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Tous droits réservés © Nuit blanche, le magazine du livre, 1987 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 6 août 2021 12:39 Nuit blanche Vision de Jack Andrée Fortin Le mythe Kérouac Numéro 30, décembre 1987, janvier 1988 URI : https://id.erudit.org/iderudit/23059ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Nuit blanche, le magazine du livre ISSN 0823-2490 (imprimé) 1923-3191 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Fortin, A. (1987). Vision de Jack. Nuit blanche, (30), 32–36.

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Tous droits réservés © Nuit blanche, le magazine du livre, 1987 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

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Document généré le 6 août 2021 12:39

Nuit blanche

Vision de JackAndrée Fortin

Le mythe KérouacNuméro 30, décembre 1987, janvier 1988

URI : https://id.erudit.org/iderudit/23059ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Nuit blanche, le magazine du livre

ISSN0823-2490 (imprimé)1923-3191 (numérique)

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Citer cet articleFortin, A. (1987). Vision de Jack. Nuit blanche, (30), 32–36.

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i * ? * ^

Jack Kerouac et Mich,

sa mère Gabrioiio i -a lelle L e v e s Q u e ( i 9 6 6 )

ae) McClure (1969)

parAndrée Fortin VISION DE JACK

^ W * ^ nan! chez Kerouac ce

nement.»

Des conférences dans une auberge de jeunesse; des tables rondes dans un bar; des soirées de jazz, de poésie; des parties qui prennent prétextes de lancements de livres, de vernissages d'expositions de photos ou de peinture. La Ren­contre internationale Jack-Ké-rouac, comme le personnage qui l'inspira, aurait été à l'étroit dans le cadre institutionnel des col­loques universitaires. Ce n'est pas l'atmosphère des salles de cours qu'étaient venu respirer les Québé­cois, Canadiens, Américains, Fran­çais, Italiens participant à la Ren­contre, mais celle de la route.

A nimés furent les débats, extrêmes les positions; dès qu'on avance quelque chose sur Kerouac, il semble que l'on puisse aussitôt affirmer le contraire, références à l'appui. Kerouac: Franco-Américain, Québécois en exil ou Améri­

cain? Écrivain de Lowell ou international? L'auteur d'un livre, On the road (1957) traduit en 17 langues, ou des 20 épisodes — en autant de livres — de la légende des Duluoz? Catholique ou bouddhiste? Héros ou anti-héros? Animé par la joie de vivre ou par une pulsion de mort? Clochard ancré dans une relation oedipienne... Trouvant

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William Burroughs (1972)

le satori dans l'alcool... Plaisant aux femmes mais inca­pable de les garder... Jack ou Ti-Jean? Kerouac ou Duluoz? Tout cela sans doute et bien plus encore.

Kerouac, sa vie son œuvre Les avancées de la nouvelle critique des années 60 et 70, à savoir que l'œuvre est autosuffisante et que point n'est nécessaire le recours à la biographie de l'auteur pour en saisir les subtilités, n'ont pas atteint les partici­pants de la Rencontre, ou alors sont déjà dépassées pour eux. À leur décharge on peut remarquer que les œuvres de Kerouac sont largement autobiographiques et que le destin du Canuck de Lowell semble exemplaire en notre morosité post-référendaire et post-nataliste. Tout au long des quatre jours de la Rencontre, les débats ont été polarisés entre le personnage, dont ont parlé ses biographes (Ann Charters, Gerald Nicosia), ses amis (Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti, Carolyn Cas-sady) et l'écrivain, sur lequel on a entendu des analyses (Josée Yvon, Regina Weinreich, Pierre Anctil, Maurice Poteet, Lucien Francœur) et des témoignages d'autres écrivains (VLB, Denis Vanier, Pier Vittorio Tondelli), avec une insistance marquée sur le personnage.

À travers la multiplicité des discours, un point commun: l'américanité. Seul Francœur, cependant, s'est risqué à une définition de l'américanité, comme un état d'esprit plus qu'un mode de vie et de consommation. Pour plusieurs, l'américanité de Kerouac se confond à sa trajectoire continentale qui l'a mené de Lowell, Mas-sachussetts, au Mexique, à la Californie, au Québec et à la Floride! S'agissait-il d'une quête? D'une errance? D'une prise sur ce territoire? On en a fait tour à tour un héros de l'américanité et une de ses victimes, un Canadien errant et le dernier pionnier américain, à la recherche de l'ultime frontière. '

PWi t t f tws^aas^ . bouddhisme.) son

Photographies tirées du livre Beats and Company, Portrait of a Literary Generatiron d'Ann Charters

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Denis Vanier — «Les deux piliers de la révolution culturelle américaine, c'est Elvis et Kerouac.»

«Ce que je retiens de Kerouac, c 'est surtout le personnage, parce que je le considère comme un mauvais romancier mais un très très grand poète. Savoir si Kerouac est Améri­cain, Canadien-français, etc., c'est une fausse question. Pour moi, c'est un Québécois. Je l'ai rencontré à New York en 1965, puis à Montréal en 1967, quand il est venu au Sel de la semaine. Il n 'a jamais été question de langage, sauf que lui tenait beaucoup à parler français. Ce qui m'attire dans le personnage, c 'est le courage; il a dit je suis un homme qui n 'a pas de courage, et tout ce que je sais faire c'est conter des histoires, mais quand il l'a dit, il pleurait... c 'est la sensibilité du gars qui m'attire. Kerouac ne jouait aucun rôle, au contraire des autres de la beat generation. Kerouac a été leur victime; c 'était pas un beatnik, c 'était un red neck, un bum, un rocker. Je retiens pas ça de ma lecture de Kerouac, je retiens ça de lui. Kerouac, ils l'ont tué. Qui? Ginsberg, Burroughs, Ferlinghetti et compagnie, ils ne l'ont pas récupéré, ils l'ont tué. C'était un anti-héros, un anti­personnage, il ne s'est jamais cru. C'est dommage et dans un sens c 'est parfait: ce sont ceux qui ne se croient pas qui ont le plus de plénitude.» •

Denis Vanier

Denis Vanier a publié L'âme défigurée (Castor astral, 1984) et Koréphilie (Ecrits des forges, 1981) en collaboration avec Josée Yvon. On lui doit aussi de nombreux recueils repris dans ses Œuvres complètes (VLB, 1980) et un recueil salué par la critique. Rejet de prince (VLB, 1984).

Lucien Francœur — «Il n'y a pas de place au Québec pour Kerouac.»

«Je perçois Jack Kerouac comme un écrivain mineur dans le sens où Deleuze parle de littérature mineure chez Céline et Kafka, chez ces grands écrivains qui dans leur propre langue ont recréé une langue. C'est la démarche de Kerouac, c'est aussi celle de Burroughs. Kerouac, c'est un déviant, un transgressif, irrécupérable, mais c 'est un grand écrivain américain en rupture avec l'Amérique bourgeoise, l'Amérique de droite, l'Amérique puritaine. Il n'y a pas de place au Québec pour Kerouac, ce Kérouac-là. Il y a de la place pour le Kerouac aux origines canadiennes-françaises, faisant partie d'un patrimoine, de la place pour une vision pessimiste de la démarche de Kerouac (je pense à l'essai substantiel de VLB: je ne veux pas dire que cela n 'est pas un bon texte, mais c 'est une vision que je ne partage pas). Dans le nationa­lisme, il y a place à la récupération de Kerouac, mais pas pour l'écrivain américain, déviant, déterritorialisé, rhizoma-tique, transgressif, rebelle. Kerouac n 'est pas un écrivain québécois mais américain; il a écrit en américain. Chaque fois qu'il utilise la langue française, il l'a fait comme Nietzsche par exemple utilise le français, comme on utilise des mots d'une autre langue pour mettre des brèches dans le texte.

Quand j ' a i lu Kerouac à 18 ans, en plein mouve­ment hippie, j ' a i été un peu déçu parce que je pensais être ramené à ce qui a engendré le mouvement hippie et j ' a i tout simplement lu le roman d'un gars qui part sur la route, va dans les montagnes, fait de la méditation et découvre l'Amé­rique. Comme Burroughs et Corso, Kerouac échappe au folklore de la génération beat; Ginsberg lui est essentiellement un écrivain de cette génération, ce qui fait que d'une certaine façon, cela prend un coup de vieux. Dans 10 ans, Ginsberg ce sera encore à la mode, mais parce qu 'on voudra revenir vérifier ce qu 'était la génération beat. » •

Lucien Francœur

Rockeur et poète, Lucien Francœur a publié une quinzaine de recueils de poésie et prépare une tournée à travers le Québec.

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Tentative caractérisée de rédemption i ^ ^ ^ — i

Patrice Desbiens — «Un jour je me réveillerai avec l'in­croyable faculté de ne plus comprendre l'anglais.»

«La seule façon dont Kerouac a influencé mon œuvre, et U a influencé comme cela beaucoup de monde, c'est en me donnant le goût d'écrire. Même s'il travaillait très fort, cela avait l'air facile. Il écrivait comme quelqu'un qui parle, qui conte une histoire Kerouac, c'est un des rares écrivains anglophones qu 'on peut vraiment traduire en français! Je t'ai lu en français, je l'ai lu en anglais, et ça marche!

En Ontario, on est un peu comme des Franco-Américains: on vient tous du Québec originellement. Mes parents sont déménagés parce qu'il n'y avait pas d'ouvrage au Québec. J'ai écrit L'Homme invisible/The invisible man surtout pour les Franco-Ontariens — mais les Franco-Américains aussi l'ont beaucoup aimé. C'est un livre bi­lingue; ce ne sont pas des traductions exactes, les deux textes entrent et sortent l'un de l'autre, il y a des punches «L'homme invisible était franco-ontarien/The invisible man is a French Canadian. » Cela a été écrit surtout pour témoigner de l'espèce de schizophrénie qui existe chez nous, qui sommes pris entre Johnny Carson et les Beaux dimanches.

«Mes amis anglophones qui me demandent tout le temps «Quand est-ce que tu vas écrire quelque chose en anglais, pour qu'on comprenne?» Je viens juste de finir un livre qui s'appelle Poèmes anglais... mais c 'est en français. Je ne veux pas écrire en anglais, il y a assez de monde qui écrit en anglais. Je ne veux pas finir comme Kerouac!» •

Patrice Desbiens

Coincé entre deux cultures, à l'aise ni dans l'une ni dans l'autre, et les transcendant — à preuve le succès international de ses ouvrages — Kerouac trouble. Un des moments intenses de la Rencontre fut le visionne-ment de l'entrevue de notre héros (?) au Sel de la semaine en 1967, un rendez-vous manqué entre Kerouac et le Québec, entre un Fernand Séguin mal à l'aise et un auditoire qui rit de l'accent jouai du Franco-Américain; un rendez-vous manqué avec un grand écri­vain que l'on essaie de racheter 20 ans plus tard.

La fascination pour l'américanité de Kerouac, très manifeste chez les organisateurs du colloque en particulier, renvoie d'une part à la nôtre, refoulée, occul­tée après l'époque de nos grands explorateurs (Radisson, DTberville...) et redécouverte dans l'inquiétude post­nationaliste (Volkswagen Blues de Jacques Poulin en serait en bon exemple). La tension entre la dimension franco-américaine et américaine-tout-court dans l'œuvre kérouacienne s'est reflétée par des tensions entre les volontés annexionnistes québécoises, beat et franco-américaines. Kerouac est mort, vive Kerouac!

Un Canuck errant

Patrice Desbiens vient de faire paraître Les cascadeurs de l'amour aux éditions Prise de parole (Sudbury). On retiendra aussi de lui L'homme invisible (1982) et Dans l'après-midi cardiaque (1985) chez le même éditeur.

«Aimer, travailler, souffrir» telle est la devise de la famille Kerouac. Jack était obsédé par la souffrance humaine; celle de son frère Gérard, mort à l'âge de neuf ans, l'a marqué profondément; celle de la religion populaire franco-américaine avec ses Sacrés-Cœurs sai­gnants; celle qu'il a retrouvée à la base de la vision du monde bouddhiste. Nicosia et Ginsberg ont souligné les rapprochements entre le catholicisme et le bouddhisme de Kerouac; ces deux religions proposent des modèles de saints errants; de la place centrale de la souffrance découle un certain fatalisme, une impuissance à modifier le cours des choses et le sentiment de la vanité d'une telle entreprise. Non Kerouac n'était pas un révolution­naire, l'étiquette de Roi des Beats qu'on lui colla lui va aussi bien qu'une bicyclette à un poisson; il n'était que le témoin d'une Amérique refusant trop souvent de s'assumer entièrement, occultant la misère et la pauvreté dans laquelle vivent plusieurs de ses citoyens.

Mais assez parlé de l'homme! A cause de la stature du personnage, ou de l'anti-personnage, on oublie parfois l'écrivain. L'anglais était-il sa langue? Ce n'est qu'à l'âge de 6 ans qu'il l'apprit! Écrire dans une langue qui n'était pas sa langue maternelle a-t-il contribué à l'audace de son style? Cela lui conférait-il un recul par rapport à la langue anglaise, lui permettant de prendre des libertés avec elle? L'influence du français, qui pour lui est toujours resté une langue orale, se fait-elle sentir dans ses improvisations, dans ses longues phrases ponctuées de tirets, dans ses envolées qui rappellent le jazz, dans des phrases à bout de souffle, à l'emporte-pièce? Kerouac affirmait ne pas se relire, ne pas retra­vailler ses textes; mais tous ses livres ne sont-ils pas que la même histoire 20 fois reprise? «La prose sponta­née de Kerouac» est passée à la légende, comme le rouleau sur lequel il a écrit On the Road, tout d'un souffle, en trois semaines. Jacques Houbart, qui a été aux prises avec la tâche presque impossible de traduire cette prose, la décrit comme «une façon de s'écouter». On insiste sur l'oralité de sa langue, sur son rythme, sur sa musicalité où on retrouve, au choix, les conteurs franco-américains et le jazz... en anglais. Si d'aucuns ».

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«La relation qu'il avait avec sa mère était très complexe, très violente. Il n'y avait qu'elle qui pouvait prendre soin de lui. Et lui de son côté se sentait obligé de vivre avec elle, veuve, seule; mais d'une certaine manière c'était suicidaire.

«Les dernières années, il m'appelait la nuit, long long distance calls, il m'insultait, me traitait de tous les noms; il se foutait de moi, comme un maître zen qui brise son élève, qui brise l'image qu 'il a de lui-même. Il a décou­vert le bouddhisme en autodidacte, il n 'a jamais eu de maître. Il en a fait une lecture pénétrante, il en est arrivé à une profonde compréhension de la philosophie orientale. Ce qu 'il en a retenu principalement, c'est que la souffrance est la vérité fondamentale de la vie. Rares sont les critiques qui ont pris le temps d'étudier le bouddhisme, pourtant pour la compréhension de son œuvre, en particulier Mexico City Blues, c 'est fondamental. » •

Allen Ginsberg

L'œuvre poétique d'Allen Ginsberg a été largement traduite en fran­çais, notamment dans la collection 10/18: Howl (n" 1402) et Journaux indiens (n" 1623).

Jack Kerouac — «Que c'est que moé je pense de moi-même?... J'suis tanné de moi-même! Bon j'sais que j'suis un bon écrivain, un grand écrivain... J'suis pas un homme de courage. Mais il y a une chose que je sais faire, c 'est écrire des histoires, c'est toute.» •

Extrait du Sel de la semaine, Radio-Canada, 1967.

Les questions soulevées par les poètes et les écrivains cana­diens-français au sujet de Kerouac sont très intéressantes. Elles ne se posent pas aux Etats-Unis. L'identité semble préoccuper tout le monde ici. Il y a de la schizophrénie dans l'air, entre les francophones et les anglophones. Mais peut-être a-t-on exagéré son côté québécois; ce qui est important chez Kerouac ce n 'est pas tant son côté franco-américain que l'expérience du déracinement. On veut rattraper l'homme, pour qu 'il vive toujours. Il rirait bien s'il entendait tous ces discours; Kerouac, ce n 'était pas un penseur, c 'était un rêveur, un rêveur céleste. Kerouac n 'aimait pas la célé­brité, c'est ça qui l'a dérangé. He couldn't handle fame.

«À visionner l'entrevue au Sel de la semaine... on réalise que Kerouac parlait jouai. Il avait un sentiment d'infériorité à ce sujet, surtout qu'à cette époque — les années 60 — il y avait tous ces débats sur le jouai; on méprisait le jouai, c'était mal vu, très low class... Alors Kerouac n'osait presque pas parler, c'était triste... C'est une vraie tragédie cet entretien.

«J'aurais aimé publier ses manuscrits aux éditions City Lights, mais je n 'en ai pas eu la chance, il avait ses éditeurs à New York, et nous étions une toute petite maison d'édition à l'époque. Nous avons tout de même édité deux de ses ouvrages: Scattered Poems et Book of Dreams. Mais j ' a i en ma possession un manuscrit inédit d'une centaine de pages: Poems AH Sizes. Sa veuve ne veut pas que nous le publiions. Je crois qu 'elle a des préjugés envers les beatniks; elle croit toujours que nous sommes de sales types. Enfin, elle est à peu près de mon âge, on verra bien qui vivra le plus longtemps!» •

Lawrence Ferlinghetti

Comme pour William Burroughs, Allen Ginsberg et la poésie de Kerouac, c'est à l'éditeur Christian Bourgois que nous devons le seul livre traduit de Lawrence Ferlinghetti. Œil ouvert, cœur ouvert (1977).

Les porteurs (Ginsberg au centre à gauche) transportant le cercueil de Jack Kerouac (1969)

souhaitent intégrer Kerouac à la littérature québécoise, il faut remarquer avec Pierre Anctil que dans ses écrits, le français n'a pas le statut d'une langue autonome, il sert plutôt à indiquer un registre affectif, ou à rendre compte de la vie quotidienne en Nouvelle-Angleterre; les mots et les phrases en français sont somme toute assez rares, même dans les romans du cycle lowellien et sont invariablement précédés ou suivis de leur traduc­tion anglaise.

Quand il raconte une histoire, Kerouac décrit ce qui l'entoure. Faut-il revenir sur l'intérêt presque ethnographique de ses livres sur la route aussi bien que ceux sur la Nouvelle-Angleterre? Il s'intéresse à tout-un-chacun; il multiplie les détails... Comme ce passage délirant des Visions de Cody lu magistralement par Regina Weinreich à la Rencontre, où il décrit un restau­rant new-yorkais: une phrase d'une page, la description sans omission de la pièce, des mets... un hyperréalisme qui devient presque poétique. Un écrivain de la fulgu­rance.

Rétro, Kerouac? Quelle serait son actualité? Chez plusieurs, elle semble résider plus dans son améri­canité et son internationalisme que dans sa quête mys­tique sur la route, que dans sa vision de l'envers de l'Amérique. On parle alors encore de l'homme. Quant à l'écrivain, sa prose a conservé sa vigueur, on se réclame encore de lui. Au Québec la génération beat a influencé plusieurs écrivains, on pense bien sûr à Denis Vanier, Josée Yvon, Lucien Francœur, mais encore à Gilbert Langevin, Patrick Straram, Louis Geoffroy, à des revues comme Mainmise, Hobo-Québec. Cela est resté marginal, presque sauvage, par rapport au courant dominant de la modernité. Mais c'est encore bien vivant! Vanier et Yvon ont profité de la Rencontre pour lancer leurs Travaux pratiques, œuvres critiques complètes (éditions Rémi Ferland et éditions Transpercées) regrou­pant les articles publiés entre 1970 et 1984 dans diverses revues (Mainmise, Hobo-Québec, Sortie, Propos d'art, etc.). Lucien Francœur est passé à Québec trois jours après le lancement du disque Café Rimbaud et trois jours avant celui de Les Gitans reviennent toujours. Patrice Desbiens, écartelé entre le Québec et l'Ontario, entre l'anglais et le français, a lancé ses Cascadeurs de l'amour. Le club Jack-Kérouc sortait le troisième numéro de sa revue N'importe quelle route. Les membres de la beat generation ont beau avoir les che­veux blancs, Ginsberg a beau se promener avec une canne, ce qui lui donne des allures de vieux monsieur charmant, l'esprit de Kerouac est toujours vivant, celui du jeune homme parcourant le continent, celui du Ke­rouac, mort à 47 ans, incapable d'assumer sa réussite. Il hante l'Amérique et l'américanité, quel que soit le sens que l'on donne à ce terme. •

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