LES LETTRES DE CHATEAUBRIAND A MADAME RÉCAMIER

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LES LETTRES DE CHATEAUBRIAND A MADAME RÉCAMIER Les lettres que Chateaubriand écrivit à Mme Récamier sont entrées récemment à la Bibliothèque Nationale. Non point, certes, toutes celles qu'il lui adressa au cours de trente années ; car leur destinataire en a détruit ou fait détruire un grand nombre, sans doute trop intimes. Non point même toutes les lettres dont le texte nous est parvenu ; car, offerts jadis, ou égarés, de trop nombreux originaux dorment aujourd'hui dans le secret de collections parti- culières, et dans le refuge, heureusement accessible, d'un ou deux dépôts publics ; on peut se demander si plusieurs, par la malignité d'un déplorable hasard, n'ont pas entièrement disparu. Mais au moins la Bibliothèque Nationale va-t-elle abriter désormais les 285 lettres, en large majorité autographes, toutes signées ou para- phées, que conservaient jusqu'ici les héritiers de Mme Récamier. Mme Charles Lenormant, nièce et fdle adoptive de Juliette, fut leur première détentrice ; elle les avait rassemblées en deux magni- fiques in-quarto, reliés de plein maroquin rouge, qu'ornent sobre- ment des filets à la Du Seuil, et que le temps a patiné comme le cuir des vieux missels. La lettre initiale est du 2 janvier 1822, la dernière, d'octobre 1847. Au début, Chateaubriand, près de s'élan- cer vers sa fastueuse ambassade de Londres, s'écrie, à l'instant de monter en voiture : « Ne vous désolez pas, mon bel ange. Je vous aime et je vous aimerai toujours. Je ne changerai jamais. » A la fin, comme Mme Récamier va le quitter pour subir à Tours une opéra- tion qui ne la sauvera point de la cécité, le vieillard, de sa main gourde et goutteuse, lui griffonne : « Conservez-moi bien votre ami- tié, que je la retrouve comme je la laisse. Je ne cesserai de penser à vous. Il est impossible que quelques mois d'absence fassent brèche dans un long attachement comme le nôtre. » Entre les deux billets court l'écriture de René, d'abord haute et

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LES LETTRES DE CHATEAUBRIAND

A MADAME RÉCAMIER

Les lettres que Chateaubriand écrivit à Mme Récamier sont entrées récemment à la Bibliothèque Nationale. Non point, certes, toutes celles qu'il lui adressa au cours de trente années ; car leur destinataire en a détruit ou fait détruire un grand nombre, sans doute trop intimes. Non point même toutes les lettres dont le texte nous est parvenu ; car, offerts jadis, ou égarés, de trop nombreux originaux dorment aujourd'hui dans le secret de collections parti­culières, et dans le refuge, heureusement accessible, d'un ou deux dépôts publics ; on peut se demander si plusieurs, par la malignité d'un déplorable hasard, n'ont pas entièrement disparu. Mais au moins la Bibliothèque Nationale va-t-elle abriter désormais les 285 lettres, en large majorité autographes, toutes signées ou para­phées, que conservaient jusqu'ici les héritiers de Mme Récamier.

Mme Charles Lenormant, nièce et fdle adoptive de Juliette, fut leur première détentrice ; elle les avait rassemblées en deux magni­fiques in-quarto, reliés de plein maroquin rouge, qu'ornent sobre­ment des filets à la Du Seuil, et que le temps a patiné comme le cuir des vieux missels. La lettre initiale est du 2 janvier 1822, la dernière, d'octobre 1847. Au début, Chateaubriand, près de s'élan­cer vers sa fastueuse ambassade de Londres, s'écrie, à l'instant de monter en voiture : « Ne vous désolez pas, mon bel ange. Je vous aime et je vous aimerai toujours. Je ne changerai jamais. » A la fin, comme Mme Récamier va le quitter pour subir à Tours une opéra­tion qui ne la sauvera point de la cécité, le vieillard, de sa main gourde et goutteuse, lui griffonne : « Conservez-moi bien votre ami­tié, que je la retrouve comme je la laisse. Je ne cesserai de penser à vous. Il est impossible que quelques mois d'absence fassent brèche dans un long attachement comme le nôtre. »

Entre les deux billets court l'écriture de René, d'abord haute et

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hautaine, étalée et presque encombrante, — l'écriture des ambas­sades et du ministère — qui, peu à peu, après 1830, se resserre et s'égalise, qui bientôt se contracte et se recroqueville, à mesure que les douleurs déforment les doigts. « Le vieux chat rentre sa griffe »... Le dernier billet est presque indéchiffrable.

Comme le premier, il affirme la constance et la fidélité d'un « attachement » qui fut tour à tour, et parfois en même temps, amour, affection, confiance, amitié, tendresse. A travers les 370 let­tres que nous sommes en train de réunir — avec le concours de M . E. Beau de Loménie, hier encore l'un de leurs propriétaires — en ajou­tant aux documents autographes ceux que l'on connaît seulement par des textes imprimés, peut-être incomplets, on voit transpa­raître, s'équilibrer, se fondre, les diverses nuances du sentiment, assez mal défini jusqu'alors, sur lequel s'appuya une liaison illus­tre, que la mort seule réussit à briser.

JULIETTE ET RENÉ

Lorsqu'en 1839 Chateaubriand fut sur le point d'achever ses Mémoires - qui seraient d '« Outre-Tombe » - i l inséra en bonne place, dans cette œuvre de sa prédilection, un livre entier où i l dressait 1' « image » de Mme Récamier ; « chapelle » votive dans la grande basilique. C'était consacrer pour la postérité une liaison déjà lon­gue, - l'union affectueuse du génie et de la beauté - qui, pour les contemporains, paraissait conforme à l'ordre supérieur des choses et soumise aux lois d'on ne sait quelle harmonie préétablie. « Juliette et René », murmurait-on presque dévotieusement autour d'eux en les regardant vieillir. Le destin cependant semblait avoir témoigné de quelque mauvaise volonté pour les réunir. Leur amour fut d'au­tomne ; Ou, si l'on préfère, i l refléta les derniers feux de leur plein été. Dans la lumière de leur printemps, ils n'avaient eu licence - et seulement deux fois ! - que de s'entrevoir. A u boudoir de Mme de Staël, en 1801, l'auteur d'Atala, admirant la trop jolie femme en robe blanche appuyée aux coussins d'un sopha de soie bleue, avait pu se demander s'il « voyait un portrait de la candeur ou de la volupté... » Il ne la retrouva que « douze ans » plus tard, au début de la Restauration ; et c'est seulement au mois de mai 1817, au der­nier « dîner prié » donné par Mme de Staël, que dans un échange de regards, assis à côté l'un de l'autre, ils connurent leur mutuel attrait : « Je levai les yeux, conta plus tard Chateaubriand, et je vis

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mon ange gardien à ma droite ». Pendant plus d'un an, cependant, Mme Récamier, tourmentée de scrupules et d'inquiétudes, résista non sans une parfaite logique féminine, au désir qu'elle était heu­reuse d'avoir suscité : « J-e pleurais tout le jour », avoua-t-elle plus tard. En octobre 1818, la forêt de Chantilly semble avoir abrité quelque merveilleux secret : « N'oubliez pas Chantilly ! » recom­mande, en 1822, Chateaubriand, ambassadeur à Londres ; et Juliette, qui le soupçonnait déjà de la trahir au loin, lui reprochait « d'oublier Chantilly ». Au mois de mars 1819, un billet intercepté par la police de Decazes - le seul billet d'amour de Juliette que l'on puisse connaître, - constitue un aveu sans réserve : « Vous aimer moins ? Vous ne le croyez pas, cher ami... Il ne dépend plus de moi, ni de vous, ni de personne de m'empêcher de vous aimer ; mon amour, ma vie, mon cœur, tout est à vous. »

Us étaient entrés ainsi dans le domaine de la passion et de ses orages, qui, bientôt, eut pour décor inattendu la paisible petite « cellule » de l'Abbaye-aux-Bois. De cette première période de fièvre on ne sait pas grand'chose, tous deux ayant pris soin de détruire les lettres qu'ils échangeaient alors une ou deux fois le jour. La cor­respondance conservée ne commence qu'avec le temps des ambas­sades de Chateaubriand et de son grand ministère. La première lettre qu'on puisse citer - encore ne la connaît-on que par Mme Lenormant - est de novembre 1820. La blanche déesse qui, naguère, par ses indifférences et ses coquetteries, avait désespéré tant de cœurs, apprit désormais à souffrir comme une simple mortelle. Près de René qui la trahissait,'elle s'épuisait de soupçons et de jalou­sies. Tant qu'enfin, brusquement, prétextant la santé de sa nièce, elle décida de fuir l'infidèle qui mettait « trop d'agitations » - poli­tiques et sentimentales - dans sa vie. Le 25 octobre 1823, annon-

» çant son départ, elle avait gémi : « Je dis adieu à toutes les joies de la terre ». Savait-elle que, peu de jours auparavant, à une grande dame près de devenir, pour un temps, sa périlleuse conquête, la comtesse Cordélia de Castellane, le ministre avait déclaré, dans une minute de délire : « ... La peur de gâter une vie qui est à toi, à toi à qui je dois de la gloire pour me faire aimer, peut seule m'em­pêcher de jeter tout là et de t'emmener au bout de la terre. » Mme Récamier s'enfuit à Rome, patrie des cœurs blessés. La brusque disgrâce du ministre ne l'en tira point. Les lettres, entre eux, étaient devenues rares. Chateaubriand cessa d'écrire ; un lourd silence allait-il achever de séparer ces deux cœurs ?

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Il dura sept à huit mois. Mme Récamier eut la générosité de le rompre ; Chateaubriand répondit en l'invitant à venir reprendre sa place dans la « cellule » où l'attendaient ses amis. Deux mois plus tard, Juliette et René s'y retrouvaient. Comme huit ans plus tôt, au « banquet funèbre » de Mme de Staël, un échange de regards leur suffit. Il vit quelques cheveux blancs ; elle vit des rides nou­velles. D'un commun accord, ils se pardonnèrent le mal qu'ils s'étaient fait. Mais l'ère de la passion était close ; dans le crépuscule encore tiède de la vieillesse commençante, l'astre de la confiance et de la tendresse doucement montait. Jamais plus, dans leurs lettres, ne fut évoqué le souvenir de Chantilly.

Après ces « retrouvailles » de 1825, une époque plus calme com­mença. Plus étroitement associée aux ambitions et aux luttes poli­tiques de Chateaubriand, Mme Récamier devint sa confidente en restant son amie : les nombreuses et longues lettres qu'il lui écrivait de son ambassade de Rome la montrent attentive à ce rôle fait de tact et d'assidu dévouement. Présent à Paris, elle l'installait peu à peu et comme à demeure dans le « grand salon » de l'Abbaye qui avait succédé pour elle à la touchante cellule. Après 1830, ce sanc­tuaire à tous deux dédié devînt le suprême refuge de René, prince abdiqué de toutes les grandeurs politiques. Cette dernière période de leur liaison apparaît comme la plus émouvante et, à travers les lettres qu'à chaque absence i l dépêchait, comme la plus admirable. C'est alors que, pour Juliette et par elle, l'orageux René apprit patiemment les douceurs et les sortilèges de la tendresse. Avec lui seul, parce qu'il lui avait fait connaître quelque temps les ivresses et les troubles de la passion, elle réussit, pour le charme de leur commune vieillesse, cette merveille : un miracle d'amitié amoureuse.

LETTRES INÉDITES ET LETTRES « RESTITUÉES »

Des lettres qui, conservant le reflet direct de cette liaison pri­vilégiée, permettraient d'en reconstituer les phases et l'histoire, Chateaubriand le premier s'était préoccupé ; i l en avait inséré trente-huit, non sans les remanier, dans ses Mémoires d'Outre-Tombe, d'accord avec leur destinataire. Quel serait le sort des autres ? D'accord avec lui aussi, Mme Récamier y pourvut par l'énoncé de ses dernières volontés. Les principales étaient précisées dans un « testament authentique » - encore inédit - établi « l'an 1846, le

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18 avril », à « deux heures de relevée, par devant maître Adoplhe Delapalme, notaire à Paris ». La « testatrice » commence par cette déclaration : « Pour donner une preuve d'affection et de confiance à Mme Charles Lenormant, nièce de M . Récamier, laquelle j 'a i toujours considérée comme ma fille adoptive, je l'institue ma léga­taire universelle, à la charge de pourvoir sur ma succession aux legs et dispositions contenus dans le présent testament ».

« Relativement à ses papiers », les dispositions de Mme Réca­mier étaient d'une netteté impérative et parfaite :

«Les manuscrits et correspondances destinés à être conservés seront remis cachetés (par les exécuteurs testamentaires) à Mme Lenormant, pour en être disposé selon les instructions que je me réserve de lui donner.

« Les autres papiers, manuscrits, correspondances, pour les­quels je ne fais aucune disposition, c'est à sa tendresse et à sa pru­dence que je me confie pour les détruire ou les conserver selon qu'elle le jugera convenable.

« Mais tous les papiers contenus dans une malle portant pour suscription papiers à brûler sans les lire, seront brûlés en présence de mes exécuteurs testamentaires. »

Les exécuteurs testamentaires survivant en mai 1849 à Mme Récamier étaient, avec le notaire, son gendre Charles Lenormant, son neveu et confident Paul David. Nul doute que, par leurs soins, bien des lettres de Chateaubriand, captives de la malle condamnée, n'aient été livrées à la flamme. Pour les autres, la testatrice les laissait à la discrétion de sa « fille adoptive », sûre que celle-ci se conformerait, avec un religieux scrupule, aux intentions qu'elle n'avait pas manqué de lui formuler. Faut-il s'étonner, dès lors, qu'on ne connaisse aujourd'hui qu'un nombre relativement restreint des lettres de René à Juliette ? Ces lettres ont été l'objet d'un choix ; et ce choix a été préparé par Mme Récamier. Les lettres retenues constitueraient, dans sa pensée, une sorte de reliquaire.

Mme Lenormant, sans hâte, en égrena un assez grand nombre en des volumes de souvenirs devenus aujourd'hui fort rares, après y avoir pratiqué quelques menus arrangements ou retranchements. Ses descendants ouvrirent les précieux dossiers, non sans formuler plus d'une réserve encore, à quelques « chercheurs » particulière-

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ment habilités par la nature de leurs travaux (1). Us y puisèrent des lettres inédites, des fragments omis, des corrections utiles.

Après cent années et à travers tant de vicissitudes, plusieurs lettres demeurent encore inédites ; datant surtout d'après 1830, elles forment le petit nombre. Et voilà sans doute pour décevoir de trop superficielles curiosités. Assez nombreuses, en revanche, et presque toutes aussi dépendant de la même période, les lettres dont un ou deux fragments sont tout juste connus ; lettres qu'on peut appeler, ainsi, mutilées ou déflorées; ceux qui en ont eu connaissance, asser­vis parfois à des consignes de discrétion assez strictes, y ont puisé tantôt une ou deux phrases, tantôt un paragraphe qui s'accordaient à leur démonstration. Restituées dans leur texte intégral, ne méri­tent-elles point d'être considérées comme inédites ? Toutes, enfin, se trouvaient jusqu'ici dispersées, mal accessibles, séparées et cou­pées les unes des autres. Rapprochées et classées, elles se communi­quent l'une à l'autre un frémissement de vie et un éclairage inat­tendus. Elles raniment, autour de Juliette et de René, toute leur société familière. Deux exemples vont permettre d'en juger.

SUR LA MORT DE MME DE DURAS (1828)

Au mois de janvier 1828, Chateaubriand se débattait, à Paris, en pleine crise politique. Sous ses efforts et ceux de ses amis, le ministère Villèle s'était écroulé, en décembre. Lui , premier meneur de l'assaut, allait-il sortir enfin des temps de lutte et de disgrâce ? Jamais les bons ̂ offices de sa protectrice en titre, Mme de Duras, ne lui auraient été plus utiles. Hélas ! pressée par la maladie, Mme de Duras, depuis plusieurs mois, avait quitté Paris pour demander un bref repos à Lausanne et au climat de la Suisse ; de là, elle courut en vain « au Simplon, fuyant la mort qui l'atteignit à Nice », le 16 janvier 1828. Chateaubriand fut remué d'une douleur sincère, à la fois « forte et vive », comme avait été l'amitié dont cette pro­tectrice si constante et dévouée avait « empli son coeur ». Les sen­timents qui l'agitèrent dans le premier moment comportaient une sorte de remords ; comment en douter, puisqu'il les a confessés dans ses Mémoires ? « Je n'ai cessé, en la pleurant, de me reprocher les inégalités dont j 'ai pu affliger quelquefois des coeurs qui m'étaient

(1) Voir particulièrement Ed. Herriot, Madame. Récamier et ses amis; E . Beau de Lomê-nie, Lettres de Chateaubriand à Mme Récamier pendant son ambassade de Rome, 1929 ; MmeM.-J. Durry, La Vieillesse de Chateaubriand, 1933 ; enfin, notre ouvrage, Chateaubriand, Aime Récamier et les Mémoires d'Outre-Tombe, 1936.

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dévoués... Quand nos amis sont descendus dans la tombe, quel moyen avons-nous de réparer nos torts ? Nos inutiles regrets, nos vains repentirs, sont-ils un remède aux peines que nous leur avons faites ? Ils auraient mieux aimé de nous un sourire pendant leur vie que toutes nos larmes après leur mort... »

De cette peine, où se mêlaient des regrets profonds, c'est à Mme Récamier - l'aurait-on, d'abord, supposé ? - qu'il avait été deman­der la consolation. Un billet inédit le révèle, que Mme Lenormant avait mal interprété, proposant, sur un coin de l'autographe, la date - impossible - de 1824 ; car il ne portait d'autre indication que celle du jour, « vendredi ». Le voici, avec sa suscription exacte :

Paris, vendredi 25 janvier 1828.

« J'ai passé la soirée à réunir quelques paroles que vous verrez dans les Débats ce matin. Gêné par ma position, j 'a i fait des efforts pour contenir ce que je sentais. Toute la nuit, j 'a i été entre des regrets profonds et le souvenir de vos consolations. Je serai chez vous à 4 heures et demie. »

Le Journal des Débats du même jour publiait, en effet, sans mention de nom ni de signature, comme i l arrivait souvent alors, une brève « notice » due, on le sait ainsi, à Chateaubriand, et que l'on peut, sur son propre témoignage, ajouter désormais à ses Œuvres Complètes. Pour parler au nom des amis de la disparue, l'é­crivain, « gêné par sa position » politique, voilait discrètement son grand style ; on l'y reconnaît, cependant, à des touches indéniables ; on a même la surprise d'y discerner comme l'esquisse de la page émouvante qui, dans les Mémoires d'Outre-Tombe, consacre le sou­venir de l'auteur d'Ourika. Tant i l est vrai que le grand artiste s'ap­pliquait à ne rien laisser perdre !

Ce 25 janvier, Mme Récamier pouvait lire dans les colonnes des Débats :

« ... Ancienne amie de Mme de Staël, Mme de Duras a prouvé par les charmantes nouvelles d'Ourika et d'Edouard qu'elle pouvait rivaliser de talent avec les Tencin et les La Fayette.

« La société de Mme de Duras réunissait ce que l'ancienne société française avait de goût, de grâce et de politesse à ce que la nouvelle société offre d'instruction, de raison et de solidité. Cet. heureux

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mélange, dû à l'époque où Mme de Duras s'était formée, ne se retrouvera plus.

« Si le public a pu juger des choses que nous venons de dire, les amis de Mme de Duras savent seuls ce qu'il y avait de noble, d'élevé et de généreux dans son caractère... »

Penchée sur le manuscrit des Mémoires, elle put lire quelque dix ans plus tard :

« La chaleur de l'âme, la noblesse du caractère, l'élévation de l'esprit, la générosité des sentiments en faisaient une femme supé­rieure...

« Depuis que j 'ai perdu cette personne si généreuse, d'une âme si noble, d'un esprit qui réunissait quelque chose de la pensée de Mme de Staël à la grâce du talent de Mme de La Fayette,- je n'ai cessé, en la pleurant, de me reprocher les inégalités dont j 'a i pu affliger quelquefois les cœurs qui m'étaient dévoués... »

Les voilà bien, les « regrets profonds », comparables à des . remords, dont Mme Récamier, par ses « consolations », dut émous-ser les premières amertumes. Elle pouvait alors en prendre sa'part. Mais, en 1838, les anciennes rivalités étaient éteintes ; sur les jalou­sies d'autrefois, l'âge avait passé son niveau.

SOLITUDE D'UN ÉTÉ PARISIEN (1840)

Deux ans encore ; et aux mélancolies de l'âge s'ajoutèrent ses incommodités. Mme Récamier souffrait, dit sa nièce, d'une grande « susceptibilité des organes de la voix », - de cette voix doucement nuancée qui faisait l'un de ses charmes. En 1840, au début de l'été, les médecins décidèrent de « l'envoyer aux eaux d'Ems », station qui partageait, avec celle de Bade, les faveurs de la mode. La cure, rigoureuse, comportait la solitude et le silence ; aucun des amis de la malade ne devait lui tenir compagnie. Elle partit le 18 juillet ; J . J . Ampère la mena jusqu'à Ems et revint aussitôt. Des soucis personnels l'appelaient à Paris : la santé de sa sœur, dont i l était alors le principal soutien, et la candidature qu'il posait au Prix Gobert que l'Académie des Inscriptions décernerait au mois d'août ; i l espérait voir reconnaître, par cette récompense enviée, les mérites de son grand ouvrage, VHistoire Littéraire de la France avant le XIIe siècle, paru en deux volumes l'année précédente. Il craignait

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qu'on ne mît en jeu contre lui des « intrigues » de dernière heure ; et l'on va voir Chateaubriand le réconforter, écrivant à trois mem­bres de l'Institut pour lui concilier des sympathies.

Avec le départ de Mme Récamier, s'était ouverte pour la petite « colonie » de l'Abbaye-aux-Bois une ère de « grande dispersion ». Mme Lenormant et ses enfants se reposaient parmi les prés nor­mands, dans l'Eure, en leur petite maison de Saint-Eloi. Ballanche, bientôt, alla demander asile à M . et Mme d'Hautefeuille en leur propriété de Saint-Vrain, à quelque neuf lieues au sud de Paris. Ces amis du philosophe, présentés par lui en 1835 à Mme Récamier et à Chateaubriand, avaient été admis, pour ainsi dire d'emblée et par l'effet d'une sympathie réciproque, au cercle étroit de l'Abbaye. Dans le comte d'Hautefeuille, Chateaubriand avait reconnu le jeune gentilhomme qui, en 1787, avait, comme lui, suivi la chasse du r o i . L a comtesse avait publié, en 1837, non sans succès, L'Ame exilée, conte mystique plutôt que roman, et, dans la « petite société », elle en gardait le nom. Seuls demeuraient dans la capitale Paul David, dévoué neveu de la madone absente, et, non loin de lui, Chateaubriand.

Dès les premières heures de son isolement, il sent vivement le chagrin de la séparation :

Paris, dimanche soir, 19 juillet 1840.

« Vous êtes partie : je ne sais plus que faire. Paris est le désert, moins sa beauté. Nous n'avons pris aucun parti et il est probable que nous n'en prendrons pas : où vous manquez tout manque, réso­lution et projets. Si du moins j'avais encore quelque chose sur le métier ! Mais les Mémoires sont finis, vie passée comme vie pré­sente... »

Il ne lui,reste plus qu'à rédiger la « Conclusion Générale » de ce grand ouvrage, - qu'à méditer sur les vues prophétiques qu'il y enfermera ; i l n'en commencera la rédaction qu'en septembre, quitte à l'abandonner bientôt jusqu'à l'année suivante. Pour l'instant, sa pensée est toute à l'absente. En vain les complications de la « ques­tion d'Orient » déchaînent en Europe une crise violente d'où la guerre, à plusieurs reprises, menace de surgir ; en vain le débarque­ment de Louis-Napoléon à Boulogne passionne, quelques jours, les esprits ; i l ne croit ni à la guerre, ni au péril du prince ; i l se déclare incapable de « prendre » à la politique. Par la pensée, par le cœur, i l est à Ems.

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Paris, 23 juillet 1840.

« Dieu soit loué ! M . Ampère écrit de Lille que vous êtes arrivée bien portante, et que vous avez bien soutenu le voyage. Vous arri­vez aujourd'hui peut-être à Ems. Voilà bientôt huit jours d'écoulés, et vous ne commencez encore qu'aujourd'hui ou peut-être que demain vos remèdes. Bertin est enchanté de votre courage. Il prédit votre entière guérison ; i l prend toujours les eaux ici ; i l est vrai qu'il boirait la Seine et qu'il n'en serait que mieux. C'est pour­tant bieh long que d'être encore plus d'un mois sans nous voir. Je ne fais que rabâcher cela et ne trouve pas autre chose à vous dire. Je ne sais que ce que répètent les journaux ; de société point. Je m'ennuie ; je m'en vais voir les singes, (1) un vrai castor du Canada à queue plate est ma seule consolation. On dit qu'il n'y a personne à Paris ; je le crois puisque vous n'y êtes pas. Nous avons fait une course à Versailles ; mes admirations et mes tristesses sont augmen­tées. Nous enterrons nos vieux morts lundi en attendant les autres (2). Point encore de secrétaire perpétuel (3). M . David dit qu'il ne faut pas que M . Ampère revienne avant cette nomination. Il croit toujours au prix. Voici pourtant une nouvelle : on va lancer à Bor­deaux un superbe navire qui doit porter mon nom malgré mes réclamations. Que de choses romantiques je pourrais vous dire sur mon naufrage, sur les vents, sur mon étoile et le port, sur l'ancre, et le Mississipi, où va surgir le Chateaubriand. Mais je ne suis plus si bête.

« J'ai passé de mes énormes lettres à ces petites griffonnages : du moins, je vous ressemble un peu. M . Le Normant est revenu de St-Eloi et M. Ballanche n'est pas encore parti avec Dragonneau (4). Aurai-je une petite ligne de vous ? »

Paris, 29 juillet 1840.

« Je reçois à l'instant votre aimable petit billet, j'espère que vous-même dans ce moment avez entre les mains les deux lettres que je vous ai écrites, malgré l'impotence- de ma main. Certes i l ne faut plus que vous me, quittiez. Je vous ai laissé chercher votre guérison, pour vous conduire en Italie. Je suis pourtant inquiet de

(1) Au Jardin des Plantes. (2) Les restes des combattants de 1830 furent transférés place de la Bastille, sous la

« Colonne de Juillet », le mercredi 29. (3) Daunou, secrétaire perpétuel de l'Académie des Inscriptions, mort le 20 juin, ne

fut remplacé par Walckenaër que le 18 décembre. (4) Sa gouvernante.

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cette poste. J'ai affranchi mes lettres, comment ne vous sont-elles pas parvenues ! Les postes étrangères sont déplorables.- Nous n'at­tendions pas M . Ampère si tôt : au moins nous allons parler de vous 1 M . David m'a donné régulièrement de vos nouvelles. Ballanche est parti. Nos journées de juillet (1) se sont bien passées. On est à la guerre, moi je n'y crois pas. Quand reviendrez-vous ? Vos heures, je les passe seul sur le Boulevard et je reviens chez moi par devant l'Abbaye. Vos fenêtres sur la cour sont ouvertes et cela me con­sole un peu ».

Paris, 8 août 1840.

« Je vous ai écrit avant-hier. Votre lettre aujourd'hui me fait un extrême plaisir. Les nouvelles que M . David nous avait données avaient inquiété tous vos amis. Vous allez continuer les eaux. Vous faites bien, prenez courage ; n'ayez rien à vous reprocher de sorte que nous n'ayons plus aucun scrupule de vous retenir parmi nous. Mais revenez et ne voyagez plus. Je vous espère dans la première quinzaine de septembre. Vous écrivez comme un charme, je vous lis tout couramment. Moi je vous prouve en griffonnant que ma pauvre personne s'en va mais que mes sentiments demeurent : ils ne sont pas diminués comme mon écriture et ils sont plus fermes que ma main. Rien de nouveau pour moi, sinon que je suis allé dîner à Saint-Cloud avec Mme de Chateaubriand et Hyacinthe (2). Je me suis un peu promené dans ces grands bois où j 'a i perdu i l y a longtemps bien des années. Je ne les y ai pas retrouvées.

« Hier, M . Ampère a eu un bon commencement de succès (3). Nous espérons réussite complète pour vendredi prochain. Je suis toujours à la paix. Le prince Louis Bonaparte vient de tenter un coup de main sur Boulogne. Il a été pris avec tous ses amis.

« Mais où avez-vous pris que je me plaignais de votre silence ? Je n'ai pas dit un mot de cela. Je suis le plus soumis, le plus dompté de tous ceux qui vous aiment.

« Vous avez vu l'évêque de R... On ne peut se séparer de vous. Mille choses à Astolphe ».

*

. Astolphe de Custine se trouvait, en effet, à Ems, qui réunissait, cette année-là, des malades illustres : l'impératrice de Russie, la princesse de Belgiojoso, belle et pâle exilée milanaise, devenue l'une

(1) Les « Trois Glorieuses », anniversaire des « Journées » de 1830, alors fêtes nationales. (2) Hyacinthe Pilorge, secrétaire intime. (3) A la Commission de l'Académie des Inscriptions.

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des reines de Paris ; le compositeur Meyerbeer, que Chateaubriand traite avec dédain de « pianoteur ». Mme Récamier reçoit parfois Astolphe et, par une lettre qu'il adresse à leur amie commune, Mme de Courbonne, on. connaît au moins l'un des intermèdes à la cnre :

« Mme Récamier va mieux, mande-t-il le 6 août, mais elle a été bien souffrante en arrivant. Elle est si habituée à son entourage qu'elle se trouvait ici dans un désert. L a princesse Belgiojoso et moi, nous la soignons de notre mieux ; aujourd'hui j'e la mène, ainsi que Meyerbeer, à Nassau... Mais elle a peur de tout : des montagnes, de l'air, du soir, du vent, du chaud ; j 'ai un drowski modèle, l'im­pératrice me l'envie, mais Mme Récamier n'y monte qu'en trem­blant. A u reste, elle est bien bonne amie et bien bonne Française. Nous parlons guerre ensemble et nous ne savons s'il faut la craindre ou la souhaiter... »

A croire Custine, la présence de l'impératrice, « loin d'attirer du monde, a fait fuir la société ; point d'Anglais, presque point d'Allemands, si ce n'est force princes ; des Russes à foison ».

Dans une lettre du 5 août à Mme d'Hautefeuille, Mme Réca­mier elle-même confirme l'impression de tristesse que lui laissera sa cure : 1' « isolement » où elle vit lui est pénible : « Je m'occupe uniquement de ma santé, ajoute-t-elle ; c'est bien la plus sotte, la plus stupide, la plus triste des occupations ; j 'ai bien besoin, pour y persévérer, de me dire que c'est un sacrifice que je fais à mes amis, que je n'ai eu le courage de les quitter que pour les occuper moins tristement de moi. J'ai été plusieurs jours bien souffrante et bien découragée mais je suis beaucoup mieux depuis trois jours et je commence à espérer ».

C'est à des confidences semblables, mais sans doute d'un autre ton, que répondait Chateaubriand :

« Votre lettre, comme toujours, m'a fait une joie qui est deve­nue l'unique de ma vie. Je vous remercie des détails : l'âne, le musi­cien et la princesse (1) me plairaient mieux si je les connaissais moins. L a grande dame (2) est partie, elle va retrouver ses neiges, ses

(1) Mme de Belgiojoso, Meyerbeer ; mais 1" « âne » ? faut-il penser à Astolphe ? (2) L'impératrice de Russie, femme du tsar Nicolas I". Elle était née princesse Charlotte

de Prusse et Chateaubriand avait assisté, à Berlin, en janvier 1821, aux fêtes qui suivirent son mariage.

Paris, jeudi 13 août 1840.

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couronnes et les modes de Paris ; c'est tout ce qu'il lui faut : je l'ai vue jeune dans sa lune de miel ; elle n'emportera que cela, si elle emporte quelque chose. Je ne suis occupé ici que de M . Ampère ; le pauvre jeune homme en est aux épreuves ; on est bien ignoble pour lui ; on le paie de son savoir et de son talent de la monnaie du jour ; j'espère pourtant qu'il triomphera demain. M de Sainte-Beuve est venu me voir hier ; je lui ai fait mon compliment bien sin­cère sur sa bibliothèque. (1) J'ai oublié de lui parler de son article sur Mme de Longueville. (2) Travaillera-t-il maintenant qu'il a le

. vivre et le couvert ? Il me semble que M . Le Normant est aussi devenu plus maître, sinon plus riche. Ainsi tous nos amis ont marché ; cela me fait grand plaisir. Je ne sais plus rien des âmes exilées, (3) mais j'attends le retour de la mienne. Le beau temps vous sert-il bien dans vos belles vallées ? Avez-vous fait quelque connaissance nouvelle ? Vous attirez, et vous êtes adorée partout ; c'est votre sort. Moi je compte les jours un à un ; ils sont bien longs et bien lourds sans vous. On va juger le Prince Louis, il a été bien insensé, mais il a montré, beaucoup de courage. Son entreprise a ôté à l'arrivée des Cendres (4) une partie de ses dangers. Venez ; vous serez reçue, Dieu sait ! M . David m'est bien fidèle. »

« Paris, 16 août 1840.

« Nous avons manqué hier la nomination à une seule voix ; nous espérons l'emporter vendredi prochain. Quelques académiciens reviendront. C'est la seule chose à laquelle je tiens à cause de vous, et de notre jeune ami. Voici bientôt venir le mois où nous revien­drons tous à l'Abbaye ; la vie est trop pesante ainsi séparés. Il nous est arrivé une bien vieille cousine qui a vu mourir ma grand'mère, (5) elle m'a raconté tout ce que j 'ai moi-même raconté dans mes Mémoires. Seulement, ma grand'mère et ma tante de Boistilleul s'étaient promis de s'appeler, quand elles viendraient à mourir ; elles n'ont en effet survécu l'une à l'autre que de quelques mois.

(1) Une ordonnance du 8 août venait de nommer Sainte-Beuve conservateur à la Biblio­thèque Mazarine ; Charles Lenormant, conservateur des Imprimés à la Bibliothèque Royale, passait au département des Médailles.

(2) Paru dans la Revue des Deux Mondes du 1" août. (3) Ballanche et Mme d'Hautefeuille. (4) Le retour des « cendres » de l'Empereur venait d'être décidé. (5) Sans doute Caroline de Bedée, née en 1762, qui ne devait mourir qu'en 1849, à

Dinan. Sur la grand'mère de Chateaubriand et sa grand'tante, Mlle de Boisteilleul (nom ici déformé), on'lit dans les Mémoires d'Outre-Tombe : « Elle (Mme de Bedée) et sa sœur s'étaient promis de s'entre-appeler aussitôt que l'une aurait devancé l'autre ; elles se tinrent parole, etc. » Cette phrase est donc une addition de 1840.

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Je partirai le premier ; je resterai à vos pieds. Quand vous serez lasse de me garder, vous partirez à votre tour : vous m'appellerez, et j 'irai à vous.

« On est de nouveau à la guerre ; je suis toujours à la paix. J'es­père bientôt deux petits mots de vous. »

«Paris, 19 août 1840.

« Je suis comme un pauvre mendiant à la charge du public. J'apprends de vos nouvelles de tout le monde. M . David revenu m'a appris que vous alliez mieux, que vous reprenez des forces. Je suis enchanté ; mais ne pourriez-vous quelquefois me charger de distribuer vos aumônes, au lieu d'en demander une petite part aux autres ? Je ne veux point vous gronder et déranger l'effet des eaux. Soyez donc en paix : tant que vous serez bien je serai heureux. Rien du tout de nouveau depuis avant-hier que je vous ai écrit. Vous avez auprès de vous l'aimable Mme (de) Valence. (1) Elle vous ramènera guérie. Voilà donc de grands bonheurs qui m'attendent. Vous, vous voyez que nous ne vous oublions pas. Le pauvre M . Ampère est bien tourmenté. Je viens d'écrire à M. Pardessus (2) sur le compte duquel on l'a un peu alarmé. M . Ballanche est toujours dans la béatitude. Il ne reviendra ici que pour vous. Ne croyez pas à la guerre. Je vous attends pour le prochain jour de naissance. (3) Si je pouvais renouveler les sources de ma vie avec mes ans pour les rendre plus dignes de vous 1 »

« Paris, 24 août 1840.

« Je vous remercie bien de votre bonne petite lettre de ce matin ; j'aurais pourtant voulu y trouver votre- santé gieilleure. Je me fais un devoir de ne pas parler de votre retour dans la crainte d'ar­racher un jour à votre guérison. Quelle joie pourtant de vous revoir ! Vous ne saurez jamais combien je'soufïre de votre absence. Vous savez le succès de M . Ampère. J'en suis enchanté. Nous craignions qu'on lui fît acheter sa victoire. E h bien ! non, i l n'a pas même été attaqué. Tout sera merveilleux quand vous serez revenue. Je ne vais pas trop bien. Décidément je ne puis plus écrire, mes mains s'en vont avec mes pieds. Qu'y faire ? rester auprès de vous et vous voir. Je n'aurai besoin de marcher ni d'écrire. Il ne restera au prince

(1) Fille de la célèbre comtesse de Genlis. (2) Professeur à la Faculté de Droit, et membre de l'Académie des Inscriptions. (3) Le 4 septembre, son anniversaire.

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Louis que la hardiesse de son aventure ; on ne lui fera aucun mal. Nous aurons la paix et les os de Napoléon ; nous serons heureux et libres. M . David prétend que Ballanche avale sa langue d'envie à la campagne malgré son ardeur belliqueuse ; j 'ai toujours prévu qu'il ne pourrait aller en guerre, i l sera obligé de se contenter de faire des machines pour nous donner de l'eau. (1)

«M. Le Normant a été admirable pour M . Ampère. Me voilà au bout des forces de ma pauvre patte : à bientôt, j'espère.

«Vous voyez que malgré votre défense, qui me charme pour­tant, je vous écris dût ma lettre arriver après votre départ. Tant de choses retardent un départ. »

Mme Récamier regagna Paris, comme Chateaubriand l'avait espéré, dans les tout premiers jours de septembre ; peu contente des eaux, déclarait-elle d'abord, et « regrettant son voyage » ; au bout de quelques jours, elle avait été obligée de suspendre le trai­tement. Cependant, à croire Ballanche, elle reconnaissait, vers la mi-novembre, « que les eaux lui avaient été bonnes ».

* * *

Chateaubriand, les deux étés suivants, dut se soumettre, lui aussi, à des cures thermales, qui, d'abord, ne le ravirent point ; de Néris, de Bourbonne-les-Bains, il envoyait des lettres qui, redou­blant et variant ses plaintes de la séparation, constituaient, en même temps, une vivante chronique de la « saison aux eaux ». Dans l'hiver de 1843, souffrant d'un redoublement de ses maux, i l faisait porter à l'Abbaye des billets du matin (encore inédits) qui n'étaient qu'un gémissement et un cri de fidèle confiance :

« Paris, janvier ou février 1843.

« J'espère me faire porter chez vous vers trois heures. Je ne suis pas bien, mais vous prierez pour moi. Comment s'est passée votre nuit ?

t

« Paris, janvier ou février 1843.

« Ma journée d'hier n'a pas été bonne et ma nuit a été bien mau­vaise. Je ne vis que pour aller chez vous et je ne sais plus quand j ' y

(l) Ballanche consacra une partie de ses dernières années â des recherches concernant l'invention de machines hydrauliques.

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pourrai aller. Ne sortez pas par un tel temps, faites-moi donner un peu des nouvelles de votre vieille amitié et songez que vous me restez seule. »

La cure de Bourbonne rendit au malade assez de forces pour qu'il pût accepter.les deux rendez-vous que son « jeune roi Henry V » lui donna, dans l'hiver de 1843 à Londres, dans l'été de 1845 à Venise. De cette « ville des songes », où Juliette et René avaient plus d'une fois souhaité de finir leurs jours ensemble, i l lui écrivit une adorable lettre, naguère retrouvée (1) et publiée dans le « Bul­letin de la Société Chateaubriand », mais encore peu connue, où semble, une dernière fois, revivre et palpiter toute la poésie de son amour :

«Venise, 8 juin 1845.

« Que vous écrire' de Venise ? Quand je regarde la mer si triste, je pense à vous et à tout ce que ces lieux ont vu de plus charmant dans la vie. Ne craignez rien pour le pont. Une déparera point Venise. C'est une artère de plus pour amener le sang au cœur. Comme tout change ! Hélas ! Nous-mêmes ne changeons-nous pas ? Suis-je ce que j 'étais lorsque je vous ai connue ? Il faut bien qu'il en soit ainsi car la vie serait trop triste s'il restait un point qui n'eût point changé. Adieu Venise que je ne reverrai plus sans doute. Il n'y a que vous, Juliette, que je ne puis consentir à quitter. Votre pensée et votre écriture même m'attendaient ici. J'ai baisé respectueuse­ment votre lettre dans la ville des Souvenirs. Madame de Chateau­briand se félicite de vous voir. Tenez-lui toujours bonne compagnie. Je vous quitte en jetant un regard sur cette triste mer qui ne se souvient déjà plus de Lord Byron. J'ai chargé hier au soir le plus beau soleil couchant de vous dire tous mes adieux et de vous faire tous mes amours. Je partirai dans quelques jours d'ici pour vous rejoindre. Nous sommes bien malheureux d'être enchaînés l'un et l'autre à nos rudes climats...

« A vous, à vous pour toujours. »

Pour toujours, dans le temps limité de leurs vies ; mais aussi dans le temps sans limite de la postérité.

Comment i l entendait que l'on jugeât ses lettres à Mme Réca-mier, i l l'a indiqué, dès 1836, dans une page de son étonnant Essai

(1) Aux Archives de Leningrad, par Mme Le Savoureux.

«

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sur la Littérature Anglaise, reprise et retouchée en 1844 dans sa Vie de Rancé. Amené à parler des recueils de correspondances géné­rales embrassant toute une vie, i l les trouve « tristes » ; et par exemple la correspondance de Voltaire où, sans cesse, « les amitiés succèdent aux amitiés, les amours aux amours ». Puis, ce dévelop­pement mélancolique :

« Mais peut-être qu'une correspondance particulière entre deux personnes qui se sont aimées offre encore quelque chose de plus triste ; car ce ne sont plus les hommes, c'est Vhomme que l'on voit.

« D'abord, les lettres sont longues, vives, multipliées, le jqur n'y suffit pas : on écrit au coucher du soleil ; on trace quelques mots au clair de la lune, chargeant sa lumière chaste, silencieuse, discrète, de couvrir de sa pudeur mille désirs. On s'est quitté à l'aube ; à l'aube on épie la première clarté pour écrire ce qu'on croit avoir oublié de dire...

« Voici qu'un matin quelque chose de presque insensible se glisse sur la beauté de cette passion, comme une première ride sur le front d'une femme adorée. Le souffle et le parfum de l'amour expi­rent dans ces pages de la jeunesse, comme une brise le soir s'endort sur des fleurs : on s'en aperçoit et l'on ne veut pas se l'avouer. Les lettres s'abrègent, diminuent en nombre, se remplissent de nouvelles, de descriptions, de choses étrangères ; quelques-unes ont retardé, mais on en est moins inquiet ; sûr d'aimer et d'être aimé, on est devenu raisonnable ; on ne gronde plus, on se soumet à l'absence. Les serments vont toujours leur train ; ce sont toujours les mêmes mots, mais ils sont morts ; l'âme y manque...

« On est obligé de reconnaître que les sentiments de l'homme sont exposés à l'effet d'un travail caché ; fièvre du temps qui pro­duit la lassitude, dissipe l'illusion, mine nos passions et change nos cœurs, comme elle change nos cheveux et nos années... »

A quelles amours vécues par lui songe ici René désabusé ? A quelles femmes dont le souvenir et le fantôme - ô Delphine, ô Nata-lie, ô « Délia » ! - sont « venus se fondre dans la forme vivante » de Juliette ? Et les lettres qu'à celle-ci i l adressa ont-elles passé par les étapes de ce désenchantement ? Qu'on ne se hâte pas trop de le rechercher.

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Car voici qu'à la loi commune, i l va formuler - pour qui, sinon pour elle ? - une magnifique, unique et suprême « dérogation » :

« Cependant, i l est une exception à cette infirmité des choses humaines ; il arrive quelquefois que dans une âme forte un amour dure assez pour se transformer en amitié passionnée, pour devenir un devoir, pour prendre les qualités de la vertu ; alors i l perd sa défaillance de nature, et vit de ses principes immortels ».

Tous les mots sont pesés, précisées toutes les nuances : « amitié passionnée... devoir... vertu... un amour qui se transforme assez pour ne pas mourir, mais pour vivre, au contraire, de ses principes immortels... »

Pourquoi s'évertuer à redire ce qu'a parfaitement dit ici Cha­teaubriand ?

M A U R I C E L E V A I L L A N T .

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