Vidal-Naquet Pierre - Valeurs Religieuses Et Mythiques de La Terre Et Du Sacrifice Dans l'Odyssée

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Monsieur Pierre Vidal-Naquet Valeurs religieuses et mythiques de la terre et du sacrifice dans l'Odyssée In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 25e année, N. 5, 1970. pp. 1278-1297. Citer ce document / Cite this document : Vidal-Naquet Pierre. Valeurs religieuses et mythiques de la terre et du sacrifice dans l'Odyssée. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 25e année, N. 5, 1970. pp. 1278-1297. doi : 10.3406/ahess.1970.422272 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1970_num_25_5_422272

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Psychologie de l'Antiquité

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  • Monsieur Pierre Vidal-Naquet

    Valeurs religieuses et mythiques de la terre et du sacrifice dansl'OdysseIn: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 25e anne, N. 5, 1970. pp. 1278-1297.

    Citer ce document / Cite this document :

    Vidal-Naquet Pierre. Valeurs religieuses et mythiques de la terre et du sacrifice dans l'Odysse. In: Annales. conomies,Socits, Civilisations. 25e anne, N. 5, 1970. pp. 1278-1297.

    doi : 10.3406/ahess.1970.422272

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1970_num_25_5_422272

  • Valeurs religieuses et mythiques de

    la terre et du sacrifice dans l'Odysse

    Pour Jean-Pierre Darmon

    II s'agit ici de la terre et je me permettrai d'introduire cet essai 1 par le rappel de quelques donnes empruntes non Homre mais Hsiode. Aussi bien, la Thogonie et les Travaux et les Jours ne se limitent pas, comme on le croit souvent, clairer les uvres qui leur succdent, mais aussi celles qui les prcdent ou celles qui leur sont, comme c'est peut-tre le cas de Odysse, peu prs contemporaines.

    Du mythe des races et de celui de -Pandore, dans les Travaux, du mythe de Promthee dans ce mme pome et dans la Thogonie, on peut tirer, je crois, ce qu'on pourrait appeler une dfinition la fois anthropologique et normative, la fois exclusive et inclusive de la condition humaine. L'exclusion est double : l'homme hsiodique est celui de l'ge du fer, ce qui signifie d'abord qu'il n'est pas celui de l'ge d'or, le temps mythique o les hommes vivaient comme des Dieux , sans vieillesse et sans mort vritable. Tous les biens taient eux : la terre donneuse de bl (et

  • TERRE ET SACRIFICE DANS L'ODYSSE P. VIDAL-NAQUET

    du travail agricole, cela va sans dire1. Par rapport l'ge du fer, l'ge d'or, celui de Cronos, est en effet un modle absolu ce quoi ne peuvent prtendre les autres ges. Ce que la race d'or connat pendant la vie, la race des hros, ou du moins certains de ses membres, le connat aprs la mort : Zeus les place part des hommes (Six'

    av0pc07rcv) part aussi des Dieux, sous la royaut de Cronos , aux confins de la terre , C'est l qu'ils habitent le cur libre de soucis, dans les les des Bienheureux aux bords des tourbillons profonds de l'Ocan, hros fortuns, pour qui la terre donneuse de bl porte trois fois l'an une florissante et douce rcolte 2. A l'ge d'or dans le temps succde donc un ge d'or dans espace , celui des les des Bienheureux , caractris lui aussi par la libralit de la terre.

    Par ailleurs, dans le mythe de Pandore 3, Hsiode rsume en quelque sorte l'avance la leon du mythe des races en disant : La race humaine vivait auparavant sur la terre l'cart et l'abri des peines, de la dure fatigue (^ tcvolo), des maladies douloureuses qui apportent le trpas aux hommes, car les hommes vieillissent vite dans la misre. 4

    Exclu de l'ge d'or, l'homme n'est donc pas un dieu 5, mais il n'est pas non plus un animal, et la seconde exclusion est celle de 1')

  • LES DOMAINES DE L'HISTOIRE

    semblables leurs pres; ils s'panouissent en prosprits, sans fin; et ils ne partent point en mer, la terre donneuse de bl leur offre ses fruits 1.

    Mais ce travail humain est lui-mme li la possession, due l'entremise de Promthee, du feu culinaire, autrefois cach par Zeus 2. C'est en compensation du vol du feu qu'Hphastos, sur l'ordre de Zeus, cre Pandore, la fois terre et femme 3. La Thogonie prcise ce que les Travaux suggrent. La querelle des dieux et des hommes, Mcn, a deux pisodes rigoureusement parallles 4; l'un est le sacrifice primordial du buf et son partage ingal, les dieux recevant la fume et les hommes la chair, ce qui entrane la confiscation du feu par Zeus et son rapt par Promthee, l'autre est la remise aux hommes, en compensation de l'acceptation par les dieux de l'tat de choses cr par Promthee, de ce prsent ambigu, la femme. Terre arable, cuisine, sacrifice, vie sexuelle et familiale au sein de Polxo, et mme la limite, vie politique, forment un ensemble dont aucun des termes ne peut tre dissoci des autres. Ainsi est dfinie la condition de l'homme entre l'ge d'or et Palllophagie 5.

    Les cadres que nous trouvons ici dessins par Hsiode avec des traits qui lui sont propres, et qui sont aussi ceux de la crise de son temps, seront utiliss et rutiliss tout au long de l'histoire de la pense grecque postrieure. A partir de la fin du VIe sicle, surtout, ces schmas s'intgrent aux violents conflits politiques qui secouent le monde grec et qui conduisent les penseurs adopter des visions contrastes, positives ou ngatives de l'homme primitif : l'ge d'or s'oppose au thme de la misre des premiers hommes. Il tait tentant et certains n'ont pas manqu de cder la tentation de faire remonter ces conflits jusqu'au au temps d'Hsiode, en faisant de celui-ci un adversaire du progrs 6. Il n'est pas beaucoup plus raisonnable d'en faire, l'exemple d'une utile compilation, la fois un partisan du primitivisme chronologique parce qu'il part d'un ge d'or , et un adversaire du primi-

    1. Travaux, 232-37, On sait que [ces thmes apparaissent plusieurs reprises dans les textes des serments; cf. le serment des Amphictyons, in Eschine, Contre Ctsiphon, 111, et le serment des Drriens, in Inscriptiones Creticae, I, IX (Drros), I, 85-89. Dans le monde de 66pi triomphante dcrit la fin du mythe des races, il est dit : le pre alors ne ressemblera plus ses fils ni les fils leur pre (Travaux, 182).

    2. Ibid., 47-50. 3. Ibid., 59-82; cf. Vernant, Mythe et Pense, pp. 38-39, o il est rappel que Pandora est

    aussi appele sur les reprsentations figures Anesidora, et est reprsente comme mergeant du sol. Pandore est donne comme prsent de malheur aux hommes qui mangent du pain, irfjfx 'vSpoiv Xq>7)crT7Jmv (Travaux, 82). Il n'est pas inutile de rappeler ici qu'aX

  • TERRE ET SACRIFICE DANS L'ODYSSE P. VIDAL-NAQUET

    tivisme culturel parce qu'il oppose le civilis l'anthropophage . En fait, ces deux attitudes n'en font qu'une.

    Mon propos n'est pas ici d'tudier cette littrature post-hsiodique 2. Je voudrais simplement noter ici pour des raisons qui s'claireront rapidement que l'ge d'or d'Hsiode, l'ge de Cronos, l'ge pr-culinaire et pr-sacrificiel, l'ge vgtarien que nous dcrivent tant de textes 3 est, pour une partie de la tradition, aussi l'ge de l'anthropophagie et du sacrifice humain. Certains des textes qui associent ainsi les contraires peuvent paratre tardifs 4. On ne saurait oublier que, ds le IVe sicle, les Cyniques ont thoris un mode de vie naturiste , qui associe la condamnation de la sarcophagie et de la nourriture cuite l'apologie de la nourriture crue, de l'anthropophagie et de ce qui est, par excellence, le contraire de la culture, l'inceste .5 Mais on aurait tort de voir l uniquement une vue de thoriciens. Les Bacchantes d'Euripide, elles aussi, oscillent entre l'atmosphre paradisiaque que dcrit, au dbut de son rcit, le messager e, et Pomophagie furieuse qui dbouchera sur le meurtre quasi incestueux de Penthe par sa mre. Le Cronos d'Hsiode est aussi le dieu qui dvore ses enfants 7. En un sens, c'est Platon qui thorise sa manire, c'est--dire qui fait un choix, le mme du reste que celui de l'auteur du mythe des races, quand il dfinit l'ge de Cronos comme le temps o l'alllophagie tait inconnue3.

    Inversement, le travail agricole et la cuisson apparaissent fondamentalement lis, par exemple dans l'Ancienne Mdecine hippocratique o il est dmontr que, remplaant la consommation de produits crus, la culture cralire est, par excellence celle des produits destins la cuisson 9. Une association analogue celle qu'impliquent les pomes hsiodiques entre l'agriculture, la vie familiale et l'origine de la civilisation se retrouve par exemple dans les mythes athniens de Ccrops,

    1. A. O. Lovejoy et G. Boas, Primitivism and Related Ideas in Antiquity, Baltimore, 935 ( rimpression, New York, 1965), p. 196.

    2. Le recueil cit ci-dessus de Lovejoy et Boas est certainement l'instrument de travail le plus prcieux pour cette tude.

    3. Par exemple, entre cent autres, Empdocle, Purifications, fr. 128 Diels-Kranz : sous le rgne de Cypris, les sacrifices ne se composaient que de myrrhe, d'encens et de miel. Le sacrifice sanglant tait considr comme une abomination, ainsi que toute nourriture carne; de mme dans le mythe du Politique de Platon, 272 a-b. Le vgtarisme est implicite dans les textes d'Hsiode. Pour une vue d'ensemble de la tradition, cf. J. Haussleiter, Der Vegetarismus in der Antike, Berlin, 1935.

    4. Evhmere, in Lactance, Div. Inst., 1, 13, 2 : Saturne et son pouse ainsi que les autres hommes de ce temps avaient l'habitude de manger de la chair humaine et c'est Jupiter qui le premier interdit cette coutume (Evhmere est cit dans la traduction d'Ennius); Denys d'HALiCARNASSE, Ant. Rom., 1, 38, 2 : On dit que les anciens sacrifiaient Cronos la faon dont cela se passait Carthage tant que dura la cit ; Sextus Empiricus, Hyp., Ill, 208 : Certains sacrifiaient un homme Cronos comme les Scythes sacrifiaient des trangers Artmis. Pour d'autres rfrences, cf. Lovejoy et Boas, op. cit., pp. 53-79.

    5. Cf. Diog. Laert., V, 72-73; VI, 34; Dion Chrysost., X, 29-30; Julien, Orat.,Vl, 191-193. Pour d'autres indications, cf. Haussleiter, op. cit., pp. 167-184.

    6. Euripide, Bacchantes, 677 sq. 7. Thogonie, 459 sq. D'une faon gnrale, sur le thme de l'anthropophagie et de l'alllophagie

    dans la littrature grecque voir, outre les ouvrages dj cits de Haussleiter et de Lovejoy et Boas, A. J. Festugiere, Harvard Theological Review, 1949, pp. 209-239.

    8. Politique, 272 d-e: Out' cypiov 9jv oSv XXjXov ScoSai, 7CXe(jlc ox vjv oS cttoEcti 7tap7rav II n'y avait [parmi les animaux] aucune espce sauvage; ils ne se mangeaient pas entre eux et il n'y avait parmi eux ni guerre ni querelle politique d'aucune sorte. II s'agit des animaux, mais le vocabulaire est volontairement humain .

    9. Hippocrate, Ancienne Mdecine, III (Festugiere).

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  • LES DOMAINES DE L'HISTOIRE

    inventeur, sous la conduite de Bouzygs, du travail agricole x, inventeur aussi de la famille monogamique et patriarcale 2. Le but de cet essai est de vrifier si de telles associations se rencontrent dj chez Homre.

    Lorsqu'Ulysse reconnat qu'il est enfin Ithaque, son premier geste est d'embrasser la terre donneuse de bl , saluant ainsi sa patrie: Xapoov fj yaT), xcrsSe etcopov poupav 3. Il ne s'agit pas seulement ici du geste d'un homme qui retrouve sa patrie, mais d'un lien fondamental qu'il s'agit prcisment d'analyser.

    Mais pour parler de V Odysse, encore faut-il distinguer l'intrieur de l'pope non pas, certes, ces diffrentes rhapsodies que dcoupent les analystes suivant des critres qui varient en fonction de l'interprte et qui aboutissent des rsultats invitablement divergents et fatalement incontrlables, mais des ensembles qui aient un sens dans le pome tel qu'il est. Pour dire les choses brutalement, il n'est pas possible de parler du Cyclope et de Calypso comme on parle de Nestor ou de Tl- maque. En fait, comme cela a t souvent reconnu 4, V Odysse oppose un monde qu'on pourrait dire rel, celui d'Ithaque au premier chef, celui de Sparte et de Pylos o voyage Tlmaque, et un univers mythique qui est, en gros, celui des rcits chez Alcinoos. Ainsi dans la Tempte de Shakespeare s'opposent Naples et Milan d'une part, l'le magique de Prospero de l'autre 5. Ulysse pntre dans cet univers mythique aprs son sjour chez les Kikones, peuple thrace tout fait rel, connu encore d'Hrodote 6, chez lequel il mange, se bat et pille, exactement comme il aurait pu le faire Troie, aprs les dix jours 7 de tempte qu'il rencontre au dtour du cap Male 8, dernier site rel de son voyage avant le retour Ithaque.

    La preuve que cette opposition est bien pertinente est fournie par le texte lui- mme: Le voyage de Tlmaque ne recoupe jamais celui d'Ulysse, II n'y a que deux zones de contacts entre les deux univers. L'une est ouvertement magique : Mnlas

    1. Cf. le vase reproduit et comment par D. M. Robinson, Bouzygs and the Fisrt Plough on a Krter by the Painter of the Naples Hephastos , American Journal of Archaeology, 2e srie, 35 (1931), pp. 152-160.

    2. Cf. les textes rassembl par S. G. Pembroke, Women in charge : the function of alternatives in early Greek tradition and the ancient idea of Matriarchy , Journal of the Warburg and Cour- tauld Institutes, 30 (1967), pp. 26-27 et 29-32; voir aussi ma communication au Colloque d'histoire sociale de Caen, avril 1969, paratre aux ditions du C.N.R.S., Esclavage et gyncocratie dans la tradition, le mythe, l'utopie .

    3. Odysse, 13, 354. La formule Se eiScopov apoupav a dj t utilise une fois par le pote lorsqu'il dcrit l'arrive d'Ulysse dans l'le des Phaciens (5, 463), mais naturellement le premier hmistiche du vers est autre. On verra que ce rapprochement n'est pas indiffrent.

    4. La distinction des deux mondes de VOdysse est trs fermement trace par Gabriel Germain, Gense de VOdysse, Paris, 1954, pp. 511-582.

    5. Cf. Ch. P. Segal The Phaecians and the Symbolism of Odysseus' Return , Arion, 1, 4 (1962) pp. 17-63, voir p. 17. Sur la valeur de cette distinction dans La Tempte, cf. R. Marienstras, Prospero ou le machiavlisme du bien , Bull. Fac. Lettres Strasbourg, 43 (1965), pp. 899-917.

    6. 7, 59, 108, 110. 7. Plus exactement 9 jours de tempte, le 10e tant marqu par l'arrive chez les Lotophages,

    Odysse, 9, 82-83. Le nombre 9 sert essentiellement exprimer un temps, au terme duquel, le dixime jour, ou la dixime anne, arrivera un vnement dcisif. G. Germain, Homre et la mystique des nombres, Paris, 1954, p. 13.

    8. Der Sturm verschlagt den Helden ins Fabelland , P. Von der Muehl, R. E., suppl. VII, 720.

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    rvle au fils d'Ulysse comment, dans la terre des merveilles, l'Egypte, il a appris du magicien Prote qu'Ulysse tait retenu chez Calypso . L'autre est la terre des Phaciens, ces passeurs professionnels dont une tude rcente a montr quelle place stratgique ils occupaient la croise des deux mondes 2. Faut-il insister? Les voyages d'Ulysse ne relvent pas de la gographie, et il y a plus de vrit gographique dans les rcits mensongers faits par Ulysse Eume et Pnlope 3 que dans l'ensemble des rcits chez Alcinoos 4. La Crte, l'Egypte et l'pire ont une ralit que personne ne mettra en doute!

    Sortir de cet univers, pour Ulysse, c'est sortir d'un monde qui n'est pas celui des hommes, d'un monde qui sera alternativement suprahumain ou infrahumain, d'un monde o il se verra offrir, chez Calypso, la divinit, o il risquera, chez Circ, de tomber dans l'animalit, mais qu'il faudra quitter pour revenir la normale. Et toute V Odysse, en un sens, est le rcit du retour d'Ulysse la normalit, de son acceptation dlibre de la condition humaine 5.

    n'est donc nullement paradoxal d'affirmer que des Lotophages Calypso en passant par la Cyclopie et le pays des morts, Ulysse ne rencontre pas un seul tre humain proprement parler. Non qu'on ne puisse parfois hsiter. Ainsi les Lestry- gons ont une agora, signe de vie politique, mais il ressemblent non des hommes mais des gants 6. De Circ on peut se demander d'abord si elle est femme ou desse, mais en fin de compte, comme Calypso, elle n'a que l'apparence de l'humanit, la parole, et elle est Seivv] 6eo au&qscrcxa 7, terrible desse la voix humaine. A deux reprises Ulysse se demande chez quels mangeurs de pain il se trouve, c'est--dire

    1. Odysse, 4, 555-58; 17, 138-44. Mnlas est de retour, comme le dit Nestor (3, 319-20) d'un monde o il n'y a pas pour les hommes grand espoir de retour .

    2. Cf. Ch. P. Segal, loc. cit. supra. Il y a cependant un autre lieu o la communication est possible, mais choue, c'est l'le, au demeurant flottante (10,3), d'ole.

    3. Odysse, 14, 191-359; 19, 165-202. Le second rcit Pnlope, 19, 262-306, pose une difficult relle puisque Ulysse fait intervenir les Phaciens l o ils n'ont manifestement que faire, Pnlope n'tant pas encore au courant des aventures et de l'identit d'Ulysse. Aussi, parmi les interpolations dcouvertes par la critique du XIXe sicle, celle des vers 273-286 est une des trs rares qu'il faille sans doute retenir. Dans le premier rcit, Ulysse au dtour du cap Male se rend en Crte (19, 187), ce qui est parfaitement raisonnable et rtablit la vrit gographique prcisment au point o elle avait t abandonne. Les vrits glisses dans les mensonges et qui s'opposent aux mensonges dont sont faits les rcits vridiques sont une donne fondamentale du rcit homrique, comme bien vu T. Todorov, Le rcit primitif , Tel Quel, 30 (t 1967), pp. 47-55.

    4. Est-il besoin de dire que je n'ai pas le moindre espoir de contribuer dcourager les amateurs de gographie homrique et d'identification des sites* bien que ce jeu soit en dfinitive aussi absurde que celui qui consisterait, pour reprendre une comparaison de mon ami J.-P. Darmon, chercher le terrier de lapin par lequel Alice est entre au pays des merveilles ? Bien entendu, cela n'empche pas les merveilles homriques d'avoir, comme toutes les merveilles du monde, des rapports avec les ralits de leur temps , avec la Mditerrane occidentale essentiellement, et sans doute plus anciennement avec la Mditerrane orientale (cf. K. Meuli, Odysse und Argonautika, Berlin, 1921). Aprs tout, il y a sans doute plus de rapports entre les merveilles visites par Alice et l'Angleterre victorienne qu'entre ce mme sjour et la Chine des Mandchous!

    5. The movement of the Odyssey is essentially inwards, homewards, towards normality , W. B. Stanford, The Ulysses Theme *, Oxford, 1968, p. 50; voir surtout l'article cit ci-dessus de Ch. P. Segal.

    6. Odysse, 10, 114, 120. 7. Ibid., 10, 136, 228; 11, 8; 12, 150, 449.

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  • LES DOMAINES DE L'HISTOIRE

    chez quels hommes, mais prcisment il n'est pas chez des mangeurs de pain, il est chez les Lotophages et chez les Lestrygons 1.

    Il en rsulte cette consquence, absolument capitale, que tout ce qui touche au travail de la terre, la terre arable elle-mme en tant qu'elle est effectivement cultive, est rigoureusement absent des rcits 2. La Thrace des Kikones est le dernier pays cultiv que rencontre Ulysse, qui y consomme des moutons et du vin, qui s'y procure le vin mme qu'il offrira au Cyclope 3.

    L'Ulysse d'Euripide, dbarquant en pays inconnu, demande Silne : O y a-t-il des murs, des remparts de cit? ; et la rponse est : Nulle part. Sur ces caps point d'humains, tranger 4. La fortification est alors le tmoignage de la prsence d'une humanit civilise et, la limite, d'une humanit tout court. L'Ulysse d'Homre, lui, recherche des champs cultivs, marque du travail humain 5. Lorsque les chens arrivent chez Circ, ils cherchent en vain les gpya (Bporcv, c'est--dire les cultures; ce qu'ils voient, ce sont des forts et des maquis, Spujjt 7tuxv xai uXyjv o peut s'organiser une chasse au cerf 6. Chez les Lestrygons o la vue d'une fume peut faire penser un foyer domestique et la prsence d'tre humains 7, il n'y a trace ni des travaux des bufs ni de ceux des hommes, eva [xv outs (3ocov out' vSpov (pavsTo epya 8. Les Sirnes habitent une prairie, comme en ont par ailleurs les divinits 9. L'le de Calypso est forestire, et possde mme une vigne, mais cette vigne n'apparat aucun moment comme cultive l0. Un arbre cependant, spcifiquement humain, est prsent dans le monde des rcits, c'est l'olivier, l'arbre mme dont Ulysse a fait son lit, point fixe de sa demeure11. Il est prsent et assure mme plusieurs reprises le salut d'Ulysse, mais sous une forme mobile : c'est le pieu dont Ulysse perce l'il du Cyclope, c'est le manche de l'outil avec lequel il construit son bateau12. Il est vrai que chez ole, chez Circ, chez Calypso, Ulysse est abondamment nourri, et chez cette dernire desse, le pote s'amuse souligner que le repas d'un homme est trs diffrent de celui d'un dieu13, mais personne ne dit d'o viennent ces aliments et qui les a produits.

    L'absence de la terre cultive en entrane une autre : celle du repas sacrificiel dont nous avons vu quel point, chez Hsiode, elle lui tait lie. On peut, dans

    1. Ibid, 9, 89 ; 10, 101. De mme, le Cyclope ne ressemble pas un bon mangeur de pain (10, 101).

    2. Cela n'a pas t vu par W. Richter, dans son ouvrage : Die Landwirtschaft im Homerischen Zeitalter, Goettingen, 1968, collection Archaeologia Homerica .

    3. 9, 45 sq.; 9, 165, 197. Je ne sais vraiment pourquoi Haussleiter considre que les Kikones sont des cannibales ! {op. cit., p. 23). Le texte ne dit rien de tel.

    4. Euripide, Cyclope, 115-116, traduction Mridier. Je dois cette rfrence la thse indite d'Y. Garlan : La poliorctique grecque.

    5. L'emploi de l'expression ei&topo apoupa, terre donneuse de bl, ne fournit pas un critre trs satisfaisant puisque Hsiode l'emploie propos de l'ge d'or ; je note cependant que sur 9 emplois, 3 seulement dsignent un lieu prcis : Ithaque (13, 354), la Phacie (5, 463), l'Egypte (4, 229); tous les autres ont une porte gnrale et signifient quelque chose comme ce bas monde .

    6. Odysse, 10, 147, 150, 197, 251. 7. Ibid., 10, 98; il y a aussi une fume venant de chez Circ, 10, 196. Quand Ulysse, venu de chez

    Eole, s'approche d'Ithaque, il peut voir les hommes autour du feu (m>p7TOXovxa), 10, 29. 8. Ibid., 10, 98. 9. Ibid., 12, 159; cf. Hymne homrique Herms, 72, Euripide, Hippolyte, 74.

    10. Odysse, 5, 63-74. 11. Ibid., 23, 183 sq. 12. Ibid., 9, 320; 236; cf. Segal, loc. cit., pp. 45, 62. 63. 13. Ibid., 5, 196-99.

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  • TERRE ET SACRIFICE DANS L'ODYSSE P. VIDAL-NAQUET

    certaines limites, tendre l'ensemble de l'univers des rcits ce qu'Herms dit plaisamment Calypso en dbarquant dans son le : Qui mettrait son plaisir courir cette immensit d'eau sale? Dans tes parages il n'est pas une ville dont les hommes offrent en sacrifice aux dieux l'hcatombe de choix.

    OuSe' ti &/ PpoTSv noki ot Geotcnv isp ^oucri xal ^atTou ^.

    Dans certaines limites... le sacrifice offert aux morts sur les instructions de Circ et avec les agneaux fournis par elle, sacrifice effectu dans un ( et destin nourrir de sang les morts 2, est tout le contraire d'un repas sacrificiel dont l'objet est de nourrir des vivants, et il en est de mme de ce qu'Ulysse promet Tirsias de sacrifier son retour, une vache strile et un blier noir 3.

    Chez le Cyclope, par contraste prcisment avec l'hte de la caverne, les compagnons d'Ulysse sacrifient 4. Il ne s'agit en tout cas pas d'un sacrifice sanglant, car ce sont des fromages qu'ils mangent 5, et celui qu'ils offrent dans l'le qui avoisine la Cyclopie, sacrifice du reste anormal car effectu avec les moutons du Cyclope qui ne sont pas des animaux levs par les hommes, est ddaign par Zeus 6. Lors mme qu'une communaut humaine sacrifie en territoire non humain, ce sacrifice n'est pas normal.

    Il est temps maintenant de reprendre dans l'ordre, ou peu prs, le voyage d'Ulysse en examinant sous l'angle qui nous intresse les diffrentes inhumanits rencontres, tant entendu qu'il n'est gure utile d'insister sur l'inhumanit de Skylla ou mme sur celle des habitants du pays des morts. Achille l'exprime en termes inoubliables 7. Les Lotophages ne sont pas des mangeurs de pain, mais des mangeurs de fleurs. L'aliment qu'ils offrent aux compagnons d'Ulysse les prive de cet attribut essentiel de l'humanit qu'est la mmoire 8. Dans le pome, si l'on excepte l'pisode de Skylla 9, Ulysse est constamment l'homme qui se souvient, l'homme par excellence, face ses compagnons oublieux.

    L'pisode du Cyclope pose des problmes beaucoup plus complexes. Aux lments mythiques qui font l'objet de cette tude vient s'ajouter une description quasi ethnographique de peuples pasteurs l'inhumanit est aussi une autre humanit, une humanit sauvage l0 et un appel non dguis et fort raliste la colonisation.

    1. Ibid., 5, 101-102. 2. Ibid., 10, 516-21, 571-72; 11, 23-29. 3. Ibid., 10, 524-25; 11, 30-33. 4. Oiiaa^ev, 9, 231. 5. Ibid., 232. Sur le sacrifice manqu des bufs du Soleil, cf. infra, pp. 1288-1289 6. Ibid., 9, 552 55. 7. Ibid., 9, 488-91. 8. Ibid., 9, 84, 94-97. 9. Ibid., 12, 227.

    10. L'quivalence entre les personnages rencontrs par Ulysse dans les voyages et les peuples sauvages est explicitement pose en 1, 198-99, quant Athna, sous le masque de Mentes, se demande si Ulysse n'est pas captif d'hommes x^Xercoi et cypioi, et lorsque le hros lui-mme s'interroge sur le type d'humanit auquel appartiennent les htes de la Cyclopie : uopicrrai xal ypioi ou Sixatoi -?js cpiXoeivo; (9, 175-76 ; la mme interrogation revient, en 13, 201-202, Ithaque, avant qu'Ulysse ait compris qu'il se trouve chez lui. Elle est venue aussi au moment du dbarquement en Phacie : 6, 120-21. Ces pages taient dj composes lorsque j'ai pris connaissance de l'excellent chapitre sur les Cyclopes qu'on trouvera dans le livre de G. S. Kirk, Myth, its meaning and functions in ancient and other cultures, Cambridge, Berkeley et Los Angeles, 1970, pp. 162-171. Je ne puis qu'inviter le lecteur comparer nos deux analyses.

    1285

  • LES DOMAINES DE L'HISTOIRE

    Si ces hommes savaient naviguer, Ils feraient de leur le un lieu bien bti, la terre n'y est pas mauvaise, tous les fruits peuvent y venir; prs du rivage couvert d'cume il y a des prairies molles et humides o l'on aurait des vignes ternelles. Le labour y est facile et l'on pourrait faire chaque anne de faciles moissons, tant les mottes y couvrent un humus gras x. En attendant ces perspectives, le monde des Cyclopes se divise, on s'en souvient, en deux secteurs gographiques, le petite , terre entirement sauvage, qui ne connat pas la chasse, et o les compagnons d'Ulysse font une battue mmorable 2, et la terre des pasteurs cyclopens. Cela implique une hirarchie : agriculteurs, chasseurs, pasteurs, dont il n'est peut tre pas inutile de dire que c'est encore celle que propose Aristote3. Mais les Cyclopes ne sont pas seulement des leveurs barbares dpourvus d'institutions politiques, incapables de planter ou de semer 4, ils disposent d'une terre qui est trs exactement celle de l'ge d'or hsiodique : Sans travaux ni semailles, le sol leur fournit tout, froment, vignoble et vin des grosses grappes que la pluie de Zeus vient gonfler pour eux 5. Les Cyclopes ont des moutons, ils n'ont pas proprement parler d'animaux de trait : out' 7ror[xvr)

  • TERRE ET SACRIFICE DANS L'ODYSSE P. VIDAL-NAQUET

    quelque peu : Homre l'auteur de Ylliade connat en quelque sorte de bons Cyclopes, les Abioi (sans nourriture), trayeurs de juments et galactophages, qui sont les plus justes des nommes *. Sous le nom de Gabioi, ces personnages (des Scythes) reparaissent dans le Promthee dlivr d'Eschyle 2. Eux aussi sont les plus justes des hommes et les plus hospitaliers. Chez eux il n'y a ni la charrue, ni le hoyau qui fend le sol et coupe la terre labour. Les gurets s'ensemencent d'eux-mmes (

  • LES DOMAINES DE L'HISTOIRE

    par les soins de Circ d'un poison au pain x qu'elle leur sert transforme les compagnons d'Ulysse en porcs, dous toutefois de mmoire 2. C'est ce sort qu'vite Ulysse parce qu'il porte sur lui une plante, le fameux moly, qui exprime parfaitement le thme du renversement : la racine en est noire, la fleur couleur de lait 3. Les compagnons d'Ulysse retrouveront leur identit, mais non les hommes qui avaient t transforms en animaux sauvages. Ainsi est pose, trs nettement, une hirarchie : 1 hommes, 2 animaux domestiques, 3 animaux sauvages. Ces derniers ne sont pas susceptibles

    d'tre rattachs l'humanit ou d'y revenir magiquement 4. Voisins du pays des morts, et bien qu'ils disposent d'un Syj|j.o et d'une toSi,

    les Cimmriens sont exclus de l'humanit par le fait mme que, comme les morts, ils ignorent le soleil5.

    Les Sirnes sont en quelque sorte une version froce des Lotophages. La sduction qu'elles inspirent entrane le non-retour6, mais comme les Lotophages elles sont suceptibles d'tre vaincues. Ce sont les seules tapes qui soient franchies rigoureusement sans dommages. Le Cyclope tait l'humanit comme le cru l'est au cuit, les Sirnes appartiennent au monde du pourri : les cadavres et leurs victimes ne sont pas dvors, mais se corrompent sur le pr 7.

    L'pisode des troupeaux du soleil, annonc ds le dbut de l'uvre 8, mrite qu'on s'y attache davantages. Vaches et brebis sont immortelles, autrement dit chappent la condition qui est celle de l'animal destin au labour et au sacrifice. De mme que Circ ou Calypso ont Vapparence de l'humanit, de mme que les morts peuvent passer au premier abord pour des tres de chair et de sang, les animaux du soleil ont Vapparence de la domesticit. Seul l'interdit qui a t prononc contre toute tentative de les immoler les protge. Tant qu'Ulysse et ses compagnons ont du pain et du vin, l'interdit est respect 9. Une fois les provisions puises, l'alternative se prsente ainsi : ou bien s'adresser la nature sauvage, c'est--dire chasser et pcher, ce qui est une solution lgitime, celle, du reste, que choisit Ulysse10, ou bien faire une hcatombe avec les animaux interdits, ce qui revient les traiter comme s'ils taient des animaux domestiques, tout en les capturant comme s'ils taient sauvages. C'est la solution que choisissent les compagnons u. Mais, trs remarquablement, Homre insiste sur le fait que les sacrificateurs n'ont pas ce qu'il faut pour sacrifier : l'orge des ooci ou ^^ que le sacrificateur doit jeter devant lui avant regorgement de la victime est remplac par des feuilles de chne12; un produit

    1. n'y a aucune raison de modifier, au vers 235, le [> des manuscrits. 2. Ibid., 239-243. 3. Ibid., 304. Au vers 287, Herms dit simplement Ulysse qu'en ayant sur lui ce valeureux

    remde , xSe cpp[Aocxov aOXov yo>v, il sera en scurit. Il ne s'agit donc pas d'un talisman dont on se sert mais d'un objet qui prserve.

    4. C'est Herms, le dieu proche de l'humanit, qui remet le moly Ulysse, et c'est Herms qu'Eume sacrifie un porc (14, 435).

    5. Ibid., 11, 14-16. 6. Ibid., 12, 42-43. 7. Ibid., 45-46. 8. Ibid, 1, 8-9. 9. Ibid., 12, 329-30.

    10. Ibid., 331-33. 11. Ibid, 344 sq. 12. Ibid., 357-58; cf. Eustathe, ad 12, 359 : xocl , .ttj Sr)Xco0eianr) otixtj

    Siaaxemj; voir aussi ad 357. Sur le rle des oXoc-oXoxijtou dans le sacrifice homrique, cf. J. Rudhardt, Notions fondamentales de la pense religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grce classique, Genve, 1958, p. 253.

    1288

  • TERRE ET SACRIFICE DANS L'ODYSSE P. VIDAL-NAQUET

    naturel remplace donc un produit de la culture. Paralllement, le vin destin aux libations est remplac par de l'eau 1. La faon mme dont le sacrifice est conduit en fait donc un anti-sacrifice. Aussi bien les chairs cuites ou crues se mettent-elles gmir 2. Comment en serait-il autrement alors qu'il s'agit prcisment de btes immortelles? La part de l'homme dans le sacrifice, c'est la chair de la bte morte; le reste va vers les dieux, les bufs du soleil ne servent donc pas tre sacrifis. Les compagnons d'Ulysse ne survivront pas au sacrilge3.

    L'ultime tape du hros dans le monde du mythe il est dsormais seul le conduit dans l'le de Calypso, nombril de la mer 4. Ulysse a la possibilit d'y devenir immortel en pousant la desse5; mais, prcisment, l'le de Calypso est un lieu, je l'ai dj rappel e, o la communication normale entre les dieux et les hommes, qui est le sacrifice, ne se fait pas. Calypso rve d'une conjonction anormale, mais elle rappelle elle-mme que deux tentatives prcdentes, les amours d'Aurore et du chasseur Orion, celles de Dmter et de Y agriculteur Iasion, ont abouti une catastrophe 7. Les allgoristes anciens voyaient dans l'le de Calypso le symbole du corps et de la matire laquelle doit s'arracher l'me de l'homme 8; ce n'est certes pas ce que suggre le texte : en quittant Calypso, Ulysse choisit dlibrment l'humanit contre tout ce qui lui est tranger 9.

    Face au monde que je viens de caractriser grands traits, Ithaque, Pylos et Sparte relvent indiscutablement de la terre donneuse de bl 10. Ithaque elle-mme, cette le aux chvres qui ne peut, comme Sparte, nourrir des chevaux11, est cependant une terre cralire, une terre o pousse la vigne, elle a du grain, du vin, plus

    1. Odysse, 12, 362-63; le plus curieux est que, dans le sacrifice homrique, l'eau recueillie dans les xspvie, joue normalement un rle dans la prparation de l'immolation (cf. J. Rudhardt, ibid., p. 254), le pote a choisi de ne pas en parler, mais d'insister sur la libation de vin qui succde regorgement. Ce passage a jadis attir l'attention de S. Eitrem, Opferritus und Voropfer der Griecher und Rmer, Kristina, 1915, pp. 278-80, qui a cru y voir le tmoignage d'un rite plus archaque que le sacrifice sanglant, rite qui se serait prserv dans la Phyllobotia (jets de feuilles) atteste dans certains rituels funraires. Ils [les compagnons d'Ulysse] savaient que plus anciennement ou ailleurs on avait procd ainsi . Inutile de dire qu' expliqu ainsi le texte homrique perd toute espce de signification. L. Ziehen, R.E., s.v. Opfer , 582 (1939), avait pens, contre Eitrem, ein durch die Situation gegebener Einfall der Dichter .

    2. Ibid., 395-96. 3. Les fabuleux thiopiens, convives de Posidon dans l'Odysse, jouissent chez Hrodote (III,

    18 et 23-24) d'une alimentation qui est l'exacte antithse du repas sacrilge des compagnons d'Ulysse. La terre leur fournit directement, dans une prairie situe en avant de la ville, la table du soleil, les viandes bouillies des quadrupdes. Disposant d'une fontaine de jouvence parfume, les thiopiens longue-vie sont peine des mortels. Leurs cadavres eux-mmes ne sentent pas mauvais. Par rapport au soleil, ils sont donc des htes et non les trangers absolus que sont les compagnons d'Ulysse.

    4. Odysse, 1,50. 5. Ibid., 5, 136 ; 23, 336. 6. Cf. supra, p. 1284 7. Odysse, 5, pp. 121-25. 8. Cf. F. Buffire, les Mythes d'Homre et la pense grecque, Paris, 1956, p. 461 sq. 9. Cf. Ch. P. Segal, Arion, I, 4 (1962), p. 20. 10. Il en est de mme d'autres pays qui ne sont voqus que brivement ; toutefois une le, celle

    d'o est originaire Eume, Syros, pose un problme particulier. Il s'agit bien d'une terre bl et vin (15, 406). Mais on n'y connat ni la maladie ni la famine, et la mort y est douce (406-409). Syros tant situe du ct du couchant (409), on ne peut l'identifier avec l'le genne de mme nom. Je remercie F. Hartog d'avoir attir mon attention sur ce point. Je laisse galement ici de ct les questions poses par les mystrieux Taphiens .

    11. Odysse, 4, 605-606.

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    Annales (25* anne, septembre-octobre 1970, n 5) 6

  • LES DOMAINES DE L'HISTOIRE

    qu'on ne saurait dire, de la pluie en tous temps et de fortes roses : un bon pays chvres... un bon pays porc x. Comme l'indique un passage clbre et archa- sant c'est pour le roi que la terre noire porte les bls et les orges, que les arbres sont chargs de fruits, que le troupeau crot sans cesse, que la mer bienveillante apporte ses poissons, que les peuples prosprent 2. Ce sont le bl, l'orge, le vin, le btail d'Ulysse qui, tout autant que sa femme, font l'objet du dbat qui l'oppose aux prtendants. Le retour Ithaque sera donc le retour au pays du bl; pourtant, Ithaque n'est pas encore suffisamment terrienne. Ce n'est pas l qu'Ulysse trouvera un jour une mort loin de la mer . Il devra aller plus loin qu'Ithaque, s'enfoncer dans les terres jusqu'au point o l'on prendra une rame pour une pelle grain3; un triple sacrifice Posidon mettra alors un terme ses aventures, le fixe l'emportera sur le mouvant.

    Il n'est pas besoin non plus, je pense, d'insister sur le caractre de terre bl et de terre d'levage de Pylos et de Sparte 4. Cela ne signifie pas cependant que les trois pays soient placs exactement sur le mme plan. Pylos est le pays du sacrifice permanent, le pays modle de la pit. Nestor est en train de sacrifier Posidon quand se prsente Tlmaque ; tous les dtails rituels sont mentionns 5. Un peu plus tard, c'est Athna qui bnficie son tour de sacrifices 6. Il n'en est pas de mme Sparte o l'on rencontre des traits qui relvent pour une part du monde mythique. Le palais de Mnlas, contrairement celui d'Ulysse, avec son dcor d'or, d'ivoire et d'lectrum est, tout comme celui d'Alcinoos, une demeure digne de Zeus 7. Il y a Sparte tout comme Schria des objets fabriqus par Hphastos 8. Le sacrifice y est rtrospectif; Mnlas voque celui qu'il a d faire au cours du voyage o il a appris la prsence d'Ulysse chez Calypso, communiquant ainsi avec le monde du mythe 9. Aussi bien la destine future de Mnlas, contrairement celle d'Ulysse, n'est pas la mort mais le sjour dans cet autre ge d'or que sont les Champs Elyses10.

    Pylos et Sparte s'opposent galement Ithaque par un autre trait. Ils constituent des royaumes ordonns o le souverain est prsent en mme temps que son pouse, o le trsor n'est pas mis au pillage, o les rgles ordinaires de la vie sociale sont respectes. Quand Tlmaque arrive Sparte, Mnlas est en train de clbrer le mariage de son fils11. A Ithaque au contraire, nous est dcrite une socit en crise. Les trois gnrations de la famille royale sont reprsentes par un vieillard dont l'exclusion du trne a quelque chose de mystrieux quand on le confronte Nestor,

    1. Ibid., 13, 244-46, trad. V. Brard; cf. aussi pour le bl, 13, 354, et 20, 106-110 (moulins); pour les vaches, 17, 181; Ulysse possde aussi des vaches Cphalonie, 20, 210.

    2. Ibid., 19, 111-14; sur ce texte qui relve d'une conception trs archaque l'poque d'Homre de la royaut, cf. M. I. Finley, le Monde d'Ulysse, trad. Cl. Vernant-Blanc, Paris, 1969, p. 98.

    3. Odysse, 11, 128; 23, 275. 4. Cf. par exemple pour Pylos 3, 495, pour rceSiov Ttrup-ropov Sparte 4, 41 ; 602-604, etc. 5. Ibid., 3, 5 sq. 6. Ibid., 4, 382 sq.; 425 sq.; cf. les dtails : l'orge et l'eau lustrale, 440 sq., le hurlement des

    femmes, 450; de mme encore, 15, 222-23 7. Comparez 4, 71-74 et 7, 86. 8. Cf. 4, 617; 15, 113-19; 7, 92. 9. 4, 352, 478.

    10. 4, 563-69; au contraire Ulysse peut dire : Je ne suis pas un dieu : 16, 187. 11. 4, 4 sq.

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  • TERRE ET SACRIFICE DANS L'ODYSSE P. VIDAL-NAQUET

    par une femme et par un adolescent qui nous est dpeint comme un peu attard . Une socit en somme en creux et en crise, ce qu'exprime la rvolte des , une socit qui attend le rtablissement de l'ordre.

    Il se trouve que le sacrifice est la fois le signe de la crise et l'instrument de la solution. Qui sacrifie Ithaque? Si l'on s'en tient au critre que constitue l'emploi des verbes epeoj et mxv8

  • LES DOMAINES DE L'HISTOIRE

    ils se situent l'intersection du monde des rcits et du monde rel, leur fonction essentielle dans le pome consistant faire passer Ulysse d'un univers l'autre.

    Dbarqu nu en Phacie, ayant accompli peu de choses prs un retour sans le concours des dieux ni des hommes mortels x, Ulysse trouve abri sous un olivier, et, fait remarquable, cet olivier, [asv cpuXYj, S'Xawj est double, la fois sauvage et greffe, olastre et olivier 2. La terre elle-mme de l'le des Phaciens est double, partiellement comparable la terre d'Ithaque, de Pylos et de Sparte, partiellement la terre du monde des rcits. La Phacie contient assurment toux les lments caractristiques d'un tablissement grec de l'poque de la colonisation, l'intrieur du cadre physique dessin au loin par ses monts et ses bois 3 : terre arable que le fondateur a autrefois partage : sSacrcrar'apoopac 4. Les champs y sont bien les travaux des hommes : aypo xocl spY'v0pc>7ta xal yaa 6; le pays dispose de vin, d'huile et de crales en abondance; Alcinoos a sa florissante vigne personnelle 7. En bref, les Phaciens sont hommes parmi les hommes; ils connaissent les bourgs fortifis, et les grasses campagnes de tous les hommes 8. C'est bien sa propre humanit que retrouve Ulysse en dbarquant en Phacie : quand il apparat Nausicaa, il est compar un lion chasseur des montagnes, tueur de btail ou tueur de cerfs; quand il quitte le pays pour retourner chez lui, il est comme un laboureur fatigu qui rentre la maison 9.

    Pourtant, la terre de Phacie s'oppose elle aussi la terre d'Ithaque : le jardin d'Alcinoos10 est un jardin magique qui ne connat pas les saisons, un Zphyr ternel y souffle, la vigne y montre la fois ses fleurs, ses raisins verts et ses **aisins mrs; bref, s'il ne s'agit que d'un verger, c'est bien un lot d'ge d'or au cur de la Phacie.

    realm he is leaving . Toute la dmonstration de Segal me parat devoir tre retenue, mais non cependant le vocabulaire symboliste et psychologique qui est parfois le sien; voir aussi son article Transition and Ritual in Odysseus' Return , Parola del Passato, 116 (1967), pp. 321-42, et H. W. Clarke, The Art of the Odyssey, Englewood Cliffs, N. J., 1967, pp. 52-56. M. F. Hartog a soutenu sur ce sujet un diplme de matrise la facult des lettres de Nanterre en juin 1970.

    1. Odysse, 5, 32; il a cependant bnfici de l'aide d'In-Leucotha et du dieu-fleuve de Phacie (5, 333-53; 5, 445-52).

    2. Ibid., 5, 477; les deux arbres ont le mme tronc. Toute l'antiquit a interprt le mot cpuXdj comme dsignant l'olivier sauvage (cf. les rfrences in Richter, op. cit., p. 135). Seuls certains modernes ont estim qu'il pouvait s'agir de myrte (Pease, R.E. s.v. Oelbaum , 2006).

    3. 5, 279-80. 4. 5, 610. Les historiens de la colonisation ont naturellement relev ce vers; cf. en dernier lieu

    D. Asheri, Distribuzioni di terre nell' Antica Grecia , Mem. dell' Ac. dell. se. di Torino. Se. Stor. e Fil., Turin, 1966, p. 5.

    5. Odysse, 6, 259. 6. Ibid., 6, 177, 191; cf. aussi 8)[zov tcXiv, 6, 13. 7. Ibid., 6, 76-79, 99, 293. 8. Ibid., 8, 560-61. 9. Ibid., 6, 130-33; 13, 21-35. 10. Ibid., 1, 112-132; il va de soi qu'il ne saurait tre question d'expulser de Y Odysse cette

    description fameuse sous le prtexte vraiment inepte que jamais les robustes mais troites enceintes [des villes mycniennes] n'ont eu en leurs murailles de place pour les quatre arpents de ce verger, de ce double vignoble et de ce potager (Brard, dition Bud, I, p. 186). Il est bon de noter aussi que le caractre utopique et mythique de ce texte a t bien senti dans l'Antiquit; ainsi l'Utopie hellnistique de Iamboulos cite les vers 120-21 (Diodore, 2, 56).

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    Au contraire, le jardin de Larte n'a rien que de normal : chaque cep a son temps pour tre vendang, et les grappes y sont de toutes les nuances, suivant que les saisons de Zeus les font changer \ C'est bien l'ge de Cronos d'un ct, l'ge de Zeus de l'autre 2. La comparaison pourrait tre pousse encore plus loin. Les chiens qui gardent la maison d'Alcinoos, uvres d'Hphastos en or et en argent, sont immortels et disposent naturellement d'une jeunesse ternelle; chacun connat au contraire l'pisode du chien Argo dont l'ge mesure exactement la dure de l'absence d'Ulysse 3

    Qu'en est-il maintenant du sacrifice? On sacrifie en Phacie peu prs comme Pylos ou Ithaque : po[i.ev isp xaX, nous offrirons aux dieux de belles victimes 4, affirme Alcinoos. On sacrifie un buf dans les rgles avant le dpart d'Ulysse 5, et quand les Phaciens sont menacs de destruction par Posidon aid de Zeus, leur sort est suspendu aux rsultats du sacrifice qu 'Alcinoos dcide de leur offrir : Toi[A

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    des hommes commes les autres. Alcinoos peut dire : Quand nous sacrifions aux dieux nos fastueuses hcatombes, ils viennent s'asseoir prs de nous et partager avec nous leur repas l. De tels repas pris en commun n'ont rien voir avec le sacrifice normal qui spare au contraire les hommes des dieux. Les Phaciens sont bien entendu des hommes : Alcinoos et Ulysse se rappellent l'un l'autre leur condition de mortels 2, et c'est bien la prcarit de la condition humaine dont les Phaciens feront l'exprience lors de leur dernire apparition dans le pome, mais ils sont aussi fcfXQeoi, parents des dieux; il ne s'agit pas d'une pithte de politesse elle n'est employe que deux fois par Homre et seulement leur propos 3. Ces hommes, qui ont jadis t les voisins des Cyclopes qui les pillaient, ont t installs par Nausi- thoos l'cart des hommes mangeurs de pain ,x avSp&v aXcpTjcrc-acuv4. En un sens ils sont bien, comme on l'a dit, l'inverse des Cyclopes 5. Toutes leurs vertus humaines, la pratique de l'hospitalit 6, la pit, l'art du don et de la fte, sont bien la contrepartie de la barbarie cyclopique. Mais il y a plus et mieux dire : l'ancienne proximit' et l'actuel loignement des Phaciens et des Cyclopes traduisent des rela

    tions plus subtiles. Par rapport aux dieux, dit Alcinoos, nous sommes des proches, comme les Cyclopes et les sauvages tribus des Gants , &aizep xal ypta

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    question est banale S mais il faut bien voir que Nausicaa est une jeune fille qui a l'apparence de la divinit, tandis que Circ ou Calypso taient des desses l'apparence de jeunes filles. Les projets matrimoniaux qu'Alcinoos et, avec beaucoup de discrtion, Nausicaa elle-mme caressent propos d'Ulysse 2 voquent ceux que formaient, plus vigoureusement, les deux desses. Les Sirnes, ces tentatrices, sont des ades qui chantent la guerre de Troie 3 comme le fait Dmodocos la cour d'Alcinoos faisant pleurer Ulysse 4. Les unes reprsentent l'aspect dangereux, l'autre l'aspect bnfique de la parole potique 5.

    On objectera, bien sr, que le nombre de situations o peut se trouver un homme comme Ulysse n'est pas illimit, et c'est exact. Mais voici qui est peut-tre plus singulier : Ulysse a dj rencontr avant les passeurs efficaces que sont les Phaciens un premier passeur qui reconduit jusqu'aux approches d'Ithaque : ole, l'intendant des vents e, qui comme les Phaciens passe sa vie dans les banquets. Dans les deux retours Ulysse s'endort, et son sommeil, catastrophique aprs le sjour chez ole, est bnfique aprs l'escale Schria 7. La famille d'ole, on s'en s'en souvient, pratique l'inceste, or, si l'on s'en tient aux vers qui introduisent la gnalogie d'Art et d'Alcinoos, il en est de mme du couple royal de Phacie :

    S'ovoji,' crav tzv\j[iov, ex Se toxyjcv tcv ocUtov o'urep tsxov AXxlvoov

    " Son nom, mrit, est Art (la vertu), ce sont les mmes parents qui les ont engendrs, elle et Alcinoos " 8. La suite du texte transmis corrige, il est vrai, cette impession que l'auditeur ne pouvait pas ne pas ressentir : Art n'est pas la sur d'Alcinoos, mais sa nice pourtant, l'explication par l'interpolation n'est pas ici indfendable9.

    Il reste cependant que ce que nous avons appel monde rel n'est pas moins prsent Schria que le monde mythique des voyages. Cela a dj t prouv propos de la terre et du sacrifice, mais la remarque peut tre tendue l'ensemble de l'organisation sociale. Les institutions sociales de Pylos, de Sparte, d'Ithaque surtout sont prsentes en Phacie,10 et le dtail de l'organisation du palais est identique Ithaque

    1. Ibid., 6, 16; 6, 67 ; 6, 102 sq.; 7, 291; 8, 457. 2. Ibid., 6, 244-45; 7, 313. 3. Ibid., 12, 184-91. 4. Ibid., 8, 499-531. 5. Cf. M. Dtienne, les Matres de Vrit dans la Grce archaque, Paris, 1967. 6. Odysse, 10, 21. 7. Cf. 10, 31 et 13, 92; sur le thme du sommeil dans V Odysse, voir Ch. P. Segal Parola

    delPassato, 116 (1967), p. 324-29. 8. Odysse, 7, 44-45. 9. Une scholie indique qu' Hsiode tenait Alcinoos et Art pour frres et sur (cf. Schol.

    Odys. r| (7), 54, p. 325 (Dindorf) = Hsiode, fr. 122 (Merkelbach-West) ; voir aussi Eustathe, ad n. (7), 65). Ds lors, deux solutions sont possibles, ou bien constater avec un scholiaste (E.P.Q., Aid.) que jxaxexoa to , que cela ne va pas avec la suite , et il faut, comme cela a t pratiqu depuis A. Kirchoff (Die Composition der Odysse, Berlin, 1869, 54-56) considrer comme interpols les vers 7, 56-68, et le vers 7, 146 (o Art est appele fille de Rhxnor), ou bien admettre que le pote a donn au couple royal une apparence d'inceste qui est ensuite corrige; dans le sens d'un rapprochement entre Eole et Alcinoos, cf. G. Germain, Gense, p. 293.

    10. Et d'abord, naturellement, le roi et la reine, ainsi les mmes formules sont utilises pour dcrire le coucher du couple royal Pylos, Sparte et Schria : cf. 3, 402-403 ; 4, 304-305 et 7, 346-47.

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  • LES DOMAINES DE L'HISTOIRE

    et chez Alcinoos. Est-ce un hasard : il y a c:nquante servantes chez Ulysse et autant chez Alcinoos \ et tout le reste est l'avenant 2. Seulement ces personnages identiques ne donnent pas deux socits identiques. Ainsi il y a bien Schria au moins un jeune homme en colre , Euryale, qui insultera Ulysse, mais il sera contraint faire des excuses 3. On chercherait en vain en Phacie un porcher, un bouvier, un chevrier. On chercherait en vain Ithaque ces marins professionnels qui conduisent sans pilotes, ces passeurs infaillibles de Phacie 4. Ithaque est une le dont les hommes sont partis autrefois en bateau, ce n'est aucun degr un pays de marins, mme si Ulysse a acquis la technique ncessaire. Une fois rentr au port, il fait des pices de son bateau un usage purement terrien, pendant les servantes infidles au cble dudit navire 5.

    La Phacie est au contraire une socit idale et impossible. En pleine crise de la royaut, Homre nous dcrit un roi qui sait rtablir la paix, un roi qui rgne sur douze rois subordonns et obissants 6, sur des fils dociles, sur une femme dont, quoi qu'on en ait dit, le seul rle est d'intercession 7, sur des vieillards dont le rle se limite au conseil8 et qui ne sont ni mis l'cart comme Larte ni ulcrs comme gyptios 9. Le palais d'Alcinoos est en un sens un olxo parfait, mais, je le rpte, il est impossible : les Phaciens ignorent la lutte physique 10, ils ignorent aussi, et compltement, la lutte politique : que l'on compare l'orageuse agora d'Ithaque, au chant 2, et celle des Phaciens11. Mme le garon inexpriment qu'est Tlmaque se faittraiter )*;12, de prcheur d'agora, et nul doute que nous n'atteignions l une ralit historique directe. Pylos aussi, fera-t-on remarquer, chappe la crise de la royaut et galement la Sparte de Mnlas. L'une et l'autre sont des tats ordonns et la ralit historique de la crise n'apparat que l o la logique du rcit impose sa prsence. La crise est Ithaque, non obligatoirement partout dans le monde des hommes l3. O est alors le discriminant entre la Phacie d'une part, Pylos et Sparte de l'autre? La rponse n'est pas douteuse, il est dans le caractre essentiellement terrien de Pylos et de Sparte.

    1. Cf. 22, 421 et 7, 103. 2. Par exemple il y a une intendante Schria (7, 166, 175; 8, 459) et une autre Ithaque (17,

    94) ainsi du reste qu' Pylos (3, 392), une nourrice Schria (7, 32) et une autre Ithaque (9, 27; 14, 357 sq.), un ade Schria (8, 261 sq.), un autre Ithaque (22, 330 sq.). L'pisode phacien et les scnes d'Ithaque ont souvent t rapprochs. On comparera par exemple les arguments trangement semblables, soixante-cinq ans d'intervalle, et malgr la variation des modes explicatives (les interpolations en cascade dans le premier cas, la composition orale dans le second), de S. ErrREM, Die Phaiakenepisode in der Odysse , Vidensk. Selsk. Skrift. Hist. Filos. Kl. 1904, fascicule 2, et de Mabel Lang, Homer and Oral Technique , Hesperia, 38 (1969), pp. 159-68.

    3. Odysse, 8, 131 sq.; 8, 396-412. 4. Ibid., 7, 318-320; 8, 558, 566; 16, 227-328. 5. Ibid., 22, 465-70. 6. Ibid., 8, 390-91. 7. Il suffit de se reporter 7; 146 sq. et de lire ces vers sans schma prconu de matriarchie ,

    tel qu'il est encore conserv par M. Lang, loc. cit., p. 163. 8. Cf. l'intervention d'chnos, 7, 155-66. 9. Comparez au discours d'chnos celui du vieil gyptios, 2, 15-34. 10. Odysse, 8, 246. 11. Ibid., 8, 25 sq. 12. Ibid., 1, 385; 2, 65. 13. C'est ce que me fait remarquer avec juste raison M. I. Finley.

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  • TERRE ET SACRIFICE DANS L'ODYSSE P. VIDAL-NAQUET

    Et le paradoxe est l : c'est au moment mme o quelques cits grecques entament l'aventure maritime de la colonisation occidentale que le pote de Odysse dcrit comme radicalement utopique une cit de marins. En un sens, ce qu'Ulysse voudrait rtablir Ithaque, c'est bien un ordre comparable celui qui rgne chez les Phaciens, mais il n'y parviendra pas : les banquets permanents des htes de Schria, avec ou sans la participation des dieux, sont au-del de ce qu'il peut obtenir, et il lui faudra, au chant 24, passer par une rconciliation avec les familles des prtendants massacrs. Les Phaciens l'ont rintroduit dans le monde des hommes et leur disparition entrane celle de ces mirages de l'inhumain qu'Ulysse avait rencontrs tout au long de ses voyages. On peut considrer Schria comme la premire utopie de la littrature grecque x, mais nous ne sommes, pas encore au moment o l'utopie politique se sparera de la reprsentation de l'ge d'or 2. Celui-ci reste prsent en Phacie, et c'est ce qui distingue cette socit idale d'une autre reprsentation de la cit parfaite, celle que dpeint, guerrire ou pacifique, Hphastos sur le bouclier d'Achille, au chant 18 de V Iliade, description dont tous les lments, de l'embuscade au procs, sont emprunts au monde rel. Mais l'ge d'or est vou la disparition, le voyage d'Ulysse est bien un retour Ithaque.

    Pierre Vidal-Naquet.

    1. Cf. M. I. Finley, Le Monde Ulysse, p. 101. 2. Sur ce thme, cf. M. I. Finley, Utopianism Ancient and Modem, The Critical Spirit

    {Mlanges Herbert Marcuse), Boston, 1967, pp. 3-20. J'accepte pleinement sur le plan thorique les remarques de Finley, mais il est juste, je crois, de dire qu'en pleine poque hellnistique, les utopies mleront troitement les mythes archaques et millnaristes aux reprsentations politiques; cf. L. Gernet, La cit future et le pays des morts , Rev. Et. Gr., XLVI (1933), pp. 293-310, repris dans Anthropologie de la Grce ancienne, Paris, 1969, pp. 139-153. Il n'en tait pas de mme au Ve sicle; une utopie comme celle d'Hippodamos de Milet (Aristote, Politique, , 1267 b 30 sq.) ne saurait s'expliquer par rfrence la pense mythique.

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    InformationsAutres contributions de Monsieur Pierre Vidal-NaquetCet article est cit par :Ndoye Malick. Faim, qute alimentaire et travail en Grce ancienne. In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 19 N1, 1993. pp. 63-91.Laura M. Slatkin. Genre and generation in the Odyssey, Mtis. Anthropologie des mondes grecs anciens , 1986, vol. 1, n 2, pp. 259-268.Goukowsky Paul. Les juments du roi Erythras. In: Revue des tudes Grecques, tome 87, fascicule 414-418, Janvier-dcembre 1974. pp. 111-137.Daraki Maria. Aspects du sacrifice dionysiaque. In: Revue de l'histoire des religions, tome 197 n2, 1980. pp. 131-157.

    Voir aussi:Marie-Claire Amouretti. Les instruments aratoires dans la Grce archaque, Dialogues d'histoire ancienne, 1976, vol. 2, n 1, pp. 25-52.

    Cet article cite :Bremond Claude. Postrit amricaine de Propp. In: Communications, 11, 1968. Recherches smiologiques le vraisemblable. pp. 148-164.Gernet Louis. La Cit future et le Pays des Morts. In: Revue des tudes Grecques, tome 46, fascicule 217, Juillet-septembre 1933. pp. 293-310.

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