme seconde épouse et par lui je donnai le jour des en)ants que j’ainourris du lait de mon corps et avec )oi en toi, des en)ants auxquels j’ai recommandé de )aire!ardiment appel, dans les moments de grande détresse, au 9ieu miséricordieux que tu es& /tc’est au nom de ta miséricorde, 9ieu, que je m’adresse toi aujourd’!ui dans mon ultimedétresse& Pais ce que acob a )ait& aisse tomber la !ac!e de ton courroux, )ais se dissiper lesnuages de ton ressentiment 6 arce que Rac!el a eu pitié, aie pitié encore une )ois, 9ieu ;montre ta patience parce que j’ai montré la mienne et épargne la ville sainte& Epargne, 9ieu,mes en)ants et mes descendants, épargne erusc!olajim 6 8

Rac!el avait élevé la voix comme si elle devait traverser tous les deux& Mais apr#s cesimplorations suppliantes, ses )orces étaient bout& /lle tomba genoux, sa t+te s’inclina jusqu’au sol et, comme les )lots d’un noir torrent, ses c!eveux ondo"#rent sur son corpstremblant& 0 Rac!el, genoux, tremblait toujours et attendait la réponse de 9ieu&

 Mais – Dieu – se taisait. /t rien n’est plus terrible sur la terre ni dans les cieux que lesilence divin& Iuand 9ieu se tait, le temps ne marc!e plus et la lumi#re s’éteint ; le jour et lanuit ne sont plus qu’une m+me c!ose, et dans l’in)ini ne r#gne plus que le vide d’avant lacréation& 'out mouvement s’arr+te, les )leuves cessent de couler, les arbres de )leurir, et la mer ne bouge plus sans la voix de 9ieu qui lui donne son r"t!me& ucune oreille !umaine ne peutsupporter la vibration de ce silence, aucun c>ur !umain ne peut résister la pression de cevide o( 9ieu seul se trouve, et lui$m+me n’est plus le 9ieu vivant tant qu’il se tait, lui, la

source de toute vie&Rac!el non plus, elle pourtant patiente parmi les patients, ne pouvait plus supporter cesilence in)ini de l’Eternel devant l’appel de son cri de détresse& .ne )ois encore, elle leva les

Page 55: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 55/76

"eux vers l’Dnvisible, ses mains maternelles se dress#rent vers le ciel et dans le )eu de lacol#re elle lan%a ces paroles en)lammées 2

F @e m’as$tu pas entendue, 9ieu omniprésent, ne m’as$tu pas comprise, toi quicomprends tout 0 ou bien )aut$il que je t’explique mes paroles, moi, ton ignorante servante KEcoute donc, 9ieu dur d’oreille 2 quand acob a ensemencé ma s>ur, j’ai connu moi aussi la

 jalousie, comme tu la connais aujourd’!ui en vo"ant mes en)ants encenser d’autres dieux que

toi& ourtant moi, )aible )emme, j’ai su maGtriser mon ressentiment, j’ai )ait montre demiséricorde pour l’amour de toi, que je cro"ais un 9ieu miséricordieux ; j’eus pitié de éa etacob eut pitié de moi, ne l’oublie pas, 9ieu& @ous tous, qui ne sommes que de pauvresmortels, nous avons dompté le mal de l’envie 0 mais toi, 9ieu tout$puissant, toi qui as toutcréé et tout )ait, toi qui es le commencement et le couronnement de toute c!ose, toi qui esl’océan alors que nous ne sommes que des gouttes d’eau, tu voudrais ne pas connaGtre la

 pitié K e le sais, mes en)ants sont un peuple la nuque raide et ils se révoltent souvent contrele joug sacré que tu leur as imposé, mais puisque tu es 9ieu et le maGtre de toute mesure, talonganimité ne doit$elle pas +tre plus grande que leur orgueil, et ta miséricorde dépasser leurs)autes K Dl ne se peut pas, 9ieu, que devant tes anges une créature te )asse !onte et qu’on

 puisse dire 2 il " avait une )ois sur terre une )emme, une )aible mortelle, appelée Rac!el, qui

sut dompter son ressentiment, alors que 9ieu, qui est le maGtre de tout et de tous, obéissait sa col#re comme un valet& @on, 9ieu, cela n’est pas possible, car ta miséricorde ne serait pasin)inie et toi$m+me tu ne serais pas in)ini, 0 alors – tu – ne – serais – pas – Dieu. 'u ne serais

 pas le 9ieu que je me suis représenté dans mes larmes, celui dont j’ai entendu la voix dans lecri angoissé de ma s>ur 0 tu serais un 9ieu étranger, un 9ieu de col#re, un 9ieu de punition,un 9ieu de vengeance, et moi, Rac!el, moi qui n’ai aimé qu’un 9ieu d’amour et de bonté,moi, Rac!el, je te maudirais la )ace de tes anges 6 Ceux$ci peuvent baisser la t+te et avec euxtes élus et tes prop!#tes 0 mais vois, moi Rac!el, la m#re, je ne m’incline pas, je reste droitedevant toi et je m’avance ta rencontre au$devant de ta décision& e m’él#ve ici contre toiavant que tu ne t’él#ves contre mes en)ants& /t je t’accuse 2 ta parole, 9ieu, est en oppositionavec ta nature, et la col#re de ta bouc!e est contraire ton c>ur& uge donc, 9ieu, entre toi etta parole 6 :i tu es vraiment le 9ieu de col#re que tu annonces, rejette$moi dans les tén#bresavec mes en)ants, car je ne veux point voir ta )ace de col#re, et j’ai !orreur de la violence deta jalousie& Mais si tu es le 9ieu de miséricorde que j’ai aimé depuis toujours et dont j’ai vécul’enseignement, alors montre$toi tel, éclaire mon visage de la lumi#re de ta bonté, épargnemes en)ants, épargne la ville sainte& 8

Iuand Rac!el eut lancé vers les deux ces paroles acérées, de nouveau les )orces luimanqu#rent& /lle s’a))aissa sur les genoux, la t+te rejetée en arri#re dans l’attente de laréponse d’/n$Haut, et ses paupi#res s’étaient )ermées comme celles d’une morte&

/n proie la terreur, les anc+tres et les prop!#tes s’écart#rent d’elle, car ils pensaient

qu’un éclair allait )oudro"er l’impie qui s’était élevée contre 9ieu& nxieusement ilscontemplaient les deux& Mais aucun signe n’apparut&Cependant les anges, qui devant le courroux de l’Eternel, s’étaient cac!é la t+te,

regardaient sous leurs ailes, en )rissonnant, l’audacieuse qui s’était permis de mettre en doutela toute$puissance divine& Dls virent tout coup qu’une lueur passait sur le visage de Rac!el etque son )ront s’éclairait& 9e tout son +tre émanait une lumi#re, et les larmes, sur ses jouesmaternelles, brillaient comme la rosée du matin& * cela les anges reconnurent que le regardvivi)iant de 9ieu s’était posé sur le visage de Rac!el et que c’était son amour qui l’illuminait&/t ils comprirent aussi que 9ieu aimait mieux celle qui niait la parole divine, dans ladémesure et l’impatience de sa )oi, que ceux qui la servaient pieusement par docilité& lors laterreur des anges disparut ; rassurés, ils lev#rent les "eux et s’aper%urent que la présence de

9ieu avait ramené la clarté et redonné de la magni)icence aux c!oses, que le bleu de sonsourire apaisant se re)létait dans l’in)ini des espaces& ussit-t les c!érubins déplo"#rent leursailes dans un bruissement sonore, accompagné de la mélodie argentine des vents, ce qui )it

Page 56: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 56/76

comme une musique )luide dans la blanc!eur des cieux& ’éclat qui ra"onnait du visage de9ieu devint une source in)inie de lumi#re qui embrasa le )irmament& /n d’!armonieuxaccords s’élev#rent les voix des anges et les voix des morts, et les voix de tous ceux que 9ieun’avait pas encore appelés sur terre ; et en)in tout devint un grand sou))le sacré et un immensec!ant&

Cependant les !ommes, en bas, sur la terre, éternellement étrangers aux décisions de

9ieu, ne soup%onnaient rien de ce qui se déroulait l$!aut& /nveloppés dans leurs suaires, ilsinclinaient tristement le )ront vers le sol& 'out coup, les uns apr#s les autres, ils crurent sentir  passer au$dessus de leurs t+tes comme un vent printanier& /ncore pleins d’incertitude, ilslev#rent les "eux et )urent émerveillés& Car sur la muraille lé=ardée des nuages venait de sedessiner un magni)ique arc$en$ciel, et il portait leurs larmes jusqu’ Rac!el, leur m#re, dansles sept couleurs de sa lumi#re&

Page 57: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 57/76

Virata

 Légende

Ce n’est pas en évitant d’agir qu’on se libre en vérité de l’action, !amais on ne

 parvient " s’en rendre entirement libre, f#t$ce un instant.

7!agavad ?Gt, Ue c!ant

%u’est$ce en effet qu’agir & 't ne pas agir, qu’est$ce & – Ces questions troublent m(me

le sage.

Car il faut contr)ler l’action, contr)ler l’action illicite.

 't contr)ler l’absence d’action – car son essence est insondable.

7!agavad ?Gt, 4e c!ant

Ceci est l’!istoire de 3irata, que son peuple célébrait par les quatre noms de la vertu,mais dont le nom n’est pas inscrit dans les c!roniques des princes ni mentionné dans le livredes sages, et dont les !ommes ont oublié jusqu’au souvenir&

/n ce temps$l, avant m+me que le grand 7oudd!a )<t venu sur la terre et e<t répandu parmi ses )id#les la lumi#re de la connaissance, vivait au pa"s des 7irVag!a, aupr#s d’un roiradjpoute, un noble !omme, 3irata, qu’on appelait 0 l’Eclair du ?laive 8, parce que c’était,outre un c!asseur dont les traits ne manquaient jamais le but, un guerrier intrépide par$dessustous les autres, dont la lance ne se dressait point en vain, dont le bras s’abattait comme la)oudre lorsqu’il avait brandi l’épée& :on )ront était serein, ses "eux soutenaient sans bronc!er le regard des !umains ; personne ne l’avait vu plier sa main pour la crisper en un poingmauvais, et jamais on n’avait entendu sa voix pousser le cri de la col#re& Dl servait )id#lementson roi, et ses esclaves le servaient avec respect, car on ne connaissait pas d’!omme plus justele long des cinq bras du )leuve& es gens pieux s’inclinaient en passant devant sa maison et lesourire des en)ants, d#s qu’ils l’apercevaient, se re)létait dans l’étoile de ses "eux&

1r, il arriva que le mal!eur s’abattit sur le souverain qu’il servait& e )r#re de la )emmedu roi, que celui$ci avait mis comme administrateur la t+te de la moitié de son ro"aume,convoita le ro"aume entier, et il avait secr#tement séduit par des présents les meilleursguerriers du pa"s a)in qu’ils lui pr+tassent leurs services, et il avait gagné les pr+tres, qui luiapport#rent de nuit les !érons sacrés du lac qui depuis des milliers et des milliers d’annéesétaient un signe de souveraineté au pa"s des 7irVag!a& e rebelle )it équiper les élép!ants etles !érons sacrés, rassembler les mécontents des montagnes en une armée et marc!a contre lacapitale en semant la terreur&

e roi )it du matin au soir )rapper les c"mbales de cuivre et il )it sou))ler dans les corsd’ivoire blanc ; la nuit on alluma des )eux au !aut des tours et on jeta dans un brasier les

écailles bro"ées des poissons, pour que leur )lamme jaune brillt sous les étoiles comme unsigne de détresse& Mais il ne vint que peu de monde ; la nouvelle de l’enl#vement des !éronsavait abattu l’me des c!e)s et ils étaient découragés& e commandant des guerriers et legrand$maGtre des élép!ants, les plus éprouvés parmi ses capitaines, étaient déj dans le campdes ennemis, et c’est en vain que le roi abandonné attendait qu’il lui vGnt des amis Bcar il avaitété un maGtre despotique, dur dans ses jugements et cruel dans le recouvrement des imp-ts&/t ainsi il ne vit devant son palais aucun de ses grands capitaines ni aucun de ses c!e)s deguerre ; il n’" vit qu’une troupe d’esclaves et de valets désemparés&

9ans son mal!eur, le souverain songea 3irata qui au premier appel des cors lui avaitenvo"é un message de lo"auté& Dl )it appr+ter sa liti#re d’éb#ne et il se )it porter devant samaison& 3irata s’inclina jusqu’ terre lorsque le roi descendit, mais celui$ci prit l’attitude d’un

suppliant et lui demanda instamment de conduire son armée contre l’ennemi& 3irata s’inclinaet dit 2 F e la conduirai, :eigneur, et je ne rentrerai pas dans cette maison avant que la )lammede la rébellion soit étou))ée sous le pied de tes serviteurs& 8

Page 58: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 58/76

/t il rassembla ses )ils, ses parents et ses esclaves ; il se joignit avec eux la troupedes )id#les et il leur )it prendre une )ormation de combat& 'out le jour ils marc!#rent traversles taillis jusqu’au )leuve, sur l’autre rive duquel les ennemis, rassemblés en )oule,s’enorgueillissaient de leur nombre et abattaient les arbres pour en )aire un pont, a)in de

 pouvoir eux$m+mes, le lendemain, se répandre tel un torrent dans le pa"s et l’inonder de sang&Mais 3irata avait appris, la c!asse aux tigres, qu’il existait un gué en amont du pont ;

lorsque l’obscurité )ut tombée, il conduisit un un ses )id#les au$del du )leuve, et pendant lanuit ils se précipit#rent l’improviste sur l’ennemi plongé dans le sommeil& Dls brandissaientdes torc!es de poix qui e))arouc!#rent les élép!ants et les bu))les, si bien que dans leur )uiteceux$ci écrasaient les corps des dormeurs, et la blanc!eur de l’incendie tourno"a autour destentes& 1r 3irata, le premier de tous, s’était précipité dans la tente de l’anti$roi et avant que lesc!e)s réveillés en sursaut eussent pu )aire un mouvement, son glaive en avait déj tué deux, etil abattit le troisi#me comme celui$ci se levait et sautait sur son épée ; quant au quatri#me etau cinqui#me, 3irata les tua en luttant contre eux, dans les tén#bres ; l’un il per%a le )ront et l’autre la poitrine encore nue& Iuand ils )urent l gisant en silence, ombres parmi lesombres, il se mit devant l’entrée de la tente pour que personne ne p<t s’emparer des !éronssacrés, le gage donné par la divinité& Mais il ne vint plus aucun ennemi, car tous )u"aient dans

un e))roi insensé, a"ant leurs trousses les serviteurs du roi qui, victorieux, poussaient descris de triomp!e& e )lot des vaincus s’écoula et devint de plus en plus lointain& lors 3iratas’assit tranquillement devant la tente, les genoux croisés, tenant dans ses mains son glaivesanglant et attendant que ses compagnons revinssent de leur poursuite ac!arnée&

u bout de peu de temps, le jour divin s’éveilla derri#re la )or+t, les palmierss’en)lamm#rent dans le rouge doré de l’aurore et brill#rent comme des torc!es dans le )leuve&e soleil se leva tout sanglant, comme une blessure de )eu, l’orient& lors 3irata se redressa,se débarrassa de son v+tement, alla au )leuve, les mains levées au$dessus de sa t+te, et ils’inclina en priant, devant l’>il brillant de la divinité ; puis il descendit dans l’eau pour lesablutions sacrées, et le sang qu’il avait sur les mains disparut& Mais d#s que les ondeséclatantes de la lumi#re eurent touc!é sa t+te, il revint sur la rive, s’enveloppa de sonv+tement et, le visage illuminé, retourna vers la tente pour contempler la clarté du matin lesexploits de la nuit& es morts étaient l étendus, l’épouvante empreinte sur la rigidité de leurstraits, les "eux révulsés et le corps crispé ; l’anti$roi avait le )ront )endu et l’in)id#le quinagu#re était c!e) d’armée au pa"s des 7irVag!a avait la poitrine dé)oncée& 3irata leur )ermales "eux et continua son inspection pour voir les autres qu’il avait tués dans leur sommeil& Dlsétaient encore demi recouverts par leurs nattes ; le visage de deux d’entre eux lui étaitétranger, c’étaient des esclaves du séducteur, venus du pa"s du :ud, avec des c!eveux laineuxet le visage noir& Mais d#s qu’il eut tourné vers lui la )ace du dernier, une ombre voila sonregard ; car c’était l son )r#re aGné, 7elangour, le prince des montagnes, que l’anti$roi avaitappelé son aide et que 3irata, dans l’obscurité de la nuit, avait tué de sa propre main& Dl se

 baissa en tremblant vers le c>ur du guerrier recroquevillé& Mais le c>ur ne battait plus ; les"eux du mort, grands ouverts, étaient )ixes, et leur boule noire lui per%ait l’me& lors 3iratase sentit presque dé)aillir ; comme un cadavre vivant il était l, assis parmi les morts,détournant son regard, pour que l’>il )igé de celui que sa m#re avait engendré avant lui nel’accust pas de ce qu’il avait )ait&

1r bient-t on entendit des cris ; comme des oiseaux sauvages, les serviteurs du roi,revenant de la poursuite des ennemis et c!argés de ric!es butins, s’approc!aient de la tente en

 poussant des exclamations d’allégresse& orsqu’ils aper%urent l’anti$roi mort au milieu dessiens et virent que les !érons sacrés étaient sauvés, ils se mirent danser et sauter etembrass#rent l’ourlet du v+tement de 3irata, qui était assis indi))érent c-té d’eux, et ils lecélébr#rent en le nommant F l’Eclair du ?laive 8& /t il en arrivait toujours davantage ; ils

c!arg#rent le butin sur des c!ars, mais il était si lourd que les roues s’en)on%aient dans laterre, mena%ant de se renverser, et qu’ils durent aiguillonner les bu))les avec des branc!esd’épines pour les )aire avancer& .n messager traversa le )leuve la nage et courut porter au

Page 59: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 59/76

roi la nouvelle, mais les autres rest#rent aupr#s du butin et ils se réjouissaient de leur victoire&Cependant 3irata était muet et comme plongé en un r+ve& .ne seule )ois sa voix s’élevalorsqu’ils voulurent dérober aux morts leurs v+tements& lors il se leva et leur ordonna d’aller c!erc!er du bois et d’entasser les cadavres sur un b<c!er, pour qu’ils br<lent et qu’ainsi leursmes entrent puri)iées dans le 9evenir& es serviteurs s’étonn#rent qu’il agGt ainsi l’égarddes conjurés, dont le corps méritait d’+tre déc!iré par les c!acals de la )or+t et les ossements

de blanc!ir sous les )eux du soleil ; cependant ils )irent sa volonté& orsque le b<c!er )ut pr+t,3irata " mit lui$m+me le )eu, et il jeta des par)ums et du santal dans le bois en combustion, puis il détourna son regard et il resta l, debout en silence jusqu’ ce que le bois devGnt rouge,que le b<c!er s’e))ondrt et que la braise tombt en cendres sur le sol&

:ur ces entre)aites des esclaves avaient ac!evé les ponts que, la veille, les serviteurs del’anti$roi avaient commencés en )an)aronnant ; en t+te s’avanc#rent les guerriers couronnés de)leurs de pisang, puis suivirent les serviteurs et les princes c!eval& 3irata les laissa passer devant lui, car leurs c!ants et leurs cris retentissaient douloureusement dans son me, etlorsqu’il se mit en marc!e, un intervalle )ut laissé entre eux et lui selon sa volonté& u milieudu pont il s’arr+ta et regarda longuement l’eau qui coulait droite et gauc!e, tandis que

devant lui et derri#re lui s’arr+taient aussi, pour garder la distance, les guerriers surpris, et ilsle virent qui levait le bras au bout duquel était son épée, comme s’il voulait la brandir contrele ciel, mais en l’abaissant il laissa négligemment glisser la poignée et l’épée tomba dans le)leuve& 9es deux rives des gar%ons nus saut#rent dans l’eau pour la lui rapporter, pensantqu’elle lui$avait éc!appé par mégarde ; mais 3irata les rappela avec sévérité et reprit samarc!e, le visage immobile et le )ront assombri, parmi les serviteurs étonnés& lus une parolene sortit de ses l#vres pendant qu’au )il des !eures la route jaune de leur patrie se déroulaitsous leurs pas&

ointaines encore étaient les portes de jaspe et les tours crénelées de 7irVag!alorsque, l’!ori=on, une nuée blanc!e monta dans le ciel, et cette nuée ne cessait des’approc!er ; c’étaient des coureurs et des cavaliers qui soulevaient la poussi#re& 9#s qu’ilsaper%urent l’armée, ils s’arr+t#rent et déroul#rent des tapis sur la route pour indiquer que le roivenait au$devant de ses soldats, lui dont la semelle ne touc!e jamais la poussi#re terrestredepuis l’!eure de la naissance jusqu’ celle de la mort, o( la )lamme re%oit et puri)ie soncorps& 9éj l$bas, sur l’élép!ant c!argé d’années, le roi apparaissait, entouré de ses pages&’élép!ant, obéissant l’aiguillon, plia les genoux et le roi descendit sur le tapis étendu ses

 pieds& 3irata voulut se courber devant son maGtre, mais celui$ci alla lui et le prit dans ses bras, ce qui était pour un in)érieur un !onneur comme on n’en avait jamais encore vu desemblable dans le temps ni relaté de pareil dans les livres& 3irata )it apporter les !érons etlorsqu’ils agit#rent leurs ailes blanc!es, de telles acclamations éclat#rent que les c!evaux secabr#rent et que les cornacs durent user de toute leur autorité sur les élép!ants pour pouvoir 

les maGtriser& 3o"ant la marque de la victoire, le roi embrassa 3irata une seconde )ois et )itsigne un serviteur& Celui$ci apporta l’épée du !éros épon"me des Radjpoutes qui, depuissept )ois sept cents ans, reposait dans le trésor des rois 0 cette épée dont la poignée étaitéblouissante de pierres précieuses et dont la lame portait inscrits en lettres d’or les motsm"stérieux de la victoire, dans l’écriture des anc+tres, que ne pouvaient plus déc!i))rer m+meles savants et les pr+tres du grand temple& e roi tendit 3irata le glaive des glaives, en gagede sa gratitude et comme embl#me du pouvoir que désormais il posséderait en qualité de c!e) de ses guerriers et de conducteur supr+me de ses peuples armés& Mais 3irata baissant les "eux

 pronon%a ces paroles 2 0 uis$je solliciter une grce du plus gracieux des rois et adresser une demande au plus

magnanime d’entre eux K

e roi le regarda et dit 2 0 /lle t’est accordée avant m+me que ton >il se l#ve sur moi& 'u peux me demander lamoitié de mon ro"aume, il est toi d#s que tu remueras les l#vres&

Page 60: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 60/76

lors 3irata déclara 2 0 ermets donc, - mon roi, que ce glaive reste dans le trésor, car je me suis )ait le

serment dans mon c>ur de ne plus jamais touc!er un glaive depuis que cette nuit j’ai tué mon)r#re, le seul +tre qui ait grandi avec moi dans le m+me giron et qui ait joué avec moi dans les

 bras de ma m#re&e roi le regarda avec étonnement, puis il dit 2

 0 e premier de mes guerriers, tu le seras donc sans porter de glaive, a)in que je sac!emon ro"aume en s<reté contre tout ennemi, car jamais un !éros n’a mieux conduit une arméecontre des adversaires supérieurs en nombre& rends ma ceinture en signe d’autorité et prendsmon c!eval que voici, a)in que tous te reconnaissent comme le premier de mes guerriers&

Mais 3irata baissa encore une )ois son visage vers la terre et répondit 2 0 ’Dnvisible m’a envo"é un avertissement, et mon c>ur l’a compris& ’ai tué mon

)r#re, a)in que je sac!e que celui qui -te la vie un !omme tue son )r#re& e ne puis pas +trec!e) de guerre, car dans l’épée réside la )orce et la )orce est l’ennemie du droit& Celui qui

 participe au péc!é d’!omicide est lui$m+me un mort& 1r je ne veux pas que ma personneinspire la peur, et je pré)#re manger le pain du mendiant plut-t que de ne pas respecter cetavertissement que j’ai reconnu& a vie est une c!ose br#ve dans l’éternel 9evenir ; permets

que j’en vive ma part comme un !omme juste&e visage du roi s’obscurcit un instant, et il " eut autour de lui un silence d’e))roi aussi

grand qu’avait été précédemment la violence du bruit, car on n’avait jamais encore entendudire dans les temps des p#res et des arri#re$grands$p#res qu’un !omme libre e<t contredit leroi et qu’un prince e<t re)usé un présent de sa main& Mais le souverain regarda ensuite les!érons sacrés, signe de la victoire, que 3irata avait capturés, et son visage s’éclaira denouveau, tandis qu’il pronon%ait ces paroles 2

 0 e t’ai toujours reconnu brave contre mes ennemi, 3irata, et comme un !omme juste par$dessus tous les serviteurs de mon ro"aume& :’il )aut donc que tu me manques dans lescombats, je ne veux pas me passer enti#rement de tes services& uisque tu sais ce qu’est la)aute et que tu la p#ses comme un juste, tu seras le premier de mes juges et tu rendras la

 justice du !aut de l’escalier de mon palais, a)in que la vérité soit gardée dans l’enceinte demes murailles et que le droit soit respecté dans le pa"s&

3irata s’inclina devant le roi et il embrassa ses genoux en signe de remerciement& eroi le )it monter sur l’élép!ant son c-té, et ils entr#rent dans la ville aux soixante tours, dontles acclamations dé)erlaient autour d’eux comme une mer déc!aGnée&

9u !aut de l’escalier couleur de rose, l’ombre du palais, 3irata rendit désormais la justice au nom du roi, du lever du soleil son couc!er& :a parole était semblable une balancequi oscille longtemps avant de mesurer un poids ; son regard incisi) sondait l’me ducoupable et ses questions pénétraient avec persévérance dans la pro)ondeur des crimes,

comme un blaireau )ouille la pro)ondeur de la terre& :év#re était sa sentence, mais il ne larendait jamais dans la m+me journée, laissant toujours entre l’interrogatoire et l’arr+t prononcé le )roid intervalle de la nuit 2 pendant les longues !eures qui vont jusqu’au lever dusoleil, les siens l’entendaient alors marc!er, sans répit, sur la terrasse de sa maison, enméditant sur le juste et l’injuste, et avant de rendre son jugement il plongeait dans l’eau sesmains et son )ront, a)in qu’il )<t pur de la )i#vre de la passion& /t toujours, lorsqu’il l’avait

 prononcé, il demandait aux condamnés si l’erreur était dans ses paroles ; mais il était tr#s rareque quelqu’un " trouvt redire ; en silence ils embrassaient le bas de son si#ge et, la t+teinclinée, acceptaient la peine, comme si elle venait de la bouc!e m+me de la divinité&

amais la bouc!e de 3irata n’avait annoncé une sentence de mort, m+me lorsqu’ils’agissait d’un grand criminel, et il n’écoutait pas ceux qui en étaient partisans, car il ne

voulait pas verser le sang& a margelle du puits rond des anc+tres radjpoutes o( le bourreau,autre)ois, courbait les t+tes pour )rapper et qu’avait, )orce d’" couler, brunie le sang dessuppliciés, était redevenue blanc!e au cours des années, lavée par les pluies& /t cependant,

Page 61: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 61/76

dans le pa"s, les crimes n’étaient pas plus nombreux& Dl )aisait en)ermer les mal)aiteurs dans la prison des roc!ers, moins qu’il ne les envo"t dans la montagne casser des pierres pour édi)ier les murs des jardins, ou dans les moulins ri= au bord de la rivi#re, dont ils tournaientles roues avec les élép!ants ; il respectait la vie, et les !ommes le respectaient, car jamais unmanquement n’avait été découvert dans ses sentences, ni de la négligence dans sesinterrogatoires, ni de la col#re dans ses paroles& 9u )ond des campagnes lointaines venaient

les pa"sans, dans leur c!ariot bu))les, pour lui soumettre leur di))érend, et les pr+tresécoutaient ses discours, comme le roi cédait ses conseils& :a renommée grandissait commegrandit en une nuit la tige du bambou, claire, droite et lisse ; les !ommes oubli#rent le nomqu’ils lui donnaient autre)ois& Dl n’était plus l’Eclair du ?laive, mais d’un bout l’autre duterritoire des Radjpoutes, ils l’appelaient la F :ource de la ustice 8&

1r, c’était la sixi#me année que 3irata disait le droit sur le degré du parvis du roi,lorsqu’il advint que des plaignants amen#rent un jeune !omme de la tribu des a=ares, cessauvages qui !abitent sur les roc!ers et qui servent d’autres dieux ; ses pieds étaient commeune plaie, tellement il avait d< accomplir de journées de marc!e avant d’arriver, et unquadruple rang de c!aGnes entourait ses bras puissants, a)in qu’il ne p<t )aire de mal

 personne, comme le désir s’en lisait dans ses "eux qu’il roulait avec col#re, sous ses paupi#ressombres& Dls le plac#rent sur l’escalier et le )irent agenouiller de )orce devant le juge ; puis ilss’inclin#rent eux$m+mes et ils lev#rent les mains en signe d’accusation&

3irata regarda les étrangers avec étonnement 2 F Iui +tes$vous, )r#res, vous qui vene=de si loin, et qui est cet !omme que vous amene= enc!aGné devant moi K e plus gé s’inclinaet dit 2

 0 :eigneur, nous sommes des bergers, de paisibles !abitants du pa"s oriental, et celui$ci est le plus exécrable d’une exécrable tribu, un monstre qui a tué plus d’!ommes que sesmains ne comptent de doigts& .n des n-tres lui avait re)usé sa )ille en mariage parce qu’il estd’une race de gens aux m>urs impures, mangeurs de c!iens et tueurs de vac!es, et il l’avaitdonnée pour )emme un marc!and de la vallée& lors, dans sa col#re, le brigand s’est

 précipité parmi nos troupeaux ; il a, pendant la nuit, abattu le p#re et ses trois )ils, et c!aque)ois qu’un serviteur de la victime menait son bétail aux con)ins des montagnes, il l’a tué& Dl aainsi )ait passer de vie trépas on=e personnes de notre village, jusqu’ ce que nous nousso"ons réunis et a"ons donné la c!asse ce )orcené comme une b+te )auve, et maintenantnous l’avons amené devant le plus juste de tous les juges, a)in que tu en délivres le pa"s&

3irata releva les "eux sur l’!omme enc!aGné& 0 /st$ce vrai, ce qu’ils disent K 0 Iui es$tu K /s$tu le roi K 0 e suis 3irata, son serviteur et le serviteur du droit, c!argé de trouver pour toute )aute

une expiation et de séparer le vrai du )aux&

’!omme enc!aGné garda longtemps le silence& uis son regard se )it dur 2 0 Comment peux$tu savoir de loin ce qui est vrai et ce qui est )aux, puisque ta sciencene s’abreuve que des paroles des !ommes K

 0 C’est ton tour présent de te )aire entendre, a)in que je discerne la vérité&’!omme )ron%a dédaigneusement les sourcils 2

 0 e ne plaide pas contre ces gens$l& Comment peux$tu savoir ce que j’ai )ait, alorsque moi$m+me j’ignore ce que )ont mes mains quand la col#re s’empare de moi K ’ai traitécomme il le méritait cet !omme qui vendait une )emme pour de l’argent, et j’ai )ait justice l’égard de ses en)ants et de ses serviteurs& Dls ont beau m’accuser, je les méprise et je mépriseta sentence&

/n entendant cet irréductible insulter le juge int#gre, un ouragan de protestations

monta du bas de l’escalier et l’!uissier du tribunal levait déj son bton d’épine pour )rapper&3irata apaisa tout le monde d’un geste, et reprit son interrogatoire& 9#s que les accusateurs

Page 62: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 62/76

avaient )ini de lui répondre, il questionnait l’!omme enc!aGné& Mais celui$ci se contentait deserrer les dents avec un sourire de méc!anceté& .ne )ois encore il dit 2

 0 Comment veux$tu savoir la vérité d’apr#s les paroles des autres K orsquel’interrogatoire )ut terminé, le soleil de midi pesait droit sur les épaules& 3irata se leva etvoulut, comme son !abitude, rentrer c!e= lui et ne prononcer la sentence que le lendemain&Mais les plaignants lev#rent les mains& F :eigneur, dirent$ils, il nous a )allu sept jours de

vo"age pour voir ton visage, et il nous )aut sept jours encore pour retourner dans notre pa"s& @ous ne pouvons pas attendre jusqu’ demain, car le bétail meurt de soi) et les c!ampsréclament notre c!arrue& :eigneur, nous t’en prions, prononce maintenant ta sentence& 8

3irata se rassit alors et il ré)léc!it& :on visage était tendu comme celui d’une personnequi porte sur la t+te un lourd )ardeau 2 il ne lui était jamais arrivé de rendre un jugementcontre quelqu’un qui n’e<t pas imploré sa clémence et qui n’e<t point exprimé des paroles dedé)ense& Dl ré)léc!it longtemps, et les ombres s’allongeaient mesure que passaient les !eures&Dl se rendit alors au puits, se lava le visage et les mains dans l’eau )raGc!e, a)in que sa parole)<t pure de la )i#vre de la passion& lors il dit 2

 0 uisse la sentence que je prononce +tre juste& ’!omme que j’ai devant moi s’estrendu coupable d’un crime capital 2 il a )ait passer on=e vivants de la c!aleur de leurs corps

dans le monde du 9evenir& a vie de l’+tre !umain m<rit pendant une année dans la pro)ondeur du sein maternel ; aussi, que le coupable, pour c!aque personne qu’il a tuée, soiten)ermé une année dans l’obscurité de la terre, et parce qu’il a versé on=e )ois le sang, qu’ilsoit )lagellé on=e )ois par an, jusqu’ ce que le sang lui coule, a)in qu’il se rappelle ainsi lenombre de ses victimes& Mais il ne sera pas privé de la vie, car la vie appartient aux dieux, etl’!omme ne doit pas porter atteinte ce qui est divin& uisse +tre juste mon jugement, que j’airendu sans autre considération que celle de la justice souveraine& 8 /t 3irata de nouveaus’assit, et les plaignants bais#rent l’escalier en signe de respect& Mais l’!omme enc!aGné )ixason regard sombre sur celui du juge, qui était dirigé vers lui comme pour l’interroger& lors3irata dit 2

 0 e t’ai invité )aire appel mon indulgence et m’aider contre tes accusateurs, tesl#vres sont restées closes& :’il " a une erreur dans ma sentence, ne m’accuse pas devantl’éternel, accuse ton silence& Moi, j’ai voulu t’+tre clément&

’!omme sursauta 2 F e ne veux pas de ta clémence& Iu’est cette clémence que tum’o))res, en regard de la vie que tu me prends d’une seule !aleine K

 0 e ne te prends pas la vie& 0 'u me la prends, et d’une )a%on plus cruelle que ne le )ont les c!e)s de notre tribu,

qu’ils appellent sauvage& ourquoi ne me condamnes$tu pas mort K ’ai tué, !omme contre!omme, mais toi tu me )ais en)ouir comme une c!arogne dans l’obscurité de la terre, pour que

 j’" pourrisse au cours des années, parce que ton c>ur est lc!e devant le sang et que tesentrailles sont sans )orce& ’arbitraire est ta loi, et ta sentence une torture& 'ue$moi, car j’ai

tué&  0 ’ai mesuré ta peine avec justiceL 0 Mesuré avec justice K Mais o( donc, juge, est ta mesure K Iui t’a )lagellé, pour que

tu connaisses les verges, et comment comptes$tu les années sur tes doigts, en un jeu, comme siles !eures passées la lumi#re du jour et celles qui sont ensevelies dans l’ombre de la terreétaient semblables K s$tu croupi dans un cac!ot, pour que tu sac!es combien de printemps turetranc!es de mes jours K 'u es un ignorant et non un juste, car celui$l seul qui est )rappéconnaGt le coup, et non pas celui qui le donne& :eul celui qui a sou))ert peut mesurer lasou))rance& 'on orgueil s’arroge la prétention de punir les coupables, alors que c’est toi$m+mele plus coupable de tous, car j’ai tué dans la col#re, sous l’empire de la passion, mais toi tum’-tes la vie de sang$)roid et tu m’appliques une mesure que ta main n’a pas pesée et dont

elle n’a jamais éprouvé la lourdeur& Tte$toi du si#ge de justice, - juge, de peur que tu neroules au bas de l’escalier& Mal!eur celui qui mesure avec une mesure arbitraire, mal!eur

Page 63: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 63/76

l’ignorant qui pense qu’il connaGt le droit 6 Iuitte ton si#ge, juge ignorant, et ne juge pas les!ommes vivants avec des paroles mortes&

endant qu’il parlait, la !aine sortait de sa bouc!e et le rendait bl+me, et de nouveaules autres voulurent se précipiter sur lui& Mais 3irata les arr+ta encore une )ois, passa pr#s dusauvage en détournant la t+te et dit doucement 2 F e ne puis pas rompre la sentence qui a été

 prononcée sur ce seuil& uisse$t$elle avoir été juste& 8

uis 3irata s’en alla, pendant qu’on s’emparait du condamné qui, bien qu’enc!aGné,essa"ait de résister ; une derni#re )ois le juge se retourna 2 et il vit que les "eux de l’!ommequ’on entraGnait le regardaient, )ixes et méc!ants& /t il sentit passer au c>ur un )risson, envo"ant combien ils ressemblaient aux "eux de son )r#re, qui l’avaient regardé en cette !eureo( il venait de le tuer dans la tente de l’anti$roiL

Ce soir$l, 3irata n’adressa plus une parole un +tre vivant& e regard de l’étranger était en)oncé dans son me comme un trait de )eu& /t les siens l’entendirent aller et venir toutela nuit, !eure apr#s !eure sans qu’il p<t dormir, sur le toit de sa maison, jusqu’au moment o(le matin se leva rouge entre les palmiers&

* l’aube, 3irata prit son bain dans l’étang sacré du temple et )it sa pri#re, )ace

l’orient ; puis il rentra c!e= lui, rev+tit son !abit jaune des jours de )+te, salua gravement lessiens qui observaient ses mani#res solennelles avec étonnement, mais sans le questionner, et ilse rendit seul au palais du roi, qui lui était ouvert toute !eure du jour et de la nuit& Dls’inclina devant lui et touc!a le bas de sa robe, en signe de demande&

e roi abaissa sur lui son regard clair et lui dit 2 F 'on désir a touc!é mon !abit, 3irata&Dl est exaucé avant que tu le )ormules&

 0 'u as )ait de moi ton juge supr+me& 9epuis sept ans, je rends des sentences en tonnom et je ne sais pas si j’ai bien jugé& ccorde$moi de garder le silence pendant une lune pour c!erc!er une voie vers la vérité, et permets que je taise cette voie, devant toi et tous les autres&e veux agir sans commettre d’injustice et vivre pur de toute )aute&

e roi s’étonna 2 0 Mon ro"aume sera pauvre en justice, de cette lune jusqu’ l’autre lune& ourtant je

ne te demande pas la voie que tu as c!oisie& uisse$t$elle te conduire la vérité&3irata baisa le seuil en signe de gratitude, inclina la t+te une )ois encore et se retira&assant alors dans l’ombre de sa maison, il rassembla sa )emme et ses en)ants 2

F endant tout le temps qu’une lune s’arrondit, vous ne me verre= pas& rene= congé de moi etne me pose= pas de question& 8

:a )emme le regarda avec timidité et ses )ils avec dé)érence& 3irata se penc!a versc!acun d’eux et leur déposa un baiser entre les deux "eux& F Maintenant alle= dans vosappartements et ren)erme=$vous, pour qu’aucun ne regarde o( je vais en sortant d’ici& /t nedemande= pas de mes nouvelles avant la proc!aine lune& 8

C!acun d’eux se détourna sans mot dire&3irata enleva son !abit des grands jours, se couvrit d’un v+tement sombre, pria devantles images de la divinité aux mille )ormes, remplit de son écriture plusieurs )euilles de

 palmier, qu’il roula comme un parc!emin& a nuit venue il se mit en route, abandonnant samaison silencieuse, et se dirigea vers le roc!er, devant la ville, o( se trouvait l’entrée de lamine et des cac!ots souterrains& Dl )rappa la porte du ge-lier, jusqu’ ce que celui$ci se levtde sa natte et demandt qui était l& F e suis 3irata, le juge supr+me& e viens voir celui qu’ont’a amené !ier& 8

 0 :eigneur, il est en)ermé dans le cac!ot qui se trouve au plus pro)ond des tén#bres&Paut$il que je t’" conduise, :eigneur K

 0 e connais l’endroit& 9onne$moi la clé et recouc!e$toi& 9emain tu la trouveras devant

ta porte& /t ne dis personne que tu m’as vu aujourd’!ui&e ge-lier s’inclina, apporta la clé et un )lambeau& :ur un signe de 3irata, il se retirasans mot dire et s’étendit sur sa natte& e juge ouvrit la porte d’airain qui )ermait le creux du

Page 64: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 64/76

roc!er et descendit dans la pro)ondeur de la prison& Dl " avait cent ans déj que les roisradjpoutes " incarcéraient leurs condamnés et que, jour apr#s jour, c!acun des détenuscreusait plus avant la montagne, préparant dans la )roide pierre de nouvelles cellules pour denouveaux reclus&

vant de repousser la porte, 3irata jeta un dernier regard vers le carré de ciel quis’o))rait encore et d’o( jaillissaient les blanc!es étoiles ; puis il la re)erma, et les tén#bres

!umides, sur lesquelles la lueur incertaine de son )lambeau bondissait comme une b+te enc!asse, s’avanc#rent sa rencontre, toujours plus épaisses& e sou))le du vent dans les arbres,le cri per%ant des singes lui parvenaient encore )aiblement ; arrivé la premi#re galerie, cen’était plus qu’un léger et lointain bourdonnement& 9ans la deuxi#me régnait déj un silenceimmobile et )roid comme sous le miroir de la mer& 9e la pierre ne se dégageait plus qu’uneodeur d’!umidité 2 disparue, la senteur de la terre végétale& /t plus il descendait pro)ond sousla terre, plus son pas retentissait lourdement dans le silence glacial&

* la cinqui#me galerie, dont la pro)ondeur sous la pierre dépassait la !auteur dans leciel des palmiers les plus élevés, se trouvait la cellule du prisonnier& 3irata entra et leva son)lambeau vers une masse sombre, qui remua seulement un peu lorsque la lumi#re tomba sur elle& .ne c!aGne cliqueta&

3irata se penc!a au$dessus du prisonnier 2 F Me reconnais$tu K 0 e te reconnais& 'u es celui qu’ils ont )ait maGtre de ma destinée et qui l’a )oulée aux

 pieds& 0 e ne suis maGtre de personne& e suis un serviteur du roi et de la justice, et c’est pour 

la servir que je suis venu ici&’!omme leva les "eux et son regard sinistre )ixa le visage du juge 2 F Iue me veux$

tu K 8 ongtemps, 3irata garda le silence, puis il dit 2 0 e t’ai )ait mal en pronon%ant ma sentence, mais toi aussi tu m’as causé une

sou))rance avec tes paroles& ’ignore si cette sentence )ut juste, mais dans tes remarques il "avait une vérité ; personne ne doit mesurer avec une mesure qu’il ne connaGt pas& ’étais unignorant et je veux savoir& ’ai envo"é des centaines de vivants dans la nuit de cette prison ;mes actes ont pesé lourdement sur beaucoup de gens, et je ne sais pas ce que signi)ient mesactes& ujourd’!ui, je veux m’en rendre compte, je veux l’éprouver, a)in d’+tre juste etd’entrer dans le 9evenir, pur de toute )aute&

es "eux du prisonnier restaient )ixes& :a c!aGne cliquetait lég#rement& 0 e veux savoir exactement ce que je t’ai in)ligé ; je veux connaGtre la morsure de la

verge sur mon propre corps et ressentir en mon me la sou))rance de la captivité& endant unelune je prendrai ta place, a)in que je sac!e quelle expiation je t’ai condamné& /nsuite sur leseuil de justice je prononcerai un nouvel arr+t, dont je connaGtrai Cette )ois le poids et larigueur& /ntre$temps tu seras libre& e vais te remettre la clé qui te laissera la liberté duranttoute une lune, si tu me promets de revenir au bout de ce temps& lors, des tén#bres de ces

 pro)ondeurs une lumi#re aura jailli et éclairé ma connaissance&e prisonnier était comme pétri)ié& a c!aGne ne remuait plus& 0 ure$moi, par la déesse impito"able de la vengeance dont le bras atteint tout le

monde, que pendant cette lune tu garderas le silence l’égard de tous, et je vais te donner laclé et mon propre v+tement& a clé, tu la déposeras devant la porte du ge-lier et tu t’en iraslibrement& Mais par ton serment tu t’engages, devant la divinité aux mille )ormes, porter cetécrit au roi, aussit-t la lune écoulée, pour que je sois remis en liberté et que je juge d#s lors entoute justice& ures$tu devant la divinité aux mille incarnations, de )aire ce que je te demande K

 0 e le jure, prononc#rent des l#vres tremblantes, 0 comme si ces mots sortaient desentrailles de la terre&

3irata détac!a la c!aGne et -ta de ses épaules son propre !abit 2

 0 3oici mon v+tement, donne$moi le tien et couvre$toi le visage pour que le gardien nete reconnaisse pas& Maintenant prends ces ciseaux, coupe$moi les c!eveux et la barbe de )a%onque, moi non plus, je ne sois pas reconnaissable&

Page 65: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 65/76

e prisonnier prit les ciseaux, mais sa main retomba tremblante& ourtant devant ceregard impérieux et pénétrant, il )it ce qui lui était ordonné& ongtemps il demeura silencieux&uis il se jeta terre, et ces cris jaillirent de sa bouc!e 2

 0 :eigneur il m’est impossible de supporter que tu sou))res cause de moi& ’ai tué,mes mains en)iévrées ont versé le sang& uste )ut ta sentence 6

 0 @i toi ni moi ne pouvons en mesurer la valeur, mais bient-t je serai éclairé&

Maintenant, va$t’en et comme tu me l’as juré, présente$toi devant le roi le jour que la lunesera de nouveau ronde, pour qu’il me lib#re ; ce moment$l je connaGtrai la portée de mesactes, et ma sentence sera jamais pure de toute injustice& 3a 6

e prisonnier s’inclina et baisa la terreL a porte retomba lourdement dansl’obscurité ; une derni#re )ois la lumi#re du )lambeau se re)léta contre le mur, puis la nuits’abattit sur les !eures&

e jour suivant 3irata, que personne ne reconnut, )ut amené sur le terre$plein devant laville et l on le )lagella& orsque le premier coup si))lant dans l’air cingla ses épaules nues,3irata poussa un cri& uis il serra les dents& * la soixante$dixi#me =ébrure des verges, il avait

 perdu connaissance et ils l’emport#rent comme une b+te morte&

Dl se réveilla étendu dans sa cellule ; il lui semblait que son dos reposait sur desc!arbons ardents ; mais il sentait de la )raGc!eur sur son )ront et il respirait un par)um d’!erbessauvages ; au$dessus de ses c!eveux glissait une main d’o( coulait de la douceur& * traversl’interstice des paupi#res lég#rement soulevées, il vit ses c-tés la )emme du ge-lier qui luilavait le )ront avec sollicitude& Comme il ouvrait tout )ait les "eux vers elle, il aper%ut dansson regard l’étoile de la compassion qui brillait sur lui& /t travers le )eu qui br<lait soncorps, il reconnut le sens de toute sou))rance dans la secourable bonté& Dl sourit doucement la )emme ; la douleur cessa de le tenailler&

e deuxi#me jour, il pouvait déj se lever et ttonner avec ses mains dans l’obscuritéde sa )roide cellule& * c!aque pas qu’il )aisait, il sentait croGtre en lui un monde nouveau& etroisi#me jour, ses blessures se cicatris#rent, ses sens et ses )orces lui revinrent& * présent ilétait tranquillement assis, n’a"ant la notion des !eures que par les gouttes d’eau qui tombaientdu mur, divisant le grand silence en une in)inité de petits espaces de temps qui setrans)ormaient lentement en jour et en nuit, de m+me que l’écoulement de milliers de joursallonge son tour une vie jusqu’ l’ge m<r et la vieillesseL ersonne ne lui parlait&’obscurité recouvrait son sang re)roidi, mais du )ond de son +tre surgissaient toutes sortes desouvenirs en un doux jaillissement qui, petit petit, aboutissait un paisible lac decontemplation, o( toute sa vie était re)létée& es divers événements de son existence secon)ondaient en un seul tout, et une )raGc!e clarté que ne troublait aucune vague, ensuspendait dans son c>ur l’image trans)igurée& amais ses sens n’avaient été aussi purs quedans cet état de contemplation immobile o( le monde se re)létait devant lui&

C!aque jour l’>il de 3irata devenait plus clair ; les c!oses émergeaient de l’ombre etleurs )ormes devenaient )amili#res dans sa perception& u$dedans de lui$m+me aussi, toutdevenait plus limpide 2 dans une contemplation sereine, la douce joie de la méditations’élevant sans désirs au$dessus du souvenir 0 apparence d’une apparence 0 jouait avec les)ormes du 9evenir comme les mains du prisonnier avec les cailloux épars dans la pro)ondeur&Ec!appé m+me son individualité, immobile dans son r+ve, a"ant perdu la notion des )ormesde sa propre personne plongée dans l’obscurité, il sentait plus )ortement que jamais la

 puissance de la divinité aux mille incarnations ; il assistait sa propre transmigration traversla série des +tres, mais sans s’attac!er aucun, nettement délivré de la servitude du vouloir,mort dans la vie et vivant dans la mortL 'oute crainte terrestre s’était dissoute dans la douce

 joie qu’il éprouvait d’+tre libéré de son corps& C’était comme si c!aque !eure il s’en)on%ait

davantage dans l’obscurité, devenant une pierre ou une noire racine souterraine, et cependanten gésine d’un nouveau germe, ver peut$+tre, s’agitant sourdement dans la gl#be, ou bien

Page 66: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 66/76

 plante )aisant e))ort pour soulever sa tige, ou simplement roc!er se dressant solidement dansla bien!eureuse inconscience d’exister&

endant dix$!uit nuits 3irata jouit du divin m"st#re de la contemplation et duravissement, détac!é de sa propre volonté, débarrassé de l’aiguillon du vouloir$vivre&’expiation qu’il s’était imposée lui semblait une )élicité, et déj )aute et punition ne luiapparaissaient plus que comme des songes )lottant au$dessus de la lumi#re éternelle de la

connaissance& Mais au cours de la dix$neuvi#me nuit, il se réveilla en sursaut ; une penséeterrestre l’avait saisi& Comme une aiguille br<lante, elle s’en)on%ait dans son cerveau&’épouvante secouait son corps avec violence ; au bout de sa main, ses doigts tremblaientcomme la )euille sur la branc!e& C’était la pensée e))ra"ante que le prisonnier p<t ne pas tenir son serment et l’oublier dans son cac!ot ; qu’il d<t rester l étendu des milliers et des milliersde jours, jusqu’ ce que sa c!air se détac!t des os et que sa langue se raidGt dans le silence&a volonté de vivre bondit en lui comme une pant!#re et déc!ira son corps 2 le tempsreprenait possession de son me, avec la peur et l’espoir, inextricablement m+lés c!e= les!ommes& :es pensées ne pouvaient plus se tourner vers la divinité aux mille )ormes qui

 poss#de la vie éternelle, car toutes elles étaient concentrées sur lui ; ses "eux étaient avides delumi#re et ses jambes, qui s’écorc!aient la pierre dure, voulaient l’ampleur de l’espace,

voulaient sauter et courir& Dl était contraint de penser sa )emme et ses )ils, sa maison et sa )ortune, aux br<lantes tentations de ce monde o( s’enivrent les sens et o( s’exalte la vivec!aleur du sang&

* partir du jour o( 3irata se souvint, le temps qui jusqu’alors n’avait plus été qu’unlac paisible aux eaux miroitantes et noires étendu ses pieds, inonda tumultueusement sa

 pensée& Comme un torrent il se précipitait, mais toujours sans l’entraGner& 3irata e<t vouluqu’il l’emportt et le )Gt voguer comme un tronc d’arbre bondissant sur l’eau, vers l’instantimmobile de la délivrance& Mais le )lot allait en sens contraire& /t bout de sou))le, comme unnageur désespéré, il lui arrac!ait péniblement une !eure apr#s l’autre& Dl lui semblait que lesgouttes d’eau du mur s’arr+taient tout coup de tomber, tellement devenait grand l’intervallequi s’écoulait entre leur c!ute& Dl ne pouvait plus rester sur sa couc!e& ’idée que l’autre

 pourrait l’oublier et qu’il devrait pourrir dans ce cac!ot silencieux le )aisait tourner commeune toupie entre les murs& e silence l’étranglait& Dl lan%ait aux pierres des mots d’insulte etd’accusation& Dl se maudissait lui$m+me, et le roi et les dieux& es ongles ensanglantés, ilgri))ait l’ironique roc!er et se jetait la t+te contre la porte jusqu’ ce qu’il retombt sur le solsans connaissance 0 pour s’élancer de nouveau, aussit-t revenu la vie, et courir % et l, dansson rectangle, comme un rat en )urie&

endant la période qui s’écoula entre le dix$!uiti#me jour de sa réclusion et la nouvellelune, 3irata parcourut des mondes d’épouvantes& @ourriture et boisson lui répugnaient, car laterreur emplissait son corps& Dl ne pouvait plus retenir aucune pensée ; seules ses l#vrescomptaient les gouttes d’eau qui venaient en tombant diviser le temps, le temps in)ini qui

s’écoule d’un jour l’autre& /t sans qu’il le s<t, sa t+te était devenue grise au$dessus de sestempes battantes&Mais le trenti#me jour un bruit s’éleva devant sa porte et retomba dans le silence& uis

des pas retentirent, le cac!ot s’ouvrit brusquement, la lumi#re )it irruption ; et devant celuique les tén#bres avaient enseveli, apparut le roi& Dl l’embrassa avec amour, puis lui dit 2 F ’aiappris ton acte, qui est plus grand que tous ceux dont les écrits des anciens aient jamais )aitmention& Comme une étoile, il brillera sur les plaines de notre vie& 3iens, que le soleil de 9ieut’éclaire et que les regards du peuple aient le bon!eur de contempler un juste& 8

3irata leva la main devant ses "eux car, dés!abitué de la lumi#re, elle lui blessait lavue, et son sang roulait des vagues pourpres& Dl remonta en c!ancelant comme un !omme ivre,au point que les gardiens durent le soutenir& /t avant d’arriver la porte, il s’écria 2

 0 T roi, tu m’as donné le nom de juste, mais maintenant je sais que celui qui rend la justice )ait mal et se couvre de )autes& 9ans les cac!ots de cette prison, il " a encore des!ommes qui sou))rent de mes sentences ; présent seulement, je connais leurs sou))rances, et

Page 67: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 67/76

 je sais que rien ne peut +tre expié par rien& ib#re ces !ommes, - roi, et écarte le peuple demes pas, car je rougirais de ses louanges&

e roi )it un signe et ses serviteurs c!ass#rent le peuple& 9e nouveau tout étaitsilencieux autour d’eux& e roi dit alors 2

 0 'u disais le droit, siégeant sur le plus !aut degré de mon palais& 9orénavant, commeta connaissance de la sou))rance t’a rendu plus sage que jamais juge ne le )ut, tu t’assoiras

mon c-té et j’écouterai tes paroles, a)in que ta justice me rende moi$m+me sage&Mais 3irata saisit le genou du roi, en signe de pri#re 2 0 9élivre$moi de ma c!arge, - roi& e ne peux plus rendre de jugement depuis que je

sais que personne ne peut +tre le juge de personne& C’est 9ieu qu’il appartient de punir etnon aux !ommes, car qui touc!e la destinée tombe dans la )aute& /t je désire vivre ma viesans commettre de )aute&

 0 :oit, répondit le roi, mon empire ne t’aura pas pour juge, seulement tu seras monconseiller ; tu me diras quand je dois )aire la guerre et quand je dois )aire la paix ; tu meguideras dans le juste prél#vement des imp-ts et des tributs, pour que mes décisions ne soient

 pas entac!ées d’erreur&9e nouveau les bras de 3irata entour#rent le genou du roi 2

 0 T roi, ne me donne aucun pouvoir, car le pouvoir pousse aux actes ; et quel estl’acte, - mon roi, qui soit juste et qui n’attente pas une destinée K Iue je te conseille laguerre, je s#me la mort ; ce que je dis se trans)orme en acte et tout acte a une portée que

 j’ignore& @e peut +tre juste que celui qui n’intervient dans le déroulement d’aucune destinée,celui qui vit solitaire ; jamais je n’ai été plus pr#s de la lumi#re de la connaissance que quand

 j’étais seul et éloigné de la parole des !ommes, et jamais je n’ai été plus exempt de )aute&ermets que je vive en paix dans ma maison, sans autre o))ice que de présenter mes o))randesaux dieux, a)in que je reste pur de toute )aute&

 0 e te laisse aller contrec>ur, dit le roi, mais qui peut contredire un sage et troubler la volonté d’un juste K 3is selon ta volonté ; c’est un !onneur pour mon ro"aume qu’il setrouve dans ses )ronti#res quelqu’un qui vit et agit sans )aute&

Dls )ranc!irent la porte, puis le roi le quitta& 3irata partit seul, aspirant la douce c!aleur du soleil, l’me lég#re comme jamais, car il regagnait sa maison en !omme libre de toutec!arge& 9erri#re lui il entendit le pas )urti) d’un pied nu, et lorsqu’il se retourna, c’était lecondamné dont il avait enduré le tourment& ’!omme baisa la trace de 3irata dans la

 poussi#re, salua craintivement et disparut& * cet instant, pour la premi#re )ois depuis l’!eureo( il avait vu l’>il vitreux de son )r#re, 3irata sourit et, jo"eux, il entra dans sa maison&

3irata vécut des jours de lumi#re& :on réveil était une action de grces, car il lui étaitdonné de percevoir la clarté du ciel, au lieu des tén#bres, il jouissait des couleurs et des

 par)ums de la terre sacrée, ainsi que de la pure musique qui se )ait entendre dans le matin&

C!aque jour il accueillait comme un grand bien)ait la merveille de la respiration etl’enc!antement des membres agiles ; pieusement il cueillait les sensations que lui donnait son propre corps, le corps souple de sa )emme, le corps vigoureux de ses )ils 0 pénétré avecdélices de l’universelle présence de la divinité aux mille )ormes, l’me rendue ailée par ladouce )ierté de ne jamais sortir des limites de sa propre vie pour attenter la destinée desautres et de ne jamais se montrer !ostile envers l’une des mille incarnations de l’invisibledivinité& 9u matin au soir il lisait dans les livres de la :agesse et il s’exer%ait dans les diversescatégories de la pri#re, qui sont le silence de l’extase, la concentration d’esprit dans l’amour,la c!arité envers les pauvres et l’oraison propitiatoire& :on intelligence était devenue sereine,ses paroles étaient indulgentes, m+me pour le moindre de ses serviteurs, et les siens l’aimaient

 plus qu’ils ne l’avaient jamais aimé& Dl était secourable aux pauvres et consolateur des

mal!eureux& a pri#re de beaucoup d’+tres !umains )lottait autour de son sommeil, et on ne lenommait plus, comme autre)ois, 0 l’Eclair du ?laive 0 et 0 la :ource de la ustice 8, mais F leC!amp du Conseil 8, car non seulement les voisins de la rue sollicitaient son avis, mais

Page 68: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 68/76

encore les étrangers venaient de loin pour qu’il réglt leurs litiges, bien qu’il ne )<t plus jugeo))iciel, et ils obéissaient sans !ésitation ce qu’il avait dit& 3irata en était tout !eureux, car ilsentait que conseiller vaut mieux que commander et concilier mieux que juger ; sa vie était

 pour lui pure de toute )aute, depuis qu’il n’exer%ait plus de contrainte sur aucune destinée,tout en exer%ant une in)luence décisive sur la destinée de beaucoup d’!ommes& /t il go<tait lemidi de sa vie avec une joie et une sérénité sans pareilles&

insi s’écoul#rent trois années et trois autres encore, comme s’écoule un beau jour&'oujours plus apaisé devenait l’esprit de 3irata 2 quand un di))érend était porté devant lui, ilavait maintenant de la peine comprendre dans son me qu’il " e<t tant de troubles sur laterre et que les !ommes s’agitassent sans cesse au gré de la mesquine jalousie del’individualité, alors qu’ils avaient devant eux l’immense vie et le par)um si doux de l’Otre& Dln’enviait personne et personne ne l’enviait& :a maison était comme une Gle de paix dans unevie étale, que ne touc!aient ni les torrents de la passion ni le )leuve des désirs&

.n soir 0 c’était la sixi#me année de sa retraite 0 3irata était allé se reposer, lorsquesoudain il entendit des cris per%ants et ce bruit mouillé que )ont les coups& Dl sauta de sacouc!e et vit que ses )ils tenaient devant eux un esclave agenouillé et lui )rappaient le dosavec une cravac!e en peau d’!ippopotame, si )ort que le sang coulait& /t les "eux de l’esclave,

agrandis par la violence de la douleur, le regardaient )ixement 2 3irata revit dans son me leregard du )r#re qu’il avait tué jadis& Dl accourut, arr+ta le bras de ses )ils et leur demanda cequi s’était passé&

Dl ressortit des réponses contradictoires que l’esclave dont le service était de puiser l’eau la )ontaine du roc!er et de la rapporter la maison dans des seaux de bois, avaitl’!abitude, prétextant la c!aleur de midi et la )atigue, de s’attarder dans son travail, que déj

 plusieurs reprises il avait été puni et que la veille, apr#s un c!timent plut-t cruel, il s’étaitéc!appé& es )ils de 3irata l’avaient poursuivi c!eval et vite rattrapé dans un village d’au$del du )leuve& Dls l’avaient ramené attac!é avec une corde la selle du c!eval, de telle sorteque, tant-t courant, tant-t traGné, il était arrivé les pieds en sang la maison o( un c!timentencore plus implacable lui avait été in)ligé pour lui servir de le%on, lui et aux autres esclavesqui, en )rissonnant et les genoux tremblants, considéraient le mal!eureux, jusqu’ l’arrivée de3irata qui mit )in son brutal supplice&

3irata regarda l’esclave& e sable sous ses pieds était imprégné de sang, ses "euxterrorisés étaient grands ouverts comme ceux d’un animal qui va +tre égorgé, et 3irata vit sousleur noire )ixité l’!orreur qu’il avait ressentie jadis dans la nuit de son cac!ot& 8 c!e=$le,dit$il ses )ils, cette )aute est expiée& 8

’esclave baisa la poussi#re devant ses c!aussures& our la premi#re )ois ses )ilss’éloign#rent de lui avec mécontentement& 3irata rentra dans sa c!ambre& Mac!inalement, ilse lava le )ront et les mains, et au contact de l’eau il se rendit compte soudain avec e))roi quetout l’!eure il avait de nouveau agi comme un juge et prononcé une décision l’égard d’un

+tre !umain& /t pour la premi#re )ois depuis six années, le sommeil lui manqua de nouveau&1r comme il était l étendu dans l’ombre, sans pouvoir dormir, il revit les "euxépouvantés de l’esclave Bou étaient$ce ceux du )r#re qu’il avait tué K, ainsi que ceux pleins decol#re de ses )ils& /t il se demanda, avec anxiété, si ses en)ants n’avaient pas commis uneinjustice envers ce serviteur& our une lég#re négligence, du sang avait souillé le sable de samaison ; les verges avaient meurtri un corps vivant pour un petit manquement, et cette )aute le

 br<lait plus que n’avaient )ait les coups qu’il avait lui$m+me sentis nagu#re, comme autant de br<lantes vip#res, lui cingler la peau& Dl est vrai que ce c!timent concernait, non pas un!omme libre, mais un esclave dont le corps, depuis le sein maternel, était sa propriété, d’apr#sla loi des rois& Mais est$ce que cette loi des rois était aussi un droit aux "eux de la divinité auxmille )ormes, cette loi qui )aisait du corps d’un !omme la c!ose des autres, qui ne laissait pas

cet !omme le moindre libre arbitre et qui permettait c!acun, sans culpabilité, de déc!irer ou de détruire sa vie K

Page 69: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 69/76

3irata se leva de sa couc!e et )it de la lumi#re pour trouver une réponse dans les livresdes :ages& @ulle part son >il ne trouva de di))érence établie entre les !ommes autre que la!iérarc!ie des castes et des états ; nulle part, dans l’+tre aux mille )ormes il n’" avait dedi))érence et de degré dans l’exigence de l’amour& vec une avidité qui ne )aisait que croGtre,il buvait la science, car jamais son me n’avait )ouillé avec plus d’ardeur une question ;soudain la )lamme de la lampe eut une brusque recrudescence de clarté, puis s’éteignit&

Mais comme l’obscurité descendait brusquement des murs, 3irata éprouva une étrangeimpression ; il lui semblait que l’espace o( ttonnait aveuglément son regard était non pas sac!ambre, mais le cac!ot d’autre)ois, dans lequel il avait alors reconnu au milieu de sessou))rances que la liberté était le droit le plus essentiel de l’!omme et que nul n’était autorisé en)ermer un +tre !umain, ni pour la vie ni m+me pour une seule année& ourtant, il le vo"aitmaintenant, il avait emprisonné cet esclave dans le cercle invisible de sa volonté et il l’avaitenc!aGné l’arbitraire de sa décision, si bien qu’il ne jouissait plus de la liberté d’un seul deses pas& 'andis que 3irata était ainsi plongé dans le silence et qu’il sentait que ses penséesélargissaient sa poitrine, une clarté se )aisait en lui, une lumi#re descendant d’une !auteur invisible pénétrait en lui& * présent il se rendait compte qu’ici encore il était coupable, tantqu’il assujettissait des !ommes sa volonté et qu’il les nommait esclaves, d’apr#s une loi qui

n’était que la loi )ragile des !umains et non pas la loi éternelle de la divinité aux mille )ormes&/t il s’inclina pour prier 2 0 ?rces te soient rendues, Otre aux mille aspects, toi qui m’envoiesdes messagers de toutes tes incarnations, a)in qu’ils me délivrent de mes )autes, meconduisant toujours plus pr#s de toi, sur le c!emin invisible de ta volonté& Pais que je lesreconnaisse dans les "eux éternellement accusateurs du )r#re éternel que je rencontre en touslieux, qui voit par mes "eux et dont je sou))re les sou))rances, a)in que ma vie s’écoule dans la

 pureté et que je respire !ors de toute )aute&e visage de 3irata était redevenu serein ; les "eux clairs, il entra dans la nuit ; il but le

salut éclatant des étoiles, aspirant pro)ondément le murmure du vent matinal qui dilatait ses poumons et, traversant les jardins, il gagna la rivi#re& orsque le soleil monta de l’orient, il se plongea dans le )lot sacré, et il revint vers les siens qui étaient rassemblés pour la pri#re&

Dl se joignit eux, les salua avec un bon sourire, renvo"a d’un signe les )emmes dansleurs appartements et parla ses )ils 2

 0 3ous save= que depuis des années un seul souci occupe mon me, celui d’+tre un!omme juste et de vivre sur la terre exempt de )aute ; or !ier il est arrivé que le sang a coulésur le sol de ma maison, le sang d’un +tre vivant, et je veux +tre pur de ce sang et expier la)aute commise l’ombre de mon toit& ’esclave qui a été c!tié trop durement pour unmanquement léger recevra d#s maintenant la liberté et il ira o( il lui plaGt, a)in qu’au jour dudernier jugement il ne nous accuse ni vous ni moi&

es )ils de 3irata se taisaient& /t il sentit l’!ostilité de ce mutisme& 0 e constate un silence qui va contre mes paroles& /nvers vous non plus, je ne veux

 pas agir sans vous écouter& 0 * un coupable, un esclave qui a )ailli, tu veux donner la liberté, une récompense aulieu d’un c!timent, commen%a le )ils aGné& @ous avons dans notre maison beaucoup deserviteurs, et un de moins importerait peu& Mais tout acte a sa répercussion et est lié lac!aGne des autres& :i tu rends la liberté celui$ci, comment pourras$tu ensuite retenir lesautres qui sont ta propriété, s’ils désirent s’en aller K

 0 :’ils désirent s’en aller !ors de ma vie, je dois les laisser )aire& e ne veux assujettir la destinée d’aucun +tre vivant, car celui qui contraint la destinée d’autrui commet une )aute&

 0 Mais tu romps ainsi la marque du droit, continua le second )ils& Ces esclaves sontnotre propriété, comme la terre et l’arbre de cette terre et le )ruit de cet arbre& uisqu’ils sonttes serviteurs, ils sont liés toi et tu es lié eux& 'u détruis un ordre qui se perpétue depuis

des millénaires ; l’esclave n’est pas maGtre de sa vie, il est le serviteur de son maGtre& 0 Dl n’" a qu’un droit, venu de la divinité, et ce droit est la vie qui a été donnée c!acun avec le sou))le de sa bouc!e& 'u me )ais souvenir de l’équité, moi qui étais aveuglé et

Page 70: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 70/76

 pensais +tre a))ranc!i de la )aute 2 depuis des années j’opprimais la vie d’autrui& Maismaintenant j’" vois clair et je le sais 2 un juste ne doit pas )aire d’un !omme un animal& eveux donner tous leur liberté, a)in d’+tre irréproc!able leur égard sur cette terre 6

’ent+tement persistait sur le )ront des )ils de 3irata et l’aGné répondit durement 2 0 Iui arrosera les c!amps, a)in que le ri= ne dépérisse pas et qui conduira les bu))les

au c!amp K 9evons$nous devenir des laboureurs pour contenter ta c!im#re K 'oi$m+me, tu

n’as jamais occupé, ta vie durant, tes mains travailler et tu ne t’es jamais inquiété de ce queta vie )<t assise sur le service des autres& /t pourtant, il " a de la sueur d’autrui jusque dans lanatte tressée sur laquelle tu t’étends, et c’est l’éventail des serviteurs qui a veillé sur tonsommeil& /t voici que tout coup tu veux les c!asser loin de toi pour que personne ne se)atigue plus, !ors nous, qui sommes ton propre sang K eut$+tre devons$nous aussi dételer les

 bu))les de la c!arrue et prendre leur place, a)in que la baguette ne les atteigne plus K Car eneux également passe le sou))le de la divinité aux mille )ormes& #re, ne c!ange pas ce quiexiste, car cela aussi vient du dieu& Ce n’est pas volontairement que s’ouvre la terre ; il )aut lui)aire violence pour qu’elle porte des moissons ; la violence est la loi qui r#gne sous les étoiles,et nous ne pouvons pas nous en passer&

 0 Mais moi, je veux m’en passer, car le pouvoir est rarement dans le droit, et je veux

vivre droitement sur cette terre& 0 e pouvoir est dans toute possession, qu’il s’agisse de l’!omme, de l’animal ou de la

terre patiente& o( tu es propriétaire, tu dois aussi +tre dominateur ; celui qui poss#de est lié la destinée des !ommes&

 0 Mais moi, je veux m’a))ranc!ir de tout ce qui me met en )aute& C’est pourquoi jevous ordonne de libérer les esclaves qui sont dans la maison et de vous occuper vous$m+mesde satis)aire nos besoins&

e regard des )ils était c!argé de col#re et peine pouvaient$ils contenir leur mécontentement& ’aGné dit encore 2 F 'u as déclaré que tu ne voulais peser sur la volontéd’aucun !omme& 'u ne veux pas commander des esclaves, a)in de ne pas commettre de)aute ; mais nous, tu nous commandes et tu portes atteinte notre vie& /st$ce l, je te ledemande, bien agir devant la divinité et devant les !ommes K 8

3irata garda longtemps le silence& Comme il levait les "eux, il vit dans leurs regards la)lamme de la cupidité, et un )risson d’!orreur parcourut son me& uis il dit doucement 2

 0 3ous m’ave= enseigné ce que je dois )aire& e ne vous imposerai pas de contrainte&rene= la maison et partage=$la votre gré ; quant moi, je n’ai désormais plus part ni la

 possession ni la )aute& 'u as bien parlé 2 celui qui commande rend les autres esclaves, etsurtout leur me& Iui veut vivre exempt de )aute ne doit pas participer un )o"er, ni ladestinée d’autrui ; il ne doit pas se nourrir du travail des autres ; il ne doit pas s’abreuver de lasueur d’autrui, ni s’enc!aGner la volupté de la )emme et la paresse du rassasiement 2 il )autvivre seul si l’on veut vivre pour sa divinité, il )aut travailler pour la sentir, et +tre pauvre pour 

l’avoir en entier& 1r, je veux +tre plus pr#s de la divinité invisible que de ma propre terre ; jeveux vivre exempt de )aute& rene= la maison et partage=$la en paix&3irata se détourna d’eux et s’en alla& :es )ils étaient l, immobiles, tout étonnés ; la

cupidité satis)aite br<lait délicieusement dans leur corps et pourtant ils avaient !onte dans leur me&

1r 3irata s’en)erma dans ses appartements, n’écoutant ni les appels ni lesex!ortations& C’est seulement lorsque les ombres se perdirent dans la nuit qu’il se prépara

 partir ; il prit un bton, la coquille du p#lerin, une !ac!e pour travailler, une poignée de )ruits pour manger, et les )euilles du palmier contenant les écrits de la :agesse pour prier ; ilretroussa son v+tement jusqu’aux genoux et il quitta en silence sa maison, sans jeter un

dernier regard vers sa )emme, ses en)ants et l’ensemble de ses biens& 'oute la nuit il marc!a jusqu’au )leuve, dans lequel jadis, l’!eure am#re o( sa conscience s’était éveillée, il avait

Page 71: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 71/76

laissé tomber son glaive ; il )ranc!it le gué et remonta le cours du )leuve sur l’autre rive, l o(n’!abitait aucun !omme et o( la terre ne connaissait pas encore la c!arrue&

* l’aurore, il arriva un endroit o( la )oudre était tombée sur un tr#s vieux manguier et o( le )eu avait ouvert une clairi#re dans le taillis& e )leuve " décrivait en passant une molle

 boucle, et un essaim d’oiseaux voltigeait sur l’eau basse, venant " boire sans crainte& 1n avaitdevant soi la clarté du large )leuve et derri#re soi l’ombre des arbres& Dl " avait encore, tout

autour, du bois éparpillé par la )oudre et de menus branc!ages brisés& 3irata regardalonguement cet espace solitaire et nu, au milieu de la )or+t& Dl résolut d’" btir une !utte et d’" passer sa vie, uniquement dans la contemplation, loin des !ommes et de toute )aute&

Cinq jours durant, il btit sa cabane, car ses mains ignoraient le travail manuel& /t par la suite ses journées n’étaient pas sans )atigue, car il lui )allait c!erc!er des )ruits pour sanourriture, se dé)endre contre l’enva!issement des )ourrés vivaces, dé)ric!er autour de sademeure un certain espace et l’enclore de pieux aigus, a)in que les tigres qui rugissaient,a))amés dans la nuit, n’approc!ent pas& Mais aucun tumulte !umain ne pénétrait dans sa vie etne troublait son me, ses journées coulaient dans la paix, comme l’eau dans le )leuve,doucement renouvelées d’une source in)inie&

:euls venaient encore les oiseaux, que cet !omme paisible n’e))arouc!ait pas et qui

 bient-t nic!#rent sur sa cabane& Dl leur jetait les graines des grandes )leurs et des )ruits coquille ; sans crainte ils descendaient vers lui et ne )u"aient pas ses mains ; lorsqu’il lesappelait, ils quittaient les palmiers, et il jouait avec eux et ils se laissaient caresser& .ne )ois, iltrouva dans la )or+t un jeune singe qui, une patte cassée et criant comme un en)ant, gisait sur le sol& Dl le prit avec lui et l’éleva si bien que l’animal docile l’imita comme par jeu et ne tarda

 pas le servir comme un domestique& insi était$il bénignement entouré d’+tres vivants ; maisil n’ignorait pas que c!e= les b+tes comme c!e= l’!omme sommeillaient la violence et le mal&Dl vo"ait les alligators se poursuivre avec )ureur et se déc!irer entre eux, les oiseaux arrac!er aux ondes les poissons, de leur bec pointu et, leur tour, les serpents s’enrouler soudainautour des oiseaux et les étou))er 2 la c!aGne monstrueuse de la 9estruction, cette déesse!ostile enlacée autour du monde, lui devenait mani)este, comme une loi que l’on ne pouvait

 pas re)user de reconnaGtre& Mais cela lui )aisait du bien de n’+tre que le spectateur de cesluttes, sans participer par aucune )aute au c"cle grandissant de la 9estruction et de laibération&

9urant une année et plusieurs lunes il n’avait vu aucun +tre !umain& Mais un jour, ilarriva qu’un c!asseur suivit la trace laissée par un élép!ant parti se désaltérer, et qu’il aper%ut

 par$del le )leuve un étrange tableau& a lumi#re jaune du soleil couc!ant enveloppant soncorps, un !omme barbe blanc!e était assis devant une modeste !utte ; sur sa t+te, desoiseaux se posaient en toute tranquillité ; ses pieds, un singe lui cassait des noix en )rappantdes coups sonores& e vieillard avait les "eux dirigés vers la cime des arbres o( se balan%aient

des perroquets au plumage bleu et bigarré, qui, le vo"ant tout coup lever les bras,descendaient, nuages dorés, en battant des ailes et venaient se poser sur ses mains& ec!asseur s’imagina qu’il avait devant les "eux le saint dont la venue était annoncée et dont ilétait dit 2 F es b+tes lui parleront avec la voix des !ommes et les )leurs croGtront sous ses pas&Dl pourra cueillir les étoiles avec les l#vres et écarter la lune d’un sou))le de son !aleine& 0 /tlaissant la c!asse, il reprit avec !te le c!emin du logis pour narrer ce qu’il avait vu&

9éj le jour suivant les curieux a))luaient pour observer, de l’autre rive, le prodige ; etle nombre des spectateurs étonnés grossissait toujours, jusqu’au moment o( l’un d’entre euxreconnut 3irata, celui qui avait disparu de son pa"s, abandonnant maison et ric!esse pour l’amour de la grande justice& a nouvelle vola et se répandit au loin, elle atteignit le roi, quiressentait douloureusement l’absence du )id#le 3irata& /t il )it équiper une barque montée par 

quatre )ois sept rameurs, et ils )endirent les )lots en remontant le cours du )leuve jusqu’l’endroit o( se trouvait la !utte& 9es tapis )urent étendus sous les pieds du roi, qui s’avan%aau$devant du sage& Mais il " avait un an et six lunes que la voix des !ommes n’avait plus

Page 72: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 72/76

touc!é les oreilles de 3irata ; il restait l devant ses !-tes, en proie l’!ésitation et latimidité ; il oubliait le salut du serviteur devant son seigneur et roi, et il se contenta de dire 2F 7énie soit ta venue, - mon roi& 8

e roi le prit dans ses bras& 0 9epuis des années, je vois que ton c!emin te conduit vers la per)ection et je suis

venu contempler ce spectacle rare qu’est la vie d’un juste, a)in d’en tirer un enseignement&

3irata s’inclina& 0 Ma science réside uniquement en ce que j’ai désappris de vivre avec les !ommes, pour rester pur de toute )aute& e solitaire ne peut instruire que lui seul& e ne sais pas si ceque je )ais est sage, je ne sais pas si ce que je ressens est le bon!eur& e ne peux rien enseigner ni conseiller& a sagesse du solitaire est autre que celle du monde, la loi de la contemplationn’est point celle de l’action&

 0 Mais voir comment vit un juste, c’est déj apprendre, répondit le roi& 9epuis que j’aivu tes "eux, j’éprouve une joie innocente& e n’en demande pas davantage&

9e nouveau 3irata s’inclina& /t de nouveau le roi le serra dans ses bras 2 0 9ésires$tu quelque c!ose de moi dans mon ro"aume ou veux$tu que je porte un mot

aux tiens K

 0 lus rien n’est mien, - roi, ou plut-t tout ici$bas est mien& ’ai oublié que j’eus jadisune maison parmi d’autres maisons, et des en)ants parmi d’autres en)ants& ’!omme qui n’a

 pas de patrie a l’univers lui ; celui qui est détac!é a la plénitude de la vie, l’!omme qui estexempt de )aute poss#de la paix& e n’ai qu’un désir 2 rester dans cet état sur cette terre&

 0 dieu, donc, et pense moi dans tes pri#res& 0 e pense la divinité, et ainsi je pense également toi et tous ceux qui vivent sur 

cette terre, qui participent de la divinité et de son sou))le&3irata s’inclina& e bateau du roi redescendit, en glissant, le cours du )leuve, et durant

 beaucoup de lunes aucune voix !umaine ne retentit aux oreilles de l’ermite&

9e nouveau la renommée de 3irata déplo"a ses ailes et, comme un )aucon blanc, volaau$dessus du pa"s& a nouvelle de l’!omme qui avait quitté sa maison et ses biens pour mener une vie de pure méditation atteignit les villages les plus éloignés, jusqu’aux !uttes des bordsde la mer ; et les gens appel#rent cet !omme qui vivait dans la crainte de la divinité l’F Etoilede la :olitude 8, l’!onorant ainsi du quatri#me nom de la vertu& es pr+tres dans les temples etle roi devant ses serviteurs célébraient son renoncement ; si quelque juge dans le pa"s

 pronon%ait une sentence, il ne manquait pas d’ajouter 2 F uisse mon jugement +tre justecomme l’a été celui de 3irata, qui vit maintenant pour la divinité et qui connaGt toutesagesse 6 8

ar la suite, il arriva maintes )ois, et de plus en plus avec les années, qu’un !ommea"ant reconnu l’injustice de ses actes et prenant conscience de l’égarement de sa vie,

abandonnait sa maison et son pa"s apr#s avoir distribué ses biens et prenait le c!emin de la)or+t, a)in d’" btir une cabane et vivre pour la divinité, comme 3irata& Car l’exemple est lelien qui unit le plus )ortement les !ommes sur la terre ; l’acte d’un individu éveille c!e= le

 proc!ain une volonté de justice, au point qu’il s’arrac!e la torpeur du r+ve et se met remplir utilement les !eures& /t ceux qui s’étaient ainsi éveillés s’apercevaient du vide de leur vie ; ils vo"aient du sang leurs mains et de la )aute dans leur me ; ils sortaient alors de leur engourdissement et s’en allaient, comme lui, se construire une !utte l’écart, n’a"ant plusd’autre but que de satis)aire aux besoins les plus simples du corps et de se consacrer laméditation& Iuand ils se rencontraient sur les c!emins en train de c!erc!er des )ruits, ils ne sedisaient pas un mot, pour ne point lier de nouvelles relations, mais leurs "eux souriaientamicalement et leurs mes s’apportaient mutuellement la paix& Iuant au peuple, il avait

dénommé cette )or+t l’ermitage de la piété& /t aucun c!asseur n’en parcourait les )ourrés pour éviter de souiller par le meurtre cette sainteté&

Page 73: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 73/76

1r un matin que 3irata allait par la )or+t, il aper%ut un des ermites étendu sansmouvement sur le sol ; comme il se penc!ait sur lui pour le relever, il remarqua que son corpsétait sans vie& 3irata )erma les "eux du mort, dit une pri#re et essa"a de transporter !ors du)ourré cette dépouille d’une me, pour lui édi)ier un b<c!er, a)in que le corps de ce )r#reentrt puri)ié dans le 9evenir& Mais le )ardeau était trop lourd pour ses bras, qu’une maigrealimentation, )aite de seuls )ruits, avait privés de leurs )orces& Dl se rendit donc au proc!ain

village, par le gué du )leuve, pour demander assistance&Iuand ils virent s’avancer dans leur rue le noble vieillard, les !abitants vinrentrespectueusement sa rencontre pour recevoir ses ordres ; puis ils s’en all#rent aussit-tabattre des arbres et incinérer le mort& Mais partout o( 3irata passait, les )emmess’inclinaient, les en)ants s’arr+taient et le suivaient de leurs "eux étonnés ; lui, marc!aitsilencieusement et plus d’un !omme sortit de c!e= lui pour baiser l’!abit de l’illustre visiteur et recevoir la bénédiction du saint !omme& 3irata traversait donc en souriant cette )oule

 bienveillante et sentait de quel amour pro)ond et pur il lui était maintenant donné d’aimer nouveau les !ommes depuis qu’il n’était plus lié eux&

Mais en passant devant la derni#re maison, qui était aussi la plus basse du village,alors qu’il répondait partout avec enjouement l’aimable salut de ceux qui l’approc!aient, il

vit, dirigés sur lui, deux "eux de )emme pleins de !aine& Dl eut un recul d’e))roi, car il luisemblait qu’il revo"ait les "eux )ixes, oubliés depuis de longues années, de son )r#re tué par lui& Dl s’était brusquement reculé parce que son me avait désappris l’inimitié, depuis qu’ilvivait dans la solitude& Dl se dit que peut$+tre c’était l une erreur de ses sens& Mais ces "euxd’une sombre )ixité ne l’avaient pas encore quitté& :on calme retrouvé, comme il s’appr+tait marc!er vers la maison, la )emme se retira avec !ostilité dans le corridor d’o(, malgré la

 pro)onde obscurité, il sentait encore peser sur lui l’éclat br<lant de son regard, qui étaitcomme l’>il du tigre dans le morne silence de la jungle&

3irata se ressaisit 2 F Comment puis$je +tre coupable envers cette )emme que je neconnais pas et dont la !aine jaillit sur moi K 3raiment ce doit +tre une erreur& e veux éclaircir la c!ose& 8 'ranquillement, il gagna la maison et )rappa un petit coup la porte& :eul le son du

 bois répondit et pourtant il sentait la présence !aineuse de cette inconnue& Dl continua )rapper avec patience, attendit et )rappa encore, comme un mendiant& Pinalement, apr#s avoir longtemps !ésité, la )emme se montra, dirigeant sur lui des "eux sombres et méc!ants&

 0 Iue me veux$tu K 8 lui lan%a$t$elle dans un )eulement& /t il remarqua qu’elle étaitobligée de se tenir au c!ambranle tellement la col#re la secouait&

Mais 3irata se contentait de la dévisager et son c>ur se )aisait léger, car présent ilétait certain de ne l’avoir jamais vue auparavant& /lle était jeune, et lui depuis des annéesavait quitté les voies des !ommes ; jamais il ne pouvait l’avoir croisée dans sa vie ni lui avoir )ait aucun mal&

 0 ’ai voulu t’apporter le salut de la paix, - inconnue, répondit 3irata, et te demander 

 pourquoi tu me regardes avec col#re& '’ai$je par !asard o))ensée K 9is$moi, que t’ai$je )ait K 0 Ce que tu m’as )ait KL un sourire mauvais courut autour de sa bouc!eL presquerien, quelque c!ose de tout )ait insigni)iant& Ma maison était pleine et tu l’as vidée ; tu m’asravi ce que j’avais de plus c!er au monde et tu as )ait de ma vie une mort& 3a$t’en, que je nevoie plus ton visage, sans quoi je ne pourrais pas contenir plus longtemps ma col#re&

3irata la regardait& ’inconnue avait les "eux si bi=arres qu’il pensa qu’elle avait été)rappée de )olie& /t se tournant pour partir, il lui dit 2 F e ne suis pas celui que tu penses& evis l’écart des !ommes et je ne porte la responsabilité d’aucune destinée& 'on >il s’estmépris&

Mais sa !aine éclata derri#re lui& 0 e te reconnais bien, toi que tout le monde connaGt& 'u es 3irata, qu’on appelle

l’F Etoile de la :olitude 8, celui qui on a donné, en signe de louange, les quatre noms de lavertu& Mais moi je ne te louangerai pas, car ma bouc!e t’accusera jusqu’ ce qu’elle atteigne

Page 74: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 74/76

le juge supr+me des vivants& 3iens donc, puisque tu veux savoir, et contemple ce que tu m’as)ait&

/t elle empoigna 3irata étonné, l’entraGna dans la maison, ouvrit brusquement la ported’une pi#ce basse et sombre ; l, elle l’attira dans un coin o(, terre, sur une natte, étaitétendu quelque c!ose d’immobile& 3irata se penc!a, mais il recula aussit-t, !orri)ié 2 le corpsd’un en)ant mort gisait l, et ses "eux le )ixaient comme jadis les "eux de son )r#re, avec leur 

éternelle accusation& Mais c-té de lui, la )emme tremblante de douleur s’écriait 2 F C’était letroisi#me, le dernier que j’ai porté, et tu me l’as tué aussi, toi qu’on appelle le saint et qu’ondit +tre le serviteur des dieux 6 8

/t comme 3irata voulait l’interrompre pour la questionner et se dé)endre, ellel’entraGna plus loin 2 F 3ois, l, ce métier tisser, ce métier vide& Dci dans la journée se tenaitaratiNa, mon époux, tissant la toile blanc!e ; dans tout le pa"s, il n’était pas de meilleur tisserand& 9e loin, les gens venaient lui apporter du travail, et le travail nous apportait la vie&

 @ous coulions des jours limpides, car aratiNa était un !omme bon et son activité était sansrelc!e& Dl évitait les gens débauc!és, il évitait aussi la rue ; grce lui, j’eus trois en)ants quenous élevions pour en )aire des !ommes son image, bons et justes& Mais un jour il apprit par un c!asseur 0 pl<t au Ciel que l’étranger ne )<t jamais venu 6 0 qu’un !omme dans le pa"s

avait abandonné sa maison et sa )ortune pour se joindre déj sur cette terre la divinité, etqu’il s’était bti un abri de ses mains& * partir de ce moment l’esprit de aratiNa s’assombrit,s’assombrit toujours plus ; le soir il ré)léc!issait beaucoup et rarement il pronon%ait une

 parole& .ne nuit, je me réveillai 2 il n’était plus mes c-tés, il était parti dans cette )or+t, quel’on appelle la )or+t de la piété, et o( tu vivais, avec la volonté de se consacrer la divinité&Mais en pensant elle, il nous oubliait, et il oubliait que ses )orces nous )aisaient vivre& a

 pauvreté entra dans la maison ; les en)ants manqu#rent de pain, l’un mourut apr#s l’autre, etaujourd’!ui celui$ci, c’est le troisi#me, le dernier, qui meurt cause de toi& Car tu as détournémon époux& our que toi, tu sois plus pr#s de l’essence véritable de la divinité, trois en)ants,issus de mes entrailles, sont descendus sous la )roide terre& e jour que je t’appellerai devantle juge des vivants et des morts, que diras$tu pour te dé)endre, !omme orgueilleux, quand jecrierai que leur petit corps, avant de perdre la vie, s’est tordu au milieu de mille tourments,cependant que toi tu jetais des graines aux oiseaux, éloigné de toute sou))rance K Commentexpieras$tu cela, toi qui as entraGné un !omme juste abandonner le travail qui le nourrissait,lui et ses en)ants innocents, dans l’illusion insensée qu’il serait plus pr#s de la divinité enrestant l’écart des !ommes qu’en menant la vie des vivants K 8

3irata était ple, et ses l#vres tremblaient& 0 e n’ai pas su que je poussais d’autres !ommes )aire comme moi& e pensais agir 

 pour moi seul& 0 1( donc est ta sagesse, toi le sage, si tu ignores ce que les en)ants savent déj, c’est$

$dire que tout ce qui se )ait vient de la divinité, que personne ne se soustrait la volonté

divine ni la loi de la )aute K 'u n’as été qu’un orgueilleux, toi qui pensais +tre maGtre de tesactes et pouvoir enseigner autrui& Ce qui )ut douceur pour toi est cause de mon amertume, etta vie est la mort de cet en)ant& 3irata ré)léc!it un instant& uis il s’inclina 2

 0 'a parole est vraie, et je vois que toujours la sou))rance engendre une plus grandeconnaissance de la vérité que la sérénité de tous les sages& Ce que je sais, ce sont desmal!eureux qui me l’ont appris ; ce que j’ai vu, c’est le regard de la douleur qui me l’amontré, le regard du )r#re éternel& e ne me suis pas !umilié devant la divinité, ainsi que je le

 pensais ; au contraire, j’ai été un orgueilleux& e le sais par ta sou))rance que maintenant je partage& ardonne$moi puisque je te )ais cet aveu 2 je me sens coupable envers toi, et aussienvers beaucoup d’autres que j’ignore et sur la destinée de qui j’ai in)lué& Car m+me celui quin’agit pas commet une action qui le rend responsable sur cette terre ; et m+me le solitaire

communique sa vie tous ses )r#res& ardonne$moi, - )emme& e veux quitter la )or+t etrevenir parmi les !ommes, a)in que aratiNa revienne aussi et qu’il éveille en ton sein denouvelles vies pour remplacer celles qui ne sont plus&

Page 75: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 75/76

Dl s’inclina encore une )ois et touc!a des l#vres le bord de sa robe& lors, toute col#rela quitta et ses "eux étonnés le regard#rent s’en aller&

3irata passa encore une nuit dans sa !utte, vit les étoiles naGtre dans la pro)ondeur du)irmament et s’éteindre au matin& .ne derni#re )ois il appela les oiseaux pour leur donner manger et les caressa& uis il prit son bton et sa coquille et, tel qu’il était venu des années et

des années auparavant, il s’en retourna la ville&* peine la nouvelle que le saint !omme avait quitté sa solitude et se trouvait denouveau dans les murs de la cité s’était$elle répandue, que les gens accoururent en )oule detoutes les rues, !eureux de voir celui qu’on avait aper%u si rarement ; toute)ois, une inquiétudesecr#te avait aussi gagné certains l’idée que le retour de celui qui avait approc!é la divinité

 p<t signi)ier l’annonce d’un mal!eur& 3irata s’avan%ait doucement au milieu d’un )lot devénérations ; il e<t voulu répondre au salut des !ommes en leur montrant un visage gai, mais

 pour la premi#re )ois il lui était impossible de retrouver le sourire empreint de douceur, posénagu#re sur ses l#vres 2 son regard restait sév#re et sa bouc!e )ermée&

Dl arriva ainsi dans la cour du palais& ’!eure du Conseil était passée et le roi setrouvait seul& 3irata s’avan%a vers lui, qui se leva pour le prendre dans ses bras& Mais 3irata

s’inclina jusqu’ terre et touc!a l’ourlet de l’!abit du roi en signe de pri#re& 0 'a demande est exaucée, dit celui$ci, avant m+me que tes l#vres la )ormulent& C’est

un !onneur pour moi de pouvoir servir un juste et d’aider un sage& 0 @e m’appelle pas sage, répondit 3irata, car ma voie n’était pas la bonne& ’ai tourné

dans un cercle et me voici de nouveau tes pieds, comme le jour o( je te priai de me délier dema c!arge& e voulais +tre exempt de )aute et je m’abstins de toute action ; mais moi aussi,

 j’étais pris dans le )ilet que les divinités tendent aux +tres terrestres& 0 e me garde de croire ce que tu dis, répondit le roi& Comment aurais$tu pu mal agir

l’égard des !ommes, toi qui t’en es écarté ; comment aurais$tu pu tomber dans la )aute, quandtu vivais pour la divinité K

 0 Ce n’est pas de )a%on consciente que j’ai mal agi ; j’ai )ui la )aute, mais nos piedssont enc!aGnés la terre et nos actes soumis aux ois Eternelles& ’inaction, c’est encorel’action ; il m’était impossible d’éc!apper aux "eux du )r#re éternel envers qui, toujours, nous

 pratiquons sans le vouloir le bien et le mal& ourtant je suis sept )ois coupable, car j’ai )ui ladivinité et me suis re)usé servir les vivants ; je )us un inutile, puisque je me contentaisd’alimenter ma vie et ne rendais service personne& * présent, je veux servir de nouveau&

 0 'on discours est étrange, 3irata ; je ne puis te comprendre& 9is$moi ton désir que jel’accomplisse&

 0 e ne veux plus disposer de ma volonté& Car l’!omme libre de tout n’est pas libre, dem+me que celui qui n’agit pas n’est pas exempt de )aute& :eul est libre celui qui est au servicede quelqu’un, qui abandonne un autre sa volonté, consacre ses )orces un travail et agit sans

questionner& :eule la moitié de l’acte que nous accomplissons est n-tre >uvre véritable ; lecommencement et la )in, la cause et l’e))et, dépendent des divinités& 9ébarrasse$moi de mavolonté, car tout vouloir est con)usion, toute servitude est sagesse 2 )ais que je te remercie, -roi 6

 0 e ne te comprends pas& Dl )aut que je te lib#re, dis$tu, et en m+me temps tudemandes servir& insi, seul est libre qui accepte d’+tre sous les ordres d’un autre et noncelui$l qui commande K e ne saisis pas le sens de tes paroles&

 0 Dl est bon, - mon roi, que ton c>ur ne comprenne pas mon langage& Car comment pourrais$tu encore +tre roi et commander, s’il en était autrement K

e visage du roi s’assombrit de col#re& 0 lors tu penses que le maGtre serait in)érieur au serviteur devant la divinité K

 0 Dl n’est point d’in)érieur ni de supérieur devant elle& Celui qui se borne servir et qui)ait abandon de sa volonté, sans poser de question, s’est débarrassé de toute )aute et l’a

Page 76: Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

8/16/2019 Zweig_stefan-le Chandelier Enterre

http://slidepdf.com/reader/full/zweigstefan-le-chandelier-enterre 76/76

renvo"ée la divinité& Mais qui veut et croit qu’avec la sagesse il lui sera possible d’éviter lemal, celui$l tombe dans la tentation et la )aute&

e visage du roi demeurait sombre& 0 9e cette mani#re, une c!arge en vaut une autre et il n’en est pas de plus élevée ni de

 plus !umble devant la divinité et devant les !ommes K 0 Dl se peut, - mon roi, que certaine )onction paraisse plus élevée aux "eux des

!ommes, mais devant la divinité toutes sont égales&e roi regarda 3irata longtemps et d’un >il dur& :on orgueil se cabrait méc!ammenten son me& Mais lorsqu’il remarqua le visage décrépit du vieillard et les c!eveux blancs quisurmontaient son )ront ridé, l’idée lui vint qu’il était tombé en en)ance avant l’ge, et pour lemettre l’épreuve, il lui dit narquoisement 2

 0 ccepterais$tu d’+tre gardien de c!enil dans mon palais K 3irata s’inclina et baisa lesol en signe de reconnaissance&

* partir de ce jour, le vieillard que le pa"s avait jadis !onoré des quatre noms de lavertu eut la garde du c!enil, dans une grange devant le palais, et il logea dans les sous$solsavec la valetaille& :es )ils rougissaient de lui, ils contournaient lc!ement le c!teau pour ne

 pas le voir et n’+tre pas obligés de reconnaGtre leur parenté devant les autres ; les pr+tres sedétournaient de cet indigne& :eul le peuple s’arr+ta et s’étonna pendant quelques jours, quand

 passait avec la meute celui qui avait été autre)ois le premier de l’empire et qui maintenantétait domestique& Mais comme il ne regardait personne, les gens se dispersaient vite et bient-tils )inirent par ne plus se soucier de lui&

3irata accomplissait consciencieusement sa tc!e depuis le matin rougissant jusqu’auxrougeurs du soir& Dl lavait les babines des b+tes et raclait leur gale ; il leur portait manger,netto"ait leurs nic!es et bala"ait leurs ordures& 7ient-t les c!iens l’aim#rent plus quen’importe quelle personne du palais, et il en était !eureux& :a vieille bouc!e plissée, quirarement s’ouvrait pour parler aux !ommes, avait toujours un sourire devant leur joie, et lesannées qu’il vécut de la sorte, longues et sans grands événements, lui )urent douces& e roimourut avant lui, un autre vint, qui ne )it pas attention lui et qui m+me, un jour, le btonna,

 parce qu’ son passage un c!ien avait grogné& es autres !ommes eux aussi oubli#rent peu  peu qu’il vivait&

/t lorsque son temps )ut accompli et qu’il mourut, 3irata )ut en)oui dans la )osseimmonde o( l’on jetait les domestiques ; ce moment$l il n’était plus personne, parmi le

 peuple, qui se souvGnt de celui que le pa"s avait autre)ois célébré par les quatre noms de lavertu& :es )ils se cac!#rent et pas un pr+tre ne c!anta le c!ant des morts devant sa dépouille&:euls les c!iens !url#rent durant deux jours et deux nuits, puis eux aussi ils oubli#rent 3irata

 0 ce 3irata dont le nom n’est point inscrit dans les c!roniques des princes ni mentionné dansle livre des sages&