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1. Texte A - Madame de Staël, Corinne ou l'Italie, Livre X, chapitre IV, 1807 Texte B - Chateaubriand, Lettre à Julie Récamier, 1829 (texte cité par Jean d'Ormesson dans Mon dernier rêve sera pour vous, 1998). Texte C - Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, III, 1848-1850. Texte D - Annexe : Gérard Genette, « La littérature au second degré » , Palimpsestes, 1982. Texte A - Madame de Staël, Corinne ou l'Italie, 1807. [A Rome, Oswald fait la connaissance de Corinne. Ils visitent ensemble la ville et se rendent, au moment de la Semaine Sainte, à la chapelle Sixtine pour y entendre le Miserere 1 d'Allegri.] Oswald se rendit à la chapelle Sixtine pour entendre le fameux Miserere vanté dans toute l'Europe. Il arriva de jour encore, et vit ces peintures célèbres de Michel- Ange, qui représentent le jugement dernier, avec toute la force effrayante de ce sujet, et du talent qui l'a traité. Michel-Ange s'était pénétré de la lecture du Dante; et le peintre comme le poète représente des êtres mythologiques en présence de Jésus-Christ; mais il fait presque toujours du paganisme le mauvais principe, et c'est sous la forme des démons qu'il caractérise les fables païennes. On aperçoit sur la voûte de la chapelle les Prophètes et les Sibylles appelés en témoignage par les chrétiens; une foule d'anges les entourent, et toute cette voûte ainsi peinte semble rapprocher le ciel de nous; mais ce ciel est sombre et redoutable; le jour perce à peine à travers les vitraux qui jettent sur les tableaux plutôt des ombres que des lumières; l'obscurité agrandit encore les figures déjà si imposantes que Michel-Ange a tracées; l'encens, dont le parfum a quelque chose de funéraire, remplit l'air dans cette enceinte, et toutes les sensations préparent à la plus profonde de toutes, celle que la musique doit produire. Pendant qu'Oswald était absorbé par les réflexions que faisaient naître tous les objets qui l'environnaient, il vit entrer dans la tribune des femmes, derrière la grille qui les sépare des hommes, Corinne qu'il n'espérait pas encore, Corinne vêtue de noir, toute pâle de l'abstinence, et si tremblante dès qu'elle aperçut Oswald, qu'elle fut obligée de s'appuyer sur la balustrade pour avancer : en ce moment, le miserere commença. Les voix, parfaitement exercées à ce chant antique et pur, partent d'une tribune au commencement de la voûte; on ne voit point ceux qui chantent; la musique semble planer dans les airs; à chaque instant la chute du jour rend la chapelle plus sombre. [...] C'était une musique toute religieuse qui conseillait le renoncement à la terre. Corinne se jeta à genoux devant la grille et resta plongée dans la plus profonde méditation; Oswald lui-même disparut à ses yeux. II lui semblait que c'était dans un tel moment d'exaltation qu'on aimerait à mourir, si la séparation de l'âme d'avec le corps ne s'accomplissait point par la douleur; si tout à coup un ange venait enlever sur ses ailes le sentiment et la pensée, étincelles divines qui retourneraient vers leur source : la mort ne serait pour ainsi dire alors qu'un acte spontané du cœur, qu'une prière plus ardente et mieux exaucée. Le miserere, c'est-à-dire ayez pitié de nous, est un psaume composé de versets qui se chantent alternativement d'une manière très différente. Tour à tour une musique céleste se fait entendre, et le verset suivant, dit en récitatif, est murmuré d'un ton sourd et presque rauque; on dirait que c'est la réponse des caractères durs aux cœurs sensibles, que c'est le réel de la vie qui vient flétrir et repousser les vœux des âmes généreuses; et quand ce chœur si doux reprend, on renaît à l'espérance; mais lorsque le verset récité recommence, une sensation de froid saisit de nouveau; ce n'est pas la terreur qui la cause, mais le découragement de l'enthousiasme. Enfin le dernier morceau, plus noble et plus touchant encore que tous les autres, laisse au fond de l'âme une impression douce et pure : Dieu nous accorde cette même impression avant de mourir. On éteint les flambeaux; la nuit s'avance; les figures des Prophètes et des Sibylles apparaissent comme des fantômes enveloppés du crépuscule. Le silence est profond, la parole ferait 1

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1. Texte A - Madame de Staël, Corinne ou l'Italie, Livre X, chapitre IV, 1807Texte B - Chateaubriand, Lettre à Julie Récamier, 1829 (texte cité par Jean d'Ormesson dans Mon dernier rêve sera pour vous, 1998).Texte C - Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, III, 1848-1850.Texte D - Annexe : Gérard Genette, « La littérature au second degré » , Palimpsestes, 1982. Texte A - Madame de Staël, Corinne ou l'Italie, 1807.[A Rome, Oswald fait la connaissance de Corinne. Ils visitent ensemble la ville et se rendent, au moment de la Semaine Sainte, à la chapelle Sixtine pour y entendre le Miserere1 d'Allegri.]  Oswald se rendit à la chapelle Sixtine pour entendre le fameux Miserere vanté dans toute l'Europe. Il arriva de jour encore, et vit ces peintures célèbres de Michel-Ange, qui représentent le jugement dernier, avec toute la force effrayante de ce sujet, et du talent qui l'a traité. Michel-Ange s'était pénétré de la lecture du Dante; et le peintre comme le poète représente des êtres mythologiques en présence de Jésus-Christ; mais il fait presque toujours du paganisme le mauvais principe, et c'est sous la forme des démons qu'il caractérise les fables païennes. On aperçoit sur la voûte de la chapelle les Prophètes et les Sibylles appelés en témoignage par les chrétiens; une foule d'anges les entourent, et toute cette voûte ainsi peinte semble rapprocher le ciel de nous; mais ce ciel est sombre et redoutable; le jour perce à peine à travers les vitraux qui jettent sur les tableaux plutôt des ombres que des lumières; l'obscurité agrandit encore les figures déjà si imposantes que Michel-Ange a tracées; l'encens, dont le parfum a quelque chose de funéraire, remplit l'air dans cette enceinte, et toutes les sensations préparent à la plus profonde de toutes, celle que la musique doit produire. Pendant qu'Oswald était absorbé par les réflexions que faisaient naître tous les objets qui l'environnaient, il vit entrer dans la tribune des femmes, derrière la grille qui les sépare des hommes, Corinne qu'il n'espérait pas encore, Corinne vêtue de noir, toute pâle de l'abstinence, et si tremblante dès qu'elle aperçut Oswald, qu'elle fut obligée de s'appuyer sur la balustrade pour avancer : en ce moment, le miserere commença. Les voix, parfaitement exercées à ce chant antique et pur, partent d'une tribune au commencement de la voûte; on ne voit point ceux qui chantent; la musique semble planer dans les airs; à chaque instant la chute du jour rend la chapelle plus sombre. [...] C'était une musique toute religieuse qui conseillait le renoncement à la terre. Corinne se jeta à genoux devant la grille et resta plongée dans la plus profonde méditation; Oswald lui-même disparut à ses yeux. II lui semblait que c'était dans un tel moment d'exaltation qu'on aimerait à mourir, si la séparation de l'âme d'avec le corps ne s'accomplissait point par la douleur; si tout à coup un ange venait enlever sur ses ailes le sentiment et la pensée, étincelles divines qui retourneraient vers leur source : la mort ne serait pour ainsi dire alors qu'un acte spontané du cœur, qu'une prière plus ardente et mieux exaucée. Le miserere, c'est-à-dire ayez pitié de nous, est un psaume composé de versets qui se chantent alternativement d'une manière très différente. Tour à tour une musique céleste se fait entendre, et le verset suivant, dit en récitatif, est murmuré d'un ton sourd et presque rauque; on dirait que c'est la réponse des caractères durs aux cœurs sensibles, que c'est le réel de la vie qui vient flétrir et repousser les vœux des âmes généreuses; et quand ce chœur si doux reprend, on renaît à l'espérance; mais lorsque le verset récité recommence, une sensation de froid saisit de nouveau; ce n'est pas la terreur qui la cause, mais le découragement de l'enthousiasme. Enfin le dernier morceau, plus noble et plus touchant encore que tous les autres, laisse au fond de l'âme une impression douce et pure : Dieu nous accorde cette même impression avant de mourir. On éteint les flambeaux; la nuit s'avance; les figures des Prophètes et des Sibylles apparaissent comme des fantômes enveloppés du crépuscule. Le silence est profond, la parole ferait un mal insupportable dans cet état de l'âme où tout est intime et intérieur; et quand le dernier son s'éteint, chacun s'en va lentement et sans bruit; chacun semble craindre de rentrer dans les intérêts vulgaires de ce monde.1. Miserere : pièce de musique chantée d'inspiration religieuse. Texte B - Chateaubriand, Lettre à Julie Récamier, 1829.Rome, mercredi 15 avril 1829.  Je commence cette lettre le mercredi saint au soir, au sortir de la chapelle Sixtine, après avoir assisté à Ténèbres1 et entendu chanter le Miserere. Je me souvenais que vous m'aviez parlé de cette belle cérémonie, et j'en étais, à cause de cela, cent fois plus touché. C'est vraiment incomparable. Cette clarté qui meurt par degrés, ces ombres qui enveloppent peu à peu les merveilles de Michel-Ange; tous ces cardinaux à genoux; ce nouveau pape prosterné lui-même au pied de l'autel où, quelques jours avant, j'avais vu son prédécesseur; cet admirable chant de souffrance et de miséricorde s'élevant par intervalles dans le silence et la nuit; l'idée d'un Dieu mourant sur la croix pour expier les crimes et les faiblesses des hommes, Rome et tous ses souvenirs sous la voûte du Vatican. Que n'étiez-vous là avec moi ! J'aime jusqu'à ces cierges dont la lumière étouffée laisse échapper une fumée blanche, image d'une vie subitement éteinte. C'est une

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belle chose que Rome pour tout oublier, pour mépriser tout et pour mourir. Au lieu de cela, le courrier demain m'apportera des lettres, des journaux, des inquiétudes. II faudra vous parler de politique. Quand aurai-je fini de mon avenir et quand n'aurai-je plus à faire dans le monde qu'à vous aimer et à vous consacrer mes derniers jours ?1. Ténèbres : office du soir célébré pendant la Semaine sainte. Texte C - Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, livre III, 1848-1850.Mercredi saint, 15 avril.  Je sors de la chapelle Sixtine, après avoir assisté à Ténèbres et entendu chanter le Miserere. Je me souvenais que vous m'aviez parlé de cette cérémonie et j'en étais, à cause de cela, cent fois plus touché. Le jour s'affaiblissait, les ombres envahissaient lentement les fresques de la chapelle et l'on n'apercevait plus que quelques grands traits du pinceau de Michel-Ange. Les cierges, tour à tour éteints, laissaient échapper de leur lumière étouffée une légère fumée blanche, image assez naturelle de la vie que l'Écriture compare à une petite vapeur. Les cardinaux étaient à genoux, le nouveau pape prosterné au même autel où quelques jours avant j'avais vu son prédécesseur; l'admirable prière de pénitence et de miséricorde, qui avait succédé aux lamentations du prophète, s'élevait par intervalles dans le silence et la nuit. On se sentait accablé sous le grand mystère d'un Dieu mourant pour effacer les crimes des hommes. La catholique héritière sur ses sept collines était là avec tous ses souvenirs; mais, au lieu de ces pontifes puissants, de ces cardinaux qui disputaient la préséance aux monarques, un pauvre vieux pape paralytique, sans famille et sans appui, des princes de l'Église sans éclat, annonçaient la fin d'une puissance qui civilisa le monde moderne. Les chefs-d'œuvre des arts disparaissaient avec elle, s'effaçaient sur les murs et sur les voûtes du Vatican, palais à demi abandonné. Des étrangers curieux, séparés de l'unité de l'Église, assistaient en passant à la cérémonie et remplaçaient la communauté des fidèles. Une double tristesse s'emparait du cœur. Rome chrétienne en commémorant l'agonie de Jésus-Christ avait l'air de célébrer la sienne, de redire pour la nouvelle Jérusalem les paroles que Jérémie1 adressait à l'ancienne. C'est une belle chose que Rome pour tout oublier, mépriser tout et mourir.1. Jérémie : prophète biblique qui fut témoin de la chute de Jérusalem. Texte D - Annexe : Gérard Genette, « La littérature au second degré », Palimpsestes, 1982.  Un palimpseste est un parchemin dont on a gratté la première inscription pour en tracer une autre, qui ne la cache pas tout à fait, en sorte qu'on peut y lire, par transparence, l'ancien sous le nouveau. On entendra donc, au figuré, par palimpsestes (plus littéralement : hypertextes), toutes les œuvres dérivées d'une œuvre antérieure, par transformation ou par imitation. De cette littérature au second degré, qui s'écrit en lisant, la place et l'action dans le champ littéraire sont généralement, et fâcheusement, méconnues. On entreprend ici d'explorer ce territoire. Un texte peut toujours en lire un autre, et ainsi de suite jusqu'à la fin des textes. Celui-ci n'échappe pas à la règle : il l'expose et s'y expose. Lira bien qui lira le dernier. I - APRÈS AVOIR PRIS CONNAISSANCE DE L'ENSEMBLE DES TEXTES, VOUS RÉPONDREZ À LA QUESTION SUIVANTE.  (4 points)Quels sont les éléments purement informatifs concernant le Miserere ?Il -  VOUS TRAITEREZ ENSUITE UN DES TROIS SUJETS SUIVANTS AU CHOIX. (16 points) Commentaire :Vous commenterez l'extrait des Mémoires d'outre-tombe. Dissertation :En vous appuyant sur les textes du corpus, les œuvres que vous avez étudiées en classe et vos lectures personnelles, vous vous demanderez dans quelle mesure les œuvres littéraires ou artistiques sont des « œuvres dérivées d'une œuvre antérieure par transformation ou par imitation ». (Texte en annexe). Invention :Vous avez assisté à un concert ou à un spectacle qui vous a profondément marqué. Vous en faites le compte rendu pour un journal local en insistant sur les circonstances de l'événement, sur son déroulement et sur l'effet qu'il a produit sur vous.

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2.Texte A - Molière, Dom Juan (première représentation le 15 février 1665), Acte V, extrait de la scène 5 et scène 6.Texte B - Charles Baudelaire, «Don Juan aux Enfers», Les Fleurs du Mal, 1857.Texte C - Jules Barbey d'Aurevilly, «Le plus bel amour de Don Juan», Les Diaboliques, 1874.Texte D - Guy de Maupassant, Mont-Oriol, 1887.Annexe - Michel Tournier, «Le miroir des idées», extrait de Don Juan et Casanova, 1994. Texte A - Molière, Dom Juan, 1665. Scène 5 - Don Juan, Sganarelle, un spectre.[Visitant le tombeau du Commandeur qu'il a tué en duel, Don Juan se moque du monument, en particulier de sa statue "en habit d'empereur romain". Par dérision, il invite la statue à venir partager son souper avec lui, mais la statue répond effectivement à l'invitation et invite à son tour Don Juan pour le lendemain. Juste avant l'apparition de la statue, un spectre se manifeste et annonce à Don Juan qu'il est perdu s'il ne se repent pas.]DON JUANNon, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si c'est un corps ou un esprit.(Le spectre s'envole dans le temps que Don Juan le veut frapper.)SGANARELLEAh ! Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.DON JUANNon, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir. Allons, suis-moi.Scène 6 - La statue, Don Juan, Sganarelle.LA STATUEArrêtez, Don Juan: vous m'avez hier donné parole de venir manger avec moi.DON JUANOui. Où faut-il aller ?LA STATUEDonnez-moi la main.DON JUANLa voilà.LA STATUEDon Juan, l'endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l'on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.DON JUANO Ciel ! que sens-je ? un feu invisible me brûle, je n'en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah !(Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Don Juan; la terre s'ouvre et l'abîme1; et il sort de grands feux de l'endroit où il est tombé.)SGANARELLEAh ! mes gages! mes gages2 ! Voilà par sa mort un chacun satisfait. Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content; il n'y a que moi seul de malheureux, qui, après tant d'années de service, n'ai point d'autre récompense que de voir à mes yeux l'impiété de mon maître punie par le plus épouvantable châtiment du monde. Mes gages ! mes gages ! mes gages ! 1. l'abîme : l'engloutit.2. mes gages : mon salaire.  Texte B - Charles Baudelaire, «Don Juan aux Enfers», Les Fleurs du Mal, 1857.Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraineEt lorsqu'il eut donné son obole à Charon1,Un sombre mendiant, œil fier comme Antisthène2,D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron. Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,Des femmes se tordaient sous le noir firmament,Et, comme un grand troupeau de victimes offertes, Derrière lui traînaient un long mugissement. Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,Tandis que Don Luis3 avec un doigt tremblant Montrait à tous les morts errant sur les rivagesLe fils audacieux qui railla son front blanc.

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Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire4,Près de l'époux perfide et qui fut son amant,Semblait lui réclamer un suprême sourireOù brillât la douceur de son premier serment.Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre Se tenait à la barre et coupait le flot noir,Mais le calme héros, courbé sur sa rapière5

Regardait le sillage et ne daignait rien voir . 1. Dans le mythe antique, Charon est celui qui transporte les morts dans le monde des Enfers; les morts doivent lui donner une "obole", c'est-à-dire une pièce de monnaie. Normalement, c'est Charon lui-même qui conduit la barque.2. Antisthène était un philosophe de l'antiquité; pour lui, l'homme libre est celui qui a su dominer ses désirs, qui ne se préoccupe pas des convenances ou des devoirs imposés par la société, mais qui se conforme à une vertu idéale.3. Don Louis est le père de Don Juan; subissant ses reproches, ce dernier lui répond avec insolence ou avec hypocrisie.4. Elvire est une religieuse que Don Juan a séduite et enlevée après lui avoir promis de l'épouser.5. Une rapière est une longue épée.  Texte C - Jules Barbey d'Aurevilly, «Le plus bel amour de Don Juan», Les Diaboliques, 1874. [Dans la deuxième partie de sa nouvelle, le narrateur fait à la marquise Guy de Ruy le récit du souper que douze anciennes maîtresses du comte de Ravila de Ravilès ont décidé de lui offrir ensemble. Dans le passage suivant, il présente le comte].   Le comte de Ravila de Ravilès [...] était bien l'incarnation de tous les séducteurs dont il est parlé dans les romans et dans l'histoire, et la marquise Guy de Ruy, - une vieille mécontente, aux yeux bleus, froids et affilés1, mais moins froids que son cœur et moins affilés que son esprit, - convenait elle-même que, dans ce temps, où la question des femmes perd chaque jour de son importance, s'il y avait quelqu'un qui pût rappeler Don Juan, à coup sûr ce devait être lui ! Malheureusement, c'était Don Juan au cinquième acte. [...] Ravila avait eu cette beauté particulière à la race Juan, - à cette mystérieuse race qui ne procède pas de père en fils, comme les autres, mais qui apparaît çà et là, à de certaines distances, dans les familles de l'humanité.  C'était la vraie beauté, - la beauté insolente, joyeuse, impériale, juanesque enfin; le mot dit tout et dispense de la description; et - avait-il fait un pacte avec le diable ? - il l'avait toujours... Seulement, Dieu retrouvait son compte; les griffes de tigre de la vie commençaient à lui rayer ce front divin, couronné des roses de tant de lèvres, et sur ses larges tempes impies apparaissaient les premiers cheveux blancs qui annoncent l'invasion prochaine des Barbares et la fin de l'Empire... Il les portait, du reste, avec l'impassibilité de l'orgueil surexcité par la puissance; mais les femmes qui l'avaient aimé les regardaient parfois avec mélancolie. Qui sait ? elles regardaient peut-être l'heure qu'il était pour elles à ce front ? Hélas, pour elles comme pour lui, c'était l'heure du terrible souper avec le froid Commandeur de marbre blanc, après lequel il n'y a plus que l'enfer, - l'enfer de la vieillesse, en attendant l'autre ! 1. Synonyme d' "aiguisés". Texte D - Guy de Maupassant, Mont-Oriol, 1887.  Gontran, depuis deux ans, était harcelé par des besoins d'argent qui lui gâtaient l'existence. Tant qu'il avait mangé la fortune de sa mère, il s'était laissé vivre avec la nonchalance et l'indifférence héritées de son père, dans ce milieu de jeunes gens, riches, blasés et corrompus, qu'on cite dans les journaux chaque matin, qui sont du monde et y vont peu, et prennent à la fréquentation des femmes galantes des mœurs et des cœurs de filles1 .  Ils étaient une douzaine du même groupe qu'on retrouvait tous les soirs au même café, sur le boulevard, entre minuit et trois heures du matin. Fort élégants, toujours en habit et en gilet blanc, portant des boutons de chemise de vingt louis changés chaque mois et achetés chez les premiers bijoutiers, ils vivaient avec l'unique souci de s'amuser, de cueillir des femmes, de faire parler d'eux et de trouver de l'argent par tous les moyens possibles.  Comme ils ne savaient rien que les scandales de la veille, les échos d'alcôves et des écuries, les duels et les histoires de jeux, tout l'horizon de leur pensée était fermé par ces murailles.  Ils avaient eu toutes les femmes cotées sur le marché galant, se les étaient passées, se les étaient cédées, se les étaient prêtées, et causaient entre eux de leurs mérites amoureux comme des qualités d'un cheval de course. Ils fréquentaient aussi le monde bruyant et titré dont on parle, et dont les femmes, presque toutes entretenaient des liaisons connues, sous l'oeil indifférent, ou détourné, ou fermé, ou peu clairvoyant du mari; et ils les jugeaient, ces femmes, comme les autres, les confondaient dans leur estime, tout en établissant une légère différence due à la naissance et au rang social.  A force d'employer des ruses pour trouver l'argent nécessaire à leur vie, de tromper les usuriers2, d'emprunter de tous côtés, d'éconduire les fournisseurs, de rire au nez du tailleur apportant tous les six mois une note grossie de trois mille francs3, d'entendre les filles conter leurs roueries4 de femelles avides, de voir tricher dans les cercles, de se savoir, de se sentir volés eux-mêmes par tout

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le monde, par les domestiques, les marchands, les grands restaurateurs et autres, de connaître et de mettre la main dans certains tripotages de bourse ou d'affaires louches pour en tirer quelques louis, leur sens moral s'était émoussé, s'était usé, et leur seul point d'honneur consistait à se battre en duel dès qu'ils se sentaient soupçonnés de toutes les choses dont ils étaient capables ou coupables.  Tous, ou presque tous devaient finir, au bout de quelques ans de cette existence, par un mariage riche, ou par un scandale, ou par un suicide, ou par une disparition mystérieuse, aussi complète que la mort. 1. femmes galantes, filles : prostituées.2. les usuriers : les gens qui leur prêtent de l'argent à intérêt.3. Une scène célèbre de la pièce de Molière montre Don Juan en train de recevoir avec une fausse sympathie M. Dimanche, un marchand à qui il doit de l'argent, et de le faire partir sans le payer.4. leurs roueries : leurs ruses cyniques.  Annexe - Michel Tournier, «Le miroir des idées», Don Juan et Casanova, 1994. [Dans son livre, M. Tournier expose les réflexions que lui inspirent des notions ou des personnages présentés en "miroir" par paires ou par couples complémentaires. Voici les deux premiers paragraphes du passage consacré à Don Juan et Casanova.]  Ce sont les grands séducteurs de notre imagerie occidentale. Mais Don Juan est issu de l'Espagne classique, et Casanova de la Venise romantique, deux mondes totalement opposés. Lorsque Tirso de Molina écrit en 1630 sa comédie sans prétention Le Trompeur de Séville, il ignore qu'il vient d'inventer l'un des grands mythes modernes. Don Juan lui échappera et peuplera d'autres comédies, des opéras, des romans. C'est le propre des personnages mythiques de déborder ainsi leur berceau natal et d'acquérir une dimension et des significations que leur auteur n'avait pas soupçonnées. Tels furent après Don Juan, Robinson Crusoe et Werther .  Pour Don Juan, le sexe est une force anarchique qui affronte l'ordre sous toutes ses formes, ordre social, ordre moral et surtout religieux. Les comédies où il apparaît ressemblent toutes à une chasse à courre où il joue le rôle du cerf, poursuivi par une meute de femmes, de pères nobles, de maris trompés et de créanciers. Elle se termine dans un cimetière par un hallali1 et la mise à mort du grand mâle sauvage. 1. L 'hallali est le moment de la chasse où l'animal poursuivi est rejoint et cerné.  

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ÉCRITUREI. Vous répondrez d'abord à la question suivante (4 points) : En allant à l'essentiel, précisez ce qui caractérise le personnage de Don Juan et ses transpositions dans les textes proposés ci-dessus. ll. Vous traiterez ensuite un de ces sujets au choix (16 points) : Commentaire : Commentez le texte de Maupassant (D) à partir de la phrase: "Ils étaient une douzaine..." Dissertation :   A propos de Don Juan, Michel Tournier en vient à écrire : « C'est le propre des personnages mythiques de déborder ainsi leur berceau natal et d'acquérir une dimension et des significations que leur auteur n'avait pas soupçonnées.»  En prenant librement appui sur les textes qui vous sont proposés, ceux que vous avez étudiés et vos connaissances personnelles, vous expliquerez sous la forme d'un développement organisé pourquoi certains mythes ou certains "personnages mythiques" continuent d'inspirer les créateurs et d'intéresser leur public longtemps après leur apparition. Invention :  Vous proposez un article sur le sujet des réécritures au directeur d'un journal. Vous analysez dans votre texte le principe des réécritures et l'intérêt qu'elles présentent.  Dans votre démarche, vous vous efforcez évidemment d'illustrer vos explications. Vous exploitez donc vos connaissances personnelles, ainsi que l'exemple fourni par les textes présentés ci-dessus; vous vous appuyez éventuellement sur des exemples empruntés à d'autres formes d'expression artistique.  

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3. Texte A -  Sophocle : Antigone (441 av. J.C.)Texte B - Jean Anouilh : Antigone (1944)Texte C - Henry Bauchau : Antigone (1997). Texte A - Sophocle : Antigone (vers 474 à 511).[Créon, qui dirige Thèbes, a édicté un décret interdisant que l'on enterre Polynice, frère d'Antigone et d'Ismène, parce qu'il a porté les armes contre sa cité. Antigone a transgressé cette loi.]CRÉONApprends que c'est le manque de souplesse, le plus souvent, qui nous fait trébucher. Le fer massif, si tu le durcis au feu, tu le vois presque toujours éclater et se rompre. Mais je sais aussi qu'un léger frein a bientôt raison des chevaux rétifs. Oui, l'orgueil sied mal à qui dépend du bon plaisir d'autrui. Celle-ci savait parfaitement ce qu'elle faisait quand elle s'est mise au-dessus de la loi. Son forfait accompli, elle pèche une seconde fois par outrecuidance lorsqu'elle s'en fait gloire et sourit à son œuvre. En vérité‚ de nous deux, c'est elle qui serait l'homme si je la laissais triompher impunément. Elle est ma nièce, mais me touchât-elle par le sang de plus près que tous les miens, ni elle ni sa sœur n'échapperont au châtiment capital. Car j'accuse également Ismène d'avoir comploté avec elle cette inhumation. Qu'on l'appelle : je l'ai rencontrée tout à l'heure dans le palais l'air égaré, hors d'elle. Or ceux qui trament dans l'ombre quelque mauvais dessein se trahissent toujours par leur agitation... Mais ce que je déteste, c'est qu'un coupable, quand il se voit pris sur le fait, cherche à peindre son crime en beau.ANTIGONEJe suis ta prisonnière; tu vas me mettre à mort : que te faut-il de plus ?CRÉONRien, ce châtiment me satisfait.ANTIGONEAlors pourquoi tardes-tu ? Tout ce que tu me dis m'est odieux, - je m'en voudrais du contraire - et il n'est rien en moi qui ne te blesse. En vérité, pouvais-je m'acquérir plus d'honneur qu'en mettant mon frère au tombeau ? Tous ceux qui m'entendent oseraient m'approuver, si la crainte ne leur fermait la bouche. Car la tyrannie, entre autres privilèges, peut faire et dire ce qu'il lui plaît.CRÉONTu es seule, à Thèbes, à professer de pareilles opinions.ANTIGONE, désignant le choeur.Ils pensent comme moi, mais ils se mordent les lèvres.CRÉONNe rougis-tu pas de t'écarter du sentiment commun ?ANTIGONEII n'y a point de honte à honorer ceux de notre sang. Texte B - Jean Anouilh  Antigone, 1944.CRÉON, la secoueTe tairas-tu enfin ?ANTIGONEPourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j'ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais ? Tu sais que j'ai raison, mais tu ne l'avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.CRÉONLe tien et le mien, oui, imbécileANTIGONEVous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, - et que ce soit entier - ou alors je refuse ! je ne veux pas être modeste, moi, me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite - ou mourir.CRÉONAllez, commence, commence, comme ton père !ANTIGONEComme mon père, oui ! Nous sommes de ceux qui posent les questions jusqu'au bout. Jusqu'à ce qu'il ne reste vraiment plus la petite chance d'espoir vivante, la plus petite chance d'espoir à étrangler. Nous sommes de ceux qui lui sautent dessus quand ils le rencontrent, votre espoir, votre cher espoir, votre sale espoir !CRÉONTais-toi ! Si tu te voyais criant ces mots, tu es laide. 

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Texte C - Henry Bauchau : Antigone, 1997.[C'est Antigone qui raconte.]   Créon s'impatiente et ordonne à Ismène de prendre place de l'autre côté de la salle. Il y a de nouveau en face de nous la falaise ou le rempart livide derrière lequel se dissimulent le roi vautour et ses mangeurs de cadavres. Il énumère un à un les crimes de Polynice et déclare que la loi, condamnant les corps des traîtres à pourrir sans sépulture hors des murs de la cité, est la plus antique, la plus vénérable des lois de la Grèce.   Repliée sur moi-même je me tais, comme le veut Ismène, je me tais de toutes mes forces.   C'est en finissant que le Grand Proférateur1 énonce la véritable accusation :   "Tout le monde à Thèbes m'obéit, sauf toi, une femme !"   Ismène, d'un cillement des yeux, m'avertit : Nous y voilà !   Nous y sommes, c'est vrai et je voudrais me taire encore mais cette fois je ne puis plus déguiser ma pensée. Mes yeux que le soleil fait larmoyer, ne peuvent plus discerner dans les formes de pierre le véritable Créon, et c'est à voix basse, peut-être pour lui seul, que je trouve la force de dire :   "Je ne refuse pas les lois de la cité, ce sont des lois pour les vivants, elles ne peuvent s'imposer aux morts. Pour ceux-ci il existe une autre loi qui est inscrite dans le corps des femmes. Tous nos corps, ceux des vivants et ceux des morts, sont nés un jour d'une femme, ils ont été portés, soignés, chéris par elle. Une intime certitude assure aux femmes que ces corps, lorsque la vie les quitte, ont droit aux honneurs funèbres et à entrer à la fois dans l'oubli et l'infini respect. Nous savons cela, nous le savons sans que nul ne l'enseigne ou l'ordonne."    La grande falaise royale s'élève et occupe tout l'horizon tandis qu'en face de moi le personnage crispé de Créon proclame :    " A Thèbes il n'y a qu'une seule loi et jamais une femme n'y fera prévaloir la sienne."    Il se tourne vers ses assesseurs :    "Vous l'avez entendue, que dit la loi ?"    Ils s'inclinent et leurs voix répondent en écho :    "La mort."1. Il s'agit de Créon. ÉCRITUREI. Vous répondrez d'abord à la question suivante (4 points) :  A partir de ces trois textes, vous caractériserez le personnage d'Antigone.Il. Vous traiterez ensuite un des trois sujets suivants (16 points) : Commentaire :Vous commenterez le texte C. Dissertation :Réécrire, est-ce imiter ou innover ?Vous répondrez à cette question en un développement composé prenant appui sur les textes de ce corpus, sur les textes étudiés en classe et sur vos propres lectures. Invention :Face à Antigone, Ismène sa sœur défend à son tour "les lois de la cité" (texte C). Écrivez le dialogue de type théâtral qui oppose les deux personnages.

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4. Texte A - Daniel Defoe : Robinson Crusoé (1719)Texte B - Saint-John Perse, "La Ville", Images à Crusoé, (Éloges, 1911)Texte C - Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, 1921Texte D - Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967. Texte A - Daniel Defoe : Robinson Crusoé (1719).[Dans son roman, l'anglais Daniel Defoe raconte l'histoire d'un de ses compatriotes Robinson Crusoé qu'un naufrage aurait jeté sur une île déserte pour de très longues années.]     Au bout d'environ dix ou douze jours que j'étais là, il me vint à l'esprit que je perdrais la connaissance du temps, faute de livres, de plumes et d'encre, et même que je ne pourrais plus distinguer les dimanches des jours ouvrables. Pour éviter cette confusion, j'érigeai sur le rivage où j'avais pris terre pour la première fois, un gros poteau en forme de croix, sur lequel je gravai avec mon couteau, en lettres capitales, cette inscription : J'ABORDAI ICI LE 30 SEPTEMBRE 1659     Sur les côtés de ce poteau carré, je faisais tous les jours une hoche1, chaque septième hoche avait le double de la longueur des autres, et tous les premiers du mois j'en marquais une plus longue encore. Par ce moyen, j'entretins mon calendrier, ou le calcul de mon temps, divisé par semaines, mois et années.     C'est ici le lieu d'observer que, parmi le grand nombre de choses que j'enlevai du vaisseau, dans les différents voyages que j'y fis, je me procurai beaucoup d'articles de moindre valeur, mais non pas d'un moindre usage pour moi, et que j'ai négligé de mentionner précédemment ; comme, par exemple, des plumes, de l'encre, du papier et quelques autres objets serrés dans les cabines du capitaine, du second, du canonnier et du charpentier ; trois ou quatre compas, des instruments de mathématiques, des cadrans, des lunettes d'approche, des cartes et des livres de navigation, que j'avais pris pêle-mêle sans savoir si j'en aurais besoin ou non.     Je trouvai aussi trois fort bonnes bibles que j'avais reçues d'Angleterre avec ma cargaison, et que j'avais emballées avec mes hardes ; en outre, quelques livres portugais, deux ou trois de prières catholiques, et divers autres volumes que je conservai soigneusement.     J'entrepris de me fabriquer les meubles indispensables dont j'avais le plus besoin, spécialement une chaise et une table. Sans cela je ne pouvais jouir du peu de bien-être que j'avais en ce monde ; sans une table, je n'aurai pu écrire ou manger, ni faire quantité de choses avec tant de plaisir.     Ce fut seulement alors que je me mis à tenir un journal de mon occupation de chaque jour ; car dans les commencements, j'étais trop embarrassé de travaux et j'avais l'esprit dans un trop grand trouble ; mon journal n'eut été rempli que de choses attristantes. Par exemple, il aurait fallu que je parlasse ainsi : "Le 30 septembre, après avoir gagné le rivage ; après avoir échappé à la mort, au lieu de remercier Dieu de ma délivrance, ayant rendu d'abord une grande quantité d'eau salée, et m'étant assez bien remis, je courus çà et là sur le rivage, tordant mes mains, frappant mon front et ma face, invectivant contre ma misère, et criant : "Je me suis perdu ! perdu !..." jusqu'à ce qu'affaibli et harassé, je fusse forcé de m'étendre sur le sol, où je n'osai pas dormir de peur d'être dévoré."     Ayant surmonté ces faiblesses, mon domicile et mon ameublement étant établis aussi bien que possible, je commençai mon journal dont je vais ici vous donner la copie (encore qu'il comporte la répétition de tous les détails précédents) aussi loin que je pus le poursuivre ; car mon encre une fois usée, je fus dans la nécessité de l'interrompre.1. Encoche Texte B - Saint-John Perse, "La Ville", Images à Crusoé (Éloges, 1911).[Le poète Saint-John Perse, dans son recueil Images à Crusoé, imagine Robinson retourné à la civilisation et méditant sur son séjour dans l'île.]LA VILLE[...]     Crusoé ! - ce soir près de ton Île, le ciel qui se rapproche louangera la mer, et le silence multipliera l'exclamation des astres solitaires.     Tire les rideaux; n'allume point :C'est le soir sur ton Île et à l'entour, ici et là, partout où s'arrondit le vase sans défaut de la mer ; c'est le soir couleur de paupières, sur les chemins tissés du ciel et de la mer.     Tout est salé, tout est visqueux et lourd comme la vie des plasmes1.     L'oiseau se berce dans sa plume, sous un rêve huileux ; le fruit creux, sourd2 d'insectes, tombe dans l'eau des criques, fouillant son bruit.     L'île s'endort au cirque des eaux vastes, lavée des courants chauds et des laitances grasses, dont la fréquentation des vases somptueuses.     Sous les palétuviers3 qui la propagent, des poissons lents parmi la boue ont délivré des bulles avec leur tête plate ; et d'autres qui sont lents, tâchés comme des reptiles, veillent. - Les vases sont

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fécondés - Entends claquer les bêtes creuses dans leurs coques - Il y a sur un morceau de ciel vert une fumée hâtive qui est le vol emmêlé des moustiques - Les criquets sous les feuilles s'appellent doucement - Et d'autres bêtes qui sont douces, attentives au soir, chantent un chant plus pur que l'annonce des pluies : c'est la déglutition de deux perles gonflant leur gosier jaune...     Vagissement des eaux tournantes et lumineuses !     Corolles, bouches des moires4 : le deuil qui point5 et s'épanouit ! Ce sont de grandes fleurs mouvantes en voyage, des fleurs vivantes à jamais, et qui ne cesseront de croître par le monde...     Ô la couleur des brises circulant sur les eaux calmes,      les palmes des palmiers qui bougent !     Et pas un aboiement lointain de chien qui signifie la hutte ; qui signifie la hutte et la fumée du soir et les trois pierres noires sous l'odeur de piment.     Mais les chauves-souris découpent le soir mol à petit cris.     Joie ! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel !     ... Crusoé ! tu es là ! Et ta face est offerte aux signes de la nuit, comme une plume renversée.1. plasmes : fluides vitaux.2. sourd : présent du verbe sourdre qui signifie "jaillir".3. palétuviers : arbres exotiques.4. moires : étoffes aux reflets changeants ; terme ici employé comme image.5. point : présent du verbe poindre, qui signifie "surgir". Texte C - Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique (1921). [Nouveau Robinson, Suzanne se retrouve, après un naufrage, sur une île déserte, elle y découvre des objets abandonnés par un marin allemand échoué là avant elle : parmi ceux ci, un exemplaire de Robinson Crusoé, dans la lecture duquel elle se plonge aussitôt.]     Ce puritain accablé de raison, avec la certitude qu'il était l'unique jouet de la Providence, ne se confiait pas à elle une seule minute. A chaque instant pendant dix huit années, comme s'il était toujours sur son radeau, il attachait des ficelles, il sciait des pieux, il clouait des planches. Cet homme hardi frissonnait de peur sans arrêt, et n'osa qu'au bout de treize ans reconnaître toute son île. Ce marin qui voyait de son promontoire à l'œil nu les brumes d'un continent, alors que j'avais nagé au bout de quelques mois dans tout l'archipel, jamais n'eut l'idée de partir vers lui. Maladroit, creusant des bateaux au centre de l'île marchant toujours sur l'équateur avec des ombrelles comme un fil de fer. Méticuleux, connaissant le nom de tous les plus inutiles objets d'Europe, et n'ayant de cesse qu'il n'eût appris tous les métiers. Il lui fallait une table pour manger, une chaise pour écrire, des brouettes, dix espèces de paniers (et il désespéra de ne pouvoir réussir la onzième), plus de filets à provisions que n'en veut une ménagère les jours de marché, trois genres de faucilles et faux, et un crible, et des roues à repasser, et une herse, et un mortier, et un tamis. Et des jarres, carrées, ovales et rondes, et des écuelles, et un miroir, et toutes les casseroles. Encombrant déjà sa pauvre île, comme sa nation plus tard allait faire le monde, de pacotille et de fer-blanc. Le livre était plein de gravures, pas une ne me le montrât au repos : c'était Robinson bêchant, ou cousant, ou préparant onze fusils dans un mur à meurtrières, disposant un mannequin pour effrayer les oiseaux. Toujours agité, non comme s'il était séparé des humains, mais comme s'il était brouillé avec eux, et ne connaissant aucun des deux périls de la solitude, du suicide et la folie. Le seul homme peut-être, tant je le trouvais tatillon et superstitieux que je n'aurais pas aimé rencontrer dans une île.  Texte D - Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967).  [Vendredi, surpris par Robinson en train de fumer en cachette, a provoqué, sans le vouloir, un gigantesque incendie qui détruit tout ce que Robinson avait entrepris de construire.]     Robinson regardait autour de lui d'un air hébété, et machinalement il se mit à ramasser les objets que la grotte avait vomis avant de se refermer. Il y avait des hardes déchirées, un mousquet au canon tordu, des fragments de poterie, des sacs troués, des couffins crevés. Il examinait chacune des ces épaves et allait la placer délicatement au pied du cèdre géant. Vendredi l'imitait plus qu'il ne l'aidait, car répugnant naturellement à réparer et à conserver, il achevait généralement de détruire les objets endommagés. Robinson n'avait pas la force de s'en irriter, et il ne broncha même pas lorsqu'il le vit disperser à pleines poignées un peu de blé qu'il avait trouvé au fond d'une urne.     Le soir tombait, et il venait enfin de trouver un objet intact - la longue vue - lorsqu'ils découvrirent le cadavre de Tenn1 au pied d'un arbre. Vendredi le palpa longuement. Il n'avait rien de brisé, il n'avait même rien du tout apparemment, mais il était indiscutablement mort. Pauvre Tenn, si vieux, si fidèle, l'explosion l'avait peut-être fait mourir tout simplement de peur ! Ils se promirent de l'enterrer dès le lendemain. Le vent se leva. Ils allèrent ensemble se laver dans la mer, puis ils dînèrent d'un ananas sauvage - et Robinson se souvint que c'était la première nourriture qu'il eût pris dans l'île le lendemain de son naufrage. Ne sachant pas où dormir, ils s'étendirent tous deux sous le grand cèdre, parmi leurs reliques. Le ciel était clair, mais une forte brise nord-ouest tourmentait la cime des arbres. Pourtant les lourdes branches du cèdre ne participaient pas au palabre de la forêt, et Robinson, étendu sur le dos, voyait leur silhouette

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immobile et dentelée se découper à l'encre de Chine au milieu des étoiles.     Ainsi Vendredi avait eu raison finalement d'un état de choses qu'il détestait de toutes ses forces. Certes, il n'avait pas provoqué volontairement la catastrophe. Robinson savait depuis longtemps combien cette notion de volonté s'appliquait mal à la conduite de son compagnon... Moins qu'une volonté libre et lucide prenant ses décisions de propos délibéré, Vendredi était une nature dont découlaient des actes, et les conséquences de ceux-ci lui ressemblaient comme des enfants ressemblent à leur mère. Rien apparemment n'avait pu jusqu'ici influencer le cours de cette génération spontanée. Sur ce point particulièrement profond, il se rendait compte que son influence sur l'Araucan2 avait été nulle. Vendredi avait imperturbablement - et inconsciemment - préparé puis provoqué le cataclysme qui préluderait à l'avènement d'une ère nouvelle, c'était sans doute dans la nature même de Vendredi qu'il fallait chercher à en lire l'annonce. Robinson était encore trop prisonnier du vieil homme pour pouvoir prévoir quoi que ce fût. Car ce qui les opposait l'un à l'autre dépassait - et englobait en même temps - l'antagonisme souvent décrit entre l'Anglais méthodique, avare et mélancolique, et le "natif" primesautier3, prodigue4 et rieur. Vendredi répugnait par nature à cet ordre terrestre que Robinson en paysan et en administrateur avait instauré sur l'île, et auquel il avait dû de survivre.1. Tenn : nom du chien de Robinson.2. Araucan : nom de la tribu dont est issu Vendredi.3. primesautier : spontané.4. prodigue : qui n'accorde aucun prix aux biens matériels. I - Après avoir lu les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante :  (4 points)Quelles sont les principales modifications que subit le personnage de Robinson au fil des réécritures successives ?Vous vous appuierez dans votre réponse sur des citations précises.Il -  Vous traiterez ensuite un des trois sujets suivants au choix :  (16 points) Commentaire :Vous ferez le commentaire du texte de Saint-John Perse (texte B). Dissertation : Une œuvre inspirée ou adaptée d'une autre place le public dans une certaine attente, qui sera, selon le cas, satisfaite ou déçue. Préférez-vous retrouver dans une réécriture ce que vous connaissez déjà de l'œuvre originale ou vous laisser surprendre ?Vous répondrez à cette question en un développement argumenté qui prendra appui sur les textes du corpus, ceux que vous avez étudiés pendant l'année et vos lectures personnelles. Écriture d’invention : "Ayant surmonté ces faiblesses, mon domicile et mon ameublement étant établis aussi bien que possible, je commençai mon journal dont je vais vous donner la copie", dit le Robinson de Daniel Defoe. (Texte A) Vous rédigerez deux ou trois pages de ce journal dans lesquelles Robinson Crusoé, à partir des événements de sa vie quotidienne sur l'île, réfléchit à la condition de tout naufragé. Vous pourrez utiliser librement les indications données par les textes du corpus. Vous pourrez également avoir recours à des éléments que vous imaginerez.

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5. Texte A - Francis Jammes : Prière pour aller au Paradis avec les ânes (Le Deuil des primevères, 1901)Texte B - Guy Goffette : Prière pour aller au paradis avec Jammes (Le Pêcheur d'eau, 1995)Annexe - Jacques Borel : postface au recueil de Guy Goffette Éloge pour une cuisine de province (1988). Texte A - Francis Jammes : Prière pour aller au Paradis avec les ânes (Le Deuil des primevères, 1901).[Le poète Francis Jammes (1868-1938) a vécu toute sa vie au pied des Pyrénées, principalement à Orthez.]Lorsqu'il faudra aller vers Vous, ô mon Dieu, faitesque ce soit par un jour où la campagne en fêtepoudroiera. Je désire, ainsi que je fis ici-bas,choisir un chemin pour aller, comme il me plaira,au Paradis, où sont en plein jour les étoiles.Je prendrai mon bâton et sur la grande routej'irai, et je dirai aux ânes, mes amis :Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,car il n'y a pas d'enfer au pays du Bon Dieu.Je leur dirai : Venez, doux amis du ciel bleu,pauvres bêtes chéries qui, d'un brusque mouvement d'oreille,chassez les mouches plates, les coups et les abeilles...

Que je Vous apparaisse au milieu de ces bêtesque j'aime tant, parce qu'elles baissent la têtedoucement, et s'arrêtent en joignant leurs petits piedsd'une façon bien douce et qui vous fait pitié.J'arriverai suivi de leurs milliers d'oreilles,suivi de ceux qui portèrent au flanc des corbeilles,de ceux traînant des voitures de saltimbanquesou des voitures de plumeaux et de fer-blanc,de ceux qui ont au dos des bidons bossués,des ânesses pleines comme des outres, aux pas cassés,de ceux à qui l'on met de petits pantalonsà cause des plaies bleues et suintantes que fontles mouches entêtées qui s'y groupent en ronds.Mon Dieu, faites qu'avec ces ânes je Vous vienne.Faites que, dans la paix, des anges nous conduisentvers des ruisseaux touffus où tremblent des ceriseslisses comme la chair qui rit des jeunes filles,et faites que, penché dans ce séjour des âmes,sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânesqui mireront leur humble et douce pauvretéà la limpidité de l'amour éternel. Texte B - Guy Goffette : Prière pour aller au paradis avec Jammes (Le Pêcheur d'eau, 1995).[Guy Goffette est né en 1947 dans la Lorraine belge].N'importe si Dieu a de la barbe qui grésillecomme du vieux tabac de sacristie (c'est un peu

cette odeur-là de suif ou de saindoux brûléqui tient le fond de la mémoire et qui l'empêche

de sombrer tout à fait dans les dorures et dansl'oubli)

         ou s'il est glabre1, s'il fleure le savonde Marseille ou d'Anvers - j'invente

naturellement

mais est-ce qu'on sait ? On est devenu si savantaujourd'hui de tous côtés qu'il n'y a plus moyen

de penser librement de travers comme un nuageen passant qui oublie de pleuvoir et attrape

un zéro dans son bulletin de météorologie -n'importe donc si le bon Dieu a des bajoues

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et du ventre, s'il a soif et se pâme devantun ballon2 de rouge au goût de myosotis

et d'orties, ou s'il n'est qu'un bond de la lumièreentre les galaxies (s'il y a des lapins là-haut

et s'ils sont bleus dans ta bruyère qu'on entendparfois trembler la nuit quand les poules du Père

Fouettard sont couchées, qui le sait, dites, qui ?)du moins ne porte-t-il pas un autre étendard

que celui du vent frais. La Légion d'honneur,il s'en balance bien, et Francis dont l'Académie3

n'a pas voulu a fait de même, lissant sa barbede sacristain - les clochettes, il y en a partout

dans les prairies, qui tintent en ce moment, ça suffitaux bêtes pour que le ciel les reconnaisse et

leur ouvre une porte qui n'est dérobée qu'aux yeux.

Jammes, s'il a mis dans son vin un peu trop d'eaude Lourdes4, c'est que la vie est un rude chemin

pour qui marche dans son ombre comme dans un livrede botanique et n'a d'autre fortune que des noms

fleuris qui n'ont pas cours en bourse et pas d'entréechez les fleuristes des capitales et des rois.

Ô Jammes, elle était donc si profonde la plaieouverte en ton cœur un soir d'été plein d'abeilles

par la tant belle nue5 quand elle partit avecun monsieur qui est en résidence à Suez

qu'il ait fallu toute l'eau du Gave et le baptiste6

Claudel7, et Gide7 en acolyte, rien de moins,

pour encalminer8 l'amer en son île, ô vieux

Christophe Colomb aux prises avec le feu d'Orthez,

et réparer le trou du cœur avec des feuillescomme la haie des poules après la percée

du renard d'or. C'est un peu grâce à lui du reste,comme s'il avait laissé une griffe dans ta chaussure,

que ton vers continue de boiter sur les cheminsdu ciel.

À présent, Jammes, qu'au carrefour du paradis,tu règles la circulation - Priorité

aux jeunes filles pâles et nues, aux ânes qui sourient !ferme les yeux, je t'en prie, sur le malotru

qui roule à gauche et prend des chemins de traversepour dire cette vie à vau-l'eau qui le dépasse

de tous côtés comme un champ par l'orage en pleinmidi, et le ciel est au bas du talus, et

sa foi d'enfant, ce grand jeu d'images tressautantesque grand-père lui détaillait. Ferme les yeux,

Jammes, pour qu'au jour dit la route me soit ouverte,que le gosse d'hier debout sur son vélo,

ayant repris mon vieux fonds de commerce, triompheenfin du doute, du mal amour et de l'oubli.

Ô Seigneur qui dormez entre la camomilleet le sainfoin, laissez-moi donc dans votre attente

croire au paradis des ânes, et qu'il me seradonné à moi aussi, par un jour de pluie bleue,

de braire tout doucement sur la grimpette étroitequi borde les nuages et qui mène tout droit

entre les bras du vieux poète délicieux.

1. Glabre : sans barbe.2. Un ballon : un verre.3. L'Académie : il s'agit de l'Académie française.4. L'eau de Lourdes : l'eau bénite de la grotte des apparitions, au bord du Gave, le torrent qui passe à Lourdes.5. "La tant belle nue" : alors que le poète vivait un amour partagé, les parents de la jeune fille s'opposent au mariage et lui font épouser un homme riche. La crise vécue alors par Jammes débouchera sur sa conversion au catholicisme.6. Le baptiste : qui baptise ou donne le baptême chrétien.7. Écrivains français contemporains de Francis Jammes. Claudel était un fervent catholique.8. Encalminer : Terme de marine. Immobiliser par manque de vent.

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 Annexe - Jacques Borel : postface au recueil de Guy Goffette Éloge pour une cuisine de province (1995). « Certains lecteurs s'étonneront peut-être de la place réservée par le poète, dans cette œuvre en cours, à ce qu'il appelle lui-même ses « dilectures1 ». Ils seront tentés d'y voir, à tort, il va sans dire, une sorte de timidité - de ce doute qui est parfois la rançon de l'admiration, - comme si, au lieu de se mesurer de front avec sa propre expérience, le poète eût besoin de ces garants, de ces figures tutélaires2 qui s'y accordent et en répondent, qui l'attestent. C'est devenu un lieu commun que de dire que les œuvres ne naissent pas, jamais, d'un contact avec le réel, mais de l'horizon avant elle de toutes les œuvres...»1. dilectures : mot valise résultant de l'association de dilection (amour pour le prochain, tendresse) et de lecture. Le poète Guy Goffette consacre une part de son recueil à des poèmes inspirés par l'admiration qu'il a pour d'autres poètes qui l'ont précédé.2. tutélaires : protectrices.  I. Après avoir lu les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points).Le texte B constitue, selon le mot même inventé par Goffette, une " dilecture " du texte A. (voir Annexe, ligne 2).Choisissez quatre traces de réécriture présentes dans le poème de Guy Goffette et caractérisez brièvement les transformations opérées.II. Vous traiterez ensuite un de ces sujets (16 points). CommentaireVous commenterez les vers 50 à 70 du poème de Guy Goffette (Texte B), à partir de : "A présent, Jammes, qu’au carrefour du paradis..." jusqu’à la fin. DissertationPartagez-vous l’opinion de Jacques Borel quand il écrit (Annexe) : " Les œuvres ne naissent pas, jamais, d’un contact avec le réel, mais de l’horizon avant elles de toutes les œuvres " ? Vous répondrez à cette question en un développement argumenté qui prendra appui sur les textes du corpus, ceux que vous avez étudiés pendant l’année et vos lectures personnelles, sans vous limiter au genre poétique. Invention Au cours de vos études ou de vos lectures personnelles, vous avez découvert un écrivain qui vous a enthousiasmé. Écrivez la lettre que vous auriez aimé adresser à cet écrivain pour le remercier de vous avoir introduit dans son univers. Vous développerez votre " dilecture " en adoptant un ton témoignant de cet enthousiasme et en évoquant les aspects de sa création qui vous ont le plus touché. (NB : Vous ne signerez pas cette lettre.)

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6. Texte A - SHAKESPEARE. Macbeth, acte I, scène 7 (1606)Texte B - Alfred JARRY, Ubu Roi, acte I, scène 7 (1896)Texte C - Eugène IONESCO, Macbett (1972). Texte A - SHAKESPEARE. Macbeth, acte I, scène7 (1606).[Le général Macbeth se laisse persuader par une prophétie ambiguë qu’il deviendra roi. Son épouse, Lady Macbeth, plus ambitieuse et moins retenue par de nobles scrupules, le pousse à tuer le roi Duncan pour s’emparer du trône et l’y remplacer. Pris par le doute, alors qu’il doit justement recevoir Duncan chez lui, Macbeth remet en cause son projet.]Entre Lady Macbeth. MACBETH. — Eh bien quoi de nouveau ? LADY MACBETH. — Il1 a presque soupé... Pourquoi avez-vous quitté la salle ? MACBETH. — M’a-t-il demandé ? LADY MACBETH. — Ne le savez-vous pas ? MACBETH. — Nous n’irons pas plus loin dans cette affaire. Il vient de m’honorer; et j’ai acheté de toutes les classes du peuple une réputation dorée qu’il convient de porter maintenant dans l’éclat de sa fraîcheur, et non de jeter sitôt de côté. LADY MACBETH. — Était-elle donc ivre, l’espérance dans laquelle vous vous drapiez ? s’est-elle endormie depuis ? et ne fait-elle que se réveiller pour verdir et  pâlir ainsi devant ce qu’elle contemplait si volontiers ? Désormais je ferai le même cas de ton amour. As-tu peur d’être dans tes actes et dans ta résolution le même que dans ton désir ? Voudrais-tu avoir ce que tu estimes être l’ornement de la vie, et vivre couard2 dans ta propre estime, laissant un je n’ose pas suivre un je voudrais, comme le pauvre chat de l’adage3 ? MACBETH. — Paix je te prie. J’ose tout ce qui sied4 à un homme : qui ose au-delà n’en est plus un. LADY MACBETH. — Quelle est donc la bête qui vous a poussé à me révéler cette affaire ? Quand vous l’avez osé, vous étiez un homme; maintenant, soyez plus que vous n’étiez, vous n’en serez que plus homme. Ni l’occasion, ni le lieu ne s'offraient alors, et vous vouliez pourtant les créer tous deux. Ils se sont créés d’eux-mêmes, et voilà que leur concours vous anéantit. J’ai allaité, et je sais combien j’aime tendrement le petit qui me tète : eh bien ! au moment où il souriait à ma face, j’aurais arraché le bout de mon sein de ses gencives sans os, et lui aurais fait jaillir la cervelle, si je l'avais juré comme vous avez juré ceci.MACBETH. — Si nous allions échouer ? LADY MACBETH. — Nous, échouer ! Chevillez seulement votre courage au point résistant, et nous n’échouerons pas. Lorsque Duncan sera endormi (et le rude voyage d’aujourd’hui va l’inviter bien vite à un somme profond), j’aurai raison de ses deux chambellans5 avec du vin et de l’ale6, à ce point que la mémoire, gardienne de leur cervelle, ne sera que fumée, et le récipient de leur raison qu’un alambic7. Quand le sommeil du porc tiendra gisant, comme une mort, leur être submergé, que ne pourrons-nous, vous et moi, exécuter sur Duncan sans défense ? Que ne pourrons- nous imputer à ses officiers, placés là, comme des éponges pour absorber le crime de ce grand meurtre ?

MACBETH. — Ne mets au monde que des enfants mâles ! car ta nature intrépide ne doit former que des hommes... Ne sera-t-il pas admis par tous, quand nous aurons marqué de sang ses deux chambellans endormis et employé leurs propres poignards, que ce sont eux qui ont fait la chose ? LADY MACBETH. — Qui osera admettre le contraire, quand nous ferons rugir notre douleur et nos lamentations sur sa mort ? MACBETH. — Me voilà résolu je vais tendre tous les ressorts de mon être vers cet acte terrible. Allons et jouons8 notre monde, par la plus sereine apparence. Un visage faux doit cacher ce que sait un cœur faux. (Ils sortent.)1. Il s'agit du roi Duncan. 2. couard : qui manque de courage. 3. adage : proverbe. 4. sied : du verbe seoir convient5. chambellan : officier chargé de tout ce qui concerne le service intérieur de la chambre d’un souverain. 6. ale : bière anglaise légère. 7. alambic : signifie ici que le contenu de la raison se sera évaporé. 8. jouer : se jouer de, tromper.  Texte B - Alfred JARRY, Ubu Roi, acte I, scène 7 (1896).Scène 7 La maison d’Ubu. GIRON, PILE, COTICE, PERE UBU, MERE UBU, Conjurés et Soldats, CAPITAINE BORDURE.PERE UBU. — Eh ! mes amis, il est grand temps d’arrêter le plan de la conspiration. Que chacun donne son avis. Je vais d’abord donner le mien, si vous le permettez.

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CAPITAINE BORDURE. — Parlez, Père Ubu. PERE UBU. — Eh bien, mes amis, je suis d’avis d’empoisonner simplement le roi en lui fourrant de l’arsenic dans son déjeuner. Quand il voudra le brouter il tombera mort, et ainsi je serai roi. TOUS. — Fi, le sagouin ! PERE UBU. — Eh quoi, cela ne vous plaît pas ? Alors, que Bordure donne son avis. CAPITAINE BORDURE. — Moi, je suis d’avis de lui ficher un grand coup d’épée qui le fendra de la tête à la ceinture. TOUS. — Oui ! voilà qui est noble et vaillant. PERE UBU.— Et s’il vous donne des coups de pieds ? Je me rappelle maintenant qu’il a pour les revues des souliers de fer qui font très mal. Si je savais, je filerais vous dénoncer pour me tirer de cette sale affaire, et je pense qu’il me donnerait aussi de la monnaie. MERE UBU. — Oh ! le traître, le lâche, le vilain et plat ladre1. TOUS. — Conspuez2 le Père Ubu ! PERE UBU. — Hé ! messieurs, tenez-vous tranquilles si vous ne voulez visiter mes poches. Enfin je consens à m’exposer pour vous. De la sorte, Bordure, tu te charges de pourfendre le roi. CAPITAINE BORDURE. — Ne vaudrait-il pas mieux nous jeter tous à la fois sur lui en braillant et gueulant ? Nous aurions chance ainsi d’entraîner les troupes. PERE UBU. — Alors, voilà. Je tâcherai de lui marcher sur les pieds, il regimbera3, alors je lui dirai : MERDRE, à ce signal vous vous jetterez sur lui. MERE UBU. — Oui, et dès qu’il sera mort tu prendras son sceptre et sa couronne.CAPITAINE BORDURE. — Et je courrai avec mes hommes à la poursuite de la famille royale. PERE UBU. — Oui, et je te recommande spécialement le jeune Bougrelas. Ils sortent. PERE UBU, courant après et les faisant revenir — Messieurs, nous avons oublié une cérémonie indispensable, il faut jurer de nous escrimer vaillamment. CAPITAINE BORDURE. — Et comment faire ? Nous n’avons pas de prêtre. PERE UBU. — La mère Ubu va en tenir lieu. TOUS. — Eh bien, soit. PERE UBU. — Ainsi, vous jurez de bien tuer le roi ? TOUS. — Oui, nous le jurons. Vive le Père Ubu !

FIN DU PREMIER ACTE.1. ladre : avare. 2. conspuer : manifester bruyamment et publiquement contre; huer.3. regimber : résister; se montrer récalcitrant. Texte C - Eugène IONESCO, Macbett (1972).MACBETT : — L’État, c’est lui1. BANCO : — De mon domaine, qu’il n’a pas augmenté, il me prend dix mille volailles par an, avec leurs œufs. MACBETT : — C’est inacceptable. BANCO : — J’ai combattu pour lui, vous le savez, à la tête de mon armée personnelle. Il veut l’intégrer dans son armée. Mes propres hommes, qu’il pourrait lancer contre moi-même. MACBETT : — Aussi contre moi-même. BANCO : — Jamais vu ça. MACBETT : — Jamais, depuis que mes ancêtres... BANCO : — Que mes ancêtres aussi. MACBETT : — Avec tous ceux qui fouillent et qui farfouillent autour de lui. BANCO : — Qui s’engraissent avec la sueur de notre front. MACBETT : — Avec la graisse de nos volailles. BANCO : — De nos brebis. MACBETT : — De nos cochons. BANCO : — Le cochon MACBETT : — De notre pain. BANCO : — Avec le sang que nous avons versé pour lui... MACBETT : — Les périls dans lesquels il nous engage... BANCO : — Dix mille volailles, dix mille chevaux, dix mille jeunes gens... Qu’est-ce qu’il en fait ? Il ne peut pas tout manger. Le reste pourrit. MACBETT : — Et mille jeunes filles. BANCO : — Nous savons bien ce qu’il en fait. MACBETT : — Il nous doit tout. BANCO : — Bien plus encore. MACBETT : — Sans compter le reste. BANCO : — Mon honneur...

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MACBETT : — Ma gloire... BANCO : — Mes droits ancestraux... MACBETT : — Mon bien... BANCO : — Le droit d’accroître nos richesses. MACBETT : — L’autonomie. BANCO : — Seul maître de mon espace. MACBETT : — Il faut l’en expulser. BANCO : — Il faut l’expulser de partout. A bas Duncan !MACBETT : — A bas Duncan ! BANCO : — Il faut l’abattre. MACBETT : — J’allais vous le proposer... Nous nous partagerons la principauté. Chacun aura sa part, je prendrai le trône. Je serai votre souverain. Vous serez mon vizir2. BANCO : — Le premier après vous. MACBETT : — Le troisième. Car ce que l’on va faire n’est pas facile. Nous serons aidés. Il y a une troisième personne dans le complot : c’est Lady Duncan. BANCO : — Ça alors.., ça alors... D’accord ! Heureusement. MACBETT : — Elle est indispensable. Entre par le fond Lady Duncan. BANCO : — Madame !... Quelle surprise! MACBETT, à Banco : — C’est ma fiancée. BANCO : — La future Lady Macbett ? ça alors... (A l’un et l’autre.) Toutes mes félicitations. Il baise la main de Lady Duncan. LADY DUNCAN : — A la vie, à la mort ! Ils sortent tous les trois un poignard, ils lèvent les bras, croisent les poignards. ENSEMBLE : — Jurons de tuer le tyran MACBETT : — L’usurpateur BANCO : — A bas le dictateur ! LADY DUNCAN : — Le despote. MACBETT : — Ce n’est qu’un mécréant. BANCO : — Un ogre LADY DUNCAN : — Un âne. MACBETT : — Une oie. BANCO : — Un pou. LADY DUNCAN : — Jurons de l’exterminer. LES TROIS, ensemble : — Nous jurons de l’exterminer. 1. Iui : le roi Duncan. 2. vizir : ministre d’un souverain oriental.  I. Vous répondrez d’abord à la question suivante (4 points) : Dites en quoi chacun de ces textes se distingue des autres en fonction des registres choisis. Votre réponse n’excèdera pas une vingtaine de lignes. II. Vous traiterez ensuite au choix un des sujets suivants (16 points) : Commentaire : Vous commenterez le texte d’Alfred Jarry. Dissertation : À quelles conditions la réécriture d’une œuvre littéraire devient-elle une création à part entière ? Vous construirez votre réponse en vous appuyant sur les textes du corpus ainsi que sur vos connaissances et lectures personnelles. Invention :Imaginez la scène dans laquelle Macbeth, ou le père Ubu, ou Macbett, tente d’emporter l’adhésion d’un groupe de conjurés potentiels et répond à leurs objections. Vous respecterez le registre propre à la pièce choisie.

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7. Texte A : Charles Perrault, Le Petit Poucet, 1697Texte B : Charles Perrault, La Belle au bois dormant, 1697 (Histoires ou contes du temps passé avec des moralités).Texte C : Victor Hugo, « Bon conseil aux amants », Toute la lyre, 1861 (édition posthume en 1888).Texte D : Michel Tournier, La fugue du petit Poucet (Le Coq de bruyère, 1978). Texte A : Charles Perrault, Le Petit Poucet, 1697.[Le Petit Poucet et ses frères perdus dans la forêt trouvent refuge dans une maison qui se trouve être celle d'un ogre. La femme de ce dernier tente alors de protéger les enfants en les cachant.] [...] Comme ils commençaient à se chauffer, ils entendirent heurter trois ou quatre grands coups à la porte : c'était l'Ogre qui revenait. Aussitôt sa femme les fit cacher sous le lit et alla ouvrir la porte. L'Ogre demanda d'abord si le souper était prêt, et si on avait tiré du vin, et aussitôt se mit à table. Le Mouton était encore tout sanglant, mais il ne lui en sembla que meilleur. Il fleurait1 à droite et à gauche, disant qu'il sentait la chair fraîche. « II faut, lui dit sa femme, que ce soit ce Veau que je viens d'habiller2 que vous sentez. - Je sens la chair fraîche, te dis-je encore une fois, reprit l'Ogre, en regardant sa femme de travers, et il y a ici quelque chose que je n'entends3 pas ». En disant ces mots, il se leva de Table, et alla droit au lit. « Ah, dit-il, voilà donc comme tu veux me tromper, maudite femme ! Je ne sais à quoi il tient que je ne te mange aussi ; bien t'en prend d'être une vieille bête. Voilà du Gibier qui me vient bien à propos pour traiter4 trois Ogres de mes amis qui doivent me venir voir ces jours ici ». Il les tira de dessous le lit l'un après l'autre. Ces pauvres enfants se mirent à genoux en lui demandant pardon ; mais ils avaient à faire au plus cruel de tous les Ogres, qui bien loin d'avoir de la pitié les dévorait déjà des yeux, et disait à sa femme que ce serait là de friands morceaux lorsqu'elle leur aurait fait une bonne sauce. Il alla prendre un grand Couteau, et en approchant de ces pauvres enfants, il l'aiguisait sur une longue pierre qu'il tenait à sa main gauche. Il en avait déjà empoigné un, lorsque sa femme lui dit : « Que voulez-vous faire à l'heure qu'il est ? N'aurez-vous pas assez de temps demain matin ? - Tais-toi, reprit l'Ogre, ils en seront plus mortifiés5. - Mais vous avez encore là tant de viande, reprit sa femme ; voilà un Veau, deux Moutons et la moitié d'un Cochon ! - Tu as raison, dit l'Ogre ; donne-leur bien à souper, afin qu'ils ne maigrissent pas, et va les mener coucher ». La bonne femme fut ravie de joie, et leur porta bien à souper, mais ils ne purent manger tant ils étaient saisis de peur. Pour l'Ogre, il se remit à boire, ravi d'avoir de quoi si bien régaler ses Amis. Il but une douzaine de coups plus qu'à l'ordinaire, ce qui lui donna un peu dans la tête, et l'obligea de s'aller coucher.1 - Fleurer : sentir.2 - Habiller : barder, préparer pour la cuisson.3 - Que je n'entends pas : que je ne comprends pas.4 - Traiter : recevoir à sa table.5 - Mortifiés : rendus plus tendres à manger. Texte B : Charles Perrault, La Belle au bois dormant, 1697 (Histoires ou contes du temps passé avec des moralités).[Après avoir réveillé la Belle au Bois Dormant, le Prince Charmant l'épouse en secret. Ils ont deux enfants, Aurore et Jour. A la mort de son père, le prince devient roi et annonce son mariage à la reine sa mère, qui est une ogresse.]  Quelque temps après, le roi1 alla faire la guerre à l'empereur Cantalabutte son voisin. Il laissa la régence du royaume à la reine sa mère, et lui recommanda fort sa femme et ses enfants : il devait être à la guerre tout l'été, et dès qu'il fut parti, la reine mère envoya sa bru2 et ses enfants à une maison de campagne dans les bois, pour pouvoir plus aisément assouvir son horrible envie. Elle y alla quelques jours après, et dit un soir à son maître d'hôtel :  - Je veux manger demain à mon dîner la petite Aurore.   - Ah ! Madame, dit le maître d'hôtel.   - Je le veux, dit la reine (et elle le dit d'un ton d'ogresse qui a envie de manger de la chair fraîche), et je la veux manger à la sauce-robert.   Ce pauvre homme voyant bien qu'il ne fallait pas se jouer3 à une ogresse, prit son grand couteau, et monta à la chambre de la petite Aurore : elle avait pour lors quatre ans, et vint en sautant et en riant se jeter à son col4, et lui demander du bonbon. Il se mit à pleurer, le couteau lui tomba des mains, et il alla dans la basse-cour couper la gorge à un petit agneau, et lui fit une si bonne sauce que sa maîtresse l'assura qu'elle n'avait jamais rien mangé de si bon. Il avait emporté en même temps la petite Aurore, et l'avait donnée à sa femme pour la cacher dans le logement qu'elle avait au fond de la basse-cour.  Huit jours après, la méchante reine dit à son maître d'hôtel : - Je veux manger à mon souper le petit Jour.  Il ne répliqua pas, résolu de la tromper comme l'autre fois ; il alla chercher le petit Jour, et le trouva avec un petit fleuret5 à la main, dont il faisait des armes avec un gros singe ; il n'avait

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pourtant que trois ans. Il le porta à sa femme qui le cacha avec la petite Aurore, et donna à la place du petit Jour un petit chevreau fort tendre, que l'ogresse trouva admirablement bon.  Cela était fort bien allé jusque-là ; mais un soir cette méchante reine dit au maître d'hôtel :   - Je veux manger la reine à la même sauce que ses enfants.   Ce fut alors que le pauvre maître d'hôtel désespéra de la pouvoir encore tromper. La jeune reine avait vingt ans passés, sans compter les cent ans qu'elle avait dormi : sa peau était un peu dure, quoique belle et blanche ; et le moyen de trouver dans la ménagerie une bête aussi dure que cela ? Il prit la résolution, pour sauver sa vie, de couper la gorge à la reine, et monta dans sa chambre, dans l'intention de n'en pas faire à deux fois6, il s'excitait à la fureur, et entra le poignard à la main dans la chambre de la jeune reine. Il ne voulut pourtant point la surprendre, et il lui dit avec beaucoup de respect l'ordre qu'il avait reçu de la reine mère.  - Faites votre devoir, lui dit-elle, en lui tendant le col ; exécutez l'ordre qu'on vous a donné ; j'irai revoir mes enfants, mes pauvres enfants que j'ai tant aimés.  Car elle les croyait morts depuis qu'on les avait enlevés sans lui rien dire.   - Non, non, Madame, lui répondit le pauvre maître d'hôtel tout attendri, vous ne mourrez point, et vous ne laisserez pas7 d'aller revoir vos chers enfants, mais ce sera chez moi où je les ai cachés, et je tromperai encore la reine, en lui faisant manger une jeune biche en votre place.   Il la mena aussitôt à sa chambre, où la laissant embrasser ses enfants et pleurer avec eux, il alla accommoder une biche, que la reine mangea à son souper, avec le même appétit que si c'eût été la jeune reine. Elle était bien contente de sa cruauté, et elle se préparait à dire au roi, à son retour, que les loups enragés avaient mangé la reine sa femme et ses deux enfants [...].1 - le roi : Il s'agit du Prince Charmant devenu roi.2 - sa bru : sa belle-fille.3 - se jouer à : se mesurer à.4 - à son col : à son cou.5 - fleuret : épée à lame fine.6 - ne pas faire à deux fois : ne pas s'y prendre à deux fois.7 - vous ne laisserez pas : vous aurez la possibilité. Texte C : Victor Hugo, « Bon conseil aux amants », Toute la lyre, 1861 (édition posthume en 1888).  [...] Un brave ogre des bois, natif de Moscovie,Etait fort amoureux d'une fée, et l'envie Qu'il avait d'épouser cette dame s'accrut Au point de rendre fou ce pauvre cœur tout brut : L'ogre, un beau jour d'hiver, peigne sa peau velue, Se présente au palais de la fée, et salue, Et s'annonce à l'huissier1 comme prince Ogrousky. La fée avait un fils, on ne sait pas de qui. Elle était ce jour-là sortie, et quant au mioche, Bel enfant blond nourri de crème et de brioche, Don fait par quelque Ulysse à cette Calypso2, II était sous la porte et jouait au cerceau. On laissa l'ogre et lui tout seuls dans l'antichambre. Comment passer le temps quand il neige en décembre Et quand on n'a personne avec qui dire un mot ? L'ogre se mit alors à croquer le marmot3. C'est très simple. Pourtant c'est aller un peu vite, Même lorsqu'on est ogre et qu'on est moscovite, Que de gober ainsi les mioches du prochain. Le bâillement d'un ogre est frère de la faim. Quand la dame rentra, plus d'enfant. On s'informe. La fée avise l'ogre avec sa bouche énorme. As-tu vu, cria-t-elle, un bel enfant que j'ai ? Le bon ogre naïf lui dit : Je l'ai mangé.

Or, c'était maladroit. Vous qui cherchez à plaire, Jugez ce que devint l'ogre devant la mère Furieuse qu'il eût soupé de son dauphin4. Que l'exemple vous serve ; aimez, mais soyez fin ; Adorez votre belle, et soyez plein d'astuce ; N'allez pas lui manger, comme cet ogre russe, Son enfant, ou marcher sur la patte à son chien.1 - huissier : portier.2 - Calypso : allusion à la liaison amoureuse entre Ulysse et la nymphe Calypso, dans l'Odyssée d'Homère.3 - Croquer le marmot : jeu de mots qui renvoie à une pratique de peintres en attente d'être admis dans un atelier. Ceux-ci, à

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la porte du maître, faisaient des croquis d'enfants qui passaient par là.4 - Dauphin : prince héritier, futur roi. Texte D : Michel Tournier, La fugue du petit Poucet (Le Coq de bruyère, 1978).[Pierre fuit sa famille qu'il trouve ennuyeuse. Il est recueilli par les sept filles de la famille Logre qui vont le présenter à leur père.]   - Papa, c'est Pierre !   Logre s'est levé, et il regarde Pierre. Comme il est grand ! Un vrai géant des bois ! Mais un géant mince, flexible, où tout n'est que douceur, ses longs cheveux blonds serrés par un lacet qui lui barre le front, sa barbe dorée, annelée1, soyeuse, ses yeux bleus et tendres, ses vêtements de peau couleur de miel auxquels se mêlent des bijoux d'argent ciselés, des chaînes, des colliers, trois ceinturons dont les boucles se superposent, et surtout, ah ! surtout, ses bottes, de hautes bottes molles de daim fauve qui lui montent jusqu'aux genoux, elles aussi couvertes de gourmettes, d'anneaux, de médailles.   Pierre est saisi d'admiration. Il ne sait quoi dire, il ne sait plus ce qu'il dit. Il dit : « Vous êtes beau comme... » Logre sourit. Il sourit de toutes ses dents blanches, mais aussi de tous ses colliers, de son gilet brodé, de sa culotte de chasseur, de sa chemise de soie, et surtout, ah ! surtout de ses hautes bottes.   - Beau comme quoi ? insiste-t-il.  Affolé, Pierre cherche un mot, le mot qui exprimera le mieux sa surprise, son émerveillement.   - Vous êtes beau comme une femme ! finit-il par articuler dans un souffle. Le rire des petites filles éclate, et aussi le rire de Logre, et finalement le rire de Pierre, heureux de se fondre ainsi dans la famille.   - Allons manger, dit Logre.   Quelle bousculade autour de la table, car toutes les petites filles veulent être à côté de Pierre !  - Aujourd'hui c'est Sabine et Carine qui servent, rappelle Logre avec douceur.   A part les carottes râpées, Pierre ne reconnaît aucun des plats que les deux sœurs posent sur la table et dans lesquels tout le monde se met aussitôt à puiser librement. On lui nomme la purée d'ail, le riz complet, les radis noirs, le sucre de raisin, le confit de plancton, le soja grillé, le rutabaga2 bouilli, et autres merveilles qu'il absorbe les yeux fermés en les arrosant de lait cru et de sirop d'érable. De confiance, il trouve tout délicieux.   Ensuite les huit enfants s'assoient en demi-cercle autour du feu, et Logre décroche de la hotte de la cheminée une guitare dont il tire d'abord quelques accords tristes et mélodieux. Mais lorsque le chant s'élève, Pierre tressaille de surprise et observe attentivement le visage des sept sœurs. Non, les filles écoutent, muettes et attentives. Cette voix fluette, ce soprano3 léger qui monte sans effort jusqu'aux trilles4 les plus aigus, c'est bien de la silhouette noire de Logre qu'il provient.1 - Annelée : bouclée.2 - Rutabaga : variété de légume.3 - Soprano : en musique, timbre le plus élevé chez une voix de femme.4 - Trille : battement rapide et plus ou moins prolongé d'une note de musique. I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) :Comment l'image de l'ogre varie-t-elle d'un texte à l'autre ?II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) : CommentaireVous commenterez le texte de Michel Tournier (texte D). DissertationRéécrire, ce n'est pas seulement dire autrement, mais dire autre chose. Que pensez-vous de cette affirmation ? Vous répondrez en vous appuyant sur les textes du corpus, vos lectures personnelles et d'autres formes artistiques. Invention En utilisant le registre humoristique, vous écrirez une fable (en prose ou en vers libres) intitulée « Bon conseil aux belles » ; vous y raconterez la rencontre entre une « belle à croquer » et un ogre auquel vous prêterez la personnalité de votre choix.

 

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8. Texte A : Ronsard, Amours de Cassandre, XX (1552).Texte B : Jean de La Fontaine, « L'homme et son image », Fables, I, 11 (1668).Texte C : Paul Valéry, « Cantate du Narcisse » (1941) dans Poésies (1958).Texte D : Pierre Albert-Birot, « L'affaire Narcisse » dans Poésie (1962).Annexe : Ovide, Métamorphoses, livre III (1er siècle après J.-C). Texte A : Ronsard, Amours de Cassandre, XX (1552).Je voudrais bien richement jaunissantEn pluie d'or goutte à goutte descendre Dans le beau sein de ma belle Cassandre, Lors qu'en ses yeux le somme va glissant1. Je voudrais bien en taureau blanchissant Me transformer pour sur mon dos la prendre, Quand en avril par l'herbe la plus tendre Elle va, fleur, mille fleurs ravissant2. Je voudrais bien pour alléger ma peine, Etre un Narcisse, et elle une fontaine, Pour m'y plonger une nuit à séjour ; Et si3 voudrais que cette nuit encore Fût éternelle, et que jamais l'Aurore Pour m'éveiller ne rallumât le jour.1. Allusion à Jupiter, qui descendit en pluie d'or sur Danaé.2. Jupiter enleva Europe en se métamorphosant en taureau.3. Et même. Texte B : Jean de La Fontaine, « L'homme et son image », Fables, I, 11 (1668).                   L'HOMME ET SON IMAGEPOUR MONSIEUR LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD1

Un homme qui s'aimait sans avoir de rivauxPassait dans son esprit pour le plus beau du monde :Il accusait toujours les miroirs d'être faux,Vivant plus que content dans son erreur profonde.Afin de le guérir, le sort officieux2

Présentait partout à ses yeuxLes Conseillers muets dont se servent nos Dames :Miroirs dans les logis, miroirs chez les Marchands,Miroirs aux poches des galants,Miroirs aux ceintures des femmes.Que fait notre Narcisse ? Il se va confinerAux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer,N'osant plus des miroirs éprouver l'aventure.Mais un canal, formé par une source pure,Se trouve en ces lieux écartés :Il s'y voit, il se fâche, et ses yeux irritésPensent apercevoir une chimère3 vaine.Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau;Mais quoi, le canal est si beauQu'il ne le quitte qu'avec peine.On voit bien où je veux venir.Je parle à tous; et cette erreur extrêmeEst un mal que chacun se plaît d'entretenir.Notre âme, c'est cet Homme amoureux de lui-même;Tant de Miroirs, ce sont les sottises d'autrui,Miroirs de nos défauts les Peintres légitimes;Et quant au Canal, c'est celuiQue chacun sait, le livre des Maximes.1. Auteur des Maximes, publiées en 1655.2. Qui rend des services (des "offices").3. animal fantastique, créature étrange. Texte C : Paul Valéry, « Cantate du Narcisse » (1941) dans Poésies (1958).  [Une cantate est une œuvre musicale chantée, composée pour une ou plusieurs voix avec accompagnement d'orchestre.]

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           Le NarcisseQue veulent-ils tes dieux ?           La Nymphe                           Ils m'ont prise pour voix.Voici ce que tu dois connaître : Médite leur message et prépare ton choix. Leurs mains portent sur toi l'ombre que tu devines.            Le NarcisseDes mains pleines de maux sont bien des mains divines. Une auguste rancune est l'âme de leurs lois...            La NympheTais-toi ! N'appelle point la foudre vengeresse : Tout le ciel contre toi gronde comme une mer.Garde au fond de ton cœur ce qu'il forme d'amer,Et reçois le secret de ta Race maîtresse :          PAR LE STYX1, PAR LE STYX, PAR LE STYX. SI NARCISSE NE PEUT, SI NARCISSE NE VEUT    AIMER D'AMOUR QUELQUE AUTRE QUE SOI-MÊMERIEN D'HUMAIN N'EST EN LUI. SA BEAUTÉ LE CONDAMNEQU'IL SOIT ET SA BEAUTÉ REPRIS PAR LA NATURE             TEL EST L'ORDRE DIVIN. Courbe ton front, Narcisse : un noir serment t'accable.            Le NarcisseO Justice... Je sens dans leur voix implacableL'affront que fait aux dieux le désir le plus pur... Ma Fontaine lucide, ils n'ont qu'un fleuve obscur Pour témoin ténébreux de leur toute-puissance... Mais mon âme est plus grande en désobéissance.      Plus admirable est mon essence... Fontaine, ma fontaine, ô transparent tombeau De maint oiseau blessé qu'ensevelit ton sable. L'âme qui mire en toi Narcisse insaisissable Médite amèrement le malheur qu'il soit beau. Une forme parfaite est-elle donc un crime ?La plus sincère amour2 veut-elle une victime Qui expie une fois tant d'incestes aux cieux ? Nymphe ! à l'extrémité de mon sort précieux N'espérez point de moi quelque retour suprême...A mon dédain des dieux, pourrais-je rien changer ?J'aime ce que je suis, Je suis celui que j'aime :Qui sauverais-je donc qu'un autre que moi-même Si j'immolais Narcisse à l'amour étranger ?       O Nymphes, j'appartiens à mon divin danger : Je ne vous puis aimer que je ne me trahisse...1. Le Styx est un fleuve des enfers..2. Amour est ici exceptionnellement au féminin. Texte D : Pierre Albert-Birot, « L'affaire Narcisse » dans Poésie (1962).Narcisse fils de Céphise n'est plus depuis des montagnes de temps En nos âges il n'est plus de ces Narcisse-là Seule une fleur nous resteEt pourtant nous avons des miroirs autrement plus parfaits que la fontaine Où s'admira ce trop joli garçon Ne dirai point que je suis venu devant ma glaceAu cours de mon printemps de mon été même des froides saisons qui suivent Mais pas une fois ne me suis dit celui-là c'est moi Or bien hier Sans doute disonsGlace parfaite Lumière magnifique Et temps a perdre Celui-là fut moi Je l'ai totalement vu Et j'ai dû me dire et me redire tant que j'ai pu

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Cet homme qui est là devant c'est toi complètement toi De la tête aux pieds et quelle découverte moi je suis fait comme tout homme est fait El pourtant ne ressemble à aucun Toutefois ne sais si vais m'aimer autant que m'aimais avant de me connaître Enfin c'est agréable tout de même de se savoir pièce unique Et n'oublions pas que chaque être humain peut en dire autant A bien regarder Narcisse avait raison Un homme ça vaut la peine d'être vu. Annexe : Ovide, Métamorphoses, livre III (1er siècle après J.-C).[Fils du fleuve Céphise et d'une nymphe des eaux, Liriopé, Narcisse, jeune homme d'une grande beauté, reste indifférent aux passions et aux désirs amoureux qu'il inspire. Son attitude lui attire les foudres de plusieurs nymphes, dont Echo, qui réclament vengeance.]   Ainsi Echo1, ainsi d'autres nymphes, nées dans les ondes ou les montagnes, avaient été déçues par Narcisse, ainsi avant elles nombre de jeunes hommes. Alors, une des victimes de ses dédains, levant les mains au ciel, s'était écriée : « Qu'il aime donc de même à son tour et de même ne puisse posséder l'objet de son amour ! » La déesse de Rhamnonte2 exauça cette juste prière.  II était une source limpide aux eaux brillantes et argentées. [....] C'est là que l'enfant, fatigué par l'ardeur de la chasse et par la chaleur, vint s'étendre, attiré par l'aspect du lieu et par la source. Mais, tandis qu'il tente d'apaiser sa soif, une autre soif grandit en lui. Pendant qu'il boit, séduit par l'image de sa beauté qu'il aperçoit, il s'éprend d'un reflet sans consistance, il prend pour un corps ce qui n'est qu'une ombre. Il reste en extase devant lui-même, et, sans bouger, le visage fixe, absorbé dans ce spectacle, il semble une statue faite de marbre de Paros3. [...] A combien de reprises il prodigua de vains baisers à l'onde trompeuse ! Que de fois, pour saisir le cou aperçu, il plongea dans l'eau ses bras sans les refermer sur soi. Que voit-il donc ? Il l'ignore mais ce qu'il voit l'embrase [...], mais, comme on voit fondre la cire blonde à la douce chaleur de la flamme ou la rosée matinale à la tiédeur du soleil, ainsi, épuisé par l'amour, il dépérit et peu à peu un feu secret le consume. [....] Il posa sa tête fatiguée sur l'herbe verte, et la nuit ferma ces yeux emplis d'admiration pour la beauté de leur maître [....]. Ses sœurs les Naïades4 firent retentir leurs pleurs et déposèrent sur la tombe de leur frère leurs cheveux coupés. [...] Et déjà elles préparaient le bûcher, les torches que l'on secoue, la civière ; mais le corps avait disparu. A sa place, elles trouvent une fleur jaune safran dont le cœur est entouré de feuilles blanches.1. Echo : nymphe des sources et des forêts, personnalisation de l'écho.2. la déesse de Rhamnonte est Némésis, déesse de la vengeance.3. Paros : île grecque dans les Cyclades.4. Naïades : nymphes des eaux et des fontaines, des ruisseaux et des fleuves. I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) :En vous appuyant sur le texte en annexe, vous identifierez les traits originaux apportés au mythe par chacun des poèmes (registre, énonciation, forme poétique, redéfinition du sens).II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) : CommentaireVous ferez le commentaire du poème de Pierre Albert-Birot (texte D) DissertationLa poésie offre-t-elle des ressources spécifiques pour rendre vivante, à un lecteur d'aujourd'hui, la parole d'un mythe antique ? Vous vous appuierez tout à la fois sur les textes du corpus, ceux que vous avez étudiés en classe et vos lectures personnelles. Invention Dans le mythe, tel que le rapporte Ovide (cf. annexe), le reflet de Narcisse reste muet ; mais s'il parlait, que dirait-il ? Ecrivez un dialogue entre Narcisse et son reflet, de manière à éclairer le sens de cette rencontre étrange et pourtant familière.

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9. Texte A : Jean Racine, Andromaque, 1667. Acte III, scène 8, vers 993-1026. Texte B : Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, 1935. Acte I scène 3.Texte C : Marcel Aymé, Uranus, 1948.Annexe : Homère, IIiade, livre VI (extraits, traduction de Paul Mazon). Texte A : Jean Racine, Andromaque, 1667. Acte III, scène 8, vers 993-1026.[Pendant la guerre de Troie, qui opposait les Grecs et les Troyens, la princesse troyenne Andromaque a perdu son mari, Hector. Aujourd'hui captive, tout comme son fils Astyanax, du Grec Pyrrhus et aimée de celui-ci, elle doit répondre à sa demande en mariage. Pyrrhus exerce un chantage : il ne sauvera la vie d'Astyanax que si elle devient son épouse.]           ANDROMAQUE, CEPHISE                ANDROMAQUEDois-je oublier Hector privé de funérailles, Et traîné sans honneur autour de nos murailles ? Dois-je oublier son père à mes pieds renversé, Ensanglantant l'autel qu'il tenait embrassé ? Songe, songe, Céphise1, à cette nuit cruelle Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ; Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants, Entrant à la lueur de nos palais brûlants, Sur tous mes frères morts se faisant un passage, Et de sang tout couvert échauffant le carnage ; Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants, Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants ; Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue : Voilà comme Pyrrhus vint s'offrir à ma vue ; Voilà par quels exploits il sut se couronner ; Enfin voilà l'époux que tu me veux donner. Non, je ne serai point complice de ses crimes ; Qu'il nous prenne, s'il veut, pour dernières victimes. Tous mes ressentiments lui seraient asservis.                    CEPHISE Eh bien, allons donc voir expirer votre fils : On n'attend plus que vous... Vous frémissez, Madame ?                ANDROMAQUEAh ! de quel souvenir viens-tu frapper mon âme ! Quoi ? Céphise, j'irai voir expirer encor Ce fils, ma seule joie, et l'image d'Hector ? Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage ? Hélas ! je m'en souviens, le jour que son courage Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas2, Il demanda son fils, et le prit dans ses bras : « Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes, J'ignore quel succès3 le sort garde à mes armes ; Je te laisse mon fils pour gage de ma foi : S'il me perd, je prétends qu'il me retrouve en toi. Si d'un heureux hymen4 la mémoire t'est chère, Montre au fils à quel point tu chérissais le père ». 1. Céphise est la confidente d 'Andromaque.2. trépas : mort. 3. succès : issue.4. hymen : union, mariage Texte B : Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, 1935. Acte I scène 3.[La scène a lieu avant la guerre de Troie. Hector, las de combattre malgré sa dernière victoire, retrouve sa femme et lui promet une vie paisible pour elle et pour l'enfant qu'elle porte.]                                    ANDROMAQUE, HECTOR Il l’a prise dans ses bras, l’a amenée au banc de pierre, s’est assis près d’elle. Court silence.HECTOR – Ce sera un fils, une fille ? ANDROMAQUE – Qu’as-tu voulu créer en l’appelant ? HECTOR – Mille garçons... Mille filles... ANDROMAQUE – Pourquoi ? Tu croyais étreindre mille femmes ?... Tu vas être déçu. Ce sera un fils, un seul fils.

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HECTOR – Il y a toutes les chances pour qu’il en soit un... Après les guerres, il naît plus de garçons que de filles. ANDROMAQUE – Et avant les guerres ? HECTOR – Laissons les guerres, et laissons la guerre... Elle vient de finir. Elle t’a pris un père, un frère, mais ramené un mari. ANDROMAQUE – Elle est trop bonne. Elle se rattrapera. HECTOR – Calme-toi. Nous ne lui laisserons plus l’occasion. Tout à l’heure, en te quittant, je vais solennellement, sur la place, fermer les portes de la guerre. Elles ne s’ouvriront plus. ANDROMAQUE – Ferme-les. Mais elles s’ouvriront. HECTOR – Tu peux même nous dire le jour ! ANDROMAQUE – Le jour où les blés seront dorés et pesants, la vigne surchargée, les demeures pleines de couples. HECTOR – Et la paix à son comble, sans doute ? ANDROMAQUE – Oui. Et mon fils robuste et éclatant.Hector l’embrasse. HECTOR – Ton fils peut être lâche. C’est une sauvegarde. ANDROMAQUE – Il ne sera pas lâche. Mais je lui aurai coupé l’index de la main droite. HECTOR – Si toutes les mères coupent l’index droit de leur fils, les armées de l’univers se feront la guerre sans index... Et si elles lui coupent la jambe droite, les armées seront unijambistes... Et si elles lui crèvent les yeux, les armées seront aveugles, mais il y aura des armées, et dans la mêlée elles se chercheront le défaut de l’aine, ou la gorge, à tâtons... ANDROMAQUE – Je le tuerai plutôt. HECTOR – Voilà la vraie solution maternelle des guerres. ANDROMAQUE – Ne ris pas. Je peux encore le tuer avant sa naissance. HECTOR – Tu ne veux pas le voir une minute, juste une minute ? Après, tu réfléchiras... Voir ton fils ? ANDROMAQUE – Le tien seul m’intéresse. C’est parce qu’il est de toi, c’est parce qu’il est toi que j’ai peur. Tu ne peux t’imaginer combien il te ressemble. Dans ce néant où il est encore, il a déjà apporté tout ce que tu as mis dans notre vie courante. Il y a tes tendresses; tes silences. Si tu aimes la guerre, il l’aimera... Aimes-tu la guerre ? HECTOR – Pourquoi cette question ? ANDROMAQUE – Avoue que certains jours tu l’aimes. HECTOR – Si l’on aime ce qui vous délivre de l’espoir, du bonheur, des êtres les plus chers... ANDROMAQUE – Tu ne crois pas si bien dire... On l’aime. HECTOR – Si l’on se laisse séduire par cette délégation que les dieux vous donnent à l’instant du combat... ANDROMAQUE – Ah ? Tu te sens un dieu, à l’instant du combat ? HECTOR – Très souvent moins qu’un homme... Mais parfois, à certains matins, on se relève du sol allégé, étonné, mué. Le corps, les armes ont un autre poids, sont d’un autre alliage. On est invulnérable.  Texte C : Marcel Aymé, Uranus, 1948. [Léopold Lajeunesse accueille dans son bistrot une classe de troisième d'un collège détruit par des bombardements pendant la Seconde Guerre mondiale. À force d'entendre les élèves ânonner les vers de Racine, il s'est pris de passion pour l'héroïne, Andromaque.] Tout en marchant, Léopold se laissa distraire de sa colère par le souvenir d'Andromaque. Ces gens qui tournaient autour de la veuve d'Hector, ce n'était pas du monde bien intéressant non plus. Des rancuniers qui ne pensaient qu'à leurs histoires de coucheries. Comme disait la veuve : « Faut-il qu'un si grand cœur montre tant de faiblesse ? » Quand on a affaire à une femme si bien, songeait-il on ne va pas penser à la bagatelle. Lui, Léopold, il aurait eu honte, surtout que les femmes, quand on a un peu d'argent de côté, ce n'est pas ce qui manque. Il se plut à imaginer une évasion dont il était le héros désintéressé.   Arrivant un soir au palais de Pyrrhus, ll achetait la complicité du portier et, la nuit venue, s'introduisait dans la chambre d'Andromaque. La veuve était justement dans les larmes, à cause de Pyrrhus qui lui avait encore cassé les pieds pour le mariage. Léopold  l'assurait de son dévouement respectueux, promettant qu'elle serait bientôt libre sans qu'il lui en coûte seulement un sou et finissant par lui dire : « Passez-moi Astyanax, on va filer en douce. » Ces paroles, il les répéta plusieurs fois et y prit un plaisir étrange, un peu troublant, « Passez-moi Astyanax, on va filer en douce. » II lui semblait voir poindre comme une lueur à l'horizon de sa pensée. Soudain, il s'arrêta au milieu de la rue, son cœur se mit à battre avec violence, et il récita lentement :    Passez-moi Astyanax, on va filer en douce.  Incontestablement, c'était un vers, un vrai vers de douze pieds. Et quelle cadence. Quel majestueux balancement «Passez-moi Astyanax...» Léopold ébloui, ne se lassait pas de répéter son

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alexandrin et s'enivrait de sa musique. Cependant, la rue n'avait pas changé d'aspect. Le soleil continuait à briller, les ménagères vaquaient à leur marché et la vie suivait son cours habituel comme s'il ne s'était rien passé. Léopold prenait conscience de la solitude de l'esprit en face de l'agitation mondaine, mais au lieu de s'en attrister, il se sentait fier et joyeux. Annexe : Homère, IIiade, livre VI (extraits).   Hector sourit, regardant son fils en silence. Mais Andromaque près de lui s'arrête, pleurante ; elle lui prend la main, elle lui parle, en rappelant de tous ses noms :   « Pauvre fou ! ta fougue te perdra. Et n'as-tu pas pitié non plus de ton fils si petit, ni de moi, misérable, qui de toi bientôt serai veuve ? Car les Achéens bientôt te tueront, en se jetant tous ensemble sur toi ; et pour moi, alors, si je ne t'ai plus, mieux vaut descendre sous la terre. Non plus pour moi de réconfort, si tu accomplis ton destin1, plus rien que souffrances ! Je n'ai déjà plus de père ni de digne mère. [... ] Hector, tu es pour moi tout ensemble, un père, une digne mère ; pour moi tu es un frère autant qu'un jeune époux. Allons ! cette fois, aie pitié ; demeure ici sur le rempart ; non, ne fais ni de ton fils un orphelin ni de ta femme une veuve. [... ]   Le grand Hector au casque étincelant, à son tour, lui répond :   « Tout cela autant que toi, j'y songe. Mais aussi j'ai terriblement honte, en face des Troyens comme des Troyennes aux robes traînantes, à l'idée de demeurer, comme un lâche, loin de la bataille. Et mon cœur non plus ne m'y pousse pas : j'ai appris à être brave en tout temps et à combattre aux premiers rangs des Troyens, pour gagner une immense gloire à mon père et à moi-même. Sans doute, je le sais en mon âme et mon cœur : un jour viendra où elle périra, la sainte Ilion2, et Priam3, et le peuple de Priam à la bonne pique. Mais j'ai moins de souci de la douleur qui attend les Troyens, ou Hécube4 même, ou sire Priam, ou ceux de mes frères qui, nombreux et braves, pourront tomber dans la poussière sous les coups de nos ennemis, que de la tienne, alors qu'un Achéen à la cotte de bronze t'emmènera pleurante, t'enlevant le jour de la liberté5. Peut-être alors, en Argos, tisseras-tu la toile pour une autre ; peut-être porteras-tu l'eau de la source Messéis ou de l'Hypérée6, subissant mille contraintes, parce qu'un destin brutal pèsera sur toi. Et un jour on dira, en te voyant pleurer : « C'est la femme d'Hector, Hector, le premier au combat parmi les Troyens dompteurs de cavales7, quand on se battait autour d'Ilion. » Voila ce qu'on dira, et, pour toi, ce sera une douleur nouvelle, d'avoir perdu l'homme entre tous capable d'éloigner de toi le jour de l'esclavage. Ah ! que je meure donc, que la terre sur moi répandue me recouvre tout entier, avant d'entendre tes cris, de te voir traînée en servage ! »   Ainsi dit l'illustre Hector, et il tend les bras à son fils. [... ] II prend son fils, et le baise, et le berce en ses bras, et dit, en priant Zeus et les autres dieux :   « Zeus ! et vous tous, dieux ! permettez que mon fils, comme moi, se distingue entre les Troyens, qu'il montre une force égale à la mienne, et qu'il règne, souverain, à llion ! Et qu'un jour l'on dise de lui : « Il est encore plus vaillant que son père », quand il rentrera du combat ! Qu'il en rapporte les dépouilles sanglantes d'un ennemi tué, et que sa mère en ait le cœur en joie ! »1. « si tu accomplis ton destin » : si tu meurs.2. Ilion : Troie.3. Priam : père d'Hector et roi de Troie.4. Hécube : mère d'Hector.5. « t'enlevant le jour de la liberté » : t'enlevant la liberté (en cas de défaite de Troie, les vainqueurs emmèneraient Andromaque chez eux et feraient d'elle une esclave.)6. Argos, Messéis, Hypérée : lieux situés en Grèce.7. Cavales : chevaux. I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) :Quelles variations autour de la figure d'Andromaque les textes A, B et C de ce corpus proposent-ils ?II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) : CommentaireVous commenterez le texte de Marcel Aymé (texte C). DissertationHélène Maurel-lndart1 écrit que, dans une réécriture, il s'agit toujours « de rendre hommage ou de dénigrer.» Pensez-vous que cette affirmation suffise à rendre compte de toutes les formes de réécriture ? Vous vous appuierez sur les textes du corpus, sur ceux que vous avez étudiés en classe, sur votre culture personnelle.1. Critique, auteur de « Le plagiat littéraire » in L'information littéraire, vol. 60, 2008. Invention Vous adaptez pour le théâtre le texte de Marcel Aymé (texte C) depuis « Arrivant un soir » jusqu'à « Passez-moi Astyanax, on va filer en douce. »( ) Transposez sous la forme de texte théâtral le scénario imaginé par Léopold. Vous respecterez les caractéristiques du personnage de Léopold. Vous choisirez indifféremment l'écriture en vers ou en prose.

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10.Texte A : Gustave Flaubert, Mémoires d'un fou (posthume 1901), chapitre X.Texte B : Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale (1869), première partie, chapitre I.Texte C : Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale, troisième partie, chapitre VI.Texte D : Louis Aragon, Blanche ou l'oubli (1967), troisième partie, chapitre 3, "Une mèche de cheveux n'est pas une hypothèse". Texte A : Gustave Flaubert, Mémoires d'un fou. [C'est à l'âge de dix–sept ans, en 1838, que Flaubert achève la rédaction de cette ébauche de fiction autobiographique, qui ne sera publiée qu'en 1901. Pendant les vacances de l'été 1836 il a rencontré Elisa Schlesinger, qui inspirera le personnage de Mme Arnoux (voir textes suivants). Elle a alors vingt-six ans, il en a quinze.]  J'allais souvent seul me promener sur la grève. Un jour, le hasard me fit aller vers l'endroit où l'on se baignait. C'était une place, non loin des dernières maisons du village, fréquentée plus spécialement pour cet usage ; hommes et femmes nageaient ensemble, on se déshabillait sur le rivage ou dans sa maison et on laissait son manteau sur le sable.  Ce jour-là, une charmante pelisse1 rouge avec des raies noires était laissée sur le rivage. La marée montait, le rivage était festonné2 d'écume ; déjà un flot plus fort avait mouillé les franges de soie de ce manteau. Je l'ôtai pour le placer au loin - l'étoffe en était moelleuse et légère, c'était un manteau de femme.  Apparemment on m'avait vu, car le jour même, au repas de midi, et comme tout le monde mangeait dans une salle commune, à l'auberge où nous étions logés, j'entendis quelqu'un qui me disait : – Monsieur, je vous remercie bien de votre galanterie. Je me retournai -, c'était une jeune femme assise avec son mari à la table voisine. – Quoi donc ? lui demandai-je, préoccupé. – D'avoir ramassé mon manteau ; n'est-ce pas vous ? – Oui, madame, repris-je, embarrassé. Elle me regarda. Je baissai les yeux et rougis. Quel regard, en effet ! Comme elle était belle, cette femme ! Je vois encore cette prunelle ardente sous un sourcil noir se fixer sur moi comme un soleil. Elle était grande, brune, avec de magnifiques cheveux noirs qui lui tombaient en tresses sur les épaules ; son nez était grec, ses yeux brûlants, ses sourcils hauts et admirablement arqués, sa peau était ardente et comme veloutée avec de l'or ; elle était mince et fine, on voyait des veines d'azur serpenter sur cette gorge brune et pourprée. Joignez à cela un duvet fin qui brunissait sa lèvre supérieure et donnait à sa figure une expression mâle et énergique à faire pâlir les beautés blondes. On aurait pu lui reprocher trop d'embonpoint ou plutôt un négligé artistique. Aussi les femmes en général la trouvaient-elles de mauvais ton. Elle parlait lentement : c'était une voix modulée, musicale et douce... Elle avait une robe fine, de mousseline blanche, qui laissait voir les contours moelleux de son bras. Quand elle se leva pour partir, elle mit une capote3 blanche avec un seul nœud rose ; elle le noua d'une main fine et potelée4, une de ces mains dont on rêve longtemps et qu'on brûlerait de baisers.1. manteau, doublé ou garni de fourrure. 2. bordé. 3. chapeau de femme, garni de rubans. 4. qui a des formes arrondies et pleines. Texte B : Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale, première partie, chapitre I. [Le 15 septembre 1840, sur un bateau, La Ville-de-Montereau, qui descend la Seine depuis Paris jusqu'au Havre, Frédéric Moreau, un bachelier de dix-huit ans, rencontre une femme...]  Ce fut comme une apparition :  Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu'il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.  Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. Ses bandeaux1 noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l'ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l'air bleu.  Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d'observer une chaloupe sur la rivière.  Jamais il n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître

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les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites.  Une négresse, coiffée d'un foulard, se présenta en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L'enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s'éveiller. Elle la prit sur ses genoux. « Mademoiselle n'était pas sage, quoiqu'elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l'aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices. » Et Frédéric se réjouissait d'entendre ces choses, comme s'il eût fait une découverte, une acquisition.  Il la supposait d'origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ?  Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s'en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l'eau ; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit :  – Je vous remercie, Monsieur.  Leurs yeux se rencontrèrent.  – Ma femme, es-tu prête ? cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l'escalier.1. coiffure qui sépare les cheveux au milieu du front, les ramenant sur les côtés du visage. Texte C : Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale, troisième partie, chapitre VI.  [Frédéric Moreau reverra Mme Arnoux, éprise de lui, mais leur union n'aura pas lieu. Vers la fin de mars 1867, des années après leur dernière rencontre, elle revient voir Frédéric chez lui. La scène se passe au retour d'une promenade.]   Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console1, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine.   Pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des tendresses.  – Votre personne, vos moindres mouvements me semblaient avoir dans le monde une importance extrahumaine. Mon cœur, comme de la poussière, se soulevait derrière vos pas. Vous me faisiez l'effet d'un clair de lune par une nuit d'été, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs, infini ; et les délices de la chair et de l'âme étaient contenues pour moi dans votre nom que je me répétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je n'imaginais rien au-delà. C'était Mme Arnoux telle que vous étiez, avec ses deux enfants, tendre, sérieuse, belle à éblouir et si bonne ! Cette image-là effaçait toutes les autres. Est-ce que j'y pensais, seulement ! puisque j'avais toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux !  Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme qu'elle n'était plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à croire ce qu'il disait. Mme Arnoux, le dos tourné à la lumière, se penchait vers lui. Il sentait sur son front la caresse de son haleine, à travers ses vêtements le contact indécis de tout son corps. Leurs mains se serrèrent ; la pointe de sa bottine s'avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :  – La vue de votre pied me trouble.  Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec l'intonation singulière des somnambules :  – A mon âge ! lui ! Frédéric !... Aucune n'a jamais été aimée comme moi ! Non, non, à quoi sert d'être jeune ? Je m'en moque bien ! je les méprise, toutes celles qui viennent ici !  – Oh ! il n'en vient guère ! reprit-il complaisamment.  Son visage s'épanouit, et elle voulut savoir s'il se marierait.  Il jura que non.  – Bien sûr ? pourquoi ?  – A cause de vous, dit Frédéric en la serrant dans ses bras.  Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entrouverte, les yeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :  – J'aurais voulu vous rendre heureux.  Frédéric soupçonna Mme Arnoux d'être venue pour s'offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d'inexprimable, une répulsion, et comme l'effroi d'un inceste. Une autre crainte l'arrêta, celle d'en avoir dégoût plus tard. D'ailleurs, quel embarras ce serait ! — et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette.  Elle le contemplait, tout émerveillée.  – Comme vous êtes délicat ! Il n'y a que vous ! Il n'y a que vous !  Onze heures sonnèrent.  – Déjà ! dit-elle ; au quart, je m'en irai.  Elle se rassit ; mais elle observait la pendule, et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux

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ne trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment dans les séparations, où la personne aimée n'est déjà plus avec nous.  Enfin, l'aiguille ayant dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.  – Adieu, mon ami, mon cher ami. Je ne vous reverrai jamais ! C'était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous !  Et elle le baisa au front, comme une mère.  Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.  Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.  Elle s'en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.  – Gardez-les ! adieu !  Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d'avancer à un fiacre2 qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.  Et ce fut tout.1. petit support, généralement petite table appuyée à un mur.2. voiture de louage tirée par un cheval et conduite par un cocher. Texte D : Louis Aragon, Blanche ou l'oubli (1967), troisième partie, chapitre 3.[Ce roman brouille toutes les pistes. Aragon parle du « doute perpétuel qui règne sur l'existence des personnages du roman, sur la personnalité du (ou des) narrateur(s), etc. ». Pour lire ce passage, il suffit de savoir que le narrateur, Geoffroy Gaiffier avait été quitté par sa femme, Blanche. Longtemps après, dix–huit ans plus tard, elle a réapparu.]  [...] Et moi, tout d'un coup, peut-être à cause de cette ressemblance, je cesse à nouveau d'entendre Blanche, est-ce que je n'ai pas rêvé tout ça ? J'avais un peu bu. J'ai beau la voir, Blanche. Elle m'explique : « Je suis restée très longtemps à t'attendre, Geoff', il faut comprendre. Le comprendre. Cette maison noire... nous deux... » De quoi parle-t-elle ? De qui1? Le klaxon a encore appelé, au dehors, parce que c'est un klaxon. Je pourrais demander, qui est-ce ? je pourrais dire, ne t'en va pas sans m'avoir... Blanche dit : « Tu l'entends, tu l'entends ? Il s'impatiente. Il a dû tourner toute la soirée comme un fou dans les montagnes. Je le connais. Il est vraiment capable de toutes les folies... » Je la regarde. Elle n'est plus jeune, c'est-à-dire si on compare avec la mémoire... mais si on la compare avec l'oubli... Un visage lisse encore. Voilà la différence : autrefois je n'aurais jamais pensé encore. Qu'est-ce qu'il y a donc dans ses yeux, les mêmes ? Comme un regret ou une peur, je ne sais. Les deux, probable. Mais ce n'est pas de moi qu'elle a peur. Plus de moi. Ni pour moi. Je dis : « Alors, nous allons nous quitter comme ça ? » Elle a eu un geste inattendu, levé ce bras nu, ce bras d'enfant, toujours, dont j'ai le souffle coupé. Elle a porté sa main à sa tête. Qu'est-ce qu'elle fait ?  Elle a arraché ce voile blond, elle passe les doigts dans les cheveux qui se défont. J'ai vu. Mon Dieu, mon Dieu. Est-ce possible ? C'est terrible, comme ça tout d'un coup. Mais jamais elle n'a été plus belle, cela lui donne une autre douceur du visage que la dureté des cheveux noirs et lourds... Elle dit : « tu as des ciseaux... », et ce n'est pas une question. Personne comme Blanche ne fait à la fois la question et la réponse (Tu permets que je t'embrasse ? » comme elle disait après l'avoir fait). Les ciseaux... elle sait qu'il y a des ciseaux, ici, dans le tiroir de la desserte, comme il y a Pulchérie2 , elle me les demande, feint de me les demander avec ce geste agité de la main, de quelqu'un qui ne dispose pas de son temps. Je ne comprends pas. Alors elle les prend elle-même. ... Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent. Elle s'en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche. – Gardez-les ! adieu !  C'est incroyable, parfaitement insensé, dans un moment pareil, de ne pouvoir faire autrement que de penser à Frédéric Moreau, à Mme Arnoux.  « Non, – dit Blanche –, ne m'accompagne pas, Geoff', c'est un fou, tu sais... et il a si longtemps attendu ... »  Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Mme Arnoux sur le trottoir fit signe d'avancer à un fiacre qui passait.  Je n'ai pas reconduit Blanche à la porte, je n'ai pas soulevé le rideau de la fenêtre. Je ne lui avais pas demandé, quand elle a dit c'est un fou : « Et tu l'aimes ? » Il n'y avait pas besoin. La voiture là–bas démarrait avec une brutalité de fauve. Je ne suis pas si sourd. D'où j'étais, d'ailleurs, dans la pièce, j'ai vu tourner les phares. Et je me suis caché les yeux dans les mains, pour ne plus voir que l'oubli. Les cendres chaudes de l'oubli.1. l'homme qui attend Blanche à l'extérieur. 2. le narrateur réside chez des amis. Pulchérie a ouvert la porte à Blanche. Le narrateur s'est étonné que Blanche connaisse sa présence. I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) :  En quoi le texte B est-il une réécriture du texte A, et le texte D une réécriture du texte C ?  Vous vous en tiendrez aux éléments principaux.

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II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) : CommentaireVous commenterez le texte d'Aragon (texte D). DissertationSelon vous, réécrire, est-ce chercher à dépasser son modèle ?Vous développerez votre argumentation en vous appuyant sur les textes du corpus, ainsi que sur ceux étudiés en classe et sur vos lectures personnelles. Vous pourrez vous intéresser à d'autres genres que le roman. Invention Réécrivez la dernière rencontre de Frédéric Moreau avec Mme Arnoux (texte C), cette fois, sous la forme d'un monologue intérieur de Frédéric qui dévoilera ses sentiments et ses pensées. Vous resterez fidèle au texte de Flaubert en vous gardant, toutefois, d'en recopier des passages.

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11.Texte A : Ovide, Les Métamorphoses, livre X, « Orphée et Eurydice », début du 1er siècle après J.C., traduction de G. Lafaye.Texte B : Pierre-Louis Moline, livret de Orphée et Eurydice, opéra de Christoph Willibald Gluck, version de 1774, Acte IV, scène 1. Texte C : Hector Crémieux, livret de Orphée aux Enfers, opéra-bouffe de Jacques Offenbach, version de 1858, Acte l, scène 2.Texte D : Victor Segalen, Orphée-roi, 1921, Acte Il, scène 2. Texte A : Ovide, Les Métamorphoses, livre X, « Orphée et Eurydice », début du 1er siècle après J.C., traduction de G. Lafaye. .[Orphée, roi de Thrace, pleure la mort de sa femme Eurydice. Il va aux Enfers supplier les Dieux de la lui rendre. Pour les émouvoir, il chante en s'accompagnant de sa lyre. Cet instrument à cordes lui a été donné par Apollon, dieu de la musique et de la poésie.]  Tandis qu'il exhalait ces plaintes, qu'il accompagnait en faisant vibrer les cordes, les ombres exsangues pleuraient; Tantale1 cessa de poursuivre l'eau fugitive; la roue d'Ixion1 s'arrêta; les oiseaux oublièrent de déchirer le foie de leur victime, les petites-filles de Bélus1 laissèrent là leurs urnes et toi, Sisyphe1, tu t'assis sur ton rocher. Alors, pour la première fois des larmes mouillèrent, dit-on, les joues des Eurnénides2, vaincues par ces accents; ni l'épouse du souverain, ni le Dieu qui gouverne les Enfers ne peuvent résister à une telle prière; ils appellent Eurydice; elle était là, parmi les ombres récemment arrivées; elle s'avance, d'un pas que ralentissait sa blessure. Orphée du Rhodope3 obtient qu'elle lui soit rendue, à la condition qu'il ne jettera pas les yeux derrière lui, avant d'être sorti des vallées de l'Averne4; sinon, la faveur sera sans effet. Ils prennent, au milieu d'un profond silence, un sentier en pente, escarpé, obscur, enveloppé d'un épais brouillard. Ils n'étaient pas loin d'atteindre la surface de la terre, ils touchaient au bord, lorsque, craignant qu'Eurydice ne lui échappe et impatient de la voir, son amoureux époux tourne les yeux et aussitôt elle est entraînée en arrière; elle tend les bras, elle cherche son étreinte et veut l'étreindre elle-même; l'infortunée ne saisit que l'air impalpable. En mourant pour la seconde fois elle ne se plaint pas de son époux (de quoi en effet se plaindrait-elle sinon d'être aimée ?); elle lui adresse un adieu suprême, qui déjà ne peut qu'à peine parvenir jusqu'à ses oreilles et elle retombe à l'abîme d'où elle sortait. 1. Tantale, Ixion, Bélus, Sisyphe : personnages mythologiques condamnés à subir des supplices aux Enfers. 2. Euménides : déesses de la vengeance.3. Rhodope : montagne de Thrace où est né Orphée. 4. vallées de l'Averne : les Enfers. Texte B : Pierre-Louis Moline, livret de Orphée et Eurydice, opéra de Christoph Willibald Gluck, version de 1774, Acte IV, scène 1. [Orphée a obtenu le droit de ramener Eurydice chez les vivants, mais à condition de ne pas se retourner pour la regarder. Elle n'est pas informée de cette contrainte.] ACTE IVLe théâtre représente une caverne obscure et inhabitée, qui conduit hors des Enfers.Scène première. Orphée amène Eurydice par la main, sans la regarder. [...]ORPHÉE Eurydice, suis-moi,Profitons sans retard de la faveur céleste;Sortons, fuyons ce lieu funeste. Non, tu n'es plus une ombre, et le dieu des amours Va nous réunir pour toujours. EURYDICE Qu'entends-je ? Ah ! Se peut-il ? Heureuse destinée ! Eh quoi! nous pourrons resserrer D'amour la chaîne fortunée ? ORPHÉE Oui, suis mes pas sans différer. (Il quitte la main d'Eurydice.) EURYDICE Mais, par ta main ma main n'est plus pressée ! Quo i! Tu fuis ces regards que tu chérissais tant ! Ton cœur pour Eurydice est-il indifférent ? La fraîcheur de mes traits serait-elle effacée ?

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ORPHÉE (à part.) Oh dieux! quelle contrainte !(Haut.) Eurydice, suis-moi... Fuyons de ces lieux, le temps presse, Je voudrais t'exprimer l'excès de ma tendresse...(A part.)Mais, je ne puis ! ô trop funeste loi !EURYDICE (tendrement.) Un seul de tes regards !...ORPHÉE Tu me glaces d'effroi ! EURYDICE Ah ! Barbare ! Sont-ce là les douceurs que ton cœur me prépare ? Est-ce donc là le prix de mon amour ? Ô fortune jalouse ! Orphée, hélas ! se refuse en ce jourAux transports innocents de sa fidèle épouse. ORPHÉE Par tes soupçons, cesse de m'outrager. EURYDICE Tu me rends à la vie, et c'est pour m'affliger ! Dieux, reprenez un bienfait que j'abhorre1 !Ah ! cruel époux, laisse-moi ! ORPHÉEViens ! Suis un époux qui t'adore.1. que j'abhorre : que j'ai en horreur. Texte C : Hector Crémieux, livret de Orphée aux Enfers, opéra-bouffe de Jacques Offenbach, version de 1858, Acte l, scène 2. [Orphée est ici un professeur de musique qui dirige la fanfare de Thèbes. Il est marié à Eurydice, qui vient de le surprendre en train de séduire une nymphe, alors qu'elle même le trompe avec le berger Aristée.]EURYDICEFort bien ! Savez-vous ce que je conclus de tout cela, mon bon chéri ?... c'est que si j'ai mon berger, vous avez votre bergère... eh bien ! Je vous laisse votre bergère, laissez-moi mon berger.ORPHÉEAllons ! Madame, cette proposition est de mauvais goût !... EURYDICEPourquoi donc, je vous prie ?ORPHÉEParce que... parce que... tenez ! Vous me faites rougir ! EURYDICEVraiment ! Eh bien ! Si cette couleur-là vous déplaît, nous tâcherons de vous en trouver une autre.ORPHÉEEurydice !... Ma femme ?... EURYDICEAh ! Mais, c'est qu'il est temps de s'expliquer, à la fin ! Et il faut qu'une bonne fois je vous dise votre fait, maître Orphée, mon chaste1 époux, qui rougissez ! Apprenez que je vous déteste ! Que j'ai cru épouser un artiste et que je me suis unie à l'homme le plus ennuyeux de la création. Vous vous croyez un aigle, parce que vous avez inventé les vers hexamètres!... mais c'est votre plus grand crime à mes yeux !... est-ce que vous croyez que je passerai ma jeunesse à vous entendre réciter des songes classiques et racler (montrant le violon d'Orphée) l'exécrable instrument que voilà ?...ORPHÉEMon violon !... ne touchez pas à cette corde, madame ! EURYDICEIl m'ennuie, comme vos vers, votre violon !... allez charmer de ces sons les bergères de troisième ordre dont vous raffolez. Quant à moi, qui suis fille d'une nymphe et d'un demi-dieu, il me faut la liberté et la fantaisie !... j'aime aujourd'hui ce berger, il m'aime; rien ne me séparera d'Aristée !1. chaste : qui s'abstient de relations sexuelles. Texte D : Victor Segalen, Orphée-roi, 1921, Acte Il, scène 2.

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 [Orphée est un poète musicien qui vit seul sur une colline en Grèce. Sa compagne Eurydice le regarde dormir.]EURYDICE        Vole et danse ! Va-t-en... où tu voudras en esprit ! à genoux, prieuse plaintive aux flancs du dormeur...       Je suis là, fidèle à ton corps endormi, plus docile que toute fille ou femme humaine...        Qu'une autre, jalouse, implore les caresses et le don nuptial,       Je ne demande rien : je suis là, au bord de ton sommeil.         Tu ne m'as jamais dit ce qu'on dit en aimant. Une première fois, tu as chanté : « J'aime... »         A quoi bon ? Il dort plus sourdement ! Il est parti, il est perdu de lui, il s'est dépris de ce corps que je tiens sous mes doigts.         Va-t-en ! Va-t-en !         Non. Reste parmi nous les vivants.         Reviens à moi. Je t'aime.        Mais je ne veux plus que tu rêves si je ne peux pas aimer ton rêve aussi ! Ah !Elle s'abat toute sur Orphée; étreignant le dormeur sans défense, couvrant le visage de ses mains qui font des signes et des caresses... Un cri... Eurydice se rejette en arrière. ORPHÉE a ouvert les yeux. Toute la musique se tait. LONG SILENCE rompu par la voix tremblante d'Eurydice.EURYDICE        Pardonne-moi... J'ai... ORPHÉE        Que ce monde est sourd et silencieux ! EURYDICE       Ce monde... Où étais-tu ? ORPHÉE        Qui m'a rappelé ? Qui m'a frappé ? EURYDICE       Oh non ! pas moi ! J'ai mal... Cette corde en cassant m'a cinglée1...        Personne ne l'a touchée... Elle s'est brisée toute seule...        Mais tant mieux, et toutes les autres !        Voilà d'où vient ton mépris de moi, et les haines autour de toi-même : ta Lyre.         Je la déteste : elle te possède, elle t'ensorcelle...       Mais je te délivrerai. Je t'éveillerai toujours de tes mauvais songes.        Alors, tu me diras ce qu'on dit en aimant. ORPHÉE         Dans un transport passionné, Orphée saisit sa Lyre, se lève, et, - détourné d'Eurydice :        Tu es belle et indomptable, Lyre, amante enchantée !        Gardienne au seuil de mes palais sonores! Réseau fier qui trame mes sommeils et défend mon rêve chantant,        Lyre, c'est à toi que vont les jeux aimants : tes hanches sont polies et nacrées; la courbe de tes cornes est cambrée comme deux bras dansants.        Ta voix est nombreuse ! Ta voix est hardie ! Quand tu trembles, tout s'agite et retentit.         Mais, tes nerfs vivants, voici qu'ils se brisent : la corde morte traîne sur mes poignets et sur mes doigts.        Quel discord2 a pu la rompre ?       Ô seule ! Vas-tu m'abandonner ainsi ?        Je t'emporte, je te ravis3, je te sauve avec moi-même !Il s'en va, descendant le cours du Fleuve. Eurydice éclate en sanglots. Le rideau tombe brutalement.1. cingler : frapper.2. discord : fausse note (terme musical).3. ravir : enlever.  I - Question sur le corpus (4 points) :Dans les textes de ce corpus, quels aspects de l'histoire d'Orphée se prêtent-ils particulièrement à une transposition à la scène ?II - Travail d'écriture (16 points) : CommentaireVous commenterez l'extrait d'Orphée-roi, de Victor Segalen (texte D). DissertationDans quelle mesure peut-on dire qu'une réécriture est aussi une création ?

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Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur les textes du corpus, les œuvres étudiées en classe et votre culture personnelle. Invention Imaginez une scène théâtrale parodique dans laquelle Eurydice, malgré les protestations d'Orphée venu la chercher, déclare préférer l'enfer à la vie avec lui.  

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12.Texte A : Daniel Defoe, Robinson Crusoé, 1719 (traduit de l’anglais par Petrus Borel).Texte B : Paul Valéry, La Jeune Parque et poèmes en prose, Histoires brisées, « Robinson », 1950.Texte C : Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, chap. 3, 1967.Texte D : Patrick Chamoiseau, L’Empreinte à Crusoé, 2012. TEXTE A : Daniel Defoe, Robinson Crusoé, 1719 (traduit de l’anglais par Petrus Borel).[Robinson Crusoé est le seul survivant de la Virginie, navire qui s’est échoué sur la côte d’une île déserte. Il va devoir vivre en solitaire pendant de longues années. Dans l’épave du bateau, il a récupéré des outils, grâce auxquels il a creusé un rocher pour faire son habitation. Il a aussi récupéré des plumes, de l’ encre et du papier, qui lui permettent de tenir son journal. Voici le récit du mois de décembre 1659, deux mois après le naufrage.] DECEMBRELe 10. — Je commençais alors à regarder ma grotte ou ma voûte comme terminée, lorsque tout à coup — sans doute je l’avais faite trop vaste — une grande quantité de terre éboula du haut de l’un des côtés ; j’en fus, en un mot, très épouvanté, et non pas sans raison ; car, si je m’étais trouvé dessous, je n’aurais jamais eu besoin d’un fossoyeur. Pour réparer cet accident j’eus énormément de besogne ; il fallut emporter la terre qui s’était détachée ; et, ce qui était encore plus important, il fallut étançonner1 la voûte, afin que je pusse être bien sûr qu’il ne s’écroulerait plus rien. Le 11. — Conséquemment je travaillai à cela, et je plaçai deux étais ou poteaux posés à plomb sous le ciel de la grotte, avec deux morceaux de planche mis en croix sur chacun. Je terminai cet ouvrage le lendemain ; puis, ajoutant encore des étais garnis de couches, au bout d’une semaine environ j’eus mon plafond assuré ; et, comme ces poteaux étaient placés en rang, ils me servirent de cloisons pour distribuer mon logis. Le 17. — À partir de ce jour jusqu’au vingtième, je posai des tablettes et je fichai des clous sur les poteaux pour suspendre tout ce qui pouvait s’accrocher ; je commençai, dès lors, à avoir mon intérieur en assez bon ordre. Le 20. — Je portai tout mon bataclan2 dans ma grotte ; je me mis à meubler ma maison, et j’assemblai quelques bouts de planche en manière de dressoir, pour apprêter mes viandes dessus ; mais les planches commencèrent à devenir fort rares par-devers moi. Je me fabriquai aussi une autre table.Le 24. — Beaucoup de pluie toute la nuit et tout le jour ; je ne sortis pas.Le 25. — Pluie toute la journée. Le 26. — Point de pluie ; la terre était alors plus fraîche qu’auparavant et plus agréable. Le 27. — Je tuai un chevreau et j’en estropiai un autre qu’alors je pus attraper et amener en laisse à la maison. Dès que je fus arrivé je liai avec des éclisses3 l’une de ses jambes qui était cassée. Nota : J’en pris un tel soin, qu’il survécut, et que sa jambe redevint aussi forte que jamais ; et, comme je le soignai ainsi fort longtemps, il s’apprivoisa et paissait sur la pelouse, devant ma porte, sans chercher aucunement à s’enfuir. Ce fut la première fois que je conçus la pensée de nourrir des animaux privés, pour me fournir d’aliments quand toute ma poudre et tout mon plomb seraient consommés. Les 28, 29 et 30. — Grandes chaleurs et pas de brise ; si bien qu’il ne m’était possible de sortir que sur le soir pour chercher ma subsistance. Je passai ce temps à mettre tous mes effets en ordre dans mon habitation. 1- Étançonner : renforcer, étayer.2- Bataclan : attirail, bazar.3- Éclisses : plaques de bois. TEXTE B : Paul Valéry, La Jeune Parque et poèmes en prose, Histoires brisées, « Robinson », 1950.[Le recueil des Histoires brisées rassemble des textes complètement rédigés, mais aussi des notes, des fragments, des commencements, des bribes de contes ou de poèmes en prose.] Robinson.Solitude. Création du loisir. Conservation.Temps vide. Ornement.Danger de perdre tête, de perdre tout langage.Lutte. Tragédie. Mémoire. Prière de Robinson.Imagine des foules, des théâtres, des rues.Tentation. Soif du pont de Londres.Il veut écrire à des personnes imaginées, embrasse des arbres, parle tout seul. Crises de rire. Peu à peu n’est plus soi.Il se développe en lui une horreur invincible du ciel, de la mer, de la nature.Murmures de la forêt.

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Un pied nu.Psaumes1 de Robinson (spécialisation des morceaux oppositions réalisation).Murmures de la forêt. Robinson au milieu des oiseaux, papegeais2 , etc. Il croit entendre leur langage.Tous ces oiseaux disent des sentences. Répétitions.Les uns originaux.Les autres répètent des vérités qui deviennent fausses par la répétition seule.Le Robinson pensif. (Manuel du Naufragé.)Dieu et Robinson — (nouvel Adam) — Tentation de Robinson.Le pied marqué au sable lui fait croire à une femme.Il imagine un Autre. Serait-ce un homme ou une femme ?Robinson divisé — poème.Coucher de soleil — Mer.Le « Robinson pensif » — Système isolé. — Le moment de la réflexion. — Utilisation des rêves.Théorie de la reconstitution. Les 3 doigts de références.Mémoire. De ce qu’il avait appris, ce qui demeure est ce qui convenait à sa substance.Robinson1) reconstitue des lectures. 2) les rejette.Robinson reconstitue sans livre, sans écrit, sa vie intellectuelle. — Toute la musique qu’il a entendue lui revient — Même celle dont le souvenir ne lui était pas encore venu — revient. Sa mémoire se développe par la demande, et la solitude et le vide — Il est penché sur elle. Il retrouve des livres lus — note ce qui lui en revient. Ces notes sont bien curieuses.Enfin le voici qui prolonge et crée à la suite.1- Psaumes : poèmes d’un livre de la Bible et, par la suite, poèmes religieux chantés.2- Papegeais : perroquets. TEXTE C : Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, chap. 3, 1967.[Au début du roman, Robinson récupère ce qu’il peut dans l’épave de la Virginie.] Les livres qu’il trouva épars dans les cabines avaient été tellement gâtés par l’eau de mer et de pluie que le texte imprimé s’en était effacé, mais il s’avisa qu’en faisant sécher au soleil ces pages blanches, il pourrait les utiliser pour tenir son journal, à condition de trouver un liquide pouvant tenir lieu d’encre. Ce liquide lui fut fourni inopinément par un poisson qui pullulait alors aux abords de la falaise du Levant. Le diodon, redouté pour sa mâchoire puissante et dentelée et pour les dards urticants qui hérissent son corps en cas d’alerte, a la curieuse faculté de se gonfler à volonté d’air et d’eau jusqu’à devenir rond comme une boule. L’air absorbé s’accumulant dans son ventre, il nage alors sur le dos sans paraître autrement incommodé par cette surprenante posture. En remuant avec un bâton l’un de ces poissons échoués sur le sable, Robinson avait remarqué que tout ce qui entrait en contact avec son ventre flasque ou distendu prenait une couleur rouge carminée extraordinairement tenace. Ayant pêché une grande quantité de ces poissons dont il goûtait la chair, délicate et ferme comme celle du poulet, il exprima dans un linge la matière fibreuse sécrétée par les pores de leur ventre et recueillit ainsi une teinture d’odeur fétide, mais d’un rouge admirable. Il se hâta alors de tailler convenablement une plume de vautour, et il pensa pleurer de joie en traçant ses premiers mots sur une feuille de papier. Il lui semblait soudain s’être à demi arraché à l’abîme de bestialité où il avait sombré et faire sa rentrée dans le monde de l’esprit en accomplissant cet acte sacré : écrire. Dès lors il ouvrit presque chaque jour son log-book pour y consigner, non les événements petits et grands de sa vie matérielle — il n’en avait cure — , mais ses méditations, l’évolution de sa vie intérieure, ou encore les souvenirs qui lui revenaient de son passé et les réflexions qu’ils lui inspiraient. Une ère nouvelle débutait pour lui — ou plus précisément, c’était sa vraie vie dans l’île qui commençait après des défaillances dont il avait honte et qu’il s’efforçait d’oublier. C’est pourquoi se décidant enfin à inaugurer un calendrier, il lui importait peu de se trouver dans l’impossibilité d’évaluer le temps qui s’était écoulé depuis le naufrage de la Virginie. Celui-ci avait eu lieu le 30 septembre 1759 vers deux heures de la nuit. Entre cette date et le premier jour qu’il marqua d’une encoche sur un fût de pin mort s’insérait une durée indéterminée, indéfinissable, pleine de ténèbres et de sanglots, de telle sorte que Robinson se trouvait coupé du calendrier des hommes, comme il était séparé d’eux par les eaux, et réduit à vivre sur un îlot de temps, comme sur une île dans l’espace.

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Il consacra plusieurs jours à dresser une carte de l’île qu’il compléta et enrichit dans la suite au fur et à mesure de ses explorations. Il se résolut enfin à rebaptiser cette terre qu’il avait chargée le premier jour de ce nom lourd comme l’opprobre1 « île de la Désolation ». Ayant été frappé en lisant la Bible de l’admirable paradoxe par lequel la religion fait du désespoir le péché sans merci et de l’espérance l’une des trois vertus théologales2, il décida que l’île s’appellerait désormais Speranza, nom mélodieux et ensoleillé qui évoquait en outre le très profane souvenir d’une ardente Italienne qu’il avait connue jadis quand il était étudiant à l’université d’York. 1- L ’opprobre : la honte.2- Vertus théologales : les vertus les plus importantes pour le salut chrétien : la foi, l’espérance, la charité. TEXTE D : Patrick Chamoiseau, L’Empreinte à Crusoé, 2012.[Le personnage du romancier martiniquais Patrick Chamoiseau ignore tout de son identité et de ses origines (il n’est pas sûr de s’appeler Robinson Crusoé). Au début du roman,alors qu’il est déjà dans l’île depuis vingt ans, il revient sur le rivage où il a repris conscience après le naufrage et se remémore les premiers temps de sa vie solitaire.][...] les objets rapportés de l’épave alimentèrent mes imaginations d’une dimension occidentale, j’étais prince, castillan1, chevalier, dignitaire de grande table, officier de légions ; j’allais entre des châteaux, des jardins de manoirs, traversais d’immenses salles habillées de velours ; déambulais sur des pavés crasseux, dans des ruelles jaunies par des lanternes huileuses ; longeais des champs de blé qui ondoyaient sans fin au pied de hauts remparts...; mais des images étranges surgissaient des trous de ma mémoire : vracs de forêts sombres dégoulinantes de mousses, des villes de terre auréolées de cendres et de jasmin, dunes de sable avalant l’infini, falaises recouvertes d’oiseaux noirs battant des ailes cendreuses ; ou bien des cris de femmes qui mélangeaient l’émotion de la mort à des chants d’allégresse... ; à cela s’ajoutait un lot d’étrangetés qui semblaient remonter de ma substance intime — ... l’arrivée d’un chacal qui embarrasse des dieux... des lézards noirs et blancs qui tissent des étoffes... des jumeaux dans une calebasse de mil... bracelets de prêtres clique tant autour d’un masque à cornes... — , mais elles étaient tellement incompatibles avec l’ensemble de mes évocations que je les mis au compte d’un résidu de souvenirs appartenant à quelque marin vantard que j’aurais rencontré ; de fait, reliées ensemble, mon imagination à partir des objets et ma mémoire obscure ne faisaient que chaos : toute possibilité de mettre au clair mon origine réelle disparaissait alors ;*quoi qu’il en soit, ces chimères ne durent pas être probantes ; à mesure que j’affrontais la puissance ennemie qu’étaient cette île et son entour, il m’arriva de défaillir au point d’admettre cette absence d’origine personnelle ; abandonnant toute consistance, je m’imaginais crabe, poulpe dans un trou de poulpe, petit de poulpes dans une engeance de poulpes ; je me retrouvais à faire le crapautard2 dans les bulles d’une vase ; mais le pire surgissait lorsque j’atteignais le point fixe d’une absence à moi-même : mon regard alors ne se posait sur rien, il captait juste l’auréole photogène3 des choses qui se trouvaient autour de moi ; je me mettais à renifler, à grogner et à tendre l’oreille vers ce qui m’entourait ; dans ces moments-là, je cheminais avec la bouche ouverte dégoulinante de bave, et je me sentais mieux quand mes mains s’associaient à mes pieds dans de longues galopades ; puis je m’en sortais (allez savoir comment !) et, pour sauvegarder un reste d’humanité, je revenais à ces fièvres narratives qui allaient posséder mon esprit durant de longues années ; je n’avais rien trouvé de mieux que de m’inventer ma propre histoire, de m’ensourcer dans une légende ; je me l’écrivais sur les pages délavées de quelques épais registres sauvés de la frégate, avec le sentiment de la serrer en moi, à portée d’un vouloir ; sans doute jaillissait-elle d’un ou de deux grands livres restés enfouis dans mon esprit ; des livres déjà écrits par d’autres mais que je n’avais qu’à réécrire, à désécrire, dont je n’avais qu’à élargir l’espace entre les phrases, entre les mots et leurs réalités, pour les remplir de ce que je devenais sans vraiment le savoir, et que j’aspirais à devenir sans être pour autant capable de l’énoncer ; [...] 1- Castillan : habitant de la Castille, en Espagne (le nom de cette région vient du mot « castillo », petit château).2- Crapautard : mot inventé combinant « crapaud » et « têtard ».3- Photogène : qui génère de la lumière, luminescent.  I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) : A quoi sert le journal dans Robinson Crusoé de Daniel Defoe (texte A) ? Quelles fonctions les autres textes donnent-ils à l’écriture ? II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) : CommentaireVous commenterez le texte de Patrick Chamoiseau (texte D). DissertationPensez-vous que toute création littéraire soit, d’une certaine manière, une réécriture ? Vous répondrez à cette question en vous fondant sur les textes du corpus ainsi que sur les textes et les œuvres que vous avez étudiés et lus.

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Invention Vous réécrirez les huit premières lignes du texte de Paul Valéry (texte B) en inventant un récit à la première ou à la troisième personne, qui complète, qui développe ou qui prolonge les images et les idées fragmentaires de cette « histoire brisée ».

 

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13.Texte A : Charles Perrault, « La Belle au bois dormant », Contes, 1696.Texte B : Catulle Mendès, « La Belle au bois rêvant », Les Oiseaux bleus, 1888. Texte C : Paul Valéry, « La Belle au bois dormant », La Conque, 1891.Texte D : Paul Valéry, « Au bois dormant », Album de vers anciens, 1920. TEXTE A : Charles Perrault, « La Belle au bois dormant », Contes, 1696. « Mon Prince, il y a plus de cinquante ans que j'ai ouï dire à mon père qu'il y avait dans ce Château une Princesse, la plus belle du monde ; qu'elle devait y dormir cent ans, et qu'elle serait réveillée par le fils d'un Roi, à qui elle était réservée. »1 Le jeune Prince à ce discours se sentit tout de feu; il crut sans hésiter qu'il mettrait fin à une si belle aventure; et poussé par l'amour et par la gloire, il résolut de voir sur-le-champ ce qu'il en était. A peine s'avança t-il vers le bois, que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s'écartèrent d'eux mêmes pour le laisser passer: il marcha vers le Château qu'il voyait au bout d'une grande avenue où il entra, et ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l'avait pu suivre, parce que les arbres s'étaient rapprochés dès qu'il avait été passé. Il ne laissa pas de continuer son chemin : un Prince jeune et amoureux est toujours vaillant. Il entra dans une grande avant-cour où tout ce qu'il vit d'abord était capable de le glacer de crainte: c'était un silence affreux, l'image de la mort s'y présentait partout, et ce n'était que des corps étendus d'hommes et d'animaux, qui paraissaient morts. Il reconnut pourtant bien au nez bourgeonné et à la face vermeille des Suisses qu'ils n'étaient qu'endormis, et leurs tasses, où il y avait encore quelques gouttes de vin, montraient assez qu'ils s'étaient endormis en buvant. Il passe une grande cour pavée de marbre, il monte l'escalier, il entre dans la salle des Gardes qui étaient rangés en haie, la carabine sur l'épaule, et ronflants de leur mieux. Il traverse plusieurs chambres pleines de Gentilshommes et de Dames, dormant tous, les uns debout, les autres assis; il entre dans une chambre toute dorée, et il vit sur un lit, dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés, le plus beau spectacle qu'il eût jamais vu : une Princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont l'éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin. Il s'approcha en tremblant et en admirant, et se mit à genoux auprès d'elle. Alors comme la fin de l'enchantement était venue, la Princesse s'éveilla; et le regardant avec des yeux plus tendres qu'une première vue ne semblait le permettre : « Est-ce vous, mon Prince ? lui dit-elle, vous vous êtes bien fait attendre. »  Le Prince charmé de ces paroles, et plus encore de la manière dont elles étaient dites, ne savait comment lui témoigner sa joie et sa reconnaissance; il l'assura qu'il l'aimait plus que lui-même. Ses discours furent mal rangés, ils en plurent davantage; peu d'éloquence, beaucoup d'amour. Il était plus embarrassé qu'elle, et l'on ne doit pas s'en étonner; elle avait eu le temps de songer à ce qu'elle aurait à lui dire, car il y a apparence (l'Histoire n'en dit pourtant rien) que la bonne Fée, pendant un si long sommeil, lui avait procuré le plaisir des songes agréables. Enfin il y avait quatre heures qu'ils se parlaient, et ils ne s'étaient pas encore dit la moitié des choses qu'ils avaient à se dire.1- Paroles adressées au Prince par un paysan. TEXTE B : Catulle Mendès, « La Belle au bois rêvant », Les Oiseaux bleus, 1888.- Un autre délice, le plus grand de tous vous attend. Eh ! lequel ?- Vous serez aimée ! - Par qui ?- Par moi ! Si vous ne me jugez pas indigne de prétendre à votre tendresse... Vous êtes un prince de bonne mine, et votre habit vous va fort bien.- ....Si vous daignez ne pas repousser mes vœux, je vous donnerai tout mon cœur, comme un autre royaume dont vous serez la souveraine, et je ne cesserai jamais d'être l'esclave reconnaissant de vos cruels caprices.- Ah ! quel bonheur vous me promettez !- Levez-vous donc, chère âme, et suivez-moi.- Vous suivre ? déjà ? Attendez un peu. Il y a sans doute plus d'une chose tentante parmi tout ce que vous m'offrez, mais savez-vous si, pour l'obtenir, il ne me faudrait pas quitter mieux ? - Que voulez-vous dire, princesse ?- Je dors depuis un siècle, c'est vrai, mais, depuis un siècle, je rêve. Je suis reine aussi, dans mes songes, et de quel divin royaume ! Mon palais a des murs de lumière; j'ai pour courtisans des anges qui me célèbrent en des musiques d'une douceur infinie, je marche sur des jonchées d'étoiles. Si vous saviez de quelles belles robes je m'habille, et les fruits sans pareils que l'on met sur ma table, et les vins de miel où je trempe mes lèvres ! Pour ce qui est de l'amour, croyez bien qu'il ne me fait pas défaut; car je suis adorée par un époux plus beau que tous les princes du monde et fidèle depuis cent ans. Tout bien considéré, monseigneur, je crois que je ne gagnerais rien à sortir de mon enchantement; je vous prie de me laisser dormir.  Là-dessus, elle se tourna vers la ruelle, ramenant ses cheveux sur ses yeux, et reprit son long somme, tandis que Pouffe, la petite chienne, cessait de japper, contente, le museau sur les pattes.

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Le prince s'éloigna fort penaud. Et, depuis ce temps, grâce à la protection des bonnes fées, personne n'est venu troubler dans son sommeil la « Belle au bois rêvant ». TEXTE C : Paul Valéry, « La Belle au bois dormant », La Conque, 1891.      LA BELLE AU BOIS DORMANTLa Princesse, dans un palais de roses puresSous les murmures et les feuilles, toujours dort.Elle dit en rêvant des paroles obscuresEt les oiseaux perdus mordent ses bagues d'or. Elle n'écoute ni les gouttes dans leurs chutesTinter, au fond des fleurs lointaines, lentementNi s'enfuir la douceur pastorale1 des flûtesDont la rumeur antique emplit le bois dormant.... O belle ! suis en paix ta nonchalante idylleElle est si tendre l'ombre à ton sommeil tranquilleQui baigne de parfums tes yeux ensevelis : Et, songe, bienheureuse, en tes paupières closesPrincesse pâle dont les rêves sont jolisA l'éternel dormir sous les gestes des Roses ! 1- Douceur pastorale: qui évoque la campagne et les plaisirs champêtres des bergers. TEXTE D : Paul Valéry, « Au bois dormant », Album de vers anciens, 1920.       AU BOIS DORMANT La princesse, dans un palais de rose pure,Sous les murmures, sous la mobile ombre dort,Et de corail ébauche une parole obscureQuand les oiseaux perdus mordent ses bagues d'or. Elle n'écoute ni les gouttes, dans leurs chutes,Tinter d'un siècle vide au lointain le trésor,Ni, sur la forêt vague, un vent fondu de flûtes Déchirer la rumeur d'une phrase de cor. Laisse, longue, l'écho rendormir la diane1, O toujours plus égale à la molle lianeQui se balance et bat tes yeux ensevelis.Si proche de ta joue et si lente la roseNe va pas dissiper ce délice de plisSecrètement sensible au rayon qui s'y pose.1- La diane : sonnerie d'instrument à cuivre (cor, clairon... ).  I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) : Quelles constantes et quelles variantes repérez-vous dans ces différentes versions ?II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) : CommentaireVous commenterez le premier texte de Valéry (texte C), LA BELLE AU BOIS DORMANT. DissertationPensez-vous que la réécriture porte atteinte à l'œuvre dont on s'inspire ? Vous répondrez à cette question de manière organisée, en vous appuyant sur les textes du corpus, sur les œuvres étudiées en classe, ainsi que sur vos lectures personnelles. Invention Le Prince de « La Belle au bois rêvant» (texte B), déçu, s'efforce de détourner la Belle de son projet de rester endormie. Rédigez son discours.

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14.Texte A : Jean COCTEAU, Antigone, 1948.Texte B : Yannis RITSOS, Ismène (traduction de Dominique Grandmont), 1972.Texte C : Henry BAUCHAU, Antigone, chapitre XIX « LA COLÈRE », 1997. Texte A : Jean COCTEAU, Antigone, 1948.[Œdipe, roi de Thèbes, est mort. Ses deux fils, Étéocle et Polynice, qui devaient régner à tour de rôle sur Thèbes, se sont entre-tués pour le trône. Créon, le nouveau roi, a décidé d'ensevelir noblement Étéocle, et non Polynice, accusé d'avoir mobilisé les ennemis de Thèbes contre Étéocle, donc contre sa propre cité. Leur sœur Antigone, qui a décidé d'enfreindre cette loi, demande à Ismène de l'aider à enterrer Polynice.]Le rideau se lève sur Antigone et Ismène, de face, immobiles l'une contre l'autre.ANTIGONE Ismène, ma sœur, connais-tu un seul fléau de l'héritage d'Œdipe que Jupiter nous épargne ? Eh bien, je t'en annonce un autre. Devine la honte que nos ennemis préparent contre nous.ISMÈNEJe ne devinerai pas. Depuis que nos deux frères se sont entre-tués, depuis que la troupe des Argiens1 a disparu, je ne vois rien qui puisse me rendre plus malheureuse ou plus heureuse.ANTIGONEÉcoute, je t'ai fait sortir du vestibule pour que personne au monde ne nous entende. ISMÈNEQu'y a-t-il ? Tes yeux me bouleversent. ANTIGONE Tu me demandes : Qu'y a-t-il ? Hé ! Créon ne donne-t-il pas la sépulture à l'un de nos frères et ne la refuse-t-il pas à l'autre ? Etéocle aura l'enterrement qu'il mérite, mais il est défendu d'ensevelir Polynice ou de le pleurer. On le laisse aux corbeaux. Tels sont les ordres que le noble Créon promulgue pour toi et pour moi, oui pour moi. Il va venir en personne, ici même, lire son décret. Il attache la plus grande importance à l'exécution de ses ordres. Les enfreindre, c'est être lapidé par le peuple. Voilà. J'espère que tu vas montrer ta race2.ISMÈNEMais que puis-je ? ANTIGONEDécide si tu m'aides.ISMÈNEÀ quoi ? ANTIGONEÀ soulever le mort.ISMÈNE Tu veux l'enterrer malgré le roi ? ANTIGONE Oui. J'enterrerai mon frère et le tien. Je dis le tien. On ne me reprochera pas de l'avoir laissé aux bêtes. ISMÈNEMalheureuse ! Malgré la défense de Créon ? ANTIGONEA-t-il donc le droit de me détacher des miens ? ISMÈNE Antigone ! Antigone ! notre pauvre père est mort dans la boue après s'être crevé les yeux pour expier ses crimes; notre mère, qui était sa mère, s'est pendue; nos frères se sont entr'égorgés. Imagine, nous deux, toutes seules, la fin sinistre qui nous attend si nous bravons nos maîtres. Nous sommes des femmes, Antigone, des femmes malhabiles à vaincre des hommes. Ceux qui commandent sont plus forts que nous. Que Polynice m'excuse, mais je cède. J'obéirai au pouvoir. Il est fou d'entreprendre des choses au-dessus de ses forces.ANTIGONEJe ne te pousse pas. Si tu m'aidais, tu m'aiderais à contrecœur. Agis comme bon te semble. Pour moi, j'enterrerai. Il me sera beau de mourir ensuite. Deux amis reposeront côte à côte après ce cher crime. Car, Ismène, le temps où je dois plaire aux morts est plus considérable que celui où il me faut plaire aux vivants. Ta conduite te regarde. Méprise les dieux.ISMÈNEJe ne les méprise pas. Je me sens incapable de lutter contre toute une ville3.ANTIGONETrouve des prétextes. Moi je vais entasser une espèce de tombeau. ISMÈNEFolle ! je tremble pour toi.

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ANTIGONELaisse-moi tranquille. Pense à toi-même.1. Les Argiens sont les soldats de la cité d'Argos, qui ont assiégé Thèbes avec Polynice contre son frère Étéocle.2. Montrer ta race : te montrer digne de ta famille3. Il s'agit de Thèbes, leur cité.

Texte B : Yannis RITSOS, Ismène (traduction de Dominique Grandmont), 1972.[Dans son monologue, Yannis Ritsos donne la parole à Ismène, qui évoque sa sœur Antigone dans cet extrait.][ ... ] Céder, je pense, est la mesure de la grandeur.Ceux que la peur retient toujoursn'ont pas la force (ma sœur par exemple) de s'incliner,et ils restent crispés sur les cimes glacées de leur propre impuissance. D'où vient leur orgueil, alors ? Où est leur vertu ? Mais ma sœur croyait tout régler avec ses il faut et ses il ne faut pas, on aurait dit qu'elle annonçait cette religion futurequi sépara le monde en deux (en ici et en au-delà), qui séparale corps de l'homme en deux, répudiant tout ce qui était au-dessous de la ceinture. J'avais pitié d'elle, c'est vrai. Pour un peu, elle m'aurait fait du malà moi aussi. S'ils1 ont tant célébré sa gloire2,c'était parce qu'elle leur évitait d'avoir à agir eux-mêmes. Sur son visage,ils honoraient leur propre résistance vaincue. Ils se pardonnèrent à eux-mêmes,se déclarèrent innocents et se tinrent ainsi tranquilles.                                            Si elle avait vécu, oh sûrement,ils l'auraient haïe. Sa seule idée,c'était mourir. Et maintenant je dis : sachantqu'il n'y avait pas moyen de l'empêcher, plutôt que d'accepter la mortjour après jour, telle qu'elle est, pour prix d'une vieillesse ingrate et stérile, elle préféraaller à sa rencontre, la provoquer même, au nomd'une grandeur d'âme insolente et trompeuse, en faisant de la peurqu'elle avait d'elle-même et de vivre un héroïsme, en déguisantsa propre mort, inéluctable, en une immortalité facile,oui, oui, facile, malgré tout son aveuglant éclat. Comment a-t-elle pu le supporter, mon dieu,elle qu'un rien faisait se mettre en colère tant elle avait peur, elle toujours terroriséedevant la nourriture, devant la lumière, devant les couleurs,devant l'eau fraîche et nue ?                                                                Jamaiselle ne laissa Hémon3 lui toucher la main. Toujours blottie dans un coincomme si elle n'avait rien voulu perdre, repliée sur elle-même,les mains plongées dans ses manches,le dos collé au mur, les sourcils froncés,elle était la première à accourir dès qu'un malheur survenait,ressentant de la fierté, peut-être, pour son malheur à elle - mais quel malheur ?Jamais elle ne porta de bijoux. Même sa bague de fiançailles,elle l'avait enfouie dans un coffre, promenantau milieu de nos jeunes rires sa sombre arrogance,brandissant son regard maussade au-dessus de notre insouciance,comme une épée prestigieuse et vaine.                                                            Et si parfoison la voyait aider à table, apporter une assiette, une cruche,on aurait dit qu'elle tenait dans ses paumes une tête de mortqu'elle plaçait entre les amphores. Personne ne s'enivrait plus. 1. Ismène évoque les partisans d'Antigone. 2. Antigone a bravé l'Édit de Créon, le roi de Thèbes, qui avait interdit d'enterrer Polynice, son frère, sous peine de mort. 3. Hémon, le fils de Créon, est le fiancé d'Antigone.   Texte C : Henry BAUCHAU, Antigone, chapitre XIX « LA COLÈRE », 1997.[Antigone est la narratrice.]   J'arrive chez Ismène, avant que je frappe à la porte, elle ouvre. Elle m'attendait, quel bonheur ! Elle a entendu le tumulte au carrefour. Je ne puis parler, je suis haletante à cause de la course et de l'émotion, c'est elle qui crie : « C'était toi ? »

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  Je fais signe que oui et je vois la joie apparaître sur son visage, une immense joie comme celle que je ressens aussi. Elle crie :   « Tu as osé !  — J'ai déchiré l'édit, je l'ai brûlé ! »   Elle crie de joie, elle me saisit dans ses bras pleins de force :  « Tu l'as fait, tu l'as fait !   — Nous l'avons fait car tout le temps je pensais à toi, je ne voulais qu'une chose, te voir, te parler, enterrer à nous deux Polynice. »  Elle a fait entrer avec moi Zed1 et les gamins dans le jardin. Elle referme la porte et dit :   « Vous les gamins, courez dans toute la ville dire à ceux que vous verrez qu'Antigone s'est enfuie et qu'elle est partie pour Argos. Vite, courez ! Toi Zed, veille à ce qu'ils aillent partout, et reviens vite. »  Sa colère s'enflamme à la mienne : « Créon nous a trompées, pire, il a trompé son fils. Livrer le corps de Polynice aux vautours. Quelle infamie. Si Etéocle savait ! »   Elle se met soudain à crier, à serrer les poings, à trépigner et le seul mot qui sort de sa bouche crispée est : « Vengeance ! »   Je la serre dans mes bras, j'essuie l'écume de ses lèvres, les larmes de ses yeux, comme je faisais lorsqu'elle était une petite fille que l'injustice révoltait. Je la calme, je la console, je l'apaise. Je ne veux pas la vengeance, je ne veux pas renverser Créon, que les hommes qui l'ont choisi se débrouillent comme ils pourront avec lui. Nous les femmes, les sœurs, nous devons seulement enterrer Polynice et dire non, totalement non à Créon. Il est le roi des Thébains vivants, il n'est pas celui des morts. Nous pensons cela ensemble mais Ismène distingue mieux que moi l'avenir qui s'annonce car elle dit :   « Créon ne supportera pas... Il ne pensera qu'à la vengeance. Il te tuera ! »  Que j'aime son air farouche quand elle crie : « Alors il devra me tuer aussi ! »   Elle réfléchit : « Hémon sera avec nous. Il va revenir, il faut tenir jusque là... Tenir deux jours... »   Je reconnais sa parole politique, celle que je n'ai jamais eue, celle que maintenant je refuse d'avoir.  « Il ne s'agit pas de tenir, Ismène, demain le corps de Polynice, exposé au soleil, pourrira. C'est commencé déjà... Les vautours et les bêtes le dévoreront.  — Horreur, horreur ! Je ne peux pas penser à cela.   — Nous ne pouvons pas attendre, il faut tout préparer cette nuit et agir à l'aube.   — Comment ? Le corps est gardé et les portes seront fermées.   — Zed connaît tous les souterrains qui passent sous les remparts, il nous conduira. Les soldats seront à distance du corps à cause de l'odeur. En agissant très vite nous pourrons le recouvrir de terre. Cela suffit. »1. Zed est un vagabond attaché à Antigone. I - Question sur le corpus (4 points) :Comment la relation entre Antigone et Ismène évolue-t-elle d'un texte à l'autre dans ce corpus ? II - Travail d'écriture (16 points) : CommentaireVous commenterez le texte B (Yannis Ritsos). Dissertation« Ainsi j'ai voulu traduire Antigone [ ... ] mais parce que je survole* un texte célèbre, chacun croit l'entendre pour la première fois », écrit Jean Cocteau dans le préambule de sa pièce Antigone. Pourquoi, d'après vous, la réécriture d'une œuvre dépasse-telle largement la traduction de cette œuvre ?   Vous appuierez votre développement sur les textes du corpus, et les textes étudiés pendant l'année, ainsi que vos lectures personnelles.* Survoler signifie ici « prendre du recul » par rapport à ce texte célèbre, et non pas l'aborder superficiellement. Invention « Laisse-moi tranquille. Pense à toi-même », réplique Antigone à Ismène à la fin du texte A (Jean Cocteau). Ismène restera seule en scène. Elle délibère afin de décider si elle aidera Antigone à enterrer Polynice. En vous inspirant de l'ensemble du corpus, et sans vous limiter à votre connaissance du mythe, vous imaginerez son monologue.

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15. Texte A : Euripide, Les Troyennes, Troisième épisode, 415 av. J.C. Texte B : Charles Leconte de Lisle, Poèmes antiques, « Hélène », 1852.Texte C : Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, Acte l, scène 9, 1935.Texte D : Guillaume Apollinaire, Le Guetteur mélancolique, « Hélène», édition posthume, 1952.  Texte A : Euripide, Les Troyennes, Troisième épisode, 415 av. J.C.[Les Grecs ont vaincu les Troyens après une très longue guerre. La cause de cette guerre est l'enlèvement d'Hélène, femme de Ménélas, roi de Sparte, par Pâris, fils d'Hécube et de Priam, roi de Troie. Ménélas a l'intention de tuer son épouse dès leur retour en Grèce pour la punir d'avoir fui avec Pâris. Hélène vient de prendre la parole pour se défendre. Hécube, femme de Priam, mère d'Hector et de Pâris, tous deux morts à la guerre, s'oppose à Hélène, en présence du Coryphée. Ce dernier représente le chœur et intervient pour réguler le débat.]LE CORYPHÉEReine, défends tes fils et ta patrie, et détruis l'effet de son éloquence, car elle parle bien alors qu'elle agit mal. C'est un danger qu'il faut parer. [...] HÉCUBEOr donc, c'est mon fils, as-tu dit, qui t'emmena de force. Quelqu'un à Sparte a-t-il rien vu de tel ? As-tu crié au secours ? Et pourtant Castor adolescentse trouvait là ainsi que son jumeau,n'étant pas encore au ciel parmi les astres1. Tu vins donc à Troie, les Grecs sur tes traces,et les batailles commencèrent.Lorsque l'on t'annonçait quelque succès de Ménélastu le vantais, pour tourmenter mon filspar la pensée que son amour avait ce valeureux rival.Si la chance était du côté troyen, Ménélas cessait de compter.Tu ne voyais que le succès, en t'arrangeant toujourspour te trouver de son côté, sans considérer la vaillance.Puis tu viens nous parler de ces cordes que tu auraisfixées au rempart, pour t'évader, tenue à Troie contre ton gré !T'avons-nous jamais prise à suspendre un lacet,aiguiser un couteau, ce que toute femme de cœurferait, dans le regret de son premier mari ? Et cependant, combien de fois t'ai-je avertie :« Ma fille, il faut partir. Laisse mes fils prendre d'autres épouses. Je t'aiderai à gagner les vaisseauxà leur insu. Mets fin à cette guerreentre les Grecs et nous ». Mais l'avis te blessait.Le palais d'Alexandre2 plaisait à ton orgueil.Tu voulais devant toi des Barbares agenouillés.Rien pour toi ne comptait davantage.Et après tout cela tu oses te parer,et regarder le même ciel que ton époux, maudite que tu es !Tu devais arriver en rampant, couverte de haillons,trembler de peur, la tête rasée à la scythe3, tout humilité au lieu d'une telle impudence,après les crimes que tu as commis.Vois-tu bien, Ménélas, comment se conclut mon discours ? Accomplis la victoire grecque en immolant Hélèneà ton honneur. Et pour toutes les femmes établis cette règle,que doit mourir celle qui trahit son époux. 1. Hélène est, en effet, la soeur des jumeaux Castor et Pollux. Immortels (car fils de Zeus, comme Hélène), ils quittent la vie terrestre pour former, dans le ciel, la constellation des Gémeaux.2. Autre nom de Pâris.3. Les Scythes étaient un peuple de l'Antiquité

Texte B : Charles Leconte de Lisle, Poèmes antiques, « Hélène », 1852.[Dans ce long poème dramatique, Leconte de Lisle retrace l'histoire de l'enlèvement d'Hélène par Pâris, depuis l'arrivée de ce dernier à Sparte en l'absence du roi Ménélas qui s'est rendu en Crète, jusqu'à la fuite d'Hélène avec Pâris. Lorsque Pâris se présente à la reine, cette dernière accomplit les devoirs de l'hospitalité avec une grande générosité. Mais Pâris lui avoue bien vite son amour et son désir de l'emmener à Troie avec lui: la déesse Aphrodite le lui a promis. Hélène refuse tout d'abord ce que le destin semble vouloir lui imposer.]

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                        PÂRIS Hélène aux pieds d'argent, des femmes la plus belle,Mon cœur est dévoré d'une ardeur immortelle !                        HÉLÈNEJe ne quitterai point Sparte aux nombreux guerriers,Ni mon fleuve natal et ses roses lauriers,Ni les vallons aimés de nos belles campagnesOù danse et rit encor l'essaim de mes compagnes,Ni la couche d'Atride1 et son sacré palais. Crains de les outrager, Priamide2 ! fuis-les ! Sur ton large navire, au-delà des mers vastes,Fuis ! et ne trouble pas des jours calmes et chastes.Heureux encor si Zeus, de ton crime irrité, Ne venge mon injure et l'hospitalité. Fuis donc, il en est temps ! Déjà sur l'onde Aigée3, Au mâle appel d'Hellas et d'Hélène outragée,Le courageux Atride excite ses rameurs : Regagne ta Phrygie4, ou, si tu tardes, meurs ![...] Étranger, je te hais ! Ta voix m'est odieuse et ton aspect me blesse.Ô justes Dieux, grands Dieux! secourez ma faiblesse !Je t'implore, ô mon père, ô Zeus ! Ah ! si toujoursJ'ai vénéré ton nom de pieuses amours; Fidèle à mon époux et vertueuse mère,Si du culte d'Éros j'ai fui l'ivresse amère; Souviens-toi de Léda5, toi, son divin amant, Mon père ! et de mon sein apaise le tourment. Permets qu'en son palais où Pallas le ramène Le noble Atride encor puisse être fier d'Hélène. Ô Zeus, ô mon époux, ô ma fille, ô vertu, Sans relâche parlez à mon cœur abattu; Calmez ce feu secret qui sans cesse m'irrite ! Je hais ce Phrygien, ce prêtre d'Aphrodite, Cet hôte au cœur perfide, aux discours odieux... Je le hais ! mais qu'il parte, et pour jamais ! Grands Dieux ! Je l'aime ! C'est en vain que ma bouche le nie, Je l'aime et me complais dans mon ignominie ! [...]Ne cesserez-vous point, Destins inexorables,D'incliner vers le mal les mortels misérables ? 1. Ménélas. Il est le fils d'Atrée, donc de la race des Atrides.2. Pâris. Il est le fils de Priam, donc de la race des Priamides.3. La mer Égée.4. Région d'Asie Mineure où se situe Troie.5. Hélène est fille de Zeus et de Léda, une mortelle.   Texte C : Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, Acte l, scène 9, 1935.[Dans le contexte d'une Europe prête à s'embraser (La Guerre de Troie n'aura pas lieu est représentée pour la première fois le 22 novembre 1935), Giraudoux reprend le mythe d'Hélène et de la guerre de Troie. L'acte 1 présente l'intrigue de la pièce: Hector rentre de la guerre et apprend l'enlèvement d'Hélène par son frère Pâris. Las de se battre, il veut absolument éviter un terrible conflit avec les Grecs. Il demande alors à Pâris de rendre Hélène à Ménélas. Le jeune frère d'Hector propose à son aîné de s'entretenir avec Hélène : si elle accepte de partir, il acceptera de la rendre.]  ACTE I, SCÈNE 9 […] HECTOR : Et alors, entre ce retour vers la Grèce qui ne vous déplaît pas et une catastrophe aussi redoutable que la guerre, vous hésiterez à choisir ? HÉLÈNE : Vous ne me comprenez pas du tout, Hector. Je n’hésite pas à choisir. Ce serait trop facile de dire : je fais ceci, ou je fais cela, pour que ceci ou cela se fît. Vous avez découvert que je suis faible. Vous en êtes tout joyeux. L’homme qui découvre la faiblesse dans une femme, c’est le chasseur à midi qui découvre une source. Il s’en abreuve. Mais n’allez pourtant pas croire, parce que vous avez convaincu la plus faible des femmes, que vous avez convaincu l’avenir. Ce n’est pas en manœuvrant des enfants qu’on détermine le destin...

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HECTOR : Les subtilités et les riens grecs m’échappent. HÉLÈNE : Il ne s’agit pas de subtilités et de riens. Il s’agit au moins de monstres et de pyramides.HECTOR : Choisissez-vous le départ, oui ou non ? HÉLÈNE : Ne me brusquez pas... Je choisis les événements comme je choisis les objets et les hommes. Je choisis ceux qui ne sont pas pour moi des ombres. Je choisis ceux que je vois. HECTOR : Je sais, vous l’avez dit : ceux que vous voyez colorés. Et vous ne vous voyez pas rentrant dans quelques jours au palais de Ménélas ? HÉLÈNE : Non. Difficilement. HECTOR : On peut habiller votre mari très brillant pour ce retour. HÉLÈNE : Toute la pourpre de toutes les coquilles1 ne me le rendrait pas visible. HECTOR : Voici ta concurrente, Cassandre2. Celle-là aussi lit l’avenir. HÉLÈNE : Je ne lis pas l’avenir. Mais, dans cet avenir, je vois des scènes colorées, d’autres ternes. Jusqu’ici ce sont toujours les scènes colorées qui ont eu lieu.HECTOR : Nous allons vous remettre aux Grecs en plein midi, sur le sable aveuglant, entre la mer violette et le mur ocre. Nous serons tous en cuirasse d’or à jupe rouge, et entre mon étalon blanc et la jument noire de Priam, mes soeurs en péplum vert vous remettront nue à l’ambassadeur grec, dont je devine, au-dessus du casque d’argent, le plumet amarante3. Vous voyez cela, je pense ? HÉLÈNE : Non, du tout. C’est tout sombre. HECTOR : Vous vous moquez de moi, n’est-ce pas ? HÉLÈNE : Me moquer, pourquoi ? Allons ! Partons, si vous voulez ! Allons nous préparer pour ma remise aux Grecs. Nous verrons bien.HECTOR : Vous doutez-vous que vous insultez l’humanité, ou est-ce inconscient ? HÉLÈNE : J’insulte quoi ? HECTOR : Vous doutez-vous que votre album de chromos4 est la dérision du monde ? Alors que tous ici nous nous battons, nous nous sacrifions pour fabriquer une heure qui soit à nous, vous êtes là à feuilleter vos gravures prêtes de toute éternité !... Qu’avez-vous ? À laquelle vous arrêtez-vous avec ces yeux aveugles ? À celle sans doute où vous êtes sur ce même rempart, contemplant la bataille ? Vous la voyez, la bataille ? HÉLÈNE : Oui. HECTOR : Et la ville s’effondre ou brûle, n’est-ce pas ? HÉLÈNE : Oui. C’est rouge vif. 1. La couleur pourpre est obtenue grâce à une matière colorante d’un rouge vif extraite d’un mollusque.2. Sœur d’Hector et Pâris, fille de Priam et Hécube. Elle a reçu d’Apollon le don de prédire l’avenir mais la malédiction de n’être crue par personne.3. Rouge pourpre.4. D’images naïves colorées.  Texte D - Guillaume Apollinaire, Le Guetteur mélancolique, « Hélène», édition posthume, 1952.Sur toi Hélène souvent mon rêve rêvaTes beaux seins fléchissaient quand Pâris t’enlevaEt savais-tu combien d’hommes avaient tes lèvresBaisé depuis Thésée jusqu’au gardeur de chèvres1

Tu étais belle encor toujours tu le seras Et les dieux et les rois pour toi firent la guerreCar ton corps était nu et blanc2 comme ton pèreLe cygne amoureux qui jamais ne chantera3

Si ton corps toujours nu exercé à la lutteInspirait l’amour Hélène fille d’un dieuLes hymnes sans flambeau ni joueuse de flûte4

Nombreux qui aux matins cernaient de bleu tes yeux

Avaient avec les ans que n’avouent pas les femmes Fait souffrir ton visage et tes lèvres fané5

Mais tes grands yeux étaient encor jeunes ô dameEt le fard sur tes joues recouvrait les années

Mais tu n’étais point vieille et tu dois vivre encore En quelque bourg de Grèce belle comme alorsTu n’étais pas plus belle quand te dépucelaLe vainqueur de brigands Thésée qui te vola

Quand on entend la femelle de l’alcyon6

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Chanter la mort est proche et pour vivre en nos rêves Immortelle et belle Hélène ô tentation Bouche-toi les oreilles ô vieille aux douces lèvres

Quand te nomme un héros tous les hommes se lèvent Hélène ô liberté ô révolutions1. Le mythe raconte en effet que, très jeune, Hélène fut enlevée par Thésée. Le « gardeur de chèvres » fait référence à Pâris.

2. Le mythe précise qu’Hélène fut enlevée nue par Pâris. 3. Hélène est, en effet, la fille d’un dieu, Zeus, et d’une mortelle, Léda. Selon la légende, Zeus se serait uni à Léda sous la forme d’un cygne. Toujours d’après la légende, les cygnes, au moment de mourir font entendre un chant admirable, chant que Zeus, transformé en cygne pour s’accoupler avec Léda, ne fera jamais entendre puisqu’il est immortel. 4. Les flambeaux et les joueuses de flûte accompagnaient les mariages. Apollinaire évoque ici tous les amants qu’Hélène aurait eus hors mariage.5. Et avaient (…) fané tes lèvres. 6. Dans la mythologie, l’alcyon est un oiseau marin fabuleux dont la rencontre était un présage de calme et de paix. I - Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :Quels différents visages du personnage d'Hélène les textes du corpus proposent-ils au lecteur ?II - Travail d'écriture (16 points) : CommentaireVous commenterez le texte D, extrait du Guetteur mélancolique de Guillaume Apollinaire. DissertationSelon vous, pour quelles raisons les mythes antiques ont-ils si durablement, et jusqu'à nos jours encore, inspiré les arts et les lettres ? Vous appuierez votre développement sur les textes du corpus, et les documents étudiés pendant l'année, ainsi que sur vos lectures et votre culture personnelles. Invention Dans l'extrait des Troyennes d'Euripide, le Coryphée prie Hécube de détruire l'effet de l'éloquence d'Hélène qui « parle bien / alors qu'elle agit mal ». Imaginez cette tirade d'Hélène, prononcée devant Ménélas, Hécube et le Coryphée.Vous veillerez à bien tenir compte des informations apportées par le texte introductif. Vous écrirez votre texte en prose ou en vers.

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16. Texte A : Ovide, Les Métamorphoses, Livre dixième, « Orphée », début du Ier siècle de notre ère,                 traduction de Joseph Chamonard, 1966.Texte B : Tristan L'Hermite, La Lyre, « Orphée »,1641.Texte C : Théodore de Banville, Les Cariatides, « La Voie lactée », 1879.Texte D : Pascal Quignard, Tous les Matins du monde, chapitre VI, 1991. Texte A : Ovide, Les Métamorphoses, Livre dixième, « Orphée », début du Ier siècle de notre ère,                 traduction de Joseph Chamonard, 1966. [Orphée, fils du roi de Thrace, pleure la mort de sa femme Eurydice. Il va aux Enfers pour supplier les dieux de la lui rendre. Pour les émouvoir, Orphée chante en s'accompagnant de sa lyre, instrument à cordes qui lui a été donné par Apollon, dieu de la musique et de la poésie.]  Quand le chantre du Rhodope1 l'eut assez pleurée sur la terre, ne renonçant pas à la chercher même chez les ombres, il osa descendre jusqu'au Styx par la porte du Ténare2 ; et, fendant la foule légère des fantômes des morts pieusement mis au tombeau, il aborda Perséphone3et le maître qui règne sur le peuple maussade des ombres. Et, frappant les cordes de sa lyre pour accompagner son chant, il dit: « O divinités de ce monde souterrain où nous retombons, tous, nous créatures soumises à la mort, si je le peux, si vous me permettez de dire sans ambages et franchement la vérité, ce n'est pas le désir de voir le sombre Tartare4qui est cause de ma descente ici, ni celui d'enchaîner la triple gorge, au poil fait de serpents, du monstre de la race de Méduse5 La raison de mon voyage, c'est mon épouse; une vipère, sur laquelle elle mit le pied, a répandu dans ses veines un venin qui interrompit le cours de ses années. J'ai voulu trouver la force de supporter cette perte, et je ne nierai pas de l'avoir tenté; l'Amour l'a emporté. C'est un dieu bien connu au-dessus d'ici, sur la terre. L'est-il aussi chez vous ? Je l'ignore, mais je suppose cependant qu'il l'y est aussi; et, si la rumeur qui rapporte le rapt de jadis n'est pas mensongère, vous-mêmes, c'est l'Amour qui vous unit. Par ces lieux que remplit la crainte, par cet immense Chaos, par ce vaste royaume du silence, je vous en prie, renouez le fil trop tôt coupé du destin d'Eurydice. Tout est soumis à vos lois, et nous ne nous attardons guère avant de prendre, un peu plus tôt ou un peu plus tard, la route de ce commun séjour. Nous aboutissons tous ici. Cette demeure est pour nous la dernière, et c'est vous dont le règne sur le genre humain a la plus longue durée. Elle aussi, lorsqu'elle aura vécu son juste compte d'années, le moment venu, elle sera justiciable de vous; pour toute faveur, je demande la jouissance de mon bien. Et, si le destin refuse cette grâce pour mon épouse, j'y suis bien résolu, je renonce à revenir en arrière; réjouissez-vous alors de notre double trépas. »  Tandis qu'il parlait ainsi, faisant résonner les cordes de sa lyre au rythme de ses paroles, les âmes exsangues pleuraient : Tantale renonça à atteindre l'eau qui le fuit, la roue d'Ixion s'arrêta, les oiseaux cessèrent de ronger le foie de leur victime, les petites-filles de Bélus d'emplir leurs urnes, et tu t'assis, Sisyphe, sur ton rocher6. Pour la première fois alors, dit-on, les larmes mouillèrent les joues des Euménides7, vaincues par ce chant. Ni la royale épouse ni le dieu qui règne aux Enfers n'ont le cœur d'opposer un refus à sa prière; ils appellent Eurydice. Elle se trouvait parmi les ombres nouvelles et s'avança d'un pas que retardait sa blessure.   Orphée, le chantre du Rhodope, la reçoit sous cette condition, qu'il ne tournera pas ses regards en arrière jusqu'à ce qu'il soit sorti des vallées de l'Averne ; sinon, cette faveur sera rendue vaine. Ils s'acheminent, à travers un silence que ne trouble nulle voix, par les pentes d'un sentier abrupt, obscur, noyé dans un épais brouillard. Ils n'étaient plus éloignés, la limite franchie, de fouler la surface de la terre; Orphée, tremblant qu'Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entraîné par l'amour, les yeux vers elle; aussitôt elle recula, et la malheureuse, tendant les bras, s'efforçant d'être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l'air inconsistant. Mais, mourant pour la seconde fois, elle ne proféra aucune plainte contre son époux: de quoi se plaindrait-elle, en effet, sinon de ce qu'il l'aimât ? Elle lui dit un suprême adieu, que devaient avec peine recueillir ses oreilles, et, revenant sur ses pas, retourna d'où elle venait. 1. L'expression désigne Orphée, originaire de cette région de Thrace.2. Le Styx est l'un des fleuves des Enfers. Le cap Ténare était considéré par les Anciens comme une porte d'entrée des Enfers au même titre que le lac Averne dont il est question plus bas.3. Perséphone est l'épouse d'Hadès, dieu des morts et souverain des Enfers que désigne l'expression « maître qui règne sur le peuple maussade des ombres ».4. Le Tartare est l'un des lieux des Enfers, au sein duquel expient leurs fautes les grands criminels de la mythologie.5. Il s'agit de Cerbère, chien à trois têtes qui gardait les Enfers. 6. Tantale, Ixion, les petites-filles de Bélus (les Danaïdes), Sisyphe désignent certains de ces grands criminels condamnés à des supplices éternels. 7. Divinités des Enfers. Texte B : Tristan L'Hermite, La Lyre, « Orphée »,1641.Il ne put accomplir la sévère ordonnance1, De marcher devant elle2 à travers du silence,

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Sans que sur son visage il détournât ses yeux Jusqu'à ce qu'il eût vu la lumière des Cieux. De son impatience il ne sut être maître, Et la voyant trop tôt, il la fit disparaître; Elle fut ramenée en ce funeste lieu, Et n'eut rien que le temps de lui crier : « Adieu. Adieu charmant Orphée, adieu ma chère vie,C'est enfin pour jamais que je te suis ravie.Par ce transport d'amour, tout espoir m'est ôté De revoir du Soleil l'agréable clarté.Ta curiosité trop peu considérée, Me remet dans les fers dont tu m'avais tirée. Pourquoi du vieux Minos3 n'as-tu gardé les lois,Et tempéré tes yeux aussi bien que ta voix ? O faute sans remède ! ô dommageable vue ! Avec trop de travaux tu m'avais obtenue : Mais je prends tes regards et ma fuite à témoin, Que tu m'as conservée avec trop peu de soin. Que dis-je toutefois ? mon jugement s'égare; Puisque c'est seulement ton soin qui nous sépare :Tu craignais de me perdre en cette sombre horreur, Et cette seule crainte a produit ton erreur : De ton affection ma disgrâce est éclose, Et si j'en hais l'effet, j'en dois aimer la cause.Encore que tes yeux me donnent le trépas, Cette atteinte me tue et ne me blesse pas : Ta foi, charmant Époux, n'en peut être blâmée; Tu n'aurais point failli si j'étais moins aimée:Je me dois consoler de ne voir plus le jour, Puisque c'est par un trouble où j'ai vu ton amour. Console-toi de même et ne plains point ma cendre Dans les torrents de pleurs que tu pourrais épandre :Ne va point abréger le beau fil de tes jours,Les Destins assez tôt en borneront le cours. Le Ciel est équitable, il nous fera justice;Tu te verras encore avec ton Eurydice :Si l'Enfer ne me rend, la Parque4 te prendra, L'Amour nous désunit, la Mort nous rejoindra; Il faudra que le Sort à la fin nous rassembleEt nous aurons le bien d'être à jamais ensemble ».1. Ordonnance: désigne, ici, l'ordre donné à Orphée.2. Dans ces deux premières lignes, « il » et « elle » désignent Orphée et Eurydice.3. Minos : ancien roi de Crète, également juge des Enfers.4. Parque: il s'agit d'Atropos, divinité qui coupait le fil des destinées humaines.  Texte C : Théodore de Banville, Les Cariatides, « La Voie lactée », 1879.    Pour Orphée, anxieux et l'âme anéantie, Sur son front portant l'ombre ainsi qu'un noir vautour,De l'aube à la nuit noire il chantait son amour, Pâle, effrayant, en proie au sinistre délire, Et des cris douloureux s'échappaient de sa lyre.Enfin, brûlant toujours de feux inapaisés,Cherchant la vierge enfant ravie à ses baisers,Il pénétra parmi les gorges du Ténare; Il entra dans le bois où la lumière avareSe voile et meurt, où les vains spectres par milliersSe pressent, comme font des oiseaux familiers Qui vont rasant la terre et dont le vol hésite.Il apaisa le flot bouillonnant du Cocyte1, Et même il vit au fond de l'enfer souterrain Les Dieux de l'ombre assis sur leurs trônes d'airain.    Il chantait, voix mêlée à la lyre divine; Les Dieux voyaient l'Amour vivant dans sa poitrine; Sans doute ils eurent peur qu'en leur morne tombeauL'archer Désir lui-même avec son clair flambeau

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Ne parût, et domptant le Styx aux vagues sombres,Ne redonnât la vie au vain peuple des Ombres. Muse ! tu sais comment, subjugué par ses vers, Pluton2 qui règne, assis près des gouffres ouvertsEt des pics trop brûlés pour que l'herbe y verdisse, Rendit au roi chanteur la tremblante Eurydice,Et comment, ô douleur ! vaincu par son amour Orphée, en arrivant presque aux portes du jourSe retourna pour voir plus tôt la bien-aimée.Elle s'évanouit en légère fumée. La mort couvrait de nuit son visage riant, Et, triste, elle appelait Orphée en s'enfuyantVers le gouffre béant et d'où sortaient des râles, Tendant encor vers lui ses mains froides et pâles,Et repassant déjà le fleuve au noir limon.     Pendant sept mois entiers, sur les bords du Strymon3,Orphée en pleurs, de tous évitant les approches,Dans les antres glacés vécut parmi les roches.Parmi les durs frimas où fleurissent les lys De l'âpre neige, aux bords glacés du Tanaïs4 Il erra, savourant le funeste déliceDe sa douleur, toujours chantant son Eurydice. 1. Cocyte: nom d'un des fleuves des Enfers.2. Pluton: nom latin d'Hadès, dieu des Enfers.3. Strymon: fleuve qui coule en Thrace, région d'origine d'Orphée.4. Tanaïs : fleuve qui, dans l'Antiquité, marquait la séparation entre l'Europe et l'Asie.  Texte D : Pascal Quignard, Tous les Matins du monde, chapitre VI, 1991.[Au printemps 1650, Madame de Sainte Colombe meurt, laissant son mari seul avec leurs deux petites filles. Monsieur de Sainte Colombe donne des cours de viole (instrument de musique à cordes qu'on frotte avec un archet) et se plonge dans la musique pour oublier la mort de son épouse. Alors qu'il joue le morceau qu'il a composé à l'occasion de sa disparition, le fantôme de sa femme lui apparaît.]   Un jour qu'il concentrait son regard sur les vagues de l'onde, s'assoupissant, il rêva qu'il pénétrait dans l'eau obscure et qu'il y séjournait. Il avait renoncé à toutes les choses qu'il aimait sur cette terre, les instruments, les fleurs, les pâtisseries, les partitions roulées, les cerfs-volants, les visages, les plats d'étain, les vins. Sorti de son songe, il se souvint du Tombeau des Regrets qu'il avait composé quand son épouse l'avait quitté une nuit pour rejoindre la mort, il eut très soif aussi. Il se leva, monta sur la rive en s'accrochant aux branches, partit chercher sous les voûtes de la cave une carafe de vin cuit entourée de paille tressée. Il versa sur la terre battue la couche d'huile qui préservait le vin du contact de l'air. Dans la nuit de la cave, il prit un verre et il le goûta. Il gagna la cabane du jardin où il s'exerçait à la viole, moins, pour dire toute la vérité, dans l'inquiétude de donner de la gêne à ses filles que dans le souci où il était de n'être à portée d'aucune oreille et de pouvoir essayer les positions de la main et tous les mouvements possibles de son archet sans que personne au monde pût porter quelque jugement que ce fût sur ce qu'il lui prenait envie de faire. Il posa sur le tapis bleu clair qui recouvrait la table où il dépliait son pupitre la carafe de vin garnie de paille, le verre à vin à pied qu'il remplit, un plat d'étain contenant quelques gaufrettes enroulées et il joua le Tombeau des Regrets.  Il n'eut pas besoin de se reporter à son livre. Sa main se dirigeait d'elle-même sur la touche de son instrument et il se prit à pleurer. Tandis que le chant montait, près de la porte une femme très pâle apparut qui lui souriait tout en posant le doigt sur son sourire en signe qu'elle ne parlerait pas et qu'il ne se dérangeât pas de ce qu'il était en train de faire. Elle contourna en silence le pupitre de Monsieur de Sainte Colombe. Elle s'assit sur le coffre à musique qui était dans le coin auprès de la table et du flacon de vin et elle l'écouta.  C'était sa femme et ses larmes coulaient. Quand il leva les paupières, après qu'il eut terminé d'interpréter son morceau, elle n'était plus là. Il posa sa viole et, comme il tendait la main vers le plat d'étain, aux côtés de la fiasque, il vit le verre à moitié vide et il s'étonna qu'à côté de lui, sur le tapis bleu, une gaufrette fût à demi rongée. I - Vous répondrez d'abord à la question suivante (4 points) :Comment les éléments du mythe d'Orphée présents dans le texte d'Ovide (texte A) sont-ils repris dans les trois autres textes du corpus ?II - Travail d'écriture (16 points) : CommentaireVous ferez du texte de Pascal Quignard un commentaire littéraire.

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DissertationEn vous appuyant sur les textes du corpus et sur vos lectures personnelles, vous vous demanderez dans quelle mesure les différentes réécritures d'une œuvre littéraire contribuent à la faire vivre. Invention En vous inspirant des textes du corpus, vous réécrirez sous une forme théâtrale le dialogue qui a pu se tenir aux Enfers entre Orphée, Eurydice et Hadès.  

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