VIVRE AU BORD DES LACS AU NÉOLITHIQUE >> La batellerie ... · et débité à la hache pour former...

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66 / Dossiers d’Archéologie / n° 364 >> La batellerie fluviale gallo-romaine Le chaland Arles-Rhône 3 Remarquablement conservé, le chaland Arles-Rhône 3 a fait l’objet d’attentions exceptionnelles qui l’ont conduit du fleuve au musée… De nombreux chercheurs se sont livrés à son étude détaillée dont les résultats permettent aujourd’hui de renouveler la vision de la batellerie gallo-romaine, notamment celle du bassin rhodanien. Sabrina MARLIER >> Archéologue chargée de mission au musée départemental Arles antique, conseil général Bouches-du-Rhône En charge de la fouille et de la coordination de l’opération Arles-Rhône 3 Présentation du chaland dans l’extension du musée. © Studio Atlantis, MdAa / CG13, photo R. Bénali

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>>La batellerie fluviale gallo-romaine Le chaland Arles-Rhône 3Remarquablement conservé, le chaland Arles-Rhône 3 a fait l’objet d’attentionsexceptionnelles qui l’ont conduit du fleuve au musée… De nombreux chercheurs se sontlivrés à son étude détaillée dont les résultats permettent aujourd’hui de renouveler la visionde la batellerie gallo-romaine, notamment celle du bassin rhodanien.

VIVRE AU BORD DES LACS AU NÉOLITHIQUE

Sabrina MARLIER

>> Archéologue chargée de mission au musée départemental Arles antique, conseil général Bouches-du-RhôneEn charge de la fouille et de la coordination de l’opération Arles-Rhône 3

Présentation du chaland dans l’extension du musée. © Studio Atlantis, MdAa/CG13, photo R. Bénali

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DE LA FOUILLE AU MUSÉEécouvert en 2004 dans les eaux du Rhône,à Arles, le chaland gallo-romain Arles-Rhône 3 est aujourd’hui exposé au musée

départemental de l’Arles antique. Il aura fallu plu-sieurs opérations pour révéler tout l’intérêt scienti-fique et patrimonial de cette épave bien conservéesous les limons du fleuve. Un intérêt bien comprispar le conseil général des Bouches-du-Rhône qui,sous l’effet du succès de l’exposition « César, le Rhônepour mémoire » (fin 2009-début 2011), prit la déci-sion de renflouer l’épave et de la faire restaurer envue de sa présentation au public. Le tout dans un

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délai de moins de trois ans puisque cette décision,entérinée par le Drassm (Département des recher -ches archéologiques subaquatiques et sous-marines),s’inscrivait dans la programmation de « Marseille-Provence, capitale européenne de la culture 2013 ».L’année 2011 fut donc consacrée à la fin de la fouilleet au relevage du chaland, deux années furent ensuiteconsacrées à son traitement, sa restauration et sonremontage, tandis que le musée s’agrandissait dequelque 800 m²… pour une inauguration qui eutlieu le 4 octobre 2013. Une cadence infernale impo-sée à une centaine de personnes (archéologues, sca-phandriers, conservateurs, restaurateurs, architecte,scénographe, etc.) pour tenir les délais.

HISTORIQUE DES MISSIONS 2004 : découverte de l’épave dans le cadre descampagnes de carte archéologique conduites dansle Rhône par Luc Long (Drassm)2005-2006 : expertises sous la direction de Luc Long2007 : sondage sous la direction de Sabrina Marlier (CCJ) et Sandra Greck (Arkaeos)2008-2010 : fouille sous la direction de SabrinaMarlier, Sandra Greck et David Djaoui (Arkaeos,CCJ, MdAa)2011 : fouille-relevage sous la direction deSabrina Marlier, David Djaoui, Mourad El Amouriet Sandra Greck (MdAa, Ipso Facto). Chef de chan-tier : Benoît Poinard (O’Can)Restauration et remontage du bateau : ARC-Nucléart (chef de projet : Henri Bernard-Maugi-ron), A-Corros (chef de projet : Philippe de Viviès),Cic-Orio (chef de projet : Pascal Roucheyroux)

Un archéologue-plongeur,grâce à son casque équipé de lampes-torches, fait desobservations sur l’extérieurde l’un des flancs de l’épave.© O’Can-Ipso Facto,MdAa/CG13, photo T. Seguin

L’un des tronçons de l’épavevient d’être ramené du fonddu Rhône. Il est acheminésur un charriot dans unhangar où il sera nettoyépuis documenté par lesarchéologues avant d’êtreredécoupé en quatre sous-ensembles par les restaurateurs pour son acheminement aulaboratoire ARC-Nucléart deGrenoble. © Studio Atlantis,MdAa/CG13, photo R. Bénali

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UN CHALAND BIEN CONSERVÉ ET ÉTUDIÉSOUS TOUTES SES COUTURES

L’intérêt de cette épave tient tout d’abord à sonétat de conservation. Sa coque est complète à 93%,ses aménagements internes, avec le dernier charge-ment et le mobilier de bord, sont encore en place et les équipements de navigation (gouvernail, mâtde halage, perches de sonde) ont été découverts. La mise au jour de la monnaie votive ajoute unedernière pièce à l’ensemble que l’on peut qualifierd’exceptionnel !

L’intérêt tient ensuite aux études conduites surcet ensemble par une vingtaine de spécialistes quipermettent aujourd’hui de reconstituer la construc-tion et l’histoire du chaland.

UNE COQUE DE BOIS ET DE FERDu point de vue architectural, l’épave Arles-

Rhône 3 correspond à un chaland, c’est-à-dire unbateau à fond plat (la sole) destiné à naviguer enmilieu f luvial. De type « monoxyle-assemblé », il secaractérise par des bouchains monoxyles en formede L qui permettent d’assurer la transition entre lefond et les f lancs de l’embarcation. Ceux-ci sont for-més par d’imposantes pièces issues de demi-troncsd’arbres. Bouchains et f lancs permettent d’assu rer larigidité longitudinale du bateau, tandis que la rigi-dité transversale est assurée, à l’intérieur de la coque,par toute une série de pièces transversales : varan -gues disposées contre la sole et les bouchains ;courbes faisant le lien entre la sole et les f lancs. Unevarangue plus massive et creusée d’une mortaiserecevant le pied de mât servait d’emplanture.

L’assemblage des éléments de la coque est assurépar environ 1700 clous en fer. On compte égalementde nombreuses ferrures, notamment à la proue, qui

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est ceinturée par une véritable armature métallique.Les clous présentent une pointe d’une finesse remar-quable et ont été réalisés avec un alliage de fer et decarbone de très bonne qualité.

L’étanchéité de la coque est assurée selon la tech-nique du lutage qui consiste à mettre en place destissus poissés entre les planches de la coque avantleur réunion. Les tissus sont composés de chiffonsde laine amalgamés et trempés dans de la poix. Cettemême substance, une résine de pin chauffée, étaitégalement répandue sur l’intérieur et l’extérieur dela coque.

Le travail de restitution, à partir des relevés 3Dde l’épave, révèle un bateau long de 31 m et large demoins de 3 m pour une hauteur de 1 m, soit unbateau très long et très étroit qui présente en outreune proue filiforme jamais rencontrée sur les autreschalands gallo-romains découverts en Europe.

Une autre particularité de l’épave est d’avoirconservé ses aménagements internes. Des planchesde protection étaient disposées sur l’arrière de lacoque et un caisson a été mis en place dans la partiecentrale, sur une longueur de près de 16 m, pourrecevoir la cargaison. Constitué de 140 pièces amo-vibles, ce caisson, ouvert sur le dessus, avait unvolume compris entre 13,33 m3 et de 19,20 m3.

L’étude xylologique a permis d’identifier lesessences de bois utilisées pour la coque et ses amé-nagements : chêne caducifolié pour le fond et lesplats bords ; résineux (sapin, épicéa, pin) pour lesflancs et la majorité des aménagements. Cette répar-tition montre une sélection raisonnée des bois. Lechêne, dense, résistant et durable, est particulière-ment bien adapté pour supporter des charges impor-tantes et assurer la stabilité et la robustesse de lastructure du chaland. La faible densité des essencesrésineuses permet, au contraire, d’alléger l’embarca-tion. Les analyses dendrochronologiques révèlentque c’est un sapin de 40 m de hauteur pour un dia-mètre de 90 cm et d’au moins 234 ans qui a étéabattu, puis fendu ou scié en deux dans sa longueur,et débité à la hache pour former l’essentiel des flancs.Ces études donnent une fourchette chronologiquepour l’abattage des arbres qui permet d’inscrire laconstruction du bateau dans les années 50, voire ledébut des années 60 après J.-C. Elles permettent enfinde préciser les provenances. Les chênes (entre 47 et73) proviennent d’une région située au niveau deChalon-sur-Saône tandis que les résineux (1 à 2 sapinset 1 épicéa) proviennent des Alpes du Nord, du Juraou même des Vosges. Cela n’exclut pas que le bateauait pu être construit dans le sud du bassin rhodanien,les bois étant alors acheminés par flottage. L’étude despoix montre en effet que ces substances ont été pro-duites dans un environnement méditerranéen.

Monnaie votive en argent, frappée en 123 avant J.-C.,découverte entre deuxpièces d’architecture, à la proue du chaland. Elleétait destinée à assurer aubateau la bienveillance desdieux. © Studio Atlantis,MdAa/CG13, photo R. Bénali

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UN CHANTIER NAVAL AU CŒUR DES INFLUENCES MÉDITERRANÉENNES

Le chaland Arles-Rhône 3, avec ses dimensionsimposantes, relève ainsi d’une construction com-plexe qui a demandé des moyens logistiques, tech-niques et humains importants. Issu d’un chantiernaval capable de réunir l’ensemble, on pense biensûr aux navalia d’Arles qui, selon le témoignage deCésar (Guerre civile, I, 36, 4) étaient déjà au Ier siècleavant J.-C. des chantiers importants. Sept inscrip-tions, découvertes imprimées plusieurs fois dans desplanches du chaland, sembleraient correspondre àdes logiques de stockage des bois, à mettre en rela-tion avec un arsenal important.

Les caractéristiques architecturales d’Arles-Rhône 3l’inscrivent dans la famille des chalands gallo-romains du bassin rhodanien, aux côtés d’autresépaves découvertes à Chalon-sur-Saône et à Lyon.Cette famille se caractérise par des influences médi-terranéennes, notamment le lutage, tandis que l’uti-lisation de demi-troncs de sapin, pour les f lancs, est commune à quelques épaves de ce groupe. À l’interface entre la Méditerranée et le Rhône, leschantiers navals d’Arles ont sans doute joué le rôlede creuset de ces inf luences maritimes qui se sontensuite propagées par la voie f luviale jusqu’à Lyon.

ÉQUIPEMENTS DE NAVIGATION, MOBILIER DE BORD ET CHARGEMENT

Parmi les équipements, le mât de halage, destinéà la traction du bateau depuis les berges, constitue

Une des inscriptionsimprimées sur les bois dubateau. © Studio Atlantis,MdAa/CG13, photo R. Bénali

On situe traditionnellement les chantiers navals d’Arelate sur la rive droite du Rhône,mais ils n’ont pas encore été identifiés avec certitude. En revanche, les artisans desmétiers du bois (dendrophores) et de la construction navale (fabri navales) sont bienreprésentés à Arles comme en témoignent des inscriptions épigraphiques. Cette stèlefunéraire, découverte dans le Rhône à Arles, se rapporte peut-être à un charpentier ouà un batelier. Si l’épitaphe ne précise pas le métier du défunt (D(is) M(anibus) Ermiepartiari college posuerunt), les outils représentés (herminette, équerre et fil à plomb)aux côtés d’un bateau sont en revanche significatifs. Photo J.-L. Maby.

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une découverte exceptionnelle. Il s’agit d’un troncde frêne de 3,70 m de hauteur dont le pied venaits’ajuster dans la mortaise d’emplanture et qui étaitmaintenu en hauteur par le banc d’étambrai danslequel il était inséré. L’ensemble était disposé au tiers avant du chaland afin de rendre le halage dubateau efficace.

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À 150 m en arrière de l’épave, une rame-gouver-nail en chêne a été découverte. Sa datation et sesdimensions (longueur 7,20 m) concordant aveccelles du bateau, elle a été associée au chaland dontelle s’est sans doute détachée après le naufrage. Dis-posée à l’origine dans l’axe arrière du bateau, cetterame, manœuvrée par un seul homme, permettait

L’arrière du chaland remonté au sein du musée avec sa rame-gouvernail en place. © Arc-Nucléart (?)

Le mobilier de bord, sur l’arrière. © Studio Atlantis, MdAa/CG13,photo R. Bénali

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d’assurer la direction du chaland, soit par rotationaxiale soit par large débattement latéral.

Située sur l’arrière du chaland, une zone de viecomprenait du mobilier céramique lié à la cuisine(bouilloires, mortier, bols, assiettes) et des outilspour de menus travaux (serpe vigneronne, houe, ferplat à douille type écorçoir). Un fond de dolium étaitréutilisé comme foyer et alimenté par du charbonde bois. À la proue du bateau, deux perches desonde, du bois de chauffage pour le braséro et ungros cordage, lié à l’amarrage ou au maintien dumât, ont également été découverts.

Ainsi construit et équipé, ce chaland était des-tiné au transport de marchandises dans un espacede navigation circonscrit à la section inférieure du Rhône. Lors de son dernier voyage, il transpor-tait une cargaison de pierres calcaires. Disposée sur plusieurs couches dans le caisson central, elle aété évaluée à 21 tonnes, soit l’équivalent d’une ving-taine de charrettes. Ces pierres provenaient des carrières de Saint-Gabriel (Tarascon) et étaient des-tinées à alimenter les chantiers de construction de laville d’Arles ou de la Camargue.

FONCTION COMMERCIALE ET NAUFRAGELe caractère amovible et modulable du caisson

conduit à envisager que d’autres types de cargaisonont pu être transportés sur ce chaland. S’il était plusrentable d’acheminer des pierres en navigation ava-lante, une cargaison moins pondéreuse, mais pou-vant être volumineuse, devait être privilégiée à laremonte. Ballots de laine, céréales, sel, voire mêmeanimaux (chèvres, moutons?) auraient ainsi pu êtretransportés par le chaland au retour de Camargue, si cette région était la destination du chargement.

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>> Bibliographie• DJAOUI (D.), GRECK (S.), MARLIER (S.) — Arles-Rhône 3. Le naufrage d’un chaland antique dans le Rhône, enquête pluridisciplinaire,Musée départemental Arles antique, Actes Sud, Arles, 2011.

• MARLIER (S.) dir. — Le chaland Arles-Rhône 3, Archaeonautica 18, Paris,Éditions du CNRS, Musée départemental Arles antique (à paraître).

• Collaborateurs scientifiques dont les travaux sont cités :P. Poveda (Ipso Facto), Ph. de Viviés et J.-B. Memet (A-Corros), F. Médard (Anatex), S. Greck (Ipso Facto) et F. Guibal (IMBE/CNRS), P. Burger (British Museum), V. Andrieu-Ponel (IMBE/AMU), N. Tran(université de Poitier), E. Rieth (LAMOP/CNRS-musée national de laMarine), J. Françoise (ARC-Numismate), D. Djaoui (MdAa/CG13), Ph. Bromblet (CICRP), P. Excoffon (service du patrimoine, Ville deFréjus), C. Vella (CEREGE/AMU)

Sur l’une des assiettes et lecol d’une bouilloire, leslettres AT ont été gravées :elles correspondent sansdoute aux initiales de l’un desbateliers de l’équipage quel’on estime à trois personnes. © CCJ/CNRS, photo Ch.Durand

Si, à la descente, le chaland se laissait porter par lecourant, pour remonter le fleuve, le bateau devaitêtre halé, c’est-à-dire tracté depuis la berge. À l’époque romaine, et jusqu’à la fin du XVe siècle,le halage sur le Rhône était assuré par deshommes. On estime que pour le chaland chargé au maximum de ses capacités, il en aurait fallu 20.Restitution et modélisation P. Poveda,Ipso Facto

Dans ce cas, le chaland aurait alors fait halte dans leport d’Arles avant de reprendre la descente dufleuve. Il n’en repartit cependant jamais puisqu’il futenglouti, aussi soudainement que violemment, dansles eaux du Rhône, sans doute au cours d’une cruedont on situe la date entre 66 et le début des années70 après J.-C. ■