Une oasis continentale du Sud-Tunisien

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A.F Baduel Pierre-Robert Baduel Une oasis continentale du Sud-Tunisien In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°38, 1984. pp. 153-170. Citer ce document / Cite this document : Baduel A.F, Baduel Pierre-Robert. Une oasis continentale du Sud-Tunisien. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°38, 1984. pp. 153-170. doi : 10.3406/remmm.1984.2051 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1984_num_38_1_2051

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A.F BaduelPierre-Robert Baduel

Une oasis continentale du Sud-TunisienIn: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°38, 1984. pp. 153-170.

Citer ce document / Cite this document :

Baduel A.F, Baduel Pierre-Robert. Une oasis continentale du Sud-Tunisien. In: Revue de l'Occident musulman et de laMéditerranée, N°38, 1984. pp. 153-170.

doi : 10.3406/remmm.1984.2051

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1984_num_38_1_2051

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R.O.M.M., 38, 1984-2

UNE OASIS CONTINENTALE DU SUD-TUNISIEN

par Andrée-France BADUEL et Pierre-Robert BADUEL (1)

1. La Tunisie oasienne La Tunisie oasienne peut se diviser en trois zones. Une zone littorale, avec les oasis de

l'Arad et d'El Hamma de Gabès (2), dont la production est dominée par les cultures industrielles (henné dans les oasis de Gabès) mais aussi (bien qu'en forte réduction) maraîchères et fruitières ; le palmier joue, ici, plus un rôle de brise-vent que d'arbre fruitier, il est disposé tout autour de la parcelle afin de permettre un ensoleillement maximum pour les cultures sous-jacentes. Une zone continentale, avec les oasis du Djérid et du Nefzaoua, qui sont, avant tout, des palmeraies : traditionnellement, on y cultivait les trois étages, d'abord le palmier-dattier qui était la ressource principale, puis à l'étage intermédiaire les arbres fruitiers tels que grenadiers, figuiers..., la densité de palmiers à l'hectare était très élevée (plus de 300), l'ensoleillement réduit au sol favorisait peu les cultures maraîchères par ailleurs concurrentes du palmier pour l'eau. Entre ces deux zones, un système oasien particulier, celui des oasis de Gafsa qui, pour une bonne partie, est une oliveraie irriguée (olives de table).

L'oasis que nous avons retenue pour présenter les structures sociales oasiennes, Gléâa, appartient au type des oasis continentales et concentre en elle l'essentiel de leurs caractéristiques.

2. Situation régionale de l'oasis de Gléâa. Le Nefzaoua, au cœur duquel est située l'oasis de Gléâa, est cette région du sud

tunisien ceinturée au nord /nord-ouest par le Chott El Djérid, à l'est par les Monts de Matmata et au sud par le Sahara, si tant est que le Nefzaoua n'est pas déjà Saharien, car rares y sont les oasis qui ne sont pas écrasées par les sables, certaines (telle Ibnes au sud de Kebili), ayant même été complètement recouvertes, la plupart ne pouvant être maintenues que par une lutte incessante de l'homme contre la reprise du désert. La moyenne pluviomé- trique annuelle n'y dépasse pas 90 mm, avec des périodes de terrible sécheresse. Cest malgré cela un pays d'antique agriculture au nord (qui était traversé par le Limes romain, voir P. Trousset, 1974), et aussi plus évidemment, au sud, de pastoralisme nomade ou semi- nomade. En un siècle, la région a connu quelques transformations importantes : le développement progressivement dominant d'une culture d'exportation, la datte deglat-nour, et, corrélativement, notamment à une politique de sédentarisation des nomades (P.-R. Baduel, 1 984), le déclin de l'élevage, et ce dans le même temps où la population se multipliait par plus de quatre.

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L'oasis de Gléâa, quant à elle, est plus précisément située dans la partie nord du Nefzaoua, dite « presqu'île de Kébili » parce que constituée par une langue de terre s'enfon- çant au milieu du Chott El Djérid. Cette presqu'île regroupe à elle seule, de Djedida à Dbabcha, une vingtaine d'oasis, soit environ la moitié des oasis de la région. Gléâa est limitrophe des oasis de Bouabdallah et de Menschia. A la rencontre de ces trois oasis fut créé, dans les années 30, un souk, dit Souk El-Ahad, qui est aujourd'hui un marché comparable en importance à celui de Kebili (P.-R. Baduel, 1979). Souk El-Ahad devait récemment (1977) être élevé au rang de centre de la nouvelle délégation (3) du même nom. Pour le moment, cependant, ce nouveau centre ne comporte que des services administratifs ou commerciaux, les villages alentour demeurant les lieux de résidence des quelques fonctionnaires qui y ont été nommés. La liaison Kebili-Tozeur était, jusqu'à ces derniers temps, affectée pendant plus de la moitié de l'année par l'obstacle du Chott ; l'asphaltage de la piste, après les travaux de longue haleine menés par l'armée, y compris sur le Chott lui-même, devait rendre la traversée possible en toute saison et relier ainsi de façon permanente les deux grandes régions dattières de Tunisie.

Notons, cependant, que le commerce de la région s'effectue depuis longtemps davantage avec le littoral (Sfax et Gabès) qu'avec le Djérid qui apparaît d'abord aux nefzaouans comme un concurrent plus que comme un partenaire. La reconnaissance indirecte de ce fait a été récemment établie par l'élévation de Kebili au rang de gouvernorat indépendant de Tozeur aussi bien que de Gabès. 3. Données générales sur l'oasis

Gléâa est une communauté forte de 762 habitants (recensement 1975), score moyen pour l'ensemble du Nefzaoua, mais de dimension plus restreinte que les communautés voisines de Menschia (2848 habitants agglomérés (4) — en incluant Ezzira et Ziret Louhichi) et de Bouabdallah (2461 habitants).

Situé au sud de la route Kebili-Tozeur, à la différence de Kebili-vieux, blotti au coeur de sa palmeraie, mais à l'instar des autres oasis nefzaouanes, le village est bâti sur la partie haute du territoire communautaire, entre les cotes 44 et 37 des courbes de niveaux. Il est enserré par les deux bras morts des anciennes foggara et traversé par une grande seguia asséchée. La partie ancienne du village comportait quelques maisons à ghorfa, pièce surélevée réserve pour les dattes, caractéristique de riches demeures. Certaines rues étroites étaient encore récemment couvertes/Mais cette partie du village est de plus en plus en ruine et délaissée au profit d'extensions à l'ouest de la grande séguia asséchée.

La palmeraie occupe naturellement la partie du territoire en aval des anciens bassins de collecte des eaux souterraines. Les jardins, irrigués par simple gravitation, s'étagent selon les courbes de niveau : l'ex-bassin collecteur ouest se trouve à la cote 37,4, tandis que le jardin le plus bas se situe à la cote 22,5, la dénivellation est donc d'environ 15 mètres entre les deux points extrêmes de la palmeraie. Au niveau le plus bas aboutissent les eaux de drainage, qui ensuite serpentent doucement vers le Chott. Rappelons que le Chott El Djérid est situé à 1 6 mètres au-dessus du niveau de la mer, ce qui permet de saisir la différence d'altitude entre le point le plus bas de l'oasis et le niveau du Chott. C'est dans ces parties basses, à la lisière des plantations, que quelques fellahs essayent de gagner illégalement quelques terres, où sont faites quelques céréales d'hiver. De même manière, quelques

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jardins sont récupérés en amont à la faveur de la création du forage, ces jardins ayant été dans le passé abandonnés par suite d'approfondissement du niveau de la nappe (5). La superficie de l'oasis, hors extension (plus ou moins temporaire) prohibée, est de 80 ha environ (1975).

Jusque dans les années 60, la palmeraie était irriguée par foggara (appelées localement Khriga), mais la multiplication des forages partout au Nefzaoua, depuis trois quarts de siècle, et la raréfaction de la main-d'œuvre requise jadis pour l'entretien des galeries, ont entraîné l'assèchement et l'abandon de ce système d'irrigation dont il ne reste comme témoin du passé que la chaîne des terriers et des puits qui ne sont pas encore tous bouchés. Un forage pompé a été installé et, pour la gestion de l'eau, une A.I.C. (Association d'intérêt collectif) constituée en 1972. Naturellement, le passage de l'irrigation par foggara à l'irrigation par pompage ne s'est pas fait sans poser de problèmes. L'eau par foggara n'était pas gratuite, sa production était le résultat d'un investissement en capital travail basé sur l'utilisation d'une main d' œuvre abondante à l'origine servile ; et donc, sa production était d'un coût de revient assez bas. Désormais, il faut, pour produire l'eau, un investissement considérable que la communauté ne peut assumer sans le consentement d'avances par l'État ou des banques à cet organisme de gestion qu'est l'A.I.C. Et les investissements coûtent cher pour les fellahs dont l'assise foncière et donc les revenus sont faibles (voir section n° 6). A titre d'exemple, nous donnons un extrait du budget sur l'A.I.C. de Gléâa pour 1975 {tableau n° 1).

Tableau n° 1

BUDGET DE L'AJ.C. DE GLEAA EN 1975 (extrait)

* Le projet de budget 1975 est adopté par le Conseil d'Administration sous la forme suivante :

A/ DÉPENSES - Remise (pour personnel) 4 % 42,760 - Entretiens-réparations 300,000 - Frais de gestion 1 40,000 - Annuités remboursables (bancaires) 2 1 9,000

\ Intérêts 65,000 - Fonds de réserve 300,000 - Dépenses imprévues 2,240

Total 1 069,000 D

B/ RECETTES -Cotisations 1 069,000 D Différences avec l'exercice précédent — 2 29 1 ,000 Redevance à l'hectare 1 3, 5 1 9

Explication: diminution d'une part de la partie autofinancement, des annuités remboursables, intérêts bancaires, augmentation des frais d'entretien, des frais de * gestion et du fonds de réserve.

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Ainsi, pour se procurer l'eau d'irrigation sans laquelle, est-il besoin de le rappeler, il n'y a point de culture possible en ce pays aride, le fellah était obligé à une dépense annuelle de plus de 1 3 dinars (7) à l'hectare, la somme variant d'une année sur l'autre, notamment compte tenu de l'avancement du remboursement des emprunts de FA.I.C, comme en fait mention le procès-verbal lui-même du tableau n° 1 . Pareille dépense, dérisoire en soi pour la bourse d'un paysan des pays développés, est ici importante, vu le faible pouvoir d'achat de la population locale: en 1975, on estimait que la consommation moyenne annuelle en milieu rural tunisien était de 75 D/ famille (K.-S. Thio, 1974) ; sans doute faut-il réviser en hausse ce chiffre dans une région qui, comme ici, connaît un revenu d'appoint important en provenance de l'émigration.

Mais cela nous donne une idée de la part de l'eau par rapport à la consommation familiale qui, dans les groupes sociaux à faible revenu, a tendance à se confondre avec le revenu total. C'est d'ailleurs, compte tenu du fait que tout détournement de quelques dinars des dépenses incompressibles de base était prohibitif pour une bonne partie des propriétaires microfundiaires, qu'on en vit certains (parfois leurs fils) partir en émigration afin de pourvoir aux nouvelles dépenses (P.-R. Baduel, 1980). Aux dépenses hydrauliques venaient en même temps s'en ajouter d'autres sur lesquelles nous reviendrons. De plus, même en payant l'eau — et quand on peut la payer — il s'avère que les disponibilités existantes ne sont pas suffisantes pour alimenter de façon adéquate la palmeraie : en 1 975, le forage pompé donnait 29 litres/ seconde, les besoins réels en eau étant évalués à 641/s, on pouvait donc affirmer que la palmeraie n'était irriguée qu'à 45 % de ses besoins. Ainsi, l'oasis se trouvait dans une situation d'eau chère et insuffisante, que les grands travaux hydrauliques dits de Guettaia devraient améliorer, au moins sur le second point.

La culture dominante est bien entendu le palmier-dattier, avec, comme dans toutes les oasis de la presqu'île, une forte proportion de palmiers communs, jadis destinés à Fautocon- sommation et au troc contre les céréales du nord. En cultures intermédiaires, on rencontre des oliviers, des grenadiers, des figuiers... Au sol, comme partout ailleurs, les cultures maraîchères ne sont plus très répandues, la luzerne et les céréales fourragères parfois les remplacent ou bien les jardins ne sont plus entretenus que pour les palmiers auxquels on réserve l'eau.

4. La communauté oasienne Sur cet espace — auquel il faut ajouter les lointains terrains collectifs de parcours et de

labours situés au nord du Chott, sur le Segui et le Mont du Chareb — vit une population fort hétérogène. Au premier abord se manifeste un net clivage entre deux groupes se distinguant à la fois par leur position dans l'espace villageois et par leur genre de vie : d'une part, les semi-nomades Ouled Sbaa et, d'autre part, les sédentaires agriculteurs.

Les Ouled Sbaa constituent une branche de la grande tribu des Ouled Yagoub, qui a joué un rôle prédominant au Nefzaoua pendant plusieurs siècles et jusqu'à l'Indépendance. Cette tribu est aujourd'hui dispersée dans différentes oasis, avec cependant deux fortes concentrations : d'une part, à Kebili-ville où un quartier porte son nom, d'autre part, à Negga, « bourg-pirate » coincé entre deux bras « de ce désastre de sel et d'argile phosphorescents » (A.-F. Baduel, 1 976) qu'est le Chott. Les Ouled Sbaa semblent s'être installés à Gléâa au XIXe siècle : ils forment un quartier à part au nord-est du village. Ils connaissent encore

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pour partie un genre de vie semi-nomade, leur sédentarisation se poursuit assez rapidement : ils commencent par construire une pièce en dur et conservent encore longtemps devant leur porte leur tente déployée (comme dans la région de Ben Gardanne et Zarzis les Touazine et les Akkara conservent leur « houch », pièce ronde en roseaux). En période scolaire, femmes, enfants et vieux restent à Gléâa, tandis que les hommes valides continuent leurs déplacements, essentiellement vers le Segui et le Chareb. Leur groupe se décompose en deux lignages : Dar Houma et Dar Chamak. Au total, leur nombre ne dépasserait pas les 150 personnes, soit environ 19 % de la population totale de l'oasis. La ségrégation avec les sédentaires est entière, en particulier au niveau du lien matrimonial. Du fait du maintien du genre de vie traditionnel, ils continuent de pratiquer un petit élevage d'ovins-caprins et, à l'instar des Ouled Yagoub de Negga, de camelins (environ 40 chameaux au moment de notre enquête). Compte tenu qu'ils n'ont pas, en tant qu'étrangers, accès aux terres irriguées monopolisées par les sédentaires et qu'en tant que semi-nomades, ils ont un relatif mépris pour le statut d'agriculteur, leur sédentarisation s'accompagne souvent d'une émigration vers l'étranger.

Les sédentaires quant à eux ne forment pas un groupe homogène. L'enquête menée par maison a permis de déterminer un certain nombre de lignages (arouch) qu'on peut répartir en trois catégories ; les lignages blancs originaires ou assimilés, les lignages noirs assimilés, et les étrangers. Le tableau n° 2 nous donne une idée de l'importance de chacun des lignages en prenant comme base d'enquête le nombre de maisons habitées par tel ou tel lignage.

Tableau n° 2

LA POPULATION DE GLEAA PAR MAISON ET LIGNAGE EN 1976 Lignages Nombre de maisons

27 21 8 6 5

4 3

2

1

Autochtones ou ,

Blancs

Bouraoui

Chorfa

Allous, Bargouth, Azaiez

Lachkham, Chagrour, Dgachi Khrioua, Bougalba

Thabet, Arrou, Hamouda, Hamrouni, Ktarib, Amara

Étrangers

Noirs

Ould Sbaa

Belghir, Gharbi

Frechiche

Sabria, Bouabdallah. Jemni Mgarha, Gharbi, Cherif

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Comme on peut le voir, un lignage domine largement le village par son nombre, les Bouraoui, qui totalisent 22,5 % des maisons de Gléâa. Les Ouled Sbaa constituent le second groupe avec 17,2% des maisons. Le troisième groupe important, les Chorfa, réprésente 6,6% des maisons. Lorsque le Cheikh (notable local désigné administrativement comme chef de secteur ou imadd) était originaire de Gléâa, il appartenait au lignage Bouraoui. Les Chorfa, dépositaires du sacré, disposent dans l'oasis de Zaouiet El Hartz, à quelques kilomètres à l'ouest de Gléâa, d'un marabout qui fait l'objet d'un important pèlerinage annuel. Soucieux de la pérennisation de leur capital symbolique, les Chorfa pratiquèrent une stricte endogamie lignagère. Le croquis schématique ci-après nous donne une représentation de la répartition spatiale des différents arouch.

Sur ce croquis, on aperçoit la nette ségrégation entre Ouled Sbaa et sédentaires. On peut voir que les Frechiche, également étrangers, résident à la périphérie nord-est du village ; les autres étrangers, aux maisons peu nombreuses, sont dispersés dans l'ensemble du village. Les lignages noirs se regroupent, mais au milieu des maisons blanches.

Pour être complet resterait à parler d'un groupe d'étrangers intégraux constitué par les saisonniers : au moment de notre enquête par maison (printemps 1976), on nous signale un campement (7 « abris » faits de toiles de plastique et d'herbes sèches) totalement à l'écart du village, au-delà de la palmeraie, en direction du Chott. Il s'agissait de membres de la tribu des Ouled Tlili, originaires de Feriana (à la frontière algérienne au nord-ouest de Gafsa), chassés de chez eux par une sécheresse et qui alors échangeaient leurs services (les hommes dans la palmeraie, les femmes par le troc de poteries — qu'elles fabriquaient — contre leur équivalent en contenance de dattes). Ils prétendaient n'être jamais encore venus dans la région, ni eux, ni quiconque de leur tribu (ni avoir jamais nomadisé avant la sécheresse). Leur seule richesse était constituée des huit chameaux qu'on pouvait apercevoir consommant la végétation salée des bords du Chott. En novembre 1980, nous avons rencontré d'autres saisonniers qui sont eux traditionnels au Nefzaoua, les Frechiche (Kasserine, Sidi-Bouzid) : de nombreuses femmes pouvaient être aperçues en haillons, pieds nus et lourdement chargées de leur butin, sillonnant seules ou avec un petit âne les rues des villages. Mais le nombre de saisonniers va diminuant d'année en année. De plus en plus souvent, il semble que ce soient les femmes qui persistent dans ce semi-nomadisme sous la conduite d'anciens, tandis que les hommes d'âge mûr émigrent, le plus souvent clandestinement, vers la Libye (P.-R. Baduel, 1982).

5. Structure de remploi et mutations sociétales L'enquête par maison a permis également de déterminer la structure de l'emploi

{tableau 3).

Un groupe, toujours le même, domine la catégorie des propriétaires exploitants : les Bouraoui, suivi de loin par les Chorfa. Quelques étrangers (un Mgarha, deux Bouabdallah) figurent parmi eux, mais les Bouabdallah sont des voisins du même imada, et les Mgarha forment une branche d'une tribu dispersée très peu importante au Nefzaoua et d'antique provenance tripolitaine.

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UNE O

ASIS CON

TINEN

TALE DU

SUD TU

NISIEN

159

!

! • v.

O

41

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Tableau n° 3

ACTIV

ITÉ ET

APPARTENANCE L

IGNAGÈRE (1976)

(unité : individu)

Lignages Autochtones ou A

ssimilés

Blancs Noirs

Étrangers TOTAL

Activité

Bouraoui Chorfa Allous Borgouth

Azaiez

Autres

Belghir Gharbi

Jaedi Frechiche A

utres Blancs

Propriétaires

Pasteurs

Kham

mès

Journaliers

Comm

erçants

Fopctionnaires

Divers

Émigrés

Sans travail

TOTAL

%

10 1 4 1 3 2

11 2

34

25,5

4 1 1 7

13 '

9,7

1 1 4 6

4,5

1 1 1 4 7

5,2

1 1 3 5

3,7

1 8 2 1 2 6

20

15

3 1 1 4 2

11

8,2

2 2 3 9

6,7

1 1 6 8 6

1 1 2 2 4

10

7,5

3 4 1 2

10

7,5

21 4

17

15 6 6 6

54 4

133

15,7 3

12,7

11,2

4,5

4,5

4,5

40,6 3

100

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UNE OASIS CONTINENTALE DU SUD TUNISIEN 161

Face à la catégorie des propriétaires-exploitants apparaît celle des métayers dont le nombre ( 1 7) est presque aussi important que celui des propriétaires-exploitants (2 1 ). Si aux métayers on joint les journaliers (15) — qui, compte tenu d'une offre très fluctuante, sont souvent sectoriellement polyvalents — nous constatons qu'il y a certainement plus d'actifs agricoles non propriétaires que propriétaires. Cette situation est d'autant plus compréhensible que nombreux sont les émigrés propriétaires microfundiaires qui, du fait de leur absence, ne pouvant cultiver eux-mêmes leur(s) jardins(s), ont recours à une main-d'œuvre extra-familiale, soit traditionnelle (Khammès) soit salariée (journaliers). On remarque que la main-d'œuvre agricole traditionnelle est fournie pour la quasi-totalité par des Blancs de lignages en extinction (8/17) et les Noirs (5/ 17).

Aucun lignage autochtone, assimilé ou étranger, blanc ou noir, sédentaire ou semi- nomade, n'échappe au phénomène d'émigration (essentiellement vers la France, quelques- uns vers la Libye, parfois celle-ci après celle-là). Si l'émigration affecte bien Yarch Bouraoui, puisqu'un tiers de ses actifs est à l'étranger (et parmi ceux-ci d'ailleurs des fils de maisons riches), elle le touche cependant de façon moins considérable que les autres lignages blancs : dans le cas des fractions blanches moyennement importantes en nombre de maisons, c'est chaque fois plus de la moitié des actifs qui se trouve avoir dû émigrer à l'étranger, la chose est même importante pour les Chorfa puisque 7 des 1 3 actifs du lignage se trouvent à l'étranger. On remarquera également que, s'agissant des lignages blancs résiduels, le nombre d'émigrés est inférieur au nombre de Khammès, situation qui s'interprète ici non pas par la plus grande opulence des familles (comme globalement pris pour les Bouraoui), mais au contraire par une plus grande pauvreté. Dans les lignages noirs aussi le nombre d'émigrés est relativement faible — sauf pour les Jaedi, mais dans ce cas, 3 des 6 émigrés proviennent d'une seule famille (le père et 2 fils) — . C'est également ici, mais aussi chez les Bouraoui, preuve de l'hétérogénéité économique de ce lignage, qu'on rencontrait des « sans travail » au moment de l'enquête. Tout ceci confirme que ce n'est pas nécessairement dans les groupes les plus pauvres qu'on trouve le plus d'émigrés, car pour émigrer, il faut au départ quelques moyens dont les peu fortunés ne disposent pas et qu'ils ne peuvent obtenir qu'en gageant, par exemple, des terres qu'ils n'ont pas. Par ailleurs, et c'est là un effet important de l'émigration, le départ pour l'étranger de propriétaires microfundiaires qui n'arrivaient pas à vivre de leur(s) parcelle(s) crée sur place un marché du travail auquel les plus démunis s'empressent de répondre, en attendant parfois leur tour pour émigrer, ou à défaut, de partir en ville à la recherche d'un hypothétique travail.

Cependant, le tableau n° 3 présente l'inconvénient d'une vision statique de la situation de l'emploi. Certains individus déclarent une activité alors qu'ils en exercent plusieurs. Mais c'est surtout la catégorie des émigrés qui mérite qu'on la perçoive de façon dynamique. Car les émigrés ne sont pas absents d'une façon continue, les émigrés mariés notamment rentrent au village plusieurs mois par an, et participent alors presque toujours à la production locale (comme fellahs, maçons, chauffeurs de camionnettes dont ils sont parfois propriétaires...). L'arrêt de l'émigration et la crise économique en Europe réduit cependant désormais la durée du temps de congé.

Il est certain que le départ temporaire mais massif d'hommes d'âge actif modifie profondément la situation locale de l'emploi et l'organisation sociale du travail : même les familles aisées se voient aujourd'hui contraintes à mettre leurs propres enfants au travail de

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la terre faute de main-d'œuvre, comme hier, abondante et bon marché. Et il arrive que, parmi ces fils, il en est qui, fuyant cette espèce de déchéance qui consiste à se mettre au travail comme de simples khammès, partent en émigration avec les fils de ces derniers, qui de leur côté ont trouvé dans le travail à l'étranger le moyen d'échapper à leur condamnation à une condition locale miséreuse et méprisée.

D'une crise de la main-d'œuvre qu'ouvre l'émigration (et qui aggrave considérablement les effets de l'exode rural, qui, antérieurement à l'émigration vers l'Europe, avait surtout touché les Noirs), on passe à une crise de société, puisque les hiérarchies sociales traditionnelles sont bouleversées (voir P.-R. Baduel, 1981), et à une crise domestique, parce qu'à la faveur de l'émigration le tissu grand-familial commence souvent à craquer. A titre d'exemple nous exposerons deux cas :

Premier cas : II s'agit d'une grande famille dont le père est la vivante illustration du pater-familias antique. Celui-ci a eu quatre femmes : la première est morte lors du premier accouchement, la seconde lui a donné deux filles ; la troisième huit enfants, dont trois garçons et trois filles ont survécu ; et la quatrième — qui a l'âge de la fille aînée (elle-même mariée à un homme polygame) — encore huit enfants dont deux garçons et trois filles ont survécu. Riche propriétaire, il dirige d'une main de fer ses fils. Le cadet, ne supportant plus une autorité jugée anachronique, est parti en émigration. Et scandale parmi les scandales, il a cessé d'envoyer ses économies au père, mais directement à sa femme restée au village. Résultat: le père a muré la porte qui reliait leurs maisons mitoyennes, et la rupture apparaissait au moment de l'enquête définitivement consommée. Quant aux fils restants, ils ne pouvaient faire autrement que de supporter — mais assez mal — la férule paternelle.

Deuxième cas: X est émigré en France depuis 6 ans (1976). Il appartient à Y arch dominant, il est lui-même propriétaire, mais de trois petites parcelles, dont une très peu productive. Sa femme reste au village avec leurs cinq enfants. Le frère aîné qui commandait toute la grande famille est mort. Survit un autre frère plus âgé. Mais l'émigration a été l'occasion (à moins qu'elle n'en fut, la chose ne fut pas très nette, la conséquence...) d'une semi-rupture, qui fut parfaite à l'annonce de fiançailles qui ne respectaient pas la tradition du mariage avec la cousine parallèle. X ne peut plus attendre d'entraide de la part de son frère ni au niveau de l'exploitation ni au niveau de la surveillance de sa famille en son absence...

6. Aperçu sur la structure foncière Mais si ainsi on peut apercevoir une crise domestique et plus généralement de société,

cela ne peut être sans rapports avec les caractères propres de l'infrastructure sur laquelle celle-ci s'était construite dans le passé, à savoir avant tout ici, pour les sédentaires, sur l'assise foncière. Or quelle est cette assise foncière ?

Un premier et simple aperçu peut être donné par le rapport entre population et superficie cultivable. Afin de mieux cerner le cas de Gleâa, on peut établir la comparaison avec les oasis limitrophes (tableau n° 4).

Ainsi la population de Gléâa se trouve tout à fait dans la moyenne du point de vue de la disponibilité en terres par personne : 0, 10 hectare, ce qui, est-il besoin de le dire, est très . faible, et ce d'autant plus que, par suite de problèmes de main-d'œuvre et de disponibilités en eau, ce chiffre est en fait bien supérieur à la réalité.

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Tableau n° 4

DISPONIBILITÉ EN TERRES IRRIGABLES PAR HABITANT DANS LE GROUPE DE SOUK EL AHAD (1975)

Oasis

GLEAA

MENSCHIA - Ouled Touati - Ezzira -Ziret Louhichi Total

A/ Nombre d'habitants

762

(1780) - (295) (773) 2848

B/ Superficie (ha)

80

(95) (46) (58) (65) 264

B/A

0,10

nno

BOUABDALLAH 2469 243 0,09

Si nous nous reportons au Plan parcellaire de l'oasis (carte n° I), nous constatons que la palmeraie est morcelée en 268 jardins, lesquels sont de dimension très variable comme en témoigne le tableau n°5.

Tableau n° 5

STRUCTURE PARCELLAIRE DE L'OASIS (1975)

Taille (ha) 0.09 0, 1 à 0,49 0,5 à 0,99 1 à 1,99 2à3 Total

Nombre de parcelles

%

74

27,6

149

55,5

28

10,4

16

5,9

1

0,003

268

100

On voit que 83 % des jardins sont d'une taille inférieure à un demi-hectare. La dimension des jardins n'est pas, au regard des techniques culturales, un problème, vu que les instruments aratoires (8) restent traditionnels, en particulier pas de mécanisation (les tracteurs — achetés principalement grâce aux économies des émigrés — servent surtout au transport, notamment de pierres et de matériaux de construction, ainsi qu'au labour sur les terres pseudo-collectives du Chareb et du Segui (9). Par contre la dispersion des parcelles pour une même exploitation n'est pas sans inconvénients quant à l'irrigation : les seguia (canaux) étant en terre, la distance des parcelles au forage est un facteur important de la mise en valeur, car plus la parcelle est éloignée du forage, plus les déperditions par infiltration sont importantes (A.-F. Baduel, 1977).

A combien de propriétaires correspondent ces 268 parcelles ? Il n'est pas possible en l'état actuel de le dire, car le rôle de l'A.I.C. comporte souvent la seule mention « Héritiers X » ou « Y et consorts ». Une enquête de terrain faite sur une autre oasis, à Béchima (à

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Carte N° I : Parcellaire de l'oasis de G

léâa (1975)

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UNE OASIS CONTINENTALE DU SUD TUNISIEN 165

proximité d'El Hamma de Gabès), a montré la difficulté de pareille entreprise, lorsque se superposent en indivision plusieurs générations d'héritiers et des deux sexes depuis l'origine du titre de propriété (10). Par contre, ce qu'on peut affirmer, c'est que sur les 268 parcelles de l'oasis de Gléâa, 104 (soit 38,8 %) étaient en 1975 « déclarées » possédées à titre individuel par un seul ayant-droit... Quant au nombre d'ayants droits par parcelle indivise il va de 2 à plusieurs dizaines...

Voici quelques cas qui permettent d'illustrer sommairement la structure de la propriété oasienne de Gléâa :

Premier cas : Ce propriétaire détient 34 des 268 parcelles de la palmeraie, soit 1 3 % des jardins. Mais ces jardins ne sont pas tous sa propriété exclusive : sur 34 parcelles, 9 sont possédées à titre indivis. Sur ces 9 cas d'indivision, 2 sont déclarées possédées en commun avec des frères, 2 autres jardins sont possédés avec un même ayant-droit, dans tous les autres cas on a affaire à des ayants droit différents par parcelle. Nous avons là l'illustration d'une propriété socialement diffuse, sorte de société par actions, qui permet à un même individu d'étendre considérablement son réseau d'influences sociales, qu'élargit encore le réseau de clientèle des Khammès et des Cheriks ( 1 1), ce propriétaire employant 5 khammès pour la mise en valeur de son exploitation.

Qu'en est-il de la structure spatiale de cette propriété ?

Tableau n° 6

STRUCTURE SPATIALE D'UNE "GRANDE" PROPRIÉTÉ OASIENNE

Superficie Propriété Propriété Total (ha) individuelle indivise

«0,09 12 3 15

0,10 à 0,49 12 4 16

0,50 à 0,99 1 2 3

»1 1 - 1

Comme on voit, la taille des parcelles est très variable. L'exploitation est composée pour près de la moitié de parcelles de moins de 0, 10 ha. La carte n° 2 établie sur la base du dépouillement de l'A.I.C. permet de se faire une idée de la dispersion de l'exploitation de ce « riche » oasien. On peut noter que les anciens bassins de collecte des eaux de foggara se trouvaient à proximité des parcelles 4 d'une part, et 29-30 d'autre part, et que le nouveau forage a été effectué à côté de la parcelle 1 3, soit, à peu de chose près, là où aboutissait dans le passé la grande seguia qui traversait le village : pour l'essentiel, les parcelles de cette exploitation se trouvent situées sur les hautes terres de l'oasis, soit sur la partie la mieux drainée évitant de la sorte une trop forte salure des sols, nécessitant de ce fait un moindre lessivage, d'où une meilleure rentabilisation de l'eau, obtenue également par la relative proximité de la source d'irrigation (moindres pertes par infiltration). Ainsi, ce propriétaire détient une forte part foncière de l'oasis mais encore située dans d'excellentes conditions de culture.

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166 A.-F. BADUEL ET P.-R. BADUEL

Carte n° 2

Exemple de morcellement d'exploitation et de domination foncière

propriété A

N° Parcelle I 2 3 4 5 6 7 8 9

Si ha 0 0 0 0 0 0 0 0 0

jrface a 29 47 49 10 29 05 04 08 22

ca - 50 - 50 - - -

Légende carte n° 2 Mode de propriété N" Parcelle Individuel Indivis

18 • 19 • 20

• 21 • 22 • 23 • 24

• 25 • 26

ha 0 0 0 0 0 0 0 0 0

Surface a ca

15 - 04 • 25 • 06 ■ 23 70 • 53 5 01 04

0

Mode de propriété Individuel Indivis

07 - 05 50 26 50

Deuxième cas : Nous avons affaire à un héritage indivis composé de 7 parcelles : une de moins de 0, 1 ha, quatre entre 0, 1 et 0,49 ha et deux entre 0,50 et 1 ha. Dans six cas, la propriété est en indivision entre héritiers d'une même famille ; dans un seul cas, pour un jardin de 0,28 ha, des héritiers d'une autre famille ont une part de droits. Au total, la superficie possédée en indivision est de 2,07 ha. La plus grande parcelle fait 0,84 ha, la plus petite 0,04 ha. Les sept parcelles sont dispersées, mais à l'exception d'une seule qui se trouve en partie basse, toutes sont situées en partie moyenne du territoire oasien, donc dans une situation de culture plutôt favorable.

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UNE OASIS CONTINENTALE DU SUD TUNISIEN 167

Troisième cas : Ce propriétaire possède une seule parcelle de 0,29 ha mais en indivision avec des héritiers d'une autre famille qui elle-même possède deux autres parcelles, l'une (de 0,45 ha) pour elle exclusivement, l'autre (de 0,3 ha) en indivision avec deux autres ayants-droit...

Nous pourrions de la sorte multiplier les études de cas, mais le puzzle foncier oasien est tel qu'il faudrait des trésors de patience «juridique » pour savoir ce qui revient à chacun dans les cas d'indivision. Resterait également à étudier la quote-part de chaque propriétaire indivis dans les charges et les revenus de la terre.

7. Conclusion sur Gléâa Telle est donc cette oasis nefzaouane avec sa hiérarchie sociale contestée et ses

problèmes de mise en valeur. Les mutations que ne va pas manquer d'inférer l'urbanisation de Souk-el-Ahad, ajoutées à celles qu'apporte l'émigration ne seront pas sans déstructurer encore plus cette communauté, et rapprocher davantage d'elle les sollicitations nouvelles, en particulier pour les jeunes et les femmes. Nous sommes devant le cas d'une communauté dont le devenir est littéralement en suspens entre un passé qui n'est pas mort et un avenir dont peut dire qu'il est pour le moins mal défini.

8. Du devenir oasien : Du commerce transsaharien à l'effet frontière A partir de la situation de Gléaa, on peut faire deux remarques : a) Les A.I.C. ont d'énormes difficultés de fonctionnement liées au problème du

recouvrement des cotisations (A.-F. Baduel, 1977): mais comment pourrait-il en être autrement dès lors que sur une même parcelle le nombre d'ayants-droit — donc de cotisants théoriques — est si important ? Il est vrai que la logique actuelle du système de gestion de l'eau va substituer à terme un Office des Périmètres Irrrigués aux A.I.C. et que l'eau sera désormais payée avant consommation (ce qui posera d'autres problèmes) ; ainsi au terme du remboursement des prêts consentis aux A.I.C, celles-ci devraient disparaître. En attendant, l'Office vendra l'eau aux A.I.C. qui répartiront les charges en fonction de la quote-part foncière inscrite sur le rôle de l'A.I.C

b) La diffusion sociale du système de propriété entre de nombreux ayants-droit avec le réseau de solidarité que cela peut créer, comme en a été l'illustration le cas n° 1, permet de comprendre sur quelle résistance sociale tombera toute réforme agraire en milieu oasien ( 1 2). De plus, envisager la question du devenir des oasis en termes de réforme agraire serait travailler sur un espace oasien déjà bien trop exigu pour la population existante, le bénéfice économique de l'opération étant disproportionné avec son coût social.

Si l'État refuse, après le recul que fut l'abandon de la politique coopérativiste (1969), de faire à nouveau appel à une forme de contrainte pour faire repartir l'économie oasienne, quelle solution pourra-t-il adopter qui ait l'agrément nécessaire des communautés locales dont la croissance démographique continue ne peut qu'inquiéter ? Sans doute peut-il agir sur certains facteurs de production comme l'eau et en faire un levier indirect de transformation de l'économie oasienne ( 1 3). « Coloniser le Sahara » est incontestablement une solution que l'existence d'eaux profondes (nappe du Continental Intercalaire, à plus de 1 000 m) en quantité considérable autorise : la mise en valeur actuelle des périmètres d'Ibn Chabbat (environ 1 000 ha) près de Tozeur et de Rejeb Maatoug (environ 200 ha) au sud du Chott El

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168 A.-F. BADUEL ET P.-R. BADUEL

Djerid est l'illustration de cette nouvelle politique. Mais suffira-t-elle à décomprimer les oasis existantes, compte tenu que la norme de viabilité des exploitations créées est de 2 ha minimum par exploitant ?

Il faut, enfin, au terme de cette étude noter que le système oasien traditionnel n'était pas un système viable en soi : l'oasis existait à l'intérieur d'un monde nomade à la fois hostile et complémentaire, et était située sur la route des échanges transsahariens ; tel était bien le cas des oasis du Nefzaoua (14) et du Djerid, mais également des oasis littorales, terminus d'un commerce transsaharien nord-sud mais également est-ouest (15). L'établissement des frontières à l'époque des colonisations a transformé Djerid et Nefzaoua de lieu de passage en cul-de-sac. Aujourd'hui, l'impératif de « sauvegarde » des oasis n'est certainement plus lié prioritairement à un but économique, mais il répond à un triple objectif: maintien du patrimoine écologique national (16), lutte contre l'exode rural, occupation de l'espace frontalier ( 1 7). L'important effort consenti par le gouvernement, dans ces zones des héritées, est donc, pour une bonne part, de caractère politique, et c'est cette volonté qui reste aujourd'hui la meilleure chance de survie économique et sociale du Sud.

NOTES

(l)Cet article est une version remaniée d'une communication initialement présentée à la Conférence E.N.I.-I.A.P.E. sur les structures sociales des Oasis sous la direction du Professeur John Davis, Castelgandolfo, Italie, 7-11 décembre 1981.

(2) Sans oublier les oasis maritimes de Djerba (notamment Guellala et Adjim). (3) Unité administrative intermédiaire entre le gouvernorat et la commune ou imada (secteur administratif). (4) Uimada de Menschia est très vaste et comporte aussi dans sa dépendance, outre la petite oasis de Steftimi

au nord-est du Kebili, des terres «collectives» très importantes dans le Chareb et le Segui où vivent quelques populations dispersées.

(5) Phénomène que décrit pour d'autres zones sahariennes J. Bisson, 1984. (6) L'A.I C. regroupe l'ensemble des irrigants. Sur les A I C, voir A.-F. Baduel (1 977) et A.-F. Baduel et

P.-R. Baduel (1980) (7) En décembre 1976, un dinar valait 1 1,53 FF ou 2,320 dollars. (8) Les mêmes que ceux que décrit pour les oasis littorales A. Bechraoui (1980), pp 134-135. (9) Ce qui ne va pas sans problème, car les labours profonds que le tracteur permet favorisent la désertifica

tion. (10) Étude à paraître ultérieurement. (11) Dans ce cas, une parcelle est possédée précisément avec un associé (chenk). Le chenkat est une « variante

du Khamessat classique » (A. Bechraoui) : la condition de chenk est plus favorable que celle de Khammès, car non seulement il perçoit une meilleure rétribution en nature (environ 1/3 de la production) mais encore il n'est pas astreint comme le Khammès à l'accomplissement de tâches domestiques.

(12) Ce qui fut entrepris dans l'oasis voisine de Tom bar à l'époque coopérativiste des années 60. Résultat : une émigration massive vers l'Europe des hommes d'âge actif.

( 1 3) Le renchérissement du coût de l'eau nécessite la substitution de cultures de rente (datte deglat-nour) aux cultures d'autosubsistance (datte commune).

(14) Nous avons rencontré lors de nos enquêtes des personnes de Gléâa qui commerçaient alors, mais clandestinement, avec le Souf algérien.

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UNE OASIS CONTINENTALE DU SUD TUNISIEN 169

( 1 5) Sur ce commerce, on peut lire, pour la Tunisie, A. Martel ( 1 96 1 ) et plus généralement M. Abitbol ( 1 98 1 ), P. Pascon (1980) et J.-L. Miège (1982).

(16) Exploitable dans le cadre d'un tourisme saharien sur lequel on mise fort... ( 1 7) « Le Sud-Tunisien possède de longues frontières malaisées à surveiller, surtout que les risques de

"contamination" ne sont pas virtuels. Des considérations de prestige et de souveraineté, face aux deux voisins apparemment pourvus de moyens, exigent que les populations de cette région soient acquises constamment à la politique nationale. L'intégration économique de cette région a donc une dimension politique certaine» (M. Seklani, 1 976). Certains événements récents (janvier 1 980) ont donné raison à cet auteur (voir P.-R Baduel, 1 982).

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