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Christian Metz Le cinéma : langue ou langage? Une époque du .cinéma : le « montage-roi ». En avril 1959, au cours d'un des célèbres « Entretiens » organisés par les Cahiers du cinéma, Roberto Rossellini x, évoquant entre autres sujets le problème du montage, exprimait une opinion qui n'était pas nouvelle mais à laquelle il donnait à la fin du passage un tour plus personnel. Au départ, une constatation banale : le montage ne joue plus dans le cinéma moderne le même rôle qu'à la grande époque 1925-1930 ; il demeure bien sûr une phase indispensable de la création filmique : il faut bien choisir ce que l'on filme et mettre bout à bout ce que l'on a filmé. Et puisqu'on doit découper et ajuster, comment ne pas vouloir le faire le mieux possible, comment ne pas chercher à « couper » au bon endroit ? Mais le montage, continuait l'auteur de Païsa, n'est plus compris aujourd'hui comme une manipulation toute-puissante. Cette formule, qui figure presque dans les propos du cinéaste italien, résume en tout cas ce qu'ils avaient de plus suggestif. Le montage comme agencement souverain... N'est-ce pas ce montage-là qui prétendit durant la grande époque à un pouvoir persuasif considéré en quelque façon comme absolu, et que cautionnaient « scientifiquement » les fameuses expé riences de Koulechov ? N'est-ce pas ce montage qui par son efficacité peut- être surestimée, à coup sûr bien réelle frappa si vivement le jeune Eisenstein ? D'abord effrayé par l'énormité presque malhonnête de l'efficience 2 qu'on lui mettait entre les mains, Eisenstein se laissait bientôt conquérir en esprit par le désir de conquérir les esprits et devenait le chef de file de tous les théoriciens du « montage-roi » 8. Ce fut un grand feu d'artifice. Avec Poudovkine, Alexandrov, Dziga-Vertov, Koulechov, Bêla Balazs, Renato May, Rudolf Arnheim, Raymond J. Spottiswoode, André Levinson, Abel Gance, Jean Epstein, et combien d'autres ! le montage, à travers l'exploitation ardente et ingénieuse de toutes 1. Cahiers du cinéma, 94, avril 1959. Entretien mené par F. Hoveyda et J. Rivette. 2. Le mot est pris ici au sens défini par G. Cohen-Séat : ce n'est pas l'efficacité d'une démarche particulière ou d'un acte précis, mais le pouvoir qui appartient en propre à un moyen d'expression. 3. J. Carta a bien analysé cette conversion d' Eisenstein à ses débuts. Cf. « L'huma nisme commence au langage », in Esprit, juin 1960, pp. 1113-1132, plus spécialement pp. 1114-1116. 52

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Christian Metz

Le cinéma : langue ou langage?

Une époque du .cinéma : le « montage-roi ».

En avril 1959, au cours d'un des célèbres « Entretiens » organisés par les Cahiers du cinéma, Roberto Rossellini x, évoquant entre autres sujets le problème du montage, exprimait une opinion qui n'était pas nouvelle mais à laquelle il donnait à la fin du passage un tour plus personnel. Au départ, une constatation banale : le montage ne joue plus dans le cinéma moderne le même rôle qu'à la grande époque 1925-1930 ; il demeure bien sûr une phase indispensable de la création filmique : il faut bien choisir ce que l'on filme et mettre bout à bout ce que l'on a filmé. Et puisqu'on doit découper et ajuster, comment ne pas vouloir le faire le mieux possible, comment ne pas chercher à « couper » au bon endroit ? Mais le montage, continuait l'auteur de Païsa, n'est plus compris aujourd'hui comme une manipulation toute-puissante. Cette formule, qui figure presque dans les propos du cinéaste italien, résume en tout cas ce qu'ils avaient de plus suggestif.

Le montage comme agencement souverain... N'est-ce pas ce montage-là qui prétendit durant la grande époque à un pouvoir persuasif considéré en quelque façon comme absolu, et que cautionnaient « scientifiquement » les fameuses expériences de Koulechov ? N'est-ce pas ce montage qui par son efficacité — peut- être surestimée, à coup sûr bien réelle — frappa si vivement le jeune Eisenstein ? D'abord effrayé par l'énormité presque malhonnête de l'efficience 2 qu'on lui mettait entre les mains, Eisenstein se laissait bientôt conquérir en esprit par le désir de conquérir les esprits et devenait le chef de file de tous les théoriciens du « montage-roi » 8. Ce fut un grand feu d'artifice. Avec Poudovkine, Alexandrov, Dziga-Vertov, Koulechov, Bêla Balazs, Renato May, Rudolf Arnheim, Raymond J. Spottiswoode, André Levinson, Abel Gance, Jean Epstein, — et combien d'autres ! — le montage, à travers l'exploitation ardente et ingénieuse de toutes

1. Cahiers du cinéma, n° 94, avril 1959. Entretien mené par F. Hoveyda et J. Rivette. 2. Le mot est pris ici au sens défini par G. Cohen-Séat : ce n'est pas l'efficacité d'une

démarche particulière ou d'un acte précis, mais le pouvoir qui appartient en propre à un moyen d'expression.

3. J. Carta a bien analysé cette conversion d' Eisenstein à ses débuts. Cf. « L'humanisme commence au langage », in Esprit, juin 1960, pp. 1113-1132, plus spécialement pp. 1114-1116.

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les combinaisons qu'il autorise, à travers pages et pages écrites à sa gloire dans livres et revues, devenait quasiment coextensif au cinéma lui-même.

Le bon Poudovkine, plus direct que les autres, ne croyait pas si bien dire lorsqu'il déclarait avec aplomb x que la notion de montage, par delà tous les sens particuliers qu'on lui donne parfois (collage bout à bout, montage accéléré, principe purement rythmique, etc.) est en réalité le tout de la création filmique : le « plan » isolé n'est même pas un petit morceau de cinéma ; il n'est que matière première, photographie du monde réel. On ne dépasse la photo pour le cinéma, le décalque pour l'art, que par le montage. Largement défini, il se confond tout simplement avec la composition même de l'œuvre 2.

Des grands recueils théoriques d'Eisenstein, Film Form et The Film Sense, se dégage pour le lecteur moderne ce qu'il faut bien appeler un fanatisme du montage. R. Micha observe à juste titre que le cinéaste soviétique, obsédé par cette maîtresse-notion, en arrive à la retrouver partout et à étirer démesurément ses contours 8. L'histoire de la littérature et celle de la peinture, généreusement conviées à une sorte de levée en masse, ne lui sont pas de trop pour fournir des exemples de montage avant la lettre. Il suffit que Dickens, Léonard de Vinci ou vingt autres aient rapproché deux thèmes, deux idées, deux couleurs pour qu'Eisenstein crie au montage : la juxtaposition la plus évidemment picturale, l'effet de composition le plus admis en littérature deviennent à l'entendre prophétiquement précinématographiques. Tout est montage. Il y a quelque chose d'acharné, de presque gênant parfois, dans la façon dont Eisenstein refuse la plus petite part aux coulées créatrices continues : il ne voit partout qu'éléments pré-découpés qu'une ingénieuse manipulation viendrait ensuite «monter ». Aussi la manière dont il décrit le travail créateur de tous ceux qu'il traite de force comme ses devanciers ne laisse-t-elle pas, en tel ou tel passage vraiment bien peu probable, de venir contredire aux vraisemblances minimum de toute psychogenèse de la création 4.

Même acharnement à refuser catégoriquement toute forme de réalisme descriptif au cinéma. Eisenstein n'admet pas qu'on puisse tourner une scène en continuité, il n'a que mépris pour ce qu'il appelle selon les passages le « naturalisme », la « représentation purement objective », le récit simplement « infor- matif » (par opposition à « pathétique » ou à « organique », c'est-à-dire en dernière analyse découpé et monté). Il n'envisage même pas que l'enregistrement continu d'une courte scène elle-même composée et jouée puisse être un choix parmi d'autres. Non, on doit morceler, isoler des gros plans, puis re-monter le tout. Le spectacle filmé pourrait avoir sa beauté propre ? Il ne faut pas que ce soit dit. Comme s'il voulait sans cesse se réassurer, ce grand artiste que son génie et sa gloire auraient pu assurer mille fois s'arrange à tout coup pour que la beauté,

1. In Cinèa-Ciné pour tous, 1er janvier 1924. Repris dans l'anthologie de Pierre Lherminier, L'art du cinéma (Seghers, I960), pp. 189-200.

2. Ibid., p. 190 dans la pagination Lherminier. 3. R. Micha, < Le cinéma, art du montage ? », in Critique, août-septembre 1951, n08 51-52, pp. 710-724. Pour l'idée qui nous occupe, pp. 723-724. 4. Voir en particulier le rapprochement entre Dickens et Griffith, in c Dickens,

Griffith and the film to-day », contribution d'Eisenstein à Amerikanskaya kinemato- grafyia : D. U. Griffit (Moscou, 1944). Repris dans l'édition Jay Leyda de Film Form couplé avec The Film Sense (New York, Harcourt-Brace et Meridian Books), 1957, pp. 195-255.

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impitoyablement refusée à toute instance profilmique 1 surgisse sans malentendu possible du filmage et de lui seul. Plus encore : du montage et de lui seul. Car au niveau de chaque « plan » il y a déjà filmage, donc composition. Mais Eisenstein ne manque pas une occasion de dévaloriser au profit des soucis d'agencement séquentiel tout l'art qui a pu s'investir dans le modelage des segments agencés.

L'esprit manipulateur.

Un rapprochement s'impose — et il mériterait plus que les brèves remarques qui vont suivre — entre cette obsession du découpage et du montage et certaines tendances de l'esprit et de la civilisation « modernes ». Dans ses moments d'outrance, lorsque l'inspiration le désertait, le cinéma de montage (ailleurs que dans les films d'Eisenstein) fut parfois bien près de devenir une sorte de jeu de mécano — dans un monde où le mécano, le vrai, n'est pas le seul des jouets syntagmatiques qui ravissent nos enfants. Ils acquièrent en jouant un goût de la manipulation qui, s'ils deviennent plus tard ingénieurs, cyberné- ticiens, voire ethnographes ou linguistes, risque de se prolonger en toute une attitude opératoire dont l'excellence de principe sera ici plus évidente qu'au cinéma. Et certes, on sait du reste que l'esprit de quelques uns ne définit pas une époque, de même que le montage-roi ne définit pas tout le cinéma. Si tel est cybernéticien, tel autre est agriculteur ou balayeur ; si tel film est « monté », tel autre se déroule par larges pans. Mais une époque est formée par tout ce qui s'y manifeste. Celui qui a choisi d'en souligner un aspect se voit trop souvent reprocher de n'avoir pas dans le même temps choisi d'en souligner les autres : le défaut d'ubiquité devient péché contre l'esprit. Renonçons pourtant à traiter, en même temps que notre sujet, tout ce qui n'est pas lui.

A l'époque de Citizen Kane, Orson Welles, à qui les producteurs de la R.K.O. avaient donné une liberté et des moyens peu communs, s'extasiait à en croire son biographe 2 devant tout cet appareillage dont on le faisait maître : « Voilà bien le plus beau jouet électrique qu'on ait jamais offert à un jeune garçon ! ». Mécano, train électrique : jouets à montage. Les grands magasins vendent les trains électriques par éléments séparés : un nouveau paquet de rails, acheté après coup, permet au petit garçon de « monter » autrement l'aiguillage qu'il avait déjà ; tout s'emboîte. Les prospectus énumèrent (en les classant par «fonctions » dans la chaîne) les différents « éléments » dont on peut disposer « : Aiguillage droite, aiguillage gauche, croisement quatre-vingt dix degrés, croisement vingt- deux degrés... 3 ». Ne dirait-on pas les parties du discours vues par un J. Kury- lowicz, ou encore quelque « texte » débité par tel Américain fanatique d'analyse distributionnelle ? Encore les jouets ne sont-ils qu'un exemple... amusant. Il y a aussi les photo-montages, les « collages », l'importance des papiers découpés dans les dessins animés de Borowczyk et Lenica ou de tel « expérimental » des équipes de recherche de la R.T.F. Il y a surtout la cybernétique et la théorie de

1. Au sens défini par E. Souriau. Est profilmique tout ce que l'on met devant la caméra ou devant quoi on la met pour qu'elle le « prenne ».

2. R. A. Fowleb, « Les débuts d'O. Welles à Hollywood », in Revue du cinéma 2e série, n° 3, décembre 1946. p. 13.

3. Trains électriques de marque « Gégé », au Bon Marché.

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l'information, qui sont venues déborder sur sa gauche * la linguistique la plus structurale : la langue humaine est déjà passablement organisée, beaucoup plus en tout cas que bien d'autres « langages » comme la politesse, l'art, les usages ; le langage verbal est riche d'une paradigmatique assez stricte promettant et permettant les agencements syntagmatiques les plus variés. Mais aux yeux de certaines tendances modernes, il traîne encore trop de « substance » avec lui, il n'est pas totalement organisable. Sa double substantialité, phonique et sémantique (c'est-à-dire deux fois humaine, par le corps et par l'esprit) résiste à l'ex- haustivité de la mise en grilles. Aussi le langage que nous parlons est-il devenu — fort paradoxalement si l'on y songe — ce que tels logiciens américains appellent le langage « naturel » ou « ordinaire » — alors qu'aucun adjectif n'est à leurs yeux requis lorsqu'ils parlent du langage de leurs machines, plus parfaitement binaire que les meilleures analyses de R. Jakobson. La machine a désossé le langage humain, l'a débité en tranches bien nettoyées où plus aucune chair n'adhère. Ces « binary digits », segments parfaits, n'ont plus qu'à être montés (programmés) dans l'ordre requis. C'est dans la transmission du message que triomphe et s'achève la perfection du code. C'est une grande fête pour l'esprit syntagmatique.

Des exemples pourraient être pris ailleurs. La prothèse est à la jambe ce que le message cybernétique est à la phrase humaine. Et pourquoi ne pas parler — pour s'amuser un peu et nous changer du mécano — du lait en poudre et du Nescafe ? Et des robots de toutes sortes ? La machine linguistique, au carrefour de tant de préoccupations modernes, reste cependant l'exemple privilégié.

La démarche qui conçoit et fabrique tous ces produits est largement la même : l'objet naturel (langage de l'homme ou lait de la vache) est considéré comme un simple point de départ. On l'analyse, au propre ou au figuré, on isole ses éléments constitutifs, c'est le moment du découpage, comme au cinéma. Puis ces éléments sont réparties en catégories isofonctionnelles 2 : d'un côté les rails droits, de l'autre les rails courbes. C'est le moment de la paradigmatique. Mais tout cela n'est que préparatif, comme l'était pour Eisenstein le tournage séparé de chaque « plan ». Le grand moment, celui que l'on attend, celui auquel on pensait depuis le début, c'est le moment syntagmatique. On reconstitue un double de l'objet initial, un double totalement pensable puisque pur produit de la pensée : c'est l'intelligibilité de l'objet devenue elle-même un objet.

Et l'on ne considère nullement que l'objet naturel a servi de modèle. Bien au contraire, c'est l'objet construit qui est un objet-modèle, l'objet naturel n'a qu'à bien se tenir. C'est ainsi que le linguiste 3 essaiera d'appliquer au langage humain les données de la théorie de l'information — et que l'ethnographe appellera « modèle » non point la réalité qu'il a étudiée mais la formalisation qu'il en a établie : Cl. Lévi-Strauss est particulièrement net sur ce point 4. On insistera sur la différence entre l'objet naturel et son modèle reconstruit et cette différence

1. Faut-il dire que ce mot, ici, n'est pas pris dans son sens politique ? 2. Notion prise ici dans un sens élargi, mais empruntée à J. Kurylowicz, « Linguis

tique et théorie du signe », in Journ. de Psych, norm, et pathol., t. XLII, 1949, p. 175. Du reste, l'idée chère à cet auteur de subordonner la morphologie à la syntaxe va dans le même sens.

3. Qui est d'ailleurs partagé et parfois réticent sur ces problèmes (voir l'attitude d'A. Martinet). Mais un P. Guiraud et un R. Jakobson sont plus favorables.

4. Cf. « La notion de structure en ethnologie », communication au symposium Social structure (New York, 1952). Repris dans Anthropologie structurale, pp. 303 à 351.

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sera en quelque sorte au passif du réel, on l'appellera — par exemple — « non- pertinente » s'il s'agit en phonologie des variantes facultatives ou individuelles dans la réalisation articulatoire des phonèmes. Comme le souligne Rv Barthes, cette reconstruction n'a pas pour but de représenter le réel, ce n'est pas une reproduction, elle n'essaie pas d'imiter le visage concret de l'objet initial, elle n'est pas « poiésis » ou « pseudo-physis » ; c'est une simulation, un produit de la c téchné » 1. En somme : le résultat d'une manipulation. Squelette structural de l'objet érigé en un second objet, c'est toujours une sorte de prothèse.

Voilà ce qu'Eisenstein aurait voulu faire, voilà ce dont il a rêvé sans cesse : donner à voir la leçon des événements, parvenir grâce au découpage et au montage à ce que cette leçon devienne elle-même un événement sensible. De là procède son horreur du « naturalisme ». A Rossellini qui s'écriait : « Les choses sont là. Pourquoi les manipuler ? », le Soviétique aurait pu répondre : « Les choses sont là. Il faut les manipuler. » Ce n'est jamais le cours du monde que nous montre Eisenstein, mais toujours, comme il dit, le cours du monde réfracté à travers un « point de vue idéologique », entièrement pensé, signifiant de part en part. Le sens ne suffit plus, il faut en plus la signification.

Qu'on nous entende bien, il n'est pas question ici de politique. Il ne s'agit pas d'opposer aux options politiques d' Eisenstein je ne sais quelle objectivité ; il ne s'agit pas non plus, comme le faisait A. Bazin 2, plus subtil que ceux qui reprochent à Eisenstein d'être communiste, d'opposer à ses « parti-pris » simplement narratifs (et non plus politiques) la possibilité de quelque lecture directe et mystérieusement fidèle du sens profond des choses. Il ne s'agit que de sémiologie : ce que nous appelons le « sens » de l'événement narré par le cinéaste aurait été de toutes façons un sens pour quelqu'un (il n'en existe pas d'autres). Mais on peut distinguer, du point de vue des mécanismes expressifs, le sens « naturel» des choses et des êtres (continu, global, sans signifiant distinct : ainsi la joie qui se lit sur le visage de l'enfant) — et la signification délibérée. Cette dernière serait inconcevable si nous ne vivions déjà dans un monde du sens, mais elle n'est concevable que comme un acte organisatoire distinct par quoi le sens est redistribué : la signification aime découper avec précision des signifiés discontinus correspondant à autant de signifiants discrets. Elle consiste par définition à informer un sémantisme amorphe. Dans Le cuirassé Potemkine, trois statues de lion différentes et filmées séparément formeront, mises bout à bout, un magnifique syntagme, on croira que l'animal statufié se dresse, on sera supposé y voir en toute univocité le symbole de la révolte ouvrière. Il ne suffisait pas à Eisenstein d'avoir composé là une séquence splendide, il entendait de plus que ce fût un fait de langue.

Jusqu'où pourrait aller le goût de l'agencement, l'une des trois formes de ce que R. Barthes appelle « l'imagination du signe » 3 ? A. Moles n'envisage-t-il pas un « art permutationnel » dans lequel la poésie, enfin réconciliée avec la science, renoncerait à se draper dans le mystère pudique de l'inspiration, avouerait au grand jour la part de manipulation qu'elle a toujours comportée et finirait par

1. R. Barthes, « L'activité structuraliste », in Lettres nouvelles, février 1963, pp. 71- 81.

2. Tome III de Qu'est-ce que le cinéma?, pp. 172-173 (dans un passage de La cybernétique d'André Cayatte », article repris des Cahiers du cinéma, n° 36, 1954).

3. In Arguments, n08 27-28, 3e et 4e trimestres 1962, pp. 118-120.

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s'adresser à des ordinatrices ? Le « poète » programmerait-la machine, lui fixerait un certain nombre d'éléments et de contraintes, la machine explorerait toutes les combinaisons possibles et le « créateur », à la sortie, ferait son choix 1. Utopie ? Prophétisme ? Mais l'auteur ne dit pas que c'est pour demain et il n'est pas interdit d'extrapoler à partir des données d'aujourd'hui. Les prophéties se réalisent rarement sous la forme indiquée, mais certaines n'en sont pas moins indicatives. Ce travail procède tout entier de la conviction que la manipulation- souveraine n'est pas une voie féconde pour le cinéma (ni d'ailleurs pour la poésie). Mais encore faut-il bien voir que de telles orientations sont tout à fait dans la ligne d'une certaine modernité qui, lorsqu'elle se porte ailleurs que sur la création esthétique, lorsqu'elle se nomme cybernétique ou science structurale, donne des résultats beaucoup moins contestables.

Ainsi le montage-roi est jusqu'à un certain point solidaire d'une forme d'esprit propre à « l'homme structural » 2. Mais ce rapprochement, aussitôt esquissé, appelle deux réserves qui pourraient bien n'en faire qu'une. Et d'abord l'apogée du montage est venue bien avant la vague de l'esprit syntagmatique. Ce dernier ne s'affirme vraiment que depuis la Libération, et c'est justement quand il s'affirme que le montage, du moins sous sa forme souveraine (1925-1930), est de plus en plus critiqué et abandonné par les cinéastes et les théoriciens du cinéma 3. D'autre part, n'est-il pas paradoxal que le cinéma soit au nombre des domaines dans lesquels l'esprit manipulateur a commencé sa carrière ? Cette idée d'un réel reconstruit et qui ne cherche pas la ressemblance littérale, n'est-elle pas à l'évidence contraire à l'essentielle vocation du cinéma ? Le propre de la caméra n'est- il pas de nous restituer l'objet dans sa quasi littéralité perceptive, même si ce qu'on lui donne à filmer n'est que le fragment prédécoupé d'une situation globale ? Le gros plan lui-même, arme absolue des théoriciens du montage dans leur lutte contre le naturalisme visuel, n'est-il pas, à plus petite échelle, tout aussi respectueux du visage de l'objet que le plan d'ensemble * ? Le cinéma n'est-il pas le triomphe de cette « pseudo-physis » que l'esprit manipulateur, justement, refuse ? N'est-il pas fondé tout entier sur cette fameuse « impression de réalité » que nul ne conteste, que beaucoup ont étudiée et à laquelle il doit tout à la fois ses pentes « réalistes » et son aptitude à réaliser le merveilleux6?

Deux réserves, en fait une seule : à l'époque où une certaine forme d'intellect- agent commence à se connaître et devient plus sûre d'elle, il est normal qu'elle tende à déserter les domaines, comme le cinéma, où son entreprise ne pourrait se déployer toute entière, et qu'elle groupe plus utilement ses forces ailleurs.

1. A. Moles, « Poésie expérimentale, poétique et art permuta tionnel », in Arguments, nos 27-28, 3e et 4e trimestres 1962, pp. 93-97. 2. Expression de R. Barthes. 3. Voir l'ensemble du développement historique ci-après : « De la ciné-langue au

cinéma-langage ». 4. En fait, non, pas tout à fait ; isolé et grossi, le fragment est parfois méconnaissable.

On l'a déjà dit, et avec raison. Mais cette nuance, qu'il faudra étudier séparément, peut être négligée provisoirement dans un exposé d'ensemble.

5. L'impression de réalité est un facteur commun au réalisme et au merveilleux des contenus filmiques. Bien des théoriciens du cinéma l'ont senti, suggéré, à moitié dit avant qu'E. Morin ne l'établisse de façon fort solide dans Le cinéma ou l'homme imaginaire.

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Inversement, il fallait qu'elle en fût à ses débuts et qu'elle tâtonnât quelque peu pour avoir eu l'idée de se porter en part notable sur le cinéma.

De la « ciné-langue » au cinéma-langage.

La vue cavalière qui précède ne prétend pas tout expliquer. Elle a valeur d'hypothèse. Elle débouche sur une constatation négative, et même doublement : le cinéma ne se prêtait pas tellement à la manipulation ; l'esprit manipulateur ne se connaissait pas tellement. Reste à rendre compte d'un fait positif : le cinéma — qui n'est pas le seul des domaines où la manipulation soit imparfaitement concevable — a été, de préférence à d'autres, choisi (et avec quelle ardeur !) par certains théoriciens de l'agencement.

Certes, à la même époque, le montage s'affirmait aussi ailleurs qu'à l'écran ; il y avait les arts mécaniques, les techniques d'ingénieurs, le théâtre constru- ctiviste. Eisenstein a été formé à l'École des Travaux Publics de Petrograd, avant 1917. Il déclare lui-même 1 que sa théorie du « montage des attractions » lui a été suggérée par le montage des éléments tubulaires à quoi se livrent certains ingénieurs, ainsi que par les techniques de juxtaposition en usage dans les cirques et les music-halls. Il a participé au mouvement « constructiviste » du jeune théâtre soviétique, il a admiré le théâtre Kabuki, qu'il considérait comme un pur produit du montage, il a écrit dans Lef, la revue de Maïakovski, mis en scène du Tretiakov, travaillé pour le Proletkult (Théâtre du peuple), pour le Théâtre libre expérimental, pour le théâtre de Meyerhold, etc. Mais tout ce jeu d'influences et de contagions 2 ne dispense pas une étude proprement cinématographique de s'interroger sur tout ce qui, dans la nature du cinéma lui-même, a pu autoriser, fût-ce par un demi-malentendu, les entreprises spécifiquement filmiques de l'esprit manipulateur.

Car l'erreur était tentante ; vu sous un certain angle, le cinéma a toutes les apparences de ce qu'il n'est pas 3. Il est, à l'évidence une sorte de langage ; on y a vu une langue *. Il autorise, il nécessite même un découpage et un montage : on a cru que son organisation, si manifestement syntagmatique, ne pouvait procéder que d'une paradigmatique préalable, fût-elle présentée comme encore

1. Dans son manifeste sur le Montage des attractions (in Lef, mai 1923, Moscou). L'idée qui nous occupe ici a été reprise par son auteur dans Comment je suis devenu metteur en scène ? (in Réflexions d'un cinéaste, Moscou, 1958, Éditions en langues étrangères ; pp. 11 à 19, et plus spécialement p. 18).

2. Que reflètent bien les confidences d' Eisenstein (passim) ainsi que les travaux de Jay Leyda et B. Amengual.

3. Par-delà des maladresses de semi-autodidacte qui déparent ses livres mais non point ses films, Eisenstein demeure à notre sens un des très grands théoriciens du cinéma. Ses écrits sont bourrés d'idées. Il faudrait cependant repenser en termes de langage tout ce qu'il a pensé (en dépit de sa terminologie exubérante et floue) en termes de langue.

4. Une langue est un code fortement organisé. Le langage recouvre une zone beaucoup plus vaste : Saussure disait que le langage est la somme de la langue et de la parole. La notion de « fait de langage » chez Charles Bally va dans le même sens. Si l'on veut définir des choses et non des mots, on dira que le langage, dans sa réalité la plus vaste, se manifeste toutes les fois que quelque chose est dit avec l'intention de le dire (voir Charles Bally, « Qu'est-ce qu'un signe ? » in Journal de psychologie normale et pathologique, tome 36, 1939, n08 3-4, pp. 161 à 174, particulièrement p. 165). Bien entendu la

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Le cinéma : langue ou langage?

peu consciente d'elle-même. Le film est trop clairement un message pour qu'on ne lui suppose pas un code.

Et d'ailleurs tout message, pourvu qu'il soit souvent répété et avec assez de variantes — n'est-ce pas le cas du cinéma ? — finit par devenir pareil à un grand fleuve aux bras toujours mouvants, qui çà et là dépose dans son lit, en forme d'archipel, les éléments disjoints d'un code au moins partiel. Peut-être ces îlots, qui à peine se distinguent de la masse liquide, sont-ils trop fragiles et épars pour résister aux poussées ultérieures du courant qui leur a donné naissance et auquel en retour ils demeurent toujours vulnérables. Il reste que certains « procédés de syntaxe », après emploi fréquent en fonction de parole, ont fini par figurer dans des films ultérieurs en fonction de langue : ils sont en quelque mesure devenus conventionnels. Aussi, bien des esprits ont-ils été tentés par une sorte d'anticipation à rebours, ils ont antidaté la langue ; ils ont pensé qu'on comprenait le film à cause de sa syntaxe, alors qu'on comprend la syntaxe du film parce qu'on a compris le film et seulement quand on l'a compris. L'intelligibilité propre du fondu-enchaîné ou de la surimpression n'éclairera jamais l'intrigue d'un film, si ce n'est pour le spectateur qui a déjà vu d'autres films où figuraient intelligiblement un fondu-encbaîné ou une surimpression. Mais le dynamisme narratif d'une intrigue que nous comprendrons toujours trop bien, puisqu'elle nous parle en images du monde et de nous-mêmes, nous amènera comme de force à comprendre le fondu-enchaîné ou la surimpression, sinon au premier film où nous les verrons, du moins au troisième ou au quatrième. Comme le dit G. Cohen-Séat, le langage du film aura toujours pour lui d'être « tout inscrit déjà en actions et en passions qui nous importent1 ». C'est ce que tendent à prouver toutes les expériences de filmologie relatives à l'intellection filmique. Les travaux de B. et R. Zazzo, d'A. Ombredane, de J. Maddison, de L. Yan Bever, de G. Mialaret et M. G. Mélies, de J. La jeunesse et R. Rossi, de M. Rébeil- lard, etc.. convergent en l'idée que seuls les procédés de syntaxe devenus trop conventionnels provoquent des difficultés d'intellection chez les enfants ou les « primitifs », à moins que l'intrigue du film et l'univers de la diégèse, toujours compréhensibles en l'absence de tels procédés, n'en arrivent à faire comprendre ces procédés eux-mêmes.

Revenons-en après ces quelques détours à l'interview de R. Rossellini dont nous sommes partis. « Les choses sont là, disait-il, pourquoi les manipuler ? ». Il ne songeait évidemment pas aux techniques d'agencement dans leur extension la plus vaste ; il visait uniquement — mais explicitement — la théorie proprement cinématographique du montage-souverain. Il faisait ainsi écho (pour la plus grande joie des Cahiers du cinéma, qui ne l'interviewaient pas innocemment) à toute une tendance que ces Cahiers avaient abritée, couvée, quasiment incarnée. L'Italien parlait, mais on songeait aux Français. N'était-ce pas à propos des films de R. Rossellini 2 qu'A. Bazin avait élaboré ses célèbres théories sur le

distinction entre le langage verbal (langage proprement dit) et les autres « sémies » (dites parfois « langages au sens figuré ») s'impose à l'esprit et ne doit pas être brouillée. Mais il est normal que la sémiologie s'occupe de tous les « langages », sans préjuger au départ de l'extension et des limites du domaine sémique. La sémiologie peut et doit s'appuyer fortement sur la linguistique, mais elle ne se confond pas avec elle.

1. Essai sur les principes d'une philosophie du cinéma, éd. remaniée de 1958, P.U.F., p. 13.

2. Et aussi à propos du néo-réalisme italien en général, et de certains aspects d'Orson Welles, de W. Wyler, de J. Renoir, de Stroheim, de Murnau etc.

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plan-séquence, la profondeur de champ, le tournage en continuité 1 ? Et ne voulaient-ils pas en venir au même point, tous ces amis, tous ces compères qui pressentaient la mort d'une certaine conception du cinéma — disons : le cinéma* mécano ? Si le cinéma veut être un vrai langage, pensaient-ils, qu'il renonce d'abord à en être une caricature. Le film doit dire quelque chose ? Qu'il le dise ! Mais qu'il le dise sans se croire obligé de manier les images « comme des mots » et de les ajuster selon les règles d'une pseudo-syntaxe dont l'évidence contraignante frappait de moins en moins des esprits mûrs pour ce que l'on appelle — par-delà la « Nouvelle Vague » au sens étroit — le cinéma « moderne » ? On n'en était plus à la « ciné-phrase » ou à la « ciné-langue » de Dziga Vertov 2 !

Ainsi, A. Bazin n'était pas le seul. Il y avait R. Leenhardt s, il y avait J. Renoir qui multipliait les déclarations en faveur du plan-séquence 4, il y avait — pour nous en tenir à ceux des cinéastes qui sont aussi théoriciens — A. Astruc dont la célèbre « caméra-stylo » 6, en dépit des apparences, était tout à l'opposé de la vieille notion de ciné-langue. Un stylo n'écrit jamais que ce qu'on lui fait écrire. Astruc voulait un cinéma aussi libre, aussi personnel, aussi aigu que le sont certains romans, mais il avait soin de préciser 6 que son « vocabulaire » serait constitué par les aspects mêmes des choses, « la pâte du monde ». Le montage-roi consistait au contraire à démanteler le sens immanent pour le débiter en tronçons qui devenaient de simples signes corvéables à merci. A la même époque, dans un ouvrage dont le titre même faisait du cinéma un langage 7, M. Martin remarquait au passsage 8 qu'il n'y fallait pas chercher un système strict de signes. Et à la suite de la conférence de M. Merleau-Ponty sur « Le cinéma et la nouvelle psychologie » 9, le film se voyait çà et là défini, ou du moins abordé, sous un angle que l'on a appelé « phénoménologique » : une séquence de cinéma, comme un spectacle de la vie, porte son sens en elle-même, le signifiant n'y est que malaisément distinct du signifié. « C'est le bonheur de l'art que de montrer comment quelque chose se met à signifier, non par allusion à des idées déjà formées ou acquises, mais par l'arrangement temporel et spatial des éléments... » 10. Voilà

1. Bazin en parle partout. Son exposé .le plus fondamental sur ce sujet est « L'évolution du langage cinématographique » (refonte et unification de trois articles antérieurs) in Qu'est-ce que le cinéma?, t. I, pp. 131-148.

2. Ces termes de D. Vertov (qui résument à merveille les conceptions du montage- roi) se trouvent, le premier dans « Kinoki-Perevorot », manifeste du « Soviet Tronkh » (= * groupe des trois », animé par Vertov), texte paru dans Lef (revue de Maïakovski), mai-juin 1923 (le même numéro publiait le manifeste d'Eisentein). Repris par les soins de G. Sadoul in Cahiers du cinéma, n° 144 (juin 1963) et 146 (août 1963). Le passage ici concerné se trouve à la p. 33 du n° 144. — Le deuxième terme (« ciné-langue ») se trouve dans Ciné-œil (Moscou, 1924), repris dans l'anthologie de M. Lapierre {Anthologie du cinéma), pp. 207-209.

3. c Ambiguïté du cinéma », conférence du 2 septembre 1957, reproduite en Cahiers du cinéma, n° 100, octobre 1959, pp. 27-38.

4. In Radio-cinéma-télévision, 22 novembre 1959, et Cahiers du cinéma, n° 100, octobre 1959, et dans les c propos » qu'il égrène partout. Chose plus notable, il avait dit la même chose dès 1938, dans Point (n° de décembre).

5. Manifeste paru dans L'écran français, 30 mars 1948. 6. Dans Ciné-Digest, n° 1, 1949. 7. Le langage cinématographique, éd. du Cerf, lre éd. 1955. 8. Ibid., pp. 236-237. 9. Conférence à l'I.D.H.E.C, 13 mars 1945. Reprise dans Sens et non-sens.

10. Ibid.

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une toute autre conception de l'agencement. Le cinéma, art « phénoménologique » par excellence, le signifiant coextensif à l'ensemble du signifié, le spectacle qui se signifie lui-même, court-circuitant ainsi le signe proprement dit... voilà ce qu'ont dit — en substance — E. Souriau, M. Soriano, R. Blanchard, G. Marcel, G. Cohen- Seat, A. Bazin, M. Martin, A. Ayfre, G. A. Astre, A. J. Cauliez, B. Dort, R. Vailland, D. Marion, A. Robbe-Grillet, B. et R. Zazzo, et bien d'autres, au détour de tel ou tel article. Il est possible, que l'on ait été trop loin dans cette voie, probable même : le cinéma n'est tout de même pas la vie, c'est un spectacle composé1. Mais laissons pour l'heure ces réserves. Constatons simplement une convergence de fait dans l'évolution historique des idées sur le film.

Les propos de R. Rossellini, pour peu « philosophiques » qu'ils soient, n'en vont pas moins dans le même sens. Ecoutons-en la suite : le cinéma, disent-ils, est un langage si l'on entend par là langage poétique. Mais les théoriciens du cinéma muet y ont vu un véritable véhicule spécifique (le mot est du cinéaste) sur lequel, aujourd'hui, on est beaucoup plus sceptique. Pour l'auteur de Rome, ville ouverte, qui comme il est normal n'a cure de sémiologie, c'était là une sorte de conclusion. Elle s'exprimait un peu au hasard (dans le choix des termes), tout de go, en fait avec un grand bonheur : il n'est pas fréquent qu'un homme de métier, ailleurs que dans ses films, suggère tant de choses en si peu de mots.

Un tangage sans langue ; la narrativité du film.

Pour qui aborde le cinéma sous l'angle linguistique, il est bien malaisé de ne pas être renvoyé sans cesse de l'une à l'autre des évidences entre quoi se partagent les esprits : le cinéma est un langage ; le cinéma est infiniment différent du langage verbal. Va et vient que l'on n'esquive pas facilement, ni peut-être impunément.

G. Cohen-Séat, analysant le « logomorphisme » 2 du film, concluait provisoirement qu'il fallait du moins venir à bout de la tentation de considérer le cinéma comme un langage 3. Le film nous conte des histoires suivies ; il nous « dit » bien des choses que l'on pourrait confier aussi au langage des mots ; il les dit autre-

1. Dans Esthétique et psychologie du cinéma, tome I, éd. universitaires, 1963, Jean Mitry remet les choses au point avec beaucoup de vigueur : après avoir été tout, le montage tend à n'être plus rien, du moins dans certaines théories. Or le cinéma est inconcevable sans un minimum de montage, qui s'insère lui-même dans un ensemble plus vaste de phénomènes de langage (pp. 10-11). L'analogie pure et la quasi-fusion du signifiant et du signifié ne définissent pas tout le film, mais seulement une de ses instances, le matériau photographique, qui n'est qu'un point de départ. Un film est fait de plusieurs images qui prennent leur sens les unes par rapport aux autres, par tout un jeu d'implications réciproques, de symboles, d'ellipses, etc. Le signifiant et le signifié prennent ici plus de distance et il y a bien un < langage cinématographique » (voir en particulier pp. 119-123). Pour notre part, nous avons voulu insister sur la différence entre ce langage et une langue : les partisans de ce qu'on a parfois appelé le « non- montage » (tendance André Bazin), même s'ils se sont parfois laissés aller à des affirmations trop exclusives quant à l'esthétique du film, ont eu du moins le mérite — au niveau d'une sorte de sémiologie intuitive et spontanée — de refuser toute conception du cinéma comme langue et d'affirmer l'existence d'un langage cinématographique.

2. Essai sur les principes..., op. cit., p. 128. 3. Ibid., p. 119.

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ment : la possibilité en même temps que la nécessité des « adaptations » n'a pas d'autre origine.

Certes, on a souvent observé *, et non sans raison, que si le cinéma s'est engagé dans la voie narrative, dans, ce que R. Ricci appelle la « voie romanesque * », si le long-métrage de fiction qui n'était que l'un des « genres » concevables en est arrivé à accaparer le plus clair de la production totale, c'était là le résultat d'une évolution positive qu'atteste l'histoire du cinéma, et singulièrement le grand tournant qui mène de Lumière à Méliès, du « cinématographe » au cinéma 8. Rien d'inévitable dans tout cela, rien de spécialement « naturel ». Mais ceux-là mêmes qui soulignent l'historicité de la chose n'en ont jamais conclu à son insignifiance ni au rôle du hasard. Il a fallu que cela arrive, mais il a aussi fallu des raisons, il a fallu que la nature du cinéma rende une telle évolution sinon fatale, du moins possible, peut-être probable.

Il y a eu les besoins des spectateurs, la demande en somme. C'est l'idée centrale des analyses d'E. Morin, qu'il serait superflu de reprendre avec moins de talent. Si la demande spectatorielle, précisait-il plus récemment *, est impuissante à modeler le contenu particulier de chaque film, elle est parfaitement de taille à peser sur ce que nous appellerions pour notre part la formule du spectacle. Le grand film d'une heure et demie, avec ses à-côtés (documentaire etc..) d'une moindre narrativité, c'est une formule. Elle ne durera peut-être pas, mais pour l'heure elle plaît assez, elle est acceptée. Il y en a eu d'autres, par exemple deux « grands films » par séance. Mais ce ne sont que des variantes. La formule de base, qui n'a jamais changé, c'est celle qui consiste à appeler « film » une grande unité qui nous conte une. histoire ; et « aller au cinéma », c'est aller voir cette histoire.

Or le cinéma est éminemment apte à prendre ce visage ; la demande la plus forte aurait été incapable de l'infléchir durablement dans une voie que son mécanisme sémiologique intime eût rendue improbable. Il fallait que le cinéma fût bien bon raconteur, qu'il eût là narrativité bien chevillée au corps, pour que les choses en soient venues si vite, et soient restées depuis, là où nous les voyons : c'est un trait vraiment frappant et singulier que cet envahissement absolu du cinéma par la fiction romanesque, alors que le film aurait tant d'autres emplois possibles, qui sont à peine exploités dans une société pourtant à l'affût de toute technograpbie nouvelle.

Le règne de 1' « histoire » va si loin que l'image, instance que l'on dit constitutive du cinéma, s'efface à en croire certaines analyses5 derrière l'intrigue qu'elle a elle-même tissée, et que le cinéma n'est plus qu'en théorie art des images. Le film, que l'on croirait susceptible de donner lieu à une lecture transversale, par l'exploration à loisir du contenu visuel de chaque « plan », est pres-

1. Surtout E. Morin, Le cinéma ou l'homme imaginaire, Éd. de Minuit, 1956, pp. 55 à 90 (i.e. l'ensemble du chap. 3).

2. F. Ricci, < Le cinéma entre l'imagination et la réalité », in Rev. intern, de Film., n° 2, sept.-oct. 1947, pp. 161-163. 3. Idée et terminologie d'E. Morin, op. cit. 4. Dans < Le rôle du cinéma », in Esprit, t. 38, juin 1960, pp. 1069 à 1079. Pour le

point ici envisagé, p. 1071. 5. Voir surtout L. SèvE, « Cinéma et méthode », in Réf. intern, de Filmol., n° 1 (juill.-

août 1947), n° 2 (sept.-oct. 1947) et n08 3-4 (oct. 1948). Pour le point considéré : n° 2, pp. 172-174.

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qu'à tout coup l'objet d'une lecture longitudinale, précipitée, déphasée vers l'avant et anxieuse de la « suite ». La séquence n'additionne pas les « plans », elle les supprime. Les expériences filmologiques sur la mémoire du film — que ce soit celles de D. J. Bruce, de P. Fraisse et G. de Montmollin, de M. Rébeillard ou de D. Romano et C. Botson — aboutissent toutes par des voies diverses à l'idée qu'on ne retient d'un film que son intrigue et au mieux quelques images. L'expérience quotidienne le confirme, sauf bien entendu pour ceux qui, voyant très peu de films, les retiennent entièrement (ainsi de l'enfant pour le premier film de sa vie, du paysan pour l'unique film de l'année. Et encore...). Sur un tout autre plan, D. Dreyfus fait observer x que les prétentions à un certain « langage » propres à tel cinéma moderne (Antonioni, Godard, etc..) en arrivent parfois à créer dans le film un surcroît embarrassant, encore que talentueux, du fait que la bande elle-même raconte toujours-déjà quelque chose.

Logomorphisme, narrativité... Tout se passe comme si une sorte de courant d'induction 2 reliait quoi qu'on fasse les images entre elles, comme s'il était au-dessus des forces de l'esprit humain (celui du spectateur comme celui du cinéaste) de refuser un « fil » dès lors que deux images se succèdent.

Car la photographie — proche parente du cinéma ou très vieille et très vague cousine de Bretagne ? — n'eut jamais le projet de conter des histoires. Quand elle le fait, c'est qu'elle imite le cinéma : elle étale dans l'espace la successivité que le film aurait déployée dans le temps, et sur la page du « roman-photos » le regard épèle dans l'ordre voulu les photogrammes qui dans ce même ordre auraient défilé sur l'écran. Le roman-photos est très souvent employé à raconter l'intrigue d'un film préexistant : conséquence d'une ressemblance plus profonde, qui découle elle-même d'une fondamentale dissemblance : la photo est si inapte à raconter que quand elle veut le faire elle devient cinéma. Le roman-photos n'est pas un dérivé de la photo mais du cinéma. Une photo isolée ne peut rien raconter ; bien sûr ! Mais pourquoi faut-il que par un étrange corollaire deux photos juxtaposées soient forcées de raconter quelque chose ? Passer d'une image à deux images, c'est passer de l'image au langage.

Les expériences de Koulechov, nous l'avons dit plus haut, ont été considérées pendant de longues années comme la garantie « scientifique » de la toute-puissance du montage. Mais on n'a pas assez pris garde qu'il a existé, en pleine époque du montage-roi, une autre interprétation de ces fameuses expériences qui livraient avec tant d'évidence une vérité si obscure. Interprétation, qui, venant en apparence grossir le chœur des thuriféraires de la manipulation, y tenait en fait (avec plus de modestie qu'il n'aurait convenu) une partie discrètement dissonante que l'avenir seul pouvait éclairer. Il s'agit d'un passage de Bêla Balazs dans Der Geist des FUms (1930) 8. Le théoricien hongrois, avec une sorte d'astuce qui lui est propre, constatait que le montage de cinéma, s'il était souverain, l'était en somme par force : même dans deux images juxtaposées strictement au hasard, le spectateur découvrirait une « suite ». C'est cela et rien d'autre que démontrent les expériences de Koulechov. Evidemment, les cinéastes

1. « Cinéma et langage », in Diogène, n° 35, juill.-sept. 1961. 2. L'expression est de Bêla Balazs (cf. plus loin). 3. Le passage est repris (en traduction française) par P. Lherminier dans son anthol

ogie [L'art du cinéma ») à la page 208 pour l'idée qui nous occupe — el d'après l'édition de 1949, intitulée Der Film (Vienne, Globus Verl.) où l'auteur a réuni et condensé Der Geist des Films et Der sichtbare Mensch oder die Kultur des Films.

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l'ont compris, et ils ont décidé que cette « suite » serait leur chose, qu'ils la machineraient à leur gré. Mais au départ, ils ont eu la main forcée par le spectateur, ou plutôt par certaines structures de l'esprit humain, ce diachroniste impénitent. Ecoutons le Hongrois : « On suppose a priori une intention... Le spectateur comprend ce qu'il croit que le montage veut lui faire comprendre. Les images... sont... liées les unes aux autres... intérieurement, par l'induction inévitable d'un courant de signification... La force (du montage) existe et agit qu'on le veuille ou non. Il faut l'utiliser consciemment ». Dans son « Esthétique et psychologie du cinéma » (déjà citée), Jean Mitry développe avec beaucoup plus de détails une interprétation de l'effet Koulechov qui va pour l'essentiel dans le sens de Bêla Balazs. Du paragraphe intitulé « Conséquences de l'effet Koulechov » (pp. 283-285), il résulte que les célèbres expériences n'autorisent nullement les théories du montage-roi (pour lesquelles les effets de montage se développent en marge de la diégèse et tendent à constituer un raisonnement abstrait ou un morceau d'éloquence, séparé du film lui-même) mais prouvent simplement la réalité d'une « logique d'implication » par quoi l'image devient langage, et qui ne fait qu'un avec la narrativité du film.

Ainsi le montage du cinéma, triomphant hier ou plus modeste aujourd'hui — la narrativité du cinéma, triomphante aujourd'hui comme hier, ne sont que les conséquences de ce courant d'induction qui se refuse à ne pas passer dès que deux pôles sont suffisamment rapprochés, et parfois lorsqu'ils sont passablement éloignés : le cinéma est langage par-delà tout effet particulier de montage. Ce n'est pas parce que le cinéma est un langage qu'il peut nous conter de si belles histoires, c'est parce qu'il nous en a contées de si belles qu'il est devenu un langage.

Parmi les théoriciens et les cinéastes qui ont éloigné le cinéma du spectacle pour le rapprocher d'une écriture romanesque capable de tout dire — de dire son auteur comme de dire le monde — de doubler et parfois de remplacer le roman dans cette sorte de tâche qu'il avait assumée depuis le xixe siècle *, nous retrouvons justement, et il n'y a là nul hasard, bon nombre de ceux qui se soucient le moins de la « syntaxe cinématographique », et qui, non sans talent parfois, l'ont dit dans leurs articles (un Bazin, un Leenhardt, un Astruc, un Truffaut) ou montré dans leurs films (un Antonioni, un Visconti, un Godard, un Truffaut). Il y a des cas d'espèce, bien sûr : chez Alain Resnais, c'est tout un montage qui réapparaît, avec un sens nouveau ; Orson Welles, le génial, fait du cinéma par- delà toute option : superbe dans la manipulation de choc, il aura s'il le faut des continuités de caméra aussi enveloppantes qu'une phrase de Proust. Mais si les styles d'auteurs sont une chose, l'évolution sémiologique du cinéma en est une autre, différente non point par sa substance (car ce sont les cinéastes qui font le cinéma) mais par l'échelle de grandeur de la vue qu'on en prend : là, il faudrait quarante chapitres ; ici, deux suffisent, du moins pour l'instant : la ciné-langue, puis le cinéma-langage. Si nous avons mentionné Antonioni, Visconti, Godard et Truffaut, c'est parce qu'ils nous paraissent, parmi les auteurs ayant un style, être de surcroît ceux à travers lesquels se lit le plus clairement le passage de la volonté de langue au désir du langage. Ils utilisent souvent le plan-séquence là où les partisans du montage auraient disloqué et reconstruit ; ils ont recours à ce qu'on appelle faute de mieux le « pano-travelling » (et qui n'est rien d'autre

1. Voir F. R. Bastide, « Le roman à l'échafaud >, in Esprit, tome, 28, juin I960, pp. 1133 à 1141. Sur le point considéré : p. 1139.

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qu'une mobilité non-codifiée de la caméra, un mouvement vraiment libre1) là où les traditionnelles syntaxes distinguent le « travelling avant », le « travelling arrière », le « panoramique horizontal », le « panoramique vertical », etc.. 2

Ainsi, ce que la langue perd vient grossir le langage. Les deux mouvements n'en font qu'un. Tout se passe, au cinéma, comme si la richesse signifiante du code et celle du message étaient unies entre elles — ou plutôt désunies — par le rapport obscurément rigoureux d'une sorte de proportionnalité inverse : le code, quand il existe, est grossier ; ceux qui y ont cru, quand ils furent de grands cinéastes, l'ont été malgré lui ; le message, quand il s'affine, contourne le code ; le code, à tout moment, pourra changer ou disparaître ; le message, à tout moment, trouvera le moyen de se signifier autrement.

La ciné-langue et les vraies langues : Le paradoxe du cinéma parlant.

Au temps où le cinéma se considérait comme une véritable langue, il éprouvait pour les langues véritables une sorte d'horreur sacrée. Il redoutait de leur part une concurrence que lui seul avait rendue possible en se plaçant sur le même plan qu'elles. On pourrait croire qu'avant 1930 le mutisme même du film lui aurait assuré une protection automatique contre le verbal exécré. Comme les sourds qui peuvent dormir en paix puisque nul bruit ne les dérange, le cinéma muet, penserait-on, se rassurant par sa faiblesse, mènerait une vie tranquille et silencieuse. Eh bien, pas du tout ! Nulle époque ne fut plus bavarde que celle du muet. Ce n'étaient que manifestes, vociférations, invectives, proclamations, vaticinations, et toujours contre le même et fantomatique adversaire : la parole. La parole radicalement absente — et pour cause — du film lui-même, et qui finissait par ne plus exister (doublement : comme pourfendue et comme pourfendeuse) que dans les discours que l'on faisait contre elle. Le jeune J. Epstein, le jeune René Clair, Louis Delluc qui n'eut pas le temps de vieillir, la cohorte du « cinéma pur » avec Germaine Dulac, impétueuse égérie, et bien sûr la troupe aux rangs serrés des pionniers soviétiques, Bêla Balazs, Charlie Chaplin : autant de contempteurs du verbe. Encore n'avons-nous cité que les plus sonores.

Et certes, il est facile de sourire. Dans ces anathèmes paradoxaux, il y avait plus de vérité qu'il n'apparaît d'abord. Les vieilles structures verbales, officiellement absentes du film, ne le hantaient pas moins. L'assaut n'était pas sans objet : il y avait évidemment les intertitres ; il y avait — surtout — toute une gesticulation dans le jeu de l'acteur, dont la véritable raison — il faudra y revenir 8 — n'était pas, comme on l'a dit à tort, dans l'infirmité de l'image muette ni dans des habitudes mécaniquement héritées du théâtre (comment expliquer alors que certains films muets ne gesticulent point ?) — mais dans une tentative inconsciente pour parler sans paroles, pour dire sans le langage verbal non seulement ce que l'on aurait dit par lui (opération jamais tout à fait impossible), mais

1. .Un exemple très réussi : la séquence de l'agence de voyages dans A bout de souffle de J. L. Godard.

2. Ce phénomène a été bien analysé par F. Chevassu, dans Le langage cinématographique (Éd. Ligue française de l'Enseignement, 1962), pp. 36-37.

3. Étude en cours.

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pour le dire sans lui de la même façon qu'on l'aurait dit par lui. Il s'est ainsi créé une manière de charabia silencieux, à la fois surexcité et pétrifié, un exubérant bredouillage où chaque geste et chaque mimique démarquent avec une scrupuleuse et maladroite littéralité une unité linguistique, presque toujours une phrase, dont l'absence (qui n'aurait pas été catastrophique) le devenait surabondamment dès que la décalcomanie gestuelle la soulignait de façon si cruelle. Mais il suffira qu'un Stroheim x, réduit comme ses pairs aux images muettes et comme eux désireux de pourtant beaucoup dire, s'avise de le dire en contournant la parole (au lieu de lui livrer un assaut furieux doublé d'un plagiat honteux) pour que le film s'enrichisse et s'apaise, pour que les significations naguère maladroitement localisées se fassent plus discrètes et laissent apparaître un sens complexe et coulant d'abondance.

Ils n'avaient donc pas entièrement tort, tous ceux pour qui le cinéma mue* était encore trop parlant. Pourtant, s'ils ont pressenti beaucoup de vérités, c'était dans la foulée d'un mouvement de pensée plus vaste, plus obscur, plus profondément motivé en eux. Ils avaient presque peur du langage verbal, car dans le moment même où ils définissaient le cinéma comme un langage non verbal, c'est encore un mécanisme pseudo-verbal qu'ils imaginaient confusément à l'œuvre dans le film. Confusément, mais assez nettement pour que le langage des mots leur apparaisse comme un puissant rival toujours sur le point d'en entreprendre trop. Un dépouillement des écrits théoriques de cette époque 2 ferait aisément apparaître une surprenante convergence dans les conceptions : l'image est comme un mot, la séquence est comme une phrase, une séquence se construit d'images comme une phrase de mots, etc.. En se plaçant sur ce terrain, le cinéma, proclamant sa supériorité, se condamnait à une éternelle infériorité. En face d'un langage fin (le langage verbal), il se définissait lui-même, sans le savoir, comme un double plus grossier. Il ne lui restait plus qu'à arborer crânement sa roture (beaucoup d'articles de Marcel L'Herbier n'avaient pas d'autre objet) dans la terreur secrète d'un aîné plus racé.

On voit que le paradoxe du cinéma parlant s'enracinait en plein cœur du muet. Mais le plus paradoxal restait à venir : l'avènement du cinéma parlant, qui aurait dû changer non seulement les films mais les théories que l'on faisait sur eux, ne modifia en rien ces dernières, du moins pendant plusieurs années. Les films parlaient, mais on parlait d'eux comme s'ils ne parlaient pas. Exception : une tendance profondément nouvelle, et que l'on a injustement méprisée avant que Bazin ne commence à la réhabiliter 3, se développa à travers les écrits de Marcel Pagnol. Tendance venue d'ailleurs que du cinéma, qui ne prenait pas ses racines dans les difficultés d'existence du cinéma muet (d'où la fureur de ses adversaires), tendance qui, fort significativement, ne commença à se manifester qu'avec l'arrivée du cinéma parlant 4. Elle échappe à ce que nous appelons le paradoxe du cinéma parlant : laissons-la de côté pour l'instant.

Autour d'elle, l'apparition de la parole dans le film n'a pas modifié substantiellement les positions théoriques en présence. On sait que maint amant de la

1. Que l'on songe à la magnifique scène de séduction de la Marche nuptiale (1927) entièrement bâtie sur d'imperceptibles jeux de visage de l'acteur-cinéaste. Aucun geste. Mais que d'expression !

2. Travail en cours. 3. « Le cas Pagnol », in Qu'est-ce que le cinéma ?, op. cit., t. II, pp. 119-125. 4. Premier manifeste de M. Pagnol : 1930. Deuxième manifeste : 1933.

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pureté cinématographique se fit un peu prier avant d'admettre la nouvelle venue dans l'univers filmique. On assura çà et là qu'on ne l'utiliserait pas, ou le moins possible, et en tout cas jamais en fonction réaliste, que du reste la mode en passerait bien vite... Il y eut aussi une véritable opération — diversion et retardement à la fois — qui consista à jouer le « sonore » contre le « parlant » : on acceptait les bruits réels, la musique, mais non la parole qui, seule de tous les sons du monde au nombre desquels elle figure pourtant, demeurait frappée — en théorie — d'un mystérieux et- spécifique interdit : ce fut « le film parlant sans paroles, le film réticent, le film orné de bruits de porte et de tintements de cuiller, le film gémissant, criant, riant, soupirant, sanglotant mais jamais parlant » qu'a épingle avec tant de verve le dramaturge du Midi1. Mais tout? cela n'était qu'épisode. Ce vaste débat sur l'admission statutaire de la parole dans le film fut largement platonique : on ne pouvait connaître que de son inscription dans la théorie du film. Les films eux-mêmes furent parlants, ils le furent très vite, ils le furent presque tous, ils le restèrent.

Aussi le moindre aspect du paradoxe n'est-il pas la déconcertante facilité avec laquelle la parole se glissa en fait dans les films de tous ceux dont les déclarations avaient indissolublement lié la survie de l'art du film à la permanence de sa mutité 2. Admise par le fait, la parole ne le fut pas en droit. On s'acharna à expliquer qu'elle ne changeait rien d'essentiel — opinion un peu forte ! — et que les lois de la langue cinématographique restaient les mêmes que par le passé. A. Arnoux résume une opinion alors fort courante en affirmant 3 que les bons films parlants sont bons pour les mêmes raisons que les bons films muets, et que le parlant n'aura été après tout qu'un perfectionnement parmi d'autres, moins important à tout prendre que le gros plan, « inventé » bien avant.

Avec le recul, on ne peut qu'être surpris par cette obstination à ne pas voir que passer à la parole était un avènement capital, et à tout le moins un événement digne de recevoir une place dans la théorie, et partant de déplacer les positions respectives des éléments plus anciennement reçus. On sait que tout changement vrai — les linguistes l'ont dit en diachronique et Proust l'a dit des sentiments — est à cette condition. Mais la parole s'est simplement ajoutée (et encore...) à la théorie du cinéma, comme en surnombre, nouvelle adhérente réduite au strapontin — et ce, lors même que le cinéma muet, sans parler du « sonore », infirme volontaire et enfant mort-né, disparaissait totalement des écrans.

Ce refus de voir, ou plutôt d'entendre, on le retrouve même, sous une forme moins stérile et caricaturale, chez ceux qui eurent à la naissance du parlant la réaction la plus féconde et la plus riche, M. Pagnol mis à part. Le célèbre « Manifeste du contrepoint orchestral », d'Eisenstein, Alexandrov et Poudovkine4 admet de grand cœur la bande sonore, à défaut de la parole. L'esprit est positif. Il y est question, et avec force, d'enrichir le contrepoint visuel d'une dimension auditive, de multiplier l'ancien cinéma par le nouveau. Mais aussi — et justement

1. Dans son deuxième manifeste, a Cinématurgie de Paris », in Les cahiers du Film, 15 décembre 1933.

2. La chose a été notée par R. Leenhardt dans « Ambiguïté du cinéma » (op. cit.). Pour cette remarque : p. 28 du n° 100 des Cahiers du cinéma.

3. Dans un article ultérieurement repris dans Du muet au parlant (La nouvelle édition, 1946) et qui est ici mentionné d'après l'anthologie de P. Lherminier (op. cit.) où il est reproduit sans référence.

4. In Zhizn Iskusstvo (Leningrad), n° 32, 5 août 1928.

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parce qu'une réaction intelligente et saine, encadrant plus richement ses lacunes, nous les fait mieux regretter — on remarque qu'à aucun moment les trois Soviétiques ne prennent en considération la parole : à leurs yeux, le cinéma sonore est un cinéma au carré ; s'il se multiplie par lui-même, ce n'est que par lui-même qu'il se multiplie. Les auteurs du Manifeste songent au bruit, à la musique : le film reste pour eux un discours proféré. Qu'un élément proférant, la parole, puisse s'y glisser, voilà ce qu'ils n'envisagent pas, ce qu'ils repoussent même.

Il n'y a pas lieu de leur en faire grief : il était plus difficile d'aborder ces sujets en 1929 qu'en 1964. Mais il n'est pas interdit de mettre à profit ce recul pour constater que l'apparition de la parole dans le film devait en un sens rapprocher fatalement le cinéma du théâtre, contrairement à une opinion trop répandue, et en dépit des nombreuses analyses, (souvent justes à leur plan), qui ont depuis 1930 souligné les différences entre la parole théâtrale et la parole cinématographique. Analyses largement convergentes : toutes suggèrent à leur façon que le verbe du théâtre est souverain, et constituant de l'univers représenté, alors que la parole du film est sujette, et constituée par l'univers diégétique. Différence importante, peu contestable. Pourtant, plus profondément, toute parole, souveraine ou non, a pour nature de d'abord nous dire quelque chose, alors que l'image, le bruit et la musique, lors même qu'ils nous en « disent » beaucoup doivent d'abord être produits.

Rien ne peut faire que la distribution du versant actif et du versant passif s'opère de la même façon dans le langage verbal, lié depuis toujours à l'homme agent et à la signification délibérée, et dans des « langages » comme l'image, le bruit ou même la musique, trop liés pour leur part à la patience du monde et à la malléabilité des choses. Un dialogue de film, quoi qu'on en ait dit, n'est jamais tout à fait diégétique. Même si l'on néglige les « commentaires de récitants », qui nous donneraient trop facilement raison (encore faut-il noter qu'ils existent), l'élément verbal a du mal à s'engloutir totalement dans le film. Il dépasse forcément. La parole est toujours un peu porte-parole. Elle n'est jamais toute entière dans le film, toujours un peu devant lui. Au contraire, les compositions musicales ou imagées qui s'affirment avec le plus d'éclat ne se placent pourtant pas entre le film et nous ; on les éprouve comme formant la chair du film : matières richement ouvrées, matières cependant.

Par delà tout ce qu'il y avait de contestable dans les idées de M. Pagnol sur le théâtre filmé, le dramaturge était sans doute celui qui s'était le moins trompé, au cours de ces années 1927-1933 * où il était bien difficile de ne pas se tromper du tout. Certains ont refusé le son. D'autres l'ont admis à contre-cœur. D'autres encore, de grand cœur. Certains même — comme ces maîtresses de maison qui, désireuses d'avoir à leur table le grand musicien, convient également l'épouse trop bavarde, dans l'espoir improbable que le travers tant redouté pourrait bien, après tout, n'être pas redoutable — ont envisagé, dans un beau mouvement de courageuse acceptation, que quelques paroles viennent s'ajouter au bruit tant désiré. M. Pagnol, seul ou à peu près, a admis le cinéma parlant, c'est-à-dire le cinéma qui parle.

Essayons à présent, après ces quelques mots d'histoire, de définir formellement ce paradoxe du cinéma parlant, auquel échappa le seul Pagnol. Quand le cinéma était muet, on lui reprochait de trop parler. Quand il se mit à parler, on déclara

1. Étude en cours.

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que pour l'essentiel il restait muet et devait le rester. Quoi d'étonnant, dès lors, si l'on affirmait que l'avènement du parlant n'avait rien changé ? Et de fait pour un certain cinéma, il n'avait rien changé. Avant 1930, les films étaient muettement bavards (gesticulation pseudo-verbale). Après 1930 ils furent bavardement muets : flots de paroles surajoutés à une construction d'images qui restait fidèle à ses anciennes lois. La ciné-langue ne pouvait pas être parlante, elle ne l'a jamais été. Ce n'est pas en 1930 que le cinéma est devenu parlant, mais à partir de 1940 environ quand le film a peu à peu décidé de se changer lui-même pour accueillir la parole qui, déjà présente, restait pourtant comme à la porte.

Pourtant, dira-t-on, les premiers films parlants parlaient trop, c'est connu. Certes. Mais si on le remarque tant, c'est aussi parce qu'ils ne parlaient pas vraiment. Aujourd'hui, au contraire, la parole dans le film ne nous choque plus : elle est moins abondante ? Pas toujours. Mais enfin, admettons. L'essentiel est de toutes façons ailleurs : le film parle mieux, la parole n'y détonne pas, du moins en règle générale. Entendons que le film parle mieux pour un film. Ce n'est pas que le texte soit devenu forcément meilleur, c'est qu'il s'accorde mieux au film.

Pour un cinéma qui se déclarait langage mais se pensait comme une langue (universelle et non conventionnelle, certes ; mais langue tout de même, puisque voulant former un système assez strict et logiquement antérieur à tout message), les vraies langues ne pouvaient apporter au film que malheureux surcroît et rivalité intempestive : on ne pouvait songer sérieusement à les intégrer dans le jeu des images, encore moins à les y fondre, à peine à les y accorder.

Le cinéma ne devint parlant que lorsqu'il se conçut comme un langage souple, jamais fixé d'avance, suffisamment sûr de lui pour se dispenser de monter devant ses propres portes une garde permanente et hargneuse, suffisamment riche pour que la richesse d' autrui l'enrichisse. Le « plan-séquence » a plus fait pour le cinéma parlant que l'avènement du cinéma parlant. Comme le disait E. Souriau à un autre propos *, une invention technique ne peut pas résoudre un problème d'art, elle ne peut que le poser — avant qu'une deuxième invention, proprement esthétique, vienne à son tour le résoudre. C'est la dialectique bien connue du progrès à long terme et de la régression dans l'immédiat.

Pour mieux comprendre le cinéma parlant, il faudrait étudier une certaine sorte de films « modernes » 2, notamment ceux d' Alain. Resnais, Chris Marker et Agnès Varda, les trois inséparables. L'élément verbal, voire ouvertement « littéraire », y pèse d'un grand poids dans une composition d'ensemble pourtant plus authentiquement « filmique » que jamais. Dans h' année dernière à Marien- bad, l'image et le texte jouent à cache-cache et en profitent pour se caresser au passage. La partie est égale ; le texte fait image, l'image se fait texte ; c'est tout ce jeu de contextes qui fait la contexture du film.

On retrouverait ainsi le fameux problème de la « spécificité cinématographique », sur lequel A. Bazin, presque à chacun de ses articles, glissait une ou deux

1. A propos des « techniques nouvelles » du cinéma (cinémascope etc.) : Intervention au Symposium sur les effets du film en fonction des techniques nouvelles (dans le cadre du 2e Congr. intern, de Film., Sorbonne, février 1955). Repris in Rev. intern, de Film., n08 20-24 (année 1955), pp. 92-95. Passage considéré : p. 94.

2. Le travail a été commencé çà et là : par B. Pingaud et J. Ricardou à propos d'Alain Resnais [Premier Plan, n° 18, oct. 1961) ; par J. Carta à propos d'Alain Resnais, Agnès Varda et Chris Marker (Esprit, juin 1960) ; par R. Bellour à propos de ces mêmes cinéastes (Artsept, n° 1, premier trimestre 1963).

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phrases fort éclairantes. L'auto-affirmation explicite d'une forte personnalité n'est pas toujours le fait de ceux qui ont la personnalité la plus forte : ainsi d'un certain cinéma d'hier.

Un état, une étape : Essai de jugement sur la « ciné-langue ».

On lui pardonne tout, à ce cinéma d'hier, parce qu'il nous a donné Eisenstein et quelques autres. Mais c'est au génie que l'on pardonne. La ciné-langue formait tout un corps théorique, on peut l'évaluer comme telle ; le distinguo est d'importance : les perspectives du critique ou de l'historien ne coïncident pas ici avec celles du théoricien. Il est des impasses somptueuses. Des conceptions qui n'ont pas survécu nous ont valu, tant qu'elles ont vécu, quelques-uns des plus grands chefs d'oeuvre de l'écran.

Et puis, s'il exista un cinéma-mecano, il n'exista jamais de film-mecano. La tendance commune à beaucoup de films de cette époque ne fut hypostasiée que dans les écrits et les manifestes .Elle ne s'investit jamais toute entière dans un film particulier, si ce n'est dans telle ou telle production d'un Dziga Vertov à la limite du cinéma normal et de l'expérimentation pure : c'est même en revoyant aujourd'hui de tels films que l'on se prend à ressentir les autres comme « normaux ». Laissons au critique le soin de souligner tout ce que ces derniers ont apporté.

Quant à l'historien, il aura raison de remarquer que c'est seulement à travers des outrances — théoriques ou pratiques — que le cinéma pouvait commencer à prendre conscience de lui-même. La ciné-langue, c'est aussi la naissance comme art, du cinéma tout court, quelque temps après l'invention toute technique du cinématographe ; c'est ce qu'André Bazin disait de 1* « Avant-Garde » au sens strict 1. On peut l'étendre à une bonne partie du cinéma de la même époque. Laissons donc l'historien étudier tout ce qu'il y avait de positif — et c'est beaucoup — dans cette crise d'originalité juvénile.

La ciné-langue, au sens large où nous l'entendons, fut de très loin ce que l'époque offrit de meilleur en matière de cinéma ; c'est à travers elle que quelque chose s'est joué qui touche à l'art et au langage. C'est pourquoi nous n'avons parlé que d'elle. Mais les perspectives ne doivent pas s'en trouver obscurcies : pour un film de cette tendance, il sortait, comme il est de toujours, dix films quelconques qui tous échappèrent — mais par le bas — aux difficultés d'existence du cinéma muet comme au paradoxe du cinéma parlant ; avant 1930, le navet photographiait des éléphants d'Afrique, après 1930, il enregistra des numéros de music-hall, paroles et musique comprises. La parole ni son absence ne pouvaient gêner ce sans-gêne.

Il y eut aussi un autre cinéma, ni ciné-langue, ni navet. En pleine époque du montage-roi, un Stroheim, un Murnau annoncent le cinéma moderne. Affaire de talent et d'individualités. Car ce cinéma n'eut pas sa théorie, il ne fit pas

1. In « L'avant-garde nouvelle > (dans Festival du film maudit, plaquette de luxe à tirage réduit publiée en 1949 à l'occasion dudit Festival). Repria in Cahiers du cinéma, n° 10, mars 1952, pp. 16-17.

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école sur le moment. Idéologiquement, la manipulation seule régnait. C'est normal : les étapes sont faites pour n'être brûlées que par une minorité 1.

Une notion- gigogne : la spécificité cinématographique.

Ainsi le cinéma, comme disait Rossellini, est-il langage d'art plutôt que véhicule spécifique. Né de l'union de plusieurs formes d'expression préexistantes qui ne perdent pas entièrement leurs lois propres (l'image, la parole, la musique, les bruits même), le cinéma, d'emblée, est obligé de composer, à tous les sens du mot. Il est d'entrée de jeu un art, sous peine de n'être rien du tout. Sa force ou sa faiblesse est d'englober des expressivités antérieures : certaines sont pleinement des langages (l'élément verbal), d'autres ne le sont qu'à des sens plus ou moins figurés (la musique, l'image, les bruits).

Pourtant, tous ces « langages » ne sont pas, face au cinéma, sur le même plan : le film s'est annexé après coup la parole, le bruit, la musique ; il a apporté avec lui en naissant le discours imagé. Aussi une véritable définition de la « spécificité cinématographique » ne peut-elle être qu'à deux niveaux : discours filmique et discours imagé.

En tant que totalité, c'est par sa composition que le discours filmique est spécifique. Rassemblant des « langages » premiers, le film, instance supérieure, se trouve de force projeté vers le haut, dans la sphère de l'art — quitte à redevenir un langage spécifique au sein même de son enveloppement dans l'art. Le film- totalité ne peut être langage que s'il est déjà art.

Mais au sein de cette totalité, il y a un noyau plus spécifique encore, et qui, contrairement aux autres éléments constitutifs de l'univers filmique, n'existe pas à l'état séparé dans d'autres arts : le discours imagé. Ici, la perspective s'inverse : la suite des images est d'abord un langage. Langage au sens figuré, car vraiment trop différent du langage qu'on parle ? Soit. Mais langage tout de même, en ce sens que l'intuition de Rossellini (qui portait évidemment sur le film comme totalité) ne s'applique pas à lui. Le discours imagé est un véhicule spécifique : il n'existait pas avant le cinéma ; jusqu'en 1930 il a tout seul suffi à définir le film. Dans les films technographiques ou chirurgicaux, il assume exclusivement la fonction véhiculaire, aucune recherche de totalisation artistique ne vient se joindre à lui. Au contraire, dans les films de fiction, ce langage de l'image tend à devenir un art (au sein d'un art plus vaste) — de même que le langage verbal,

1. Nous n'avons rien dit de la période antérieure à 1920, qui est pourtant capitale pour la genèse du langage cinématographique (voir Griffith en particulier). Mais Icb problèmes qu'elle pose sont étrangers au propos de ces quelques pages, qui n'ont nulle prétention historique. Il est bien évident qu'un Feuillade, pour prendre ce seul exemple, — il y en aurait beaucoup d'autres — est exempt des excès que nous reprochons à la « ciné-langue ». La question qui nous intéresse (langage ou langue ?) n'a pu commencer à se poser qu'à partir du moment où sont apparues les premières théories du film, c'est-à- dire à partir de 1920 à peu près. Auparavant, le cinéma devait d'abord se faire. Lumière a inventé le cinématographe, il n'a pas inventé le « film » que nous connaissons aujourd'hui (ensemble narratif complexe de dimensions notables). Les grands pionniers d'avant 1920 ont inventé le cinéma (voir Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma op. cit., pp. 267 à 285). Il fallait d'abord que le cinéma existe, et qu'il commence à se penser en termes de théorie, pour que les problèmes de sémiologie évoqués ici aient seulement un sens et un objet. La sémiologie du cinéma est une sémiologie du cinéma.

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susceptible de mille emplois utilitaires, ne s'interdit pas de devenir incantation, poésie, théâtre, roman.

La « spécificité » du cinéma, c'est la présence d'un langage qui veut se faire art au cœur d'un art qui veut se faire langage.

Deux choses, donc. Mais non pas trois. Car il y aurait aussi la langue. Or ni le discours imagé, ni le discours filmique ne sont des langues. Langage ou art, le discours imagé est un système ouvert, malaisément codifiable, avec ses unités non discrètes, son intelligibilité trop naturelle, son défaut de distance du signifiant au signifié. Art ou langage, le film composé est un système plus ouvert encore, avec les pans entiers de sens qu'il nous livre directement.

Le film tel que nous le connaissons n'est pas un mélange instable : c'est que ses éléments ne sont pas incompatibles. Et s'ils ne le sont pas, c'est qu'aucun d'eux n'est une langue. On ne peut guère user de deux langues en même temps ; qui s'adresse à moi en Anglais ne le fait pas en Allemand. Les langages, en revanche, tolèrent mieux ces sortes de superpositions, du moins dans certaines limites : qui s'adresse à moi par le moyen du langage verbal (Anglais ou Allemand) peut en même temps me faire des gestes. Quant aux arts, ils sont superposables dans des limites plus larges encore, témoins l'opéra, le ballet, la poésie chantée. Si le cinéma donne cette impression — parfois trompeuse, d'ailleurs — de rendre tout compatible avec tout, c'est parce que le plus clair de lui se joue, à bonne distance de la langue, entre langage et art. Le cinéma que nous connaissons — il y en aura peut-être d'autres, certains se dessinent déjà dans tel spectacle de cinerama — est une « formule » à bonheurs multiples : il marie durablement des arts et des langages consentants en une union où les pouvoirs de chacun tendent à devenir interchangeables. C'est la communauté des biens, en plus de l'amour.

Cinéma et linguistique.

Mais alors, est-ce à dire que l'étude du cinéma ne peut pas comporter de dimension linguistique, à l'époque où la linguistique proprement dite, fidèle dans l'ensemble à l'enseignement saussurien x, s'intéresse principalement à la langue ?

Non. Nous sommes persuadés au contraire que l'entreprise « filmolinguistique » se justifie pleinement, et qu'elle doit être pleinement linguistique, c'est-à-dire solidement adossée à la linguistique tout court. Comment l'entendre, si le cinéma n'est pas une langue ? C'est ce que nous voudrions à présent tenter d'éclaircir.

L'étude du film est deux fois concernée par la linguistique : à deux moments différents de sa démarche, et, dans le deuxième, pas tout à fait par la même linguistique que dans le premier.

C'est Saussure, on le sait, qui a donné comme objet à la linguistique l'étude de la langue 2. Mais c'est aussi Saussure qui a jeté les bases d'une science plus large, la sémiologie, dont la linguistique serait un secteur particulier encore que

1. Il va de soi que nous songeons uniquement à la linguistique générale. La linguistique des « domaines » ne peut guère intéresser le cinéma qu'à titre exceptionnel.

2. Cours de linguistique Générale, p. 25.

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particulièrement important 1. Et inversement, ceux qui ici et là ont commencé à étudier le mécanisme interne des systèmes non- verbaux (le code de la route, la cartographie, les numéros, les gestes de politesse...) ou des systèmes transverbaux (les paroles de politesse, la poésie, les contes, les mythes...) ou encore de tel système à cheval sur le verbal et le non-verbal (la parenté telle que la conçoit Cl. Lévi-Strauss 2, avec sa double organisation des « appellations » et des « attitudes ») — ne sont-ils pas presque tous des lecteurs assidus, des admirateurs, et parfois des disciples fort directs du maître genevois ? Nous reviendrons sur ce point. Mais remarquons déjà un trait assez frappant : en droit, la linguistique n'est qu'un secteur de la sémiologie ; en fait, la sémiologie se construit à partir de la linguistique. C'est en un sens très normal : la sémiologie, pour l'essentiel, reste à faire, alors que la linguistique est déjà bien avancée. Il y a là pourtant comme un petit renversement. Les post-saussuriens sont plus saussuriens que Saussure : cette sémiologie dont rêvait le linguiste, ils la bâtissent carrément comme une translinguistique. Et c'est fort bien ainsi : l'aîné doit aider le cadet, et non l'inverse. Il nous paraît assez naturel d'appeler « filmolinguistique » une sémiologie du cinéma. D'ailleurs, un passage de Saussure lui-même laisse entrevoir ce chassé-croisé : la linguistique, dit-il, pourrait aider beaucoup la sémiologie si elle devenait elle-même plus sémiologique 3. Or, depuis Saussure et grâce à lui, elle l'est devenue surabondamment.

La linguistique proprement dite, concentrant ses forces sur la langue humaine, est arrivée à connaître son objet avec une rigueur qu'on lui envie bien souvent 4. Elle a projeté sur lui une vive lumière qui a abouti (ce n'est pas paradoxal) à éclairer aussi les alentours. Ainsi, dans un premier moment, de très larges aspects du discours imagé que tisse le film deviennent-ils compréhensibles, ou du moins plus compréhensibles, si on les envisage par différence avec la langue. Comprendre ce que le film n'est pas, c'est gagner du temps, et non en perdre, dans l'effort pour saisir ce qu'il est. Ce dernier objectif définit le deuxième moment de l'étude du cinéma. Dans la pratique, les deux temps ne sont pas séparables, à chaque instant l'un mène à l'autre ; si nous appelons « premier » l'un des deux, c'est parce qu'il a pour lui l'acquis de la linguistique : on est donc incité à commencer par lui. Le « deuxième » est proprement sémiologique, translinguistique ; il peut moins se permettre de s'appuyer sur du déjà-fait ; loin de se faire aider, il devrait au contraire aider — s'il le peut — à faire du nouveau ; il est donc voué à l'inconfort de toute la sémiologie actuelle.

Quelques exemples sont ici nécessaires.

Le discours imagé par rapport à la langue ; le problème de la « syntaxe » cinématographique.

Deuxième articulation : Le cinéma n'a rien en lui qui corresponde à la deuxième articulation, fût-ce par métaphore. Cette articulation opère au plan du

1. Cours de Linguistique Générale, p. 33. 2. « L'analyse structurale en linguistique et en anthropologie », in Word (N. Y.),

août 1945. Repris dans Anthropologie structurale, pp. 37-62. Passage ici considéré : pp. 44-45.

3. Cours de Linguistique Générale, p. 34. 4. Voir les nombreuses remarques de Cl. Lévi-Strauss à ce sujet, sa collaboration

avec R. Jakobson, etc..

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signifiant, mais non du signifié : le phonème, et a fortiori le « trait », sont des unités distinctives sans signification propre. Leur seule existence implique une grande distance entre « contenu » et « expression ». Au cinéma, la distance est trop courte. Le signifiant est une image, le signifié est ce-que-représente-1'image. De plus, la fidélité photographique fait que l'image est ici particulièrement ressemblante, et les mécanismes psychologiques de participation, assurant la fameuse « impression de réalité », achèvent de raccourcir la distance : dès lors, il devient impossible de découper le signifiant sans que le signifié soit lui-même débité en tronçons isomorphes : d'où l'impossibilité de la deuxième articulation. Le cinéma constitue une « sémie » beaucoup trop « intrinsèque », pour parler comme E. Buyssens. Si une image représente trois chiens et si je « coupe » le troisième, je ne peux que couper en même temps le signifiant et le signifié « troisième chien ». Le logicien-linguiste américain G. Ryle se moque d'une certaine conception naïve de la langue (que condamnait déjà Saussure), et qu'il baptise ironiquement « the FIDO-fide theory » : au chien Fido correspond rigoureusement le nom. FIDO. Les mots nomment après coup, chacun à chacun, des choses en nombre égal et strictement préexistantes : cette façon de voir, complètement fausse en linguistique, l'est beaucoup moins au cinéma ; il y a autant de « choses » dans l'image filmique qu'il y en avait dans le spectacle filmé.

Les théoriciens du film muet aimaient à parler du cinéma comme d'un « esperanto ». Rien n'est plus faux. Certes, l'espéranto diffère des langues ordinaires, mais c'est parce qu'il réalise à la perfection ce vers quoi elles ne font que tendre : un système totalement conventionnel, codifié et organisé. Le cinéma diffère aussi des langues, mais dans le sens contraire. Il serait plus juste de dire que les langues sont comme coincées entre deux esperantos : l'un, le vrai (ou l'ido, ou le novial, peu importe) est un « esperanto » par excès de linguisticité ; l'autre, le cinéma, par défaut.

En somme, l'universalité du cinéma est un phénomène à deux faces. Face positive : le cinéma est universel parce que la perception visuelle est à peu près la même dans le monde entier. Face négative : le cinéma est universel parce qu'il échappe à la deuxième articulation. Il faut insister sur la solidarité des deux constatations : un spectacle visuel entraîne une adhérence du signifiant au signifié qui elle-même rend impossible leur décrochage à quelque moment, donc l'existence d'une deuxième articulation.

L'espéranto proprement dit est fabriqué, c'est un après de la langue. L' « esperanto visuel » est donné, c'est un avant de la langue. Dans cette notion d'espe- ranto filmique, il y a tout de même quelque chose de vrai : c'est par la deuxième articulation que les langues diffèrent le plus radicalement entre elles et que les hommes ne se comprennent pas. La phrase est toujours à peu près traduisible comme le remarque R. Jakobson *. C'est qu'elle correspond à un mouvement réel de la pensée et non à une unité de code. Le mot donne encore lieu à des équivalences interlinguistiques, bien imparfaites mais suffisantes pour rendre possibles les dictionnaires. Le phonème est radicalement intraduisible, puis- qu'exhaustivement défini par sa position sur la grille phonologique de chaque langue. On ne saurait traduire une absence de sens. On en revient ainsi à l'idée

1. In « Aspects linguistiques de la traduction ». Paru dans On translation de R. A. Brower (Harv. Univ. Press, 1959). Repris dans les Essais de linguistique générale, pp. 78- 86. Passage considéré : pp. 79-82.

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Le cinéma : langue ou langage?

que si le discours imagé se passe de toute traduction, c'est parce que, échappant à la deuxième articulation, il est d'avance traduit en toutes langues : le comble du traduisible, c'est le partout-identique.

A. Martinet estime x qu'on ne peut parler de langue au sens strict que là où il y a double articulation. De fait, le cinéma n'est pas une langue mais un langage d'art. Le mot « langage » a de nombreux sens, stricts ou moins stricts, et tous sont en quelque façon justifiés. Ce foisonnement polysémique s'opère — sous nos yeux — dans deux directions : tels « systèmes » (et même les plus inhumains) seront dits « langages » si leur structure formelle ressemble à celle de nos langues : ainsi du langage des échecs (qui intéressait tant Saussure), du langage binaire qu'utilisent les machines. À l'autre pôle, tout ce qui parle à l'homme de l'homme (fût-ce de la façon la moins organisée et la moins linguistique) est ressenti comme « langage » : c'est alors le langage des fleurs, celui de la peinture, celui même du silence. Le champ sémantique du mot « langage » semble s'ordonner autour de ces deux axes. Or, c'est dans le « langage » au sens le plus propre qui soit (le langage phonique humain) que prennent naissance ces deux vecteurs d'expansion métaphorique : le langage verbal sert à communiquer entre hommes ; il est très fortement organisé. Les deux groupes de sens figurés sont déjà là. C'est en tenant compte de cet état des usages, qui ne permet pas toujours de s'en tenir aux sens que l'on voudrait stricts, qu'il nous paraît convenable de regarder le cinéma comme un langage sans langue.

Première articulation : Si le cinéma n'a pas de phonèmes, il n'a pas non plus, quoi qu'on ait dit, de « mots ». Il n'obéit pas non plus — sinon par moments et en quelque sorte par hasard — à la première articulation. Il faudrait montrer 2 que les embarras quasi-insurmontables dans lesquels se lancent les « syntaxes » du cinéma tiennent pour bonne part à une confusion initiale : l'image y est définie comme un mot, la séquence comme une phrase. Or l'image (du moins celle du cinéma) équivaut à une ou à plusieurs phrases, et la séquence est un énoncé complexe.

Bien entendu, le terme de « phrase », ici et dans la suite de ces lignes, désigne la phrase orale et non la phrase écrite des grammairiens (énoncé complexe à assertions multiples compris entre deux ponctuations fortes). Il s'agit ici de la phrase des linguistes. Dans le célèbre exemple de J. Vendryes 3, destiné précisément à distinguer ces deux sortes de phrases, l'auteur considère qu'il y a cinq phrases (au sens qui nous intéresse) dans l'énoncé suivant : « Vous voyez bien cet homme /là-bas / il est assis sur le sable / eh bien, je l'ai rencontré hier / il était à la gare. » II n'est pas question de prétendre qu'une séquence filmique de même contenu aurait exactement ces cinq phrases (ces cinq « plans »). Simplement l'image de cinéma est une sorte d' « équivalent » de la phrase parlée, non de la phrase écrite. Il n'est pas exclu — mais c'est un autre problème — que certains « plans » ou groupes de plans puissent correspondre de surcroît à des phrases de type « écrit ». A maint égard 4 le cinéma évoque l'expression écrite bien plus que le

1. « Arbitraire linguistique et double articulation >, in Cahiers F. de Saussure, 15, 1957, p. 109.

2. Étude en cours. 3. In Le langage, introduction linguistique à l'histoire. Éd. Renaissance du livre,

1921. 4. Voir plus loin, à propos de < Cinéma et littérature ».

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langage parlé. Mais à un certain moment du découpage des unités, le plan, « énoncé assertif fini » comme dirait E. Benveniste *, équivaut à une phrase orale.

R. Jakobson rapporte 2 que Shimkin, dans son travail sur les proverbes, a été amené à poser que dans le proverbe, « la plus haute unité linguistique codée fonctionne en même temps comme le plus petit tout poétique ». Supprimons « codée », car nous sommes au cinéma, secteur non-verbal (le proverbe, lui, est du trans-verbal). Il reste que le « plan », phrase et non mot (comme le proverbe) est bien le plus petit tout « poétique ».

Comment comprendre cette « correspondance » entre l'image filmique et la phrase ? Tout d'abord, le « plan », par son contenu sémantique, par ce qu'E. Buys- sens appellerait sa « substance » 3, est plus proche à tout prendre d'une phrase que d'un mot. L'image montre-t-elle un homme qui marche dans la rue ? Elle équivaut à la phrase : « Un homme marche dans la rue ». Equivalence grossière, certes, et sur laquelle il y aurait beaucoup à dire 4. Mais enfin cette même image filmique ne correspond absolument pas au mot « homme » ou « marche » ou « rue » et encore moins à l'article « la » ou au morphème zéro du verbe « marche ». Au niveau de la phrase, on peut se poser des questions, ouvrir une discussion. Au niveau du mot, l'erreur est trop massive, la réflexion devient impossible.

Plus encore que par sa quantité de sens (notion trop difficile à manier, surtout au cinéma où le degré discret fait défaut), l'image est phrase par son statut assertif. L'image est toujours actualisée. Aussi, même les images — assez rares d'ailleurs — qui correspondraient par le contenu à un mot, sont encore des phrases. C'est un cas particulier, particulièrement éclairant. Un gros plan de revolver ne signifie pas « revolver » (unité lexicale purement virtuelle) — mais signifie au moins, et sans parler des connotations, « Voici un revolver ». Il emporte avec lui son actualisation, une sorte de « voici » (ce mot qui justement est considéré par A. Martinet 5 comme un pur indice d'actualisation.) Même quand le « plan » est un mot, c'est encore un mot-phrase, comme dans certaines langues.

Cinéma et syntaxe.

L'image, ainsi, est toujours parole, jamais unité de langue. Il n'est pas étonnant que les auteurs de « grammaires cinématographiques » se soient engagés dans une impasse. Ils prétendaient écrire la syntaxe du cinéma et ils songeaient en fait, avec leur image-mot, à quelque chose d'intermédiaire entre le lexique et la morphologie. Voilà qui n'a de nom dans aucune langue, ou plutôt qui n'a deux noms que dans les langues. Le cinéma est autre chose.

Il y a une syntaxe du cinéma, mais elle reste à faire, et ne pourra l'être que

1. « La phrase nominale », in B.S.L.P., 1950, t. XLVI. 2. In « Le langage commun des linguistes et des anthropologues », intervention-

conclusion de la Conférence des Anthropologues et linguistes (Univ. d" Indiana, 1952). Repris dans les Essais de linguistique générale, pp. 25 à 42. Passage cité : p. 31.

3. Les langages et le discours, éd. Office de publicité, Bruxelles 1943. Chap, h, § A, pp. 8-12.

4. Étude en cours. 5. Éléments de linguistique générale, 3e éd., A. Colin, 1963, p. 125.

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sur des bases syntaxiques et non morphologiques 1 ; Saussure remarquait 2 que la syntaxe n'était qu'un aspect de la dimension syntagmatique du langage, mais que toute syntaxe était syntagmatique. La syntagmatique est une instance plus large, plus intégrante, que la syntaxe : idée à méditer pour qui s'occupe de cinéma. Le « plan » est la plus petite unité syntagmatique du film, c'est le « taxème », au sens de L. Hjelmslev 3, la séquence est un grand ensemble syntagmatique. Il faudra étudier la richesse, l'exubérance même, des agencements syntagma- tiques que le film autorise (on retrouvera ainsi, éclairé autrement, le problème du montage) et l'opposer à la surprenante pauvreté des ressources paradigma- tiques du cinéma.

La paradigmatique du film.

Dans les écrits des théoriciens, le mot « montage » pris au sens large englobe souvent le découpage, mais l'inverse n'a jamais lieu. Au cinéma le moment de l'agencement (montage) est en quelque façon plus essentiel — linguistiquement du moins — que le moment du choix (découpage), sans doute parce que ce choix, trop ouvert, n'en est pas mais plutôt un acte décisoire, une sorte de création. C'est pourquoi, sur le plan artistique, le contenu de chaque « plan » isolé est de grande importance, même si l'agencement est lui aussi un art. Au niveau du « plan » il y a de l'art (s'il y a quelque chose). Au niveau de la séquence, il y a de l'art et du langage. D'où la condamnation des « belles photographies » au cinéma.

Le paradigme cinématographique est fragile, approximatif, souvent mort-né, aisément modifiable, toujours contournable. C'est seulement dans une très faible mesure que le segment filmique prend son sens par rapport aux autres segments qui auraient pu apparaître au même point de la chaîne. Ces derniers ne sont pas dénombrables, leur inventaire serait sinon illimité, du moins plus « ouvert » que l'inventaire linguistique le plus ouvert. Rien n'équivaut ici à ce dévidement « péribolique » dont G. Guillaume 4 a souligné l'importance dans le langage verbal. Ch. Bally s remarquait que certaines unités qui s' « opposent » à un nombre illimité et indéfinissable de termes dépendant uniquement du contexte, des locuteurs, des associations d'idées, finissent par ne plus s'opposer vraiment à aucun : c'est un peu le cas de l'image filmique.

Dans le film, tout est présent : d'où l'évidence du film, d'où aussi son opacité. L'éclairement des unités présentes par les unités absentes joue ici beaucoup moins

1. De ce point de vue, le livre de Jean Mitry [Esthétique et psychologie du cinéma, éd. universitaires, 1963, tome I), représente un progrès considérable par rapport à tous les ouvrages antérieurs de théorie du cinéma.

2. Cours de Linguistique Générale, p. 188. 3. La stratification du langage, in Word, (U.S.A.), 10, 1954, repris in Essais linguis

tiques, (Copenhague, 1959, Nordisk Sprog og Kulturforlag) ; sur le taxème, pp. 40 et 58 (pagination Essais linguistiques).

4. « Observation et explication dans les sciences du langage », in Etudes philosophiques, 1958, pp. 446-462. Passage considéré : pp. 446-447.

5. Sur la motivation des signes linguistiques, in Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, 1940, t. XLI, p. 75 sqq. Passage considéré : p. 87.

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que dans le langage verbal. Les rapports in praesentia sont d'une richesse qui rend à la fois superflue et impossible la stricte organisation des rapports in absentia. C'est parce que le film est facile à comprendre qu'il est difficile à expliquer. L'image s'impose, elle « bouche » tout ce qui n'est pas elle.

Message riche à code pauvre, texte riche à système pauvre, le cinéma est d'abord parole. Tout y est assertion. Le mot, unité de langue, fait défaut ; la phrase, unité de parole, est souveraine. Le cinéma ne sait parler que par néologismes, toute image est un « apax ». On y chercherait en vain de véritables séries associatives ou des champs sémantiques stricts. Même le structuralisme souple et prudent d'un St. Ullmann * n'y a pas sa place car il est lexicologique, et un structuralisme filmolinguistique ne peut être que syntaxique.

Il existe une paradigmatique — partielle — du film. Mais les unités commu- tables sont de grandes unités signifiantes, elles sont déjà syntaxiques. C'est ainsi que les travaux érudits de J. L. Rieupeyrout sur l'histoire du western nous apprennent qu'il fut une époque où le « bon » cow-boy était désigné par son vêtement blanc, et le « mauvais » par son vêtement noir. Le public, paraît-il, ne s'y trompait jamais. Voilà qui autorise une sorte de commutation rudimentaire, et, comme il est de règle, tant au plan des signifiants (blanc/noir) qu'à celui des signifiés (« bon »/« mauvais »). Commutation par grandes masses : les deux couleurs sont déjà prédiquées (puisqu' attribuées à un vêtement présent), et les deux qualités aussi (puisque c'est le cow-boy de l'image qui est « bon » ou « mauvais ») avant que la commutation puisse avoir lieu : différence essentielle avec une commutation lexicale et a fortiori phonologique. Mais ce n'est pas tout : ce «c paradigme », peut-être précisément parce que trop engagé dans la parole, est instable et fragile ; la « convention » du cow-boy blanc ou noir n'a duré qu'un temps. C'était presque fatal : comment éviter qu'un beau jour tel cinéaste ennemi de la routine ait l'idée d'habiller son cavalier de gris, ou alors d'une chemise blanche et d'un pantalon noir : adieu le paradigme ! Sa pauvreté est la contrepartie d'une richesse distribuée ailleurs : le cinéaste, différent en cela du locuteur, peut s'exprimer en nous montrant directement la variété du monde ; aussi le paradigme est-il bien vite débordé : c'est un autre aspect de cette sorte de lutte qui oppose au cinéma le code et le message. Les grands cinéastes (or il est puéril de toujours dire que le cinéma, ce n'est pas eux, car alors, qui est-ce ?) ont évité le paradigme.

Le « type » cow-boy blanc/cow-boy noir ne définit qu'une sorte de paradigme filmique. Syntaxique par l'étendue syntagmatique des segments commutables et par leur statut assertif, une telle opposition porte cependant, par son contenu, sur des « impressions » (« Le cow-boy est bon ») qui gardent quelque chose de lexical. D'autres « oppositions » filmiques, à peu près commutables elles aussi, sont encore plus engagées dans le discours et portent sur des espèces de morphèmes 2. Beaucoup de « mouvements d'appareil » (Travelling AV/ Trav. AR) ou de « procédés de ponctuation » (Fondu/montage sec ; c'est-à-dire : Fondu/ degré zéro) peuvent être envisagés dans cette perspective. C'est ici un rapport qui s'oppose à un autre rapport. Il y a toujours, en plus de ce qui est commutable,

1. Voir pp. 341-343 du Journ. de Psych, norm, et pathol., 1958, in Orientations nouvelles en sémantique, et passim dans le Précis de sémantique française.

2. Le mot est pris ici dans l'acception où il s'oppose à l'ex- « sémantème » devenu « lexeme », et non point au sens d'unité minimum ayant une signification en propre.

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Le cinéma : langue ou langage?

une sorte de support * idéalement invariant. Le travellig avant et le travellig arrière correspondent à deux intentionnalités du regard, mais ce regard a toujours un objet, celui dont la camera s'approche ou s'éloigne. C'est donc ici la théorie des termes syncatégorématiques qui pourrait nous aider : de même que le mot « mais » n'exprime jamais l'idée adversative comme telle, mais toujours un rapport adversatif entre deux unités réalisées, de même le travelling avant exprime une concentration de l'attention qui ne se porte jamais sur elle-même mais toujours sur un objet.

Cette dualité du support et du rapport, dans un langage qui admet la simultanéité visuelle de plusieurs perçus, explique ce que de tels procédés peuvent avoir de suprasegmental : le support et le rapport sont bien souvent perçus en même temps. Il y a plus : le « rapport » au cinéma ne fait souvent qu'un avec le regard que la camera (et le spectateur) posent sur l'objet-support : un travelling avant sur un visage, c'est une façon de regarder ce visage. C'est pourquoi tant de procédés filmiques matériellement invraisemblables sont psychologiquement vraisemblables, comme on l'a remarqué çà et là 2. Par exemple le travelling avant rapide, qui fait grossir l'objet sous nos yeux, ou les cadrages obliques, ou certains très gros plans : autant de cas où le visage de l'objet n'est guère « ressemblant », Mais l'aspect suprasegmental du couple support /rapport a cette conséquence que la « vraisemblance » filmique est à chercher au niveau du dynamisme vivant et constructeur de la perception, et non à celui des données objectives de la situation perçue, car le film enveloppe dans le même segment une instance perçue et une instance percevante. Bien des mouvements d'appareil consistent à livrer un objet invraisemblable à un regard vraisemblable.

Uintellection filmique. *

Un film se comprend toujours plus ou moins. Si d'aventure il ne se comprend pas du tout, c'est à cause de son contenu, non de son mécanisme sémiologique. Bien entendu, le film sibyllin, comme la parole sibylline, le film extraordinaire, comme le livre extraordinaire, le film trop riche ou trop nouveau, comme l'exposé trop riche ou trop nouveau, peuvent fort bien tourner à l'inintelligible. Mais le film comme « langage » est toujours compris — sauf par des sujets anormaux, qui ne comprendraient pas mieux, et souvent beaucoup moins bien, un discours autre que filmique ; sauf par des sujets aveugles, atteints (comme les sourds pour la parole) de l'infirmité sélective qui bloque l'accès au signifiant ; sauf, enfin, dans les cas où la substance même dont est faite ce signifiant se trouve matériellement endommagée : la pellicule du vieux film, jaunie, rayée, illisible ; ainsi l'orateur par trop enroué en arrive à ne plus être entendu.

Hors ces cas, le film est toujours compris, mais il l'est toujours plus ou moins, et ce plus comme ce moins ne sont pas quantifiables, car les degrés discrets les unités de signification aisément dénombrables font ici largement défaut. Si deux

1. Déjà noté par R. Barthes in Les unités traumatiques au cinéma » [Rev. intern, de Film., n° 34, juil.-sept. 1960).

2. Notamment M. Martin, pp. 152-154 du Langage cinématographique, op. cit. 3. Étude en cours. — Nous avons déjà parlé de l'intellection filmique à un autre

propos, ici même, p. 52. Les pages 194-200 du livre d'E. Morin (Le cinéma ou l'homme imaginaire, op. cit.) sont fort éclairantes sur ce sujet.

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sujets parlent une langue différente, les degrés quantitatifs de leur intercompréhension pourront être — en principe du moins — facilement décomptés : A connaît 3 mots de la langue parlée par B, et B 6 mots de celle qu'emploie A. Dans telle phrase, c'est tel mot et non le voisin qui n'a pas été compris ; ou alors, on peut établir que c'est tel mot qui a par ricochet rendu inintelligible pour l'auditeur la phrase entière. Une unité linguistique est reconnue ou non par l'auditeur, car elle préexistait dans la langue. Le souhait que formulait Marcel Cohen (étudier les degrés de l'intercompréhension) est réalisable, en dépit de grandes difficultés. Mais au cinéma les unités — ou mieux, les éléments — de signification co-prêsents dans l'image (et que dire de la séquence !) sont trop nombreux et surtout trop continus : le spectateur le plus intelligent ne les aura pas tous compris. Inversement, il suffit d'avoir appréhendé globalement les principaux d'entre eux pour « tenir » le sens général, approximatif (et pourtant pertinent) de l'ensemble : le spectateur le plus épais aura à peu près compris. Des expériences assez intéressantes ont été faites 1, qui ont un peu dégagé la nature de ce qui, dans le film, est facile ou difficile à comprendre. 'Mais il ne faut pas en déduire qu'il serait aisé d'établir le degré de compréhension d'un film du circuit commercial normal par tel spectateur ou telle catégorie de spectateurs.

Il convient de mettre nettement à part tous les cas — fort nombreux au cinéma, aussi bien que dans le langage verbal, la littérature ou même la vie courante — où un message est inintelligible par la nature même de ce qui y est dit, et sans que le mécanisme sémiologique soit en cause. Beaucoup de films sont inintelligibles (en tout ou en partie, et pour certains publics) parce que leur diégèse enveloppe en elle des réalités ou des notions trop subtiles, ou trop exotiques, ou supposées à tort connues. On n'a pas assez insisté sur le fait que, dans ces cas, ce n'est pas le film qui est incompréhensible, mais au contraire tout ce qui n'est pas dans le film. Et si on n'y a pas assez insisté, c'est parce qu'une mode actuelle veut que tout soit langage, au point que ce dire envahissant ne laisse plus rien qui soit du dit. C'est d'ailleurs une illusion très courante : l'amoureux en colère crie à l'infidèle : « Tu ne me comprends pas ». Mais si, elle a très bien compris. Seulement, elle ne l'aime plus. Le langage, filmique ou verbal, ne peut pas supprimer le réel ; au contraire, il s'enracine en lui. Si les hommes ne se « comprennent » pas, ce n'est pas seulement à cause des mots, mais de ce qu'ils recouvrent. Combien de « malentendus » relèvent en réalité du trop-bien-entendu ! On veut voir incompréhension là où il y a désaccord. Une armée entière de Korzybskis et de « sémanticiens généraux » (!) n'empêcheront pas le manque d'amour, l'antagonisme, la désaffection, la souffrance, la sottise l'indifférence. Le public d'épiciers cannois 2 qui a sifflé Uavventura avait compris le film, mais n'avait pas compris ce dont il parlait, ou alors s'en moquait. L'intellection filmique n'avait rien à y voir ; c'était « la vie » simplement. Il est normal que les problèmes du couple tels que les pose Antonioni laissent une grande partie du public indifférent, dérouté et moqueur.

1. Cf. plus haut, p. 52. 2. Ils ont des places gratuites par la municipalité et constituent ce qu'on appelle

un public de Festival.

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Le cinéma : langue ou langage?

Cinéma et littérature. Le problème de Vexpressivitê filmique.

Le cinéma n'est pas une langue parce qu'il contrevient triplement à la définition des langues qui fait l'accord de presque tous les linguistes : une langue est un système de signes destiné à l'inter-communication. Trois éléments de définition *. Or le cinéma, comme les arts et parce qu'il en est un, est une « communication » à sens unique ; c'est en fait un moyen d'expression beaucoup plus que de communication. Il n'est que fort peu un système, nous l'avons vu. Enfin, il n'emploie que fort peu de signes véritables. Certaines images de cinéma, qu'un long usage préalable en fonction de parole a fini par figer en un sens conventionnel et stable, deviennent des signes. Mais le cinéma vivant les contourne et demeure compris : c'est donc que le nerf du mécanisme sémiologique est ailleurs.

L'image est toujours-d'abord une image, elle reproduit dans toute sa litté- ralité perceptive le spectacle signifié dont elle est le signifiant ; par là, elle est suffisamment ce qu'elle montre pour ne pas avoir à le signifier, si l'on entend ce terme au sens de « signum facere », fabriquer spécialement un signe. Bien des caractères opposent l'image filmique à la forme préférée que prennent les signes — arbitraire, conventionnelle, codifiée. Ce sont autant de conséquences découlant de ce que dès l'abord l'image n'est pas l'indication d'autre chose qu'elle-même mais la pseudo-présence de ce qu'elle-même contient.

Le spectacle filmé par le cinéaste peut être naturel (films « réalistes », tournage dans la rue, cinéma-vérité, etc.) ou agencé (films-opéras d'Eisensteifi dans sa dernière période, Orson Welles et plus généralement tout le cinéma irréaliste ou fantastique ou expressionniste, etc.). Mais c'est tout un. Le contenu du film peut être « réaliste » ou pas ; le film, lui, ne montre de toutes façons que ce qu'il montre. Voici donc un cinéaste, réaliste ou non, qui a filmé quelque chose. Que va-t-il se produire ? Le spectacle filmé, naturel ou agencé, avait déjà son expressivité propre, puisqu'il était en somme un morceau du monde et que ce dernier a toujours un sens. Les mots dont part le romancier ont eux aussi un sens préexistant, puisqu'ils sont des morceaux de la langue, qui toujours signifie. C'est un bonheur réservé à la musique et à l'architecture que de pouvoir déployer à' emblée leur expressivité proprement esthétique — leur style — dans un matériau (ici la pierre, là le son) purement impressif et qui ne désigne rien 2. Mais la littérature et le cinéma sont par nature condamnés à la connotation, puisque la dénotation vient toujours avant leur entreprise artistique 3.

Le film, comme le langage verbal, est susceptible d'emplois purement véhi- culaires d'où tout souci d'art est absent et où la désignation (= dénotation) règne seule. Aussi l'art du cinéma, comme l'art du verbe, est refoulé d'un cran vers le haut * : c'est en dernière analyse par la richesse des connotations que le roman

1. G. Cohen-Seat, Essai sur les principes..., op. cit., pp. 145-146. 2. Cf. La célèbre distinction d'E. Souriau entre arts représentatifs et non-représent

atifs. — Une notation allant dans le même sens à propos du cinéma et du son poétique, in Cinéma et langage de D. Dreyfus, op. cit. et à propos du cinéma, dès 1927, dans L. Landry : « Formation de la sensibilité » L'art cinématographique, tome 2, p. 60.

3. Ces mots sont pris ici au sens de L. Hjelmslev. 4. Voir Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, tome 1, éd. universitaires,

1963. L'ensemble du chapitre 4, « Le mot et l'image », pp. 65 à 104.

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de Proust se distingue — sémiologiquement parlant — d'un livre de cuisine, le film de Visconti d'un documentaire chirurgical.

M. Dufrenne considère que dans toute œuvre d'art le monde représenté (dénoté) n'est jamais l'essentiel de ce que l'auteur « voulait dire ». C'est un palier préparatoire ; dans les arts non-représentatifs il fait même défaut : l'art de la pierre et l'art du son ne désignent rien. Quand il est présent, il ne sert qu'à mieux introduire le « monde exprimé » x : style de l'artiste, rapport de thèmes et de valeurs, « accent » reconnaissable, bref univers du connoté.

Il est pourtant à cet égard une différence importante entre la littérature et le cinéma. L'expressivité esthétique vient se greffer au cinéma sur une expressivité naturelle, celle du paysage ou du visage que nous montre le film. Dans les arts du verbe, elle se greffe, non point sur une véritable expressivité première, mais sur une signification conventionnelle, très largement inexpressive, celle du langage verbal. Aussi l'accès du cinéma à la dimension esthétique — expressivité sur expressivité — se fait-il en souplesse : art facile, le cinéma est sans cesse en danger de devenir victime de cette facilité : comme il est aisé de faire de l'effet, quand on a à sa disposition l'expression naturelle des êtres, des choses, du monde ! Art trop facile, le cinéma est un art difficile : il n'en a jamais fini de remonter la pente de sa facilité. Il est bien peu de films où il n'y ait un peu d'art, très peu de films où il y en ait beaucoup. La littérature — la poésie surtout — est un art combien plus improbable ! Comment réussir cette greffe insensée : doter d'une expressivité esthétique (c'est-à-dire en quelque façon naturelle) les « mots de la tribu » que vitupérait Mallarmé et où tous les linguistes s'accordent à reconnaître une faible dose d'expressivité en face d'une forte part de signification arbitraire, même si l'on tient compte des petites retouches apportées depuis Saussure à la fameuse théorie de 1' « arbitraire » (présence dans la langue d'une motivation partielle, phonique, morphologique ou sémantique, mise en lumière par St. Ullmann ; motivations par le signifiant et aussi « associations implicites » analysées par Ch. Bally, etc.). Mais quand le poète a réussi cette alchimie première, rendre expressifs des mots, le principal est fait : art difficile, la littérature a du moins cette facilité. Son -entreprise est si abrupte qu'elle est moins menacée par ses pentes. Il est beaucoup de livres où il n'y a aucun art, il en est quelques uns où il y en a beaucoup.

La notion d' « expression » est prise ici au sens que définit M. Dufrenne. Il y a expression lorsque un « sens » est en quelque sorte immanent à une chose, se dégage d'elle directement, se confond avec sa forme même 2. Certains des « sèmes intrinsèques » d'E. Buyssens sont dans ce cas. La « signification », au contraire, relie de l'extérieur un signifiant isolable à un signifié qui est lui-même — on le sait depuis Saussure 3 — un concept et non pas une chose. Ce sont les « sèmes extrinsèques » d'E. Buyssens *. Un concept se signifie, une chose s'exprime. Etant extrinsèque, la signification ne peut procéder que d'une convention, elle est obligatoirement obligatoire, puisque la rendre facultative serait la priver de son seul soutien, le consensus. On aura reconnu la fameuse « thesis » des philosophes grecs. Entre

1. M. Dufrenne, Phénoménologie de l'expérience esthétique, Tome I (< L'objet esthétique »), p. 240 sq.

2. Gestalt, et non contour graphique. 3. Cours de Linguistique Générale, p. 98. 4. Les langages et le discours (op. cit.). Chap. 5, § B, pp. 44-48.

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expression et signification, il y a plus d'une différence : l'une est naturelle, l'autre conventionnelle ; l'une est globale, continue, l'autre divisée en unités discrètes ; l'une vient des êtres ou des choses, l'autre des idées.

L'expression naturelle (le paysage, le visage) et l'expression esthétique (la mélancolie du hautbois wagnérien) obéissent pour l'essentiel au même mécanisme sémiologique : le « sens » se dégage naturellement de l'ensemble du signifiant, sans recours à un code. C'est au niveau du signifiant et de lui seul qu'est la différence : là, la. nature l'a fait (expressivité du monde) ; ici, c'est l'homme (expressivité de l'art).

C'est pourquoi la littérature est un art à connotation hétérogène (connotation expressive sur dénotation non-expressive), alors que le cinéma est un art à connotation homogène (connotation expressive sur dénotation expressive). Il faudrait étudier dans cette perspective le problème de l'expressivité cinématographique, et ce sera forcément parler de style,' donc d'auteur. Il est une célèbre image de Que viva Mexico d'Eisenstein, représentant les visages torturés et pourtant paisibles de trois peones, enterrés jusqu'aux épaules, que les chevaux des oppresseurs ont piétines. Belle composition en triangle : signature bien connue du grand cinéaste. Le rapport dénotatif nous livre ici un signifiant (trois visages) et un signifié (ils ont souffert, ils sont morts). C'est le « motif », 1' « histoire ». Expressivité naturelle : la douleur se lit sur leurs visages, la mort dans leur immobilité. Se superpose ici le rapport connotatif, avec quoi l'art commence : la noblesse du paysage, structurée par le triangle des visages (= forme de l'image) exprime ce que fauteur voulait, par son style, lui faire « dire » : la grandeur du peuple mexicain, la certitude de sa victoire à terme, un certain amour fou, chez le nordique, de cette splendeur ensoleillée. Expressivité esthétique, donc. Et pourtant, naturelle encore : c'est très directement que cette grandeur sauvage et forte se dégage d'une composition plastique où la douleur se fait beauté. Ce sont cependant deux langages qui coexistent dans cette image, puisqu'il y a deux signifiants (là : visages immobiles et souffrants ; ici : grandeur d'un paysage informé par ces trois visages immobiles et souffrants) et deux signifiés (là : souffrance et mort ; ici : grandeur et triomphe). On remarquera, comme il est normal, que l'expression connotée est plus vaste que l'expression dénotée, en même temps que déboîtée par rapport à elle 1. On retrouve en fonction de signifiant de la connotation tout le matériel (signifiant et signifié) de la dénotation : le triomphe douloureux et grave que connote l'image s'exprime aussi bien par les trois visages eux-mêmes (signifiants de la dénotation) que par le martyre qui se lit sur eux (signifié de la dénotation). Le langage esthétique a pour signifiant la totalité signifiante-signifiée d'un langage premier (l'anecdote, le motif) qui vient s'emboîter en lui. C'est très exactement la définition de la connotation chez Hjelmslev ; on sait que ce linguiste n'emploie pas les termes « signifiant » et « signifié », mais « expression » et « contenu » (cénématique et plérématique). Mais pour qui étudie le cinéma, le mot « expression » est beaucoup trop précieux (par opposition à « signification ») pour qu'on lui donne le sens de « signifiant ». Dans le cas précis, on aboutirait à une collision polysémique intolérable ; dans notre perspective, « expression » ne désigne donc pas le signifiant, mais le rapport

1. Voir le schéma de R. Barthes dans la conclusion de Mythologies (Seuil, 1957), p. 222.

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entre un signifiant et un signifié, quand ce rapport est « intrinsèque ». Il serait même possible, dans le cas des sémies intrinsèques, de dire « exprimant » et « exprimé », en réservant « signifiant » et « signifié » pour les rapports non-expressifs (signification proprement dite). Mais on hésite à abandonner des termes aussi consacrés, et liés depuis Saussure à autant d'analyses capitales, que le sont « signifiant » et « signifié ».

On instaure souvent des comparaisons entre le cinéma et « le langage » dans lesquelles l'identité de ce dernier est incertaine et fluctuante. C'est tantôt la littérature, art du langage, tantôt le langage ordinaire, que l'on oppose au film. Aussi, dans ce remue-ménage à trois, plus personne ne s'entend. L'art des mots et l'art des images, nous l'avons vu, se retrouvent au même palier sémiologique ; ce sont des voisins, à l'étage « connotation ». Mais si l'on compare l'art du cinéma au langage ordinaire, tout change ; les deux concurrents ne sont plus cette fois au même étage: Le cinéma commence où le langage ordinaire finit : à la phrase, unité minimum du cinéaste et plus haute unité organisée du langage. Nous n'avons plus deux arts, mais un art et un langage (en l'espèce le langage). Les lois proprement linguistiques s'arrêtent à l'instance où plus rien n'est obligatoire, où l'agencement devient libre. Le film commence là. Il est d'emblée là où se placent les rhétoriques et les poétiques.

Mais alors, comment expliquer une curieuse dissymétrie qui embrouille insidieusement les esprits et rend tant de livres obscurs ? Du côté du verbal, les deux étages se laissent aisément distinguer : langage ordinaire, littérature. Du côté filmique, on dit toujours « le cinéma ». Certes, on peut distinguer des films purement « utilitaires » (documentaires pédagogiques par exemple) et des films « artistiques ». Mais on sent bien qu'il y a quelque chose qui ne va pas, et que cette distinction n'a pas l'évidence de celle qui oppose le verbe poétique ou théâtral à la conversation dans la rue. On pourrait plaider, bien sûr, les cas intermédiaires, qui brouillent les lignes de partage : les films d'un Flaherty, d'un Murnau, d'un Painlevé, à la fois documentaires (biologiques ou,- ethnographiques) et œuvres d'art. Mais on trouverait dans l'ordre du verbal maint équivalent de ces cas limitrophes. L'essentiel est donc ailleurs : à vrai dire, il n'existe pas d'emploi totalement « esthétique » du cinéma, car même l'image qui connote le plus ne peut pas éviter tout à fait d'être désignation photographique. Au temps où l'on rêvait avec Germaine 'Dulac de « cinéma pur », les films d'avant- garde les plus irréalistes, les plus voués au souci exclusif de la composition rythmique, représentaient encore quelque chose : nuages aux formes changeantes, jeux de la lumière sur l'eau, ballet des bielles et des pistons. Il n'existe pas non plus d'emploi totalement « utilitaire » du cinéma : l'image qui dénote le plus connote encore un peu. Le documentaire didactique le plus platement explicatif ne peut s'empêcher de cadrer ses images et d'organiser leur suite avec quelque chose comme un souci d'art ; quand un « langage » n'existe pas tout à fait, il faut déjà être un peu artiste pour le parler, même mal. Le parler, c'est l'inventer. Parler la langue de tous les jours, c'est simplement l'utiliser.

Tout cela vient de ce que le cinéma a une connotation homogène à sa dénotation, et comme elle expressive. On passe en lui sans cesse de l'art au non-art, ou l'inverse. La beauté du film obéit aux mêmes lois que la beauté du spectacle filmé ; dans certains cas, on ne sait plus lequel des deux est beau (ou laid). Un film de Fellini diffère d'un film de la marine américaine (destiné à enseigner aux

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recrues l'art de faire des nœuds) * par le talent et par le but, non par ce qu'il y a de plus intime dans son mécanisme sémiologique. Les films purement véhicu- laires 2 sont faits comme les autres, alors qu'une poésie de Hugo n'est pas faite comme une conversation entre collègues de bureau. D'abord, l'une est écrite, F 'autre orale, tandis que le film est toujours filmé. Mais ce n'est pas l'essentiel. C'est par le fait de la connotation hétérogène (donner valeur expressive à des mots par eux-mêmes inexpressifs) que s'est créé ce fossé entre l'emploi véhiculaire du verbe et son emploi esthétique 3.

D'où l'impression d'avoir d'un côté deux réalités (langage ordinaire et littérature) et de l'autre une seule, « le cinéma » 4. D'où aussi la véracité — finalement — de cette impression. Le langage verbal s'emploie dans la vie de tous les jours, à chaque instant. La littérature suppose d'abord un homme qui écrive un livre, acte spécial et coûteux, qui ne se laisse pas diluer dans la quotidienneté. Le film, qu'il soit « utilitaire » ou « artistique », est toujours comme le livre, jamais comme la conversation. Il faut toujours le faire. Semblable au livre encore, mais différent de la phrase parlée, le film ne comporte pas de réponse directe de la part d'un interlocuteur présent qui puisse répliquer tout de suite et dans le même langage ; c'est aussi en cela que le film est expression plutôt que signification. Il y a un rapport de solidarité un peu obscur mais essentiel entre la communication (rapport bilatéral) et la signification conventionnelle ; inversement, les messages unilatéraux relèvent souvent de l'expression (non conventionnelle), liaison cette fois plus facile à saisir. Par l'expression, une chose, ou un être livre ce qu'il a de plus différent : un tel message ne comporte pas de réponse. Même l'amour le plus harmonieux n'est pas un « dialogue », c'est un chant amébée. Ce que Jacques dit à Nicole, c'est l'amour de Jacques pour Nicole ; ce que Nicole dit à Jacques, c'est l'amour de Nicole pour Jacques. Us ne parlent donc pas de la même chose et l'on a bien raison de dire que leur amour est « partagé ». Ils ne se répondent pas, on ne peut pas répondre à qui s'exprime.

Leur amour est partagé en deux amours, qui donnent lieu à deux expressions. Il a fallu une sorte de coïncidence — d'où la rareté de la chose — et non point le jeu des influences et des ajustements après-coup par quoi se définit un dialogue (ou aussi l'entente qui vient après l'amour) pour que, exprimant deux sentiments différents, ils aient sans le savoir mis en place un chassé-croissé qui est rencontre et non dialogue et qui n'aspire qu'à la fusion où s'abolira tout dialogue. Comme

1. Il existe des milliers de films de ce genre. Il ne faut pas l'oublier. 2. Comme ceux de la marine américaine, mentionnés à l'instant ; ou encore, comme

les T. F. T. de l'Institut de Filmologie. Les documentaires qu'on voit dans les salles sont autre chose : ce sont déjà des films d'art, du moins en intention...

3. En fait, même dans l'ordre du verbal, la dénotation pure est un cas assez rare. Le langage de tous les jours porte souvent de fortes connotations. Dans « le langage et la vie » (recueil ; Paris, Payot, 1926), Charles Bally analyse longuement l'expressivité spontanée du langage quotidien ou « populaire » et montre qu'elle n'est pas différente dans son essence de l'expressivité littéraire ou poétique. Mais ceci est un autre problème, car le « fossé » dont nous parlons subsiste toujours — dans l'ordre du verbal, non au cinéma — entre la connotation expressive (qu'elle soit « littéraire » ou « quotidienne ») et la dénotation pure par le code inexpressif de la langue.

4. Dans a Esthétique et psychologie du cinéma », tome I (op. cit.), Jean Mitry remarque fort justement (p. 48) que le même mot de « cinéma » désigne trois choses : un moyen d'enregistrement mécanique qui est en deçà de l'art (la photographie animée) ; l'art cinématographique, qui est aussi langage (fait filmique) ; et enfin un moyen de diffusion (fait cinématographique).

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Jacques (sans Nicole) ou comme Nicole (sans Jacques), le film et le livre s'expriment, et on ne leur répond pas vraiment. Au contraire, si je demande, usant du langage verbal ordinaire, « Quelle heure est-il ? » et qu'on me dit : « Huit heures », je ne me suis pas exprimé, j'ai signifié, j'ai communiqué, c'est pourquoi on m'a répondu.

Il est donc bien vrai qu'en- face du doublet littérature/langage usuel, nous trouvons un seul cinéma, et qui ressemble à la littérature beaucoup plus qu'au langage usuel.

Cinéma et trans-linguistique. Les grandes unités signifiantes.

Ainsi la linguistique, grâce à son analyse de la langue (par opposition à la « parole »), éclairant au départ ce que le cinéma n'est pas, mène insensiblement à entrevoir ce qu'il est — dans le même mouvement où elle se couronne elle-même d'une trans-linguistique (sémiologie). Le cinéma ne connaît que la phrase, l'assertion, l'unité actualisée. Comment ne pas faire certains rapprochements ?

Tout un courant de la recherche actuelle, pour une bonne part dans le droit-fil du projet saussurien, est justement amené à s'occuper des phrases. J. Vendryes 1 remarque que le geste de la main équivaut à une phrase plutôt qu'à un mot. E. Buyssens fait la même observation 2 à propos des signaux du code de la route, et plus généralement de tous les « sèmes » non décomposables en « signes ». Cl. Lévi-Strauss définit la plus petite unité du mythe, le « mythème », comme l'assignation d'un prédicat à un sujet, c'est-à-dire l'assertion. Il précise même 3 que chaque mythème, au moment de la première mise sur fiches, peut être pertinemment résumé par une phrase. Et le « grand mythème », à un moment ultérieur de la formalisation, est encore, dit-il, un paquet de relations predicatives, bref un ensemble de phrases à thème récurrent. Shimkin, nous l'avons dit, voit dans la grande unité linguistique la plus petite unité poétique. V. Propp * analyse les contes russes dans un esprit assez voisin. R. Barthes a défini le mythe moderne comme unité de parole 6, et insisté — à propos du cinéma, précisément — sur les « grandes unités signifiantes » 8. G. Mounin estime 7 que certains « systèmes

1. « Langage oral et langage par gestes », in Journ. de Psych, norm, et pathol., t. XLIII, 1950, pp. 7 à 33. Passage considéré : p. 22.

2. Les langages et le discours (op. cit.), chap, iv, § A, p. 34 à 42. Plus généralement, tout le « fonctionnalisme » cher à cet auteur va dans ce sens.

3. La structure des mythes (The structural study of myths). Intervention en symposium (Myth, a symposium). Repris in Anthropologie structurale, pp. 428-444. Passage considéré : p. 233 (la « grosse unité constitutive »).

4. Morphohgy of the Folktale in « International Journal of American Linguistics » (Baltimore), vol. 24, n° 4, octobre 1958. Chacune des « fonctions » entre lesquelles 6e répartit le conte est définie par un substantif abstrait (interdiction, violation, poursuite, etc..) qui représente en fait la substantivation d'un prédicat de phrase, comme l'a montré Porzig : Die Leistung der Abstrakta in der Sprache, in Blatter fur deutsche Philosophie, IV, 1930, pp. 66-67.

5. Mythologies (op. cit.), pp. 215-217 (« Le mythe est une parole »). 6. Entretien avec R. Barthes, mené par M. Delahaye et J. Rivette, in Cahiers du

cinéma', n° 147, sept. 1963, pp. 22-31. Passage considéré : pp. 23-24 (« macrosémantique »). 7. « Les systèmes de communication non-linguistiques et leur place dans la vie du

vingtième siècle », in Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, T. LIV, 1959 (ensemble de l'article).

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de communication non linguistiques » ont pris dans la société moderne une importance si grande qu'il serait temps d'entreprendre vraiment la sémiologie dont rêvait Saussure (c'est déjà ce que disait E. Buyssens dans les premières lignes de son livre) au lieu de la bâcler en quelques lignes annexées aux manuels de linguistique. Il y a là tout un mouvement convergent. R. Jakobson pense * que la poésie pourrait être étudiée dans un esprit plus linguistique à condition que la linguistique, en retour, s'intéresse à des ensembles supérieurs à la phrase.

Les « systèmes non-linguistiques » auxquels pense avant tout G. Mounin * sont les numéros (téléphone, sécurité sociale, etc.), les signaux routiers, la cartographie, les symboles des guides de tourisme, la publicité imagée. Il ne mentionne pas le cinéma. Il remarque cependant que l'image, dans le monde moderne, voit son rôle autrefois décoratif céder de plus en plus le pas à une fonction d'information. Surtout, il insiste sur le fait — capital à notre sens — que beaucoup de ces systèmes non linguistiques obéissent à une articulation unique. « Sémantème par sémantème, jamais phonème par phonème », dit-il 3. Il semble pourtant que c'est par phrases, plutôt que par sémantèmes, que se découpent beaucoup de systèmes non-linguistiques. Beaucoup, pas tous. Ceux qui autorisent un découpage en « mots », et auxquels songe l'auteur, (comme les symboles du tourisme international signifiant « restaurant », « hôtel » ou « garage ») laissent bien apparaître une articulation unique. Ce sont eux qui, comme le dit G. Mounin, justifient la question posée par A. Martinet 4 : peut-il exister un « système idéographique parfait », un « langage qu'on ne parlerait plus mais qu'on continuerait à écrire », un « système où les unités de contenu se confondraient avec celles de l'expression » — alors que la deuxième articulation divise le discours en unités d'expression sans contenu correspondant ? Au cinéma comme en d'autres systèmes non-linguistiques, les unités de contenu se confondent aussi avec celles de l'expression, mais en un autre sens, au niveau de la phrase. Tout signal routier est une phrase à l'impératif, bien plutôt qu'un sémantème. Le jussif actualise tout autant que l'énonciatif. « Défense de doubler » : deux éléments : le sémantème (notion de « doubler ») et le morphème d'impératif, qui en même temps actualise et fait phrase. Cette double fonction du morphème dans les verbes (indiquer le « mode » ou le « temps », mais aussi constituer l'énoncé comme tel) a été étudiée par J. Fourquet 5 à propos du fameux problème des phrases nominales, qui rejoint tout à fait celui des gros plans au cinéma ou celui de certaines enseignes ou panonceaux : la croix verte ne veut pas dire « pharmacie » (unité lexicale pure) mais : « ICI pharmacie ». C'est un énoncé qui se suffît, et qui pose l'existence de quelque chose dans la réalité, c'est donc tout le contraire d'un mot.

Simplement, ce qui peut induire en erreur, c'est que dans des systèmes pauvres par nature, la division de la « sémie » en phrases (et par conséquent l'absence,

1. « Closing statements : Linguistics and poetics ». Paru in Style and language (T. A. Sebeok, éd., N. Y., 1960). Repris dans les Essais de linguistique générale sous le titre « Linguistique et poétique » pp. 209 à 248. Passage considéré : pp. 212-213. (La poétique n'est exilable loin de la linguistique que pour ceux qui pensent que la linguistique s'arrête à la phrase).

2. Les systèmes de communication... (article cité). 3. Ibid., p. 187. 4. Arbitraire linguistique et double articulation (article déjà cité). 5. La notion de verbe, in Journ. de Psych, norm, et pathol. 1950, pp. 74 à 98.

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en un sens, de la première articulation elle-même) ne se traduit pas pour autant par un foisonnement numérique des unités : celles-ci restent en petit nombre, et à peu près stables : c'est ce qui donne l'impression d'avoir une articulation ; et si l'on veut, on l'a effectivement, puisqu'il est vrai que les unités ne bougent pas trop et se laissent à peu près décompter. Mais cette discrétion des unités discrètes ne les empêche pas d'être des phrases. C'est la pauvreté naturelle des choses signifiées qui assure ici une sorte d'économie automatique rendant inutile la première articulation, et, qui faisant le même travail que l'articulation, donne le sentiment que c'est l'articulation qui l'a fait, puisqu'aussi bien on ne prête qu'aux riches, et qu'une fonction d'économie, comme le souligne A. Martinet 1, est assurée dans le langage verbal par la première articulation. Dans la sémie des panonceaux, l'économie est faite d'avance, le nombre des magasins et échoppes à désigner étant restreint : c'est la nature des choses qui fait ici ce que la première articulation fait ailleurs. Le langage verbal est une sémie comportant beaucoup plus de « choses-à-dire », il a donc besoin de la première articulation pour réduire l'infini foisonnement des phrases à l'abondance contrôlée d'un lexique. Le cinéma, comme le langage verbal, a beaucoup à dire ; mais comme les panonceaux, il échappe en réalité à la première articulation ; il procède par phrases comme le panonceau, mais ses phrases sont en nombre illimité, comme celles du langage verbal ; seulement, celles du langage verbal admettent un découpage ultérieur en mots, contrairement à celles du cinéma : le cinéma se laisse tronçonner en unités syntagmatiques (les « plans »), mais non pas réduire (au sens de R. Jakobson) en unités paradigmatiques.

On peut évidemment en conclure que le cinéma n'est pas un langage, ou du moins qu'il l'est dans un sens beaucoup trop figuré, et que par conséquent la sémiologie n'a qu'à le laisser de côté. Mais c'est une perspective bien négative, surtout en face d'une réalité aussi importante que le cinéma. On aboutirait ainsi à étudier le code de la route parce qu'il a, lui, une paradigmatique peu contestable, mais à se désintéresser d'un moyen d'expression qui est tout de même d'un autre poids humain que les panneaux routiers ! Il est une autre attitude, qui consiste à concevoir l'entreprise sémiologîque comme une recherche ouverte, à qui il n'est pas interdit de revêtir des visages nouveaux ; le « langage » (au sens le plus large) n'est pas une chose simple, et les systèmes à paradigmatique incer* taine peuvent être étudiés en tant que systèmes à paradigmatique incertaine, par des méthodes appropriées.

Dans ces conditions — et bien que les noms mêmes des auteurs que nous avons cités laissent apparaître un héritage saussurien peu discutable — des problèmes de stricte obédience peuvent évidemment se poser. Mais il suffit de la dire. Bien entendu, tout ce qui pourrait de près ou de loin ressembler à une linguistique de la parole s'écarte, semble-t-il, de la pensée du maître de Genève. La difficulté devait être signalée. Mais elle n'est pas insurmontable, et ce serait une singulière piété envers le grand linguiste que de bloquer toute recherche sous prétexte qu'on risque de frôler une étude de la parole. Nous disons : frôler. Car il arrive souvent, dans l'étude des moyens d'expression non-verbaux, qu'on soit amené par la nature même du matériel envisagé à pratiquer une « linguistique » qui n'est ni de la langue, ni vraiment de la parole, mais plutôt du discours, au sens où

1. Éléments de linguistique générale (op. cit.), p. 18.

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E. Buyssens prenait ce mot l dans le passage où il s'efforce précisément d'élargir la célèbre bipartition saussurienne en vue d'appréhender des « langages » plus divers. Entre les paroles, purs « sign-events » comme dit la sémiotique américaine, événements qui se produisent pas deux fois et ne sauraient donner lieu à une étude scientifique — et la langue (langue humaine ou, plus systématique encore, langues formalisées des machines), instance organisée où tout se tient — il y a place pour l'étude des « sign-designs », des schémas de phrase 2, bref des iypes de parole.

Conclusion.

Il y a eu jusqu'ici quatre façons d'aborder le cinéma. Nous laisserons de côté les deux premières (critique de cinéma et histoire du cinéma), trop étrangères à notre propos, même si certaines de leurs données de base, tombées dans une sorte de « culture générale cinématographique », sont évidemment indispensables à quiconque veut parler de cinéma. Il faut voir les films et ne pas trop embrouiller les dates, bien sûr. — Troisième approche du cinéma : ce que l'on appelle la « théorie » du cinéma. Elle a ses grands noms : Eisenstein, Bêla Balazs, André Bazin. C'est une réflexion fondamentale sur le cinéma ou sur le film (selon les cas), dont l'originalité, l'intérêt, la portée et en somme la définition même tiennent à ce qu'elle est toujours faite de l'intérieur du monde cinématographique: les « théoriciens » sont soit des cinéastes, soit des amateurs enthousiastes, soit des critiques ; or la critique elle-même fait partie de l'institution cinématographique, on l'a dit 3. — En quatrième lieu nous trouvons la filmologie, étude scientifique menée de l'extérieur par des psychologues, des psychiatres, des sociologues, des pédagogues, des biologistes. Leur statut, comme leur démarche, les placent hors l'institution : c'est le fait cinématographique plus que le cinéma, le fait filmique * plus que le film, qui sont ici envisagée. C'est une perspective féconde. La filmologie et la théorie du cinéma se complètent en quelque façon. Il y a même des cas-limites dont certains considérables : qui dira si un Rudolf Arnheim ou un Jean Epstein étaient plutôt des « filmologues » ou plutôt des « théoriciens » ? Seuls des critères purement formels et extérieurs permettraient de trancher. La filmologie proprement dite a aussi ses grands noms : G. Cohen- Seat, E. Morin. La filmologie et la théorie sont l'une et l'autre indispensables à l'orientation que nous essayons d'esquisser. Du reste, leur division ne se justifie que si elle consiste en une réciprocité des perspectives. Si elle tourne à la séparation, voire à l'hostilité, elle ne peut être que nuisible. Le livre capital que vient de publier Jean Mitry (Esthétique et Psychologie du cinéma, tome I) — et qui est une véritable somme de toute la réflexion à laquelle le cinéma a jusqu'ici donné

1. Les langages... (op. cit.), chap, m, § C, pp. 30-33 (« Parole, discours, langue » tout un programme !)

2. Formulation d'Eric Buyssens. 3. Cl. Bremond, Principes de bibliographie et de documentation, étude de Cl. Bremond

résumée par G. Cohen-Séat, in Problèmes actuels du cinéma et de l'information visuelle, P.U.F., 1959, vol. 2, pp. 79-88. Passage considéré : p. 79.

4. C'est la célèbre distinction de G. Cohen-Séat, cf. Essai sur les principes... (op. cit.), p. 54.

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Christian Metz

lieu — concilie en profondeur et par l'exemple ces deux démarches complémentaires. On ne peut que s'en réjouir.

Très à part — malheureusement — de la filmologie comme de la théorie, il y a la linguistique *, avec ses prolongements sémiologiques. C'est une très vieille dame puisqu'elle a connu Bopp et Rask. Elle se porte à merveille, l'âge lui réussit. Sa démarche est assurée, donc rassurante. C'est pourquoi on n'a pas hésité à lui demander quelques petits services ; elle ne se laissera pas surmener pour si peu ; de toutes façons elle s'occupe de bien d'autres choses que d'aider à l'étude du film, et on sait que ce sont les personnes les plus occupées qui trouvent toujours le temps de s'occuper de vous, comme le disait Proust à propos de M. de Norpois.

Ces quelques pages étaient inspirées par la conviction que le moment est venu de commencer à opérer certaines jonctions : une réflexion qui s'appuierait à la fois sur les œuvres des grands théoriciens, sur les travaux de la filmologie et sur l'acquis de la linguistique pourrait aboutir peu à peu — ce sera long — et singulièrement au niveau des grandes unités signifiantes, à réaliser dans le domaine du cinéma le beau projet saussurien d'une étude des mécanismes par lesquels les hommes se transmettent des significations humaines dans des sociétés humaines.

Le maître de Genève n'a pas vécu assez longtemps pour constater toute l'importance qu'à prise le cinéma dans notre monde. Cette importance n'est contestée par personne. Il faut faire la sémiologie du cinéma.

Christian Metz Centre National de la Recherche Scientifique.

1. Dans Y Essai sur les principes... (op. cit.), G. Cohen-Seat avait fort bien indiqué l'importance d'une approche linguistique du fait filmique. Mais depuis, les choses en sont restées là. S'agissant du film, on parle le plus souvent de « langage » en toute innocence, comme si jamais personne n'avait étudié le langage. MeUlet était donc garagiste ? Troubetzkoy charcutier ?

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