Une mémoire sans abandon, de D. Doebbels

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UNE MÉMOIRE SANS ABANDON Daniel Dobbels Editions Hazan | Lignes 1987/1 - n° 1 pages 112 à 124 ISSN 0988-5226 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes0-1987-1-page-112.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Dobbels Daniel,« Une mémoire sans abandon », Lignes, 1987/1 n° 1, p. 112-124. DOI : 10.3917/lignes0.001.0112 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Hazan. © Editions Hazan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.250.14.88 - 20/03/2015 06h50. © Editions Hazan Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.250.14.88 - 20/03/2015 06h50. © Editions Hazan

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  • UNE MMOIRE SANS ABANDON

    Daniel Dobbels

    Editions Hazan | Lignes

    1987/1 - n 1pages 112 124

    ISSN 0988-5226

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-lignes0-1987-1-page-112.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Dobbels Daniel, Une mmoire sans abandon , Lignes, 1987/1 n 1, p. 112-124. DOI : 10.3917/lignes0.001.0112--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • DANIEL DOBBELS

    UNE MMOIRE SANS ABANDON

    Accessible, proche et non perdue, restait, au milieu de tout ce qu'il avait fallu p~re, cette seule chose : la langue. Elle, la langue, re8tait non perdue, oui, en dpit de tout. Mais il lui fallut alors passer par ses propres absences de rponse, passer par un terrible mutisme, passer par les mille paisses tnbres d'une parole meurtrire. .. Elle est passe sans se donner de mots pour ce qui avait eu lieu. Mais elle passa par ce lieu de l'Evnement. Passa et put nouveau revenir au jour, enrichie de tout cela ... (Paul Celan, Discours de Brme)

    que la langue, la langue allemande, la ntre aussi, puisse revenir au jour enrichie de tout cela , et comme annele l'impens qui suffoque - qu'elle ait le pouvoir d'enregister les chos et les cris et les aplats les plus sourds ... qu'elle sache filtrer et dtourer les sons, les piaillements les plus murs, ne peut s'imaginer (mais alors la conscience est au plus bas, toute proche du sublime) qu' une condition: qu'elle ignore l'abandon.

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  • la langue ne pourrait (impuissance sans fond) abandonner les corps. Elle ne pourrait se rsoudre (et l serait, indiscernable, l'agrafe de son terrible mutisme) les tuer une seconde fois.

    langue - il faudrait tenter de s'approcher de ce point que la nuit suppose, au-del de toute intimit, ou de tout effarement - qui, peine cendre, peine racle, se gaine d'un autre savoir : la graisse fond, la chair se parchemine, les os brlent, le corps n'a pas renatre. la langue s'enrichit-elle de cela? y trouve-t-elle, encore, au-del des fins, son bien? et si oui, comment en tmoigner ? comment, dans l'extrme solitude de la langue, entendre ce oui que l'on n'a su- encore de soi-mme- se murmurer?

    dans le film de Oaude Lanzmann, Shoah, l'un des tmoins dcrit ceci qui dsespre toute vision : les corps au fond des fosses : des tranches plates qui s'effritaient dans les mains. est-ce un reste? ein singbarer Rest? l'caill ou la pellicule, tasse dans les poches mortes de la langue, que l'on pourrait chanter ?

    Celan, Derrida aprs Celan ; Robert Antelme, Sarah Kofman aprs Robert Antelme ; Andr Schwartz-Bart, Francine Kaufmann aprs Schwartz-Bart ... entre ces noms un oui circule, jamais port hors de son temps, mais venant aux issues. filtrant l'immanence. n'oubliant rien de la brutalit du jour. oui, quelque chose se rassemble ici, sur un corpus innombrable et tass sous un seul silence : l'air et la terre en une unique poigne.

    poigne qu'une agonie ne peut ni serrer ni desserrer, encore moins resserrer, au sens impudent d'une mise au point, d'une vision enfin claire et juste, dcoupe comme un plan non granul dans l'clat maudit de la brutalit du jour nazi.

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  • cette poigne lustre nos appuis de pense, lime nos lucidits, mais n'entame jamais l'intensit d'un tmoignage (cette parole du tmoin prise en otage entre l'aphasie et le bonheur de librer des mots peine forms mais sans ge, models seulement sur mon souffle, comme aura pu l'crire Robert Antelme, quelques mois aprs son retour de Dachau).

    ces mots qui se modlent sur le souffle et bronchent jusque dans les rles des agonisants, n'abandonnent aucun corps mais ne le ferrent jamais, comment nous serait-il possible de les entendre... d'en retenir les blocs durcis de mmoire ... d'en figurer le geste et la blessure sans brler en nous non seulement nos pouvoirs de penser mais aussi, cruellement, notre dfaut de pense (l'indtermination initiale qui spare de la bte et de l'ange) ? le lac de cendres de Shoah n'est pas terrestre.

    ni l'agonisant ni le survivant ne pourront tendre la main vers cette ligne lacunaire de la langue, plus mince encore, plus distante encore que ce trait de crayon de Kafka auquel celui qui va se noyer peut se raccrocher, prolongeant ainsi sa noyade jusqu'au jour qui suivra le jour du Jugement dernier. la nuit, la promiscuit, les poux, la suffocation, la diarrhe, la soif, les corps mauves, les os pointant dans des dos dcharns, la paupire qui ne baisse plus... coupe court, comme un il renvers, une conscience dfaite, l'entr'aide. Robert Antelme a su nous dire et nous rvler comment la langue avait le pouvoir de couvrir la fin, de la dborder et de la harceler, alors mme qu'elle a suspendu ses ensorcellements, ses ponctions imaginaires, ses reprsentations sans recours. Le Corse a les yeux vitreux. Quelqu'un verse de l'eau dans sa bouche sche qui reste ouverte. Je suis allong. Je ne bouge pas; le rle m'arrive, touff, c'est une des rumeurs du wagon. Pendant que le

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  • Corse agonisait, j'ai dormi. Quand je me suis rveill, il tait thort. Ort a mis une couverture sur lui, et on l'a tendu prs de la porte. Hier il embtait des types propos de sa place ; on le traitait de vieux con, et, comme il tait sourd, on le lui criait trs fort. Quand un type est prs de mourir, il devient difficile et geignant, et on l'engueule. Quand il a reu sa borde d'injures, il meurt (L'Espce humaine, p. 185)

    il nous faudrait (serait-ce l'une de nos tches?) entendre ces bordes d'injures, cette coule des corps dans une langue rompue, dmise, maltraite mais cherchant rendre la mort sourde - comme s'il avait fallu, dans les camps o l'extermination n'tait pas immdiate, ce qui tait le cas de Robert Antelme, mais dont l'enjeu tait la dshumartisation (impensable projet nazi pour qui l'corch est encore une figure trop noue), accabler et remuer cette expiration qui efface le scandale. l'injure est un signe (ou un tat des corps dans la langue) susceptible, comme une force vaine et criante, de s'inverser ; la langue, qui dit oui tout, et hallucine les ngativits, enregistre cette inversion comme l'on enregistre une dchirure sonore laquelle l'espace resterait sourd. la langue non perdue , cotie sur ses franges, indemne dans sa farce, gche et donne, dans un mme temps, la chance pour une victime de contre-faire ou de contrer la passivit qu'elle maintient intacte entre ses passes - comme une laisse, inne ... cette langue qui ne se perd pas (et demeure intraductible), se sauve; elle n'abandonne rien - ni la mmoire ni l'oubli, ni l'aube ni l'insomnie n'auraient le pouvoir de l'preindre ... - mais ne secourt personne. elle n'a jamais faire silence - espace non fray de l'effroi? comment dlier cette langue?

    Ils l'ont ensuite dshabill. Pendant un quart

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  • d'heure, Fritz a dirig un jet d'eau glace sur le cur de Flix. Fritz le traitait de Bandit, Schwein Franzose. De temps en temps, il cartait le jet, et le politzei y allait coups de pieds dans les tibias. Puis Fritz recommenait avec le jet. Flix ne bougeait pas, mais il gueulait: Vous l'avez dans le cul, salauds, enculs ! Alors le politzei relayait Fritz grands coups de poing dans la figure et dans les ctes. Flix ne pouvait pas frapper. Il ne voulait pas tre pendu. Il gueulait Bandes de vaches 1 Assassins ! Je vous emmerde, nom de Dieu, je vous emmerde ! . Il hurlait. Contre les jets et les coups, il n'avait que le gnie de sa langue. Bande de salauds, vous serez baiss ! Flix draguait tout ce qu'il savait d'injures ; toutes les combinaisons de mots pour fabriquer l'injure la plus lourde, pour rpondre au jet d'eau, il les tentait. Il ne pouvait rsister qu'en injuriant. Fritz et le lagerpolitzei aussi gueulaient (L'Espce humaine, p. 192).

    rsister. rsister par l'injure, dans l'idiome d'une injure maternelle, inne, perdue. le jet d'eau glac sur le cur vise atteindre cette douleur sans nom o un corps, affol par la battue d'un cur dtraqu, . chuterait - si le soutien de sa langue, langue elle-mme meurtrie et non virginale, ne l'immunisait, un temps, quelques heures, d'interminables heures de svices et de tortures, contre une totale inarticulation. Du non-crit, durci en langue, libre un ciel (Celan).

    Le passage de la nuit au jour est ais, il n'y a pas de trace d'effort dans le ciel (Antelme, p. 46). dans les camps de concentration d'oppression lente, o seul le temps (travail, faim et mort) doit liminer tout trait d'humanit chez le dtenu, et prouver que l'espce peut tre dtruite, le moindre rle, un cri, une injure, une pause clandestine, un alentissement

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  • des gestes, pisser ou dormir, sont, aux yeux de Robert Antelme, des limites que la brlure nazie ne peut franchir. rsistances humbles et insignes, que la conscience articule, comme l'on chauffe un muscle froid, gel, ou mme mort. seuil dans la veine du corps qui ne drouille pas, liminal, inaperu, que le nazi ne contrle pas absolument parce que, lui-mme, n'est qu'un homme que le systme, la rationalit du systme ne relayait pas tout instant. le nazi dort, et pendant le sommeil du nazi, les dtenus ne travaillent pas. la nuit, on ne peut rien demander aux dtenus, puisque il est impossible de les surveiller. non que la nuit soit un refuge: les poux harclent et peuvent avoir raison de la rsistance de l'homme qui se gratte jusqu' en perdre ses dernires forces. mais mme cette souffrance chappe la surveillance. Pour les SS et pour les kapos, il y aura chaque matin un manque crier de la nuit, qu'ils devront rattraper. et seule la monte nette du jour permettra de voir que les dtenus ne font rien, rvlant ainsi le scandale : On attend que la lumire fasse le scandale . brutalit. du jour, o l'tre allemand (tre Allemand, c'est tre clair, disait Hitler) trouve, avec une logique inimaginable, son accomplissement : celui d'une humanit qui a perdu son ombre - ou cherche, radicalement, l'anantir. non seulement la nantiser, mais la blanchir, comme une page glorieuse qui devait rester non crite, comme l'affirmait Himmler.

    le temps a manqu aux nazis. blanchir n'est pas innocenter, encore moins reconnatre une faute et l'excuser. il n'y a pas attendre de repentir, de remords, ou de dsir d'expiation a posteriori de la part d'un nazi. l'tranget qu'il cherchait tait par trop d'une toute autre nature, quelque chose approchant ce cristal neuf d'Edgar Jung( dem neuen Kristall eines jungen Konservatismus , cit par Faye

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  • in Langages Totalitaires, p. 742). la seule souffrance dont il puisse toujours tre l'objet, c'est de n'avoir pas dispos des moyens techniques et technologiques suffisants pour que ce cristal - Celan dans un pome intitul A la pointe acre, cherchera effracter le mouvement sans retour de cette implacable extraction : Es liegen die Erze bloss, die Kristalle (les couches de minerai sont mises nu, cristaux) - ne taille directement dans les yeux et les visages de l'ennemi. ne plus avoir le voir, ne plus devoir lire quelque chose du visage ancien dans la prsence d'un dtenu, nier celui-l et obliger celui-ci le nier son tour, c'est prcisment faire d'une double ngation, un cristal, blanc, sans valeur ni lumire, nombr mais collectif et anonyme, ne refltant rien ... d'o, explique Robert Antelme, cette sorte de seconde faim qui nous poussait tous chercher nous retrouver par le sortilge du miroir .

    pas de miroir, pas de miroitement, d'clat, de reflet l dans l'absolue clart de l'tre allemand nazi, suivant une loi littralement vampiriste, et rompant ainsi dfinitivement avec Weimar et l'inquitude expressionniste, le rien seul fait retour vers soi -et il n'altre pas, n'est pas peru, ne jette aucune ombre, aucun feu. si le nazisme est un absolu dans l'Histoire, c'est en ce sens, toujours ractualisable: mme si les moyens lui ont fait dfaut, ds son initiale, dans ce champ de forces et d'noncs aimants et oscillants, transversal mais acr comme une pointe d'acier, la mission ~e par Hitler, savoir la conservation des lments raciaux originaires , son Etat vlkische (Faye, Langages totalitaires, p. 465) suppose un tat stable, terminal, o l'aube est grise et glace, comme elle apparat et se lve dans certains films de Leni Riefenstahl. la schize s'y lit ciel ouvert, au centre d'un stade sans tain, o les corps sont prsents titre de correctifs. Molle, chair

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  • blanche, le corps sans organes du nazi se vide en pleine lumire et cde, sans vomir, sans chier de peur, sans se liqufier, ses maigres pouvoirs antrieurs au sombre prcurseur qui sait (comment douter de cette puissance? comment la ronger de l'intrieur, comme une taupe ?) blanchir la mort et la pourriture. l'me... relle lame d'acier... lisse et sans dclin ... succdan auquel s'accroche cet homme dchiquet dont parlait Gottfried Benn, et qui appelait de ses vux une pure forme, un monde des relations nettes comme la roue dente ; des engrenages de forces lisses ; des surfaces trempes et polies ; rien, mais de l'mail dessus (Gottfred Benn, Double Vie, p. 37)

    ici, la langue, le traitement de la langue n'hsite plus; le langage n'oscille plus: entre le pote-chirurgien et l'Oiseau-migrateur Himmler la nappe est tendue sous laquelle toute double vie est impossible, tout dernier cri (Benn utilise cette expression) touff, le besoin brutal d'unifier la pense, un besoin de dfinition plus cruel que la faim et plus bouleversant que l'amour, se retournant contre ce qu'on appelle le propre moi.... unit sans miroir, incassable donc, pure expression sans trace que le mourir ne fissure plus. ce qu'il y a d'insigne dans un corps, le pouvoir qu'il a de ne rien marquer et d'effacer, dans la plus lmentaire et inhumaine proximit, toute marque de sa prsence dans l'espace - sans rien creuser... trouve ici se dfausser. l'insensibilit premire, puissance que le corps s'assigne de ne rien dramatiser... que le dtenu Robert Antelme lit et dcrypte, capte et rinscrit clandestinement en la dtourant, la dtachant, la taillant dans la ngation mme, sera porte sa plus dangereuse et dfinitive formulation dans le discours de Posen de Himmler : la plupart d'entre vous savent ce que cela veut dire cent ou cinq cents ou mille cadavres aligns.

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  • A voir vu cela et tre rests corrects exception faite de quelques faiblesses humaines voil qui nous a forg une me d'acier. Voil qui constitue une page glorieuse de notre histoire, une page qui n'a jamais t crite et ne devra jamais l'tre. Il faut absolument que nous en parlions bien sincrement, et pourtant nous n'en parlerons jamais publiquement.

    discours et moment redoutables : cette page glorieuse n'aura jamais t crite et ne devra jamais l'tre ... l'me d'acier du SS entend une fois pour toutes cette loi qui s'nonce schement et presque clandes-tinement et ne peut, paradoxalement, tre efface ; ce qui n'aura jamais t crit et ne devra jamais l'tre devient, aussi, ineffaable. Hors temps et hors mmoire, elle laque ce qui, en elle, est immonde et le soustrait au monde... blanchiment avant l'heure, avant l'heure de tout jugement : ft-il celui du tribunal des nations, ou encore celui du Jugement 'dernier.

    ne peut-on craindre que cet ineffacement, passant sous l'horreur, sous les fins, restant inapparent comme un frayage onglant les corps parfaitement sains, violemment indolores, ne dsole et n'affecte d'un impossible non-lieu toute parole de tmoignage (pourtant et essentiellement, dans une mesure qui ne se mesure pas, notre seul recours), menaant de l'invalider doublement, rcusant en elle toute souf-france, tout dommage, toute survivance ? sur quoi, en effet, et en de des faux et des dngations qu'ils avancent, les historiens rvisionnistes pourraient appuyer leurs thses ? sinon sur un il ne faut pas que cela soit , que Robert Antelme a immdia-tement dcel sous la forme d'un il ne faut pas que tu sois .

    l'effroyable parole d'effacement himmlrienne ne risque-t-elle pas d'effacer une autre parole d'effacement, plurielle, d'une faiblesse sans failles, ouverte, comme

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  • une blessure de la pense, par une douleur plus vive que vivante , immmoriale, passe, mais qui ne passera jamais, immense et unique douleur (cf. Roger La porte, Maurice Blanchot, l'ancien, l' e.ffrl!Jablement ancien p. 20-27). '

    Le rgne de l'homme, agissant ou signifiant, ne cesse pas. Les SS ne peuvent pas muter notre espce. Ils sont eux-mmes enferms dans la mme espce et dans la mme histoire. Ii ne faut pas que tu sois : une machine norme a t monte sur cette drisoire volont de con. Ils ont brl des hommes et il y a des tonnes de cendres, ils peuvent peser par tonnes cette matire neutre. Ii ne faut pas que tu sois, mais ils ne peuvent pas dcider, la place de celui qui sera cendre tout l'heure, qu'il n'est pas. Ils doivent tenir compte de nous tant que nous vivons, et il dpend encore de nous, de notre acharnement tre, qu'au moment o ils viendront de nous faire mourir ils aient la certitude d'avoir t entirement vols. Ils ne peuvent pas non plus enrayer l'histoire qui doit faire plus fcondes ces cendres sches que le gras squelette du lagerfhrer (L'Espce humaine, p. 79)

    les SS sont enferms dans la mme espce et dans la mme histoire ? voici, certainement, la seule tche, infinie, qu'il nous faut tenir, avec le sentiment d'une extrme et incessante prcarit car, si un livre comme L'Espce humaine, si chaque tmoignage d'un dport, si un film comme Shoah, si la mmoire est aussi une force de retour et de lucidit, marquent tous (et chaque fois) l'irrductibilit, l'indestructible de l'espce humaine, il n'est pas sftr que nous ayons encore les moyens de qualifier, de rprer, de dtourer le cas d'espce nazi.

    c'est pourtant l, comme au creux de notre propre indcision, la . racine mme de notre pouvoir de

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  • discernement, que la conscience perceptive de Robert Antelme nous ouvre des accs imprvisibles. Robert Antelme voit moins le SS qu'il ne le peroit, et cela comme personne, au sens d'Ulysse comme dirait Hubert Damisch, comme l'anonyme enfoui dans le monde et qui n'y a pas encore trac son sillage. Personne comme imperception, vidence de non-possession ... (L'Origine de la perspective, p. 46). cette puissance insigne de perception qui discerne sans prendre possession, saisit les diffrences l o elles devraient s'annuler et donrier lieu, au pire, une matire neutre, tonnes de cendres fcondables ... fait traits. elle rvle, du plus loin au plus prs, le trait incontournable, tremblant d'indcision, de peur, frapp de coups et d'appels l'ordre secs comme des coups de schlague, mais toujours reconstitu (de rien, de presque rien, d'une extrme diminution des forces ... ) - et d'une unit indfectible. ce trait - peine une marque dans l'espace, peine une densit de geste, peine une liaison de temps, - nanmoins ne cesse de se dcliner, non comme l'on dclinerait une identit, mais un verbe dont le corps serait infinitif.

    on ne peut que chercher, sous les effets d'une dtention historique et dans l'angoisse d;une absence de recours que le droit et la justice ne peuvent entirement conjurer, ce qui recourbe et crochte sur un pan de mmoire la forte d'un corps qu'aucune terreur n'est en mesure de diminuer plus: Il [le bourreau] peut tuer un homme, mais il ne peut le changer en autre chose .

    force qu'il nous reste et qu'il nous faut non seulement penser mais traduire, qu'il nous faut, pas pas, dans les prolongements inesprs d'une lucidit qui autorise un ami dire de Robert Antelme qu'il tmoigne pour chaque tmoin , - sans qu'un seul instant sa parole ne substitue, d'aucune manire, aux

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  • paroles d'autrui - qu'il nous faut donc, notre tour, noncer, non pas redire ou rpter, mais traduit:e, dans notre langue, suivant des critures elles-rp.met> plurielles et fragiles comme un cho qui ne meurt pas.

    une chance trange s'entrevoit, qui passe dans les fissures du mourir, et que la solitude n'touffe

    p~. elle se joue sur cette diffrence que marque l'imperceptible, sur cette infime impossibilit de nantiser l'homme, sur ces dtentes prcaires aussi pures qu'un oubli, o le dtenu trouve le pouvoir d'interrompre une surveillance sans ge - avec la force d'un pome, intime et nu, pome rpondant du corps, inscrit comme une eau plate mais d'une infime douceur (pouvantablement suspendue au temps qui manque), peine rafrachissante mais infiniment transparente ...

    est-ce elle qu'il fallait faire chuter? que la volont nazie cherchait exciser, rouler, craser comme un ultime dpt, une bqule aux nerfs coups... une flaque, une ombre verte qui se nettoie ... se lave ...

    J'ai pris un grand panier et j'ai commenc ramasser les dchets de durai qui tranaient par terre ... cette tche devait rassurer les civils parce que je ne cessais pas d'tre courb et que je ramassais les dchets. Puisque je n'tais pas ce dtenu extraordinaire, tourneur ou mcanicien, j'tais le dtenu dchet qui avec ses pieds avance, avec ses mains ramasse les dchets. Concidence parfaite de la tche et de l'homme; cette harmonie les rassurait, c'tait sr ... Ils ne savaient pas qu'en ramassant les dchets au hasard, courb, parfaitement ignor, il atrivait qu'on soit heureux, comme en pissant. (p. 73-74).

    la langue peut-elle sortir enrichie de tout cela? la peur - peur de trahir, peur d'avoir encore trop

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  • de forces, peur d'abuser... - est intacte. nous cherchons dans une nuit qu'ils ont su et pu traverser, et leur lucidit, leur tmoignage n'ont de cesse de se porter cette puissance sans nom que pourrait tre notre attention: et il faut, en outre, qu' partir de cette attention au malheur sans laquelle tout rapport retombe dans la nuit, il faut qu'intervienne une autre possibilit, c'est--dire qu'un Moi, en-dehors de moi, non seulement prenne conscience du malheur comme ma place, mais le prenne en charge en y reconnaissant une injustice commise contre tous, c'est--dire y trouve le point de dpart d'une revendication commune (Blanchot, L'Entretien infini, p. 197). c'est ici, rellement, qu'une difficult inlassable demande tre dite et maintenue entire. Robert Antelme la soulve - sans pourtant qu'elle n'ait avoir force de loi, elle est tout simplement autre, absolument autre et ne pourrait tre compromise sans que la blessure ne soit irrparable: Un soupon pse toujours ici sur l'homme qui est encore fort ... TI ne nous dfend pas avec nos moyens, mais avec la force de muscles dont personne ici ne dispose. Et cet homme sans doute utile, efficace, ne nous apparat pas comme des ntres

    un jour, peut-tre, la langue pourra s'enrichir de cette force de la faiblesse qui sait entendre dans le Gedicht, cette fissure trs fine du Genicht - que le corps sent en lui comme sa veine ...

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