VOCATION DE L'ISLAM

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ANEP

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Editio11 ~ ANEP ~

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Malek Bennabi

VOCATION DE L'ISLAM

Editions ANEP

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A paraître dans la collection

PATRIMOINE

• Ménioires d'i111 té1noin du siècle, l\·Ialek Benn<lbi

Du 1nêmc at1te111· aux éditions ANEP

• Conditions de la 1·e11aissance (enf1·ançai.<>). • Vocation de l'Isla1n (en arabe). •Problèmes des idées (e11 a1·abe).

© Editions ANEP ISBN: 9947-21-293-9

Dépôt légal : 2377-2006

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Dédicace

A Si Mohammad Khettab, en témoignage de gratitude

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Avant-propos

Les grandes lignes de cette étude étaient déjà.fixées lorsqit'un de mes an1is, qiti était au cou1·ant de mon projet, 1ne fit connaî­tre le remarqitable ouv1·age dit professeu1· H. A. R. Gibb: Les tendances 1nodernes de l'Islam. La positiori de cet auteitr é1ni­ne11t était, sit1· bien des points, sen1blable à celle qit'avec beau­coup moins de compétence, je n1e proposais moi-même d'expri-111er.

Aurais-J·e diî, en raison de ces similiti1des - qui concernent les deitxième et troisiè1ne cl1apitres de n1on ouvr·age - me co11tente1· de 1·envoye1· le lecteu1· à la thèse dit professeur d'Oxford ? J'ai p1·éféré, ait co11trai1·e, suivre n1a voie, tout en m 'appi1yant si11· i1ne ai1torité qi1i appo1·tait à ma p1·opre thèse i1ne garantie d'1t11 si g1·and poids.

Il me pa1·aît cepe11da11t nécessaire de signaler immédiate-1nent quelques dive1·ge11ces, pour n 'avoi1· pas à y revenir trop soi1vent dans le co1.1rs d'11n ouvrage qi1i veut s'interdire toute polémiqi1e.

Ai11si, je ne c1·ois pas que l'<<atonzisn1e>> - ce pli de l'esp1·it incapable de géné1·alisations - soit le pli spécifique de l'esprit a1·abe, comme l'affirme l'honorable orientaliste anglais. Il s'a­girait plutôt d'u11e n?odalité de l'esprit 11umai11 en gé11é1·al, lorsque celiti-ci n'a pas encore atteint un certain degré de déve­loppe1nent et de maturité i11tellect11elle - oit lorsqit 'il l'a dépas­sé ... Plus p1·écisén1ent, l'esprit discursif s'inscrit dans l'évolution 11istorique entre deux stades d'atomisn1e. C'est ainsi qite la pen­sée estforcé1nent <<atomistique>> dans ses premières démarches, co1nme ce fut le cas en Europe à l'époque pré-cartésienne, et

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qu'elle le 1·edevient lorsqu'elle cesse tout effort intellectiLel, co1n1ne à l'époqiLe post-khaldounienne dans le n·ionde 1nusiLl-1nan.

Mais l'i1npo1·t·ant hé1·itage culturel que la civilisatio11 111iLsul-111ane a légué à la civilisation 1node1·ne de111eiLre le térnoignage d 1iL11e tout aiLtr·e tou1·niL1'e de l'esp1·it r11iLsiLln1a11, aiLx époques de son épano11isseme11t. Son labeiL1' fut e11 effet nza1·qué, da11s toiLs les do1nai11es, par le sens de la <<loi>>, qui Sllppose l'czptitiLde à S!Jnthétise1~. Les doctrines ju1·idiques 011t été élabo1·ées e11 jonc­tio11 de thèn1es di1·ecteiLrs, les <<oi1çouls>>. Le droit musulma11 ojj1·e, poiLr la première fois dans l'histoi1·e de la législatio11, l'aspect d'iL11 systèn1e philosophiqiLe développé à partir de p1·in­cipes fonda111entaux, alors que le dr·oit romain 11 'était qu'une compilation enzpirique de <<recettes>> légales.

On pourrait aussi bien signale1·, en astronomie, la décoiLve1·­te par· Ab1Ll Wefa de la <<variation>> ou deuxiè111e inégalité diL 111ouve1ne11t de la Li1ne, ou rappeler que c'est à Ibn KhaldoiLn qiLe 1·evient l'l101111eiL1· d'avoir le pre111ie1· dégagé les lois de l'lzis­t<Jire et leiLrs relations avec les activités des sociétés.

NoiLs 11e partageons pas, r1on plus, les viles di1 savant anglais sur la <<te11dance hiLn1aniste>>, qiL'il décèle - àjuste tit1·e - dans le 1noiLve111ent 1node1·niste :nusul1na11, mais CJU 'il impute à l'in­fluence de la ciLlture européenne.

Il faudrait ici s'e11tendre sur les te1·mes. S'il s'agit d'un hi1ma-11isme académique oil diplomatique, noiLs 1·econnaît1·ons volon­tiers que la pl11·aséologie humczniste mode1·11e est supe1·be et qiLe quelques slogans, quelques phrases bien tournées, ont <<enricl1i>> le bagage lingiListique de ce1·tains 1nusulmans 1node1·nisants. 17Vlais il faudrait peut-être examiner les faits et non les mots et confronter <<l'humanisme>> avec ses données réelles: la toléran­ce, I'altruis1ne, le respect de la personne humaine.

On n'engagera pas, sur ce poi11t, une confrontation qui 11 'a pas sa place ici - et qui dev1·ait débuter, en ce qui concerne l'l1u­manisme islamique, par le 1·appel de la <<valeur religieuse>> que le Coran accorde à l'individu, comme nous l'avions déjà signa­lé dans notre étude sur le Phénomène coranique au chapit1·e

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Avant-propos

intitulé <<Rapport Co1·an-Bible>>. Il faudrait ensuite mentionner les exhortations d'Abou Bekr à l'armée musulmane, lui enjoi­gnant <<le 1·espect de l'l1om1ne sans armes, du moine, du bétail et des plantations>><1

J. Sans cloute devrait-on encore évoquer l'atti­tude significative d'Omar lors de la prise de Jér·usalem: il 1·efi1-sa de franchir le seuil du Temple et se contenta d'y poser respec­ti1eusement le fi·ont, le garantissant ainsi que les Chrétiens contre les ai1daces des soldats musulmans. On ne peut pas non plus ne pas pense1· au libéralisme de la science mi1si1lmane, à l'époqi1e de so11 <<ei1pl1orie>>, lorsqu'elle s'offrait inconditio11nel­lement à l'esprit humain. Le soudard mongol qui accompagnait Gengis Khan pouvait en profiter librement, tout comme le moine Gerbert ou le talmudiste Maïmonide.

Si l'on so11ge, en retoi1r, à l'espèce de don hautain que la civi­lisation européen11e actuelle fait de sa science aux pays <<arrié­rés>> - ou pli1s exactement aux pays qit 'elle a a7·riérés - il est dif­ficile d'oublie1· qi1e certains intellecti1els 1nusi1lmans en ont par­fois payé le prix en années de bagne. Pourquoi, dans ces condi­tions, le monde 1nusulman irait-il chercher l'inspiration de son l1i1n1anisme ailleurs que dans sa propre et millénaire tradition?

Il reste évidemment la possibilité de définir u11 hun1anisme <<centl·ipète>>: dans ce cas, il signifierait <<européanisme>> au­dedans et <<colonialisme>> au-dehors, celui-ci fondé sur la plus scandaleuse et la plus odieuse équation politique, selon laquelle un homme multiplié par le cœfficient colonisateur égale un indigène.

Quoi qu'il en soit, I'œuvre du savant anglais mérite toute l'attention du musulman soucieux defai1·e le point de ses idées et d'estimer objective1nent non seulement les valeurs de sa renaissance mais aussi les <<non-valeurs>> qui sont actuellement les éléments essentiels du chaos du monde mi1sulman. Gibb signale er1 particulier <<le littéralisme>>, que nous avions cru devoir dénoncer sous le terme d' <<alphabétisme>><2

J.

D'autre part, le trait vigoureux dont zl souligne le goût <<apo­logétique>> et le romantisme qui marquent notre culture, même

i) Nous sommes Join des métl1odes de guerre des pays dits <<civilisés>>. 2) Voir notre précédent ouv1·age Les conditio11s de la renaissance.

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chez certains g7·ands esprits 1nodernes, n'est pas le moindre intérêt de son ouvrage, pour ceiix qui considèrent la <<vérité>> comme moteiLr et co111111e index dit progrès. L'apologétiqiLe est une trahison de cetlt' 1 ·é1·ité et, par là, de l'histoire elle-1nême.

Mais si l'on trahit la vérité e71 se surestimant, on la trahit tout aussi bien en se soiLs-estimant. A cet égard, Gibb semble avoir omis de note1· le complexe d'infériorité de certains intel­lectuels et dirigeants musulmans.

Il reste, je tiens à le redire, que le livre de l'én1inent profes­seur anglais constitue, au cours de ce travail, u11 guide précieux sur le plan de ce qu'on pourrait appeler la pathologie - quasi infantile - du monde musulman. Et je souhaiterais que les thè­mes en fussent 1nédités par beaucoup de musulmans, comme moi sensibles à l'honnêteté d'une pensée qui a su se dégager de tout complexe confessionnel ou politique.

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Pré ace

Au mo1nent où cette nouvelle édition de Vocation de l'Islam doit paraître, la ll1tte idéologiqt1e est à son paroxysme dans le monde et ses vagues déferlent sur les pays musulmans.

On ne saurait do11c, dans cette préface, ignorer les perspecti­ves historiques 1·éelles dans lesquelles s'ingère cette réédition.

Il faut constater d'abord que la seconde édition est épuisée depuis fort longtemps sans que personne y ait songé à Paris comme à Alger.

En a11alysa11t ce simple fait, on comprendra que ce n'est pas du tout un paradoxe de dire que le colonialisme et la colonisabi­lité ont partie liée dans plus d'un domaine, plus particulièrement dans celui des idées.

Sans parler de leur enfant adultérin: un <<progressis1ne>> fol­klorique endossé par certains intellectomanes dans nos pays, comme une livrée de laquais pour faire leur sale besogne en des ouvrages <<hautement>> patronnés !

C'est ainsi que l'un de ces laquais prétend me résumer dans un de mes ouvrages en me faisant dire: <<Demeurons nous­mêmes. >> C'est ce que j'aurais dit dans Vocation de l'Islam.

Il me semble bie11 cependant y avoir surtout parlé de la colo­nisabilité et de l'homme postalmohadien pour obliger l'intellec­tuel musulman à se jeter dans la i11êlée en vue d'un sauvetage

A supreme. l\1ais passons ... Disons simplen1ent, pour dégage1' le sens de la réeditio11 de ce

liv1·e e11 un tel mon1ent, qu'il a été écrit au cou1·s et au lenden1ain des évè11en1ents de Palesti11e, en 1948.

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Je l'avais précisément rédigé pour tirer la leçon de ces évène­ments d'une part, et pour faire, d'autr·e part, e11 une circonstance particulièrement cruciale, le bilan des idées qui animaient le monde musulman et l'avaient conduit à la crise du moment.

A mon sens, c'était surtout, comme le lecteur s'en rendra compte en lisant ou en relisant le livre, 11n bilan de carence, sauf au chapitre intitulé <<Les Voies Nouvelles>> où il me semblait dis­cerner des perspectives prometteuses.

Aujourd'hui donc, l'ouvrage fournit un moyen, si imparfait soit-il, de mesurer l'évolution musulmane pendant un quart de siècle.

Que pourrait-on di1·e de nos jours? Il est évident que les événements de juin 1967 ne permettent

guère de garder son optimisme. Les effets bénéfiques escomptés sur· la conscience musulmane à la suite du coup de masse de 1948 n'ont pas eu lieu.

A moins de placer notre mise, dans ce jeu tragique, en la fai­sant désormais sur l'action héroïque de la résistance palestinien­ne. Et même dans ce cas, il faudrait se demander si un boulever­sement de la carte politique au Moyen-Orient peut être regardé comme une solution mettant fin au chaos actuel.

Mais à notre point de vue, au niveau des grandes crises de l'histoire, quand il ne s'agit pas du destin d'un individu ou d'un peuple mais du destin d'une civilisation, seuls les changements fondamentaux en rentrent en ligne de compte.

Avec cette considération, le problème musulman demeure entier tel qu'il se posait en 1948.

Les allures ont certainement plus ou moins changé, le fond est resté le même.

La colonisabilité n'a pas changé; elle a seulement changé de toilette.

Regardez-la, la coquette ! se mirer dans le miroir de ces indé­pendances au rabais pour passer au bras de son vieux compa­gnor1, le colonialisme, devenu son chevalier servant dans ces salons décorés en bureaux d'études de sa pseudo-technocratie.

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Préface

Et i·ega1·dez-le, lui, comme il sait faire le vieux coquin du com­pliment à la vieille moukère sur ses bigoudis d'emprunt, sur l'é­clat incon1parable de son ratelier et la splendeur de sa poit1·ine fânée.

Et on passe aux intimités ... Le colonialisme, qui entre-temps a abandonné la tenue du

gendarme pour le costume plus discret du commanditaire ou du conseiller, sait à l'occasion se présenter en <<confesseur>> pour· prendre des <<interviews>>, à moins qu'en pareille circonstance, il ne délègue plutôt u11e confesseuse qui entrouvre discrètement l'échancrure de sa jupe sur le genou au moment de poser sa question.

Tous les secrets des capitales du monde musulman ont pris, de cette ma11ière, le chemin de Tel Aviv, et par des méthodes similaires, on est stupéfié, un jour, de voir les stocks d'armes d'Indonésie arriver au Biafra et même en Israël.

Le drame musulman demeure donc le même qu'en 1948, quand les canons des armées arabes ne tiraient pas en avant mais en arrière !

Il est incarné par l'homme post-almohadien qui défie le temps comme une rémanence indestructible et nocive du passé.

Le problème des problèmes demeure, bel et bien, le problème de l'homme et il ne date pas d'hier.

<<Quand les tyrans s'emparent d'une cité, dit le Coran, ils la pervertissent et avilissent son élite, ainsi agissent-ils.>>

La cité musulmane a été pervertie par les tyrans qui se sont emparés du pouvoir, après les quatre premiers Khalifes.

Le citoyen, qui avait voix au chapitre dans tous les intérêts de la communauté, a fait place au <<sujet>> qui plie devant l'arbitrai­re et au courtisan qui le flatte.

La chute de la cité musulmane a été la chute du musulman dépouillé désormais de sa mission de <<faire le bien et réprimer le mal>>.

Le ressort de sa conscience a été brisé et la société musulma­ne est entrée ainsi, progressivement, dans l'ère post-almoha­dienne où la colonisabilité appelait le colonialisme.

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<<L'homme malade>> musulman eut d'abord à son chevet le maraboutisme qui ne pouvait ni le guérir ni l'achever.

Le kémalisme, le baâthisme charlatans n'ont rien inodifié à la situation; ils l'ont plutôt compliquée davantage.

Quant au salafisme et au wahhabisme, ils n'ont laissé que de pitoyables souvenirs dans une décomposition générale.

Les services spéciaux de l'impérialisme ont même essayé de jucher Fanon par-dessus les épaules de la Révolution algérienne, pour le faire parler en son nom dans un jargon psychiatrique. L'on prétend même aujourd'hui lui donner une audience afro­asiatique ou tout au moins africaine. Et pour ne pas laisser aux dupes le temps de se ressaisir, on donne la parole à Fadhila M'rabet au nom de la femme musulmane.

Pathos et Eros, ainsi jumelés, achèvent le tableau de cette décomposition.

Parmi les mouvements qui tentèrent, au cours des derniè1·es décennies, de remonter la pente fatale, le plus conséquent fut incontestablement celui de Haçan El-Bana, s'il avait su doctrina­lement empêcher ses successeurs d'un enlisement <<boulitique>>.

Aujourd'hui, c'est chose faite. Et le résultat apparaît sous forme de clivage social et moral au sein du mouvement.

Il y a d'une part une masse porteuse de toutes ses promesses originelles, prête à tous les sacrifices pour réaliser son idéal, et une intelligentsia compradore entretenue dans les somptueux palaces des capitales cosn1opolites pour servir d'instrument de viol des consciences comme en ces sortes de mondanités où l'on parle d'Islam et de Révolution sur les bords du lac Léman .

Et aujourd'l1ui, a11x deux bouts de cette décomposition de <<l'é,lite>>, une aile <<progressiste>> couvre d'injures l'aile des <<conservateurs>>, et ceux-ci répondent par l'anathème.

Et comme tout excès épuise la conscience, il est clair que tous ces courants risquent un joui· ou l'autre èt'être captés da11s les ca11aux qui conduisent a11x t11rbines d11 trotskysme et aux mo11-lins de l'in1périalisme.

Il va un demi-siècle, Tantawi J awhari écrivait ces lignes: <<Si - -

les rnusuln1ans 11ient ce que je dis, je leiir· prédis iine catastropl1c

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Préface

sen1blable à celle qui a engloitti Ad et Than1o'i1d : et déjà les pointes co1nmencent à s'enfaire sentir.>>

Au inon1ent où la plus grande tempête de l'histoire souffle sur le monde, balayant des gouvernements enracinés et des institu­tions millénaires, l'Islam lui-même risque d'être ébranlé.

Le monde mt1s11lman a déjà subi les secousses de 1948 et de juin 1967.

La troisième l'engloutira certainement 'Si les musulmans n'an­ticipent pas les évènements tragiques de ce temps et se conten­tent seulement de les suivre à petits pas.

Les temps ne sont plus où les sociétés pouvaient vivre en -attendant de rencontrer un jour, au hasard de la route, leur voca­tion historique.

Aujourd'hui, dès les premiers pas, on doit savoir vers quel but lointain on est parti.

Avril 1970

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1 ntroduction

Ce liv1·e a été éc1·it il y a pl11s de cinquante ans. Il devait deve­ni1· le pivot cent1·al de la pensée de Bennabi. Il fait partie de ces livres qui marq11ent, comme les œ11vres d'art, à jamais l'esp1·it humai11 : ils ne pre11nent a11cune ride mais au contraire se boni­fient avec le temps, permettant une meilleure saisie de l'homme et de la société.

La problématique et la vision qu'il éclaire sont r·estées fonda-111entalement les inêmes.

Est-ce à dire que po11r les sociétés musulmanes, un demi-siè­cle s'est passé in11tilement? Nullement!

Pa1·adoxalement, c'est l'échec des sociétés musulmanes à se his­se1· au niveau social occidental qui permet à l'Islam de rester l'u­nique alternative à l'occidentalisation, c'est-à-di1·e au fo11d à la par­ticipation au chaos du inonde moderne.

Nous pou1·1·ons nous interroger à juste titre sur l'apport origi­nal au monde des pays non occidentaux qui ont ré11ssi socio-éco-11omiquement co1nme le Japon, ou sont en train de réussir comme la Chine; ou r·éussiront peut-être comme l'Inde, tant leur r·éussite est marquée par une indéniable occidentalisation.

La Vocation de l'Islam est de contribuer à l'avènement d'un monde réconcilié, de promouvoir une civilisation universelle. Cette tâche est d'autant plus titanesque que des forces hostiles sont prê­tes à la parousie plutôt que de l'accepter.

Ce qui pouvait passer alors pour audacieux, osé, voire pré­somptueux, devient aujourd'hui d'une évidence que seuls les esprits chagrins pe11vent ignorer.

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Si la p1·oblématiq11e n'a pas va1·ié, les défis a11xquels fait face la société musulmane sont devenus infinin1ent pl11s complexes. Les exemples que prend Bennabi po11r illustrer l'incapacité du 111us11l­man post-almol1adien, pour reprendre son expression, à 1·iposte1· efficacement aux problèmes qui l'assaillent, révèlent fondamentale-111ent son attitude vitale et son état d'esprit. A11 fond, il reste e11 i·eta1·d d'une ou de plusieu1·s guer1·es. U11 observateur superficiel pour·rait croire que le musulman de 2006 est différent socialement et psychologique111ent, du mus11lman de 1949. Or nous avertit Bennabi, ce n'est pas un homme nouveau que nous avons sous 11os yeux, mais un aspect nouveau du vieil homme, du post-almohadien qui campe l'homn1e musulman depuis près de six siècles.

Les forces actuellement au travail sont les mêmes que celles répertoriées alors par Bennabi sous les vocables du mouvement réformateur et du mouvement mode1·niste.

L'aile activiste du mouvement réfor111ateur, dont l'archétype est Djamel Eddine El Afghani, s'investit totalement dans le poli­tique, en confondant l'action sociale a-v·ec l'action caritative fai­sant appel à la charité, au lieu d'édifier de 11écessaires instit11-tions sociales ou, pour reprendre la formule de Bennabi, faisa11t appel à la frate1·nité au lieu de promouvoir la fraternisation.

L'aile i11tellectuelle, et souvent q11iétiste, du mouvement réfor111ateur dont l'archétype est le Cheil-:.11 Abdou, pense contri­buer à la reconstruction de la culture islamique sans, comme l'a­vait noté Bennabi, dépouiller le <<texte coranique de sa triple gangue, théologique, juridique et philosophique.>>

Le mouvement réformateur reste paralysé par les quatorze siècles de l'histoire islamique et a eu du mal à envisager résol11-ment des voies réellement nouvelles, mais la concrétisation de la vocation de l'Islam passe impérativement par ces <<chemins qui montent>>.

Le inouvement moderniste, qui détient les pouvoirs écono­mique et politique dans la presque totalité des pays musulma11s libérés de l'occupation militaire européenne, s'est éloigné davan­tage de l'âme et des aspi1·ations populaires, engendrant ainsi de nombreuses crises.

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Introduction

Mais pouvait-il en être autre1nent quand, devant notre inca­pacité à formuler un projet de société véritablement notre, seuls le mimétisme et l'importation des idées occidentales pouvaient donner le change et s'illusionner de la direction des affaires d't1n pays?

D'ailleur·s, l'exemple des pays du Golfe mo11tre que même des dirigeants d'extraction traditionnelle ne pouvaie11t que suivre l'é­volution menant à la convergence avec les élites modernistes, avec peut-être un danger supplémentaire dû à la méconnaissan­ce de l'Occident qt1e les sociétés soumises à un colonialisme des­tructeur ont appris à con11aître dans leur chair.

Si le réformateur est un être anachronique qui donne parfois l'impression de s'être échappé d'un film d'époque, le modernis­te, quant à lui, est un être intrinsèquement inauthentique, campé dans les certitudes d'autrui, fausses certitudes que dans des pages flamboyantes Be11nabi a décrites comme paradigmes du cl1aos occidental.

Sa critique la plus dure, Bennabi l'assène au moderniste chez qui c'est <<la notion même de i·enaissance qui fait défaut>>.

Une des techniques les plus usitées de la lutte idéologique consiste à braquer les projecteu1·s sur les défauts des uns, tout e11 laissant ceux des autres dans l'obscurité, créant ainsi une fausse hiérarchie

Dans leur critique des différents courants du mouvement réformateur, les orientalistes et leurs successeurs, relayés par leurs élèves mt1sulmans, insistent particulièrement sur leur indi­gence intellectuelle.

Vaste escroquerie ! Car la pauvreté de la pensée dans les sociétés musulmanes n'est pas le fait d'un segment de ces socié­tés, mais de l'ensemble du corps social. La décadence englobe l'ensemble des acteurs sociaux. Cette attitude permet de pro-1not1voir, par défaut, la dé1narche occidentalisante, s'imposant ainsi dans les esprits con1me la seule valable.

Il serait pué1·i1 d'attendre d't111e i1cnsée aussi vigoureuse que celle de Bennabi des recettes pour· la transfor·mation du moncle musulma11 en une nouvelle ai1·e de civilisation.

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VOCATION DE L'ISLAM

La question, faussement ca1·tésienne dans ce contexte, du <<que fai1·e ?>> renvoie à une totale inéconnaissance des mécanis­mes de transfo1·1nation de l'hom1ne, car c'est de cela qu'il s'agit.

Comment passer d'un homme qui subit les évènements à l'ho1nme maître de son destin ?

C'est tout l'objet de la pensée de Bennabi. <<Transformer l'âme, c'est lui faire dépasser sa mesure ordi­

naire, et cette tâche n'est pas du domaine de la théologie, mais de celui d'une inystique, ou pllIS exactement d'une science qui n'a pas encore de non1, que l'on pourrait nommer ici le renouvelle­ment de l'alliance>>.

Bennabi est le précurseur de cette nouvelle science en cons­truisant, à travers toute son œuvre, ses soubassements.

Abderrahman Benamara Alger le 4 Juillet 2006

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1 - LA SOCIETE POST-ALMOHADIENNE

<<C'est une r1ation qui est passée. Elle a ce q11'elle a mérité ... >>

(Coran)

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Le phénomène cyclique

<<Tels sor1t les jours : Noi1s les donnons ai1x peuples, tou1· à tour· ... >>

(Co1·an)

On peut considé1·er l'histoi1·e de plusieurs points de vue. Par rapport à l'i11dividu, c'est surtout une psycl1ologie: une étt1de de l'homme considéré en tant que facteur psychotemporel d'une civilisation.

Mais cette civilisation est la manifestation d'une vie, d'une pensée collective. Et de ce point de vue, l'histoire est une socio­logie: l'étude des conditions de développement d'un groupe social, défini non pas tant pa1· ses données ethniques ou poli­tiques que par le complexe d'affinités éthiques, estl1étiques et techniques correspondant à l'aire de cette civilisation.

D'autre pa1·t, ce groupe social 11'est pas isolé et son évolution est conditionnée par certaines liaisons avec l'ensemble humain. De ce dernier point de vue, l'histoire est une métaphysique parce que sa perspective - qui s'étend au-delà du domaine de la causa­lité historique - embrasse les phénomènes dans let11· finalité.

Dans une précédente étude, nous nous étions placés au point de vue de l'individu, pour faire ressortir les conditions que celui­ci doit offrir au développe1nent d'une civilisation dont il est nécessairement le facteur décisif.

Ce sont maintenant les deux derniers points de vue que nous adopterons pour étudier l'évolution moderne du monde musul­man, en signalant les rapports effectifs ou possibles de cette évo­lution avec le mouvement général de l'l1istoire humaine.

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VOCATION DE L'ISLAM

Il est difficile de connaître les 01·igi11es de ce mot1ven1e11t dans l'espace et dans le te111ps, et il ne servir·ait à rien de se demander ici s'il a commencé en Egypte ou ailleurs. On constate seuleme11t sa conti111iité à travers les âges. Toutefois, lorsqu'on essaie de fixer ses coor·données <<historiqt1es>> on s'aperçoit qu'elles dési­gnent une aire qt1i se déplace. Si bien que la co11tint1ité que l'on constate da11s la pe1·spective générale de l'histoire peut se trouver masquée par une disco11tin1iité qui apparaît lorsque l'on consi­dè1·e la succession des aires de civilisation. En fait, nous avons là les de11x aspects esse11tiels : l'aspect métaphysique ou cosmique, celui d'un dessein général, d'une finalité, et l'aspect pr·oprement <<historiqt1e>>, sociologiqt1e, celui d'un enchaînement de causes.

Il faut ajouter que sous ce der.nier aspect, la civilisation se pré-,. I'• • •

sente comme une serre nt1mer1que se poursu1va11t par termes semblables inais non ide11tiques. Ainsi apparaît une donnée essentielle de l'histoire, le cycle de civilisation. Chaque cycle est défini par des conditions psycho-temporelles propres à un grou­pe social: c'est une <<civilisation>>, da11s ces conditions-là. Puis la civilisation émigre, se déplace, t1·a11sfère ses valeurs dans une autre ai1·e. Elle se perpétue ainsi dans un exode indéfini et à t1·a­vers de successives métamorphoses, chaque métamorphose étant une synthèse particulière de l'homme, du sol et du temps.

Mais il arrive souvent qu'on tronque la conceptio11 historique, ainsi que le fit Thucydide qui annulait tout le passé de l'humanité en décla1·ant qu'avant son époque, <<aucun évènen1ent important ne s'était produit dans l'Univers>>. C'est ainsi que l'on cr·ée la cul­ture d'empire, celle qui entretient les mythes de la race do1ni11an­te et du colonialisme civilisateur. Par ailleurs, quand la pensée marxiste juge que <<le processus historique et social va de l'ani­malité primitive à l'ère de l'abondance, de la conscience et de la liberté>>, elle néglige la notion essentielle du cycle - cependant que le finalisme impliqué par cette perspective se trouve par ailleurs en contradiction avec le pr·incipe même de sa dialectique.

C'est Ibn I<haldoun qui a dégagé la notion du cycle dans sa théorie des <<trois générations>>, où la terminologie, un peu som­maire, masqt1e la profondeur de l'idée en rame11ant les dimen-

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sions d'une civilisation à l'échelle de la dynastie <<açabya>>. Bien qu'étroite, cette conception, qui s'i11spire probablement de do11-11ées psychologiques islamiqt1es, not1s invite à mettre l'accent sur l'aspect transitoire de la 1 ,, • ·1isatio11, c'est-à-dire à ne voir en celle-ci qu'une succession~~ phénomènes organiques dont cha­cun a nécessairement, dans un espace déterminé, un commence­n1ent et u11e fin. L'importa11ce de cette conception vient de ce qu'elle pe1·met de raisonner non pas sur les seules conditions de développe1nent progressif, mais aussi sur les facteurs de régres­sion, de décadence; sur la force d'inertie d'une civilisation. Elle pe1·met d'embrasser t1n tout dont les pl1ases ne sont pas indé­lJe11dantes: dans u11 processus biologique, ce sont les causes de vie et de mort, contradictions i11ter11es, qui amène11t l'être à son plei11 développe1nent puis à sa désagrégation finale. Dans l'ordre social, cette fatalité est limitée, ou plt1tôt co11ditionnée, parce que le se11s de l'évolt1tion et son tern1e sont sous la dépendance de factet1rs psycho-tempo1·els sur lesquels une société organisée peut agi1·, dans u11e certai11e mest1re, en réglant sa vie et en pou1·­suivant cer·taines fins de façon cohérente.

Toutes ces considérations nous a1nènent à condamner l'habi­tude qt1i consiste à considérer isolément u11 phé11on1è11e <<civili­sation>> et un phénomène <<décadence>>. Sur ce point, le monde musulman a particulièreme11t besoin d'idées claires qui guide-1·ont son actuel effort de renaissa11ce.

Pour cela, il importe, en premier lieu, de prendre conscience des causes lointaines q11i ont déterminé sa décadence. Le monde musulman con11ut sa première rupture à la bataille de Siffin, en l'an 37 de l'Hégire, parce qu'il conte11ait déjà - si peu de temps après sa naissance - une contradiction interne: l'esprit djahilien en lutte avec l'esprit coranique. Ce fut d'ailleurs un demi-conve1·­ti, Moawya, qui brisa une synthèse - en principe établie pour longtemps, peut-être pour toujours, grâce à l'équilibre entre le spirituel et le temporel.

A partir de cette première rupture sur laquelle nous revien­drons, même si le musulman a pu demeurer foncièrement atta­ché à un ordre spirituel contenu dans son âme croyante, le

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monde musulman n'en a pas moi11s perdu son éq11ilibre initial. Il est toutefois évident que l'on doit à cette civilisation déviée, qui a fleuri à Damas sous les Ommeyades, la découverte du système décimal, l'application de la méthode expérimentale notamment en médecine, et l'introduction de la notion mathématique du tempst•l, qui sont les premiers jalons de la pensée technique. On trouvera peut-être même, un jour, que la <<pomme de Newton>> - qui aurait révélé à cet illustre astronome l'attraction universel­le - n'est pas sans quelque rapport avec les travaux des frères Ibn Moussac"1• Pourtant, du point de vue biohistorique qui nous occu­pe, toute cette brillante civilisation n'était q11'une dénaturation de la synthèse originelle réalisée par le Coran et fondée sur l'é­quilibre de l'esprit et de la raison, sur la do11ble base, morale et matérielle, nécessaire à tout édifice social durable.

En réalité, le mo11de m11sulma11 n'a pu survivre à cette pre­mière crise de son histoire qu'en raison de ce qui avait subsisté en lui de l'in1pulsion et de la force vive coraniques. Ce sont des hommes comme Okba, comme Omar Ibn Abdelaziz et comn1e l'i-1nam Malek qui l'ont mainten11, non parce que l'un fut un g1·and conquérant, l'autre un grand monarque et le troisième le cl1ef d'une grande école j11ridique, mais parce qu'ils incarnaient, à des titres différents, les sin1ples et grandes vertus de l'Islam.

Da11s les environs de la future capitale fatimidec31 , d'où l'armée musulma11e partait pour la conquête de l'Afrique du Nord, Okba, q11i ve11ait de donner une dernière accolade à ses enfants, s'écriait en enfourchant son cheval: <<Ô Dieu! appelle mon âme.>> Plus tard, Omar Ibn Abdelaziz, jugeant injuste de déte11ir un pouvoir qui lui semblait revenir à la descendance d'Ali, préférait y renonce1·, et Malek s'offrait sur les places publiques de Médine à la flagellation d'un pouvoir oppresseur que son enseignement désavouait. Ce

1) Les A1·abes furent les premiers à utiliser les <<l1eures égales>>. Avant e11x, les Grecs et les Romains divisaient le temps en deux tranches inégales :12 heu1·es po11r le jour et 12 heu1·es différentes pot1r la n11it.

2) L'aîné, Mohan1ed ben Moussa ben Schakir, qui a écrit notam1nent un Tr·aité sur la Puissance de /'Attraction, est mort e11 873.

3) Le Cai1·e sera fondé vers 960 par les Fatimides.

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sont ces vertus - ce mépris de la gloire qui s'offre, ce refus du pou­voir quand il semble indu et le défi qu'on lui oppose quand il devient injuste - qui ont maintenu dans le rnonde musulman le ferment de vie déposé en lui par le Coran.

On co1nprend le prix que le grand sociologue que fut Mohammad attachait aux vertus morales en tant que force essentielle des civilisations. Mais l'échelle des valeurs s'inverse aux époques décadentes et les ft1tilités paraissent alors de gran­des choses. Et quand ce renversement a lieu, l'édifice social - ne pouvant tenir uniquement par les étais de la technique, de la science et de la raison - doit s'écrouler, car l'âme seule permet à l'l1umanité de s'élever. Où l'âme fait défaut, c'est la chute et la décadence, tout ce qui perd sa force ascensionnelle ne pouvant plus que descendre, attiré par une irrésistible pesanteur.

Quand une société en est à ce point de son évolution, quand le souffle qui lt1i a donné l'impulsion première a cessé de l'animer, c'est la fin d'un cycle, c'est l'exode de la civilisation vers une aut1·e aire où commence un autre cycle, avec une nouvelle synthèse bio­historique. Mais dans l'aire devenue vacante, l'œuvre de la science perd toute signification. Là où cesse le rayonnement de l'esprit, l'œuvre rationnelle cesse aussi ; on dirait qt1e l'homme perd la soif de comprendre et la volonté d'agi1· dès qu'il perd l'élan, la <<tension de la foi>>. La raison disparaît parce que ses œuvres périssent dans un milieu qui ne peut plus ni les comprendre ni les utiliser. C'est ainsi que l'œuvre d'Ibn Khaldoun semble être venue trop tôt, ou trop tard: elle ne pouvait plus s'imprimer dans le génie musulman qt1i avait déjà perdu sa plasticité propre, son aptitude à progresser, à se renouveler. Et l'impulsion coranique s'étant peu à peu amortie, le monde musulman s'est arrêté con1me t1n moteur s'arrête quand il a consommé son dernier litre d'essence.

Aucun ersatz temporel n'a pu, au cours de l'histoire, suppléer à cette unique source d'énergie humaine qu'est la foi. Ni la <<renais­sance timouride>>, qui fleurit au XIV" siècle at1tour des mausolées de Samarl<and, ni l'empire ottoman ne donnèrent au monde musul­man un <<mouvement>> dont il n'avait plus en lui-même la source. Les contradictions inter·nes allaient atteindre leur point culminant:,

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aboutir à let11· te1·me inévitable: la dislocation d'un monde et l'appa­ritio11 cl'une nouvelle société dotée de nouveaux caractères et de nouvelles tenda11ces. Ce fut alors la phase de la décadence: l'hom­me, le sol et le temps n'étaient plus des facteurs de civilisation, mais des données inertes sans rapport créateur entre elles.

Il conviendrait peut-être de dissiper une équivoque: on peut noter que la foi n'avait jamais perdu son empire dans le monde mt1sulman, même dans cette période de décadence - et cette remarque deviendrait essentielle s'il s'agissait ici d'une estima­tior1 eschatologique des valeurs spirituelles - mais si nous vot1-lons considére1· le problème d'un point de vue historique et sociologique, il convient de ne pas confondre le salut de l'âme individuelle et l'évolution des sociétés. Le rôle social de la reli­gion n'est pas ici autre chose que celui d'un catalyseur favorisant la transformation de valeurs qui passent de l'état naturel à un état psycho-temporel correspondant à un certain stade de civili­sation. Cette tra11sformation fait de l'hom1ne biologique une entité sociologique; du temps - simple durée chronologique éva­luée en <<heures qui passent>> - un temps sociologique évalué en heures-travail ; et du sol - livrant unilatéralement et incondi­tionnellement la nouriture de l'ho1nme, selon un simple proces­sus de consommation - un terrain techniquement équipé et conditionné pour pourvoir aux multiples besoins de la vie socia­le selon les conditions d'un processus de production.

Le catalyseur des valeurs sociales est donc la religion, mais à son état naissant, à l'état expansif et dynamique, quand elle tra­duit une pensée collective. A partir du moment où la foi devient centripète, sans rayonnement, c'est-à-dire individualiste, sa mis­sion historique est finie sur la terre, où elle n'est plus apte à pro­mouvoir une civilisation.

Elle devient la foi des dévots, qui se retranchent de la vie, fuient leu1·s devoirs et leurs responsabilités comme tous ceux qui, depuis l'époque d'Ibn I<haldoun, se sont réfugiés dans le maraboutisme.

L'histoire commence avec l'homme intégral, adaptant cons­tamment son effort à son idéal et à ses besoins, et accomplissant dans une société sa double mission d'acteur et de témoin. Mais

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l'l1istoi1·e finit avec l'homme désintégré, le corpuscule privé de ce11t1·e de gravitation, l'individu vivant dans une société disso11te q11i ne fo111·nit pl11s à son existe11ce ni base mo1·ale r1i base rnaté­rielle. C'est alors l'évasio11 dans le i11araboutis1ne ou dans n'im­po1·te quel aut1·e nirva11a, q11i ne so11t que la fo1·1ne subjective d11 <<sauve-qui-peut>> social.

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L'homme post-almohadien

<<Malhei1r. Les temps sont p1·oches oii l'J101n1ne ne jettera pli1s par-clessus les ho111mes la flèche cle so11 dési1·, où les cordes de so11 ar'c r1e sai1-ront pli1s vib1·er. >>

Nietzshe

Lorsqu'o11 analyse l'activité et les goûts des individus d't1n rnilieu don11é, on)' trot1ve des dominantes comm11nes qui se trans­mettent d't1ne génération à l'autre. Il y a une hérédité sociologique tot1t comme il y a 11ne hérédité biologique. 011 la i)erçoit aisé1ne11t en Anglete1·re où il existe une volonté de conse1\Tation, un <<conser­vatisme>>. Mais elle est encore plus nette d11rant toute la décaden­ce du monde n1usulman, où toutes les formes sociales devie11nent statiques. Ces deux aspects de l'hérédité ne so11t d'ailleurs pas identifiables: dans 1111 cas il s'agit d'aptitude, dans l'aut1·e d'inapti­tude. L'Anglais se plie volontiers à un certain traditionalisme jugé nécessaire à son équilibre national; mais cet équilibre est dyna­mique. Dans la société musulmane, pa1· contre, il s'agit d'une impuissance à dépasser le donné, à aller au-delà du connu, à fran­cl1i1· de llouvelles étapes historiques, à créer et à assimiler du nou­veau: il ne s'agit plus d'une déte1·mination, 111ais d'une carence.

Dans un cas comme dans l'autre, les actions et les pensées de l'individu s'élaborent d'après des ca11evas originels qui so11t héréditaires. Il faut regarder jouer un enfant pour co1nprendre l'importance de l'hérédité sociologique et sa force directrice. Toutes les traditions d'une société sont dans le jeu d'un enfant, forme la plus élémentaire et la plus spontanée de l'activité

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hl1n1ai11e : 011 y peut constater· les n1êmes caractères partout où la vie sociale a épousé, penda11t des siècles, les mêmes formes estl1étiques, éthiques et tech11iques.

De n1ême, ql1and on étudie les activités d'un pays, il faut les rattacher, pour les compre11dre, à l'aire de civilisation où la vie a épol1sé les inêmes formes, où l'individll a sa11s cesse inodelé ses pensées et ses actions sur les mên1es cane\'as depuis des siècles. Ce i1'est p<1s sans raiso11 ql1e le <<char111eur de serpe11ts>> pouvait charmer les e11fants de Sa1narkand et ceux de Marralcech. C'est dire ql1e le problème musul111an est <<lll1>> - non i)as dans ses variantes d'ordre politique Oll inê1ne etl111ique - n1ais ql1a11t à l'esse11tiel, c'est-à-dire dans l'ord1·e social.

Cette consi<.1é1·ation nous auto1·ise, Oll pll1tôt i1ous ol)lige, à dater· ce problè1ne de rnanière à le sitl1er da11s l'histoire. P<1r co11séquent ce n'est pas une si11gularité de langage, mais l1ne nécessité dialectique, de di1·e q11e le inonde inusul111an i1e vit pas e11 1949, n1ais en 1369.

On est obligé de soulig11e1· cette date pa1·ce qu'elle 1narque le p(1i11t de départ d'l1n <<1)rocessl1s historique>> <:1uql1el se ra111ènent toutes les do11nées du n1onde musuln1a11 et les v<1riantes que 1'011 non1me <<p1·oblème algérien>> ou <<problè1ne javanais>>. Le com-1nl1n dénominateur de tous ces problèmes est en fait le pr·oblème i11usul1nan et so11 enchaîne1ne11t 11isto1·ique depuis l'Hégi1·e. Or, si l'on t1·aduisait pa1· une col1rbe le processus d'un tel encl1aî11e­n1ent, il y <1u1·ait quelql1e par·t vers l'époque d'Ibn I<.l1aldoun un point d'inflexio11. Ce point marque l'i11version des valeu1·s inusuln1anes en i1on-valeurs.

Cette inversion ne fut d'ailleurs pas instantanée: elle marque 1'<1bol1tissement lointain de la rupture de Siffin, qui avait substi­tué le pouvoir dynastique au pouvoir dén1ocratique khalifal et c1·el1sé ainsi lln fossé entre l'Etat et la conscience populaire riJ.

Cette séparation contenait en pl1issa11ce tous les séparatismes flrturs, to1.1tes les antithèses politiques au sein de l'Islam.

i) 1;avé11ement de l'esp1·it dén1ocratique, que la 1·évolution de Négltib sème cl;111s les pays IDllSltlmans, est en fait celui d'l111e nouvelle conscience J)Op11laire qlti revendique1·a de plltS en plus le droit de rega1·d sl11· les affaires de l'Etat.

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La société post-a/mohadienne

Si l'on ne considère les phénomènes qu'au point de vue poli­tique, cette p1·emière rupture était une de ces <<crises>> qui, au cours de l'histoire, changent le cadre institutionnel d'un pays. Mais vient un moment où il n'y a plus personne pour garder le pouvoi1·, personne pour s'en emparer et l'adapter à de nouvelles institutions. Le sceptre tombe alors de lui-même, et se brise en mille morcea11x que recueilleront mille roitelets.

Ce moment marque un point d'inflexion dans l'évolution his­torique, l'inversio11 des valeurs d'une civilisation. Il ne s'agit plus d'un changement de cadre politique: c'est l'homme lui-même, l'homme civilisé, qui perd son élan civilisateur, devient incapa­ble d'assimiler et de créer. Il ne s'agit pl11s des instit11tions, mais du facteur humain: ce sont les hommes eux-mêmes qui ne savent plus appliquer leur génie propre à leur sol et à leur temps. C'est la synthèse fondan1entale elle-même q11i se désagrège et, avec elle, la vie sociale qui fait place à la vie végétative. 011 peut date1· un tel phénomène, dans l'histoire inusulmane, de la chute de la dynastie al1nohadienne, qui fut la chute d'une civilisation à bout de souffle. L'ère de la décadence commençait avec l'homme post­almohadien.

A l'époque d'Ibn Khaldoun, I<:airouan, qui avait connu les splendeurs du royaume aghlabite et qui avait été une métropole au million d'habita11ts, n'était déjà plus qu'une bourgade insigni­fiante; à l'autre extrémité du monde musulman, Bagdad et Samarlzand avaient subi le même sort. Partout les mêmes symp­tômes d'affaissement général désignaient le point d'inflexion de la courbe.

Mais du point de vue sociologique, les symptômes que l'on pouvait constater dans l'urbanisme ou dans la politique n'étaient que la traduction d'un état presque pathologique de l'homme nouveau - l'homme post-almohadien - qui avait succédé à l'homme de la civilisation musulmane, et qui portait en lui tous les germes d'où allaient surgir, successivement et sporadique­ment, tous les problèmes désormais posés au monde musulman. Les lacunes actuelles de la renaissance sont imputables à cet homme - qui n'est pas seulement le devancier à qui nous devons

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VOCATION DE L'ISLAM

notre hé1·édité sociologique et les canevas traditionnels de notre activité sociale, mais qui est aussi notre contemporain. Il n'est pas seulement l'instigateur i11visible des forfaitures présentes, il en est le co-acteur; il n'a pas seulement transmis sa psychologie, née d'une faillite morale, sociale, philosophique et politique: il s'est transmis lui-même. Cette figure du passé hante les généra­tions actuelles où on la rencontre sous l'aspect sympathique et innocent du fellah sédentaire et débonnaire, du pasteur nomade, austère et généreux, mais aussi sous l'aspect trompeur du fils de milliardaire, du bachelier qui a adopté apparemment toutes les formes de la vie moderne. Son baccalauréat ou le milliard de son pè1·e lui donne parfois l'aspect d'un <<homme nouveau>>, mais si l'on scrute ses manières, ses sentiments et ses pensées, il est aisé de s'apercevoir que cet homme-là n'est rien d'autre que <<l'hom­me post-almohadien>>. Et tant que notre société n'aura pas liqui­dé ce passif hérité de sa faillite il y a six siècles, tant qu'elle n'au­ra pas renouvelé l'homme conformément à la véritable tradition islamique et à l'expérience cartésienne, elle cherchera en vain l'é-

. quilibre nécessaire à une nouvelle synthèse de son histoire. Les sciences morales, sociales et psychologiques sont aujourd'­

hui infiniment plus nécessaires que les sciences de la matière, qui constituent plutôt un danger dans une société où les hommes res­tent ignorants d'eux-mêmes. Mais il est évidemment plus difficile de connaître et de faire l'homme d'une civilisation que de fabriquer un moteur ou d'habituer un singe à porter une cravate ...

D'une manière générale, l'homme post-almohadien, sous quelque aspect qu'il subsiste - pacha, faux <<alem>>, faux intellec­tuel ou mendiant - est la donnée essentielle de tous les problè­mes du monde musulman depuis le déclin de sa civilisation.

C'est en particulier cette donnée qu'il ne faut pas perdre de vue lorsqu'on étudie la genèse et les solutions des problèmes qui semblent aujourd'hui passionner de plus en plus la conscience musulmane. Il serait au moins nécessaire que les activités qui . attestent le réveil d'une conscience musulmane dë.ns différents secteurs de la vie sociale répondent à une doctrine des facteurs négatifs, des causes d'inefficience. Si l'homme post-almohadien

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La société post-almohadienne

n'est pas toujours aussi facile à reconnaître que lorsqu'il se per­sonnifie sous les traits d'un Agha Khan, il n'en est pas moins l'in­carnation de la colonisabilité, le visage typique de l'ère colonia­le, le clown at1quel le colonisateur fait jouer le rôle d' <<indigène>> et qui peut accepter tous les rôles, même celui d' <<empereur>>, si la sitt1ation l'exige.

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Premier contact Europe-Islam

<<Nous avons fait de voits des peuples et des tribus (différents) afin que vous vous connais­siez.>> Coran.

Depuis l'ère lacustre, l'homme de l'Europe a toujours deman­dé sa nourriture au sol. Cette nécessité vitale a développé toutes les données initiales d'une civilisation agraire ou - comme le dit un sociologue français - d'une <<civilisation de l'l1erbage>>.

Tout d'abord, elle réalise, de très bonne heure, la synthèse ori­ginelle de l'homme et du sol. Puis l'homme, vivant dans t1J1 habi­tat ainsi conditionné, se trouve discipliné en fonction de rapports de voisinage très étroits, rapports qui créent la notion de pro­priété et la délimitent strictement comme aire fixe d'une vie humaine, d'un foyer, d'une famille.

A l'intérieur, cette aire de vie, cet <<espace vital>>, est essentielle­ment conditionnée par des activités saisonnières régulières. Ces activités n'engendrent pas chez l'individu une notion vague de l' <<effort pou1· gagner son pain>> - comme ce serait le cas dans une aire nomadique, mais une notion très précise: le travail quotidien. Et la notion sociale du temps s'agrège à son tour à la synthèse pré­liminaire. Le climat amènera l'hom1ne à adopter le feu comme élé­ment essentiel de sa vie et à meubler son intérieur en fonction de son travail quotidien, du climat et du feu: la table et les chaises deviennent les conditions d'une vie familiale très intime où les individus se réunissent à heures fixes pour des repas en commun.

A l'extérieur, cette aire familiale est nécessairement articulée sur les aires voisines, pareillement conditionnées ..

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L'esprit de clocher naît de ces agglomérations locales qui don­neront naissance, peu à peu, à la vie communale. Ainsi se réalise l'intégration des individus à un ordre répondant aux conditions et aux aspi1·ations d'une vie statique.

Tel est le canevas originel de la vie européenne, dans ce qu'el­le a de plus fondamenta 1, et que ni l'impérialisme romain ni le nomadisme germanique n'ont réussi à modifier au cours des siè­cles. Et l'on voit encore aujourd'hui la femme se baisser dans un champ pour ramasser une <<gueulée de lapin>> pour son clapier cependant que l'enfant joue à des jeux agrestes: visages d'une société profondément, pe11t-être excessivement, pénétrée du sens de l'utile. Le christianisme et le cartésianisme viennent compléter cette physionomie: le premier lui apporte le sens de l'universel et, par cela même, le dynamisme qui manquait à son tempérament statique; le second taylorise ses activités fonda­mentales pou1· les intégre1· efficacement dans l'essor industriel qui va surgir de son évolution. Dans cette société aux vertus cen­tripètes, qui pratique l'entraide, mais ignore l'hospitalité, le christianisme dépose1·a aussi le ferment d'un expansionnisme moral qui servira de justification aux croisades et aux entrepri­ses de colonisation.

A l'occasio11 des croisades, la civilisation européenne se tour­nera vers l'extérieur et fera une moisson profitable dans la civili­sation musulmane. Les mêmes tendances la pousse1·ont à la découverte de l'Amérique, et c'est ici que nous voyons apparaît­re la rupture profonde entre l'Europe devenue dirigeante et le reste de l'h11manité - rupt11re qui explique la politique du monde depuis quatre siècles et son déséquilibre actuel.

Quoi qu'il en soit, c'est cette société profondément marquée du génie de la terre, mais où les possibilités de rapports interhu­mains étaient presque complètement étouffées, qui découvrit, vers la fin du XVIIIe siècle, le monde musulman.

Dans ce monde-là, l'individu n'a pas eu à l'origine à demande1· sa nourriture a11 sol - qui ne pouvait la lui fournir - mais à la bête. Il est pasteur, nomade ou guerrier. L'aire de sa vie, so11 espace vital sont aussi indéfinis que la zone - la plus proche de

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La société post-almohadienne

son 11abitation - où la dernière pluie est tombée. Cette habitation est elle-même mobile par nécessité, et les meubles n'y sont pas indispensables.

Pourquoi se fixer à un sol qui ne donne pas à manger ? L'homme qui se déplace ainsi n'a pas d'activités régulières, et bien qu'il connaisse l'effort, parfois exténuant, qu'exige le métier de pasteur et de guerrier, il ignore tout du travail organisé et quotidien, du travail qu'on apprend seulement du sol qui l'exige tout au long des saisons. Il se contente aussi de la chaleur que lui fournit le soleil, et il n'adopte le feu qu'étant un accessoire de sa vie. Au surplus, cette vie errante n'impose pas de relations de voisinage régulatrices puisque l'individu n'a pas de propriété foncière. Comme sa nourriture ne dépend pas de telles relations, l'instinct grégaire est très peu développé chez lui et il ne cherche pas à s'intégrer à un ordre social. La tribu dont il fait partie n'est pas un ord1·e déterminé par des raiso11s sociales, mais plutôt par des causes biologiq11es. Les relations de l'individu en dehors de la tribu, autrement dit ses relations proprement sociales, sont inexistantes.

Monde divisé à l'extrême, atomisé en individus: monde aux vertus centrifuges qui ignore l'entraide - comme il ignore l'effi­cacité de la matière - mais pratique l'hospitalité, honore la géné­rosité, aime la vanité, la poésie et le cheval.

Son dynamisme explique l'extrême rapidité de l'expansion islamique dont les historiens ont vainement cherché la raison dans des conditions extérieures.

C'est sur ce canevas que l'Islam est venu broder son admira­ble civilisatio11, en donnant à un monde dominé par l'individua­lisme une cohésion, un sens du collectif qui ont déterminé son orientation historique. Le Coran fit du bédouin un sédentaire qui laissa en Espagne et dans le Midi de la France les témoignages d'une science agricole perfectionnéel1

l.

1) Le t1·ibunal qui tranche encore aujourd'hui en Espagne les litiges concernant la répartition des eaux d'irrigation date de l'époque musulmane. Il s'appelle (<el tri­bunal de las agua >>.

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VOCATION DE L'ISLAM

Cette fixation de l'homme au sol produisit immédiatement son effet : la science et l'art naquirent et se développèrent dans une société disciplinée où l'individu n'obéissait plus à son humeur vagabonde, mais était soumis à u11 ordre, à des lois.

Au XVIII" siècle, ce monde avait depuis longtemps achevé le cycle de sa civilisation. L'individu se trouvait de nouveau dans les

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conditions de vie que lui offrait une société atomisée, aux activités abolies, sat1f dans ce1iaines enclaves comme Fez, Kairouan et Damas, vestiges prestigieux, seuls témoins d'un passé révolu, puis­qu'en général l'homme post-almohadien avait préfé1·é à une vie sédentai1·e le retour à la vie nomade de ses aïeux.

Si !'Européen, aujourd'ht1i ingénieur ou artiste, voyait le cycle de sa civilisation s'achever, il i·edeviendrait jardinier ou cultiva­teur. C'est dans un état social tribal et nomadique que le n1onde musulman se trouvait à no11veau 101·sque l'Occident fit sa décot1-verte, il y a pl11s d'un siècle.

Il convient aussi de ne pas oublier q11e l'Europe qui s'était conçue comme se11l dépositaire . des destinées humai11es avait déjà, dès l'époque de Boccace - alors que sa civilisation au ber­ceat1 avait encore la lèvre humide de la inamelle arabe - nié purement et sin1ple1nent la civilisation musulmane.

Sui· ce point, il convie11drait inieux, sans doute, de citer un Européen lui-même. Voici, par exemple, par quelles mélanco­liques réflexions le D' Gustave Lebon conclut son étude sur La civilisation arabe :

<<Le lecteur se demandera pourquoi, dans ces conditions, l'in­fluence des Arabes est si méconnue aujourd'hui par des savants que leur esprit semble placer au-dessus de tout préjugé i·eli­gieux ... C'est qu'en réalité, l'indépendance des opinions est beau­coup plus apparente que réelle et que nous ne sommes nulle­ment libres de penser comme nous le voulons sur certains sujets. Les préjugés héréditaires que nous professons contre l'islamisme et ses disciples ont été accumulés pendant trop de siècles pour ne pas faire partie de notre organisme ... >> •

Ce texte éclaire indirectement, mais nettement, la position de la civilisatio11 européenne vis-à-vis du monde musulman au

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La société post-almohadienne

début de l'ère coloniale, position à laquelle correspondait l'atti­tude de ce monde musulman à l'égard des <<choses>> et des <<notions>> de l'Europe, qu'il enveloppait en général d'un souve­rain mépris - se prétendant, lui, dépositaire unique de la grâce divine.

A partir de toutes ces données, on peut facilement concevoir les contradictions internes qu'allait introduire l'Occident moder­ne dans le monde archaïque de l'homme post-almohadien.

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Il - LA RENAISSANCE

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Le mouvement réformateur

<<Dieit ne change rie1i à l'état d'un peitple que celui-ci 11 'ait, au préalable, ent1·epris la transformation de son âme.>> Coran.

En s'implantant dans le monde musulman vers le début du siècle dernier, l'Européen n'apportait de la morale chrétienne que certaines dispositions de son âme - de cette âme belle pour qui la regarde de l'intérieur, du point où convergent ses ve11us centripètes, mais qui restera fern1ée et imperméable aux musul­mans.

En effet, du dehors, c'est-à-dire da11s ses contacts réels avec le monde musulman, l'âme cl1rétienne est surtout celle du coloni­sateur qui - avant de s'embarquer pour les côtes barbaresques, les Indes ou les îles de la Sonde - a entendu parler, au cours des veillées familiales a11 coin du feu, d'Eldorados fabuleux. Il est à son tour à la recherche du Pérou, et jamais la soif d'or du monde ne fut si viole11te qu'après la découverte de la <<Colonie>>.

Il s'agit d'ailleurs d'observer en sociologue et non de juger en moraliste. Le rôle salutaire de l'Européen, depuis deux siècles dans l'histoire d11 monde, apparaît clairement. Si détaché qu'il fût du reste de l'humanité qu'il dédaignait - i1'y voyant qu'une sorte de marchepied - l'Européen n'en a pas moins tiré le monde musulman du chaos des forces occultes dans lequel sombre toute société qui substitue à l'Esprit sa simple fiction - ombre défor­mée par les imaginations de visionnaires qui ont perdu, avec le sens du réel, le génie même de la terre. En faisant craquer de tou­tes parts l'ordre social dans lequel végétait l'homme post-almo-

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hadien, en lui ravissant les moyens de végéter paisiblement, l'ac­tivisme de l'Européen lui donnera une nouvelle révélation de sa valeur sociale. L'homme de l'Europe a joué à son insu le rôle de la dynamite qui explose dans un camp de silence et de co11tem­plation. L'homme post-almohadien, comme le bouddhiste de Chine et le brahmaniste de l'Inde, s'est senti secoué et finalement réveillé. ·

Il se trouvait dès lors dans un cadre nouveau dont il n'était pas l'auteur, et devant deux nécessités impérieuses. Il devait s'assurer, malgré sa déchéance, le minimum de dignité que l'Islam exige de tous ses adeptes, même dans les sociétés primitives de l'Afrique centrale; et il devait aussi s'assurer un minimum vital dans un ordre social implacable, qui ne nourrissait plus ni le pillard vivant de razzias, ni l'anachorète vivant de la piété publique, ni le fils de famille vivant du patrimoine familial. Toutes possibilités de végé­ter étaient désormais abolies. Sur le plan moral comme sur le plan social, le inusulman se trouvait donc obligé de chercher un n1odus vivendi compatible avec les conditions d'une vie nouvelle. C'est de cette recherche obscure - qui se greffait par ailleurs sur une ancienne inquiétude laissée dans la conscience musulmane par l'œuvre d'Ibn Taimya quelques siècles auparavant - que naîtront bientôt les mouvements historiques qui donneront à l'Islam sa physionomie actuelle.

Ces mouvements proviennent de deux courants: le courant réformateur, qui est lié à la conscience musulmane, et le courant moderniste, moins profond, plus fortuit et plus particulièrement lié aux aspirations d'une nouvelle catégorie sociale issue de l'é­cole occidentale, comme le sera le mouvement universitaire d'Aligarh aux Indes.

Le premier de ces deux courants semble avoir cheminé dans la conscience musulmane, un peu comme un cours d'eau sou­terrain jaillissant à la surface, çà et là, de temps à autre, depuis l'époque d'Ibn Taimya qui ne fut ni un <<alem>> comme les cheikhs, ni un mystique comme El-Ghazali, mais le n1ilitant d'une rénovation à la fois spirituelle et sociale du monde musul­man. C'est ce courant qui, avec Ibn Toumert en Afrique du

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La renaissance

Nord, avait donné naissance au puissant empire almohade et qui en Orient construira, avec Ibn-Abdelwahab, le premier empire wahhabite, qui sera écrasé vers 1820 par Méhemet Ali, à l'instigation de la Sublime Porte et des puissances occidentales. Il conserve là, d'ailleurs, sa rigueur doctrinale qui lui permettra de réapparaître encore une fois en 1925 sous la forme temporel­le de l'empire wahhabite actuel.

Mais c'est particulièrement après la disparition du premier empire wahhabite, il y a environ un siècle, que ce mouvement trouvera la conscience qui le reflètera auprès du monde musul­ma11 moderne: il s'agit de Djemel Eddin El-Afghani qui avait échappé dans ses montagnes isolées aux stigmates dégradants dont la société post-almohadienne marquait l'individu pour faire une victime ou un courtisan.

A sa qualité essentielle d'homme <<naturel>>, il joignait une culture unique qui inaugurait précisément l'ère de l'homo sapiens dans le inonde musulman moderne.

C'est cette culture qui attirera dans son sillage la jeunesse cul­tivée d'Istanbul, du Caire et de Téhéran - laquelle fournira l'état­major du mouvement réformateur. Cet homme, dont le profes­seur Gibb semble mettre en doute les capacités intellectuelles, est celui qui, il y a un siècle et dans le monde post-almohadien si déchu, osait parler de la <<fonction sociale des prophètes>>.

Il se trouvait être, par le hasard de l'histoire, le témoin incor­ruptible et le juge implacable d'une société qui achevait douce­ment de se décomposer, alors que la colonisation s'installait sur son sol. Un fait semble cependant avoir catalysé dans la cons­cience de cet homme la volonté de réformer son milieu: ce fut la révolte des Cipayes, qui venait de s'achever dans le sang. Djemel Eddin vit dans ce drame la faillite morale et matérielle de la société musulmane - faillite impliquée par l'échec même de la révolte et confirmée, en quelque sorte, par le mouvement d'Aligarh, qui apparut aux Indes à la suite de ces évènements sanglants et revêtit aux yeux d'El-Afghani le caractère d'une tra­hison de l'Islam. Il déclencha sur-le-champ l'offensive contre les institutions vétustes et les idées mortelles.

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St1r le premier plan il entendait saper les pouvoirs existants pour réaliser une recomposition politique du monde musulman, fondée sur la <<fi'aternité islamiqite>> qui avait été fissurée à Siffin et définitivement ruinée par les régimes colonialistes.

Sur le second plan, il mena le combat contre le <<naturisme>>, tern1e sous lequel il entendait le matérialisme qu'il croyait déce­ler· d.ans l'enseignement d'Ahmed Khan à Aligarh, en l'imputant d'ailleurs à l'influence occulte de l'Occident. Son attitude sur ce point peut paraître celle d'un réactionnaire, pour employer· un terme actuel, d'autant plus que le mouvement universitaire incriminé s'est avéré ultérieurement lln facteur éminent de la

renaissance n1usulmane aux Indes. Mais pour porter un tel juge-ment sur cet homme qt1i fut l'instigateur incontestable du mou­vement réformateur moderne, il faudrait pouvoir affirmer que sa polémique n'a pas introduit le correctif nécessaire à l'orientation future de l'enseignement d'Aligarh. Il semble que nous soyons devant un cas assez semblable à celui que fournira, presqt1e un siècle plus tard, l'université égyptienne elle-même quand l't1n de ses membres publiera une thèse importantec'>.

Pourrait-on affirmer qu'en l'occurrence, l'attitude des adversai­res de cette thèse - notamment Rachid Ridha - fut seulement négative, qu'elle n'eut pas d'influence corrective sur l'orientation ultérieure de la culture égyptienne? Une pareille affirmation serait démentie par le cours t1ltérieur de l'œuvre même de Taha Hussein.

Quoi qu'il en soit, le rôle de Djemel Eddin ne fut pas celui d'un penseur creusant les problèmes et en mûrissant les solutions. Son tempérament impétueux ne le lui permettait pas: c'était avant tout un militant. Son extraordinaire culture n'était qu'un moyen dialec­tique, voire démagogique, d'action révolutionnaire. A l'époque où il vivait dans les conditions où se trouvait le monde musulman plongé encore dans une totale apathie, cette action avait une por­tée psychologique et intellectuelle plutôt que politique. Elle devait faire éclater le drame musulman dans la conscience musulmane elle-même. Il ne semble pas que ce rappel à la conscience musul-

1) Celle de Taha Hussein: <<Fi Ch'i1· eldjahili>> (1926).

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mane du drame qu'elle portait en elle ait fait partie d'un plan sys­tématique de Djemel Eddin: ses œuvres écrites, assez rares et sur­tout polémiques, contre les naturistes ot1 contre Renan, ne per­mettent aucune affirmation à cet égard. Mais s'il ne fut ni le direc­tet1r ni le doctrinaire du mouven1ent réformiste moderne, il en fut l'initiateur, à la fois en i·ecueillant et en transmettant tout au long de sa vie de pèle1·in cette inquiétude à qui l'on doit les modestes efforts de renaissance actuels, et en s'efforçant de recomposer poli­tiquement le monde musulman.

Mais cette reco1npositio11 était orientée vers les masses et les institutions et non vers l'homn1e à réformer - l'homme post­almohadien. Djemel Eddin avait la juste vision de la pourriture de son n1ilieu, mais, sa11s perdre de temps à en étudier les fac­teurs i11ternes, il croyait la faire disparaître en supprimant son cadre institutionnel. Cette vue aurait été juste s'il avait pu accomplir la révolt1tion nécessaire: toute révolution est créatrice de valeurs sociales nouvelles susceptibles, par conséquent, de transformer l'homme. Mais le levier de cette révolt1tion était mal forgé. Il ne pouvait être efficace qu'à la condition d'être i1on pas i1n sentiment, <<la fraternité islamique>>, mais u11 acte: <<la frater­nisation islamique>>, telle qu'elle avait existé jadis à l'époque des Ançars et des mouhadjirine - premier acte constitutionnel par lequel se trouva fondée la société musulmane primitive.

C'est ainsi que si Djemel Eddin a bien été le promoteur du mouvement réformateur, et demeure le héros légendaire de l'é­popée modernec'i; il n'était pas lui-même <<réformateur>> au sens exact du terme.

C'est au cheikh Abdou qu'il était réservé de poser le problème de la réforme, de toutes les réformes. Abdou était un Egyptien azharite : l'Egypte, immémorialement attachée au sol, a toujours été une société, c'est-à-dire un milieu où l'individu est constam-1nent fondu dans une collectivité, et doué, de ce fait, de l'instinct

1) M. Aly El-Hammamy, le distingué intellectuel algérien séjournant en Egypte, disait de lui, dans une récente biographie, ces mots significatifs: <<Son non1, co1nme cel11i d'Homère pou1· les cités de l'Attiq11e, sera toujours revendiqué par tous les pays musuln1ans.>>

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des réalités sociales; El-Azhar a toujours fourni des esprits dog­matiques. Après avoir pris conscience du drame musulman, Adbou devait obligatoirement le transformer en problème social, alors que son maître Djemel Eddin, esprit tribal et empirique, le voyait sous l'angle politique.

Toute la genèse du mouvement réformateur et tot1te son orientation sont dans ces dispositions originelles du cheikh égyptien, qui fut le chef réel de cette école. Encore semble-t-il que l'instinct du sol - qui est la quintessence du sens social - et l'esprit azharite aient suggéré séparément leurs solutions, peut­être en raison même de ce que Gibb appelle <<l'atomisme>>.

Abdou savait que pour réaliser la réforme, il faut tout d'abord réformer l'individu. Il trouvait d'ailleurs à cette conception une haute référence dans le Coran: <<Dieu ne change rien à l'état d'un peuple que celui-ci n'ait auparavant changé ce qu'il y a dans

~ son ame.>> Dans ce verset qui devint le mot d'ordre de l'école, notam­

ment da11s l'Islahisme nord-africain, il y a un énoncé rigoureux de tout le problème social dont la donnée essentielle est dans l'âme de l'individu. Comment transformer cette âme ? C'est ici que l'esprit dogmatique du Cheikh Abdou intervient. Il pense -comme le pensera plus tard l'Hindou Sir Mohamed Iqbal - qu'u­ne reformulation de la théologie musulmane est indispensable.

Mais ce mot de <<théologie>> deviendra la fatalité du mouve­ment réformateur: celle qui le fera dévier partiellement en déva­lorisant certains de ses principes directeurs, tels que le <<salafis­me>> ou retour à la pensée originelle (Salaf) de l'Islam.

La théologie ne touche en effet au problème de l'âme que dans le domaine du credo, du dogme. Or le musulman, même le musulman post-almohadien, n'avait jamais abandonné son credo. Il était demeuré croyant, ou plus exactement dévot ; sa croyance était devenue inefficace parce qu'elle avait perdu son rayonnement social, parce qu'elle était devenue centripète, indi­vidualiste : foi de l'individu désintégré de son milieu social.

Par conséquent, il ne s'agissait pas de lui enseigner une croyance qu'il possédait déjà, mais de restituer à cette croyance

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son efficacité. En un mot, il s'agissait moins de lui <<prouver>> Dieu que de Le <<manifester>> à sa conscience, d'en remplir son âme comme d'une source d'énergie.

Transformer l'âme, c'est lui faire dépasser sa mesure ordinai­re, et cette tâche-là n'est pas du domaine de la théologie, mais de celui d'une mystique ou plus exactement d'une science qui n'a pas encore de nom, que l'on pourrait nommer ici le renouvelle­ment de l'alliance. Dans un effort de renaissance, la mystique -qui a conduit à la mystification maraboutique - ne peut four11ir la base nécessaire à l'action réformiste. La mystique ne vise, en effet, que la condition spirituelle de quelques âmes d'élite, tandis qu'il s'agit, pour une réforme, de masses auxquelles il faut appor­ter une impulsion intérieure, de masses avides d'un <<sursitm corda>> pour vaincre leur propre inertie(11 •

Ces considérations n'auraient pas manqué d'apparaître à l'école réformiste si elle avait pu faire la synthèse de ses idées en établis­sant un trait d'union entre la vue dogmatique du cheikh Abdou et la vue politique et sociale de Dje1nel Eddin, ce qui aurait inévitable­ment indiqué une voie toute autre que celle d'une simple reformu­lation des principes théologiques. Moïse, Jésus et Mohammad n'é­taient pas des théologiens constructeurs de propositions abstraites, mais essentiellement des accumulateurs de cette énergie morale qu'ils communiquaient à des âmes simples.

La théologie remet en honneur la discussion, l'échange d'i­dées, mais en même temps elle dénature le problème musulman en transformant le principe <<salafite>> de la réforme dans l'esprit même des réformateurs. Cette transgression inconsciente sub­stitue au problème psychologique de la renaissance un problème scolastique: avec la théologie, le problème de la <<fonction socia­le>> de la religion n'est pas posé, car l'homme croyant n'apprend rien d'une école qui lui enseigne uniquement l'existence de Dieu et qui de toute façon n'enseigne pas le retour au Salaf.

1) Parlant du désarroi spi1·ituel de l'Europe moderne, Chersterton en juge la mystique actuelle en ces termes: <<Il y a eu un retour au mysticisme, mais sans le christianisme. Le mysticisme seul est revenu et il a apporté avec lui sept diables plus forts que lui.>> Ce jugement s'appliquerait, mutatis mutandis, au maraboutis­me de la société post-almohadienne.

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Il faudrait peut-être, pour expliquer tout à fait la déviation r·éforn1iste, ajouter aux raisons que nous venons d'énumérer, celle que Gibb appelle la <<surimposition>>. Cette surimpositio11 existait dans la culture européenne de l'époque de saint Thomas d'Aquin, sous la forme d'un refoulement des influences musul­manes. Aujourd'hui le n1ême phénomène a lieu dans la culture musulmane traditionnelle sous la forme d'une résistance à la pression des idées occidentales: l'œuvre théologique d'Abdou est finalement une apologétique due à la surimposition.

Si l'on résumait cette critique, elle risquerait de ne nous mon­trer que les lacunes du mouvement réformateur, et celui-ci per­d1·ait à nos yeux, sinon sa valeur histor·ique, du moins sa valeur sociale. Pou1·tant, le monde musulman actuel, avec toutes ses réalisations et ses virtualités, est en grande partie - l'autre part étant celle du courant moderniste que nous examinerons pl11s loin - l'œuvre du cheikh Abdou et de son école: si le grand Azharite égyptien n'a pas situé exactement le problème dans la conscience musulmane, il ne l'en a pas moins porté sur le plan intellectuel, celui de la raison.

Sur ce plan-là, l'action réformiste a eu un retentissement et une profonde111· dont témoigne l'essor intellectuel qui l'a suivie, en Egypte et un peu partout dans le monde musulman. C'est qu'en eff€t la théologie fut le premier effort de l'intelligence musulmane pour se dégager de sa léthargie séculaire. Il faut se r·endre compte de ce qu'a pu représenter la parution de la Rissalat et-tawhid dans un domaine où il ne s'était rien passé depuis Ibn I<haldoun. ,

Pour la premiè1·e fois depuis des siècles, un cerveau musul­man avait enfanté une œuvre pensée. Pour la première fois, il fal­lait discuter, rompre le silence qui régnait dans les vieilles uni­versités du monde musulman. L'une de celles-ci, l'Université d'El-Azhar, où venaient de retentir les débats ouverts par Djemel Eddin et par Abdou, allait y être particulièrement sensible - non pas dans ses programmes et dans ses méthodes, qui attendent encore leur mise au point malgré quelques tentatives superficiel­les, mais dans son esprit. El-Azhar, c'est-à-dire le centre intellec-

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tt1el du monde inusulman, avait enfi11 admis la loi du mouve­n1ent et dt1 progrès, et compris qt1'il n'y avait pas de perfection immuable mais un état de choses perfectible, jusque sous ses dômes imposants.

C'est ainsi que la pensée musulmane moderne se mit en mou­vement dans le champ immense que lui ouvrait l'action réforma­tricer11.

Mais ce champ, demeuré en friche depuis des siècles, était envahi par toute une végétation parasitaire; dans le domaine intellectuel, autant sinon plus que dans le domaine spirituel, de sérieux déblaiements étaient nécessaires. Aux lacunes inhéren­tes à l'homme post-almohadien viennent s'ajouter ici les lacunes propres à l'institution. Une institution a sa vie, son histoire, ses t1·aditions, en un mot son inertie propre, qui défie parfois la volonté de l'homme. A l'atomisme, au dogmatisme, à la tendan­ce apologétique - dont l'esprit réformateur ne pouvait se débar­rasser spontanén1ent - s'ajoutèrent les tares d'ord1·e institution­nel : la moudjadala, le littéralisme, l'hystérésis et le poétis1ne propres à la culture post-almohadienne.

Comment bouger sous le poids des siècles, sous le fardeau des traditions, des habitudes qui pêle-mêle se sont accumulées ?

Il ef1t fallu un esprit révolutionnaire comme Djemel Eddin, partisan de la <<table rase>> pour rebâtir à neuf, ou bien un espr·it systématique procédant méthodiquement aux ruptures néces­saires pour libérer l'institution de ses entraves traditionnelles. Il eût fallu, tout d'abord, faire un bilan de ces ruptures indispensa­bles, par t1ne discrimination des traditions. Le mot <<tradition>> (taqalid) est en arabe un mot magique : il peut recouvrir toutes les superstitions, toutes les mystifications, sous le vernis presti­gieux d'Islamismesr2 i. Par une confrontation méthodique de la tradition avec l'Islam, la culture islamique se serait délivrée d'un

1) L'auteur n'a pas cru devoir parler ici des élèves de Djemel Eddin et du cheikh Abdou, qui se sont contentés d'étendre le mouvement. Ben Badis mérite néan-1noins d'être cité ici, mais il convient de se reporter à l'étude de M. Aly El­Hamma1ny, pa1·ue dans la République algérienne en 1949.

2) E11 écrivant ces lignes, nous ne pensions pas qu'un jour, lin Glaoui oserait parler de <<tradition>> au nom de l'Islam. (1954).

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grand i1on1bre de sacro-saints <<taqalid>>. Cheikh Abdelbamid Be11 Badis réussira ai11si à extirpe1· d'Algérie cette fausse tradi­tion qu'était le <<maraboutis1ne>>. Mais ce travail de détection ne pouvait que difficileme11t être le travail d'un homme isolé et, e11 son temps, le cheikl1 Abdou était seul. Comme penseur, il avait fourni l'exemple dt1 travail intellectuel à un monde déshabitt1é de pense1·, comme recteur d'unive1·sité il avait donné à so11 institu­tio11 le mouvement qui devait la mettre au diapason des i<lées i1ouvelles. E11 plus des ruptures qu'il avait opérées dans la cultu­re isla1nique, il avait révélé au monde musulman la culture occi­de11tale, en l'introduisant dans la réorganisation de son universi­té et da11s son œuvre écrite qui en porte ainsi le premier reflet. De toutes ces initiatives devait jaillir l'essor intellectuel de la renais­sance. Mais alors que l'essor <<meiji>> orientait le Japon vers les tecl1niques, celui de la renaissance musulmane restera long­temps ci1·conscrit au domaine où le maintenaient à la fois les inclinations naturelles de l'hom1ne post-almohadien - peu sou­cieux d'effitacité - et les données p1·opres aux institutions cultu­relles, qui avaient depuis longtemps perdu leur objectif social.

Les réformateurs - je pa1·le des continuateurs - contribt1èrent eux-mêmes à maintenir cet état de fait. La <<moudjadala>> st1b­sistera longtemps dans les débats littéraires: on i1e cherche pas des vérités, mais des arguments; on n'écoute pas so11 interlocu­teur, on l'inonde d'un déluge verbal. La <<moudjadala>> est d'au­tant plus nuisible qu'elle s'appuie en général sur un amot1r insen­sé des mots, et nous touchons ici à cette autre lacune de l'esprit post-almohadien qu'est le <<littéralisme>>.

Le génie arabe a inventé la plus belle des langues, mais il est semblable au sculpteur qui devient amoureux de la statue que son ciseau créa. Malheureusement, la passion du ve1·be est plus dangereuse que celle du bronze, du marbre ou de la pierre.

Elle commence par faire perdre le sens de la mesure, indispensable dans tout effort constructif positif. La moindre manchette de journal arabe est édifiante à cet égard: récemmer1t, un journal de Tunis annonçait le retour d'un leader politique, après un séjour à l'étranger, en faisant précéder le nom de ce lea-

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der de ci11q Oll six épithètes laudatives: <<kari1n>>, <'.âdl1im>>, <<J·alil>>, <<zai·m>>, etc. Il s'agit sans doute ici d'un bouquet apolo­gétiqt1e, mais les mots arabes exercent une attraction irrésistible sur l'esprit post-almol1adien. Il en résulte que la langue arabe, divi11isée, i1e peut plus évoluer; et l'adoration de ses adeptes rend intangible t1ne syntaxe irrévocablement réduite à une quinzaine de formes, au point qu'il est devenu sacrilège de constituer t1ne forme nouvelle au moyen des préfixes appropriés - ce qui serait parfaitement possible, dans l'esprit même de cette langue.

Dans l'enseignement libre n1usuln1an, les programmes et les méthodes d'éducation semblent aussi défier le temps. Les principes sont demeurés les mêmes depuis le Moyen Âge chrétien. Or, pour autant que ces principes constituent les canevas mentaux de l'ac­tion, les activités restent au diapason et au rythme d'un monde révolu. On a crt1 parfois changer tout un monde d'idées par quelques superficielles retouches: c'est ainsi que l'on introduit dans les écoles lib1·es algérien11es la table et les chaises. C'était certaine­ment le p1·emier pas à faire, inais il serait naïf de s'en contenter.

Il ne faut do11c pas s'étonner de ce qt1e la pensée arabe mode1·­ne n'ait pas encor·e acquis le sens de l'efficacité. Le despotisme des mots et des formes imprime un caractère superficiel à toute tra­duction de la renaissance. On pouvait s'en rendre compte au Congrès de la culture islamique de Tt1nis, où l'on vit un cheikh faire un cours consacré aux hadiths sur la <<clémence>> et passer plus d'une heure à en égrener la chaîne''1• Inutile de préciser que son contenu passa finalement inaperçu, cependant que les auditeurs bâillaient ... d'admi1·ation. Nous touchons ici à un point important de la psychologie post-almohadienne: tot1t est encore plus grave, lorsque orateur et auditeurs sont d'accord sur l'inefficacité.

Si bien que des vérités vivantes, qui avaient façonné naguère le visage de la civilisation musulmane, ne sont plus désormais que des vérités mortes, ensevelies sous de belles phrases et sous une vaste érudition.

1) La chaîne d'un hadith, ou <<Sanad>>, est la série des noms des autorités su1· lesquelles on s'appuie pour attribuer telle parole (l1adith) au Prophète.

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Il semble que l'idéal demeure ce qu'il a été depuis la décaden­ce : le fameux <<puits de science>> où la science s'engloutit et perd le sens de son rôle social. N'importe quel cours d'exégèse peut fou1·11ir l'occasio11 de constater les inconséquences de notre cul­ture actuelle, qui, subjuguée par le verbe, n'exprime plus un souci d'agir i11ais le simple plaisir de parler.

Il y a une autre raison d'inefficacité dans cette orientation que la tendance apologétique a imprimée à l'effort intellectuel. Tendue vers l'apologie du passé, la culture prend un caractère d'archéologie où l'effort i11tellectuel n'est pas dirigé vers l'avant mais vers l'arrière. En raison de cette tendance rétrograde imn1odérée, elle imprime à tout l'enseignement un caractère rétrospectif incompatible avec les exigences du présent et de l'a­venir· : il en résulte, dans les idées, une sorte de phénomène d'<<hysteresis>>, de rémanence du passé.

Pour achever ce tableau des déficiences de la culture post­almohadien11e, il faudrait ajouter deux lacunes : un <<quantita­tis1ne>> puéril, que l'on constate même chez l'élé1nent <<frotté>> à la cultu1·e occidentale, et un <<poétisme>> qui est l'apanage parti­culie1· des jeunesses zeitounien11es, de culture purement mater-11elle.

Le quantitatisme consiste à estimer l'efficacité, la valeur, en <<quantité>> ou en <<nombre>>: on estimera la valeur d'un livre d'a­près la quantité de papier écrit. Quant au poétisme, c'est l'esthé­tique, ou plutôt la coquetterie, du littéralisme et de la tendance apologétique. C'est le moyen, plus 011 moins élégant selon les cas, de masquer les imperfections et les insuffisances, de dorer les erreurs, de placer devant les incompétences l'écran de la rhéto-

• r1que. Il est clair que toutes ces lacunes que nous venons d'analyser

n'étaient pas de nature à favoriser l'effort de l'école réformiste, qui n'a pas su ou pas pu les éliminer systématiquement, et qu'ainsi demeure entier le problème des résidus post-almoha­diens dans la renaissance m11sulmane.

D'ailleurs, da11s son ensemble, le mouvement est à un nou­veau to11rnant depuis la disparition des dernières grandes figu-

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res qui l'ont représenté: Rachid Ridha en Orient et Badis en Afrique du No1·d.

En Egypte, l'idée fondamentale tendant à créer la base n1ora­le de la vie m11sulmane s'est transformée et approfondie en un nouveau mouvement, celui des Frères musulmans, dont il sera question plus loin.

En Afrique du Nor·d, elle a de plus en pl11s fait place à une instit11tion très importante, celle de l'enseigne1nent libre, qui co1nble oppo1·tunéme11t l'énor·me lacune de l'enseig11,ement offi­ciel. Dans cette voie, l'idée islahiste subsiste plus ou moi11s. Certains je1111es professeurs sont ani1nés d'u11 zèle salafite, inais quelques a11tres ne sont déjà plus q11e de simples fo11ctio11naires. Cet enseignement a le mérite de s'attaque1· à la ta1·e mo1·telle d11 inonde post-almol1adien - l'analphabétisme - inais, faute d'u11e doct1·ine sur la culture, l'islahisme ré1Jand un alphabétisme béat qui s'in1agine transformer les conditions de la vie en communi­q11a11t surtout le <<goût>> des <<cl1oses n1usulmanes>> et des <<belles lettres>> arabes.

Il ressort de ce bilan que le mouvement réformateur n'a pas su transforme1· l'â1ne n111s11lmane, ni traduire dans la réalité la <<fonction sociale>> de la religion. Il a toutefois réussi à i·on1p1·e l'équilibr·e statique de la société post-almohadienne e11 i11trodui­sa11t dans la conscience musulma11e - partiellement et sur· le seul pla11 intellectuel - la notion de son drame séculaire. Mais pour que la renaissance dépassât l'état e1nbryonnaire, il restait à poser dans sa généralité le problème de la culture.

No11s avons déjà noté que le développement connu sous le nom de <<civilisation musulmane>> n'était qu'11ne accommoda­tion de l'Islam doctrinal à l'état de fait qui suivit Siffin. Les éco­les juridiques eurent beaucoup de peine à réaliser cette accom­modation contre un po11voir dynastique - donc extra-musulman - exclusif et tyrannique. Si bien que ce n'est pas la civilisation musulmane qui est issue de la doctrine islamique, mais au contrai1·e les doctrines qui se sont accommodées à un ordre tem­porel imposé. Tout travail de reconstruction de la cult11re musul­mane doit d'abord rétablir la prééminence de la pure doctrine

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sur <<le fait du prince>> qui a découlé de Siffin. Cette reconstruc­tion implique le retour à l'Islam, c'est-à-dire en particulier le dépouillement du texte coraniqt1e de sa triple gangue, théolo­gique, juridique et philosophique.

Mais c'est dans une toute autre voie que le mouvement inoderniste voudra entraîner le monde musulman, en rompant -parfois violemment, comme l'a fait le kémalisme en Turquie -avec une <<t1·adition>> qui ne recouvrait souvent qt1e le mythe post-almohadien.

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Le mouvement moderniste

<<N'aurais-je pas été, d'ailleurs, fort inconsé-, qiient si, voulant améliorer le pays, j'eusse

reculé deva11t l'idée d'améliorer iin homme ?>>

Honoré de Balzac.

En découvrant le monde musulman, l'Europe - nous l'avons vu - était loin d;y apporter toute son ân1e; il faut ajouter, cc qui revient au même, qu'elle n'apportait pas davantage toute sa civilisation, sauf en ce qui concerne les commodités immédiates du colon.

Sur le plan <<indigène>> 1'i, elle avait toutefois apporté ce qu'on appelle <<l'école indigène>>. Et c'est de ce très petit apport que le mouvement moderniste du monde mt1sulman devait partir.

L'école, sur le plan du modernisme, fait pendant à la <<méder­sa>>c21 sur le plan de la réforme. La médersa diffuse une pensée islamique relativen1ent rajeunie, tandis que l'école introduit des éléments culturels nouveaux dans le monde musulman. La pre­mière aura opéré une rupture avec 1'2 passé post-almohadien, la seconde ét'tblira un contact avec la pensée occidentale. Envisageant ce fait nouveau, Iqbal dira que <<le phénomène le plus remarquable de l'l1istoire moderne ... est la rapidité énorme avec laquelle le monde de l'Islam se meut spirituellement vers l'Ouest>>. S'agit-il réellement de cela? Pour qu'il en eût été ainsi, il eût fallu que l'Europe apportât son âme et sa civilisation, ou

I) Le mot <<i11digène>> est employé ici da11s le sens péjoratif où toutes les admi­nistrations coloniales l'entendent.

2) La médersa est exclusivement l'école de l'enseignement libre musulma11.

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c1t1e le 111011de lnusulman lt1i-même les allât découvri1· sur place. 01· il ne se1nble pas que beaucoup de musulmans soient partis à l<:11·echerche de l'Occidentr1J.

Le mouvement lnoderniste demeure au 11iveau des tâto1111e­ments d'une société qui a perdu son équilibre traditionnel ; il est essentielle1nent fait d'éléments insignifiants appris à l'école indi­gène. Ces acquisitions se1·ont complétées par q11elques autres éléments glanés au hasard par une jeunesse estudiantine issue des milieux bourgeois, et qui fera un court séjour en Europe, sans d' ailleu1·s avoi1· pou1· but la connaissance de la civilisation

, e11ropeen11e.

L'Europe n'était pas venue en civilisateur mais en colonisa­te11r, et le jeune bourgeois musulman n'allait en Europe que pou1· en rappo1·te1· u11 titre universitaire ou pour satisfai1·e une curiosi­té toute s11perficielle. Un étudiant zeitou11ien qui venait de ter­n1iner ses études islamiques ayant fait une demande de bourse pour compléter sa formation en France, l'organisation culturelle saisie de cette de1nande objecta que <<pou1· étudier la la11gue fran­çaise, on n'a nullement besoin de se rendre en France>>. Cette r·emarque trad11it la façon dont le milieu musulman envisage le rôle de l'ét11diant qui part e11 Occident: il s'agit d'étudier une lan­gue ou d'apprendre un lnétier et i1011 de découvrir une culture. Seul compte l'aspect d'utilité in1médiate.

Mais cette façon de voir ne doit pas être exclusivement impu­tée à l'indifférence du musuln1an vis-à-vis de l'Occident. L'école <<indigène>> ne répand pas des éléments de culture européenne, mais des rudin1ents susceptibles de rendre <<l'indigène>> propre à l'économie eu1·opéenne. Il ne s'agit pas de détecter et de stimuler des intelligences, mais de former des auxiliai1·es, d'une capacité à la fois suffisante et limitée.

En dépit de tout cela, l'être conscient, hom1ne, écolier ou sim­ple adn1inistré, même traité en <<objet>>, 11'en demeure pas moins

1) Un Hindo11, le docte11r J. F. Boulsa1·a, le faisait ren1arquer da11s un article pa1·11 en novembre 1949 dans la revue Ec/10, sous le titre <<Ce que l'Occident peut 11ous a1)p1·e11drc>>: des ce11taines d'expe1·ts occidentaux vont en Orient ... alors qu'à peine 11ne i)oignée d'homn1es des pays cle l'01·ie11t vien11ent visiter l'Occident.

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u11 <<st1jet>>. Et c'est en ta11t que <<sujet>> qt1e le must1lman juge 1'01·d1·e et11·opéen qt1'il voit at1tour de 1t1i Oll qu'il p1·essent à t1·a­ve1·s ses lectt11·es insuf·fis<111tes. Ses idées sur la <<civilisation>> et11·opéenne de\'aie11t fo1·cé111ent découler de ce jt1gement i·udi-111e11tai1·e et dt1 contact st1pe1·ficiel - administratif ou comn1ercial - qt1'il avait c.1vec elle.

D'aut1·e part, le petit i11ust1ln1an qui va à l'école indigè11e est le f1·è1·e de celt1i qt1i va à la i11éders<:1 : les i11ê111es 11<:1bitudes i11enta­les, lél n1ê111e hé1·édité socÎ()logique qt1i mé11·quaie11t le n1ouve-111e11t i·éfo1ï11atet11· vo11t pa1· co11séc1ue11t n1a1·quer aussi le i11ouve-111e11t n1ode1·niste - inêlées à des éléments nc)uveattx, emprt1nts liv1·esques ou e111pi1·iques à 1<1 vie et11·opée11ne vue de l'exté1·ieur.

Depuis cles siècles, l'es1Jrit i11t1sul111:.1n était i11capable d'aller at1-delà de la pelt11·e des pl1é110111ènes; il ne co111prenait IJlus mais app1·enait le Co1·a11 : après avoir jt1gé, gr·o.sso 111ocio, de l'utilité des <<p1·odt1its>> et1ropée11s, il i1'allait lJas se i11ett1·e à les c1·itiquer. Les valeurs se cliscute11t, i11<1is les objets s't1tilise11t: on ne s'in­c1uiéte1·<:1 p<:1s de savoi1· con1111e11t ils ont été créés, mais de savoir con1111ent 011 peut les ë:tcc1t1é1·i1·.

Ai11si se dessi11<1it la p1·e111iè1·e étape de la modernisation du monde inusuln1<.111, qui adopte1·a des fo1·mes sans leur contenu. Cette dispositio11 a111orça t111e évoliLtion entropique qui n'accroissait pas ses moyens inais ses 3euls besoins. L'engouement pour le <<moderne>> se répandait dans toutes les couches sociales. On pou­vait voir vers 1952, pe11dant les a1111ées de prospérité, des automo­biles garées sous des tentes où les poules s'étaient installées. Le lavabo en cé1·a111ique avait fait so11 apparition dans les demeures bou1·geoises, où il garnissait les chambres à coucher <<modernes>>. Gat1cherie significative, visiblement inspirée du style hôtelier, c'est­à-dire d'une faço11 de voir l'Eu1·opéen de l'extérieur. La femme elle­même p1·enait part à cette euphorie : au lieu d'acquéri1· l'art et le goût du <<bout de chiffon>> elle se contentait de l'acheter, selon sa condition, dans les ateliers de couture ou dans les magasins de confection tenus par des <<Européennes>> accortes et avisées.

Apparente évolutio11 qui masque souvent une simple trans­formation du contenu post-almohadien, d'une forme archaïque à

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une forme moderne. Tout cela semble se développer dans la société musulmane à mesu1·e qu'all son1met, l'élite, issue de l'é­cole occidentale, devient plus nombreuse.

Cette élite a peu à peu dépassé le stade de l'école indigène : lln certai11 no1nbre de jeunes intellectuels 011t maintenant fait un stage da11s les Universités occidentales. Et c'est dans cette nou­velle étape qt1e le mouvement moderniste approche naturelle-1ne11t de sa perfection - s'il est possible de s'exprimer ainsi - et qt1e son contenu moral et social devient tout à fait significatif pot11· qui l'exa1nine.

En raison de la psychologie de son milieu inaternel post-aln10-hadien, où l'on passe du sacré au profane sans s'arrêter au sublime, du Iln1 islamique à l'instruction moderne sans s'attarder à la notion de cultu1·e, l'étudiant musul1nan part avec des œillères qui lui inte1·­diront de conte1npler la civilisation autrement que du côté abstrait ou du côté futile, suivant ses propres dispositions au sérieux. Il s'inscrit en gé11éral à la faculté d'une capitale. Les Quartiers Latins sont partot1t les mêmes : on y voit l'aspect livresque et controve1·­siste de la culture ou son aspect supe11iciel, ses dist1·actions et ses plaisirs. D't1n côté comme de l'autre, l'étudiant ne peut voir que l'a­boutissement et non l'évolution de la civilisation. Il ne voit pas la femme qui ramasse une <<guet1lée de lapin>> mais celle qui se tei11t les ongles et les cheveux et fume aux terrasses des cafés. Il 11e voit pas l'artisan et l'a1iiste penchés sur leur ouvrage, pour fixer une idée dans la matière. Orienté au départ par le sens de l'utilité, il ne remarque pas les énergies obscures inais créatrices -- et créatrices tot1t d'abord de valeurs morales et sociales qui rendent l'l1omme civi·lisé supérieur à l'homme primitif : la culture commence pour­tant lorsque l'effort intellectuel dépasse l'objectif du besoin indivi­duel. Il n'aura pas davantage l'occasio11 de saisir l'aspect généreux de la civilisation, celui qt1i nourrit l'affectivité de l'l1omme civilisé et donne l'impulsion créatrice à son génie - tant il est vrai que <<les grandes pensées viennent du cœur>>. Issu d'un monde qui a vendu ses i·eliques et ses manuscrits au touriste américain, il ne saura pas davantage discerner dans la vie européenne ce culte sain de la <<vieille chose>> qui noue le passé à l'avenir. Il ne verra pas l'enfant

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apprendre le sens et le respect de la vie en caressant un chat ou e11 cultivant u11e fleur, ni le laboureur s'arrête1· au bout de son sillon pour juger son ouvrage, en communion avec la terre, ce qui est l'embryon de la synthèse de toute civilisation. Il n'aura pas davan­tage tiré la leçon de certaines folies co1nme celle de Bernard Palissy brûlant son dernier meuble et son plancher pour obtenir l'émail.

Son matérialisme inco11scient et so11 admiration incontrôlée de l' <<utile>> ne lui permettront pas davantage de voir l'aspect horrible de cette civilisation qui a rivé à la chaîne des hommes que la machine conduit, exténue, épuise et transforme en <<robots de chair humaine>>. Il ne verra pas la femme éloignée de son foye1· et gagnant péniblement une bouchée de pain dans l'at­mosphère avilissante qui l'a masculinisée et qui a émasculé l'homme. Il ne verra pas ce côt€ odieux, en considération duquel la société dégradée de l'l1omme post-almohadien peut e11core apparaître, à certains égards, fréquerr1ment supérieure à une civilisation qui a perdt1 le sens de l'humain.

D'une manière générale, l'étudiant musulman n'a pas ép1·ouvé l'Et1rope, il s'est co11tenté de la lire, c'est-à-dire d'apprendre au liet1 de comprendre. Aussi demeu1·e-t-il dans l'ignorance de l'histoire de sa civilisation, il ne peut savoir comment elle s'est faite et comment elle est en train de se défaire - par ses contradictions internes, par son incompatibilité avec les lois de l'ordre humain, et parce que sa culture n'est plus celle d'une civilisation mais a été transformée pa1· le colonialisme et le racisme en <<culture d'empire>>. Si parfois, guidé par sa curiosité, il se met en quête de la réalité, il ne se trou­ve alors en contact qu'avec l'Europe du XX" siècle, dépouillée de sa tradition séculaire, nickelée, chromée, astiquée, l'Europe moderne et le matérialisme pratique de sa bourgeoise et le matérialisme dia­lectique de sa classe laborieuse. Et l'intellectuel, qui n'a même pas suffisamment acquis à l'école européenne le sens de l'efficacité réel­le par quoi le chrétien se distingue encore aujourd'hui du musul­man, empruntera plus volontiers au matérialisme de l'Europe sa tendance bourgeoise - c'est-à-dire des goûts matérialistes - que sa tendance prolétarienne - c'est-à-dire une discipline dialectique. N'ayant ja1nais considéré les liaisons ontologiques des <<produits>>

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eu1·opéens avec le cadre naturel de l'El1rope, il néglige1·a - en emprl111tant ces goûts - de se soucier de leur rappo1i avec la vie inusulmane.

Ainsi verra-t-on cette der11ière s'encombrer de mille emprl1nts qui i1'ont aucune i·aison d'être.

Cette disposition à l'accumulation des empru11ts déno11ce l'aspect rudimentaire dl1 mouveme11t moderniste. La civilisatio11 n'est pas u11 entassement, mais une co11st111ction, u11e arcl1itectu1·e.

En considérant les élé111ents, les p1·oduits de la civilisation, on perd de Vlle la strL1ctl1re de la société occidentale, on n'en saisit pas le symbole positif al1 i1iveau de ces vertus permanentes qu'inca1·-11e11t égale1ne11t l'a1iisan, l'a1iiste, le sava11t ou le simple labou1·e11r, mais dans ces signes te1nporaires que sont l'avion 011 la banque. On n'y voit pas beaucoup plus clair dans la st111cture du ino11de musl1l-1nan: ici co1nn1e là, 011 se contente de regarder ce qui apparaît le pll1s facilement. Il n'est pas éto11na11t q11e, dans ces conditions, les inots e11x-111ên1es en vie11nent à se vider de tout le co11te11l1 qui fai­sait leur valeur sociale. <<La parole est divine>>, certes - dans la inesure 011 elle est un acte et no11 pas un si1nple assemblage de mots, co1nme il ar1·ive da11s les disco111·s électoraux. Ce litté1·alis111e possède, pour exerce1· sa séductio11, toute u11e terminologie neuve, favorablement accl1eillie ~1u sein d'1111e société tendue dans un effo1i de i·ed1·esse1nent. La pa1·ole trahit ici sa inission: au lieu d'active1· cet <<effort>> dans le se11s du sur-effort nécessaire pou1· fai1·e face a11x tâches dl1 présent, elle le dégrade e11 un sous-effor·t, en gestes à pei11e s11ffisants pou1· gagne1· un siège ou une position honorable. L'l1om1ne ql1i prétend diriger la vie publique ne conçoit pas les cho­ses pol11· les faire, mais seL1le1nent pour les dire, pou1· e11 pa1·le1· élo­quemment. Cette parole n'est donc qu'·ùn pur acte verbal, sans potentiel social ni <<tension>> moralec•1

C'est pol1rtant cette tension qui ca1·actérise essentiellen1ent les attitudes intellectuelles, morales et pl1ysiques efficaces. C'est l'homme da11s sa plénitude qui se <<tend>>, va au-delà de sa nature

1) Ce terme de <<tension>> est employé pa1· Gibb et il co1·respond à la 11otio11 co1·anique qu'on peut dégage1· du ve1·set 1·elatif à Jea11-Baptiste: <<P1·ends le Liv1·e czvecforce>>.

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parce qu'il la modifie constamment. Sa parole est alors une volon­té, un acte qui exprime un juste rapport entre des mots et des réali­tés. Mais quand ce rapport entre les paroles et l'acte fait défaut, la parole n'est plus que verbiage. Si la liaison entre la parole - en tant qu'expression de la pensée - et l'acte - en tant que sa concrétisa­tion - n'existe pas dans notre esprit, nous ne saisissons pas davan­tage le rapport inverse de l'acte à la pensée, nous manquons cette perpétuelle dialectique qui va de nouvelles conquêtes à de nouvel­les paroles et, par ces paroles, à d'autres conquêtes encore.

La parole, dans le mouvement réformateur (surtout depuis la disparition de ses derniers grands représentants), ne se fondait pas sur un impératif social. Mais la parole du mouvement inoderniste ne vise pas davantage à l'efficacité, n'implique pas davantage la tension pratique des mots vers les actes.

La cause commune de l'erreur des modernistes et de celle des réfo1·1nateurs est dans le fait que ni les uns ni les autres ne sont allés à la source même de leur inspiration. Les réformateurs ne sont pas réellement remontés aux origines de la pensée islamique, non plus que les modernistes aux origines de la pensée occidentale. Sur le plan psychologique, une discrimination est toutefois indispensable. Le <<salafiste>> porte individuellement la notion de la renaissance. S'il n'en réalise pas méthodiquement les conditions pratiques, du moins n'en perd-il pas de vue l'objectif essentiel. Il a conscience de son milieu au point de n'y revendiquer que des <<devoirs>>, laissant les <<droits>> aux modernistes. En accomplissant son œuvre - qui peut pa1·aître naïve, et qui l'est souvent - il parvient à la connais­sance de son milieu à travers son propre effort <<réformateur>>. Chez le moderniste, par contre, c'est cette notion même de renaissance qui fait défaut ou qui devient secondaire : le moderniste ne s'est engagé dans la vie de son pays que sur le plan politique. Il ne s'agit pas ici de nier sa contribution particulière mais d'en dégager la natu­re et d'en préciser la portée. Pour lui, la question n'est pas, avant tout, de régénérer le monde musulman, n1ais de le tirer de son embarras politique actuel. C'est une pensée d'emprunt qui ne voit pas en réalité le problème musulman de l'homme mais le problème européen de l'institution. Les spectacles qui en témoignent sont par-

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fois bien affligeants. J'ai vu dans les rues d'Alger un jeune homme penché au-dessus d'une poubelle pour chercher sa pitance, cepen­dant qu'un <<grafitto>> sur le mur, un peu au-dessus de sa tête, l'invi­tait à réclamer <<une Constituante souveraine>>. Il semble bie11 que les inspirateurs de cette sinistre inconséquence n'aient jamais regar­dé de près l'homme du peuple, en cherchant à savoir exactement ce qui a trait réellement et immédiatement à son triste sort.

Le mouvement moderniste ne reflète en fait aucune doctrine précise : il est indéfinissable dans ses moyens comme dans ses buts. C'est qu'en réalité il ne cristallise qu'un engouement. Sa seule voie précise est celle qui conduit l'homme musulman à n'être que le client et l'imitateur sans originalité d'une civilisation étrangère qui ouvre plus volontiers les portes de ses magasins que celles de ses écoles, où les élèves pourraient peut-être apprendre les moyens d'u­tiliser à leurs propres fins leur génie personnel.

Pour s'en rendre compte il suffit de considérer la composition même des missions scolaires que l'Egypte destine annuellement aux universités européennes. L'une des plus récentes (1947) se compo­sait approximativement d'une soixantaine d'étudiants dont aucun ne se destinait aux études techniques et dont la majorité, d'ailleurs, était copte. Sur cet exemple, comme sur tant d'autres, on voit que le mouvement moderniste n'est pas orienté vers des actes et des moyens mais vers des modes, des goûts et des 111·-;oins('l. Quand ses représentants imputent au colonialisme leur l)I •1 ,t·e inefficience, on a l'impression qu'il s'agit surtout pour eux d'un alibi, et qu'ils cher­chent à fuir leur véritable responsabilité. D'ailleurs ce faux-fuyant

1) Ces tendances du monde musulman moderne se 1·eflètent naturellement dans sa vie économique et dans ses relations commerciales. En compulsant u11e revue économique internationale, on peut s'en rendre compte aisément.

Voici, à titre d'exemple, deux indications puisées dans le numéro de noven1b­re 1949 de la revue Boom (Digest du Commerce): Etat d'Israël:

Offre : ciment, marbre, amiante, valises, etc., Demande: fer pour l'industrie et le bâtiment, produits chimiques et pharma-

ceutiql1es, liège, etc. Araliie (Irak, Jordanie, Koweït, etc.) Offre: néant ; Demande : bijouterie, bonnete1·ie, cosmétiques, parfums, jouets, confiserie,

conserves de fruits, satin, soie, coton, rayonne, etc.

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est aussi employé par le mouvement réformateur, qui ne cherche pas davantage les causes internes de ses insuffisances, se contentant de les imputer aux pouvoirs politiques étrangers. Les uns et les aut­res n'ont pas le souci de remédier à leurs lacunes, mais seulement de les masquer aux yeux du peuple<1l.

Il 11e faut cependant pas oublier qu'un certain esprit d'initia­tive - seul critère de l'efficacité de l'individu - commence à se manifester en certaines sphères intellectuelles, notamment en Algérie. Il est extrêmement important de remarquer, comme indice d'une nouvelle orientation, que certains médecins de Constantine assurent à tour de rôle une journée sociale par semaine, au bénéfice de la population pauvre.

On sent ici que l'intellectuel pénètre davantage dans la vie de son pays et y pénètre autrement que par le seuil habituel des . élections: l'effort intellectuel et l'effort politique pourraient ainsi prendre leur signification normale de moyens et non de fin, ce qui ne signifie d'ailleurs pas que l'effort politique du mouvement moderniste ait toujours été vain. . . Ce mouvement a tout de même réussi à cristalliser une cons­cience collective qui - comme nous l'avons vu - manquait dans les pays musulm.ans depuis Siffin, et il a constitué dans ces pays la flèche indicatrice qui désigne, sinon le but essentiel, du moins certains buts plus ou moins pratiques, susceptibles d'arracher les inasses musulmanes à leur indifférence et à leur stagnation .

Sur le plan intellectuel, si le mouvement moderniste n'a pas apporté - faute d'un contact réel avec la civilisation moderne et d'une rupture effective avec le passé post-almohadien - les élé­ments d'une culture, il n'en a pas moins donné naissance, par ses emprunts à l'Occident, à un courant d'idées, discutables sans doute, mais qui ont l'avantage de remettre en question tous les critères traditionnels.

1) <<Bien entendu l'évolution a suivi son cot1rs depuis la rédaction de ces lignes, c'est-à-dire depuis environ quatre ans. Et une nouvelle orientation se fait jour dans le monde musulman, particulièrement en Egypte, où s'est crée un ministère de l'orientation>>. (1954).

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Ill - LE CHAOS DU MONDE MUSULMAN MODERNE

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Les facteurs internes

<<Allons, descendons et là, confondons leur langage ... >>

Genèse

Jusqt1'ici, nous avons considéré les phénomènes du point de vue abstrait qui est celui de l'analyse. Nous allons maintenant les considérer du point de vue opposé, dans leur vie, dans leur mou­vement et leur action. La vie n'analyse pas, elle intègre. Quand les éléments en présence sont compatibles et assimilables, elle en fait la synthèse; s'ils sont hétéroclites et disparates, elle en fait un syncrétisme, une accumulation, un chaos.

Aujourd'hui, le monde 1nusulman est u11 produit mixte de résidus hérités de l'époque post-almohadienne et d'apports cul­turels nouveaux du courant réformateur et du courant moder­niste. Ce produit, nous l'avons vu, n'est pas le résultat d'une orientation réfléchie ou d'une planification scientifique <ii. Il s'a­git d'un composé mixte d'archaïsmes indécantés et de nouveau­tés non filtrées. Ce syncrétisme d'éléments de différentes époques, de différentes cultures, sans aucun lien naturel ou dia­lectique, a engendré un monde qui a la tête en 1949, les pieds en 1369, et qui porte dans ses entrailles toutes les époques intermé-

.

1) Une telle planification s'imposerait même et st1rtout dans le domaine de la culture. Il y aurait cependant lieu de mainteni1· une distinction radicale entre la cultu1·e qui a pour objet l'homme et la société, et la << Kultur>> qui a pour objet l'Etat; la confusion sur ce point n'est d'ailleurs possible que par une méprise sur l'essen­ce 1nême de l'ent1·eprise pédagogique.

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diaires. Monde hétéroclite où les incompatibilités et les contra­dictions se juxtaposent en un chaos tel qu'un grand esprit comme Iqbal, après avoir été plutôt conservateur en matière de féminisme, confiait à ce distique plein de mélancolie et d'incerti­tude le trouble dans lequel il se trouvait vers la fin de sa vie :

<<Moi aussi, l'oppression des femmes me remplit de chagrin: mais le problème est embrouillé, je n'y vois pas de solutio11.>>

Pour Iqbal, la solution du problème des femmes ne pouvait être dans la condition misérable de la femme musulmane actuel­le, pas plus que dans la condition déplorable de sa sœur d'E11rope( 11 • Mais il ne parvenait pas à concevoir une solution intermédiaire, u11 moyen terrne entre ces deux extrêmes. Le trouble de sa pensée n'est que le reflet du trouble général qui règne da11s l'esprit musulman, après un demi-siècle de i·éforn1e et d'essais d'adaptation occidentale. L'aspect actuel de la renais­sance musulmane est celui d'un mélange de goûts, de velléités, d'hésitations, voire d'attitudes pharisiennes. Actuellement elle est surtout marquée par le fait qu'elle a adopté des <<objets>> et des <<besoins>> au lieu de <<notions>> et de <<moyens>>.

Dans une médersa, le maître et les élèves sont assis sur des chaises ou des bancs, mais le contenu de l'enseignement est le même qu'il y a six siècles. Les responsables de la culture arabe ont lln comportement paradoxal : ils voudraient certaines fins, mais sans vouloir en adopter les moyens. Ils ne semblent même pas décidés, dans le cadre de l'enseignement moderne, à revenir par exemple au système numérique arabe, que l'Occident, lui, a adop­té dep11is Gerbert. Cette attitude contradictoire ne leur est pas spé­ciale puisque le commun dénominateur de six siècles de décaden­ce ramène la tendance moderniste et la tendance réformiste à la confusion syncrétiste des nouveautés empruntées et des résidus hérités. Ce chaos d'éléments inassimilables détonne en contrastes violents ainsi qu'on peut s'en i·endre compte en contemplant par­fois l'anachronisme du bur11ous et de la gandoura aux côtés d'une

2) La position de l'auteur sur ce point est exprimée dans sa dernière étude, Les Conditions de la r·enaissance.

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mécanique moderne; et cette dissonance devient monstrueuse lorsqu'on voit l'homme archaïque, copieusement enturbanné, siroter une anisette au comptoir d'un bistrot.

Ces exemples grossiers et simples ne donnent qu'une idée très vague du chaos. Dans toute société qui naît et s'organise, il y a des éléments traditionnels à côté d'éléments d'inspiration moderne. Ces derniers sont en général empruntés à des sociétés déjà organisées, par un effort d'analyse et d'adaptation qui sup­pose en réalité un effort de création et de synthèse. Cette assimi­lation exige des discriminations précises, une constante vigilan­ce de l'esprit critique pour imposer, quant aux emprunts néces­saires, les indispensables conditions de compatibilité, d'utilité, de convenance. La société musulmane primitive s'était plus d'une fois trouvée en face de tels problèmes et les avait résolus chaque fois d'une manière consciente et heureuse, notamment lorsqu'il s'était agi de désigner un mode d'appel à la prière.

Ce <<besoin>>, nouveau dans la société musulmane, existait déjà dans la société chrétienne où l'appel se faisait au son des cloches. On pouvait donc simplement emprunter ce moyen. Mais après réflexion, le Prophète et ses compagnons optèrent pour un mode d'appel original: la voix humaine. On créa donc la charge de muez­zin, évitant de la sorte l'importation de cloches qu'on ne fabriquait pas et qu'on ne pouvait pas encore fabriquer à La Mecque ou à Médine. Nous avons ici l'exemple d'une société nouvelle qui emprunte, en quelque sorte, un <<besoin>> à une société organisée, mais qui crée le <<moyen>> répondant à ce besoin nouveau.

D'autres usages et d'autres <<traditions>> ont été pareillement admis dans la société musulmane, primitive, mais après un choix délibéré entre un moyen et un autre, entre divers procédés, entre diverses conceptions. Dans ces conditio~s, l'emprunt s'intégrait naturellement à la vie musulmane puisqu'il répondait à la fois à ses fins et à ses moyens. Pour prendre un autre exemple, le choix du minbar est, selon toute probabilité, une adaptation de la chai­re chrétienne. Mais cette adaptation n'a pas eu lieu en tant que simple «besoin nouveau» mais en tant que nécessité psycholo­gique et possibilité a• tistique pour la société m11S11l1oane.

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Dans le domaine scientifique, on a vu El-Farabi et son école admettre la philosophie matérialiste d'Aristote dans la pensée scientifique musulmane, après l'avoir islamisée. On verra d'ailleurs saint Thomas d'Aquin désislamiser Aristote pour l'adap­ter à la société chrétienne qui à son tour naissait et s'organisait.

Depuis un siècle, la société musulmane se trouve de nouveau en face du problème des emprunts: portée, par le mouvement même de sa renaissance, à toutes les innovations et à tous les emprunts, elle est en même temps paralysée par son traditiona­lisme.

Il convient de dégager ici, pour mieux les éclairer, les facteurs qui sont à la base de ce trouble et de cette impuissance. Les uns se rattachent à la question cruciale des emprunts à la civilisation moderne ; ils posent un problème d'ordre bio-historique. Les autres concernent l'attitude du musulman à l'égard des problè­mes de sa vie actuelle; il s'agit alors d'un problème psycholo­gique et dialectique.

1) Si i1ous examinons le premier problème, il nous faut noter· que la vie sociale est régie - comme la vie organique - par des lois qui lui sont propres. Mais en biologie on sait, depuis qu'on a étudié les conditions de la transfusion du sang, que cette opéra­tion obéit à des règles strictes qu'il faut respecter sous peine de troubler profondément la pl1ysiologie de l'organisme récepteur. On s'est rendu compte notamment que les éléments sanguins ne sont pas tous interchangeables, en raison de différenciations bio­logiques entre les constitutions organiques. Or cette donnée de l'ordre biologique est vraie dans l'ordre biohistorique : les élé­ments sociologiques qui caractérisent des cultures différentes ne sont pas tous et toujours interchangeables.

C'est ce qu'on a pu constater en 1933 en Amérique, au moment où échoua la prohibition de l'alcool. L'introduction temporaire du <<régime sec>> produisit un trouble social aussi grave que l'alcoo­lis1ne auquel il devait remédier. On ne peut pourtant pas dire que la conscience ou la physiologie américaines fussent par nature opposées au <<régime sec>>, ni que l'organisme djahilien fût mieux prédisposé à cet égard: la prohibition réussit pourtant à s'établir·

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en pays musulman, grâce à l'impératif coranique qui l'introduisit dans la psychologie et dans les usages de la dJ"ahilia.

Par conséqt1ent, les éléments sociologiques nouveaux ne sont assimilables par la société qui les emprunte que dans certaines conditions déterminées: un besoin impérieux ou un impératif supé­rieur. Or la société musulmane, depuis un demi-siècle, n'a pas ten11 compté de ces conditions. Elle a fait des emprunts sans aucun cri-

, . . . tere, sans aucune cr1t1que, un peu par contrainte et surtout par sno-bisme et par carence de l'esprit. La confusion et le désordre qui règnent dans le domaine politique sont le résultat d'un mélange d'i­dées mortes, i·ésidus non décantés, et d'idées empruntées, d'autant plus dangereuses qu'elles se trouvent déplacées de leur contexte historique et rationnel : le cadre européen. Dans la société euro­pée11ne, on prêchait le célèbre <<chacun pour soi et Dieu pour tous>> dont l'antidote nécessaire se trouvait dans l'organisation sociale. Ce principe 11e pouvait qu'être mortel dans la société musulmane, où il a pris la place du <<cl1acun pour tous et tous pour chacun>> qui fut le principe social essentiel de l'Islam. Parfois, le principe mortel est emprunté à un contexte scientifique et acquiert de ce fait un presti­ge pernicieux. C'est ainsi que le principe darwinien de la <<sélection du meilleur>> est devenu un adage de nos inoralistes modernes sans qu'ils se doutent q11e ce qui est vrai en zoologie peut être faux en sociologie, où le <<meilleur>> signifie souvent le <<pire>>. En Europe même, ce principe, une fois déplacé de son contexte scientifique, n'a engendré que les philosophies racistes de Gobineau ou de Rosenberg. A l'origine, il fut la cause de la concurrence et de l'ému­lation qui favorisèrent le développement matériel du monde occi­dental. Mais cette stimulation de l'activité n'était qu'euphorie pas­sagère. Bientôt le <<meilleur>> devint l'homme véreux, ne reculant devant aucun moyen pour assurer son triomphe sur des <<imbéci­les>> embarrassés de leurs scrupules. De véritables gangstérismes ont fini par voir le jour dans cette société occidentale où l'on avait érigé un pri11cipe zoologique en principe moral.

Ce sont des idées tout aussi pernicieuses - même pour la civi­lisation qui les a engendrées - qui passe11t fréquemment dans la renaissance musulmane et ainsi s'accumulent, dans une société

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déjà encombrée des résidus de sa propre décadence, les résidus d'une autre décomposition. Il ne semble pas, aujourd'hui encore, que l'on soit décidé à juger des emprunts d'un demi-siècle. La décantation de ce qui est mort et le filtrage de ce qui est mortel constituent cependant le travail de base d'une véritable renais­sance. Des problèmes capitaux se posent à la société musulma­ne, mais elle ne les pose pas elle-même. En tout domaine, le hasard supplée aux idées et aux initiatives.

'2) L'incapacité de penser et d'agir caractérise aussi le deuxiè­me aspect de la question que nous considérons ici. Dans le domaine psychologique, elle témoigne en effet de l'absence de lien dialectique entre la pensée et son aboutissement concret. L'idée et l'action qu'elle commande ne se présentent pas comme une totalité indissociable - ce qui devrait se produire dans tout schéma complet d'activité positive. Quand on analyse, en effet, le processus d'une activité quelconque ayant quelque rapport avec l'économie générale de la renaissance - et il n'est pas de détail si insignifiant soit-il qui ne doive figurer dans ce bilan - on le trou­ve incomplet soit à un bout, soit à l'autre : il y a une pensée qui ne s'actualise pas, ou une action qui ne correspond à aucun effort de pensée.

Cette lacune se rencontre aussi bien dans l'ordre privé, dans l'activité d'un individu isolé, que dans l'ordre public, dans une activité générale. La pensée islahiste, par exemple, vise à la réfor­me de l'homme, mais on ne voit jamais le réformateur là où il devrait être le porte-parole de son idée, là où se trouve l'objet même de sa réfo1·1ne : dans les cafés, sur les places des marchés, partout enfin où se révèlent directement les tares sociales qu'il voudrait corriger. On se contente de faire à des enfants des cours selon des progra111mes où rien ne rappelle qu'il s'agit de réfo1·1ne, ou bien on fait des prédications de <<minbar» à 11n public qu'on n'est pas allé voir dans son milieu, dans son atmosphère habi­tuelle, mais qui est venu au pied de la cbai1·e: l'enfant analpha­bète devient quelquefois un lettré s11ffisant et l'adulte un audi­teur complaisant. Le progra11nne d'une médersa islahiste ne dif­fère pas essentiellement de celui d'une école traditionaliste, et le

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mot <<lslah>> devient une simple étiquette qui reco11vre des acti­vités sans doute utiles mais tronquées de l'idée doctrinale.

Le divorce entre la pensée et l'action n'est pas la seule cause de l'inertie de l'esprit musulman, inertie qui est aussi imputable à la confusion courante entre l'essence des phénomènes et leurs apparences. A son point de départ, le mouvement intellectuel musulman moderne a fait cette confusion: la science qu'il emprunte aux universités de l'Occident n'est pas le moyen de <<mieux être>>, elle répond au souci de <<mieux paraître>>. Cette science n'est pas plus valable en tant qu'introspection de soi lors­qu'on veut se connaître pour se transformer, qu'en tant que pro­spection du milieu qu'on doit connaître pour le transformer. C'est une science suffisante, qui s'arrête à elle-même, à ses cli­chés et à ses lieux communs. On conçoit son inefficacité dans la vie du monde musulman, où l'on na pas encore vu surgir une de ces figures qui marquent dans l'histoire des connaissances humaines. D'ailleurs, cette faiblesse du mouvement intellectuel avait déjà une cause organique que Gibb a caractérisée à tort -car l'auteur anglais généralise par trop ses judicieuses remarques - comme la tournure <<naturelle>> d'un esprit uniquement tendu vers la connaissance du <<connu>>. S'il convient en effet de noter ici l'absence de la <<tension intellectuelle>> qu'impliquerait toute science tournée vers l'inconnu, ce n'est qu'en tant que faiblesse propre à l'esprit post-almohadien. Pas plus que le mouvement moderniste, le mouvement réfor1nateur n'a modifié essentielle­ment l'attitude intellectuelle sous ce rapport. L'intelligence est constamment fonction de l'âme : lorsque celle-ci n'a plus toute sa pureté, celle-là n'a plus toute sa profondeur, et nous avons vu que l'Islahisme n'avait pas donné à l'â111e le Sursum Corda nécessaire pour la soulever au-dessus de sa condition post-al1no­hadienne. Il lui avait sans doute i111primé plus de mobilité, des aspirations, une certaine tendance au progrès, mais ce dynamis­me était demeuré stérile parce qu'il n'était pas discipliné dans le cadre d'une doctrine précise de l'efficacité. L'impulsion de la renaissance avait été donnée, mais sans orientation systéma­tique. On a ainsi l'impression que des forces jusque-là inertes ont

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été libérées sans qu'une place ou un rôle leur ait été assigné. Le monde musulman moderne est agité, mais comme un vase clos, une cornue d'alchimiste où les réactions qu'on provoque ne sont rapportées à aucune loi définie. C'est le drame du mouvement qui veut se libérer de l'apathie, de l'esprit luttant contre son inco­hérence, de l'homme qui s'est réveillé et ne sait pas encore ce qu'il doit faire. Cette impuissance organique est renforcée par des paralysies particulières : morale, sociale et intellectuelle.

La plus grave, celle qui détermine dans une certaine mesure les deux autres, c'est la paralysie morale. Son origine est connue: <<l'Islam est une religion parfaite>>. Voilà une vérité dont person­ne ne discute. Malheureusement, il en découle dans la conscien­ce post-almohadienne une autre proposition: <<Nous sommes musulmans, donc nous sommes parfaits>>. <<Syllogisme funeste qui sape toute perfectibilité dans l'individu, en neutralisant en lui tout souci de perfectionnement. Jadis, Omar Ibn El-Khatab faisait régulièrement son examen de conscience et pleurait sou­vent sur ses <<fautes>>. Mais il y a longtemps que le monde mt1sul­man a cessé de s'inquiéter de possibles cas de conscience. On ne voit plus qui que ce soit s'émouvoir d'une erreur, d'une faute. Parmi les classes dirigeantes règne la plus parfaite quiétude morale. On ne voit aucun dirigeant faire publiquement son mea culpa.

C'est ainsi que l'idéal islamique, idéal de vie et de mouvement, a sombré dans l'orgueil et particulièrement dans la suffisance du dévot qui croit réaliser la perfection en faisant ses cinq prières quotidiennes sans essayer de s'amender ou de s'améliorer: il est irrémédiablement parfait, - parfait comme la mort et comme le néant. Tout le mécanisme psychologique du progrès de l'indivi­du et de la société se trouve faussé par cette morne satisfaction de soi. Des êtres immobilisés dans leur médiocrité et dans leur imperfectible imperfection deviennent ainsi l'élite morale d'une société où la vérité n'a enfanté qu'un nihilisme. La différence est essentielle entre la vérité, simple concept théorique éclairant un raisonnement abstrait, et la vérité agissante qui inspire des actes concrets. La vérité peut même devenir néfaste, en tant que fac-

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teur sociologique, lorsqu'elle n'inspire plus l'action et la paraly­se, lorsqu'elle ne coïncide plus avec les mobiles de la transfor­mation, mais avec les alibis de la stagnation individuelle et socia­le. Elle peut devenir l'origine d'un monde paralytique, que Renan et le P. Lammens dénonçaient en disant que l'Islam est <<une reli­gion de stagnation et de régression>>.

Cette paralysie morale, qui est incontestablement le résidu post-almohadien le plus dangereux, immobilise la société musulmane, incapable de sureffort nécessaire à son redresse­ment. La paralysie intellectuelle n'est qu'une de ses conséquen­ces: lorsqu'on cesse de se perfectionner moralement, on cesse fatalement de modifier les conditions de sa vie et de penser cette modification. Peu à peu la pensée se trouve ainsi figée, pétrifiée, dans un monde qui ne raisonne plus parce que son raisonnement n'a plus d'objet social.

Le <<taqlid>> ou conformisme moral implique fatalement un renoncement à l'effort intellectuel, à cet <<ijtihad>> qui fut la directive essentielle de l'esprit musulman de la gra11de époquec11 •

Le <<tajdid>>, - consécutif, dans le monde musulman moderne, à l'œuvre du Cheikh Abdou, - fut essentiellement un renouvelle­ment littéraire, qui n'empêcha pas le maintien de la pensée musulmane dans la soumission aux règles d'un traditionalisme étouffant. Du côté réformiste, elle est demeurée nouée aux thè­mes classiques: la théologie, le droit, la philologie, la scolastique, et dans aucun de ces domaines, elle n'a dépassé les jalons posés par les maîtres de la réforme. Du côté moderniste, il semble qu'on soit allé plus loin avec Taha Hussein. L'œuvre de cet écri­vain n'est aucunement une doctrine, d'où se ramifieraient des tendances nouvelles, mais elle n'en a pas moins créé - par sa sin­gularité même. et par sa qualité littéraire - un remous d'idées propices à l'étude, à la discussion et finalement à un mouvement de pensée. Cependa·nt, ce mouvement demeure fragmentaire,

1) Il f<1ut se r·appeler la fameuse tradition mohammadienne: <<Celui qui fait un effort intellectuel et ne se trompe pas a un double mérite; celui q1~i fait un effort et se tr·ompe a q11and même un nlér·ite>>.

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sans articulations. Le monde musulman n'a pas encore ces aca­dé1nies qui dirigent la vie intellectuelle, qui établissent des contacts et des dialogues, comme il s'en était établi jadis entre l'école ghazalienne et l'école averroïste. C'est ainsi que l'œuvre de Taha Hussein n'a fait qu'effleurer les milieux lettrés de l'Afrique du Nord, et que l'œuvre d'Iqbal n'y a pas même eu d'écho. L'inarticulation de la vie intellectuelle dépend aussi, il est vrai, de facteurs externes, ce que Gibb désigne sous le nom de surim­position. Mais de toute façon, la cause interne demeure ici, comme dans beaucoup d'autres domaines, prépondérante. Même dans les pays musulmans affranchis de la tutelle colonia­liste, la pensée n'a pas encore acquis sa personnalité, son droit de cité, sa valeur sociale comme moyen d'action et base essentielle de l'activitéc1i. Tout au plus la science est-elle, dans la plupart des cas, une parure <<style renaissance>>, au lieu d'être un outil de la renaissance. En Algérie tout particulièrement, la pensée 11'est pas une action, mais un motif de décoration, une garniture, c'est­à-dire quelque chose qui n'entre pas sous la loi de la logique for­melle et pratique, mais plutôt sous celle de l'esthétique post­almohadiennec2i. Si bien que, cette pensée deme11rant inefficace, l'action devient agitation, bousculade ridicule,- ce qui n'est qu'u­ne forme de paralysie sociale.

Toute action réelle entretient un rapport direct ave~ la pensée, et toute absence de ce rapport implique une action aveugle, inco­hérente, quelque chose comme un effort sans motif. Quand la pensée est déficiente ou absente, l'action est insuffisante ou impossible: on est alors entraîné vers une appréciation subjecti­ve des faits, dont on trahit la nature et l'importance par suresti­mation ou par sous-estimation.

Ces deux modes de trahison se présentent dans le monde mus11J111an moderne sous la fo11ne de deux psychoses de sens

I) Le sort des Frères M11S11Jmans en Egypte, sous Farouk, celui des intellectuels en Irak ou en Turquie sont de sûrs indices de la place qu'occupe la cpensée• dans le monde m11511Jman moder11e.

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inverse : celle de la <<chose facile>>, qui conduit à l'action aveugle (comme ce fut le cas en Palestine), - et celle de la <<chose impos­sible>>, qui paralyse l'action comme il arrive fréquemment en Afrique du Nord. En Algérie, cette dernière psychose se fonde sui· trois axiomes qu'il est à peine nécessaire de rappeler :

- Nous ne pouvons rien faire, parce que nous sommes igno­rants.

- Nous ne pouvons accomplir cela, parce que nous sommes pauvres.

- Nous ne pouvons envisager cette œuvre, parce qu'il y a le colonialisme.

Ces trois refrains sont monnaie courante. Des gens de bonne foi expliquent ainsi leur impuissance. Mais les charlatans s'en servent aussi pour justifier leurs lucratives entreprises de mysti­fication, sous le regard complaisant du colonialisme. Le moind­re effort d'investigation ne manquerait cependant pas de déchi-1·er le voile des apparences inhibitrices, pour ne laisser apparaît­re, derrière les <<vérités>> en question, rien d'autre que des mythes. Il suffirait de confronter les <<impossibilités>> supposées aux réalités concrètes, aux véritables données du problème.

a) Nous sommes ignorants - c'est un fait, et c'est un fait qui découle du colonialisme. Mais que font les cadres instruits qui existent déjà ? Que font-ils de leur instruction comme moyen élémentaire et immédiat contre l'analphabétisme général? On a vu, sous l'occupation allemande, les intellectuèls israélites se préoccuper de ce qu'une élite peut faire de son simple savoir pour son peuple, même sous la plus étroite surveillance. Il y a bien peu de musulmans, pharmaciens, docteurs ou professeurs, qui songent - en Algérie et en dehors de leur profession - à l'é­ducation populaire. Bien entendu, sur le plan électoral, l'élite musulmane n'a pas manqué de récJa111er l'augmentation du nombre des écoles.

Mais à quoi bon multiplier les écoles tant qu'on n'a pas «a111é­lioré» les enseignements? En multipliant la nullité, on n'obtien­dra ja 1nais autre chose que la nullité. Si l'individu insb 11it est lui­même inefficace, si son instruction c:;t sans efficience · e, le

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mythe de !<<'ignorance>> est un mythe dangereux car il voile, sous le problème de l'homme analphabète, le problème plus pro­fond de l'homme post-almohadien - qu'il soit ignorant ou instruit.

b) Le mythe de la <<pauvreté>> n'est pas moins dangereux. Il suffit de considérer l'éfficacité sociale des moyens financiers du musulman riche. Malgré sa fortune, la bourgeoisie musulmane est encore plus inopérante que la classe pauvre. Il n'y a pas beau­coup de ricl1es musulmans qui aient le souci de la formation intellectuelle ou technique d'un enfant du peuple, qui aient sou­tent1 personnellement, spontanément, une œuvre d'utilité publique, et qui aient dans un tel but diminué leur train de vie. Cette carence n'est d'ailleurs pas particulière à l'individu, on la retrouve au niveau des organisations dites culturelles, - qui ne renonceraient pas à certains frais parfaitement superflus, pour encourager et aider la culture. C'est une course à la dépense inutile. Il semble d'ailleurs qu'en ce domai11e, le pauvre n'ait rien à envier au riche. On peut, en effet, vérifier n'importe où l'usage que les <<pauvres>> font de leur argent. J'ai eu récemment l'occa­sion de le constater une fois de plus dans une petite ville du Constantinois où la seule œuvre d'utilité publique, une médersa, équilibre très péniblement un modeste budget de six cent mille francs( 1

J. Or, une estimation globale faite sur les lieux m'a permis de me rendre compte que <<les pauvres>> - qui le sont d'ailleurs réellement :-- avaient dépensé en une même soirée plus de 200

ooo francs entre deux cinémas, un cirque, une baraque foraine et quelques cafés. En se basant sur quelques chiffres de cet ordre on peut apprécier le taux d'efficacité du capital musulman, c'est­à-dire le rapport entre le budget des utilités - par exemple celui d'une médersa - et le budget des futilités - comme celles que nous venons d'énumérer. Dans le cas choisi, le gaspillage est de

95 %. C'est l'indice de l'évolution entropique qui règne dans tous les domaines de la vie musulmane moderne. Cet indice est d'ailleurs encore plus élevé dans les cérémonies, mariages, cir-

1) Il s'agit clcs bt1dgets de 1949.

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concisions, funérailles, qui sont l'occasion d'effrayantes hémor­ragies budgétaires dans la vie des familles.

On peut faire les mêmes constatations dans n'importe quel domaine de la vie privée ou publique. Nous en avons un exemple fort instructif dans le budget de la délégation de la Ligue Arabe à l'ONU en 1948.

Cette délégation disposait en effet de 500 ooo dollars environ et, durant tout son séjour à Paris, n'a pas publié un seul docu­ment pour exposer à l'opinion publique la question palestinien­ne, alors que les Israéliens inondaient efficacement le monde de leur propagande. Cette énorme disproportion entre les moyens et les résultats est typique de toute l'activité publique musulma­ne. Nous sommes <<pauvres>>, sans doute, mais il n'y a chez nous aucun souci d'y remédier par une utilisation plus judicieuse des moyens disponibles. Il y a même des œuvres intellectuelles d'une importance considérable qui attendent enco1·e leur publication, faute de moyens financiers, cependant que le denier public s'en va on ne sait oùc•i. Le cas de la délégation arabe à Paris n'est pas une exception à mettre sur le compte des pachas d'Egypte; par­tout où l'argent existe, dans le domaine privé comme dans le domaine public, on est obligé de constate1· qu'il est mal utilisé. Même si l'on avait augmenté le budget de la délégation arabe, on n'aurait pas pour autant augmenté ses moyens et son efficacité, mais ses besoins et ses dépenses. Il ne s'agit donc pas d'un pro­blème financier mais d'un problème psychologique et technique, celui de l<<'orientation du capital>>c2i.

c) Il y a enfin le troisième mythe, qui - sous le nom de colo­nialisme - paralyse toutes les bonnes volontés, justifiant parfois de véritables escroqueries morales et politiques. Il est important de noter qu'en ce qui concerne les mythes dont nous venons de parler, la cause inhibitrice ne venait pas de l'extérieur, mais

i) Il faut noter le cas du regretté Aly El Hammami. Ponctuellement, on va 11onorer sa tombe, nlais aucune des organisations qui lui portent ainsi leurs hom­mages n'a songé encore à la seule chose qui compte: publier son œuvre.

2) Voir le chapitre consacré à ce problème dans Les conditions de la renais­sa11ce.

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qu'elle était i11terne, née de la psychologie de gens, des goûts, des idées, des usages, de tout ce qui constitue l'esprit post-almoha­dien, - en un mot: de leur <<colonisabilité>>.

Certes, la part d11 colonialisme est écrasante, p11isque systé­matiquement il écrase toute pensée, tout effort intellectuel, toute tentative de i·edressement moral ou économique, c'est-à-dire tout ce qui pourrait donner u11 ressort quelconque à la <<vie indi­gène>>l11. Il infériorise techniquement l'humanité livrée à sa loi, cette loi que nous avons désignée sous le terme de <<Coefficient colonisateur>>c21 . Mais ce coefficient n'affecte pas la valeur fonda­mentale de l'individu ; elle échappe à son pouvoir. Or, nous voyons l'individu inefficace, inerte, jusque dans les domaines où la pression colonialiste ne peut être incriminée. Donc le colonia­lisme agit à la fois comme réalité, quand il inhibe effectivement l'action, - et comme mythe, quand il n'est qu'un alibi ou un masque de la colonisabilité.

Il y a un processus historique qu'il ne faut pas négliger sous peine de perdre de vue l'essence des choses, de ne voir que leurs apparences. Ce processus ne commence pas par la colonisation, mais par la colonisabilité qui la provoque. D'ailleurs, dans une cer­taine mesure, la colonisation est l'effet le plus heureux de la colo­nisabilité parce qu'elle inverse l'évolution sociale qui a engendré

• l'être colonisable: celui-ci ne prend conscience de sa colonisabilité qu'une fois colonisé. Il se trouve alors dans l'obligation de se <<dés­indigéniser>>, de devenir incolonisable, et c'est en ce sens qu'on peut comprendre la colonisation comme une <<nécessité histo­rique>>. Il faut faire ici une distinction fondamentale entre un pays simplement conquis et occupé, et un pays colonisé. Dans l'un, il y a une synthèse préexistante de l'homme, du sol et du temps qui. implique un individu incolonisable. Dans l'autre, toutes les condi-

1) Quoi de plus significatif que la démarche faite par les autorités françaises au Maroc auprès des Américains afin que ceux-ci ne payent pas leurs ouvriers maro­cains des salaires dépassant un certain tau.'C ? Le «protecteur» qui demande la diminution de la ration de pain de son «protégé», voilà tout de même quelque chose qui doit avoir 11n rapport avec «I'œuvre ci"ilisatrice» ...

2) Voir Les conditions de la renaissance.

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tions sociales existantes traduisent la colonisabilité de l'individu : dans ce dernier cas, une occupation étrangère devient fatalement une colonisation. Rome n'avait pas colonisé mais conquis la Grèce. L'Angleterre, qui a colonisé 400 millions d'Hindous parce qu'ils étaient colonisables, n'a pas colonisé l'Irlande, soumise mais irré­de11tiste. Par contre, le Yémen, qui n'a jamais cessé d'être indé­pendant, n'en a tiré aucun profit parce qu'il était colonisable, c'est­à-dire inapte à tout effort social. D'ailleurs ce pays ne doit qu'au simple hasard des conjonctures internationales d'avoir conservé son indépendance.

Le Maroc, bien qu'indépendant jusqu'en 1912, n'avait pas tiré profit de l'expérience de l'Algérie colonisée à ses propres frontiè­res depuis un siècle. Et c'est seulement à partir du moment où il est tombé sous le joug de la colonisation qu'il a entrepris de véri­tables efforts de redressement sous l'impulsion de Sidi Mohamed Ben Youssef.

Ainsi donc la colonisation n'est pas la cause première à laquelle on puisse imputer la carence des hommes et la paresse des esprits dans les pays musulmans. Pour porter un jugement valable en ce domaine, il faut suivre le processus colonial depuis son origine, et non pas s'en tenir au seul moment présent: il faut le saisir en sociologue et non en politicien. On se rend compte alors que la colonisation s'introduit dans la vie du peuple coloni­sé comme le facteur contradictoire qui lui fait surmonter sa colo­nisabilité. Si bien que, par l'intermédiaire du colonialisme qui se fonde sur elle, la colonisabilité devient sa propre négation dans la conscience du colonisé, celui-ci s'efforçant alors de devenir non-colonisable. L'histoire du monde musulman, depuis plus d'un demi-siècle, n'est que le développement historique de cette contradiction introduite par le colonialisme dans l'état de choses qui caractérisa et constitua la colonisabilité. Il y a donc un aspect positif de la colonisation, en ce qu'elle libère des potentialités longtemps demeurées inertes. Bien qu'elle constitue d'autre part un facteur négatif, puisqu'elle tend à détr11ire ces mêmes poten­tialités en appliquant à l'individu <<le cœfficient colonisateur>>, un fait est significatif: l'histoire n'aja111ais enregistré la pérenni-

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té du fait colonial, les forces essentielles de l'homme surmontent finale1nent toutes les contradictions. Le colonisateur ne vient pas naturellement <<promouvoir>>, il vient paralyser, comme l'arai­gnée paralyse la victime prise dans son filet. Mais en fin de compte, il change si radicalement les conditions de vie de l'être colonisé que, par cela même, il transforme son âme. Il est donc fondamental, quand on examine la situation dans un pays colo­nisé, de ne pas omettre de considérer tour à tour ces deux notions concourantes, mais absolument distinctes: la colonisa­tion et la colonisabilité. La seule manière de définir technique­ment les causes d'inhibition est de déterminer dans quelle mesu­re elles relèvent de la colonisation ou de la colonisabilité. C'est à ce prix que le monde musulman pourra déterminer les moyens appropriés pour venir à bout des carences qui ont jusqu'ici para­lysé ses entreprises.

Tout le succès d'une méthode - qu'il s'agisse d'une doctrine politique ou d'un Islah - dépend en premier lieu de la considé­ration simultanée de ces deux faces du problème.

Voir l'une sans l'autre, c'est ne voir qu'un faux problèmer1>. Malheureusement, cette façon de tronquer le problème se

déguise en général sous le masque du patriotisme, d'un patrio­tisme loquace et vain. N'est-ce pas, cependant, le meilleur moyen de servir le colonialisme que de faire durer encore des carences, des paralysies et des abcès qui constituaient, depuis trois ou qua­tre siècles déjà, les signes évidents d'une société en état de pré­colonisation ? Une conclusion logique et pragmatique s'impose donc, c'est que, pour se libérer d'un effet: le colonialisme, il faut se libérer d'abord de sa cause: la colonisabilité.

1) Je voudrais livrer à la méditation du lecteur ce texte de Marx, qui ne passe ni pour un idéaliste ni pour un utopiste. Il l'adressait en 1850 sous forme de lettre à ceux qu'il nommait <<les alchimistes de la 1·évolution>>: <<Au lieu des conditions réelles, elle (la coterie des alchimistes) considère le désir comme le moteur de la 1·évolution. Nous disons aux ouvriers : Vous traverserez 15, 20, 50 ans de guerres civiles et de guerres internationales, non seulement pour transformer les condi­tions (exté1·ieures) mais pour vous transformer vous-mêmes et vous 1·endre aptes au pouvoir politique. (Lettre à Willic/1, septembre 1850).

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Que le n1usulman n'ait pas tous les moyens désirables pour développer sa personnalité et actualiser ses dons : c'est le colo­nialisme. Mais que le musulman ne songe même pas à utiliser efficacement les moyens déjà disponibles, à fournir le sur-effort · nécessaire pour relever son niveau de vie, même par des moyens de fortune, qu'il n'utilise pas son temps dans ce but, qu'il s'aban­donne, au contraire, au plan d'indigénisation, de chosification, -assurant ainsi le succès de la technique colonisatrice: c'est la colonisabilité.

Ainsi, quand on essaie de classer les différentes causes d'inhi­bition qui freinent les activités du monde musulman moderne, qui maintiennent son évolution à un rythme ralenti, qui sèment le désarroi, l'impuissance et finalement le chaos dans sa vie, on s'aperçoit que les causes internes - celles qui résultent de la colonisabilité - sont prépondérantes.

Il faut donc s'attendre à en observer les répercussions dans le domaine politique, qui résume tout le contenu moral, intellec­tuel et social d'un milieu et d'un peuple. Il y a d'abord un rapport direct de la politique à la vie, l'une étant la planification de l'au­tre : la politique n'est, dans son essence, que l'entreprise de réglementer les transformations successives de la condition des hommes. Ce rapport qui définit la condition de l'individu comme fin de toute politique, désigne aussi l'individu comme agent dans la poursuite de cette fin. L'homme est ainsi doublement impliqué dans l'entreprise politique: en tant que sujet et en tant qu'objet. Or la condition de l'homme post-almohadien est celle d'un colo­nisé et d'un colonisable. Le rapport du sujet à l'objet est ici le rapport du colonisé au colonisable, et non pas celui du colonisé au colonisateur. Cette remarque s'inscrit déjà en faux contre les <<politiques>> en pratique dans le monde musulman - particuliè­rement en Afrique du Nord, où elles s'adressent exclusivement au colonisateur. D'autre part, le colonisé a naturellement besoin de moyens pour agir sur la condition du colonisable. Là encore, les politiques en question constituent une hérésie puisqu'elles demandent leurs moyens d'action au colonisateur lui-même: paradoxe d'un captif qui demanderait à son geôlier la clef de sa

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cellule. Il faut donc préciser par quoi est définie essentiellement la condition des hommes à un stade donné de leur évolution, pour pouvoir en dégager la politique qui doit correspondre à ce stade. Il est évident que les conditions d'existence dépendent de l'état général du milieu considéré. Mais il convie11t d'entendre par là: <<stade de civilisation>>, et non pas <<statut politique>>, - le second aspect n'étant qu'une certaine projection du premier: il y a des monarchies où l'on traîne la savate et des républiques où l'on meurt de faim.

En réalité, la conception politique moderne du monde musul­man est elle-même un élément hétérogène, un emprunt qui ne s'adapte pas à sa situation. Dans ce domaine comme dans les autres, on n'a pas cherché des moyens : on s'est contenté d'ad­mettre des besoins factices et des formules creuses.

En fait, il ne s'agit pas d'accumuler les éléments d'un syncré­tisme, mais de retrouver par l'analyse les composantes fonda­mentales d'une synthèse : l'homme, le sol et le temps.

On peut étudier le degré de civilisation en observant la maniè­re dont l'homme s'adapte à so11 milieu.

Au stade de la vie végétative, l'homme s'adapte par un <<moindre effort>>. Pour réagir contre le froid, il garde ses calo­ries, en dépense le moins possible, fait par conséquent un mini­mum de mouvement, se blottit et se recroqueville. Pour réagir contre la faim, il tend la main à ce que produit spontanément la nature: il mange par exemple des racines. A ce stade de l'évolu­tion, on s'adapte par une sorte de sous-effort.

Au stade de la vie active, par contre, l'ho1nme s'adapte par un sureffort. Il s'organise. Contre le froid, il crée tout un système de chauffage ; et quand il ne peut en disposer en certaines circons­tances de sa vie, il réagit d'i1ne manière différente, en dépensant des calories, en exécutant des mouvements. Pour se nourrir, il conditionne techniquement le sol auquel l'homme de la vie végé­tative demandait inconditionnellement sa nou1 riture.

Or c'est le pasc;;age de la vie végétative à la vie active qui marque le début d'11ne civilisation ou d'une renaissance. Mais de tels passages rc:;teraient, dans l'histoire, des phénomènes

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incompréhensibles s'ils nécessitaient d'autres moyens que ceux virtuellement fournis par le milieu, d'autres pouvoirs - pour actualiser ces moyens - que les plus naturels pouvoirs de l'hom­me sur lui-même, son sol et son temps.

Ceci est bien entendu valable pour l'homme colonisé, qui doit nécessairement trouver dans son milieu les moyens rudimentai­res fondamentaux, malgré le colonialisme et la colonisabilité.

Le sol est déjà le support de sa vie matérielle puisque, de toute façon, il en vit ; le temps est inaliénable; et son génie est à sa disposition. Donc, il dispose entièrement des conditions néces­saires pour conquérir des moyens plus puissants et de meilleures conditions d'existence. Cela signifie qu'il peut transformer ses moyens originels en moyens plus perfectionnés, à mesure qu'il se transforme lui-même et prend conscience de son humanité et des responsabilités qu'elle implique.

Si l'on ramène maintenant ces considérations générales au pla11 de l'activité politique, il apparaît que celle-ci - pour être une sociologie appliquée et non une simple démagogie - devait impliquer deux postulats :

- faire la politique de ses moyens ; - faire les moyens de sa politique. Il découle de là deux étapes successives : 1) Une politique compatible avec les moyens primordiaux

immédiatement disponibles: l'homme, le sol, le temps. Cette condition n'exclut d'ailleurs pas les moyens secondaires que fournissent les occasions ou, comme on dit aujourd'hui, les conjonctures. Il faut considérer toutefois que ces conjonctures ne constituent pas les bases fondamentales d'une politique, mais tout simplement ses chances, les possibilités supplémentaires que lui octroie le hasard. Si on laisse trop de place aux incertitu­des, on versera dans une sorte de romantisme politique.

2) La transformation progressive des moyens originels en moyens perfectionnés, capables de modifier tour à tour les divers conditionnements du milieu. Cette étape doit naturellement abou­tir à la suppression du colonialisme sous toutes ses formes: occul­tes comme au Yémen, ou déclarées comme en Afrique du Nord .

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Au demeurant, ces deux principes fondamentaux n'impliquent nullement une for1ne de politique, mais un contenu: l'étiquette peut indifféremment être républicaine, monarchique ou même autocratique. Les élections - qui sont aujourd'hui le nœud capital de toute la vie politique du monde musulman moderne - ne sont autre chose qu'une simple forme, la forme parlementaire.

Le contenu positif est le seul critère permettant de reconnaît­re si la politique que l'on fait est une sociologie appliquée ou une simple mythologie. Malheureusement, en suivant l'évolution générale de la politique inusulmane jusqu'à l'affaire de Palestine, on n'a pas l'impression qu'elle repose sur des principes bien déterminés, des postulats clairement établis. On n'y voit pas davantage de buts réels et réalistes contrôlés par une doctrine indiquant les voies pour y parvenir techniquement. On n'y trou­ve mê1ne pas le principe traditionnel que le promoteur et l'ini­tiateur - Djemel Eddin - avait déjà formulé en désignant <<la fra­ter11ité isla11 iique>> comme base nécessaire de toute politique dans les pays musulmans.

Ce principe est continuellement co1nbattu par les divers natio­nalismes, qui ne sont en fait que des <<partismes>>, c'est-à-dire l'ex­pression d'élites nullement soucieuses du rapport qu'elles devraient établir entre elles, et se contentant de veiller à leurs pro­pres intérêts. On commence seulement à se douter, dans le monde musulman, que l'unité est un problème capital et qu'une synthèse ne se fait pas à partir de n'importe quels éléments, et selon n'im­porte laquelle des politiques qui sévissent actuellement. Il est d'ailleurs difficile d'appliquer le terme de politique aux initiatives anarchiques de ces différentes élites, et le terme de <<boulitique>>, que le peuple algérien emploie pour désigner les confusions, les illusions et les mythes, lui serait certainement préférable.

C'est toute la différence entre le hasard ou le sentiment et la directive précise dégagée de l'expérience humaine au cours de l'histoire. La <<boulitique>> n'est que la confusion du possible et de l'impossible, l'abandon de l'accessible et des moyens directs pour l'inaccessible et les moyens imaginaires. En Afrique du Nord, en particulier, la politique a pris ce caractère péjoratif

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parce qu'elle repose sur les lacunes et les inefficiences de l'ère post-almohadienne. On y retrouve ainsi fatalement les psychoses contradictoires de la <<chose impossible>> et de la <<chose facile>>.

Cette mythologie politique masque encore à la conscience musulmane les véritables données du problème; là où il s'agit d'agir, on ne fait que parler, là ou il s'agit de dénoncer la coloni­sabilité, on ne dénonce que la colonisation, et l'on n'accomplit aucun effort pour transformer effectivement la condition des hommes. Les dirigeants les plus sérieux attendent la conjonctu­re, c'est-à-dire la chance, et entre temps, ils se contentent de pro­tester en s'adressant à n'importe quel mythe: l'ONU ou <<la cons­cience universelle>> ...

D'ailleurs, pour les partisans d'une telle attitude, la théorie des conjonctures n'est plus qu'un simple mot, un vain espoir face à des évènements qui passent toujours inopinément. On ne saurait évi­demment découvrir le sens de la conjoncture si l'on n'a pas un sens de la réalité dépouillé de tout romantisme, de tout sentimentalis­me. Malheureusement, les jugements ne sont le plus souvent que des professions de foi sentimentales. On ne juge pas, on déplore, on déteste ou on aime. Les meilleurs esprits ne semblent pas exempts de cette déformation. Le vénérable et regretté Cheikh Ben Badis, dans un article paru en 1934, à l'époque du conflit entre Ibn Séoud et l'imam Yahia, déplorait <<l'effusion du sang musulman>> et son reproooe s'adressait indistinctement aux deux antagonistes, comme si Ben Badis n'avait pas discerné la grandeur du conflit où s'opposaient l'effort spirituel et matériel de la renaissance isla­mique incarnée par la pensée wahhabite, et les forces de la déca­dence que représentait l'imam Yahia, soutenu comme par hasard par les puissances colonialistes. Ce jugement négligeait le côté instructif du drame, en l'occurence la rapidité de manœuvre de la jeu11e armée séoudite qui déjoua le plan colonialiste en 24 heures par la prise de Hodeïda; il ne tenait même pas compte de l'attitu­de de Mussolini qui se serait volontiers installé au Yémen pour <<protéger l'Islam>>.

Aujourd'hui encore, on trouve dans la presse des Etats musul­mans le reflet de cette psychologie émotive. Tout récemment, à

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la st1ite des trois cot1ps d'Etat qui s'étaient succédé en Syrie, la presse arabe 11'a fait que déplorer l'état d'instabilité de la jeune république syrienne''). Aucun correspondant de presse n'a essayé de pénétrer le sens profo11d des évènements. On aurait pu pour­tant se rendre compte que le Foreign Office ne menait plus le jeu à sa guise dans le monde arabe. Le colonel Zaïm s'était installé à son insu, et son propre homme de paille, le colonel El-Hannaoui, avait été chassé sans pouvoir parer le coup. Le coup d'Etat du colonel Chikakli prouvait à son tour que le monde arabe sait dés­ormais mener techniquement une action politique et prendre en défaut cet organisme si bien organisé qu'est l'intelligence Service: c'est cela l'aspect essentiel de la question, et non pas l'instabilité d'un Etat qui vient seulement de naître.

La référence à la <<boulitique>> peut aussi éclairer la mésaven­ture palestinienne, où les dirigeants ont n1ontré leur incompé­tence dans les détails les plus élémentaires. Mais ici encore, on doit faire exception de la diplomatie séoudite, qui s'est révélée la se11le consciente.

Ibn Séoud semble être le seul homme d'Etat arabe qui ait compris d'emblée les dessous de l'affaire et se soit abstenu d'en­voyer ses troupes en Palestine. Il a montré ainsi qu'il n'était pas dupe de l'évacuation insolite de Jaffa par les Anglais, qui savaient vraisemblablement ce qu'ils faisaient en quittant sub­repticement les lieux, sans transfert préalable des pouvoirs à des autorités régulièrement organisées pour protéger toutes les populations civiles de Palestine. Bernard Shaw - mais on croit en général qu'il ne parle que pour faire des boutades - disait quelques jours avant l'évènement qu' <<il fallait laisser les AI·abes et les Juifs trancher par les armes leur différend>>. C'était l'avis d'un homme certainement bien renseigné, ou qui savait réflé­chir avant de formuler une opinion. A l'exception d'lbn Séoud, tous les membres de la Ligue Arabe se trouvèrent paralysés de stupéfaction et ne songèrent même pas à dénon­cer l'insolite évacuation de Jaffa dans des conditions telles

1) Il s'agit des trois coups d'Etat de Zaïm, de Hannaoui et de Chikakly en 1949.

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que les Israéliens seuls pot1\1aient en profiter, étant donné la pré­sence de leu1·s forces sur les lieux mêmes du litige. Ils ne surent pas davantage devancer les é\1è11e1nents en créant 11ne situation légale, par la proclamation de la République palestinienne. Que cela n'ait même pas été envisagé, \1oilà qui est significélti1· d'une incon1pétence politique totale. Les dirigeants de la Ligue, E~r1traî­nés par la psychose de la <<chose facile>>, ne comptèrent que sur l'ONU. Ils avaient infiniment sous-estimé la supériorité diplo-1natique, financière, technique et même numérique des Is1·aéliens. Cette dernière supériorité ne pouvait sans doute leur apparaître à première vue ; il eût cepe11dant s11ffi de savoir comp­ter pour s'en rendre compte. Il était évident que les sionistes pouvaient disposer d'un contingent mobilisable de plus de trois cent mille combattants. Or, les Etats arabes - je ne dis pas les peuples arabes, que la diplomatie étrangère a réussi à neutraliser et d'ailleurs fort heureusement - pouvaient tout au plus mobili­se1· deux cent mille hommes. Quant à la supériorité diploma­tique, financière et technique des Israéliens, il i1'était pas possi­ble d'en discuter étant donné l'état actuel du monde musulman. La victoire des Israéliens était facile à prévoir pour tout autre que pour les victimes de la <<boulitique>>, car la <<boulitique>> répète ses erreurs puisque ce n'est ni une science ni une expérience, mais une ignorance, une divagation .•

C'est encore ainsi que l'euphorie à l'égard des organisations internationales ne cessa même pas lorsque l'on constata q11e feue la SdN n'était pas chargée d'applique1· les fameux quatorze points de l'homme d'Etat américain, mais bien au contraire de distribuer de nouveaux mandats, de nouveaux protectorats: on n'en tira aucune conclusion pratique. Si bien que tout devait pareillement recommencer avec la Charte de l'Atlantique et l'ONU. Jusqu'à la session du Palais de Chaillot, les dirigeants de la politique musulmane ne tarirent pas en discours et élégies de toutes sortes sur la nouvelle panacée internationale.

La mytholologie débordait, une fois de plus, enveloppant la conscience musulmane dans ses vapeurs enivrantes. Il était d'au-

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tant plus facile de se laisser tromper que les apparences étaient fortement trompeuses. On voyait en effet le Pakistan recouvrer sa souveraineté. L'indonésie recot1vrait également, plus ou moins, la sienne. Des vapeurs d'indépendance <<facile>> - d'indé­pendance acquise sans grand effort constructeur et pour ainsi dire sans moyens - troublaient les esprits. Anesthésie totale qui empêcl1a de voir que les pays dits <<libérés>> ne l'étaient pas en raison d'un principe libérateur, mais simplement parce qu'ils se trouvaient dans la zone dangereuse, aux frontières du commu­nisme. Il suffit de jeter les yeux sur la carte pour s'en convaincre.

On conçoit quelle peut être la précarité d'une telle indépendan­ce tant que les pays en question demeurant colonisables, tant qu'ils n'ont pas une prise réelle sur leur propre situation. La stratégie peut se trouver modifiée d'un jour à l'autre da11s le monde. On l'a déjà vu en Indonésie où, à deux ou trois reprises, la reine Wilhelmine chan­gea d'attitude au gré des circonstances. Le Japon doit être vaincu: la reine accorde l'indépendance. Puis le Japon est vaincu: la reine envoie un corps expéditionnaire pour <<cueillir>> les dirigeants nationalistes dans leur lit et mettre fin à leur éphémère république. Et lorsque enfin Mao-Tsé-Toung arrive à Canton, la même reine inodifie de nouveau sa politique à Javac'i.

Quant à la situation au Pakistan, elle apparaît aussi confuse lorsqu'on l'examine de près. Il semble même que Churchill ait voulu atteindre aux Indes - et qu'il ait effectivement atteint -trois objectifs distincts. Tout d'abord il s'agissait d'enlever à l'URSS une arme puissante de démagogie et de propagande. Quelle serait en effet la situation d'une Inde encore colonisée avec une Chine communiste à ses frontières, lors d'une troisième guerre mondiale ? Le <<vieux renard>> sut établir dans la pénin­sule indienne une zone de sécurité, un cordon sanitaire contre le

1) Une enquête s111· l'Indonésie, publiée i)ar un jo11rnal parisien bien des mois élpr·ès la rédaction de ces lignes, vient confirmer rigoureusement rnon point de vue. Voici con1ment Alerry Bromber·ger voit la situation nouvelle dans l'archipel :

<<Pourtant, écrit-il, les Hollandais présents ce soir sour·iants et amènes. <<Tout est perdu e11 apparence (c'est moi qui souligne) pour eux.>> Mais tout peut <<se regagner encore ... >> - PARIS-PRESSE, 30 août 1950.

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communisme. Mais il a su par ailleurs créer de toutes pièces - et avec les moyens du bord, pour1·ait-on dire - une antinomie Pakistan-Inde qui d'une part isole l'Islam de la masse hindoue, et de l'aut1·e empêche une puissante union indienne de se former.

Pour consolider cette œuvre de division, on s'est efforcé de creu­ser entre Musulmans et Hindous un fossé où a coulé le sang de plu­sieurs millions de victimes de cette étrange libération. Ce sang est plus qu'une frontière, et déjà Patel s'irrite quand il parle du Pakistan, ol'i la Ligue Musulmane aura tout fait pour favoriser une situation assez trouble. A quoi il faudrait ajouter cet autre irritant problème du Cachemire, qui n'est pas le moindre écueil à la réconciliation des frères ennemis. Comprendront-ils, en particulier, le sens machiavélique de la déclaration faite, il y a un a11, par un dirigeant. sioniste: <<Des relations devraient s'établir entre l'Etat d'Israël et l'Etat Hindou pour ôter à l'Islam sa virulence>> ? En lan­gage clai1·, cela signifie qu'il faudrait des guerres entre les deux Etats jumeaux qui se partagent aujourd'hui l'Inde. Il y a cependant une ombre géante au tableau. Ceux qui voudraient pousser Patel contre le Pakistan, ou cet Etat contre l'Union Indienne, voient l'ombre de Mao-Tsé-Toung se profiler sur tout le Sud asiatique.

Dans le même ordre d'idées, la Syrie ne doit pas davantage sa liberté à un principe libérateur, mais à la simple conjoncture que représentait à la fin de la dernière guerre la future création de l'Etat d'Israël. Il est néanmoins indéniable que le peuple syrien a profité de tout cela et Chikakly a déjà - sur le plan diplomatique - mani­festé la reconnaissance de son pays à ses libérateurs, en prenant ostensiblement certaines mesures contre les Frères musulmans.

Il semblerait donc que les peuples de l'Afrique du Nord ne puissent se libérer du colonialisme qu'à la faveur de circonstan­·ces internationales semblables<1

i. Mais ils ne parviendront à une libération véritable que s'ils préparent eux-mêmes technique-

1) Le colonialisme français - comme l'ap1·ès-guerre vient de le démontrer - ne libère pas des peuples colonisés, mais perd des colonies. C'est même semble-t-il sa vocation, si l'on songe au Canada et aux Indes, jadis. De nos jours, c'est Ho Chi Minh qui libère le Cambodge et le Laos.

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ment les conditions de leur libération. Aussi l'opinion que reflè­te un titre comme celui-ci (relevé da11s la presse algérienne): <<A la libération des peuples colonisés d'Asie succédera inévitable-1nent celle des peuples colonisés d'Afrique>>, nous semble-t-elle par trop simpliste.

Une pareille formule suggère l'idée fausse d'un automatisme libérateur qui n'existe malheureusement que dans l'esprit de l'auteur de cet article, car la libération d'un pays ne rend pas <<inévitable>> la libération inconditionnelle d'un autre pays. Il y a det1x attitudes possibles: attendre que les conditions se réalisent d'elles-mêmes ou les préparer d'une maniè1·e positive.

Le problème capital est donc là: pour cesser d'être colonisé, il faut cesser d'être colonisable, cesser de <<faire de la mythologie>>. Il ne semble pas qt1'actuellement on soit débarrassé de la psycho­se de la <<chose facile>>. En écrivant ces lignes, je dépouille les derniers écrits concernant la politique de l'Afrique du Nord: un appel à l'ONU et un réquisitoire contre le colonialismec•i. Là encore, aucune orientation nouvelle, aucune indication de moyens concrets, aucune définition de l'effort quotidien néces­saire pour changer les données de la colonisabilité, et par consé­quent les données de la colonisation.

Il convient toutefois de remarquer que l'affaire de Palestine semble avoir quelque peu troublé l'euphorie générale: peut-être faudra-t-il y voir la charnière historique autour de laquelle le monde musulman aura commencé de pivoter pour retrouver enfin une orientation positive.

1) Voir· l'article en question dans le numér·o du 3 février· 1950 de la Répitblique Algérienne.

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Les facteurs externes

<<Lorsque les tyrans s'emparent d'une cité, ils la pervertissent et humilient son élite. Ainsi agissent-ils.>> Coran.

· Nous avons jusqu'ici considéré systématiquement le seul aspect interne du chaos : celui de la colonisabilité. Mais il y a aussi, nous l'avons dit, un aspect externe : celui de la colonisation. Ici, le colo­nialisme ne se manifeste pas seulement sous la forme d'un mythe inhibiteur, comme psychose paralysante, mais sous forme tangible d'actes éliminatoires, tendant à faire disparaître les valeurs de l'in­dividu et les possibilités de son évolution. Cet aspect est surtout sensible là où le colonialisme est totalitaire, comme il l'était naguè­re en Indonésie et en Tripolitaine, et comme il l'est aujourd'hui en Afrique du Nord. Ces deux aspects ne sont pas d'ailleurs absolu­ment distincts, ils interfèrent et se confondent. Mais nous croyons devoir les séparer ici afin de donner à chacun d'eux son importan­ce relative. Encore est-il nécessaire de préciser ce qu'il faudrait entendre par <<colonialisme totalitaire>>. Il s'agit d'une nuance pour opposer deux for1nes de colonisation: l'une, qu'on pourrait appeler <<libérale>> parce qu'elle n'intervient pas directement dans tous les domaines de la vie du colonisé, où celui-ci garde, en apparence, les mains libres. Au contraire, la forme <<totalitaire>> intervient direc­tement pour régler jusqu'aux détails de sa vie religieuse. Cette ingérence s'étend à tout: on assignera aux enfants du colonisé une <<une école indigène>> qui indigénisera leur esprit; et si le colonisé est gérant de café, on lui assignera une raison sociale qui indigéni­sera son commerce.

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. Ce totalitarisme a ses académies (écoles des Sciences colonia­les) et son plan général: le pacte colonial qui se modifie d'ailleurs, selon les besoins de la cause et le cours des évène­ments, pour répondre continuellement aux situations nouvelles. Des congrès périodiques, qui masquent leur objet sous un nom ou sous un autre - Congrès Volta, Amis de Nostradamus, etc. -tiennent constamment à jour la politique coloniale et son plan technique de colonisation morale et matérielle. La vie du coloni­sé est ainsi cernée de toutes parts par un dirigisme plus ou moins apparent, mais qui n'omet aucune circonstance, aucun détail.

Sous cette forme, évidemment, le colonialisme figure comme élément essentiel dans le chaos musulman. Il y intervient non seulement en raison du contact direct entre administrés et admi­nistrateurs, entre colons et colonisés, mais aussi, d'une manière occulte, dans les rapports des musulmans entre eux. Sa <<présen­ce>> - le mot est tout un programme - se manifeste dans les détails les plus imprévus et les plus insignifiants de la vie quoti­dienne. Le promeneur qui traverserait en flânant les rues d'Alger pourrait constater dans la même matinée au moins deux ou trois scènes très significatives. Il verrait, par exemple, de petits enfants vendre des oranges, traqués par la police: l'un d'eux se sauve en semant derrière lui sa pauvre marchandise, tandis que le policier qui le pourchasse a l'air tout aussi sérieux et satisfait de son rôle que s'il s'agissait d'une <<mission>>. Un peu plus loin, le même promeneur pourrait voir d'autres enfants : leurs regards crapuleux guettent la dupe charitable tandis que, par une sorte de dégradation de leur propre malheur, ils jouent une <<scène de misère>> déchirante, en récitant une irritante litanie. Mais le poli­cier qui passe et repasse devant ce spectacle avilissant ne dit pas un mot. Plus loin encore, le promeneur verrait des chiroman­ciens dignement enturbannés inviter le touriste étranger, la femme qui passe: là encore le policier ne souffle mot.

Ces scènes quotidiennes ont leur signification. On y découvre toute la philosophie colonialiste, qu'on pourrait exprimer par le verset mis en exergue : <<Certes, quand les tyrans occupent une cité, ils la pervertissent et humilient son élite. Ainsi agissent-ils.>>

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Le colonialisme est méthodique : toute son œuvre est une mise en scène, un truquage pour donner à la physionomie du pays colonisé un air <<indigène>>. Tout écueil que pourrait rencontrer son œuvre est écarté systématiquement. Il élimine la véritable élite - non pas celle que sa faveur particulière a désignée pour représenter le peuple colonisé - mais l'élite naturelle qui témoi­gne des plus hautes vertus d'un peuple. Afin qu'elle ne se refor­me pas, qu'elle n'émerge pas de nouveau, on installe tout un sys­tème de perversion, d'avilissement, de destruction, dirigé contre toute dignité, toute noblesse et toute pudeur.

Et c'est ainsi que le peuple colonisé se trouve campé dans un cadre artificiel dont le moindre détail contribue à maintenir en porte-à-faux l'existence des individus. Cette technique de la dés­orientation est en fait un véritable sabotage, qui s'adapte conti­nuellement aux situations nouvelles, qui se dresse en face de toute initiative et de toute énergie neuve pour les capter et les détruire. La <<renaissance musulmane>> ne pouvait donc man­quer de susciter chez le colonisateur l'intérêt le plus passionné.

Il est facile de deviner quels éléments de perturbation, quels facteurs d'inharmonie le colonialisme va introduire dans la société musulmane moderne. Son pouvoir et son ambition illi­mités lui ont inspiré la pensée folle et tragique d'arrêter la mar­che de la civilisation dans les pays colonisés. En face du moder­nisme - du tajdid - il va dresser un archaïsme artificiel comme une scène de théâtre, où les figurants, marabouts, pachas, alems ou universitaires truqués, devront jouer la scène de la <<tradition islamique>>c•i, - <<tradition>> qui devient le mot d'ordre de toute la politique coloniale.

D'autre part, en face de l'effort réformiste, on voit se dresser un obscurantisme tapageur qui ressuscite continuellement des anachronismes périmés et des mythes disparus. P~rce que le

1) L'attitude de certains marabouts algériens qui prêchent le retour à l'Islam en savourant un verre d'anisette et se déplacent dans de somptueuses automobiles livrées par les services des Affaires Musulmanes entre dans le cadre de cette mise en scène.

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colonialisme veut inlassablement réédifier le panthéon ruiné du maraboutisme, on promènera dans certaines capitales des figu­rines momifiées, tirées du moyen-âge post-almohadien, pour figurer, dans la scène rétrospective de la politique indigène, <<l'Islam traditionnel>>. A chaque instant, le colonialisme clame à l'histoire des peuples colonisés le mot de Josué: «Stat Sol.>>, <<Arrête-toi, Soleil.>> Cette singulière prétention, qui n'était venue jadis à l'esprit d'aucun Gengis Khan, d'aucun Attila, est aujourd'hui la formule politique de la plus odieuse forme de despotisme humain en ce xxe siècle de civilisation européenne et chrétienne. Elle se manifeste dans tous les actes des colonisa­teurs, surtout depuis que l'équilibre post-almohadien s'est rompu, sous la pression explosive de Djemel Eddin. Guidé par la pensée sacrilège d'arrêter la marche des peuples vers la lumière, le colonialisme n'hésita pas à mêler le sacré à l'impur pour sau­ver ses intérêts matériels. Vers le début de ce siècle, certaines éditions apocryphes du Coran avaient circulé en Egypte. On croyait ainsi saper la base même de la pensée islamique renais­sante. Les faussaires allèrent jusqu'à railler les musulmans quand la supercherie fut découverte. J'ai personnellement entendu à Paris un éminent professeur déclarer: <<Les musul­mans avaient-ils besoin de protéger le Coran, puisqu'Allah avait dit qu'il le garderait lui-même au-dessus de toute atteinte ?>>

Quoi qu'il en soit, c'est par de tels moyens de déviation, de corruption, de falsification, que le colonialisme entend faire la <<politique coloniale>> et se rend ainsi responsable d'une grande part du chaos du monde musulman. Dans ce domaine, il n'est pas possible de se dégager du détail, de résumer, de condenser en quelques expressions systématiques.

Le système ne se sépare pas du détail, qui fournit un témoi­gnage direct et concret sur la responsabilité du colonialisme. Mais d'autre part, nous n'avons pas la prétention - qui serait saugrenue - d'exprimer ici tous ces détails discordants qui s'in­troduisent sans cesse dans la vie musulmane comme des grains de sable dans les rouages d'un moteur. L'œuvre coloniale est un immense sabotage de l'histoire.

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Certains détails méritent cependant une mention particulière. Citons cet exemple que nous avons recueilli, comme un épisode banal de la vie algérienne. Il marque une interférence curieuse de .l'archaïsme que voudrait ressusci.ter l'administration et du modernisme vivant de la volonté populaire. L'incident s'est passé à Laghouat, où le maraboutisme, condamné par une évolution naturelle, avait depuis longtemps disparu des usages. Un matin, cependant, la population eut la surprise d'entendre un fameux branlebas, depuis longtemps oublié. Puis elle eut ensuite la stu­péfaction de voir déambuler par les rues de la ville une curieuse procession ; un cortège maraboutique. Ce rappel d'un état de choses révolu, laissé en arrière par l'évolution, avec le passé post­almohadien, fut désagréable à beaucoup. C'est alors que les diri­geants du scoutisme local eurent l'idée d'organiser sur-le-champ un défilé de jeunes scouts pour escorter dans les rues le gro­tesque cotège. Les rires et les plaisanteries fusèrent sur le passa­ge de la procession qui se dispersa en désordre, comprenant que minuit était passé et que ce n'était plus l'heure des fantômes.

C'est sous le même angle qu'il faut admirer le choix particulier que fait l'administration en désignant certains personnages d<'.fa­vorisés physiquement et moralement pour <<représenter>> les populations musulmanes dans telle ou telle assemblée<11 • Astuce d'ailleurs cousue de fil blanc, et capable tout au plus d'abuser ses auteurs, qui sonnent inlassablement les douze coups fatidiques de minuit en croyant encore pouvoir assoupir la conscience musul­mane. Naïf et entêté, le machiavélisme colonialiste ne se laisse abattre par aucun échec et mobilise encore et tous les jours des sonneurs de minuit, à qui l'on distribue des sommes importantes au lieu de les consacrer à des tâches plus utiles. En certains tra­vaux d'urbanisme - dans le peu d'urbanisme concernant la popu­lation indigène - il est toujours facile de noter le trait <<indigène>> dont on veut absolument souligner la vie musulmane. On peut le

1) Aujourd'hui cet esprit préside même à la <<vie intellectuelle i11digène>>, sou­mise à des jurys littéraires colonialistes qui priment le roman où le <<génie indigè­ne>> a donné la mesure de sa dégradation.

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constater notamment dans ces sortes de silos-villes qui marquent d'ailleurs un progrès sur les bidons-villes où croupit la population pauvre des grandes agglomérations.

Mais le style silo-ville, comn1e on le voit dans la banlieue d'Alger, tient à garder un touchant cachet <<indigène>> en arron­dissant en dos d'âne des toits curieux de ses maisons : ce qui n'est évidemment qu'une manière comme une autre de nier le goût musulman et d'effacer le souvenir du beau style arabe qui a laissé d'impérissables monuments en Espagne.

Il n'est pas jusqu'au simple établissement de café qui ne doive régulièrement, officiellement, afficher sa pittoresque enseigne de <<café-maure tenu par la yvc Une Telle>>. A Tunis, l'administration a même le souci d'obliger les gérants des cafés à pourvoir en matière première et en outillage les fumeurs de kif, - sans doute pour leur faire oublier le passé, le présent et l'avenir.

Si le monde n'est pas définitivement démoralisé, s'il n'a pas perdu tout sens moral, c'est que l'âme humaine est vraiment indestructible et éternelle. Les théologiens de toutes confessions devraient rendre grâce au colonialisme d'avoir démontré impé­rativement l'immortalité de l'âme. Aucune autre époque n'a su mieux régénérer dans l'homme les données de la brute, par tou­tes sortes de fermentations dont les champignons sont fournis par ces laboratoires bien agencés et puissamment pourvus de moyens matériels et psychologiques : lois, banques, administra­tions, journaux, prisons et écoles <<indigènes>>. C'est grâce à ces laboratoires que l'écume de la société musulmane est aujourd'­hui à la surface et son élite au fond; même la vie intellectuelle d'un pays colonisé n'est qu'une simple fermentation pour dis­tiller certaines idées que le colonisateur recueille soigneusement pour en faire les idées directrices de la <<boulitique>>.

Par ailleurs, un enfant, lors d'un simple examen de certificat d'études primaires, devient l'objet inconscient d'une conjuration d'examinateurs <<honorables>> qui règlent ses notes, à volonté, pour qu'il ne soit pas question pour un <<petit indigène>> d'une mention plus honorable que celle de ses camarades européens. Cette conception règle même la vie du régiment. Le Maréchal

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Franchet d'Esperey dira un jour, au cours d'une revue : << Le grade n'est pas un droit mais une faveur pour l'officier indigè­ne>>. Pour le petit écolier comme pour l'intellectuel musulman, il en est de même: le diplôme ou la situation ne sont pas des droits, mais de simples faveurs. Et l'on se doute des échantillons pitoya­bles de l'élite musulmane qu'engendrent de telles faveurs. Par contre, si un cerveau remarquable se révèle, on essayera par tous les moyens de le briser, et s'il est trop dur, on brisera sa famille, pour le paralyser.

On décale ainsi toute la vie intellectuelle d'un peuple et du même coup toute son évolution. Sur le plan économique et social, on emploie naturellement le même procédé: détruire l'ar­mature existante dans le pays coloaisé et l'empêcher par tous les moyens de se refaire. C'est ainsi que, dès l'occupation de l'Egypte, on voit l'Angleterre effacer la pensée de Méhémet Ali et l'œuvre du Khédive lsmaïl qui avait entrepris l'équipement d'une industrie nationale, - et nous ne parlerons pas des 50 % d'ac­tions de Suez arrachés à un gouvernement terrorisé. En Algérie même, il y eut un certain nombre d'institutions sabordées dès l'installation de la colonisation. Une sorte de <<Saint-Cyr>> for­mait et dotait les orphelines d'Alger : il fonctionna encore quelque temps après 1830, sous la direction d'une charitable Française, mais disparut à son tour: ce n'est plus qu'un souvenir dans certaines archives et dans la mémoire de quelques vieux Algérois. A Constantine, un syndicat qui venait de naître sous le titre symbolique de <<Cercle Salah Bey>> - bey à l'esprit social qui avait encouragé, à son époque, l'instruction et le travail - se trou­ve interdit par l'administration coloniale. Aujourd'hui, l'art si pré­cieux de la miniature ne compte plus dans le monde musulman que de rares représentants, comme Omar Racim en Algérie. Quand ces artistes disparaîtront, leur art disparaîtra avec eux, parce que l'administration, loin de l'aider, aura tout fait, au contraire, pour qu'il périsse.

Ainsi, dans chaque domaine de la vie sociale, aperçoit-on, parfaitement jumelées, les deux faces du chaos - colonisabilité et colonisation. Si la vie culturelle elle-même n'échappe pas au

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contrôle du colonialisme, c'est parce que celui-ci sait que la reli­gion demeure l'unique, l'ultime moyen de refaire la santé mora­le d'un peuple qui a perdu, dans la crise de son histoire, tout res­sort moral. Si aujourd'hui il y a quelque chose qui vibre encore dans l'âme musulmane, quelque chose qui la rend capable de se transformer et de se dépasser, c'est bien l'Islam ..

Aussi le colonialisme s'attaque-t-il partout à cette puissance de résurrection. L'Islam devient donc l'objet de toutes les res­trictions, de toutes les surveillances. Il est aujourd'hui infiniment plus facile d'ouvrir une maison de jeux ou un café q'une école coranique. D'autre part, c'est l'administration elle-même· qui désigne le personnel du Culte - le muphti et l'imam - non pas à la satisfaction de la communauté musulmane, mais au gré des colons. Et, par ce dispositif, elle tient en ses mains les suprêmes moyens de corruption. L'homme qui dirige les dévotions à la mosquée n'est pas choisi pour sa conscience morale ou pour sa science théologique, mais surtout pour son utilité administrati­ve, comme simple adjudant des prières. Cette situation du culte n'est pas celle qui trouble le moins la conscience du croyant, en le plaçant devant des faits parfaitement perturbateurs: un imam qui moucharde, un muphti corrompu et corrupteur, un cadi pré­varicateur. On veut faire de l'Islam lui-même un aspect pitto­resque de la <<vie indigène>>.

Et c'est ainsi que l'administration accumule les écueils et les entraves sur la voie de la renaissance musulmane.

Mais ici du moins, une confrontation directe devient possible entre la colonisabilité et la colonisation comme facteurs de para­lysie. Cette confrontation nous permet de nous rendre compte, sur le vif, que le colonisé peut toujours se libérer de sa colonisa­bilité, dans la mesure où il applique son intelligence et son effort à surmonter les difficultés, à contourner les écueils, à rompre les entraves. Ici du moins, - parce que le musulman, même au stade post-almohadien, ne souffre pas d'atteinte à sa religion, - nous le voyons et nous l'avons vu, en Algérie notamment, édifier lui­même ses nouvelles mosquées où il va librement faire ses dévo­tions, et ses nouvelles écoles où son fils poursuit librement ses

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études. Ces initiatives nous prouvent à quel point il ne s'agit pas de discourir sur la liberté du culte, ni sur l'extension de l'er1sei­gnement, inais de faire des œuvres sociales et d'accomplir des devoirs impérie11x. Il est évidemment excellent d'obtenir les <<droits>> que l'on a réclamés, mais il ne s'agit pas, comme on le fait malheureusement encore, de renverser l'ordre des valeurs en mettant les <<droits>> avant les <<devoirs>>, - ce qui ne pourrait qu'augmenter la confusion, le désarroi et le chaos en multipliant les faux pas de la << boulitique>>.

Le colonialisme fait encore sonner minuit, mais dans le monde, musulman, l'he11re du sommeil et des fantômes est pas-

,. ,. . . see, sans rem1ss1on.

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IV - LE CHAOS DU MONDE OCCIDENTAL

<<Ils ont calculé et Dieu a calculé : mais Dieu est le calculateur infaillible.>> Coran

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Le chaos du monde occidental

En notant <<la rapidité énorme avec laquelle le monde de l'Islam se meût spirituellement vers l'Ouest>>, Iqbal ne fait peut­être que mentionner un aspect particulier d'un phénomène qu'Ibn Khaldoun avait saisi dans sa généralité: <<Le peuple conquis, affirme le grand historien médiéval, adopte les formes, les idées et les manières du peuple conquérant>>. La technologie moderne appe1le cela <<la loi de l'adaptation>>. Devant un pareil phénomène, nous avons vu Iqbal lui-même se troubler lorsqu'il s'agissait de prendre position, par exemple, quant au problème _ de la femme. On le voyait hésiter entre la coutume orientale qui sépare la femme de la réalité par un voile ou par un mouchara­bieh, et la conception occidentale d' <<émancipation>> incondi­tionnelle qui la met de plain-pied avec la réalité. Cette attitude témoigne du trouble général de la conscience musulmane moderne, déroutée entre deux solutions qui lui paraissent égale­ment déplorables. Il semble que l'on soit, dans de nombreux domaines, à la recherche d'une troisième solution, plus compati­ble à la fois avec l'esprit de l'Islam et les nécessités de l'époque ; et dans toute recherche, il y a une hésitation, une angoisse. Il faudrait trouver là, sans doute, la cause de ce trouble des meilleurs esprits, d'où résulte une sorte de pause dans l'évolu-

tian des idées, puisque la société musulmane ne peut plus reve-nir en arrière au stade post-almohadien et ne peut se lancer plus avant, aveuglément, dans son mouvement <<vers l'Ouest>>.

Le monde musulman donne ainsi l'impression de se trouver dans un no man's land historique, entre le chaos post-almoha­dien et l'ordre occidental. Mais cet ordre n'exerce plus l'influen­ce fascinante et l'attraction irrésistible qu'il exerçait naguère, à l'époque de Mustapha Kemal et d'Iqbal. Actuellement, l'Occident n'offre plus, à son tour, que le spectacle d'un autre chaos où l'esprit musulman, à la recherche d'un <<ordre>>, ne trouve pas le

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modèle à imiter, la source d'inspiration extérieure pour guider sa marche progressive, de sorte qu'il en vient à se retourner vers ses propres valeurs. On peut ainsi remarquer dans les lectures et les discussions des jeunes musulmans les signes d'un intérêt nou­veau pour l'Islam, et qui n'a nullement le sens d'un repli: l'Islam semble, au contraire, s'ouvrir d'une manière plus consciente sur le monde moderne auquel il veut s'adapter.

Il sait que l'Occident ne peut lui fournir toutes les solutions comme il l'avait pensé à l'époque kémaliste - mais qu'il y trou­vera les résultats d'une immense expérience qui garde, malgré toutes ses erreurs ou à cause d'elles, une valeur inestimable. Cette expérience - prodigieuse leçon de l'histoire pour compren­dre le destin des peuples et des civilisations - est particulière­ment intéressante pour l'édification de la pensée musulmane, car elle est celle d'une des plus parfaites réussites du génie humain en même temps que de son plus grave échec. Cette dou­ble intelligence des évènements est d'autant plus nécessaire pour le monde musulman, dans sa pause actuelle, qu'il semble -depuis l'affaire de Palestine - s'efforcer à une compréhension réelle de ses problèmes par une évaluation plus objective des données de sa renaissance comme de son chaos.

Il semble en effet vouloir liquider l'équivoque d'une situation où toute notion perdait son sens propre. On remarque déjà une tendance à comprendre au lieu d'apprendre et à essayer de saisir le sens du processus historique européen plut1)t que de le copier purement et simplement. En saisissant la relativité des phéno­mènes européens, il est plus facile de comprendre leur imperfec­tion et leur réelle grandeur. Les contacts et les échanges devien­nent ainsi plus féconds avec ce monde Occidental où, pour long­temps encore, l'élite musulmane trouvera les canevas de sa pen­sée et de son action.

C'est d'ailleurs ce rayonnement universel de la culture de l'Occident qui fait de son chaos actuel un problème mondial qu'il importe d'analyser et de comprendre dans sa liaison avec le pro­blème humain en général et, par conséquent, dans sa liaison avec le problème musulman. Une telle analyse ne peut manquer de

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donner au musulman l'occasion de se situer comme homme et non plus comme indigène par rapport à l'ordre européen. A l'in­terdépendance purement matérielle qui constitue actuellement le rapport essentiel entre l'Europe plus ou moins colonialiste et le monde musulman plus ou moins colonisable, succéderait un état d'estime mutuelle et d'association plus féconde. Cette modi­fication ne serait pas seulement profitable au monde musulman car, si le fait colonial grève lourdement la vie musulmane, il grève non moins lourdement la vie européenne elle-même: le colonialisme, qui tue matériellement le colonisé, détruit morale­ment le colonisateur.

C'est ce qu'illustre l'histoire de l'Espagne depuis la découver­te de l'Amérique. Mais il semblerait qu'en ce qui concerne les nations colonialistes, pourtant conscientes du péril colonial, une sorte de fatalité neutralise cette prise de conscience. Il faut tou­tefois noter la tendance actuelle de ces nations à modifier leurs relations politiques avec les pays colonisés où le rapport de domination fait place, de plus en plus, à des relations fondées sur le respect, ainsi qu'on peut l'observer aux Indes.

Mais en ce qui concerne l'Europe, l'habitude coloniale a trop longtemps marqué la vie pour que la nouvelle tournure - encore trop récente - puisse modifier la psychologie, les usages qui sont à la base de son chaos moral. Nous nous contenterons de signa­ler le rapport de ce dernier avec le chaos musulman.

Il existe en effet une influence réciproque entre ce chaos et celui de l'Europe, qui tous deux revêtent un double aspect. Ainsi peut-on observer, dans le chaos européen, un aspect qui n'est que le simple et inéluctable aboutissement du mouvement histo­rique, c'est-à-dire des facteurs internes qui ont déterminé ce mouvement, et un aspect accidentel dû à l'incidence du fait colo­nial sur la vie, les habitudes et les idées depuis plus d'un siècle. Ces deux aspects se confondent en un phénomène commun à toutes les civilisations : le retard de la conscience sur la science et sur le mouvement de la pensée. La conscience est en effet le résumé psychologique de l'histoire, le distillat du passé dans un <<moi>> humain, une cristallisation d'habitudes, de préjugés et de

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goûts. Tout ce qui n'est pas du domaine des antécédences qui constituent ces données demeure, par cela même, étranger à la conscience. Beaucoup n'aiment pas prendre l'avion parce que le <<plus lourd que l'air>> n'est pas encore intégré aux données de la conscience. Il en va toujours ainsi pour toutes les acquisitions de la pensée: chaque fois qu'elles n'ont pas de lien direct avec le passé, la tradition, l'usage et l'habitude, elles demeurent en dehors de la conscience. C'est là qu'est l'origine profonde du drame de la civilisation moderne, où la conscience n'a pas enco­re assimilé la plupart des réalisations de la science.

C'est ce retard qui fut, dans le monde musulman, la cause directe de la rupture de Siffin. Le Coran, en tant que système phi­losophique, était une science qui dépassait singulièrement l'ho­rizon de la conscience djahilienne. Il en est résulté une rupture entre ceux qui avaient assimilé la nouvelle pensée, la pensée coranique, et ceux qui demeuraient attachés à la tradition, à des conceptions sociales, à des conditions de vie que le Coran venait précisément abolir. Ce phénomène est le fond même de l'histoi­re musulmane tte1)uis 13 siècles; il disparaît sous des vêtements historiques, mais des luttes intestines le font périodiquement resurgir d'une crise à l'autre. Le Kharidjisme, le Mutazilisme n'é­taient, l'un sur le plan politique, l'autre sur le plan intellectuel, que des tentatives pour rejoindre la pensée coranique qui échap­pait encore à une conscience retardataire. Dans toutes ces luttes, il s'agissait toujours du divorce entre le monde musulman tem­porel et la pensée coranique. Si la décadence est un décalage, inversement la renaissance est l'effort du monde musulman sur le plan psychologique, le mouvement de sa conscience pour rat­traper son retard sur la pensée coranique et la pensée scienti­fique moderne.

On peut observer le même processus dans l'histoire de l'Europe où le décalage entre la conscience et la science explique le chaos, aboutissement d'une suite de ruptures successives. La première rupture eut l'eu sur le plan moral, sous le nom de Réforme ; mais de nombreux schismes, comme celui des Albigeois, avaient déjà indiqué que la conscience chrétienne ne

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pouvait plus combler le fossé qui la séparait d'un rationalisme issu du développement scientifique. La seconde rupture survint sur le plan politique avec la Révolution française qui rompit l'équilibre social traditionnel et mit à sa place un statut fondé sur l'égalité des individus. Mais cette égalité théorique n'établit qu'un équilibre précaire, - où se préparait une rupture au sein du Tiers Etat, champion de l'ordre nouveau. Déjà chez les Jacobins se manifestait une tendance ouvriériste opposée à une tendance bourgeoise. Avec l'exécution de Robespierre et la liqui­dation de la première Commune de Paris, la bourgeoisie triom­pha. Cependant le conflit demeura latent entre les deux ailes de la nouvelle société, la bourgeoisie qui inaugurait l'ère nouvelle du capitalisme, et les ouvriéristes qui préparaient l'avènement d'une classe nouvelle : le prolétariat.

Mais le monde surgi de ce double développement est plein de toutes les contradictions et prêt à toutes les ruptures. En effet le Tiers Etat se trouvera définitivement scindé lorsqu'en face du matérialisme pratique de la bourgeoisie européenne, le proléta­riat dressera de son côté son <<matérialisme dialectique>>.

Le conflit demeura un moment sur les sommets, entre des économistes de tradition bourgeoise, principalement les Anglais Adam Smith et Ricardo, et les économistes de la nouvelle école, Engels, Marx, - sans compter les doctrinaires anarcho-syndica­listes comme Bakounine. Mais avec la fondation de la Première Internationale, après les Congrès préparatoires de Bruxelles et de Londres, après la proclamation à Paris de la Commune de 1871, le Tiers Etat fit définitivement place à deux classes distinc­tes et opposées dont les disputes ne furent plus seulement d'or­dre philosophique, mais d'ordre politique. C'est cette période de l'histoire d'une Europe scindée moralement, politiquement et socialement, qui est contemporaine de l'apothéose de l'ère colo­niale et des premières manifestations de la renaissance musul­mane; et c'est par cette double poussée matérialiste - le maté­rialisme bourgeois et le matérialisme prolétarien - que le monde musulman prit conscience de l'influence européenne dans son évolution intellectuelle et politique. Ce fut le chaos, et non la civi-

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lisation, qu'il découvrit dans cette Europe où les ruptures allaient s'aggravant en fonction de deux facteurs de plus en plus prépondérants: la rapidité du développement scientifique et l'ex­pansion coloniale. Ces deux facteurs - scientisme et colonialis­me - se conjuguaient pour devenir la <<fatalité>> de l'Europe tout comme la théologie était devenue la <<fatalité>> de la société post­almohadienne.

Sous leur influence, le glissement de l'Europe au matérialisme ne pouvait que s'accélérer avec l'essor d'une science prodigieuse­ment novatrice. Le fossé entre cette science bouleversante et la conscience traditionnelle bouleversée se creusait à chaque invention, à chaque découverte. Cette conscience qui, dès la fin du XVIIIe siècle, s'était inclinée devant la Déesse-Science, était au début du xxe siècle définitivement submergée par une vérita­ble inondation scientifique qui déposait dans la psychologie européenne le limon dans lequel la plante robuste de l'esprit car­tésien proliféra jusqu'à se changer parfois en un cartésianisme dangereux. Le <<moi>> européen, grisé par les forces nouvelles qu'il avait libérées, se laissait fasciner par son propre génie.

Mais il avait en fait joué le rôle de l'apprenti-sorcier. La machine qu'il avait créée mais qu'il ne savait pas dominer allait bientôt le diriger de son cerveau mécanique, l'avaler dans ses entrailles de fer. La réalité devenait chiffrable, et le bonheur mesurable en quantités de calories et d'hormones : c'était l'ère de la quantité, du <<quantitatisme>> dans les consciences. C'était aussi l'ère du relativisme moral d'un début de siècle qui eut pour maxime le fameux <<tout est relatif>> ... On n'avait plus le sens de <<l'absolu>>; le mot lui-même était devenu équivoque, mot mort qui ne signifiait-plus rien parce que le xxe siècle, positiviste comme un cerveau de machine, ne comprenait plus ce qui dépas­sait les perspectives <<relatives>> de la matière. Le sens de <<l'ab­solu>> était mort de la façon dont mourut le concept de <<justice>> le jour où en Europe, quelqu'un déclara qu'un <<mauvais arran­gement vaut mieux qu'un bon procès>>. La vie économique elle­même devint ce qu'elle est, le jour où un homme osa affirmer que <<le commerce est un vol autorisé>>. Et c'est ainsi que l'Europe

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quantitatiste et relativiste a tué bon nombre de concepts moraux en leur arrachant leurs titres de noblesse, en les transformant en parias et en intouchables du langage, en bannis de l'usage et de la conscience; et les dictionnaires sont parfois devenus les cime­tières de mots qui ne disent plus rien parce qu'ils répondent à des concepts sans vie.

En Europe, le quantitatisme s'aggrave en fonction du cœffi­cient multiplicateur que représente la puissance technique à l'é­chelle d'une industrie tentaculaire qui décuple et centuple l'ap­pétit matériel de l'homme. Il marque la vocation de l'enfant, qui ne choisit plus sa voie pour ce qu'elle donne à la société, mais pour ce qu'elle prend à la société. On cherche à obtenir une siné­cure et non à satisfaire une vocation, ce qui est une excellente préparation pour le futur administrateur de colonies, puisque ce fonctionnaire n'a même plus besoin de conserver le relatif <<quant-à-soi>> qui, dans son pays d'origine, l'empêcherait d'aller jusqu'au bout de son relativisme moral.

Sur le plan colonial, la morale relativiste trouve d'ailleurs un excellent prétexte qui se nomme <<souveraineté nationale>>: et le masque du <<quant-à-soi>> tombe, comme un fard qui fondrait au soleil colonial, dans l'atmosphère surchauffée par les appétits déchaînés et les instincts débridés: on désire, on prend.

A l'intérieur de l'Europe elle-même, on finit par s'acclimater à ce qu'on importe de la vie coloniale, en fait d'habitudes, de goûts et d'idées; les vocations ne répondent plus à un <<pourquoi>> ou à un <<comment>>, mais au seul <<combien>>, ce qu'hypocritement on s'efforce tout d'abord de camoufler sous plus ou moins de rhétorique. Mais cette rhétorique finit elle-même par disparaît­re: le chat s'appelle chat et le million se nomme million. Toutes les articulations sociales deviennent numériques: on <<rend>> tant, on paie tant, on achète tant et on mange tant, la vie roule uniquement sur le <<combien>>. Dans la société technique et mécanique qui s'est édiffée en Europe depuis 1900, le chiffre est roi et la statistique sans réplique. La nature humaine - c'est-à­dire la conscience elle-même - n'entre pas en ligne de compte, comme tout ce qui ne se dénombre ni ne se quantifie. La condi-

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tian humaine devient une simple fonction numérique. Les machines pointent, calculent et entraînent l'homme au travail dans leurs engrenages d'acier. La fameuse <<loi d'airain>> de Lassalle domine tout le destin de l'homme, modèle sa chair et ses nerfs et en fait un robot. Ce qui est le plus humain, c'est le besoin de l'homme. Mais ici, le besoin est déshumanisé, commercialisé: il n'est conçu et admis que dans la mesure où il est solvable. Les besoins généraux de l'humanité, et plus particulièrement ceux de <<la veuve et de l'orphelin>>, des vieillards, des rr1alades, ne sont pas solvables et les machines ne font ni calcul ni estimation métaphysique. -

L'automatisme est admirable : les machines tournent, les colonies fournissent matières premières et main-d'œuvre à bon marché, les usines transforment, les consommateurs qui peu­vent payer consomment, les machines calculent les barèmes, établissent les dividendes, les salaires et les horaires, l'automa­tisme est admirable ... à la condition, bien entendu, qu'il n'y ait pas un seul grain de sable dans le moteur.

Or, dans la machine moderne, il y en avait plus d'un. En 1914, les engrenages eurent un crissement sinistre. Les sources de matières premières n'étant plus suffisantes, il y avait des moteurs qui tournaient à vide ou qui ne travaillaient pas à leur régime normal, c'est-à-dire à l'échelle d'une avidité et d'une voracité insatiables. Dans la machinerie, la bagarre éclata entre les machinistes. Après quatre années de destructions et des millions de morts, un précaire modus vivendi s'établit et les moteurs, relancés, tournèrent rond. Dans les consciences grisées par l'argent et le champagne, la rupture de 1914-1918 ne laissa aucun souvenir et la prospérité apparente masqtia momentané­ment la réalité.

Cependant, dès 1930, on entend un nouveau crissement dans les engrenages. Cette fois-ci, la crise va mettre à nu le chancre moral qui dévore la civilisation et prouver l'impuissance de la technique à résoudre seule, par des graphiques et des équations, le problème humain. Les machines s'arrêtent de tourner, de pointer, de calculer horaires et dividendes. Les queues s'allon-

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gent devant les caisses de chômage et la misère s'installe dans les foyers. Mais une tragique ironie plane sur cette misère, qui, pour la première fois dans l'histoire, n'est pas due à la rareté des richesses, mais à leur surabondance. C'est le trait de génie du x:x:e siècle d'avoir scientifiquement transformé les conditions du bien-être en facteurs de misère. Où est le mal? Dans un excédent de la courbe de production sur celle de la consommation? Jeu d'enfant? Pour des techniciens aui savent rectifier des calculs et

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ramener les courbes à des échelles données, la solution est arith-métique: il faut détruire le surplus. Rien de plus simple ... et l'on détruisit du blé, du coton, du café, cependant que certains peu­ples en manquaient totalement. Et la civilisation qui avait inven­té le malthusianisme entreprit d'y soumettre non plus les consommateurs mais les biens de consommation.

Il n'y eut aucune autorité spirituelle pour dénoncer le scanda­le. Ceux qui pouvaient sauver l'Europe de son chaos économique n'avaient pas de besoins solvables: les peuples coloniaux qui étaient nus et avaient faim ne pouvaient rien acheter parce qu'en les considérant comme simple outils de travail, on n'en tenait pas compte comme consommateurs .

Le système qui engendra le chaos en Europe est à la fois scien­tiste et colonialiste. Il pense, en Europe, grâce au <<lobe de la science>>, et dans le monde, grâce au <<lobe du colonialisme>>.

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Mais à partir de la crise de 1930, les deux lobes vont se confond-re et le monstre atteindra sa plénitude. Dans la genèse du phé­nomène, l'incendie de 1939 n'est qu'un retour de flamme: moment où Machiavel se retourne contre lui-même, où Satan détruit son œuvre. C'est l'instant où le destin souffle dans la voile humaine, déployée pour que les oracles s'accomplissent. Le pro­phète sociologue Mohammad dit en effet: <<Quiconque cre11se un puits sous les pieds de son prochain y tombera lùi-même.>> Et craignant davantage, pour une nation, l'injustice qu'elle commet que l'injustice qu'ell.e subit, il ajoute: .<<Le pouvoir même des incroyants peut durer s'il est juste, mais le pouvoir des croyants périt sûrement s'il est injuste.>>

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L'histoire de notre époque illustre tragiquement ces oracles. L'Europe qui devait éclairer la marche de l'humanité a fait du flam­beau de la civilisation une simple torche incendiaire. A la lueur du feu qu'elle a mis au monde colonisé et qui s'est retourné sur ses propres terres, on y voit régner le même chaos que celui qu'elle a semé dans le reste du monde, la même désorientation, le même fatalisme devant les puissances maléfiques de la mythol9gie.

Car l'Europe cartésienne et savante, industrialisée, organisée et taylorisée, a ses mythes. Mythes inhibiteurs, mais d'une autre façon que ceux de la société post-almohadienne: si la paralysie islamique est apathique et aphone, la paralysie européenne est au contraire convulsive et hurlante. Les mythes européens sont infiniment plus dangereux parce qu'ils détiennent la puissance de la machine, celle de la matière, et qu'ils risquent ainsi de tout détruire scientifiquement, de bikiniser les pays et les peuples.

En Europe, la mythologie est savante, elle a ses académies, ses docteurs et ses poètes. Un peu avant l'autre guerre, un jeune offi­cier d'artillerie, Ernest Psichari, se sentit soulevé ·d'émotion devant la foi simple mais profonde des musulmans de Mauritanie. C'était pour lui une occasion providentielle de se recueillir et de méditer. Il importe peu que le Chemin de Damas mène au temple, à l'église ou à la mosquée ... Psichari, transfigu­ré et converti, prit le chemin de l'église, <<le parti de mes aïeux>>, notera-t-il plus tard. Rien de plus normal, à condition, toutefois, qu'on ne tourne pas brusquement le dos à celui qui a éclairé votre chemin.

Au cours d'un voyage, en effet, il éprouva le besoin de vanter, devant un jeune Maure, la puissance matérielle de la civilisation moderne. Le jeune bédouin qui lui servait de guide répondit :

- Vous avez la terre et nous avons le ciel. Psichari aurait pu sourire de tant d'ingénuité. Bien au contrai­

re, il nota sur son calepin cette exclamation significative : - Ah! voilà un mot que les musulmans ne devraient plus pro­

noncer. D'où venait ce cri insolite d'un homme fraîchement converti?

Psichari le croyant était le neveu de Renan et sa pensée s'accor-

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dait ici étrangement à celle de son oncle (qu'il avait rejeté à cause de son athéisme) lorsque celui-ci rédigeait, après la guerre de 1871, ces lignes, témoins sous une autre forme du même racisme, du même mépris de l'humain:

<< ... Une race de maîtres et de soldats, c'est la race européen­ne. Réduisez cette noble race à travailler dans l'ergastule comme des nègres et des Chinois, elle se révolte. Tout révolté, chez nous, est plus ou moins un soldat qui a manqué sa vocation, un être fait pour la vie héroïque et que vous appliquez à une besogne contraire à sa race, mauvais ouvrier, trop bon soldat. Or, la vie qui révolte nos travailleurs rendrait heureux un Chinois, un fel­lah, êtres qui ne sont nullement militaires. Que chacun fasse ce pourquoi il est fait et tout ira bien.>>

Négligeons la médiocrité intellectuelle de ces lignes: le grand érudit a laissé plus d'une fois errer ainsi sa plume.

Mais constatons qu'elle erre ici en pleine mythologie. Elle nous révèle incidemment le mythe suprême, celui qui domine hiérarchi­quement tous les autres mythes de l'Europe depuis un siècle.

L'oncle et le neveu communient à la même source : la supé­riorité de la <<race des maîtres>>, source de mythe sanglant, du moloch qui a enfanté le colonialisme anti-humain et le nazisme anti-européen. Ce mythe a détruit toute la morale chrétienne et a attenté à Dieu lui-même en s'efforçant de le supplanter dans la . , conscience europeenne.

Il habite les cœurs, se loge dans les idées, anime les volontés et inspire inlassablement les vocations de la jeunesse. L'histoire, depuis un siècle, est une épopée de l'esprit colonialiste. L'enfant qui naît en Europe se sent prédestiné à la colonisation et, s'il rate sa vocation, n'en continue pas moins à nourrir son esprit de colonialisme, comme il se nourrit de produits coloniaux.

Mais il y a le retour de flamme ... Le colonialisme se transfor­me dans la conscience européenne, il engendre un hypernatio­nalisme, puis se décante, passe par des distillations philoso­phiques, s'alambique, se raffine et devient finalement le mythe de la <<race élue>> qui justifiera le comble de la barbarie. Fondé sur le mépris raciste, le colonialisme engendre un super-racisme.

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La guerre de 1914-1918 ne fut en réalité qu'un terme intermé­diaire entre le colonialisme et le nazisme, une étape de la dis­tillation. A ce moment-là, chacun invoquait, au mieux de ses intérêts matériels, les entités propices de l'alchimie moderne: Dieu, le Droit, l'Homme se trouvèrent ainsi mêlés au pétrole et à l'étain. L'histoire devient incantation aux concepts morts, pour les rappeler de l'au-delà où les avait envoyés la civilisation du chiffre et de la machine. Cette façon d'affecter la religion -comme jadis la sorcellerie et la magie - au salut des intérêts est peut-être l'aspect le plus monstrueux du génie cartésien.

Mais quand on invoque Dieu pour accomplir des œuvres tru­quées, pour spolier, corrompre et tuer, Dieu délègue Satan pour parfaire le processus et accomplir dans les institutions ce qui avait commencé dans l'individu.

L'habitude de <<montrer à travailler à l'indigène>> a détourné le colonisateur du véritable travail et l'a dépouillé du sens de sa civilisation. La pratique de l'injustice lui a désappris la justice et ses fondements : respect de la loi et sens du droit d'autrui. La facilité de la vie coloniale l'a déshabitué de tout effort, même de l'effort intellectuel, au point qu'en Algérie la vie intellectuelle de cette communauté que forment près d'un million de colonisa­teurs est moins intense et moins productive que celle d'une sim­ple ville de France.

Ainsi le colonisateur se décivilise lentement, il s'abrutit et se dégrade. Il avait voulu déciviliser, abrutir et dégrader le coloni­sé; mais <<qui-conque creuse un puits sous les pieds de son pro­chain ... >> L'oracle est accompli : le colonialiste est lui-même aujourd'hui isolé de sa propre civilisation, dont il ne comprend plus les problèmes. Son racisme <<anti-indigène>> a exacerbé son individualisme sur le plan national et son chauvinisme sur le plan mondial.

C'est ainsi que, peu à peu, une administration coloniale cesse d'être une institution impersonnelle, un organisme d'Etat, et devient graduellement une compagnie d'individus, un <<gang>>. Comme l'ancienne Compagnie des Indes, elle devient <<autono­me>>, son règlement intérieur n'ayant presque rien de commun

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avec les intérêts de la nation colonisatrice et n'ayant absolument aucun rapport avec ceux du peuple colonisé. Il ne s'agit plus d'une administration, mais de coteries de fonctionnaires. Chacun veut sa part, et se taille une part qu'il prétend être la sienne. C'est ainsi que le colon qui avait abandonné tout <<quant­à-soi>>, toute retenue morale sur le plan colonial, en vient à aban­donner tout scrupule <<national>>.

Les oracles s'accomplissent et, à son tour, l'Europe devient un domaine ot't règne l'esprit colonial. S'il fallait résumer la marche lente mais sûre de ce processus fatal, on ne saurait mieux faire qu'en laissant la parole à un colonisé. Ecoutons par exemple Aimé Césaire, dont l'œuvre même témoigne des richesses 11umaines que le colonialisme a failli détruire :

<<Il faudrait d'abord dire comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que chaque fois qu'il y a au Viet-Nam une tête coupée ou un œil crevé et qu'en France on accepte, une fillette violée et qu'en France on accepte, ou un Malgache supplicié et qu'en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s'opère, une gangrène qui s'installe, un foyer d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités vio­lés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et <<interrogés>>, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encou­ragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les vei­nes de l'Europe et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent ...

<<Et alors, un beau jour, on est réveillé par un formidable choc en retour: les gestapos s'affairent, les prisons s'emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des cheva­lets. On s'indigne, on s'étonne.

On dit: << ... Bah. c'est le Nazisme, ça passe>>, et on attend et on espère et on se tait à soi-même la vérité, que c'est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la

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quotidienneté des barbaries; que c'est du Nazisme, oui, mais qu'a­vant d'en être la victime, on a été le complice; que ce Nazisme-là, on l'a supporté, avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l'œil là­dessûs, on l'a légitimé, parce que jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens; que ce Nazisme-là, on l'a cultivé; on en est responsable, et qu'il sourd, qu'il perce, qu'il goutte avant de s'engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civi­lisation occidentale et chrétienne>> ...

Et les ruptur·es et les corruptions, les forfaitures et les trahi­sons se multiplient, s'amplifient chaque jour davantage en Europe. A force d'utiliser la justice comme moyen de répression dans les colonies, on l'a dégradée dans la métropole même. A force de fausser les élections aux colonies, on a contracté en Europe même le goût de la falsification dans la vie civique. A force de brimer les consciences colonisées, on n'a plus le respect d'aucune conscience. On s'entre-déchire à l'envi.

On se bat même dans l'arène scientifique. En biologie, Lyssenko voulait détrôner Mendel, Wiesman et Morgan. La science, sans doute, tire profit de ces disputes, mais l'enjeu n'en est pas seulement une meilleure connaissance des lois de l'héré­dité. On se bat, le plus souvent, pour montrer qu'on est le plus fort. Ce n'est pas la conscience scientifique qui est déchirée, mais la conscience de l'humanité, prête à toutes les ruptures, à tous les co1Jflits, à toutes les apocalypses. Des perspectives tragiques se dessinent: un retour à l'âge troglodyte est possible. La bombe atomique peut inspirer demain un urbanisme nouveau, celui de l'ère souterraine. Et dans de gigantesques nids de taupes, dans des Cartésianopolis monstrueuses, habitera une humanité qui aura définitivement substitué une machine à son cerveau, des nombres à ses concepts moraux et des mythes à son Dieu.

Quoi qu'il en soit, pour se guider dans le chaos actuel, le monde musulman ne peut plus trouver ses lumières en dehors de lui-même, et, en tout cas, ne peut les demander à un monde occidental si proche de l'apocalypse. Il doit chercher des voies nouvelles pour découvrir ses propres sources d'inspiration. Néanmoins, quelles que soient les voies nouvelles qu'il pourrait

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emprunter, le monde musulman ne saurait s'isoler à l'intérieur d'un monde qui tend à s'unifier. Il ne s'agit pas pour lui de rom­pre avec une civilisation qui représente une grande expérience humaine, mais de mettre au point ses rapports avec elle.

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V - LES VOIES NOUVELLES

<<Si les Musulmans nient ce que je dis, je leur prédis une catastrophe semblable à celle qi1i a englouti Ad et Thamoud et déjà les pointes comment à s'enfaire sentir.>>

Tantawi J awhari

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Les voies nouvelles

La société post-almohadienne a créé l'être amibien, qui végè­te, pousse un pseudopode vers une proie facile et la digère tran­quillement. Le hasard lui tend d'autres proies et satisfait ainsi ses modestes besoins. L'homme post-almohadien a végété de cette façon durant des siècles et n'a compté que sur la Providence pour le nourrir. Mais la colonisation est venue et tout ce qui était mangeable fut raflé. L'être amibien n'eut même plus sa bouchée de pain. Son estomac - la conscience amibienne - s'en émut et il poussa un pseudopode vers une proie imaginaire qu'il appela <<le droit>>. Ainsi naquit la <<boulitique>>: pseudopode d'une société qui avait faim, mais qui n'avait plus rien pour satisfaire son besoin de nourriture.

Le besoin, dit-on, est le premier acte historique de l'homme engagé dans les rapports sociaux. C'est là une définition entro­pique qui veut expliquer l'histoire par un processus de consom­mation: définition qui, en Algérie, peut prolonger indéfiniment le pseudopode de l'amibe. Par surcroît, cette définition ne répond pas au stade d'évolution que représente la société post­almohadienne. Incontestablement, cette société avait au moins quelques besoins rudimentaires: ceux de boire et de manger, par exemple. Or depuis sept siècles, à défaut du <<fil à couper le beur­re>>, elle n'a même pas inventé le manche à balai. Ce n'était pas le besoin qui faisait défaut: nos grand-mères le ressentaient dou­loureusement quand elles balayaient leurs demeures, chaque matin, avec le traditionnel petit balai trop court, qu'elles mau­dissaient en gémissant parce qu'il les obligeait à se courber, à se plier en deux. La simple idée d'emmancher leur outil domestique n'était pas venue à nos malheureuses grandsmères ...

C'est qu'un besoin n'est efficace et créateur que dans la mesu­re où il est en quelque sorte spiritualisé par la conscience, qui le transforme en impératif d'action. C'est en particulier cet impé-

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ratif d'action qui permit à la société musulmane de transformer ses idées et ses besoins en produits de civilisation.

Par contre, depuis l'avènement de l'homme post-almol1adien, le processus de production a fait place à un simple processus de co11son1mation. Il ne suffit pas à une société, pour faire son his­toire, d'avoir des besoins, il lui faut aussi des thèmes et des moyens de création.

De ce point de vue, il n'est pas sans intérêt de décrire l'évolu­tion en termes d'énergétique. La loi des échanges qui commande la vie sociale ne se réduit pas en effet au simple schéma d'un équilibre e11tre production et consommation: un tel équilibre serait mortel, puisqu'il ne rendrait possible qu'une utilisation des produits sans aucun accroissement des forces productrices. Davantage, ur1 tel équilibre n'est même pas concevable, et c'est le sens du p1·incipe de Carnot, en thermo-dynamique: pour qu'il y ait manifestation d'énergie, il faut une potentialisation, c'est-à­dire une accumulation d'énergie donnant lieu à une chute de potentiel, comme la différence des températures dans une machine thermique ou le voltage dans une machine électrique. Ce que nous avons appelé plus haut le <<besoin>> doit de même être considéré comme une chute de potentiel sur le plan des énergies sociales.

En sociologie, il faut considérer comme premier <<acte>> de l'his­toire non pas le besoin sous sa forme immédiate, mais l'initiative qui le crée, le développe et le satisfait. Autrement dit, il faut une double définition, énergétique et entropiqt1e. Si l'on essaye main­tenant de traduire ces considérations dans cette <<catégorie>> socia­le particulière qu'est la politique, il y faudra s'exprimer en fonction non pas des besoins mais des moyens. Il ne s'agira donc ni exclu­sivement d'une doctrine du <<droit>>, ni exclusivement d'une doc­trine du <<devoir>>. La réalité sociologique n'appelle pas l'une ou l'autre séparément, mais l'une et l'autre simultanément, liées dans une dialectique fondamentale qui constitue le ressort de l'histoire. Il ne faut, toutefois, pas perdre de vue que le <<devoir>> doit néces-

sa1rement excéder le <<droit>> dans tout développement ascendant, puisqt1'il faut qu'il y ait un acquis, ou en termes d'économie poli-

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tique, une <<plus-value>>. C'est cet excédent du <<devoir>> qui marque le progrès moral et matériel d'une société qui monte. Jugée sous ce rapport, toute politique fondée uniquement sur le droit n'est donc qu'une pure démagogie, un pseudopode qui pro­longe la vie amibienne sur le plan idéologique : une << boulitique>> au sens algérien du mot.

En fait, la relation devoir-droit est aussi une relation ontolo­gique expliquant la genèse du droit lui-même qui ne saurait se concevoir indépendamment du <<devoir>>, lequel marque en réalité <<le premier acte de l'histoire>>. Une politique qui ne parle pas à un peuple de ses devoirs, mais uniquement de ses droits, n'est pas une politique mais une mythologie, ou une sombre mystification.

Il ne s'agit d'ailleurs pas d'apprendre à t1n peuple des mots et des slogans mais des méthodes et des techniques. Il ne s'agit pas de lui chanter la <<liberté>>: il connaît la chanson. Il ne s'agit pas de lui dire et redire qu'il a des droits: il le sait. On n'a pas à lui enseigner les vertus de l'union sacrée : son instinct grégaire les lui a apprises. En un mot, il ne s'agit pas de lui <<révéler>> ce qu'il sait déjà, mais de lui donner la méthode efficace pour actualiser ses dons et ses con11aissances dans une forme sociale concrète. Plus exactement, il ne s'agit pas de lui parler de ses droits et de sa liberté mais de lui préciser les moyens de les acquérir, moyens qui ne peuvent être que l'expression de ses devoirs.

Pour la société post-almohadienne, il s'agirait donc moins de revendiquer des droits que d'utiliser techniquement l'homme, le sol et le temps pour produire la synthèse sociale qui engendre automatiquement le droit, en vertu de la dualité indissociable: devoir-droit.

<<Faire une politique>>, c'est en effet préparer les conditions psychologiques et matérielles de l'histoire, c'est préparer l'hom­me à faire l'histoire. L'individu post-almobadien fera de la poli­tique quand il cessera d'être l'amibe qui attend une proie problé­matique. Il cessera d'être une créature déshéritée, en proie à tous les attentats du colonialisme, quand il parlera un peu moins de ses droits et un peu plus de ses devoirs, un peu moins de la

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Charte de l'Atlantique et un peu plus de ses propres ressources. Il cessera d'être une proie facile quand il aura rectifié ses maniè­res de penser et d'agir selon une logique pragmatique de l'action et une logique cartésienne de la pensée, quand il se sera débar­rassé des mythes qui inhibent son activité et limitent son effica­cité. Il semble toutefois que cette condition commence à se réali­ser peu à peu dans le monde musulman, depuis l'affaire de Palestine, qui constitue indéniablement l'évènement le plus mar­quant et, en un sens, le plus heureux de l'histoire moderne du monde musulman.

Elle a en effet désintégré le chaos où ce monde se trouvait engagé par certaines tendances anarchiques de sa renaissance. Elle a mis à nu toutes les fausses valeurs, toutes les illusions qui faussaient les perspectives de son avenir. Cette défaite providen­tielle - cette heureuse victoire du réel sur l'illusoire - a libéré les esprits et les consciences qu'étouffait le chaos. Des voies nouvel­les apparaissent d'ores et déjà devant les peuples secoués mais réveillés, désillusionnés mais tournés désormais vers le réel.

La défaite de Palestine a inauguré une étape nouvelle de la renaissance musulmane. Les mythes ne peuvent plus se justifier devant des réalités que voilaient jusque-là le halo des idéologies sentimentales. La psychose la plus redoutable, celle de la <<chose facile>>, a subi un coup mortel. La conscience musulmane se met à réfléchir sur les raisons de la fragilité de ce colosse aux pieds d'argile, que l'inconscience de la Ligue Arabe avait dressé contre le petit Etat d'Israël, offrant au monde moderne le spectacle d'un nouvel épisode de la lutte de David contre Goliath. L'homme musulman, dupé par les discours sur les Droits sur la Charte de l'Atlantique, sur la providentielle ONU, puis abasourdi par la chute de Goliath, se recueille maintenant, ce qui ne peut être que salutaire. Un intellectuel palestinien, étourdi par le choc de la réalité et la très facile victoire d'Israël, a essayé de se rendre compte et de nous rendre compte des <<raisons profondes du chaos>>. Cet essai mérite d'être signalé ici parce qu'il représente un symptôme du nouvel état d'esprit dans le monde musulman, un indice du nouveau tournant de l'histoire.

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Voici ce qu'écrit le Docteur Nazem el Kodsi <•>, quelques mois •

après la victoire d'Israël : <<Les raisons profondes de la catastrophe de Palestine ne sont pas uniquement d'ordre militaire et politique. La défaite a révélé tous les défauts sociaux, économiques, politiques et militaires dont souffrait notre pays. Mais il ne suffit pas de connaître les erreurs commises et de révéler les défauts; il s'agit aussi d'en tirer les enseignements et d'y remédier. Pour faire face au danger sioniste, il ne suffit pas de conclure des accords politiques entre les pays arabes, il faut, avant tout, améliorer le niveau de vie, assainir la vie sociale et réorganiser nos forces armées. Personnellement j'estime que l'effort social doit être notre principal souci. Il faut réformer la vie sociale et la vie des classes ; on ne peut pas demander au peuple de faire des sacrifices si le peuple est mécontent du régime. Un peuple affamé et malade et dont l'avenir n'est pas assuré ne peut pas et ne veut pas combattre pour son régi­me. Un homme ne saurait exiger de ses enfants l'obéissance s'il ne leur offre pas une vie décente; comment peut-on demander à un peuple l'obéissance, la discipline et la croyance en l'idéal national et exiger de lui qu'il accepte des sacrifices, si on ne lui garantit pas l'a­mélioration de son niveau de vie, une instruction convenable et un travail décent ? Nous devons nous hâter car, à notre époque, le développement rapide est devenu une loi impérative. Je n'entends pas sous-estimer l'importance des accords politiques ni celle de la préparation militaire, mais je crois qu'u14e vie décente est la condi­tion essentielle de la conscience populaire et de la foi dans l'idéal national. Sans cette conscience et sans cette foi, les accords poli­tiques et militaires ne valent rien. La Ligue des Etats Arabes nous offre un exemple probant. La raison principale du désintéresse­ment des peuples arabes à son égard doit être recherchée dans le fait que cette Ligue ne s'est occupée jusqu'à présent que des problè-

1) LA REPUBLIQUE ALGERIENNE, 9 décembre 1949: <<Le niveau de vie des populations du Moyen-Orient.>> Il est utile de mettre sous les yeux du lecteur le petit comrnentaire sous lequel la rédaction du journal présentait cet article.

<<La défaite infligée par Israël à l'hétéroclite coalition des Etats Arabes en Palesti11e semble avoir réussi à sortir les peuples du Moyen-Orient de la torpeur dans laquelle les avaient plongés leurs dirigeants.>>

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mes de haute politique Or, une organisation qui ne se penche pas sur la vie des individus, du point de vue social et économique, ne peut pas retenir l'intérêt de l'opinion publique. Malgré la cata­strophe de Palestine, je crois que la Ligue Arabe peut encore recon­quérir tout son prestige, à condition qu'elle s'attache aux problèmes économiques et sociaux et qu'elle élabore des plans destinés à amé­liorer le niveau d'existence. Il faut libérer les peuples de leur peur économique. Il faut leur garantir le droit à l'instruction et sauver leur santé. Ceci est la seule voie vers une renaissance véritable et le seul moyen d'assurer notre existence>>.

Nous avons cité cet article in extenso pour faire ressortir le nouvel état d'esprit des sphères dirigeantes du monde musul­man et les réserves mêmes que son auteur croit devoir formuler sur ce qu'il appelle <<la haute politique>> et que nous aurions nommé la <<boulitique>>.

Mais cet esprit nouveau n'est point l'apanage du Moyen­Orient. C'est toute la conscience musulmane qui s'éveille depuis l'affaire de Palestine. Ces paroles qu'un jeune patriote marocain prononça à un récent congrès de l'UDMA à Tlemcen, témoignent du même souci de compréhension en profondeur:

<<Un seul et même mal ronge les peuples arabes du Maghreb et d'Orient depuis des siècles: c'est le manque de confiance en soi, la calomnie et le dénigrement, le culte des honneurs, l'apolo­gie des hommes. C'est, en un mot, ce pis-aller chronique qui détermine les califes, les empereurs et les princes arabes à appli­quer à ce peuple un régime de poigne sous lequel ne s'est mani­festé aucun souci d'éducation ou de progrès social. Et cela, avant même qu'aucun colonialisme ne songeât à se servir de ces tares comme armes meurtrières dans l'Est et dans l'Ouest.>>

De cette critique un peu littéraire on retiendra surtout le souci de comprendre le mal interne : la colonisabilité. Ces paroles ont un accent qu'on n'avait pas coutume d'entendre dans les milieux politiques et intellectuels musulmans, uniquement préoccupés, jusqu'alors, de <<la paille dans l'œil du voisin>>. Et voilà que l'on songe soudain à <<la poutre qui est dans le sien>>. La politique musulmane, qui n'était qu'un superbe et stérile réquisitoire,

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prend l'accent pathétique et le sens profond d'un examen de conscience et d'un acte de contrition.

Ce qui appar·aît nettement, dans l'article de l'homme d'Etat syrien co1nme dans les sin1ples paroles du jeune Marocain, c'est la notion nouvelle du <<devoir·>> impliquée désormais comme fac­teur politique esse11tiel. On comprend maintenant de plus en plus qu'il faut fai1·e beaucoup d'efforts dans tous les domaines et accomplir maints devoirs pour atteindre aux droits qu'ils ren­dent légitimes. C'est donc la fin de la psychose de la <<chose faci­le>>, de ce ql1 1on revendique et qu'on obtie11t comme un <<droit>>. On comp1·end enfin que la charrue ne se met pas devant les bœufs, ql1'elle ne se déplace pas par la seule vertu des superbes envolées oratoires, des magnifiques flambées patriotiques.

Ainsi donc le monde musulman se détour11e de la voie de la facilité ql1 1il suivait jusque-là, et semble désormais s'engager dans une voie r1ouvelle, animé de la volonté non point d'éluder les difficultés mais de les vaincre. Et du même coup, c'est une autre psychose, celle de la <<chose impossible>>, qui disparaît à son tour. Le rnythe de l'impossible se dissipe en effet dès qu'on engage le plus humble effort, tant ile~ vrai que dans le domaine social chaque effort a sa conséquence. A mesure que ces consé­quences s'accumulent en un bilan positif des activités musulma­nes, on s'aperçoit qu'il est infiniment plus efficace d'accomplir un <<devoir>> que de revendiquer un <<droit>>. Une nouvelle psychologie sociale est en formation. Nous en découvrons déjà les prémices, en Algérie notamment. Le fait divers que nous allons citer nous semble significatif de l'esprit nouveauc'i.

LE CHANTIER DE SAINT-EUGENE

Dimanche 20 novembre : Repos à cause de la matinée orga­nisée par le Comité de la Mosquée.

Dimanche 27 novembre : Le temps d'abord couvert s'éclaircit après 8 heures ; mais les volontaires prétextent le mauvais temps

1) Voi1· LA REPUBLIQUE ALGERIENNE, 16 décembre 1949.

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et ne sont pas là encore. Deux d'entre eux vont pourtant sur le chantier pour voir l'état du chemin après les fortes pluies. A part de petites retouches, tout a bien résisté.

Dimanche 4 décembre : 3 volontaires de Saint-Eugène, 3 habitants du lieu. L'expérience aidant, on tâtonne moins. Les marches sont constituées de grosses pierres qui résisteront à tous les assauts. Une pente légère est aménagée dans chaque marche pour permettre l'écoulement de l'eau vers une rigole creusée entre le chemin et le talus. Le chemin est nivelé à l'aide d'un mélange de pierres et de terres de schiste. L'ensemble forme, après une bonne pluie, un revêtement compact qui assu­re la solidité du travail ...

Quinze mètres de chemin ont été achevés. Observations: Aujourd'hui, pendant la pause, un des volon­

taires du lieu nous a offert le café. Cela a créé une intimité réconfortante. Pendant le travail,

nous échangions des idées. C'est ainsi que nous répondions avec une certaine ironie au salam des passants riverains du chemin. Nous savons apprécier comme il convient leur <<Dieu vous aide>>. Nous remercions poliment mais nous faisons remarquer à l'usa­ger courtois de notre chemin que nous apprécierons aussi l'aide de ses bras. Ce qui ne manque pas d'attirer sur ses lèvres un sou­rire entendu, immanquablement suivi d'<<Aujourd'hui je suis occupé, mais la prochaine fois je serai avec vous.>> Et il est arrivé que la promesse fût tenue. A dimanche prochain donc.

Voilà qui est nouveau. Les jeunes Algériens qui ont redressé ce petit chemin à Saint-Eugène ont montré que le chantier était là et qu'il ne s'agissait pas de tourner autour en se lamentant, mais d'y entrer résolument avec des pelles et des pioches. Mais les instruments qui ont soulevé la terre ont aussi bousculé la psychose de la <<chose impossible>>. Ces pionniers savent-ils qu'ils ont tracé le premier chemin de l'histoire algérienne, un chemin qui ne passe pas par le Forum, qui est anonyme comme ceux qui l'ont tracé, et qui va droit à l'Histoire ? Il vaut mieux d'ailleurs qu'ils ne le sachent pas. Les pionniers sont toujours obscurs: ils se contentent de tracer le sentier du Devoir. Ils

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auraient pu cependant, eux aussi, parler du droit vicinal, de la malheureuse population musulmane de Saint-Eugène. Mais ils ont préféré redresser eux-mêmes le chemin comme des canton­niers bénévoles('). Ce faisant, ils ont en même temps restitué à une notion fondamentale sa signification originelle. En effet, la division du travail, qui s'opère toujours avec le développement social, produit le salariat. Mais cette division masque par la suite une distinction essentielle entre travail et salaire. Les deux notions se confondent quand le travail, commercialisé, devient une servitude de l'homme qui vend obligatoirement ses <<heures­travail>> à un employeur pour un prix déterminé. Il est normal, sans doute, qu'il en soit ainsi dans une société organisée où la division du travail s'est opérée. Mais la confusion est préjudicia­ble quand il s'agit d'une société en voie d'organisation, car elle engendre une inclination à l'oisiveté chez l'individu qui ne trou­ve pas à vendre ses heures-travail. Le résultat se traduit alors sur le plan social par le chômage, et sur le plan psychologique par une servitude morale sous forme de psychose de la <<chose impossible>> quand l'individu ne croit plus pouvoir ni devoir tra­vailler sans un employeur rémunérant ses heures-travail.

Bien entendu, la signification ainsi restituée au travail par ces jeunes gens implique d'autres conditions sociales. Mais il est infiniment probable que ces conditions se réaliseront progressi­vement, comme elles s'étaient réalisées jadis au temps où le Prophète et ses compagnons bâtissaient la première mosquée de l'Islam. Les manifestations qui surgissent aujourd'hui, ça et là, sous forme d'initiatives privées, ne resteront pas des cas isolés et fourniront de plus en plus le canevas des activités collectives. De telles manifestations rejoignent, en effet, le courant de fond de la renaissance et s'amplifieront avec lui.

Cet esprit s'est introduit - et c'est là une autre conséquence de l'affaire palestinienne - dans les préoccupations officielles, comme en témoigne l'expérience agraire en Syrie. Pour la pre-

1) L'auteur voit da11s cette initiative la meilleure illustration de sa thèse sur <<La demi-heure du devoir>>. Voir LES CONDITIONS DE LA RENAISSANCE.

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mière fois dans le monde musulman moderne, on a posé le pro­blème de l'homme et du sol et on l'a intégré à une constitution nationale( 11

• Cette expérience a tenu compte de l'homme, noma­de qu'il faut sédentariser, et du sol, qu'il faut adapter mieux à la condition générale d'un peuple. Les deux problèmes sont évi­demment liés, puisqu'on ne peut fixer le nomade qu'en l'atta­chant au sol. Dans ce but, la Constitution syrienne avait prévu de préleve1· des millions d'hectares sur les domaines de l'Etat ou sur la grosse propriété, pot1r les répartir par lots de cinq hectares aux foyers nomades. Cette réforme agraire, adoptée aujourd'hui par le Pal<istan, transformera sans doute toute la structure de la société musulmane<21 • C'est facile à prévoir du point de vue éco­nomiqt1e ; mais, en intégrant le nomade à la vie sociale, on aug-1nentera du même coup le potentiel humain du pays. Et les conditions psychologiques de l'existence se trouveront elles­mêmes transformées par le ferment nomadique. Il y aura, si l'on peut dire, fécondation de la nature usée du bourgeois de Damas par la nature vierge dt1 nomade. Etant donné l'importance nu1nérique de l'élément nomade, son assimilation ne se fera pas par une simple et totale absorption qui ne serait qu'une sorte d'évanouissement 1nécanique, mais par une diffusion métamor­phique dans le corps social syrien. Il y aura de ce fait un enri­chissement du spectre social du pays où, comme dans tous les autres pays arabes, les différenciations sont insuffisantes et les caractères distinctifs peu marqués.

Dans tous ces pays, en effet, on constate la même lacune: le manque de variété. Il y a le pacha et le plébéin, l'intellectuel et l'a­nalphabète. Aucune continuité dans le spectre social, à l'inverse de ce qui se passe en Europe, où les aptitudes et les talents les plus divers i·elient le fruit du génie à l'œuvre de la main, par une casca­de de valeurs hiérarchisées mais complémentaires, et unissent le labeur du savant à celui du berger, en passant par le médecin, l'in-

1) La r·évolution égyptienne - trois ans après la rédaction de ces lignes - est venue poser ces problèmes d'une manière décisive.

2) Plus d'un an après la r·édaction de ces lignes, nous apprenions que le Shah de Perse inaugurait l'année 1951 par une grande réforme agraire.

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génieur, l'architecte, l'artiste, l'artisan, l'ouvrier et le laboureur. Cette richesse de la gamme sociale manque totalement dans le inonde musulman actuel. En Algérie, par exemple, il y a au som­met le médecin, et, presque sans transition, le mendiant. Cette pauVI·eté sociale peut d'ailleurs expliquer l'insuffisance intellec­tuelle des classes dirigeantes dans ces pays. Car le Génie n'est que l'irruption de l'effort obscur qui monte à travers toutes les couches sociales d'une société pour jaillir à son sommet. On peut voir ici une réciprocité réelle entre la main et la pensée; là où cesse l'œuv­re de la main, l'œuvre de la pensée avorte fatalement: le génie ne pouvant plus puiser ses éléments dans les couches profondes ne peut plus s'épanouir au sommet. C'est pourquoi l'œuvre ébauchée en Syrie est une œuvre de fécondation, une œuvre témoin du mûrissement des idées. Les énergies dormantes se sont réveillées et se révèlent aujourd'hui à la surface de la vie sociale, aussi bien dans une Constitution nationale que dans un humble cl1antier de

. ' terrassement prive. Et la renaissance semble vouloir se dégager du chaos, aspirer

désormais à l'ordre et à l'organisation. Ce sera alors l'accès de l'homme amibien - individu désintégré et colonisable - à la vie productive, sa réintégration dans le cadre d'une société non colo­nisable. Sur le plan collectif, ce sera le passage de la société post­almohadienne à un stade de civilisation caractérisé par une syn­thèse originale de son propre génie islamique et du génie <<moderne>>.

Mais tout ceci exige une connaissance approfondie de l'hom­me, de ses possibilités, de ses insuffisances, et un examen atten­tif des valeurs sociales de l'Islam. La psychologie et la sociologie soi1t donc nécessaires pour découvrir les valeurs nouvelles de la renaissance musulmane et les voies nouvelles que masquent encore certains mythes post-almohadiens. Or, pour connaître l'homme, il faut se connaître soi-même, ce qui n'est possible aux dirigeants du monde musulman que par une rigoureuse introspection, un sévère examen de conscience. Quand il s'agit de connaître les défectuosités d'un barreau d'acier qui doit deve­nir l'axe moteur d'une machine, on le soumet à une analyse-exa-

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men métallographique par exemple afin d'étudier sa structure interne. Il ne serait pas raisonnable, il n'est pas possible, de s'y prendre autrement.

De même, quand on veut connaître l'homme comme moteur de la vie sociale, les conditions sont telles, sur le plan humain, qu'on doit alors recourir à une prise de conscience qui, seule, révèlera les articulations intimes de la personnalité humaine dans son mouvement, dans son action. C'est par cette méthode qu'on peut explorer les recoins de l'âme post-almohadienne pour savoir où les transformations sont toujours liées à des <<expé­riences personnelles>>, de sorte que l'humanité découvre sa pro­pre réalité dans l'expérience de certains hommes. Et la religion, qui est l'expression historique et sociale de ces expériences répé­tées au cours des siècles, s'inscrit naturellement à l'origine de toutes les grandes transformations humaines. Nous ne pouvons donc pas considérer la réalité humaine sur le seul plan de la matière. Nous savons d'ailleurs quelles illusions peut donner la projection de toute réalité sur un plan particulier : si dans cer­taines conditions un cercle peut paraître un cercle, dans certai­nes autres c'est une simple ligne droite. L'homme est impliqué dans la vie sociale comme facteur psycho-temporel. Il agit non seulement en fonction de sa temporéité, de ses besoins maté­riels, mais aussi en fonction de son psychisme, de sa spiritualité. C'est là la réalité complète de l'homme, celle dont il faut tenir compte pour le saisir dans sa totalité. On ne peut déterminer les conditions de sa transformation si l'on fait abstraction d'un de ces deux aspects, moral et temporel. Sous le premier aspect, il est essentiellement l'homo religiosus. Le donné religieux intervient donc ici directement dans la méthode de l'introspection, comme fondement même de la conscience qui se cherche. Lié à cette conscience religieuse par l'homme lui-même, le social ne peut donc se séparer de sa propre conscience morale. Donc, au point de départ de toute transformation sociale, une réforme religieu-

, . se est necessa1re.

Mais en quels termes se poserait le problème sur le plan par­ticulier du monde musulman moderne ?

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L'école réformiste, nous l'avons vu, l'a posé en termes théolo­giql1es, cependant qu'Iqbal le posait en d'autres termes, récla­ma11t non pas une science, mais une conscience de Dieu, non pas un concept théologal, mais une épiphanie ou, selon son propre terme, <<une immanence>>. La tendance réformiste - qui a eu le mérite de rompre le mortel équilibre de l'époque post-almoha­dienne - s'est adressée surtout à l'intelligence. Autrement dit, elle ramenait le problème à la <<phase intellectuelle>> de la civili­sation. Elle brûlait pa1· conséquent une étape essentielle : l'étape spirituelle, qui correspond précisément à la transformation de l'individu et à la première transformation des valeurs sociales.

Le retol1r au <<Salaf>>, tel qu'il est impliqué par la doctrine du mol1vement réformateur classique, ne s'inscrit donc pas dans l'ordre des faits historiques. Il constitue un glissement qui ne ramène pas l'homme à l'ère de la conscience, mais à celle de la science théologique, c'est-à-dire, en prenant encore l'exemple du passé, à l'époque post-siffinienne. C'est donc llne réforme de savants, qui touche peu ou ne touche pas du tout les masses humaines. Le cas de l'Algérie a fait exception néanmoins grâce à la remarquable personnalité du Cheikh Ben Badis dont le rayon-11ement personnel put atteindre la conscience populaire. Mais d'une manière générale, le mouvement réformateur ne semble pl11s aujourd'hui contenir le souffle spirituel, l'élan mystique qui avaient marqué ses débuts. Il subsiste, nous l'avons vu, en tant qu'enseignement plus soucieux de former des adeptes que des apôtres. Il semble d'ailleurs qu'il doive céder la place à une ten­dance plus conforme au vœu d'Iqbal('). Depuis une quinzaine d'années, un peu partout dans le monde musulman, des associa­tions sont nées où la conscience musulmane cherche de nouveau sa voie. Déjà, dès avant 1939, de jeunes musulmans se réunis­saient, e11 Egypte et en Syrie, sous le nom de <<Jeunesses de Mohammad>>.

1) De récents entretiens dans le milieu islahiste algé1·ien nous ont montré com­bien ce milieu est soucieux, sous la pression des évènements et des critiques répé­tées, de trouver une nouvelle formule.

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Le mouvement le plus récent qui affirme la nouvelle te11dan­ce est incontestablement celui des <<Frè1·es musuln1ans>> en

, Egypte, q11i co111pte aussi de no111breux adeptes en Syrie. No11s i1e possédons malheureusen1ent pas assez de doc11ments sui· ce mouvement, dont la ca1·actéristique essentielle est l'acte de fi·a­ter·nisatio11 q11'implique son titre même. La première com111u­nauté islan1ique ne s'était pas fondée sur un simple sentiment, mais sur un acte fondamental de <<fraternisation>> entre les Ançars et les Muhadjirins. C'est aujourd'hui le même pacte qui unit les <<frères musulmans>> modernes, dans u11e sorte de co111-munauté d'idées et de biens.

Le chef du mouvement, Haçan El-Banna, n'est ni un philoso­phe, ni un tl1éologien: il s'est contenté de revivre un Islam déga­gé de tous ses revêtements historiques. Sa doctrine i1'est i·ien d'autre que le Coran lui-même, mais un Coran en prise sui· la vie. Le mouveme11t réformiste classique ne revendique sans doute pas d'autre base doctrinale. Mais on se rend compte que pa1· exemple dans l'école classique, le verset coranique est surto11t utilisé comme moyen didactique dans 11n enseignement intellec­tuel. Le Coran est alors le magister q11i fournit des critères de toutes sortes: arguments pour combattre ses adversaires, motifs pour la condamnation de certains usages et de certaines habitu­des <<incompatibles avec la saine tradition>>.

Il sert n1ême de modèle esthétique, de canon littéraire, à l'u­sage d'une science exigeante : la balagha, ou rhétorique arabe.

Dans tous les cas, la notion coranique ne touche pas directe­ment la conscience et la nature de l'homme post-almohadien. Elle ne touche pas au ressort de sa vie, aux aspects essentiels de sa pensée et de son comportement. Elle constitue le moyen d'un <<tajdid>> plutôt que l'impératif d'un <<tajadoud>>.

Comment telle, sa portée sociale demeure sans doute consi­dérable, puisqu'il faut la situer, de toute façon, à la base de la renaissance actuelle. Le <<tajdid>> fournit l'explication psycholo­gique de ce que nous avons appelé <<l'accumulation>>. Mais il constitue aussi une sorte de condition matérielle ou plutôt d'ap­pât matériel au <<tajadoud>>, renouvellement de soi, qui est l'es-

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sence même de la renaissance, tandis que le <<tajdid>> - renou­vellement de l'esprit - n'en est que l'apparence.

Avec le mouvement des <<Frères musulmans>>, c'est d'abord la valeur coranique elle-même qui se renouvelle, qui devient essen­tiellement une valeur active, un moyen technique de transformer l'homme. Des lettrés de culture islamique qui ont eu l'occasion d'approcher Haçan El-Banna lui reconnaissent unanimement un pouvoi1· singulier : par son intermédiaire, le verset coranique devient un impératif vivant qui dicte à l'individu un comporte­ment nouveau et l'entraîne irrésistiblement à l'action. La notion coranique agit comme si elle s'était soudain renouvelée sur les lèv1·es du chef des <<Frères musulmans>>. E11 lisant qu'elle s'est <<renouvelée>>, certains peuvent être choqués, dans la mesure où ce <<renouvellement>> peut être lié, dans leur esprit, à un <<sorti­lège>> d'El-Banna.

Il n'y a là pourtant rien de mystérieux: ce professeur du secondaire allait faire sa prière du vendredi alternativement dans toutes les mosquées du Caire et profitait de ces occasions pour rappeler aux fidèles quelques préceptes du Coran. Il n'en faisait pas l'exégèse qu'il laissait au maître d'El-Azhar, plus savant que lui en cette matière. D'ailleurs, le champ de l'exégèse est celui de l'exploration philologique, théologique, philoso­phique, juridique, voire historique: c'est un domaine scienti­fique. L'exégète ne pourra dire que ce qui peut être la vérité, ce en quoi tous ses auditeurs et lui-même croient, mais cette vérité n'aura de rapport avec la réalité que sur le plan intellectuel -rapport purement théorique de la vie à la science. A supposer que ce que dit l'exégète ne soit pas parfois discutable en tant que notion abstraite, cela ne peut jamais être le catalyseur d'une transformation radicale des facteurs sociologiques fondamen­taux en synthèse sociale.

Or c'est simplement à partir de cette catalyse que peut s'éta­blir un rapport organique entre une doctrine sociale et son objet.

Dans ce domaine, on peut comparer l'enseignement de l'éco­le réformiste classique et le mouvement des <<Frères musul­mans>>. D'un côté, par exemple, la <<solidarité islamique>> est fon-

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dée sur la notion de fraternité, qui n'est qu'un sentiment, tandis qu'elle devient, chez Haçan El-Banna, la <<fraternisation>> - acte fondamental par lequel on se fait <<Frère musulman>>. Cet acte si simple est en réalité une transformation totale de l'homme, qui passe du stade post-almohadien au stade de la renaissance, comme il passait jadis par le même acte de la société djahilienne à la communauté islamique. Pour opérer cette transformation de l'individu, le chef des <<Frères musulmans>> n'utilise que le verset coranique, r11ais il l'utilise dans les conditions psychologiques mêmes où l'utilisaient jadis le Prophète et ses compag11ons. Tout le <<mystère>> est là: se servir du verset comme d'une notion révé­lée et non comme d'une notion écrite.

Si Haçan El-Banna bouleverse son auditoire, c'est précisé­ment parce qu'il n'interprète pas le Coran, mais le révèle à des consciences qu'il bouleverse. Sur ses lèvres, le Coran n'est plus un document refroidi, un code écrit, mais le jaillissement d'un verbe vivant, une lumière qui vient directement du ciel, qui éclai­re et qui guide, une source d'énergie qui galvanise les volontés. Ce n'est pas le Dieu théologal et rationnel qu'il manifeste, mais le Dieu agissant, immanent, celui dont les premiers musulmans sentaient physiquement la présence et le souffle à Bedr et à Honain. La vérité coranique se vérifie ici directement par son effet direct sur la conscience, par son travail s11r les hommes et sur les choses.

La <<notion>> plus ou moins abstraite fait pl;ice à une <<valeur>> conc1·ète, actualisée, - synthèse active de la pensée et de l'action, lesquelles se fondent réciproquement dans l'évolution d'une . , , . . . , soc1ete qui pense son action et agit sa pensee

L'enseignement de Haçan El-Banna est une expérience per­sonnelle qui ne s'inspire pas d'un document, la lettre du Coran, mais puise à la source même de sa révélation. Expérience dont le fruit devient sensible sous forme de <<vérité travaillante>> dans tous les domaines de la vie. A la base même de cette vie, elle transforme la psychologie de l'individu. Le jeune Egyptien, dont le patriotisme se consumait en flambées oratoires pour réclamer ses droits, comprend que la seule voie pour y parvenir est celle

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du devoir et constate ses possibilités, son pouvoir sur les âmes et sur les choses dès qu'il s'est engagé dans cette voie. Il devient l'a­pôtre dont l'appel touche, transforme et guide d'autres hommes qui deviennent à leur tour de nouveaux frères. Le gigantesque moteur se met alors en mouvement et met en mouvement toute la vie du pays en créant des banques pour orienter le capital, une presse puissante pour orienter la culture, une industrie pour créer et orienter le travail.

Des milliards sont rassemblés et investis par les <<Frères musulmans>> qui établissent ainsi les deux bases nécessaires à la vie de l'i11dividt1: la base morale et la base matérielle. Malgré la dissolutio11 des <<Frères mt1sulmans>> et l'exécution de leur chef, il est infinin1ent probable que les germes semés parviendront à donner leur moisson. Les idées qui s'identifient aux éléments permanents de la conscience humaine ne pet1vent pas disparaît­re. Elles chen1inent parfois obscurément avec le courant de cette conscience et surgissent métamorphosées au moment histo­rique. L'idée d'lbn Taimya a surgi ainsi dans l'Islam moderne sous forme d'Islah. De même l'idée d'Haçan El-Banna ne saurait plt1s désormais se séparer de l'évolution du monde musulman, où elle a renouvelé la <<tension morale>> et ouvert, peut-être, la voie nouvelle la plus fécondec 1l. C'est pourquoi nous n'avons pas tenu compte ici de l'ordre chro11ologique pour parler de cette expérience que nous considérons davantage comme un jalon que com1ne un but. Elle appartient au monde musulman comme l'une des perspectives pour échapper à son chaos actuel et s'ins­crit dans l'histoire musulmane moderne comme la première ten­tative positive d'une synthèse bio-historique. Elle aura polarisé

1) Les dive1·ses considérations qu'on vient de li1·e demeurent valables quant à l'expé1·ience personnelle du fo11dateur, Haçan El-Banna. Néanmoins, à la suite d'ttn tout 1·écent voyage e11 01·ient, l'auteur se croit te11u de modifier son jugement sur le n1ouve1nent lui-n1ême, qui sen1ble - sous la di1·ection de ses nouveaux lea­de1·s - être devenu plutôt t1n instr·ument politique, dépouillé du caractère civilisa­teu1· q11'on aurait voulu tout d'abord voir en lui. Dans cette nouvelle phase, le mou­vement pa1·aît même 11'titiliser la 1·eligion que pou1· parvenir à des fins pratiques immédiates. (1954.)

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les idées du monde musulman actuel en incorporant à son évo­lution l'élément technique moderne. C'est elle aussi qui aura éta­bli le pont qui franchit l'histoire, par delà la déviation de Siffin, jusqu'à la source même de l'âme musulmane et par-dessus les paralysies, les mythologies et les équivoques de la société post­almohadienne. Elle représente le pre1nier effort de reconstrt1c­tion de la société musulmane se référant au plan de son premier architecte: Mohammad.

La synthèse sociale commence à s'opére1·. inême si elle le fait de façon anarchique. Cette anarchie disparait1·a lorsque l'esprit technique, qui est devenu un facteur d'accélé1<1tion de l'histoire, pre11dra la direction de l'évolution actuelle .

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VI - LES PRODROMES DU MONDE MUSULMAN

<<Il n'en va pas selon vos vœux (vous, musulmans), ni selon les vœiLX des Gens du Livre (chrétiens et juifs).>> Coran.

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Les prodromes du monde musulman

Le monde musulman n'est pas un groupe social isolé, suscep­tible d'achever son évolution en vase clos. Il figure dans le drame humain à la fois comme acteur et comme témoin. Cette double participation lui impose le devoir d'ajuster son existence maté­rielle et spirituelle aux destinées de l'humanité. Pour s'intégrer effectivement, efficacement à l'évolution mondiale, il doit co11naître le monde, se connaître et se faire connaître, - procé­der à l'évaluation de ses valeurs propres et de toutes les valeurs qui constituent le patrimoine humain.

Cette mise au point est sans doute difficile dans un monde dont l'évolution n'obéit à aucun critère. En notant ces faits, - à sa manière, parfois excessive, - Gibb écrivait :

<<Au lieu de se présenter comme un large courant de thèses aux fondations saines et rationnellement acceptables, le modernisme, faute de penser suivant le contrôle d'une discipline, se perd dans un laby1:intl1e d'impulsions subjectives et court le danger de plonger la tête la première dans quelque précipice cachéc'1.>>

Cependant, comme nous l'avons r1oté au chapitre précédent, cet empirisme semble faire place, depuis l'affaire de Palestine, à un esprit c1·itique, à un souci de méthode. Les jugements et les actes des gouvernements apparaisse11t de mieux en mieux orien­tés pa1· une meilleure compréhension de soi et d'autrui, par un approfondissement de l'Occident et de son esprit. Mais tout cela ne se concrétise pas encore dans une action sociale étendue à l'ensemble du monde musulman et consciente de ses moyens. Le monde musulman n'en est pas encore à l'action technique, seule capable de marquer sa place dans un inonde moderne où le sens de l'efficacité est premier dans l'échelle des valeurs. Il y a là pour­tant une nécessité d'autant plus impérieuse que ce monde - au

1) Gibb, Les tendances moder11es de l'Isla1n, pp. 66-67.

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terme d'une expérience qui dt1ra des siècles - en com1nence t1ne at1tre, d'emblée marquée par le dilemme shakespearien : <<Etre

A

ou ne pas etre. >> En effet, les conditions actuelles sont si contradictoires que

les chances de l'humanité semblent, à l'heure présente, à peu près également réparties entre l'un et l'autre termes de l'alterna­tive. Si les faits scientifiques et économiques ont mis le monde en état de préfédéralisme, les idées, au contraire, y maintiennent tot1s les ferments de discorde et de conflit. On retrouve ici - et dans son expression la plus violente - le décalage qui a toujours existé entre la conscience retardataire et la science progressiste. Mais cette fois-ci, le décalage devient incompatible avec l'exis­tence même de l'espèce. Les conditions économiques créées pa1· le xrxc siècle ont peu à peu imposé dans divers domaines des mesures positives qui impriment au monde moderne un caractè­re planétaire. La Cour de Justice de La Haye, le droit internatio­nal, le Code Maritime, sont autant de manifestations particuliè­res de la tendance générale qui ne cesse de préparer les voies à l'unification du monde. Les divers congrès de standardisation scientifique et technique, les fédérations syndicales mondiales, comme celle des PTT, témoignent de cette nécessité où sont dés­ormais les peuples d'organiser en commun leur vie. Le même processus de mondialisation se manifeste dans le domaine poli­tique, où l'avait esquissé la défunte SdN.

Ainsi voit-on s'affirmer chaque jour davantage l'ébauche d'une fédération universelle dans les différents domaines de la vie internationale. Cette tendance s'est encore accrue depuis la dernière guerre. Elle revêt aujourd'hui bien des aspects nou­veaux, dont le moins pittoresque n'est pas celui qu'illustre le <<citoyen du monde>>.

Plus que tout autre, c'est le facteur technique qui a accéléré ce mouvement. La technique a aboli l'espace, il n'y a plus entre les peuples que la distance de leurs cultures. Mais celle-ci semble plutôt s'être accrue, si l'on songe au pauvre diable qui vit en Algérie où personne ne s'est soucié de l'instruire, et qu'on le compare à l'homme qui désintègre l'atome en Amérique ou en

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Les prodromes du monde musulman

Russie. La science a aboli les distances géographiques entre les ho1n1nes, mais des abîmes subsistent entre leurs consciences.

Ainsi les faits et les idées se contredisent. La terre est devenue une boule exiguë, extrêmement inflammable, où le feu qui prend à un bout peut se propager instantanément à l'autre bout. Il n'est plus possible de diviser les problèmes et les solutions, de faire de l'et1ropéanisme d'une part et du colonialisme de l'autre. Le conflit d'Indocl\ine qui n'eût pas, il y a seulement vingt ans, franchi ses frontières géographiques, est aujourd'hui d'ordre mondial. Il est da11s les préoccupations du docker d'Oran - intéressé comme colonisé - et dans celles du Japonais intéressé comme conso1n­mateur de riz. De fond en comble le monde est bouleversé.

Ainsi commence une page nouvelle de l'histoire qui a pour titre : l'humanité doit être une ou cesser d'être.

Les dirigeants du monde trouveront-ils la solution heureuse qui trancherait pacifiquement ce dilemme ?

Malheureusement, si l'on s'en tient à leurs actes, ils donnent l'impression désolante d'une équipe de peintres somnambules occupés à repeindre un vieux bâtiment vermoulu, cependant que les pioches attaquent ses fondations pour l'abattre. Le pinceau n'est plus qu'un outil ridicule et déplacé dans un chantier boule­versé où il faut des pelles et des truelles pour déblayer les ruines du vieux monde et bâtir le monde nouveau. Mais si les hommes refu­sent de faire le monde nouveau, le monde nouveau se fera bien sans eux, à sa manière. Certaines idées maintiennent encore le colonialisme : les facteurs de son annulation finiront pourtant par être décisifs. Mais pour le moment, cette contradiction est tra­gique. On peut se demander ce que signifient pour des hommes domestiqués, indigénisés, <<civilisés>> à la manière colonialiste, les prodamations de <<respect de la personne humaine>> et la <<décla­ration des droits de l'Homme>>. A la base de tout cela, il y a un com­mun dénominateur: une culture maténaliste qui peut promouvoir un empire ou un impérialisme, mais non une civilisation.

Cette culture, douée de toute l'inertie de la matière, est incapa­ble de suivre l'évolution de ses propres produits. Elle s'est emmu­rée dans cette contradiction par sa méthode même, la méthode

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cartésienne. On ne s'est pas préoccupé de la finalité mais de la seule causalité. Le problème de la destination de l'objet à l'homme ne s'est pas encore posé à la conscience occidentale: on produit, on est i11capable de répartir. L'Europe rationaliste, qui a créé la machine, se voit incapable de poser correctement ]es problèmes humains. Tout rapport non mesurable échappe à sa science parce qu'il échappe à sa conscience. On sait façonner la matière mais on ne sait pas la r·endre utile à l'homme. Le processus de production en Europe ne définit pas l'objet par rapport à l'homme mais défi­nit l'homme-outil en fonction de l'objet fabriqué.

L'Europe est devenue technicienne, mais a cessé d'être morale. On ne sait plus découvrir les perspectives humaines au-delà du chiffre, de la quantité, au-delà des limites d'un monde qui est uni­quement défini en termes de matière. Une civilisation trouve son équilibre entre le spirituel et le quantitatif, entre la finalité et la causalité. Aussitôt que l'équilibre est ro1npu dans un sens ou dans l'autre, c'est la chute verticale. La civilisation musulmane perdit son équilibre au moment où elle n'observa plus ce juste rapport entre la science et la conscience, entre les données matérielles et l'ordre spirituel: elle sombra dans la pure anarchie métaphysique, dans le chaos maraboutique, qui ont fait sa décadence.

Aujourd'hui nous assistons à une autre expérience qui abou­tit à un autre déséquilibre: la civilisation occidentale, qui a perdu le sens du spirituel, se trouve à son tour au bord de l'abîme.

Il ne s'agit donc plus pour le monde musulman de séparer les valeurs mais d'accoupler la science et la conscience, l'éthique et la technique, la physique et la métaphysique, afin de réaliser un monde selon la loi de ses causes et l'impératif de ses fins. Mais pour refaire une jeunesse au monde, il faut un homme nouveau capable d'assumer son existence moralement et matériellement, comme témoin et comme acteur. L'homme post-almohadien est, certes, trop vieux, trop caduc, mais le monde musulman n'en inclut pas moins une grande part de cette jeunesse nécessaire.

Il a gardé en effet, malgré sa colonisabilité, un sens essentiel, celui de la valeur morale, qui manque au vieil esprit moderne. Mais en même temps, l'Islam est en voie de se rajeunir lui-même

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grâce à la valeur cartésienne. Cette synthèse qui s'accomplit lente­ment ira sans doute en s'accélérant, à mesure qu'il abordera tous les problèmes avec l'esprit scientifique qui est devenu le facteur d'accélération de l'histoire. La méthode abrège singulièrement les étapes et l'expérience montre que certaines d'entre elles ne sont pas nécessaires. Le Japon médiéval et traditionnel qui ouvrait ses portes en 1868 au Commodore Perry a franchi d'une seule étape la distance qui le séparait du XXe siècle. Mais il l'a franchie techni­quement, méthodiquement, en serrant ses horaires, en utilisant scientifiquement l'homme, le sol et le temps. Le monde musulman doit à son tour enjamber l'intervalle de son retard en taylorisant ses moyens et ses activités. L'affaire palestinienne lui en a souligné l'impé1·ieuse nécessité tout en lui indiquant certaines voies nouvel­les. Il semble maintenant vouloir commencer une nouvelle expé­rience, en tenant compte des inconvénients et des erreurs dt1 passé, sans quoi la leçon de l'histoire et plus particulièrement celle des toutes dernières années perdait toute signification. Certaines étapes, comme le <<nationalisme>>, qui paraissaient nécessaires, ne sont plus qu'archaïsmes dépassés par l'histoire.

Le n1onde actuel est un produit de l'inévitable désintégration du monde colonialiste et colonisable que nous connaissions il y a dix ans. Mais en même temps cette désintégration a mis à nu le sens profond de l'histoire. D'une part, elle a révélé l'unité des problèmes et des besoins dans le monde, et d'autre part elle a mis en lumière la nécessité de réajuster les rapports entre peu­ples. Le colonialisme et le nationalisme sont également condam-11és. Le colonialisme n'est plus compatible avec les conditions d'une existence internationale qui ne saurait avoir pour base la force ; la conscience universelle le condamnera solennellement comme cause de troubles, de régression et de guerre.

Jusqu'ici, le pacte colonial pouvait attenter à la vie du coloni­sé, à sa conscience, à son existence même. On fermait les yeux dans les pays civilisés. Dans les circonstances actuelles, la diplo­matie internationale se trouve placée devant un dilemme: le pacte colonial ou le pacte humain. On ne peut faire partie d'un ordre humain quand on est colonisé ou colonisateur.

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Le monde est en train de se réaliser à l'échelle planétaire, de se totaliser, de totaliser ses ressources et ses besoins. Il est en passe de i·éaliser institutionnellement le sens de l'histoire. Le <<libéralisme>> fait place à un ordre rationnel qui tend vers l'har­monie générale, non pas d'après les plans imprécis de l'utopie, mais selon la st1·icte loi des nécessité vitales. Le monde mt1sul­man aura donc à tenir compte, dans sa propre évolution, de ce pas décisif de l'histoire. Les formules comme le pan-arabisme et le pan-islamisme sont désormais désuètes tout a.utant que le pan-européanisme qu'on voud1·ait ressusciter à Strasbourg.

Bien entendu, l'optimisme et le pessimisme sont également interdits en ce qui concerne les chances de la paix. Mais on doit bien constater que les pays ne semblent pas comprendre la signi­fication de l'étape décisive que vient de franchir le monde et que traduit le titre de l'ouvrage: <<Le Monde est Un>>, encore que cet ouvrage n'ait rendu compte que de l'aspect spatial de la question, celui qui pouvait frapper un homme traversant en quelques jours, comme le fit Wendel Wikie, les 360 degrés de la planète en armes. Mais l'unité du monde a toujours été le phénomène essentiel de l'histoire, tandis que les divisions ne sont que des accidents, des épiphénomènes. Si elle échappe à l'esprit carté­sien, c'est parce que la culture formatrice de cet esprit fait com­mencer l'histoire à la fondation de Rome et la pensée aux acadé­mies d'Athènes. Il est même curieux de voir les plus grands esprits européens se montrer incapables de remonter au-delà de la pensée hellénique. Aussitôt qu'ils franchissent les frontières des <<humanités gréco-latines>>, on les dirait en exploration dans une autre planète. Il fat1t noter toutefois une nouvelle tendance, qui s'est manifestée dans l'œuvre d'un Guénon ou d'un Ht1xley, étudiant systématiquement et mettant en lumière les fonde­ments communs de la pensée mystique dans le mondec11 •

Ces efforts sont sans doute encore fragmentaires et trop récents. Au surplus ils ne touchent la réalité qu'à son sommet, de

1) Aldous Ht1xley, La philosophie éternelle.

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telle sorte qu'on ne peut encore déterminer leurs effets dans les rapports quotidiens et les contacts directs entre hommes et entre peuples. Cependant, convergeant avec les faits que nous avons mentionnés, ils provoquent l'humanité à résoudre son dilemme.

Quoi qu'il en soit, le monde musulman est déjà, par son ata­visme même, à mi-chemin du monde nouveau. Aussi arriéré qt1'il puisse être, l'homme post-almol1adien réalise mieux que l'homme civilisé les conditions psychologiques de l'homme nouveau, du <<citoyen du monde>>, ou, selon l'expression pro­phétique de Dostoïevski, de <<l'omni-homme>>. Sans doute lui faut-il encore atteindre au niveat1 matériel de la civilisation actuelle, en mettant en jet1 toutes ses facultés d'adaptation à l'ordre temporel de l'ère atomique si profondément marqt1ée par l'esprit technique. Mais son rôle demeure surtout spirituel, comme modérateur des excès de la pensée matérialiste et des égoïsmes nationalistes.

Déjà, e11 lui traçant la voie de sa renaissance spirituelle, Iqbal avait réclamé pour le monde musulman une tournure d'esprit capable de considérer les choses et les institutions <<non pas du point de vue des avantages ou des inconvénients sociaux qu'elles offrent dans tel ou tel pays, mais du point de vue du dessein plus vaste que réalise l'ensemble de l'humanité ... >> Cette métaphy­sique d'Iqbal peut choquer sans doute les esprits faussés pa1· un rationalisme pour leqt1el tout ce qui échappe aux dimensions pondé1·ales semble irrationnel. La question vaut la peine d'être posée, parce qu'elle commande l'attitude de l'homme dans le monde nouveau et l'avenir de la civilisation.

Il convient d'adopter ici le point de vue cosmique pour saisir le sens intégral de l'histoire. L'éminent historien suisse Gustave Jacquier, après avoir étudié une trancl1e de quatre millénaires d'histoire égyptienne, en tire ces conclusions significatives :

<<Nous constatons, dit-il, que chez ce peuple, la civilisation, une fois sa voie tracée, il la suit sans jamais s'en écarter; les bou­leversements politiques n'arrivent même pas à la faire sortir du chemin mo11tant en pente douce sur lequel elle s'est engagée. Les grandes crises 11istoriques nous permettent, cependant, de mar-

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quer dans l'histoire de la civilisation un certain nombre d'étapes et de discerner mieux, en les groupant par époques, les progrès réalisés au cours des siècles ... >>< 11

Ainsi donc, voilà un regard qui, envisageant une assez large perspective de l'histoi1·e, semble embrasser deux ordres de faits

. distincts. D'une part, u11e civilisation qui suit <<un chemin mon­tant e11 pente douce>>, et d'autre part, <<des bouleversements poli­tiques>> avec toutes les contingences humaines inhérentes: les triomphes, les fanfares, les naissances, les deuils et les douleurs.

D'une part, une ligne harmonieuse traversant sans heurt les millénaires et, de l'autre, le drame humain avec ses bouleverse­ments. Cette distinction entre deux ordres de faits aussi nettement démarqués ne rompt pas pour autant leur unité. Leur lien est de nature dialectique : l'homme est la condition fondamentale de toute civilisation et la civilisation fixe constamment la condition humaine. Saisis dans leur perspective humaine totale, les faits les plus ordinaires acquièrent une complexité significative. Dans une ville, par exemple, un mariage est un évènement banal. Il a évi­demment un sens pour les mariés et pour leurs familles, mais il en a un aussi pour le simple mendiant puisque la tradition musulma­ne lui offre à cette occasion un repas qui entretient pour un jour sa précaire existence. Ainsi un même évènement peut concerner des existences différentes et se rattacher à des ordres de faits distincts. Les liaisons sont parfois très subtiles : un homme peut mourir à Alger, parce qu'en raison de tel événement, un autre homme a fait ou n'a pas fait telle chose, ce jour-là, à Sidney. Cette remarque devient d'autant plus vraie que l'événement devient plus com­plexe, qu'il dépasse le plan individuel ou même celui de la cité ou de la nation. Certains événements historiques débordent le cadre de la simple interprétation rationnelle, fondée sur la donnée humaine immédiate, l'intérêt matériel, moral ou politique. Ils semblent plutôt participer d'un ordre irrationnel, dont la raison cartésienne ne saisit pas le contenu.

1) Gustave Jecquier, Histoire de la civilisation égyptienne.

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L'histoire en fournit plusieurs exemples : ainsi la vie de Tamerlan, dont l'épopée prolonge nettement la perspective histo­rique au-delà du simple dessein humain. Faire <<rationnellement>> l'histoire de cette épopée, ce serait, sans doute, en rassembler les éléments, les coordonner selon leurs rapports avec la figure centra­le de son héros. Or, on s'aperçoit que les éléments rationnels prop­res à l'homme et à ses données personnelles ne nous donnent pas une explication satisfaisante de son œuvre. En effet, l'homme n'était pas un soudard, un simple porteur de sab1·e; le sens religieux et poli­tique, le génie militaire et administratif faisaient de lui un person­nage complexe, mais parfaitement défini. Nous le voyons cependant abattre son sabre sur la Horde d'Or qui était en passe de conquérir l'Europe sous la direction énergique de Toghtamich. Nous voyons le glaive redoutable de Tamerlan s'abattre également, non pas sur la Chine, legs de son aïeul Gengis Khan, ni sur l'l11de, future conquête de son descendant Baber, mais sur l'empire ottoman où Bajazet concentrait une armée de cinq cent mille hommes pour conquérir Vienne. Pourquoi ce singulier comportement ? Le droit dynastique, l'ambition, la facilité de vaincre sans péril et le sentiment religieux, c'est-à-dire tous les facteurs humains d'une politique et d'une cam­pagne militaire, étaient sur un même plateau de la balance.

Pourtant, c'est l'autre plateau que nous voyons pencher: la Horde d'Or est détruite ainsi que l'armée de Bajazet. On est en droit de se demander quels impondérables ont pu jouer ici pour faire pencher de la sorte la balance de l'histoire? Une telle question peut surprendre sous prétexte qu'elle est d'ordre métaphysiquec4 i. Mais

(4) Dans son œuvre imposante, L'Histoire qui est en voie de publication, Arnold J. Toynbee semble avoir considéré cette question, comme en témoigne l'extrait de cette œuvre paru en traduction française en 1953 sous le titre Guerre et civilisation (Gallimard éd.). L'auteur anglais constate en effet (p. 147) <<l'aveuglement de Tamerlan>>, qu'il voit aboutir à la destruction de ce qu'il nomme - en utilisant la ter­minologie d'Oswald Spengler - <<la civilisation iranienne>>. Mais il ne semble pas avoir remarqué, s'étant uniquement placé au point de vue du militarisme autodes­tructeu1·, l'importance capitale de cet <<aveuglement>> de l'empereur tatar pour le cours ultérieur de l'histoire générale. Car c'est bien l'épée de Tamerlan qui a frayé le chemin à la civilisation occidentale naissante, parmi les périls du crépuscule qui venait sur le monde musulman ... Peut-on, dans ces conditions, parler d'un <<aveu­glement>>, ou n'y faut-il pas voi1· plutôt la manifestation d'une suprême lucidité, par delà la simple intelligence de Tamerlan ? (1954).

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pou1· donner aux évé11ements l'interprétation intégrale compatible avec tout leur contenu, il faudrait les envisager non seulement sous le rapport de la causalité, mais avec leur finalité dans l'histoire. Or sous ce rapport, il faudrait parfois renverser la méthode historique: voir les phénomènes en perspective au lieu de les voir en rétrospec­tive, les considérer dans leur aboutissement et non à leur point de départ. Pour comprendre l'épopée de Tamerlan, il faudrait, par exemple, se demander ce qui serait advenu si Toghtamich avait occupé Moscou puis Varsovie, si Bajazet avait planté son étendard sui· les monuments de Vienne, puis sur ceux de Berlin. Dans ce cas, l'Europe eût fatalement passé sous le sceptre triomphant de l'Islam temporel. Mais ne voit-on pas alors une tout autre perspective sur­gir de l'histoire ? On voit la renaissance de l'Europe - alors en ges­tation - se fondre dans la <<renaissance timouride>>. Mais ces deux renaissances étaient différentes bien qu'également brillantes, elles n'avaient pas la même signification historique. L'une était l'aurore qui se levait sur les génies de Galilée et de Descartes, l'autre n'était que le beau crépuscule qui enveloppait déjà la civilisation musul­mane à son déclin.

L'une était le commencement d'un ordre nouveau, l'autre était la fin d'un ordre révolu. Rien alors n'aurait pu éviter au monde entier la nuit qui venait doucement sur les pays musul­mans. Si Tamerlan n'avait suivi que son impulsion personnelle, rien n'eût pu arrêter la fin de la civilisation.

Quoi qu'il en soit, le contenu des faits historiques n'est pas si simple qu'il peut apparaître aux yeux de ceux qui ne les considè­rent que d'un point de vue individuel ou national. Il y a, selon le mot d'Iqbal, <<un plan d'ensemble>> qui révèle le sens de l'histoi­re. C'est sui· ce plan général de l'humanité et de sa civilisation qu'on peut saisir le sens intégral, le sens métaphysique des évé­nements.

Pourquoi Tamerlan a-t-il empêché Bajazet et Toghtamich d'implanter l'Islam au cœur de l'Europe ? Pour que cette Europe chrétienne poursuive l'effort civilisateur dont le monde musul­man, à bout de souffle depuis le XIV0 siècle, n'était désormais plus capable. L'épopée de l'empereur tatar éclaire une finalité de

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l'histoire, puisqu'elle a eu une conclusion conforme à la conti­nuité de la civilisation, à sa pérennité, afin que ces cycles se suc­cèdent et que s'opère la perpétuelle relève des génies qui se relayent sur la voie du progrès. Un cycle naît dans certaines conditions psycho-temporelles, s'y développe, et quand la civili­sation humaine les a dépassées, c'est un cycle qui s'arrête. Un autre commence dans de nouvelles conditions qui seront à leur tour dépassées. C'est cette loi qui trace à travers les millénaires de l'histoire ce <<chemin montant en pente douce>> que l'humani­té gravit lentement. La finalité de l'histoire se confond avec celle de l'homme.

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CONCLUSION

Le devenir spirituel de l'Islam

At1 terme de cette étude, il m'apparaît clairement qu'il y manque une seconde partie, dont le rôle eût été d'éclairer cer­tains aspects essentiels qt1e j'ai cru devoir laisser de côté, chemin faisant, et par souci de méthode. Je ne puis qu'indiquer ces aspects, et laisser à quelqu'autre le soin d'en traiter comme il convient.

Durant de longs siècles, l'Islam est demeuré statique, comme figé dans les formes que nous avons décrites et qui, engendrant la colonisabilité de la société post-almohadienne, ont eu pour co11séquence la colonisation. Aujourd'hui, l'Islam est en devenir, il a un avenir. En d'autres termes, son histoire se réanime et commence à revivre, à partir d'une situation en mouvement et en fonction de certains horizons récemment entrevus. Le concept de vocation enveloppe ces deux aspects: les conditions d'un mouvement et sa finalisation par la collectivité humaine qui se trouve placée dans ces conditions.

Peut-on parler, en ce double sens, d'une vocation de l'Islam? A vrai dire, il ne semble pas que le monde musulman ait encore clairement conscience de son destin spirituel. Seul, le mouve­ment des <<Frères Musulmans>> paraît jusqu'ici s'efforcer de répondre à une vocation ainsi comprise en profondeur. Mais quel que soit encore l'actuel chaos du monde m11sulman, on y peut déjà discerner deux tendances, qui ne sont pas de même nature. L'une est d'ordre historique et imputable à des forces

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internes qui se manifestent en tant qu'actions et réactions de la colonisabilité et de la colonisation: nous en avons étudié les com­posantes - réformistes et modernisme - et ce sont elles qui don­nent à l'Islam son actuelle physionomie. L'autre, s'il n'est pas possible de la' dissocier de l'évolution historique, se présente

malgré tout sous une forme assez différente et qui relève, cette fois, des grands phénomènes de transfert des civilisations à l' é­chelle de la planète: il s'agit du déplacement du ce11tre de gravi­té islamique de la Méditerranée à l'Asie.

Sans doute faut-il en effet considérer comme un des phéno-1nè11es essentiels des cinquante dernières années la fin de l'ère méditerranéenne. Le monde centré sur la Méditerranée a cessé d'être: sot1s le choc de deux guerres mondiales, il a fait place à un monde en forme d'ellipse et qui puise désormais son inspiration à deux foyers distincts. Le monde musulman, doublement pola­risé, semble d'ailleurs obéir inaintenant à l'attraction de Djakarta plus qu'à celle du Caire ou de Damas. Ce passage à une phase asiatique implique pour lui des conséquences psycholo­giques, culturelles, morales, sociales et politiques qui comman­deront son devenir et son avenir, et tout d'abord dans la forma­tion de la volonté collective. Jusque-là, cette volonté demeurait confuse, et à l'état diffus au sein d'un complexe d'habitudes, de traditions et de préjugés variables selon l'espace et le temps : s'exprimant tantôt par le truchement d'une noblesse hétéroclite issue d'un pouvoir sans racines dans l'âme populaire, tantôt par celui d'un savoir dépourvu d'horizons. Ainsi, l'Islam méditerra­néen était-il dynastique par le pacha et son suzerain, tribal et nomadique au niveau de l'émir arabo-berbère, dogmatique et enfermé dans le vase clos de sa décomposition sous l'autorité du cheikh.

Sachant tout le bénéfice qu'il pouvait en tirer, le colonialisme a mis tous ses soins à re11force1· l'influence de cette noblesse et de cette prétendue élite, en vue de maintenir le statu quo en main­tenant la colonisabilité.

La fin de l'ère méditerranéenne marque, pour l'Islam, sa libé­ration des entraves internes. C'est ce qui est particulièrement

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visible au Pakistan comme à Java, pays d'acclimatation isla­mique relativement récente: c'est-à-dire pays neufs et jeunes où la pensée et l'action doivent primer la tradition de la science close et où l'Islam est appelé à se rénover, à se rendre actif, à réapprendre à vivre.

La structure de son not1veau climat social, en effet, n'est pas hiérarchisée, inais largement populaire ; et, d'autre part, il lui faut s'y adapte1· au génie des peuples agraires, à leur sens inné du travail : d'où la promesse d'une nouvelle synthèse de l'homme, du sol et du temps, et par conséquent d'une nouvelle civilisation. Il lui faudra enfin s'adapter à un nouveau climat spirituel, au voi­sinage de cette Inde complexe où rayonne encore !a pensée des Védas.

On in1agine aisément ce que peut devenir la volonté collective d't1n Islam débarrassé de sa gangue post-almohadienne, ai11si planté au sol par les nlasses qui vivent du sol, ainsi guidé par une élite au regard de laquelle la pensée coranique, cessant d'être un précieux document archéologique, classé, répertorié, enfermé, apparaîtra comme en perpétuel devenir. On ne saurait égale­ment sous-estimer le i·ôle que pourra jouer, à cet égard, le contact avec la inystique de l'Inde.

Dans son ère méditerranéenne, le voisinage de l'Islam avec la pensée chrétienne, s'il ne l'a pas enrichi spirituellement, ne l'a pas davantage contraint à se transformer: le contact entre les deux pensées religieuses s'est en effet produit dans le contexte colonialiste, qui a gravement faussé le sens de la pensée chré­tienne aux yeux du musulman; et celui-ci pouvait aisément se sentir supérieur à tel ou tel colon rapace, présumé chrétien, mais installé dans l'injustice et la jouissance.

Il n'y avait donc pour lui, sur ce plan, aucun complexe d'infé­riorité, c'est-à-dire aucune provocation à se ressaisir, à repenser sa foi. Et il semble qu'on puisse attribuer l'apathie morale des peuples musulmans méditerranéens en grande partie à cette so1·te d'orgueil béat, à cette suffisance concernant leur religion, qu'ils mettaie11t implicitement en comparaison avec une espèce colonialiste du christianisme.

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Le contact de l'élite musulmane asiatique avec les autres reli­gions a lieu dans des conditions tout à fait différentes. Ici, l'Islam ne peut pas ne pas avoir le sentiment d'être en terre étrangère. A la fois conquérant et minoritaire, il vit sur un sol déjà conquis par d'autres religions. L'Inde est la terre du brahmanisme et du bouddhisme. La communauté musulmane s'y trouve, avec ses qt1atre-vingt-dix millions d'éléments, noyée dans une masse de trois cents millions d'Hindous; et le musulman y assiste quoti­diennement à l'extraordinaire vie religieuse de ces êtres qui sont sans doute parmi les plus religieux du monde et qui vivent dans une atmosphère embrasée de mysticisme.

Il y a là pour lui l'origine d'un profond bouleversement. C'est devant ce spectacle et dans cette atmosphère qu'a mûri la cons­cience d'un Iqbal, qu'elle a acquis, chez ce grand penseur et poète, la riche subjectivité d'une conscience douée à la fois de raison et d'affectivité, de la faculté de comprendre et de celle de vibrer. Ce dialogue entre le cœur et la pensée, qui a manqué à l'homme post-almohadien et qui ne semble pas encore ressusci­té en lui sur le littoral inéditerranéen, n'est pas le moindre ensei­gnement que pourra tirer l'Islam de son déplacement vers la sphère asiatique.

Le musulman de Java et celui du Pakistan présentent au demet1rant deux caractères distincts. L'occupation hollandaise, étendue sur plusieurs siècles, n'a pas laissé dans les îles de la Sonde un bien grand équipement intellectuel. Mais la maigre élite qui doit lutter contre le paupérisme collectif, l'analphabétis­me presque total, la corruption à tous les degrés de l'administra­tion, l'incurie enfin et l'anarchie créées à dessein par un colonia­lisme finalement réfugié dans le maquis, montre déjà les mer­veilleuses dispositions impliquées dans le génie du peuple indo­nésien. L'homme de Java est minutieux, il a le sens de l'ordre et de l'organisation, l'amour du détail. C'est l'homme du concret, du positif, de l'effort, l'homme de la pratique, de la technique, mais aussi celui des arts.

Au Pakistan, l'Angleterre a laissé une certaine ossature intel­lectuelle, dont la qualité n'est pas niable. Sayed Amer Ali, le pre-

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mier apologiste moderne de l'Islam et son premier penseur, Sir Mohamed Iqbal (cet ancien élève d'Oxford comme son alter ego Rabindranath Tagore), ont appartenu à cette élite de marque.

Telle apparaît la voie nouvelle qui s'ouvre devant l'Islam. Bien entendu, il reste une réserve: car il faudrait aussi tenir compte des conjonctures internationales, qui peuvent offrir des conditions très variables et souvent inattendues à la réalisation des perspecti­ves que nous avons esquissées. Sans parler, à la limite, de l'hypo­thèse d'une guerre mondiale, où risqueraient d'être au moins transformés tous les aspects connus de l'existence humaine.

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Table des matières

Dédicace ................................................................................................... 3

Avant-propos .......................................................................................... 5

Préface ...................................................................................................... 9

Introduction .......................................................................................... 15

1 - LA SOCIETE POST-ALMOHADIENNE .......................................... 19

Le pl1énomène cyclique .................................................................... 21

I~'homn1e post-almohadien ............................................................. 29

Premier contact Europe-Isla1n ...................................................... 35

11 - LA RENAISSANCE ........................................................................... 41

Le mot1vement réfo1·mateur ........................................................... 43

Le mouvement moderniste ............................................................. 57

Ill. LE CHAOS DU MONDE MUSULMAN MODERNE ...................... 67 •

Les facteurs internes ......................................................................... 69

Les facteurs externes ......................................................................... 9 5

IV. LE CHAOS DU MONDE OCCIDENTAL ...................................... 105

V. LES VOIES NOUVELLES ............................................................... 123

VI. LES PRODROMES DU MONDE MUSULMANS ......................... 143

CONCLUSION : Le devenir spirituel de l'Islam ........................ 157

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Si la problématique de la société musulmane n'a pas varié, les défis auxquels elle fait face sont devenus infiniment plus complexes. Les exemples que prend Bennabi pour illustrer l 'iricapacité du musulman pôst-almohadien, pour reprendre son expression, à riposter efficacement aux problèmes .qui l'assaillent, révèlent fondamentalement · son attitude vitale et son état d'esprit. Au fond, il reste en retard d'une ou de plusieurs guerres .. Un observateur superficiel pourrait croire que le musulman de 2006 est différent, socialement et psychologiquement, du musulman de 1949. Or, nous avertit Bennabi, ce n'est pas un homme nouveau que nous avons sous nos yeux, mais un aspect nouveau du vieil homme, du post-almohadien qui campe l'homme musulman depuis près de six siècles.

© Editions ANEP ... ~~: ISBN: 9947-21-293-9

"..:J \ 1 Dépôt légal: 2377-2006