Ville Ordinateur, les équipements du pouvoir 1973

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LA VILLE-ORDINATEUR Les équipements du pouvoir François Fourquet et Lion Murard ( 1973) La capitale n'apparaît comme "tête" de l'Etat que par rapport au corps inerte et indifférent du territoire; en vérité, elle serait bien plutôt le corps visible de l'Etat, ou mieux des orga- nes de l'Etat, ministères, administra- tions, établissements publics, connectés aux organes du capital, ses sièges sociaux et ses institutions financières. La condensation d'in- formations devient monstrueuse, car la quantité d'information traitée par les administrations et les gran- des affaires paraît croître avec le pouvoir de décision qui leur est attaché: l'accumulation des bureau- craties se manifeste alors comme le prolongement de l'accumulation du capital. NOTES 1. Texte rédigé en septembre 1971. 2. Urbanisme: utopies et réalités, Le Seuil, 1965. 3. C'est-à-dire comme expressions du sujet humain, mais non par ordre sym- bolique dont le sujet serait l'effet. 4. "La ville peut être considérée comme une super-machine, elle est un phéno- mène technico-économique en soi", Plan et Prospectives, Les villes, l'Urbanisation, Commissariat Général au Plan, Armand Collin, 1970, tome 1, p. 29; "voici une machine, la plus complexe de toutes les machines humaines", ib., p.105. 5. La ville industrielle s'installe ainsi au bord des sources d'énergie ou de matières premières et transforme cette énergie et cette matière naturelles en énergie sociale, en valeur d'usage pour la formation sociale. La ville comme telle, comme concentration des systè- mes productifs, fonctionne comme la machine cybernétique sociale du capi- talisme industriel LA VILLE-ORDINATEUR Les équipements du pouvoir François Fourquet et Lion Murard ( 1973)

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editot anti-capitaliste

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LA VILLE-ORDINATEURLes équipements du pouvoir

François Fourquet et Lion Murard ( 1973)

La capitale n'apparaît comme "tête"de l'Etat que par rapport au corpsinerte et indifférent du territoire; envérité, elle serait bien plutôt le corpsvisible de l'Etat, ou mieux des orga-nes de l'Etat, ministères, administra-tions, établissements publics,connectés aux organes du capital,ses sièges sociaux et ses institutionsfinancières. La condensation d'in-formations devient monstrueuse,car la quantité d'information traitéepar les administrations et les gran-des affaires paraît croître avec lepouvoir de décision qui leur estattaché: l'accumulation des bureau-craties se manifeste alors comme leprolongement de l'accumulation ducapital.

NOTES1. Texte rédigé en septembre 1971.2. Urbanisme: utopies et réalités, LeSeuil, 1965.3. C'est-à-dire comme expressions dusujet humain, mais non par ordre sym-bolique dont le sujet serait l'effet.4. "La ville peut être considérée commeune super-machine, elle est un phéno-mène technico-économique en soi",Plan et Prospectives, Les villes,l'Urbanisation, Commissariat Généralau Plan, Armand Collin, 1970, tome 1, p.29; "voici une machine, la plus complexede toutes les machines humaines", ib.,p.105.5. La ville industrielle s'installe ainsi aubord des sources d'énergie ou dematières premières et transforme cetteénergie et cette matière naturelles enénergie sociale, en valeur d'usage pourla formation sociale. La ville commetelle, comme concentration des systè-mes productifs, fonctionne comme lamachine cybernétique sociale du capi-talisme industriel

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François Fourquet et Lion Murard ( 1973)

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sans-culottes et bourgeois de1789... La révolution industrielleapparaît comme le produit de la villedans la mesure où la ville est l'es-pace social où se déploie le capital,le centre d'accumulation du capital(accumulation signifie écoulementdu fleuve de la plus-value, et nonstockage d'argent ou de marchandi-ses). La machine du capital s'identi-fie presque complètement à cettemachine productrice d'informationet de coupure qu'est la ville: l'accu-mulation du capital est en mêmetemps accumulation d'innovationstechnologiques, d'événementsscientifiques, de ruptures institu-tionnelles, d'oeuvres d'art, etc.La ville moderne, commerciale etindustrielle5 se développe doncdans l'histoire comme moyen deproduction qui ne produit aucunemarchandise spécifique. La ville, entant que telle, est un équipementcollectif, et le réseau des villes dis-tribuera le capital sur toute la sur-face du territoire national. Dans safonction essentielle - produire l'in-formation, couper et recouper lesséries productives hétérogènes - laville a donc pour condition princi-pale la circulation; elle naît au croi-sement des courants de marchandi-ses, de travailleurs, de capital-argent; elle reproduit dans sonorganisation interne les réseaux cir-culatoires dont la voirie n'est jamaisqu'une des matérialisations, la plus

visible et aujourd'hui la plusbruyante. Elle attire et centralise lesflux de capitaux et d'informations,les métabolise et les rejette horsd'elle-même sur l'espace de la distri-bution sociale.Mais les valeurs d'usage ne glissentpas à l'infini sur la corps de la ville: laville retient, conserve, transformel'information en savoir et le capitalen stock. Les flux sont mis enréserve, sont cristallisés dans lesinstitutions: institutions bancaires,universitaires, administratives, reli-gieuses, corporatives. La ville alorsrevêt la figure de la totalité com-plexe, de l'unité cohérente que des-sinent les institutions sur l'espacede la représentation; mais souscette belle figure grondent les fluxsauvages et morcelés du capitalproductif.Le capital s'institutionnalise,construit son Etat, et l'une des villesse détache bientôt comme capitalede l'Etat. L'Etat n'existe en vérité,dans l'espace de la représentation,que comme territoire: un espacegéographiquement délimité par desfrontières, une carte où se distri-buent les découpages administra-tifs: régions, départements, commu-nes, capitale. Le territoire concré-tise une distribution spatiale et, entant que figure de la distribution,paraît précéder l'institution étatiquesans laquelle, en vérité, il ne sauraitexister.

Procès:déroulementd'une actiondans le temps.

Epistémologie:étude critiquedu développe-ment, desméthodes etdes résultatsdes sciences.

Phénoménolo-gie: étude philoso-phique desphénomènes,qui consisteessentielle-ment à lesdécrire et àdécrire lesstructures dela consciencequi lesconnaît.

Nous fabriquons une étrange machine, faite de pièces et de morceauxempruntés au Généalogiste Foucault, dérobés sur le chantier du SavantBicéphale Deleuze-Guattari, ou enfin bricolés par les artisans locaux.

image >le chien

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Deux figures règlent secrè-tement le discours contemporain surla ville et l'urbanisme, deux tendan-ces, deux approches qui ordonnentla variété apparente des différentscourants et doctrines en matièred'urbanisme1. Ces deux pôles, qui seprésentent sous forme de modèlesou d'idées régulatrices de la "raisonurbanistique", correspondent auxdeux "urbanismes" définis parFrançoise Choay2: l'urbanisme"progressiste" et l'urbanisme "cultu-raliste".Le premier pôle correspond à unhumanisme rationaliste; partantd'une figure rationnelle et univer-selle de l'être humain, il veutconstruire une ville adaptée aux exi-gences modernes des fonctionsurbaines déterminées par l'indus-trialisation. On trouve dans laCharte d'Athènes les principauxthèmes, ou mieux le principal modèlede la démarche rattachée à cettetendance.Le second pôle récuse le fonction-nalisme de la première figure, et voitdans la ville une oeuvre culturelleavant d'être fonctionnelle, champ designifications et de représentationssymboliques (Lewis Mumford,Roland Barthes), livre qu'on lit(Henri Lefebvre), etc. Chaque

pierre est signe, chaque forme estsymbole, l'homme et la femme cultu-rels impliqués dans cette conceptionvivent dans une ville symbolique, uneville tout entière animée de fantas-mes et de représentations. La posi-tion extrême de ce courant déve-loppe la nostalgie de la ville dupassé comme oeuvre réussie, équili-bre de l'être humain et de sesconstructions, particularité du terri-toire symbolique.Ces deux figures (qui peuvent d'ail-leurs se combiner entre elles: ellesne délimitent pas des idéologies,mais décrivent des séries thémati-ques qui peuvent interférer) sedéploient à la surface du discourssur la ville sur un fond commun quel'on peut schématiser ainsi:1. Le désordre de la ville moderne:l'industrialisation a détruit l'ordre dela ville comme totalité rationnelle ouculturelle.2. La perte de l'humanité: l'homme etla femme (de la Raison ou de laCulture) ne retrouvent plus dans cedésordre leur image rationnelle ouexpressive; il ne se reconnaissentplus dans leur oeuvre.3. L'illusion urbanistique: le malheurde l'homme moderne est dû au dés-ordre urbain; l'harmonie de la villepassée, au contraire, est l'expres-

nelle qui produit l'information nou-velle par le mélange incessant, lerecoupement des séries hétérogè-nes qui, sans elle, eussent poursuivileur déploiement homogène dansleur séparation.Dès les premières civilisations dumode de production "asiatique", laville se présente comme un appareilde transformation de l'énergie natu-relle en énergie utile. Adjacente aufleuve, elle le transforme en forceproductive sociale, énergie de l'agri-culture, vie de la terre. L'eau sau-vage est domptée, recueillie,stockée, distribuée par la ville. Laville dès lors paraît animer mais aussidominer la terre de sa puissanceproductive; les rapports de produc-tion impliqués par ce procès pro-ductif: l'Etat, la classe des fonction-naires, la hiérarchie, la corvée despaysans et des esclaves, prennentla figure mythique et redoutable dusouverain: la ville a, enfin, produitson roi, bien qu'il apparaisse commele véritable sujet et la conditionpréalable de tout le procès.La ville alors commence son histoire:moyen de production énergétique-économique (transformer l'eaunaturelle en force productive), elleest plus généralement un moyen deproduction d'information: elle ras-semble et métabolise toutes sortesde chaînes productives hétérogè-nes: l'eau du fleuve, les paysans descommunautés, le savoir des fonc-

tionnaires, l'outil de l'artisan, l'écri-ture du scribe, le spectacle de lareligion, les produits exotiques, lesarmes de l'appareil militaire, etc. Ellen'est pas simplement une machinethermodynamique, elle est avanttout une machine informationnelle,code et décode les flux d'énergie,décuple la puissance productive dutravail social par des opérations decoupure, de mélange, de recoupe-ment des procès de production detoute nature.La ville des temps modernes, la villedu Moyen âge et de la Renaissance,remplira la même fonction, mais sousd'autres formes et dans d'autresconditions. Le capital remplace ici lahiérarchie de l'Etat et du souverain;la ville médiévale surgit commeorgane de centralisation et d'accu-mulation du capital-marchandise etdu capital-argent et rend possible lanaissance et le développement ducapital commercial et du capitalfinancier. Mais le capital, comme lefleuve de la cité du despote, secondense et se distribue suivant leschaînes informationnelles de la ville;il se nourrit de toutes les valeursd'usage qui circulent et s'entrecroi-sent dans l'espace de la ville: techni-ques artisanales, marchands,découvertes scientifiques, signesmonétaires, voyageurs venant del'étranger, compagnons, plus tardpaysans expropriés, vagabonds,machines à vapeur,machines-outils,

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rationnel de l'économie politique, ousujet culturel de l'univers des signes.2. Le sujet de la consommation pré-cède et conditionne la productiondes équipements collectifs.3. La consommation, dès lors, sedéploie dans le champ de la repré-sentation. L'effet de l'usage (réel ouimaginaire) devient la cause de laproduction des équipements, quisont envisagés par rapport à lareprésentation des besoins à satis-faire, et non par rapport à laconnection du réseau des équipe-ments et du procès de productionde la ville.

Sans récuser l'intérêt derecherches axées sur la problémati-que définie ci-dessus (en particulierles recherches d'ordre culturaliste)nous voudrions introduire sinon uneproblématique achevée, du moins unfil directeur qui permette d'échap-per à cette alternative et de retrou-ver le "socle épistémologique" qui larend possible. Nous ne nions pasl'existence et la spécificité des fonc-tions symboliques de la ville et deses équipements collectifs, maisnous nous proposons de repérer cedont ces significations sont l'effet,comme on parle d'effet de sens, oud'effet d'optique; et ceci n'est pos-sible qu'à la condition de saisir laville comme production, les équipe-ments collectifs comme moyens deproduction, en considérant la pro-

duction comme moment privilégié etfondateur dont tout le restedécoule: en particulier, la circulationet la consommation (réel ou fantas-matique). Ce moment, pour nous,n'est ni conscient, ni subconscient(les idéologies, les représentationssont subconscientes) mais, fonda-mentalement, inconscient.La ville dès lors doit faire l'objetd'une sorte de réduction phénomé-nologique inversée: ce n'est plus uneoeuvre culturelle, une valeur d'usagesymbolique ou économique, c'est un"outil", comme certains l'ont décrite,à condition de considérer cet "outil"social comme un outil qui se produitet se reproduit lui-même, un peu à lafaçon dont les biologistes considè-rent actuellement la cellule vivante:une machine qui se construit et sereproduit elle-même (JacquesMonod), un outil sans personne quile manie, une machine-outil socialequi est son propre opérateur4, unemachine signifiante qui ne signifierien mais qui rassemble, connecte etrecoupe entre elles toutes les chaî-nes productives, institutionnelles,scientifiques, etc. La ville n'est pasextérieure à la production des chaî-nes; elle ne se réduit pas à l'espaceinerte et extérieur au procès deproduction (il faut rejeter unereprésentation purement spatialede la ville): la ville est un ordinateurqui fabrique son propre pro-gramme, une machine information-

sion du bonheur passé de l'êtrehumain, en symbiose avec sa ville.Sur ce fond commun, sur cette pro-blématique commune, les deux ten-dances proposent des réponsesdifférentes: créer une harmonienouvelle, un ordre rationnel, univer-sel et adapté aux forces producti-ves modernes; ou recréer l'harmoniedu passé, planifier le fantasmeurbain, intégrer l'imaginaire dans lapolitique urbaine.Les deux figures se font vis-à-visdans une relation en miroir, mais seretrouvent dans une communedénonciation du désordre urbain dela société industrielle; la citémoderne a aussi ses belles âmes.

Ce clivage à l'intérieur del'urbanisme comme doctrine (quel'on retrouve dans les justificationsde l'urbanisme comme planificationurbaine) se reproduit dans le dis-cours sur ce qui, apparemment,constitue la charpente de l'espaceurbain, les équipements collectifs.Des quatre grandes fonctionsdécrites par la Charte d'Athènes(travailler, habiter, circuler, serecréer), les équipements collectifssemblent matérialiser les deux der-nières; ils sont alors considéréscomme les services permettant lesfonctions suivantes:- circuler (infrastructures: voirie,transports, fluides, assainisse-ment...),

- éduquer (équipements éducatifs),- soigner (équipements hospitalierset sanitaires),- se cultiver (équipements cultu-rels),- faire du sport (équipements spor-tifs),- jouer (équipements ludiques) etjouir de la nature (espaces verts).Au centre de ces fonctions, le sujethumain qui fonde leur unité ration-nelle.Dans l'optique culturelle, les équi-pements collectifs constituent lesupport d'autant de significationsfantasmatiques ou imaginaires ousymboliques, selon le langageemployé. Les équipements collectifsdoivent être étudiés non plus commestructures et relations réelles, maiscomme structures et relations sym-boliques3.Les deux optiques ont ceci de com-mun, qu'elles considèrent les équi-pements collectifs exclusivementsous l'angle de la consommation.Dans l'optique fonctionnaliste, onconsomme du soin, du temps libre,de l'espace de circulation ou de l'es-pace vert, du spectacle. Dans l'opti-que culturaliste, on consomme dufantasme ou du symbole. De réelle,la consommation devient symboli-que.Les deux problématiques se fon-dent en une seule, inconsciente:1. Il existe un sujet, individuel ou col-lectif, de la consommation: sujet