L'Odyssée de Modo

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• 1 • Enfants Citoyens de Demain

description

Petit livre écrit en 2013 par les élèves de la classe de CM2 de l'école de l'Estaque gare à Marseille qui raconte l'histoire de Modo parti du Sénégal pour venir travailler aux Tuileries du Bassin de Séon dans le seizième arrondissement.

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Enfants Citoyens de Demain

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Une petite histoire écrite et illustrée

par les élèves de la classe de CM2 de l’école

de l’Estaque gare (13016) :

Rio Achez, Farès Attalah, Assia Badni,

Kiyan Baziz, Luka Bottero, Tarek Bouchafa,

Keyllian Boukhiar, Clara Cadot, Merwan Chabani,

Sabrina Chared, Marwan Djaouti, Driss Emerard,

Romain Frangville, Elliot Galaor,

Marla Lambrini, Soni Maurel, Jenna Ouertani,

Loïc Pothier, Laura Rasolofondraibe,

Karim Rouveau, Sophie Ruis,

Alexandre Tasmadjian, Saoirse Tiernet

et Chaïneze Tighilt.

Avec la collaboration des artistes

Antonella Fiori et Jean-François Marc

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Ce petit livre est le résultat d’une dizaine de séances d’ateliers d’écriture. Tous

les mardis après-midi, dans la bibliothèque de l’école, un petit groupe de huit

élèves de la classe de CM2 se réunissait autour de moi, pour imaginer et écrire les

passages de l’histoire que nous vous présentons ici.

Nous sommes partis d’Homère et de son Odyssée, qui retrace le voyage d’Ulysse

parti en mer, envoûté par le chant des sirènes, laissant à Ithaque sa femme

Pénélope et son fils Télémaque.

Puis, délaissant la mythologie, nous avons évoqué le Bassin de Séon au temps des

Tuileries, qui faisaient sonner leurs sirènes au rythme des trois-huit, ordonnant

ainsi le quotidien des ouvriers et de la population tout entière.

Nous avons inventé un personnage qui serait une sorte d’Ulysse contemporain,

répondant au chant des sirènes, non pas celles de l’épopée homérique, mais

celles des Tuileries de Saint André. Ce personnage s’appelle Modo. Comme

Ulysse, c’est un exilé.

Ainsi, après avoir planifié une petite trame narrative, l’écriture a pu commencer.

Les enfants se sont attablés pour le plaisir de raconter une histoire. Je les vois

encore penchés sur leurs feuilles blanches et je me souviens des moments légers

et graves, des sourires en coin et des regards malicieux, comme de douces

parenthèses dans le flot de nos quotidiens.

AvAnT PROPOS

Antonella Fiori

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Ce matin-là, dans la banlieue de Dakar, le soleil fait briller les hautes herbes.

La chaleur est déjà très forte. Un oiseau perché sur un bananier fait entendre

trois notes à intervalles réguliers. Devant les maisons en tôles du bidonville,

le craquement des brindilles jetées au feu répond aux derniers bruits de la nuit.

C’est l’heure où Modo prend le sentier qui le conduit vers la cabane des deux

chèvres. Tous les jours, il va leur soutirer un peu de lait pour nourrir sa famille.

Avec sa femme Chambala et son fils Wakou, ils vivent dans une case qui ressemble

à une ruine. Des pierres et des cailloux retiennent les tôles sur le toit. Le sol

est en terre battue. Il n’y a pas d’eau à l’intérieur. Ils vont la chercher au puits.

Lorsque la nuit tombe, ils n’ont pas d’électricité. Wakou fait ses devoirs au clair

de lune. Le soir, ils dorment sur une natte posée à même le sol. Ils sont pauvres.

Ils ne mangent pas tous les jours à leur faim.

La semaine dernière, Modo a reçu une lettre de son frère qui travaille à la tuilerie

Barthélémy Fenouil de Saint André, près de Marseille, en France. Dans cette lettre,

son frère lui raconte qu’il y a beaucoup de travail dans les usines. Il lui dit qu’ils ont

besoin d’hommes. Son frère pourra le loger chez lui. Il a une grande baraque près

de la tuilerie. Il va en parler au contremaître.

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Depuis le jour où Chambala sait que son mari va partir, elle est inquiète. Le

voyage est long, peut-être il y aura une tempête  ? Elle pleure à l’idée de ne

plus jamais le revoir  ! Que vont-ils devenir sans lui  ? Mais Modo la rassure.

Ils pourront venir le rejoindre plus tard. Et puis, c’est la seule façon qu’ils ont

de sortir du bidonville. Il n’y a pas d’avenir pour eux dans ce pays. Il n’y a que des

champs et des champs et, après les champs, c’est la grande brousse et les fauves.

La veille de son départ, Modo dit au revoir

à sa famille et à ses amis. Il fait le tour

du bidonville. Il est triste de les quitter.

S’il part c’est pour un avenir meilleur.

Il leur fait la promesse de leur ramener

un souvenir de là-bas. Ce soir-là, sa femme

lui donne un collier avec un petit sachet en

cuir dans lequel elle a mis un peu de terre de

chez eux et des coquillages.

8 mai 1966. Port de Dakar. Quand Modo arrive vers le soir, l’embarquement des

passagers est déjà commencé depuis une heure et le Mayflower, relié au quai

par un petit pont mobile, continue d’engorger une procession interminable de

gens qui sortent par groupes d’un bâtiment en face, où un homme examine les

passeports. Beaucoup portent des sacs et des valises à la main ou sur la tête,

le billet coincé entre les lèvres. Sur le quai, il y a une grande majorité de curieux et

de parents, habitués à ces séparations.

Une fois tous les passagers installés, le pont est levé et les amarres sont larguées.

On entend un sifflement. Le paquebot quitte lentement le quai. À cet instant, Modo

se faufile jusqu’à la proue en plein milieu de la foule qui s’est tournée vers la côte.

Il éprouve un pincement au cœur. Il sait qu’il ne verra pas son fils grandir. Il ferme

les yeux. Il se revoit avec Mouloud, son meilleur ami. Soudain, un homme lui

marche sur les pieds en passant et le ramène à la réalité.

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Il s’installe sur le pont au milieu des autres passagers et regarde la côte africaine

s’éloigner. Dans l’obscurité, il a du mal à respirer. L’air est chaud et chargé d’odeurs

épicées. Rien ne peut l’empêcher de penser à sa famille qu’il est en train de quitter.

Mais, il se dit que ce travail qui l’attend va changer sa vie et celle de ses proches.

Au bout de quelques minutes, il reprend le rythme de sa respiration et, la tête

entre les mains, il sanglote un peu. Tout à coup, le capitaine du bateau voit la

scène. Il s’approche de Modo. Il lui propose une cabine pour qu’il puisse se reposer.

Le capitaine s’appelle Willy Enderson. Il dirige le paquebot depuis une vingtaine

d’années. Aussi, il comprend la situation de ceux qui quittent leur pays, non pas

pour voyager, mais pour aller travailler.

Lorsque Modo se réveille, il fait jour. Le Mayflower vient de passer le détroit de

Gibraltar sans problème. Les passagers sont presque tous encore dans leur

chambre. On entend le bruit de l’eau dans les lavabos. Modo s’empare d’une feuille

de papier et d’un crayon posés sur la petite table près du lit. Il écrit une lettre

pour sa femme Chambala et son fils Wakou. Mais, en quelques minutes, le pont

du paquebot est secoué par la mer qui se déchaîne. Le ciel devient gris sombre.

Il fait nuit en plein jour. Des rafales de plus en plus violentes secouent le navire.

Petit à petit, les vagues se mettent à se chevaucher et à se creuser. Déséquilibré,

le Mayflower tangue de tous les côtés. Modo perd sa lettre qui s’envole lentement

comme une feuille se pose sur l’eau. Il sort sur le pont. La plupart des passagers,

saisis par le mal de mer, sont couchés en travers des bancs et sur le sol du bateau.

D’autres, pâles et décoiffés, titubent et s’agrippent ça et là. Même ceux qui n’ont

pas le mal de mer ont l’air abattus. Modo, les jambes coupées, avec la nausée, est

parcouru de sueurs froides.

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Soudain, le paquebot heurte quelque chose. Il commence à couler. Le Capitaine

donne l’ordre de quitter le navire et de mettre les canots de sauvetage à l’eau.

Quelques secondes après, changement de programme, Willy Enderson se met à

crier : « Tous à la mer ! Nagez vers le rivage ! » Les côtes espagnoles ne sont plus qu’à

un kilomètre. L’équipage et quelques passagers sautent. Modo s’apprête à faire la

même chose, mais il se coince un pied dans les cordages. C’est la fin pour lui.

Dans un sursaut, il réussit à se débloquer, saute et tombe le front contre une

barre. Il saigne. Le sang chaud coule sur son visage lavé par la pluie. Des éclairs

frappent le ciel. Tout autour de lui, ce n’est plus que bouillonnement et furie. De

monstrueuses vagues déferlent en hurlant. Le bateau craque et gémit sous les

flots déchaînés. Il se couche tandis que l’eau entre à l’intérieur. Modo doit faire

attention aux poutres et aux débris qui tombent autour de lui. L’obscurité est si

grande qu’il n’y voit presque rien. Puis, un éclair lui permet de revoir tous les gens

du paquebot. Cherchant des yeux le capitaine, il le voit englouti par la mer quand

le bateau sombre. « Non ! Il ne faut pas que je meure ! », se dit Modo. Il est à bout

de force dans la mer déchaînée.

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Tout à coup, une sirène apparaît. Elle lui met une bulle d’air devant la bouche.

Modo la respire. La sirène le ramène à la surface. Elle lui dit :

—  Le collier que ta femme t’a donné, c’est celui de Poséidon ! Ta femme lui a volé !

C’est un collier magique ! Il empêche de se noyer !

—Qui est ce Poséidon ? demande Modo.

—Le dieu de la mer ! Notre maître à tous ! répond la sirène.

—Votre maître ? Mais qui êtes-vous ? questionne Modo.

—Vois-tu, Poséidon, c’est mon dieu  ! Le dieu de toutes les mers et de tous les

poissons. Il vit dans un palais sous-marin entouré de déesses et de sirènes. Depuis

qu’il a perdu son collier, à cause de ta femme, il n’a plus les mêmes pouvoirs.

Je pourrais te le reprendre pour qu’il puisse retrouver sa force et que l’on vive

en paix ! Mais je te le laisse car tu vas en avoir encore besoin. Cependant, si tu

l’utilises pour avoir de l’argent, je te le reprendrai aussitôt ! Maintenant, adieu, la

terre n’est plus très loin !

Modo la voit partir et s’enfoncer dans l’eau. Puis, il aperçoit le rivage à une dizaine

de mètres.

—Oh ! Enfin la terre ferme ! pense-t-il, en nageant de plus en plus vite.

Dès qu’il pose le pied sur la plage, Modo ressent une énorme fatigue et un grand

soulagement. Il s’allonge sur le sable de la plage déserte pour faire sécher ses

vêtements au soleil. La journée promet d’être longue. Soudain, il voit un vieux

pêcheur aux longs cheveux très blancs s’avancer vers lui.

—D’où viens-tu ? lui demande le pêcheur.

—D’un bateau qui a fait naufrage. Je suis venu à la nage, répond Modo.

—Tu as de la chance de savoir nager, sinon tu allais finir entre les dents d’un requin.

—Tu as vu ce collier, il me protège des naufrages, c’est ma femme qui me l’a offert.

—C’est bien d’avoir une femme qui pense à toi. Mais, où vas-tu ?

— Je veux aller rejoindre mon frère à Marseille.

—Que vas-tu faire là-bas ?

—Travailler dans une tuilerie.

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—Comment comptes-tu t’y rendre ?

— Je ne sais pas. J’ai tout perdu, mes papiers, mon argent, mes quelques vêtements.

— Je peux t’aider.

—Ne vous donnez pas tant de mal pour moi. Merci.

— Je ne suis qu’un vieillard. Tiens, prends. C’est l’argent pour ton billet. Tu en

as plus besoin que moi. Il y a une gare dans cette ville que tu vois au loin.

Tu trouveras un train, j’en suis sûr.

—Merci ! Je vous revaudrai ça un jour. Je vous le promets. Je reviendrai.

—Adieu et bon voyage !

Quand Modo monte dans le train, deux contrôleurs l’accueillent et lui

demandent son billet. Il le montre et va s’assoir à sa place. À côté de lui,

il y a un homme chauve et barbu, avec des yeux bleus. Ils commencent à

faire la causette tous les deux. L’homme s’appelle Marmoud. Il est inspecteur

de police. Il se rend à Bordeaux. Ensuite, l’homme sort un livre de son sac

et se met à lire. Modo regarde le paysage défiler. Il voit la mer bleu azur,

les côtes méditerranéennes splendides. Il repense à ce naufrage qui a failli

lui coûter la vie.

Il revoit le vieil homme qui lui a payé le billet. Puis il s’endort, bercé par le rythme

du train. Lorsqu’il ouvre les yeux, les wagons sortent d’un long tunnel. Modo voit

d’abord de nombreuses cheminées qui fument, peut-être des tuileries ? Il voit des

centaines de bateaux amarrés, des îles au loin et une sorte d’église au sommet

d’une colline qui domine la ville. « Marseille ! », se dit-il.

Arrivé devant la tuilerie Barthélémy Fenouil, Modo est étonné par la grandeur

des bâtiments et le nombre de cheminées. Il voit plein de camions qui arrivent

d’une carrière. Ils sont tous remplis de gros blocs de terre. Des ouvriers déchargent

et cassent cette terre avec une pioche pour en faire des petites mottes.

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Plus loin, il y a un bassin circulaire rempli d’eau. D’autres ouvriers envoient cette

terre dans le bassin. Il y a une grande barre de fer qui tourne. Elle fait bouger l’eau

pour que tout se mélange.

Modo ne sait pas où aller. Il avance au milieu des tuiles qui sont entassées.

C’est à ce moment-là qu’il se retrouve près de son frère qui est en train de pousser

une brouette chargée de tuiles. On dirait que cette brouette pèse plus de cent

kilos.

—Oh Modo ! Comment ça va ? Tu as fait un bon voyage ?

—Mon bateau a coulé, dit Modo. J’ai bien failli me noyer.

—Heureusement que tu sais nager !

—Oui, heureusement, sinon je ne serais plus là. Et toi, tu vas bien ?

—Tu vois, je travaille. Mais comme tu m’as manqué !

—Ça fait un moment qu’on ne s’est pas vu, frérot.

—Ben oui, ça fait deux ans maintenant.

—Comme le temps passe vite.

—Tu as l’air fatigué.

—C’est vrai, je suis un peu fatigué. Le voyage a été long.

—Tu es venu sans bagage ?

— J’ai tout perdu pendant le naufrage. Tout ce que je possède, je le porte sur moi.

—Tu as de la chance parce qu’il fait encore beau ici ! L’hiver, c’est plus dur pour

nous !

—L’important pour moi, c’est de pouvoir travailler et de faire venir ma femme et

mon fils, ensuite.

—Viens, on va aller voir le contremaître !

—D’accord frérot.

—Par là, je t’emmène dans les bureaux.

En marchant, Modo dit à son frère :

— J’ai peur de ne pas me faire embaucher.

—Mais non ! Tu vas voir, le contremaître est très gentil ! Et puis, ne t’en fais pas,

c’est ton premier jour.

—Ah bon !

Soudain, en passant devant les fours, Modo s’exclame :

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—Ouf ! Il fait très chaud ici !

—Normal ! Il fait à peu près mille degrés dans les fours ! En plus, il y a les cheminées !

Tu vois, plus il y a de cheminées, plus il y a de fours ! Et ici, les fours ne s’arrêtent

jamais !

—Pourquoi ces hommes apportent-ils de la terre ?

—C’est de l’argile, l’ingrédient principal pour fabriquer des tuiles ! Tiens, je vais te

poser une colle. Tu sais comment s’appellent ces brouettes ?

—Non !

—Des carolines !

—Ah bon, pourquoi ?

—Ça, ça reste un mystère !

—Mais c’est immense ici ! affirme Modo.

—C’est immense, parce qu’il y a beaucoup d’étapes pour créer des tuiles  !

Regarde, là ce sont les presses, où les femmes travaillent. Ce sont elles qui

impriment les estampilles sur les tuiles ! répond son frère.

— Je crois que je vais me perdre.

—Tu parles ! Tu vas t’habituer !

Une fois arrivés près d’un bâtiment qui paraît neuf, Modo et son frère grimpent

des marches. Ils entrent dans le bureau du contremaître.

—Monsieur Librini, je vous présente mon frère.

—Bonjour ! Asseyez-vous ! dit le contremaître.

— Il vient d’arriver de Dakar pour travailler à la tuilerie. Il va loger chez moi.

—On a une commande importante à livrer ! On va avoir besoin d’hommes en plus !

—Tu vois frérot, je te l’avais dit !

—Vous vous appelez comment ?

— Je m’appelle Modo. Je viens du Sénégal. J’habite dans un bidonville à Dakar,

avec ma femme et mon fils. J’ai reçu une lettre de mon frère qui me disait que

vous aviez besoin d’ouvriers. Alors, je suis venu tout de suite.

—Oui, je comprends.

—Là-bas, au Sénégal, c’est très dur de trouver du travail.

—Nous avons toujours besoin d’ouvriers dans l’usine.

—Vous avez quelque chose à me proposer ?

—Oui, je vais avoir une place pour charger et décharger les carolines.

—C’est ce que fait déjà mon frère ?

—C’est ça. Pouvez-vous commencer dès demain matin ?

—Quand vous voulez !

—Attendez ! J’appelle le responsable pour le lui dire.

—Ok Monsieur !

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Toi qui vient de lire L’Odyssée de Modo, sache que notre livre s’arrête ici,

mais que l’histoire continue. Il y a beaucoup d’autres choses extraordinaires

et merveilleuses qui se sont passées dans la vie de Modo depuis son arrivée à la

tuilerie Barthélémy Fenouil.

Comme tous ceux qui ont quitté leur terre, le trajet de Modo rejoint celui de

tous ces hommes et de toutes ces femmes qui sont venus, parfois au péril de

leur vie, d’Algérie, de Tunisie, du Sénégal, de l’Italie, de l’Espagne, de l’Arménie...

pour aller travailler dans les tuileries de Marseille et du Bassin de Séon. Tous,

ils ont connu l’épreuve et la douleur de l’exil.

L’Odyssée de Modo, c’est un périple et une histoire qui durent depuis des siècles.

Parfois, la mort est là, en cours de route.

12 juin 1966

Ma très chère et tendre Chambala,

Aujourd’hui, c’était mon premier jour de travail. Malgré la fatigue, je veux prendre quelques minutes pour

te donner de mes nouvelles et te rassurer sur mon voyage.

Je viens de rentrer de la tuilerie après 10 heures passées à pousser des brouettes chargées de tuiles au milieu

du bruit des camions et de la poussière d’argile qui vole sans arrêt à cause du vent. Ce soir, j’ai mal au

dos. On dirait que j’ai 100 ans. Je ne sens plus mes pieds et mes mains. Tu ne peux pas savoir à quel point

c’est fatigant de travailler là-bas. C’est comme au temps des esclaves. En plus, il y a la chaleur des fours

qui chauffent sans arrêt. On se croirait dans la bouche d’un volcan. Je suis vraiment content d’avoir

retrouvé mon frère. On a beaucoup de choses à se raconter.

Figure-toi qu’il avait trouvé une copine nommée Caroline. Ils devaient se marier au printemps. Elle est

morte brutalement en laissant une petite fille, Virginie. Mon frère devait s’en occuper, mais il n’a pas

le temps, alors il l’a confiée aux grands-parents. Tous les dimanches, il amène Virginie à la plage de

Corbières, après ils vont manger des chichis à l’Estaque.

Cette nuit, je dors chez lui dans le bidonville de Lorette. C’est là que logent certains ouvriers de la

tuilerie. Ce sont des maisons construites avec des briques et des tuiles de récupération. On va chercher l’eau

à la source. Tu vois, ce n’est pas le confort que j’attendais puisque ça ne change pas trop de chez nous.

C’est pareil. Les gens sont solidaires et il y a beaucoup d’entraide.

En parlant de bidonville, je pourrais aussi te raconter mon voyage. Le bateau a coulé pendant une tempête.

J’ai bien failli y passer, mais grâce à une sirène j’ai pu atteindre la côte espagnole. Elle m’a dit que tu

avais volé le collier de Poséidon pour me le donner. C’est quoi cette histoire ? Est-ce que tu me caches

quelque chose ? Ou bien, cette sirène m’a-t-elle raconté un mensonge ?

Je vais te laisser parce que je tombe de fatigue. Embrasse bien fort mon Wakou chéri.

À bientôt ma douce.

Modo

Fin

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L’Odyssée de Modo a été soutenu par la DRJSCS PACA et la DRAC PACA dans le cadre du programme « Identités, Parcours & Mémoire ».

Conception graphique : Clément Muraour / www.clementmuraour.com

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Jacques Vialle, instituteur à l’Estaque

L’odyssée de Modo, c’est celle de tous ces travailleurs exilés, qu’on nomme

pudiquement «  travailleurs immigrés  », oubliant, par cette appellation, tout le

déracinement vécu par ces hommes et ces femmes venus enrichir notre pays en

voulant simplement faire vivre leur famille. Dans ce conte moderne, métissé de

mythologie, les enfants ont su retraduire les témoignages qu’ils ont reçus à ce

propos, et ce n’est pas la moindre des qualités de cet ouvrage.

Je suis très fier d’eux et les remercie chaleureusement.